autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

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© Thomas Anderson, 2020 Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur le sens du spéculatif chez Hegel Mémoire Thomas Anderson Maîtrise en philosophie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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copy Thomas Anderson 2020

Autoreacuteflexiviteacute du concept et de lecirctre recherches sur le sens du speacuteculatif chez Hegel

Meacutemoire

Thomas Anderson

Maicirctrise en philosophie - avec meacutemoire

Maicirctre egraves arts (MA)

Queacutebec Canada

Autoreacuteflexiviteacute du concept et de lrsquoecirctre Recherches sur le sens du speacuteculatif chez Hegel

Meacutemoire

Thomas Anderson

Sous la direction de

Marie-Andreacutee Ricard directrice de recherche

ii

Reacutesumeacute

Lrsquoobjectif de ce meacutemoire est de reacutepondre agrave la question Pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Notre recherche interroge la maniegravere dont la

philosophie doit envisager son propre discours afin drsquoassurer sa scientificiteacute et de prouver ainsi

la neacutecessiteacute de son contenu Nous expliquons drsquoabord que la philosophie ne peut rendre compte

de sa leacutegitimiteacute que par un effort pour deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee et mettre en

lumiegravere la vie du concept dans son identification dynamique agrave lrsquoecirctre Hegel nomme

laquo speacuteculation raquo cette connaissance de lrsquoidentiteacute du concept et de lrsquoecirctre le savoir le plus concret agrave

ses yeux Nous deacutefendons que la speacuteculation permet drsquoappreacutehender lrsquoadeacutequation interne de la

penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus suspendue agrave un ecirctre

hors de soi elle devient un mouvement de libre deacutetermination Nous soutenons par ailleurs que

le savoir speacuteculatif ne serait pas possible sans la laquo meacutethode raquo dialectique qui accompagne la

progression de la penseacutee Loin de se surajouter exteacuterieurement agrave son objet la laquo meacutethode raquo

dialectique est le cheminement de la chose mecircme Le discours exprime ce cheminement par des

propositions particuliegraveres que nous examinons en dernier lieu les propositions speacuteculatives

iii

Table des matiegraveres

Reacutesumeacute ii

Table des matiegraveres iii

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel iv

Remerciements v

Introduction 1

Chapitre premier - La question du mode drsquoexposition du savoir la science speacuteculative contre les

conceptions abstraites de lrsquoabsolu 11

11 ndash Lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du savoir conceptuel13

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat 13

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros 19

113 ndash Le savoir dans la forme du concept 23

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute 28

12 ndash La critique de la proposition fondamentale (Grundsatz) 31

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz 33

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen37

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini 39

13 ndash Lrsquoexteacuterioriteacute de la deacutemonstration matheacutematique 43

Chapitre deux - Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode dialectique 50

21 ndash Lrsquohistoire de la dialectique selon Hegel 51

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne 51

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure 58

22 ndash Le cheminement du concept et sa tripartition 63

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός63

222 ndash Les trois moments du λέγειν 67

Chapitre trois - Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le discours 77

31 ndash La penseacutee libre et le langage rapport de deacutetermination 77

32 ndash Preacutedication et speacuteculation le Sujet dans la proposition speacuteculative 84

Conclusion 97

Bibliographie 107

iv

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel1

DZ Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopeacutedie des sciences philosophiques La Science de la Logique (1830)

ESP II Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de la Nature (1830)

ESP III Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de lrsquoEsprit (1830)

FS Foi et savoir

LHP Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie

PhD Principes de la philosophie du droit

PhE Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit

SL I Science de la Logique LrsquoEcirctre (1812)

SL I (1832) Science de la Logique LrsquoEcirctre (1832)

SL II Science de la Logique Doctrine de lrsquoEssence (1813)

SL III Science de la Logique La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiqueacutees en notes de bas de page selon la regravegle suivante apregraves lrsquoabreacuteviation suivra 1) le numeacutero du tome (srsquoil y a lieu) 2) le numeacutero du paragraphe (srsquoil y a lieu) 3) la lettre laquo Z raquo si la citation provient drsquoune addition de Hegel 4) le numeacutero de la page de la traduction en franccedilais 5) le numeacutero de la page du texte allemand Ainsi par exemple lrsquoindication suivante ESP I sect 80 Z 510 [169] signifie que la citation en question provient de lrsquoaddition au sect 80 de la laquo Science de la Logique raquo de lrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques (1830) agrave la page 510 de la traduction franccedilaise qui correspond agrave la page 169 de lrsquoeacutedition allemande dans les Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

v

Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

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dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

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Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

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unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

15

tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

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moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

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Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

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au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

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richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

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ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

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sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

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exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

26

recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

27

meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

29

la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

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Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

31

preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

32

laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

33

est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

34

opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

35

un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

36

lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

37

simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

39

diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

40

trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

43

parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

44

par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

45

ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

46

qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

47

enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

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philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

50

Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

51

dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

52

philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

53

interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

54

Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

55

Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

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une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

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lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

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purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

75

caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

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tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

86

vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

87

plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

88

(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

89

La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

90

substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

93

caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

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deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

107

Bibliographie

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ndash Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 2 laquo La Philosophie grecque raquo trad P Garniron Paris Vrin 1971

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ndash Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie Tome 7 laquo La Philosophie moderne raquo trad P Garniron Paris Vrin 1991

ndash Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1947

ndash Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J-P Lefebvre Paris Flammarion 2012

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ndash Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

108

B Autres ouvrages et articles consulteacutes

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BALDWIN Thomas laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels

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BOER Karin laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 75-97

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ndash Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010

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PLANTY-BONJOUR Guy Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993

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VIAU Marcel laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses

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VIEILLARD-BARON Jean-Louis laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 385-419

ndash Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979

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Wittmann David laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 139-160

ZARADER Marlegravene Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016

  • 111048595 --M - ANDERSON Thomas
  • 35800
Page 2: Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

Autoreacuteflexiviteacute du concept et de lrsquoecirctre Recherches sur le sens du speacuteculatif chez Hegel

Meacutemoire

Thomas Anderson

Sous la direction de

Marie-Andreacutee Ricard directrice de recherche

ii

Reacutesumeacute

Lrsquoobjectif de ce meacutemoire est de reacutepondre agrave la question Pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Notre recherche interroge la maniegravere dont la

philosophie doit envisager son propre discours afin drsquoassurer sa scientificiteacute et de prouver ainsi

la neacutecessiteacute de son contenu Nous expliquons drsquoabord que la philosophie ne peut rendre compte

de sa leacutegitimiteacute que par un effort pour deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee et mettre en

lumiegravere la vie du concept dans son identification dynamique agrave lrsquoecirctre Hegel nomme

laquo speacuteculation raquo cette connaissance de lrsquoidentiteacute du concept et de lrsquoecirctre le savoir le plus concret agrave

ses yeux Nous deacutefendons que la speacuteculation permet drsquoappreacutehender lrsquoadeacutequation interne de la

penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus suspendue agrave un ecirctre

hors de soi elle devient un mouvement de libre deacutetermination Nous soutenons par ailleurs que

le savoir speacuteculatif ne serait pas possible sans la laquo meacutethode raquo dialectique qui accompagne la

progression de la penseacutee Loin de se surajouter exteacuterieurement agrave son objet la laquo meacutethode raquo

dialectique est le cheminement de la chose mecircme Le discours exprime ce cheminement par des

propositions particuliegraveres que nous examinons en dernier lieu les propositions speacuteculatives

iii

Table des matiegraveres

Reacutesumeacute ii

Table des matiegraveres iii

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel iv

Remerciements v

Introduction 1

Chapitre premier - La question du mode drsquoexposition du savoir la science speacuteculative contre les

conceptions abstraites de lrsquoabsolu 11

11 ndash Lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du savoir conceptuel13

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat 13

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros 19

113 ndash Le savoir dans la forme du concept 23

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute 28

12 ndash La critique de la proposition fondamentale (Grundsatz) 31

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz 33

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen37

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini 39

13 ndash Lrsquoexteacuterioriteacute de la deacutemonstration matheacutematique 43

Chapitre deux - Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode dialectique 50

21 ndash Lrsquohistoire de la dialectique selon Hegel 51

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne 51

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure 58

22 ndash Le cheminement du concept et sa tripartition 63

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός63

222 ndash Les trois moments du λέγειν 67

Chapitre trois - Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le discours 77

31 ndash La penseacutee libre et le langage rapport de deacutetermination 77

32 ndash Preacutedication et speacuteculation le Sujet dans la proposition speacuteculative 84

Conclusion 97

Bibliographie 107

iv

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel1

DZ Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopeacutedie des sciences philosophiques La Science de la Logique (1830)

ESP II Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de la Nature (1830)

ESP III Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de lrsquoEsprit (1830)

FS Foi et savoir

LHP Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie

PhD Principes de la philosophie du droit

PhE Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit

SL I Science de la Logique LrsquoEcirctre (1812)

SL I (1832) Science de la Logique LrsquoEcirctre (1832)

SL II Science de la Logique Doctrine de lrsquoEssence (1813)

SL III Science de la Logique La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiqueacutees en notes de bas de page selon la regravegle suivante apregraves lrsquoabreacuteviation suivra 1) le numeacutero du tome (srsquoil y a lieu) 2) le numeacutero du paragraphe (srsquoil y a lieu) 3) la lettre laquo Z raquo si la citation provient drsquoune addition de Hegel 4) le numeacutero de la page de la traduction en franccedilais 5) le numeacutero de la page du texte allemand Ainsi par exemple lrsquoindication suivante ESP I sect 80 Z 510 [169] signifie que la citation en question provient de lrsquoaddition au sect 80 de la laquo Science de la Logique raquo de lrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques (1830) agrave la page 510 de la traduction franccedilaise qui correspond agrave la page 169 de lrsquoeacutedition allemande dans les Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

v

Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

9

dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

10

Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

13

peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

14

unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

15

tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

16

moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

17

Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

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au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

21

richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

23

ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

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sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

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exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

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recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

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meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

29

la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

30

Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

31

preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

32

laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

33

est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

34

opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

35

un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

36

lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

37

simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

39

diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

40

trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

43

parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

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par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

45

ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

46

qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

47

enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

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philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

50

Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

51

dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

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philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

53

interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

54

Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

55

Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

56

une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

58

lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

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purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

75

caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

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tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

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vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

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plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

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(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

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La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

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substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

93

caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

94

deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

95

un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

96

lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

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  • 35800
Page 3: Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

ii

Reacutesumeacute

Lrsquoobjectif de ce meacutemoire est de reacutepondre agrave la question Pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Notre recherche interroge la maniegravere dont la

philosophie doit envisager son propre discours afin drsquoassurer sa scientificiteacute et de prouver ainsi

la neacutecessiteacute de son contenu Nous expliquons drsquoabord que la philosophie ne peut rendre compte

de sa leacutegitimiteacute que par un effort pour deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee et mettre en

lumiegravere la vie du concept dans son identification dynamique agrave lrsquoecirctre Hegel nomme

laquo speacuteculation raquo cette connaissance de lrsquoidentiteacute du concept et de lrsquoecirctre le savoir le plus concret agrave

ses yeux Nous deacutefendons que la speacuteculation permet drsquoappreacutehender lrsquoadeacutequation interne de la

penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus suspendue agrave un ecirctre

hors de soi elle devient un mouvement de libre deacutetermination Nous soutenons par ailleurs que

le savoir speacuteculatif ne serait pas possible sans la laquo meacutethode raquo dialectique qui accompagne la

progression de la penseacutee Loin de se surajouter exteacuterieurement agrave son objet la laquo meacutethode raquo

dialectique est le cheminement de la chose mecircme Le discours exprime ce cheminement par des

propositions particuliegraveres que nous examinons en dernier lieu les propositions speacuteculatives

iii

Table des matiegraveres

Reacutesumeacute ii

Table des matiegraveres iii

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel iv

Remerciements v

Introduction 1

Chapitre premier - La question du mode drsquoexposition du savoir la science speacuteculative contre les

conceptions abstraites de lrsquoabsolu 11

11 ndash Lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du savoir conceptuel13

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat 13

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros 19

113 ndash Le savoir dans la forme du concept 23

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute 28

12 ndash La critique de la proposition fondamentale (Grundsatz) 31

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz 33

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen37

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini 39

13 ndash Lrsquoexteacuterioriteacute de la deacutemonstration matheacutematique 43

Chapitre deux - Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode dialectique 50

21 ndash Lrsquohistoire de la dialectique selon Hegel 51

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne 51

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure 58

22 ndash Le cheminement du concept et sa tripartition 63

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός63

222 ndash Les trois moments du λέγειν 67

Chapitre trois - Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le discours 77

31 ndash La penseacutee libre et le langage rapport de deacutetermination 77

32 ndash Preacutedication et speacuteculation le Sujet dans la proposition speacuteculative 84

Conclusion 97

Bibliographie 107

iv

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel1

DZ Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopeacutedie des sciences philosophiques La Science de la Logique (1830)

ESP II Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de la Nature (1830)

ESP III Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de lrsquoEsprit (1830)

FS Foi et savoir

LHP Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie

PhD Principes de la philosophie du droit

PhE Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit

SL I Science de la Logique LrsquoEcirctre (1812)

SL I (1832) Science de la Logique LrsquoEcirctre (1832)

SL II Science de la Logique Doctrine de lrsquoEssence (1813)

SL III Science de la Logique La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiqueacutees en notes de bas de page selon la regravegle suivante apregraves lrsquoabreacuteviation suivra 1) le numeacutero du tome (srsquoil y a lieu) 2) le numeacutero du paragraphe (srsquoil y a lieu) 3) la lettre laquo Z raquo si la citation provient drsquoune addition de Hegel 4) le numeacutero de la page de la traduction en franccedilais 5) le numeacutero de la page du texte allemand Ainsi par exemple lrsquoindication suivante ESP I sect 80 Z 510 [169] signifie que la citation en question provient de lrsquoaddition au sect 80 de la laquo Science de la Logique raquo de lrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques (1830) agrave la page 510 de la traduction franccedilaise qui correspond agrave la page 169 de lrsquoeacutedition allemande dans les Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

v

Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

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dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

10

Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

13

peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

14

unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

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tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

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moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

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Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

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au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

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richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

23

ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

24

sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

25

exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

26

recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

27

meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

29

la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

30

Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

31

preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

32

laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

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est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

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opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

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un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

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lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

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simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

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diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

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trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

43

parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

44

par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

45

ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

46

qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

47

enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

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philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

50

Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

51

dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

52

philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

53

interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

54

Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

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Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

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une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

58

lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

59

purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

75

caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

84

tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

86

vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

87

plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

88

(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

89

La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

90

substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

93

caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

94

deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

95

un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

96

lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

107

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Page 4: Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

iii

Table des matiegraveres

Reacutesumeacute ii

Table des matiegraveres iii

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel iv

Remerciements v

Introduction 1

Chapitre premier - La question du mode drsquoexposition du savoir la science speacuteculative contre les

conceptions abstraites de lrsquoabsolu 11

11 ndash Lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du savoir conceptuel13

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat 13

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros 19

113 ndash Le savoir dans la forme du concept 23

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute 28

12 ndash La critique de la proposition fondamentale (Grundsatz) 31

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz 33

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen37

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini 39

13 ndash Lrsquoexteacuterioriteacute de la deacutemonstration matheacutematique 43

Chapitre deux - Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode dialectique 50

21 ndash Lrsquohistoire de la dialectique selon Hegel 51

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne 51

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure 58

22 ndash Le cheminement du concept et sa tripartition 63

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός63

222 ndash Les trois moments du λέγειν 67

Chapitre trois - Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le discours 77

31 ndash La penseacutee libre et le langage rapport de deacutetermination 77

32 ndash Preacutedication et speacuteculation le Sujet dans la proposition speacuteculative 84

Conclusion 97

Bibliographie 107

iv

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel1

DZ Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopeacutedie des sciences philosophiques La Science de la Logique (1830)

ESP II Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de la Nature (1830)

ESP III Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de lrsquoEsprit (1830)

FS Foi et savoir

LHP Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie

PhD Principes de la philosophie du droit

PhE Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit

SL I Science de la Logique LrsquoEcirctre (1812)

SL I (1832) Science de la Logique LrsquoEcirctre (1832)

SL II Science de la Logique Doctrine de lrsquoEssence (1813)

SL III Science de la Logique La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiqueacutees en notes de bas de page selon la regravegle suivante apregraves lrsquoabreacuteviation suivra 1) le numeacutero du tome (srsquoil y a lieu) 2) le numeacutero du paragraphe (srsquoil y a lieu) 3) la lettre laquo Z raquo si la citation provient drsquoune addition de Hegel 4) le numeacutero de la page de la traduction en franccedilais 5) le numeacutero de la page du texte allemand Ainsi par exemple lrsquoindication suivante ESP I sect 80 Z 510 [169] signifie que la citation en question provient de lrsquoaddition au sect 80 de la laquo Science de la Logique raquo de lrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques (1830) agrave la page 510 de la traduction franccedilaise qui correspond agrave la page 169 de lrsquoeacutedition allemande dans les Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

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Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

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dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

10

Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

13

peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

14

unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

15

tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

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moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

17

Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

18

au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

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richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

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ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

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sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

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exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

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recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

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meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

29

la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

30

Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

31

preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

32

laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

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est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

34

opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

35

un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

36

lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

37

simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

39

diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

40

trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

43

parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

44

par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

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ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

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qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

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enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

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philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

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Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

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dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

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philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

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interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

54

Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

55

Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

56

une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

58

lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

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purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

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caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

84

tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

86

vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

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plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

88

(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

89

La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

90

substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

93

caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

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deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

107

Bibliographie

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  • 111048595 --M - ANDERSON Thomas
  • 35800
Page 5: Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

iv

Abreacuteviations des ouvrages de Hegel1

DZ Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et Schelling

ESP I Encyclopeacutedie des sciences philosophiques La Science de la Logique (1830)

ESP II Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de la Nature (1830)

ESP III Encyclopeacutedie des sciences philosophiques Philosophie de lrsquoEsprit (1830)

FS Foi et savoir

LHP Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie

PhD Principes de la philosophie du droit

PhE Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit

SL I Science de la Logique LrsquoEcirctre (1812)

SL I (1832) Science de la Logique LrsquoEcirctre (1832)

SL II Science de la Logique Doctrine de lrsquoEssence (1813)

SL III Science de la Logique La Logique subjective ou Doctrine du concept (1816)

1 Toutes les citations des ouvrages de Hegel seront indiqueacutees en notes de bas de page selon la regravegle suivante apregraves lrsquoabreacuteviation suivra 1) le numeacutero du tome (srsquoil y a lieu) 2) le numeacutero du paragraphe (srsquoil y a lieu) 3) la lettre laquo Z raquo si la citation provient drsquoune addition de Hegel 4) le numeacutero de la page de la traduction en franccedilais 5) le numeacutero de la page du texte allemand Ainsi par exemple lrsquoindication suivante ESP I sect 80 Z 510 [169] signifie que la citation en question provient de lrsquoaddition au sect 80 de la laquo Science de la Logique raquo de lrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques (1830) agrave la page 510 de la traduction franccedilaise qui correspond agrave la page 169 de lrsquoeacutedition allemande dans les Werke in zwanzig Baumlnden hrsg von E Moldenhauer und K M Michel Frankfurt Suhrkamp 1969-1971

v

Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

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dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

10

Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

13

peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

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unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

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tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

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moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

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Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

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au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

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richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

23

ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

24

sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

25

exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

26

recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

27

meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

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la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

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Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

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preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

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laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

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est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

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opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

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un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

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lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

37

simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

39

diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

40

trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

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parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

44

par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

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ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

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qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

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enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

49

philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

50

Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

51

dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

52

philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

53

interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

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Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

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Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

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une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

58

lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

59

purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

75

caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

84

tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

86

vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

87

plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

88

(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

89

La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

90

substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

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caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

94

deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

95

un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

96

lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

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Page 6: Autoréflexivité du concept et de l'être : recherches sur

v

Remerciements

Ce meacutemoire a beacuteneacuteficieacute de bourses drsquoexcellence du CRSH et du FRQSC Je remercie les

deux organismes de leur soutien Jrsquoaimerais eacutegalement remercier ma directrice Marie-Andreacutee

Ricard pour sa geacuteneacuterositeacute depuis deacutejagrave plusieurs anneacutees sans sa disponibiliteacute et ses remarques

attentives la reacutedaction de ce meacutemoire aurait eacuteteacute bien plus difficile Merci aussi agrave Jean-Christophe

et Alexandre pour la communauteacute philosophique laquo agrave distance raquo

Enfin je remercie avec affection ma compagne Aureacutelie pour son appui toujours rassurant

1

Introduction

Dans une remarque de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) Hegel suggegravere de

comprendre la diffeacuterence entre la philosophie ancienne et la philosophie moderne en lrsquoarticulant

scheacutematiquement autour de la tacircche que chacune drsquoelles srsquoest proposeacute ou devra doreacutenavant se

proposer de remplir laquo La nature des eacutetudes dans lrsquoAntiquiteacute raquo avance-t-il laquo les distingue de celles

de lrsquoeacutepoque moderne en ce qursquoelles eacutetaient au sens propre le faccedilonnement inteacutegral (die eigentliche

Durchbildung) de la conscience naturelle1 raquo La Bildung propre au monde antique ou plus

simplement la formation qui convenait anciennement agrave lrsquoindividu le processus par lequel la

conscience que Hegel nomme ici laquo naturelle raquo se cultivait en entrant en contact avec la

philosophie eacutequivalait agrave une autoeacuteleacutevation progressive agrave lrsquouniversaliteacute2 La conscience naturelle

antique en philosophant non seulement laquo sur tout ce qui arrivait raquo mais eacutegalement en faisant

lrsquoexpeacuterience drsquoelle-mecircme dans toutes les sphegraveres de son existence (Dasein) en laquo srsquoessayant raquo agrave

chacune de celles-ci parvenait ultimement agrave se former elle-mecircme Se former signifiait faire naicirctre

et agir en soi lrsquouniversaliteacute et du mecircme coup devenir soi-mecircme un ecirctre rationnel3 Hegel envisage

ici la Bildung antique sous le modegravele de la paideia (eacuteducation) laquelle srsquoeffectue par la purification

(ἠ κάθαρσις) de lrsquoacircme attacheacutee immeacutediatement au sensible Ce modegravele est notamment preacutesenteacute

dans le Sophiste et surtout dans le Theacuteeacutetegravete agrave travers la reacutefutation de la premiegravere deacutefinition de

lrsquoeacutepisteacutemegrave οὐκ ἄλλο τί ἐστιν ἐπιστήμη ἢ αἴσθησις (la science nrsquoest rien drsquoautre que la sensation)4

Cette deacutemarche de purification de lrsquoacircme Hegel srsquoefforcera drsquoen marquer la dimension positive

au deacutebut de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans la figure intituleacutee laquo Certitude sensible raquo en reacuteveacutelant

1 PhE 80 [36-37] 2 On peut se reacutefeacuterer aux remarques de J Hyppolite Genegravese et structure de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel I Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1945 p 372 au sujet de la Bildung chez Hegel Voir eacutegalement M Zarader Lire Veacuteriteacute et meacutethode de Gadamer Paris Vrin 2016 p 46-49 3 PhE 80 [37] La traduction de la fin de ce passage peut donner du mal Hegel dit de la conscience naturelle qui se forme par la philosophie laquo Es erzeugte sich zu einer durch und durch betaumltigten Allgemeinheit raquo (Nous soulignons) J-P Lefebvre deacutecide de contourner la tournure reacuteflexive du verbe laquo erzeugen raquo peu usiteacutee en allemand et dont la traduction litteacuterale en franccedilais est peacuterilleuse en tranchant pour laquo [E]lle engendrait en elle-mecircme une universaliteacute rendue agissante de part en part raquo Or le laquo sich raquo suggegravere que la conscience naturelle laquo srsquoengendre raquo elle-mecircme comme universelle agrave travers ce processus philosophique crsquoest-agrave-dire qursquoen prenant lrsquouniversaliteacute comme objet de penseacutee elle srsquouniversalise elle aussi elle se reacutealise en sa forme la plus humaine On pourrait jouer en franccedilais sur le double sens possible de laquo srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute raquo qursquoon peut autant comprendre en insistant sur laquo ce vers quoi raquo la conscience philosophante se tourne comme objet exteacuterieur agrave elle qursquoen marquant le mouvement du sujet qui srsquoeacutelegraveve en srsquoidentifiant agrave lrsquouniversaliteacute 4 Platon Sophiste 230b-231b Platon Theacuteeacutetegravete 151e (Notre traduction) Notre remarque srsquoappuie sur lrsquointeacuterecirct marqueacute de Hegel pour les dialogues platoniciens dits laquo speacuteculatifs raquo Parmeacutenide le Sophiste Theacuteeacutetegravete Philegravebe On peut se rapporter sur cette question agrave H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 6-7

2

lrsquoeacuteleacutement drsquouniversaliteacute qui meacutediatise la sensation Il entraperccediloit en effet dans la philosophie

ancienne et jusque dans les dialogues platoniciens eux-mecircmes le reacutesultat positif de la

purification que le Sophiste limite pourtant agrave sa fonction neacutegative soit deacutebarrasser lrsquoacircme de

lrsquoerreur La conscience naturelle une fois purifieacutee laquo de la modaliteacute sensible immeacutediate raquo peut se

tourner librement vers lrsquouniversaliteacute en et pour elle-mecircme Lrsquoaboutissement de la purification

correspond selon la lecture heacutegeacutelienne de Platon agrave lrsquointellection des εἴδη au moyen de la

dialectique un travail par lequel la conscience devient laquo substance penseacutee et pensante raquo1

La philosophie moderne ne peut plus quant agrave elle se proposer cette tacircche de production

de lrsquouniversel agrave mecircme lrsquoecirctre-lagrave sensible (das sinnliche Dasein) la conscience moderne baigne pour

ainsi dire drsquoembleacutee dans le monde de la culture Alors que la conscience antique devait engendrer

progressivement lrsquouniversaliteacute au prix drsquoun effort de purification de soi et en philosophant sur la

diversiteacute du sensible lrsquoindividu moderne agrave lrsquoinverse laquo trouve la forme abstraite deacutejagrave toute

preacutepareacutee2 raquo Lrsquohistoire a deacutejagrave produit lrsquouniversaliteacute pour lui il ne lui reste plus qursquoagrave cueillir le

reacutesultat abstrait drsquoun travail de penseacutee auquel il nrsquoa pas eu besoin de participer Ainsi lrsquoeacutepoque

moderne pour Hegel est caracteacuteriseacutee par un certain arrachement la forme universelle srsquoest

eacuteloigneacutee voire coupeacutee de laquo la multiple diversiteacute de lrsquoexistence3 raquo qui eacutetait pourtant la condition

de son eacutemergence dans lrsquoAntiquiteacute La conseacutequence de cette abstraction est que la philosophie

ne sait plus rendre lrsquouniversaliteacute laquo agissante raquo (betaumltigt) dans la mesure ougrave celle-ci ne consiste plus

dans le reacutesultat drsquoune activiteacute drsquoun processus de penseacutee mais se voit simplement trouveacutee lagrave

comme une chose morte par lrsquoindividu Crsquoest pourquoi la tacircche de la philosophie moderne ne

consiste plus essentiellement en un travail purificatoire Elle doit doreacutenavant presque au

contraire srsquoefforcer de rendre laquo lrsquouniversel effectif raquo crsquoest-agrave-dire de laquo lui insuffler lrsquoesprit en

abolissant (durch das Aufheben) les penseacutees deacutetermineacutees solidement eacutetablies4 raquo Lrsquoenjeu est donc

moins de srsquoeacutelever agrave lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee que drsquoen fluidifier les formes autrement dit de les

actualiser (verwirklichen) pour reprendre le vocabulaire aristoteacutelicien de lrsquoἐνέργεια employeacute ici par

Hegel5 Cette fluidification implique que la penseacutee simplement subjective se reconnaisse comme

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] 3 PhE 80 [37] 4 PhE 80 [37] 5 laquo Wirklichkeit raquo est en effet le terme par lequel Hegel srsquoemploie agrave rendre en allemand le concept aristoteacutelicien

drsquoἐνέργεια (LHP 3 518 [154]) Hegel tenait drsquoailleurs pour une grande perte laquo lrsquoignorance du concept aristoteacutelicien raquo

drsquoactiviteacute pure (reine Taumltigkeit) par la philosophie moderne (LHP 3 524 [158]) Sur le rapport de Hegel agrave lrsquoἐνέργεια

3

un moment du deacuteploiement du concept en abandonnant la fixiteacute de sa position de soi

(Sichselbstsetzen) caracteacuteristique de la moderniteacute depuis le laquo Je pense raquo carteacutesien et par le fait mecircme

la fixiteacute drsquoun contenu qui lui serait distinctement opposeacute Pour Hegel les formes universelles de

la penseacutee les concepts ne sont pas des abstractions au moyen desquelles le sujet srsquoapproprie un

contenu exteacuterieur un ob-jet donneacute lagrave Pour cette raison la philosophie doit se laisser insuffler

par lrsquoesprit speacuteculatif qui infusait la forme de lrsquouniversaliteacute dans lrsquoAntiquiteacute parce que cette forme

constituait un certain achegravevement du mouvement de la penseacutee En un mot dans la penseacutee antique

la forme nrsquoeacutetait jamais deacutetacheacutee de lrsquoactiviteacute qui la faisait naicirctre et srsquouniversaliser La tacircche

fondamentale de la moderniteacute est donc de redonner agrave voir ce que la penseacutee est en veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire un mouvement vers le vrai et qui plus est pour Hegel un mouvement qui se ressaisit lui-

mecircme

Hegel juge ce deacutefi infiniment plus difficile agrave relever en partant des penseacutees deacutejagrave rigidifieacutees

et abstraites ce que sa situation historique lui impose qursquoen adoptant lrsquoecirctre-lagrave sensible pour point

de deacutepart comme les Grecs1 H-G Gadamer fait remarquer que la philosophie antique pouvait

facilement produire pour elle-mecircme cette fluiditeacute que Hegel appelle laquo speacuteculative raquo parce que sa

mobiliteacute nrsquoavait qursquoagrave srsquoincarner dans une dialectique objective crsquoest-agrave-dire une dialectique portant

sur tel ou tel eacutetant du monde de maniegravere contingente pour srsquoeacutelever progressivement agrave

lrsquouniversaliteacute2 Or la penseacutee moderne si elle veut emprunter agrave la dialectique antique lrsquoesprit

speacuteculatif qui lrsquoanimait doit au surplus satisfaire une exigence subjective Elle doit non seulement

permettre agrave lrsquoesprit de srsquoeacutelever agrave lrsquouniversaliteacute mais faire en sorte que celui-ci laquo se trouve raquo dans

cette universaliteacute devienne conscient de lui-mecircme en elle Une dialectique qui conviendrait agrave la

moderniteacute ne pourrait pas se contenter drsquoecirctre un cheminement par lequel la penseacutee comprend

lrsquoeacutetant elle devrait en plus et en derniegravere instance trouver sa justification en permettant agrave la

penseacutee de se comprendre elle-mecircme dans sa compreacutehension de lrsquoeacutetant La penseacutee dialectique

moderne doit parvenir agrave un savoir drsquoelle-mecircme ecirctre un savoir du savoir

Mecircme si la penseacutee antique et la dialectique heacutegeacutelienne ne peuvent ecirctre identifieacutees

inteacutegralement lrsquoune agrave lrsquoautre elles se recoupent toutefois en ce qursquoelles manifestent toutes deux

lrsquoeacuteleacutement speacuteculatif propre agrave la penseacutee philosophique authentique Hegel demeure donc drsquoune

chez Aristote on consultera lrsquoarticle de G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Revue de meacutetaphysique et de morale No 74 20122 p 195-223 1 PhE 80-81 [37] 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 9

4

certaine maniegravere proche de la philosophie grecque parce qursquoil fait ressortir en elle laquo that which

he sees everywhere where philosophy exists ndash speculation1 raquo On pourrait caracteacuteriser

neacutegativement la speacuteculation comme lrsquoimpossibiliteacute pour la connaissance philosophique de se

laisser reacutesumer en une thegravese crsquoest-agrave-dire arrecircter par un jugement preacutedicatif de la forme laquo x est

y raquo2 Plus positivement le terme laquo speacuteculatif raquo deacutecrit une relation unitaire entre lrsquoecirctre et sa

preacutesentation ndash que celle-ci soit langagiegravere ou conceptuelle3 En fait Hegel deacutefinit le speacuteculatif

comme une appreacutehension unitaire des deacuteterminations maintenues dans leur opposition par

lrsquoentendement au premier chef pour ce qui est de lrsquoecirctre et du savoir4 La speacuteculation culmine

ainsi dans la mise au jour de la relation inconditionneacutee entre lrsquoecirctre et la penseacutee Cette

identification procegravede de la reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme en un miroir

dont le reflet ferait apparaicirctre la chose pour lui confeacuterer en mecircme temps la pleacutenitude de son ecirctre

Dans cette perspective connaicirctre la penseacutee est la mecircme chose que connaicirctre la reacutealiteacute et

connaicirctre la reacutealiteacute est la mecircme chose que connaicirctre la penseacutee Rien ne transcende en droit cette

relation que le savoir nommeacute laquo absolu raquo permet drsquoappreacutehender

Comme nous le verrons la speacuteculation deacutesigne le cocircteacute positif de la rationaliteacute tandis

que la dialectique correspond agrave son moment neacutegatif qui nrsquoa pas encore eacuteteacute ressaisi dans sa

positiviteacute Au sens strict Hegel emploie le mot laquo dialectique raquo lorsqursquoil reacutefegravere au processus de

neacutegation immanente par lequel les deacuteterminations-du-penser passent dans leurs opposeacutees5 En

reacutealiteacute ces deux aspects de la rationaliteacute en tant qursquoils qualifient lrsquoun et lrsquoautre un cocircteacute distinct

du mecircme automouvement de la penseacutee sont inseacuteparables Crsquoest pourquoi Gadamer a raison de

faire valoir dans sa lecture de Hegel que laquo la dialectique est lrsquoexpression du speacuteculatif la

preacutesentation de ce que contient en veacuteriteacute le speacuteculatif et dans cette mesure elle est le speacuteculatif

1 Ibid p 30 2 Cela vaut eacutegalement pour la penseacutee aristoteacutelicienne selon Hegel mecircme si elle reacuteserve la dialectique agrave la sphegravere de la δόξα et du probable (Aristote Topiques dans Organon V-VI trad J Brunschwig et M Hecquet Paris Flammarion 2015 I 1 100 a 29-30 p 67) et qursquoelle srsquoemploie agrave faire ressortir la structure preacutedicative de la logique en preacutesentant les diffeacuterents modes de la preacutedication (Ibid I 4-5 101 b 17-102 b 25 p 71-75) Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 30 3 Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo dans C Deacutenat et P Wotling (dir) Les enjeux de lrsquohermeacuteneutique en Allemagne et au-delagrave Reims Eacuteditions et presses de lrsquoUniversiteacute de Reims (Eacutepure) 2018 p 210 laquo Est speacuteculatif en ce sens tout qui a son ecirctre dans sa preacutesentation comme la philosophie dans son histoire la penseacutee dans le discours le vivant dans son comportement [hellip] raquo 4 ESP I sect82 344 [176] 5 ESP I sect81 343 [172] Cf P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 37 19813 p 323-324 laquo Pour le dire drsquoun mot [hellip] le dialectique dans la totaliteacute de cette penseacutee repreacutesente le stade encore neacutegatif de la meacutediation tandis que le speacuteculatif deacutesigne lrsquointeacutegration derniegravere en forme positive des moments de cette meacutediation raquo

5

dans son effectiviteacute1 raquo Le neacutegatif est neacutecessaire pour une appreacutehension positive de la relation

unitaire de la penseacutee et de lrsquoecirctre

Ces remarques introductives offrent un aperccedilu de lrsquoaffaire qui doit de toute urgence

occuper la philosophie au tournant du XIXe siegravecle deacute-seacutedimenter les formes figeacutees de la penseacutee

afin de mettre en lumiegravere le rythme propre la vie speacuteculative du concept dans son identification

agrave lrsquoecirctre Elles nous megravenent eacutegalement au seuil du problegraveme autour duquel notre meacutemoire

srsquoarticulera La question qui nous inteacuteressera est en effet la suivante pourquoi la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative pour Hegel Reacutepondre agrave cette interrogation exigera drsquoune part de

preacuteciser le diagnostic que le philosophe eacutemet au sujet de la situation du savoir et de la culture agrave

son eacutepoque Quelles sont par exemple les raisons derriegravere lrsquoeacutechec de la moderniteacute agrave surmonter

cette perte de la vie substantielle grecque dont elle est nostalgique Nous soutiendrons que la

racine de cet eacutechec reacuteside dans une incapaciteacute agrave produire une conception pleinement speacuteculative

de lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquoecirctre et la penseacutee se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre La philosophie

moderne est ainsi demeureacutee structureacutee par une opposition entre lrsquoecirctre et son exposition dans le

savoir de mecircme qursquoentre le sujet et lrsquoob-jet reacuteduisant le premier agrave une conscience finie Lrsquoecirctre

(ou la chose) subsiste pour elle comme un immeacutediat exteacuterieur agrave la penseacutee comme un pur en soi

statique et indeacutependant du pour soi Cette dualiteacute est ruineuse pour deux raisons en particulier

1 On doute de la capaciteacute de la penseacutee agrave atteindre la chose vraie ndash la premiegravere ne pouvant au

mieux coiumlncider qursquoexteacuterieurement avec la seconde et au pire lrsquoalteacuterer en se lrsquoassimilant 2 Le

discours philosophique ne sait plus rendre compte de sa leacutegitimiteacute puisque sa veacuteriteacute est

suspendue agrave une condition qui ne lui appartient pas sur laquelle il ne peut rien dire drsquoabsolument

vrai Fluidifier le rapport de la penseacutee agrave son ob-jet et agrave la veacuteriteacute devient par conseacutequent un

impeacuteratif pour garantir agrave la philosophie la possibiliteacute de connaicirctre effectivement et

neacutecessairement crsquoest-agrave-dire de srsquoeacuteriger comme science La speacuteculation assure la coiumlncidence

interne de la penseacutee et de son contenu leur immanence La penseacutee nrsquoest degraves lors plus

conditionneacutee par un ecirctre hors de soi elle devient un mouvement de libre autodeacutetermination

Il conviendra degraves lors drsquoexpliquer de quel droit la penseacutee peut aspirer agrave se deacuteterminer

elle-mecircme Notre recherche devra ainsi eacutegalement reacutepondre agrave la question comment la philosophie

speacuteculative est-elle possible Nous ne pourrons nous pencher sur cette probleacutematique que de maniegravere

1 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode trad P Fruchon J Grondin et G Merlio Paris Seuil 1996 p 493 [472]

6

deacutetourneacutee Hegel ne manque en effet pas de preacutevenir que laquo lrsquoexamen de la connaissance ne peut

se faire autrement qursquoen connaissant1 raquo Agrave ce titre la philosophie speacuteculative ne peut asseoir sa

leacutegitimiteacute que sur la preacutesentation totale du systegraveme du savoir Il est donc impossible de deacutemontrer

sa validiteacute au moyen drsquoune seacuterie de conditions laquo objectives raquo poseacutees anteacuterieurement agrave lrsquoexamen

lui-mecircme Les nombreuses indications preacuteliminaires relatives agrave la question du mode drsquoexposition

de la science nous permettent toutefois de consideacuterer ndash quoique de maniegravere exteacuterieure ndash lrsquoactiviteacute

libre de la penseacutee qui consiste agrave creacuteer et se donner soi-mecircme son ob-jet crsquoest-agrave-dire ultimement

agrave srsquoautodeacuteterminer2

Crsquoest le cocircteacute dialectique de la penseacutee le neacutegatif qui lrsquohabite qui assure agrave celle-ci sa

progression vers et dans la science Elle eacuteclaire en partie le laquo comment raquo de la penseacutee speacuteculative

P-J Labarriegravere fait remarquer que cette dimension de la penseacutee heacutegeacutelienne est si frappante que

drsquoaucuns seraient tenteacutes de reacutesumer lrsquoessentiel de la processualiteacute scientifique par le terme

laquo dialectique raquo3 Nous soutiendrons plutocirct ndash en abondant dans le sens privileacutegieacute par lrsquointerpregravete

ndash que laquo la reacutealiteacute que recouvre ce mot occupe dans le systegraveme de Hegel une place bien deacutefinie raquo

qui gagne agrave ecirctre mise en relation avec lrsquoaspect speacuteculatif du penser4 Crsquoest ainsi en distinguant le

dialectique et le speacuteculatif que leur laquo alliance raquo se trouve ensuite le mieux clarifieacutee ce qui inteacuteresse

le plus Hegel dans la dimension neacutegative (dialectique) de lrsquoautomouvement de la penseacutee est

justement sa relation agrave un moment positif (speacuteculatif) Lrsquoun et lrsquoautre moment srsquoimpliquent

reacuteciproquement lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et du savoir resterait abstraite si elle ne

srsquoinstanciait pas dans une seacuterie de meacutediations et la dialectique serait un simple Raumlsonieren de

lrsquoergotage si on la limitait agrave sa fonction de dissolution du contenu La dialectique se rattache agrave

lrsquoinverse au concept de deacutemonstration philosophique et participe de lrsquoautomanifestation du vrai

Cette autopreacutesentation srsquoincarne dans un type de propositions bien particuliegraveres que Hegel

nomme laquo speacuteculatives raquo et dont la lecture exige une fine compreacutehension de lrsquoarticulation du

dialectique et du speacuteculatif Elles exposent la libre autodeacutetermination de la penseacutee qui srsquoidentifie

avec le sujet de la proposition crsquoest-agrave-dire ici la chose dont il est question

Dans notre premier chapitre nous avons choisi drsquointroduire la question du mode

drsquoexposition de la science en la liant au portrait de la situation du savoir que brosse Hegel en

1 ESP I sect 10 175 [54] 2 ESP I sect 17 183 [63] 3 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo Laval theacuteologique et philosophique loc cit p 323 4 Ibid

7

1807 dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Nous nous inteacuteressons agrave trois

configurations du savoir que Hegel juge deacuteficientes et contre lesquelles il fait valoir sa laquo propre raquo

conception de la philosophie comme science Le point commun de ces trois cibles est qursquoelles

seacuteparent ndash avec plus ou moins de radicaliteacute ndash la veacuteriteacute de sa preacutesentation dans le discours

philosophique Elles posent moins lrsquoabsolu comme le tout de son autopreacutesentation et partant

comme un reacutesultat que comme un immeacutediat avec lequel le discours ne peut coiumlncider

qursquoexteacuterieurement Les critiques formuleacutees par Hegel nous donnent lrsquooccasion de comprendre

les raisons pour lesquelles il considegravere que la veacuteriteacute est processuelle pourquoi pouvons-nous

deacutefinir celle-ci comme la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Que signifie dans le mecircme sens lrsquoappreacutehension du vrai comme sujet1 Ce premier chapitre

combine une approche neacutegative et une approche positive en eacutetayant les insuffisances des

diffeacuterentes configurations du savoir prises agrave partie dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie nous

tacircchons de faire eacutemerger en contrepoint et plus positivement lrsquoideacutee heacutegeacutelienne drsquoune science

speacuteculative Dans la premiegravere section lrsquoenjeu est de cerner lrsquoopposition du savoir immeacutediat et du

savoir conceptuel agrave partir de la charge que Hegel megravene contre le romantisme En refusant

lrsquoeacuteleacutement du concept et en meacuteprisant la deacutetermination le romantisme srsquoabandonne agrave une sorte

de propheacutetisme qui maintient lrsquoabsolu dans son abstraction dans sa pauvreteacute immeacutediate Lrsquoobjet

de la deuxiegraveme section du chapitre est le deacutebat engageacute par Hegel avec lrsquoideacutealisme post-kantien

et plus particuliegraverement son effort pour deacutegager le premier principe de la science Si Hegel estime

que Fichte et Schelling pavent bien la voie vers une nouvelle science speacuteculative ils nrsquoont pas

preacutesenteacute le deacuteveloppement total de celle-ci Nous montrons que cette incompleacutetude tient agrave

lrsquoimpossibiliteacute drsquoexposer le devenir de la veacuteriteacute par et dans une proposition fondamentale

(Grundsatz) Enfin dans la troisiegraveme section nous distinguons les veacuteriteacutes matheacutematiques de la

veacuteriteacute speacuteculative En argumentant que le modegravele de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique ne convient

pas agrave la philosophie Hegel srsquoattaque avant tout agrave Spinoza et agrave sa conception substantielle de

lrsquoabsolu Le deacutefaut de la preuve matheacutematique est qursquoelle demeure exteacuterieure agrave la veacuteriteacute prouveacutee

qursquoelle lui est inessentielle

Lrsquoobjectif de notre second chapitre est de cerner les raisons pour lesquelles la philosophie

speacuteculative doit srsquoexposer dialectiquement Il srsquoagit cependant tout aussi bien drsquoexaminer

1 Cf PhE 68 [23] laquo Dans ma faccedilon de voir et comprendre la question qui doit [seulement] se justifier par lrsquoexposition du systegraveme lui-mecircme tout deacutepend de ce qursquoon appreacutehende et exprime le vrai non comme substance mais tout aussi bien comme sujet raquo Nous analyserons cette citation dans la section 111 du meacutemoire

8

pourquoi la dialectique dans sa signification veacuteritable appelle pour ainsi dire neacutecessairement la

speacuteculation J-F Kerveacutegan parle agrave cette fin drsquoune laquo stricte coextensiviteacute raquo des deux notions ndash une

expression que nous pourrions reprendre si lrsquoon entend par lagrave que dialectique et speacuteculation sont

noueacutees essentiellement1 Les deux constituent les cocircteacutes distincts drsquoun mecircme mouvement

drsquoautodeacutetermination de la penseacutee Dans la premiegravere section du chapitre nous adoptons une

approche historique en commentant les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie nous reparcourons les

moments platonicien et kantien de lrsquohistoire de la dialectique pour y chercher avec Hegel

lrsquoanticipation drsquoun concept speacuteculatif de la dialectique Ces recherches permettent de discerner

les traits qui contribuent agrave la participation de la dialectique agrave la science et ceux qui nrsquoappartiennent

au contraire qursquoagrave son avatar inauthentique Dans la seconde section nous analysons

lrsquoautomouvement de la penseacutee en le deacutecomposant en ses trois cocircteacutes lrsquoentendement le

dialectique et le speacuteculatif La preacutesentation de ce troisiegraveme cocircteacute est deacuteterminante pour notre

eacutetude car elle permet de reacutecapituler sous une forme unifieacutee les diffeacuterentes caracteacuteristiques du

speacuteculatif qui auront eacuteteacute deacutegageacutees preacutealablement dans le meacutemoire Nous deacutefendons eacutegalement

lrsquoideacutee selon laquelle chaque aspect de la rationaliteacute possegravede sa leacutegitimiteacute propre bien que chacun

ne puisse recevoir sa pleine signification que dans sa relation avec les deux autres Pour eacuteviter le

malentendu qui consisterait agrave assimiler cette tripartition de la penseacutee agrave une technique ou agrave un

scheacutema preacutedeacutetermineacute que Hegel appliquerait sur le contenu nous deacutebutons cette seconde

section par une seacuterie de preacutecisions sur lrsquoideacutee heacutegeacutelienne de meacutethode La question que nous

posons est Peut-on dire que la dialectique est une meacutethode et si oui en quel sens

Notre recherche fait intervenir une nouvelle theacutematique dans son troisiegraveme et dernier

chapitre celui du lien entre la speacuteculation et le langage dans la philosophie heacutegeacutelienne La

probleacutematique qui nous occupe est la suivante comment le langage peut-il refleacuteter

lrsquoautomouvement de la penseacutee Cette question est deacuteterminante si la philosophie speacuteculative doit

rendre compte de sa propre possibiliteacute Nous lrsquoabordons en deacuteclinant le langage sous deux points

de vue nous lrsquoenvisageons en sa qualiteacute drsquoeacuteleacutement meacutedian entre lrsquoecirctre et la penseacutee ainsi qursquoagrave

travers son pouvoir drsquoeacutenonciation du concept Dans la premiegravere section du chapitre nous

eacutetudions les raisons pour lesquelles la penseacutee speacuteculative doit neacutecessairement srsquoeffectuer dans le

meacutedium langagier Nous soutenons que dans ce rapport crsquoest la penseacutee qui deacutetermine le langage

et non lrsquoinverse Loin drsquoobstruer la transparence agrave soi de la penseacutee la preacutesentation de la penseacutee

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo Archives de philosophie Tome 75 20122 p 211

9

dans le langage est une maniegravere pour la premiegravere de gagner en concreacutetude Dans la seconde

section du chapitre notre effort consiste agrave distinguer deux registres drsquoeacutenonciation soit le

jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative Nous tacircchons de comprendre pourquoi Hegel

affirme que la veacuteriteacute ne se laisse pas exprimer dans un jugement preacutedicatif empirique Les

propositions speacuteculatives eacutenoncent lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat en elles le

concept (le sujet) se diffeacuterencie de lui-mecircme pour se connaicirctre dans son autre (le preacutedicat) Ce

mouvement est le devenir de la penseacutee qui srsquoidentifie agrave son contenu

Le thegraveme du speacuteculatif englobe et traverse le systegraveme heacutegeacutelien en sa totaliteacute et en chacune

de ses parties1 il nrsquoappartient pas agrave une reacutegion particuliegravere du savoir car il concerne la science

philosophique en sa deacutefinition mecircme Hegel srsquoemploie surtout agrave ce travail de deacutefinition dans les

preacutefaces et introductions de ses ouvrages geacuteneacuteralement tregraves substantielles dans lesquelles il

deacuteplie les principales articulations du systegraveme et formule exteacuterieurement certaines laquo thegraveses raquo au

sujet de la nature de la penseacutee et de la reacutealiteacute Comme mentionneacute plus haut lrsquoinconveacutenient de

ces textes est qursquoils ne preacutesentent pas de preuves positives des ideacutees qursquoils deacuteveloppent ils nous

instruisent plutocirct sur ce qui est susceptible de valoir agrave titre de preuve philosophique aux yeux de

Hegel Toutefois dans la mesure ougrave nous ne cherchons pas agrave deacutemontrer la validiteacute drsquoune

doctrine mais agrave clarifier la compreacutehension que Hegel avait de son propre discours ces textes

nous seront drsquoune grande utiliteacute Nous mobiliserons ainsi la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit (1807) de maniegravere continue tout au long de notre eacutetude Lrsquolaquo Introduction raquo de lrsquoEncyclopeacutedie

des sciences philosophiques (1830) ainsi que le laquo Concept preacuteliminaire raquo de la laquo Science de la Logique raquo

dans lrsquoEncyclopeacutedie constitueront eacutegalement des sources importantes Nous consulterons agrave

quelques reprises certains passages speacutecifiques de lrsquoEncyclopeacutedie et de la Pheacutenomeacutenologie qui

appartiennent agrave proprement parler au deacuteveloppement systeacutematique heacutegeacutelien Pour ce qui est de

lrsquoEncyclopeacutedie nous reacutefeacutererons agrave la laquo Science de la Logique raquo et agrave la laquo Philosophie de lrsquoEsprit raquo

mais laisserons de cocircteacute la laquo Philosophie de la Nature raquo De nombreuses additions (Zusaumltze) aux

paragraphes de lrsquoEncyclopeacutedie seront mises agrave profit pour illustrer plus concregravetement certaines ideacutees

de Hegel De maniegravere geacuteneacuterale les commentateurs de lrsquoœuvre heacutegeacutelienne nrsquoheacutesitent pas agrave reacutefeacuterer

agrave ces additions Aussi nous commenterons freacutequemment lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la

1 Plus preacuteciseacutement la Pheacutenomeacutenologie expose le laquo devenir de la science en geacuteneacuteral raquo (PhE 75 [31]) alors que la Logique est la science du laquo vrai dans la forme du vrai raquo (PhE 83 [39]) La premiegravere introduit la penseacutee agrave lrsquoeacuteleacutement de la speacuteculation lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee La seconde est la preacutesentation du mouvement de libre autodeacutetermination du concept Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 211

10

Logique (1812) en plus de proposer quelques incursions dans le texte de la Logique lui-mecircme ainsi

que dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo (1832) Pour ajouter une perspective historique agrave

notre approche nous nous appuierons sur les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie avec une certaine

prudence neacuteanmoins eacutetant donneacute que leur eacutedition est eacutetablie agrave partir de notes de plusieurs

auditeurs des cours professeacutes par Hegel1 Nous jugeons qursquoelles offrent des renseignements

eacuteclairants sur la maniegravere dont Hegel envisageait la genegravese historique de son propre systegraveme

Enfin comme nous nous inteacuteressons surtout au projet scientifique heacutegeacutelien dans sa forme plus

laquo acheveacutee raquo nous ne reacutefeacutererons pas aux textes qui preacutecegravedent la parution de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit agrave une exception pregraves la Diffeacuterence entre les systegravemes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801)

Ce texte est en effet un incontournable pour comprendre certaines allusions agrave Fichte dans la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ainsi que pour se faire une ideacutee du chemin qui a conduit Hegel agrave

critiquer la conception schellingienne de la speacuteculation en 1807

1 Voir lrsquolaquo Avertissement du traducteur raquo et lrsquolaquo Avant-propos des eacutediteurs raquo au deacutebut du premier tome des LHP I 7-26

11

Chapitre premier

La question du mode drsquoexposition du savoir la science

speacuteculative contre les conceptions abstraites de lrsquoabsolu

Quel doit ecirctre le mode de preacutesentation de la connaissance Lrsquoon pourrait postuler

provisoirement que cette interrogation nous introduit au cœur mecircme de la philosophie

heacutegeacutelienne surtout si lrsquoon accepte de suivre G Lebrun pour qui la relation de Hegel agrave son lecteur

se joue essentiellement dans laquo la nature du discours philosophique1 raquo Hegel confirme le caractegravere

deacuteterminant de cette question en la mettant au deacutebut de la laquo Preacuteface raquo de sa Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit Il y deacutefend que ce serait meacuteprise de consideacuterer que la chose (Sache) qui occupe la

philosophie puisse ecirctre laquo exprimeacutee dans la fin viseacutee ou dans les reacutesultats ultimes voire le serait

dans son essence parfaite en regard de laquelle le deacuteveloppement de lrsquoexposeacute serait agrave

proprement parler lrsquoinessentiel2 raquo Contrairement agrave ce que voudrait la reacuteflexion historique la

veacuteriteacute drsquoun eacutecrit philosophique nrsquoest pas susceptible drsquoecirctre immeacutediatement cueillie en comparant

laquo les fins qursquoil vise et les reacutesultats qursquoil obtient raquo avec laquo ce que le siegravecle a par ailleurs produit dans

la mecircme sphegravere3 raquo Crsquoest pourquoi le lecteur doit se garder de retenir les diffeacuterents slogans de la

laquo Preacuteface raquo ndash laquo le vrai est le Tout raquo laquo la substance est sujet raquo etc ndash comme des thegraveses toutes faites

qui tiennent par elles-mecircmes

Hegel nous preacutevient en fait que la maniegravere habituelle dont une preacuteface preacutesente le propos

drsquoun ouvrage de philosophie laquo ne saurait ecirctre consideacutereacute[e] valablement comme la faccedilon adeacutequate

drsquoexposer la veacuteriteacute philosophique4 raquo Ainsi bien que la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie traite de la

nature du discours philosophique elle ne met pas elle-mecircme en œuvre ce discours dans sa forme

adeacutequate Loin drsquoecirctre preacuteliminaire celle-ci apporterait la preuve crsquoest-agrave-dire deacutemontrerait la

neacutecessiteacute interne du contenu dans le discours philosophique Cette neacutecessiteacute ne pourra trouver sa

pleine justification que dans son exposition acheveacutee soit au fil de la science de lrsquoexpeacuterience de la

conscience ainsi qursquoau sein du systegraveme reacutealiseacute de la science

1 G Lebrun La patience du Concept Paris Gallimard Bibliothegraveque de Philosophie 1972 p 14 2 PhE 57 [11] 3 PhE 59 [13] 4 PhE 57 [11]

12

Lrsquoideacutee maicirctresse est ici que lrsquoexposition constitue un moment essentiel de la veacuteriteacute

philosophique cette affirmation suffit agrave motiver lrsquoeffort de ce premier chapitre qui se proposera

de deacutefinir les contours de la science speacuteculative chez Hegel Est speacuteculative nous lrsquoavons noteacute

en introduction une philosophie pour laquelle lrsquoecirctre est inseacuteparable de sa preacutesentation crsquoest-agrave-

dire de son eacutenonciation Plus preacuteciseacutement la speacuteculation deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre

et la penseacutee srsquoidentifient lrsquoun et lrsquoautre lrsquoecirctre se reacutefleacutechissant dans la penseacutee et la penseacutee dans

lrsquoecirctre De ce point de vue lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans le discours philosophique peut ecirctre

comprise comme un processus ontologique celui par lequel lrsquoecirctre se veacuterifie lui-mecircme dans la

penseacutee Pour lrsquoannoncer de maniegravere preacuteliminaire comme le fait Hegel lui-mecircme nous verrons

que la speacuteculation deacutecouvre que laquo lrsquoecirctre [hellip] est sujet en veacuteriteacute1 raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil est le

mouvement de se poser lui-mecircme dans la penseacutee et de se retrouver en elle

Le texte de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit agrave deacutefaut de fournir cette exposition

de la veacuteriteacute puisqursquoil nrsquoappartient pas au systegraveme agrave proprement parler2 nous donne cependant

de preacutecieuses indications relatives au mode de preacutesentation de la science Il le fait plus

preacuteciseacutement selon L Siep en menant une charge contre les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu

et de la veacuteriteacute3 Dans ce chapitre nous tacirccherons de faire ressortir les implications contradictoires

de trois de ces modes drsquoexposition du vrai (11) le romantisme et sa tentative drsquoappreacutehender

immeacutediatement la veacuteriteacute (12) lrsquoentreprise fondationnelle conduite par lrsquoideacutealisme post-kantien

et enfin (13) la deacutemonstration du savoir philosophique calqueacutee sur le modegravele matheacutematique

dans la veine du rationalisme spinozien Hegel les critique en leur opposant une deacutefinition

speacuteculative du savoir Celle-ci est plus explicitement preacutesenteacutee dans lrsquolaquo Introduction raquo de

lrsquoEncyclopeacutedie ndash un texte sur lequel nous nous appuierons pour eacutetoffer notre lecture de la

laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie La forme speacuteculative du savoir qui correspond agrave la connaissance

scientifique est la seule par laquelle laquo le rapport drsquoexteacuterioriteacute qui paraicirct exister entre les onta et le

logos raquo est veacuteritablement surmonteacutee comme le note J-F Kerveacutegan4 En ce sens les trois autres

formes du savoir mentionneacutees ci-dessus preacutesupposent ou laissent subsister un certain rapport

drsquoexteacuterioriteacute entre lrsquoecirctre et son exposition dans le discours Hegel objecte que cette exteacuterioriteacute

1 PhE 69 [23] Cf J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 Cette remarque srsquoapplique en geacuteneacuteral agrave toutes les preacutefaces et introductions des ouvrages de Hegel elles pensent sur leur objet plutocirct que drsquoen eacutepouser lrsquoautodeacuteploiement Leur ambition est donc moins de fournir une quelconque forme de preuve que de situer les diffeacuterentes positions historiques ou preacutesentes qui ont eacuteteacute adopteacutees agrave propos de leur objet 3 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit trad D Smyth Cambridge Cambridge University Press 2014 p 55 4 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

13

peut ecirctre surmonteacutee degraves lors que le savoir est en mesure de ressaisir le reacutesultat positif des

moments contradictoires qui lrsquohabitent La deacutemonstration du savoir ne peut en effet faire

lrsquoeacuteconomie drsquoun moment neacutegatif crsquoest-agrave-dire drsquoun moment dialectique Une fois la neacutegation

dialectique envisageacutee dans sa dimension positive la penseacutee peut toutefois srsquoacheminer agrave la

speacuteculation et se deacutecouvrir comme la preacutesentation de lrsquoecirctre lui-mecircme

11 ndash LrsquoOPPOSITION DU SAVOIR IMMEacuteDIAT ET DU SAVOIR CONCEPTUEL

111 ndash La tentation romantique du savoir immeacutediat

Lrsquoopinion (Meinung) attend geacuteneacuteralement de la preacuteface drsquoun ouvrage philosophique que lrsquoauteur

y exprime son approbation ou son deacutesaccord vis-agrave-vis les diffeacuterents systegravemes que le siegravecle a

produits1 Pour elle la philosophie expose moins le savoir qursquoune simple faccedilon de voir la lecture

drsquoune preacuteface devrait ainsi suffire pour deacutechiffrer la position personnelle de lrsquoauteur ideacutealement

preacutesenteacutee en quelques lignes si celui-ci a le sens de la formule Cette attente naicirct de ce que

lrsquoopinion est incapable drsquoapercevoir la teneur positive qui reacutesulte de la contradiction des

diffeacuterents systegravemes philosophiques Elle est aveugle agrave lrsquouniversaliteacute qui sous-tend les points de

vue particuliers Toute deacuteclaration que lrsquoauteur pourrait faire est aussitocirct assimileacutee agrave une prise de

position pour ou contre une philosophie donneacutee lrsquoopinion laquo conccediloit moins eacutecrit Hegel la

diversiteacute des systegravemes philosophiques comme le deacuteveloppement progressif de la veacuteriteacute qursquoelle

ne voit dans cette diversiteacute la seule contradiction2 raquo On ne saurait donc critiquer un systegraveme sans

en mecircme temps le rejeter unilateacuteralement En somme lrsquoopinion courante nrsquoaccorde agrave la neacutegation

aucune fonction positive de meacutediation (Vermittlung) Par meacutediation il faut entendre un

comportement neacutegatif vis-agrave-vis un premier terme qui entraicircne cependant une progression vers

un second laquo de telle sorte que ce deuxiegraveme terme nrsquoest que dans la mesure ougrave lrsquoon est parvenu

agrave lui agrave partir drsquoun terme autre par rapport agrave lui3 raquo La contradiction nrsquoest donc pas ici ce qui

obstrue lrsquoaccegraves agrave la veacuteriteacute mais plutocirct le chemin qui garantit de srsquoy eacutelever

Elle nourrit ce faisant une certaine forme de dogmatisme si lrsquoon prend ce terme dans

son acception heacutegeacutelienne Est dogmatique pour Hegel toute position qui se maintient

1 Lrsquoopposition platonicienne entre la δόξα et lrsquoἐπιστήμη traverse en filigrane lrsquoouverture de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel theacutematise plus explicitement cette opposition dans ses Leccedilons sur Platon (LHP 3 432 [60]) Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) Paris Beauchesne 1979 p 249 2 PhE 58 [12] 3 ESP I sect 12 177 [56]

14

unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de

ferme vis-agrave-vis elle1 raquo Le dogmatisme de lrsquoopinion consiste donc ici agrave poser la veacuteriteacute dans un

systegraveme (ou hors de tout systegraveme) en la maintenant seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des

systegravemes qursquoelle contredit Une preacuteoccupation constante de la philosophie agrave lrsquoeacutepoque de la

reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie est la reacutealisation drsquoun systegraveme total du savoir Elle prolonge en cela

une recherche entameacutee par Kant et exposeacutee dans lrsquolaquo Architectonique de la raison pure raquo

Sous le gouvernement de la raison nos connaissances en geacuteneacuteral nrsquoont pas la possibiliteacute de constituer une rhapsodie mais doivent au contraire fonder un systegraveme au sein duquel seulement elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison Cela dit jrsquoentends par systegraveme lrsquouniteacute des diverses connaissances sous une Ideacutee Cette derniegravere est le concept rationnel de la forme drsquoun tout en tant que agrave travers ce concept la sphegravere du divers aussi bien que la position des parties les unes par rapport aux autres sont deacutetermineacutees a priori2

Le systegraveme est censeacute assurer agrave la philosophie sa scientificiteacute en organisant unitairement

et totalement la diversiteacute des connaissances J-F Kerveacutegan fait drsquoailleurs remarquer que degraves

1800 Hegel confirme dans une lettre agrave son ami Schelling poursuivre lui aussi la viseacutee drsquoune

philosophie systeacutematique laquo Dans ma formation scientifique qui a commenceacute par les besoins

les plus eacuteleacutementaires de lrsquohomme je devais neacutecessairement ecirctre pousseacute vers la science et lrsquoideacuteal

de ma jeunesse devait neacutecessairement se transformer en un systegraveme3 [hellip] raquo En 1807 il est devenu

clair pour Hegel que la conception du systegraveme partageacutee implicitement par lrsquoopinion courante

compromet la possibiliteacute de sa reacutealisation La raison de cet eacutecueil potentiel est que lrsquoopinion tient

la veacuteriteacute pour absolument exempte de contradiction Les termes dans lesquels elle envisage le

vrai et le faux sont ceux du laquo ou bien ndash ou bien raquo ou bien un systegraveme philosophique est vrai et

alors tous ceux avec lesquels il est incompatible sont sans valeur ou bien ce systegraveme est

absolument faux et il faut alors chercher la veacuteriteacute dans une nouvelle position unilateacuterale Une

conseacutequence de cette tendance au dogmatisme est donc qursquoen maintenant la diversiteacute des

systegravemes dans leur opposition rigide elle ne permet pas agrave la philosophie de srsquoachever de penser

totalement et unitairement son propre devenir Lrsquohistoire de la philosophie paraicirct ecirctre une suite

interminable drsquoassertions abruptes et de deacutesaccords qursquoaucune nouvelle position en tant qursquoelle

contredirait neacutecessairement elle aussi les preacuteceacutedentes ne serait susceptible de clore Bref cette

1 ESP I sect 32 Z 487 [99] 2 I Kant Critique de la raison pure trad A Renaut Paris Flammarion 2006 p 674 [A 832B 860] 3 G W F Hegel Correspondance I laquo Lettre agrave Schelling du 2 novembre 1800 raquo trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 60 Cf J-F Kerveacutegan Hegel et lrsquoheacutegeacutelianisme Paris PUF laquo Que sais-je raquo 2015 p 44

15

tendance dogmatique puisqursquoelle absolutise le moment neacutegatif de la contradiction interdit le

plein accomplissement de la philosophie dans un discours unifiant reacuteconciliateur Le syllogisme

suivant reacutesume lrsquoimpasse dans laquelle le dogmatisme de lrsquoopinion semble finalement devoir

entraicircner la philosophie selon Hegel

(1) Le dogmatisme pose lrsquoexclusiviteacute de la veacuteriteacute et du devenir

(2) Il absolutise la contradiction des diffeacuterents systegravemes philosophiques agrave travers leur devenir

(3) La philosophie dont lrsquoexposition correspond au deacuteploiement de systegravemes mutuellement

contradictoires est disqualifieacutee dans sa preacutetention agrave la veacuteriteacute

Les preacutemisses de cette tendance dogmatique conduisent ainsi agrave la conclusion selon

laquelle lrsquoexposition de la philosophie ne peut pas coiumlncider avec la connaissance de la veacuteriteacute En

effet degraves lors que le discours philosophique est assimileacute agrave la production drsquoune seacuterie de

contradictions irreacuteductibles il devient tentant de tout simplement renoncer agrave y chercher la veacuteriteacute

Il nrsquoest donc guegravere surprenant que plusieurs figures intellectuelles et artistiques contemporaines

de la reacutedaction de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit aient rechercheacute dans lrsquoappreacutehension immeacutediate de la

veacuteriteacute une maniegravere de contourner lrsquoimpasse de la philosophie Par laquo appreacutehension immeacutediate de

la veacuteriteacute raquo nous entendons un accegraves agrave la veacuteriteacute qui ne neacutecessiterait pas lrsquoexposition de cette

derniegravere sous la forme du concept et qui preacutetendrait donc pouvoir faire abstraction drsquoun patient

et laborieux travail drsquoeacuteleacutevation agrave la veacuteriteacute Hegel critique cette repreacutesentation de la veacuteriteacute dont la

preacutetention selon lui laquo nrsquoa drsquoeacutegale que lrsquoampleur avec laquelle elle srsquoest reacutepandue dans la

conviction du temps1 raquo J Hyppolite suggegravere que les tenants de cette conviction ndash qui ne sont

pas mentionneacutes explicitement par Hegel ndash adoptent tous le point de vue de lrsquolaquo irrationalisme

romantique raquo qui srsquoest deacuteveloppeacute notamment en reacuteaction agrave laquo lrsquointellectualisme kantien2 raquo

En mecircme temps qursquoil critique cet irrationalisme dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

Hegel srsquointerroge sur ses sources dans la Moderniteacute Le traitement de cette question srsquoinscrit en

fait dans un diagnostic plus large sur la situation historique de la philosophie qui complegravete celui

sur lrsquoopposition entre Antiquiteacute et Moderniteacute deacutecrite en introduction Rappelons qursquoagrave lrsquoeacutepoque

1 PhE 61 [15] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite Paris Aubier Eacuteditions Montaigne 1939 p 9-10 notes 9-10 Plusieurs commentateurs (dont Hyppolite) mentionnent que le texte reprend entre autres les critiques formuleacutees dans Foi et savoir (1802) agrave lrsquoendroit de Jacobi et de sa notion de savoir immeacutediat Cf R Stern Routledge philosophy guidebook to Hegel and the Phenomenology of Spirit Londres Routledge 2002 p 31 Voir aussi J Stewart laquo Hegel and Jacobi the debate about immediate knowing raquo The Heythrop Journal Vol 59 20185 p 761-769 Hyppolite ajoute eacutegalement les noms de Schiller Schleiermacher et Schelling agrave la liste des noms auxquels fait allusion le texte heacutegeacutelien

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moderne parce que la science lrsquoa deacutejagrave produite pour lui laquo lrsquoindividu trouve la forme abstraite [de

lrsquouniversaliteacute] deacutejagrave toute preacutepareacutee1 raquo comme figeacutee Lrsquounique effort qui lui est permis pour se

lrsquoapproprier correspond selon Hegel agrave laquo lrsquoimpulsion sans meacutediation de son inteacuterieur et [agrave] un

engendrement dissocieacute de lrsquouniversel2 raquo Les premiers paragraphes de la laquo Preacuteface raquo relegravevent agrave ce

sujet la conscience drsquoune misegravere dans la Moderniteacute et plus preacuteciseacutement dans la reacuteaction

romantique au kantisme la conscience drsquoune perte de la laquo substantialiteacute raquo (die Substanzialitaumlt) et

de lrsquolaquo absolu raquo Le terme laquo substantialiteacute raquo reacutefegravere agrave la laquo substance raquo notion polyseacutemique chez

Hegel Elle a selon le contexte une connotation positive ou neacutegative Elle eacutevoque selon

A Simhon laquo la substance morte statique sans mouvement (celle de Spinoza) mais deacutesigne aussi

parfois la substance vivante la vraie substantialiteacute celle qui srsquoauto-reacutealise dans un processus ougrave

elle prend vie3 raquo que Hegel rattache davantage agrave lrsquoοὐσία aristoteacutelicienne Contentons-nous de

dire avec G Geacuterard que la substantialiteacute demeure en toutes ses occurrences bien que de

maniegravere variable laquo une deacutetermination essentielle du vrai4 raquo Pour cette raison la perte ressentie

par la conscience romantique est celle drsquoun lien avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre et avec la chose mecircme (die

Sache selbst) autrefois possible dans la laquo vie substantielle raquo que lrsquoesprit antique menait

immeacutediatement laquo dans lrsquoeacuteleacutement de la penseacutee5 raquo Dans lrsquoAntiquiteacute la penseacutee en srsquoeacutelevant agrave

lrsquoessence agrave partir de lrsquoimmeacutediateteacute sensible permettait agrave lrsquoindividu de srsquouniversaliser et de devenir

laquo substance penseacutee et pensante6 raquo Voici comment Hegel reacutesume la conseacutequence de cette perte

pour la vie moderne et lrsquoexigence nouvelle que lrsquoeacutepoque dans son besoin drsquoy suppleacuteer impose agrave

la philosophie

Non seulement sa vie essentielle [celle de lrsquoesprit moderne] est perdue pour lui mais il est eacutegalement conscient de cette perte et de la finitude qui est son contenu Se deacutetournant des vils tourteaux destineacutes aux cochons confessant et maudissant le meacutechant eacutetat qui est le sien lrsquoesprit exige maintenant de la philosophie non pas tant le savoir de ce qursquoil est que de drsquoabord parvenir de nouveau gracircce agrave elle agrave lrsquoinstauration de cette substantialiteacute et de la consistance pure et solide de lrsquoecirctre7

1 PhE 80 [37] 2 PhE 80 [37] Hegel songe peut-ecirctre ici agrave lrsquoeacutecriture de soi dans les Essais de Montaigne ou encore dans le Discours de la meacutethode de Descartes Le Je srsquoy engendre preacuteciseacutement en se dissociant des formes donneacutees et figeacutees drsquoun savoir consideacutereacute trop abstrait 3 A Simhon La Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel De la Preacuteface de 1807 aux Recherches de 1809 Bruxelles Ousia 2003 p 86 4 G Geacuterard laquo Hegel lecteur de la Meacutetaphysique drsquoAristote raquo loc cit p 199 5 PhE 61 [15] 6 PhE 80 [37] 7 PhE 61 [15-16]

17

Il faut lire la remarque en lui donnant le ton drsquoune charge contre ceux qui souhaitent

laquo enjamber raquo le patient travail drsquoeacuteleacutevation au savoir pour revenir directement agrave lrsquoecirctre comme si

celui-ci eacutetait un pur en soi Si Hegel nrsquoest pas en deacutesaccord avec lrsquoexigence de retrouver un

rapport veacuteritable agrave lrsquoecirctre ce lien ne peut ecirctre reacutetabli que dans et par le savoir La conscience

romantique introduit une fracture entre lrsquoecirctre et le savoir celui-ci eacutetant entendu par Hegel

comme lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans la forme du concept Lrsquoeacutelaboration du discours

philosophique menacerait la laquo consistance pure et solide de lrsquoecirctre raquo qursquoil vise Cette consistance

subsisterait ainsi selon la posture romantique critiqueacutee par Hegel exteacuterieurement au savoir En

effet les tenants de lrsquoexigence drsquoune reacuteinstauration immeacutediate de la substantialiteacute perdue

opposent veacuteriteacute et scientificiteacute chose en soi et connaissance puisque laquo le vrai nrsquoexiste que dans

ce que ou plus exactement que comme ce que lrsquoon appelle tantocirct intuition tantocirct savoir

immeacutediat de lrsquoabsolu religion lrsquoecirctre1 raquo Ils proposent donc drsquoadopter laquo en partant de lagrave pour

lrsquoexposition de la philosophie le contraire de la forme du concept2 raquo Eacutevidemment les cibles que

vise Hegel sont ici nombreuses Comme on le voit dans lrsquoextrait citeacute elles ne tiennent pas un

discours uniforme sur la maniegravere de renouer avec la substance crsquoest-agrave-dire avec la veacuteriteacute

Cependant elles partagent toutes le mecircme preacutesupposeacute elles font de lrsquoecirctre une chose en soi une

base fixe Elles comprennent donc la substance comme un ὑποκείμενον crsquoest-agrave-dire comme un

substrat une chose passive et sans vie Crsquoest la raison pour laquelle elles ne peuvent concevoir

le discours scientifique comme un moment intrinsegraveque au deacuteploiement mecircme de lrsquoecirctre cela

impliquerait agrave lrsquoinverse de precircter agrave celui-ci une activiteacute et un caractegravere processuel et une

rationaliteacute

Crsquoest preacuteciseacutement le preacutesupposeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre et du caractegravere fini du savoir que

Hegel cherche agrave renverser en suggeacuterant drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme

substance mais tout aussi bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Cette formule ceacutelegravebre

de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie ne doit surtout pas ecirctre lue comme lrsquoexpression drsquoune

opposition unilateacuterale entre le sujet et la substance Le laquo ebensosehr raquo laquo tout aussi bien raquo ne doit

pas ecirctre neacutegligeacute4 Comme le note D Wittmann pour la conscience qui ne srsquoest pas encore eacuteleveacutee

1 PhE 61 [15] 2 PhE 61 [15] 3 PhE 68 [23] 4 Sur la speacutecificiteacute de cette formulation heacutegeacutelienne dans laquelle le lecteur a tendance agrave ajouter un laquo nur raquo ndash pourtant absent ndash apregraves le laquo nicht raquo G Planty-Bonjour Le projet heacutegeacutelien Paris Vrin 1993 p 46-47 Lrsquoajout fautif du laquo nur raquo

18

au point de vue de la speacuteculation le couple sujetsubstance paraicirct en effet opposer laquo le savoir (la

certitude) et la veacuteriteacute (lrsquoen soi)1 raquo Il srsquoagit de lrsquoerreur commise par lrsquoirrationalisme romantique

mais aussi par le dogmatisme et par Kant ceux-ci font de la substance (ou de lrsquoabsolu) une

laquo pierre de touche exteacuterieure2 raquo au savoir Pour le point de vue non speacuteculatif la substance

correspond ainsi agrave la veacuteriteacute en tant qursquoelle ne peut ecirctre viseacutee qursquoexteacuterieurement par le savoir

Compris ainsi le terme laquo substance raquo revecirct la connotation neacutegative que nous lui avons precircteacutee

plus haut Or en surmontant la repreacutesentation de lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et du savoir conceptuel

la conscience libegravere en mecircme temps la substance de sa fixiteacute celle-ci nrsquoest plus une chose

statique mais la substance vivante (die lebendige Substanz) Par laquo substance vivante raquo Hegel entend

laquo le mouvement de pose de soi-mecircme par soi-mecircme ou encore la meacutediation avec soi-mecircme du

devenir autre agrave soi-mecircme3 raquo Il srsquoagit moins lagrave drsquoune laquo absorption de la substance dans le sujet raquo

que de la laquo reconnaissance de ce que la substance drsquoorigine srsquoarticule en elle-mecircme comme

automouvement4 raquo Pour le point de vue speacuteculatif la substance elle-mecircme est mouvement

activiteacute de se reacutefleacutechir La veacuteriteacute nrsquoexiste donc pas comme un en soi avec lequel la penseacutee

lrsquointuition ou bien le sentiment drsquoune subjectiviteacute exteacuterieure et finie devrait srsquoefforcer de

coiumlncider Bien plutocirct la substance est sujet en tant qursquoelle se veacuterifie elle-mecircme en se posant dans

son autre crsquoest-agrave-dire le savoir ou se particularise dans lrsquoeacutetant pour se retrouver en lui

[S]eule cette identiteacute qui se reconstitue ou la reacuteflexion dans lrsquoecirctre autre en soi-mecircme ndash et non une uniteacute originelle en tant que telle ou immeacutediate en tant que telle ndash est le vrai Le vrai est le devenir de lui-mecircme le cercle qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin5

La veacuteriteacute ne saurait donc srsquoapparenter agrave une eacutegaliteacute simple avec soi-mecircme ou agrave un ecirctre

indiffeacuterencieacute Le contenu ne peut ecirctre vrai que srsquoil se diffeacuterencie pour passer dans le savoir Crsquoest

pourquoi D Wittmann eacutecrit que laquo tout ce qui est nrsquoacquiert son sens et son poids que dans et

par le savoir et que le savoir est lrsquoeacuteleacutement dans lequel les choses sont preacutesentes dans leur veacuteriteacute6 raquo

pourrait laisser penser que Hegel reconduit un dualisme entre la substance (lrsquoen soi) et le sujet (le pour soi) Or la phrase correctement comprise suggegravere plutocirct que la substance est en sa veacuteriteacute sujet activiteacute de venue agrave soi 1 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie No 240 20072 p 142 2 Ibid p 142 3 PhE 69 [23] 4 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 51 19952 p 246 5 PhE 69 [23] 6 D Wittmann laquo Remarques sur la substance et le sujet dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 142

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En passant dans le savoir pour se reacutefleacutechir en lui la substance se montre ainsi en sa veacuteriteacute crsquoest-

agrave-dire comme sujet Est sujet au sens fort du terme ce qui se sait soi-mecircme dans son autre En

affirmant que le vrai doit ecirctre appreacutehendeacute et exprimeacute non comme substance statique mais

comme sujet crsquoest donc le caractegravere processuel et reacuteflexif de la veacuteriteacute que Hegel souligne avec

force La veacuteriteacute ne peut plus ecirctre entendue comme un accord immeacutediat du savoir de lrsquointuition

ou du sentiment avec lrsquoecirctre Dans une addition de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel propose en fait de

comprendre la veacuteriteacute comme lrsquolaquo accord drsquoun contenu avec soi-mecircme raquo plutocirct que comme

laquo lrsquoaccord drsquoun ob-jet avec notre repreacutesentation1 raquo Selon son concept speacuteculatif la veacuteriteacute est

lrsquoidentiteacute en procegraves dans laquelle ecirctre et savoir se reacutefleacutechissent lrsquoun dans lrsquoautre J-F Kerveacutegan

parle drsquoun processus drsquolaquo acheminement incessant de lrsquoecirctre vers son concept et du concept vers

lrsquoecirctre2 raquo De ce point de vue le savoir nrsquoest pas exteacuterieur au contenu ni le contenu au savoir

112 ndash Le refus romantique de lrsquohoros

Pour Hegel le refus romantique drsquoun deacuteveloppement progressif du savoir conceptuel en vue

drsquolaquo instaurer le sentiment de lrsquoessence3 raquo ne peut deacuteboucher que sur une exaltation vide de la

substance Lrsquoirrationalisme entend preacuteserver la substance dans sa richesse et sa pureteacute en la

laissant subsister dans son identiteacute simple comme un pur en soi Or cette absence de

diffeacuterenciation traduit plutocirct une pauvreteacute du contenu Lrsquointuition immeacutediate de lrsquoabsolu que le

romantisme exalte est en reacutealiteacute la laquo jouissance indeacutetermineacutee [drsquoune] diviniteacute indeacutetermineacutee4 raquo le

simple mirage drsquoune profondeur La substance demeure pour ainsi dire fermeacutee sur elle-mecircme

Hegel juge que ce meacutepris de la deacutetermination du contenu et donc de la meacutediation doit ecirctre pris

pour ce qursquoil est un enthousiasme (Begeisterung) qui se nourrit de sa propre indeacutetermination une

inspiration confuse qui exprime moins le deacutevouement envers Dieu que lrsquoimagination de compter

parmi ses eacutelus crsquoest-agrave-dire parmi ceux qursquoil laisse acceacuteder agrave la sagesse (Weisheit) Crsquoest pourquoi

Hegel qualifie finalement cet irrationalisme de propheacutetisme

Ce discours propheacutetique srsquoimagine qursquoen agissant ainsi preacuteciseacutement il reste juste au centre et dans la profondeur et jette un regard meacuteprisant sur la deacuteterminiteacute (lrsquohoros) et se tient intentionnellement eacuteloigneacute du concept et de la neacutecessiteacute en ce qursquoils sont la reacuteflexion qui nrsquoa de demeure que dans la finitude Mais de mecircme qursquoil existe une largeur vide il y a aussi une profondeur vide de mecircme qursquoil y a une extension de la

1 ESP I sect 24 Z 2 479 [86] 2 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 207 3 PhE 62 [16] 4 PhE 63 [17]

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substance qui se reacutepand en une multipliciteacute finie sans avoir la force de la contenir rassembleacutee de mecircme ce discours est une intensiteacute sans aucune teneur qui se comporte comme une pure et simple force sans expansion et degraves lors est la mecircme chose que la superficialiteacute1

laquo Ὅρος raquo signifie limite borne2 Le terme employeacute par Hegel traduit bien la deacutesaffection

du romantisme pour tout contenu fini crsquoest-agrave-dire limiteacute Deacuteterminer lrsquoabsolu ou la substance

correspond agrave lui assigner une borne crsquoest-agrave-dire agrave le circonscrire (la substance est x et non y)

Lrsquoirrationalisme rejette toute deacutetermination pour preacuteserver la substance dans son illimitation et

sa laquo fermentation deacutebrideacutee3 raquo Ce faisant il conccediloit lrsquoabsolu comme la neacutegation abstraite de tout

contenu fini Crsquoest le mauvais infini heacutegeacutelien qui consiste agrave porter hors de soi sa limite laquo Un tel

infini qui nrsquoest qursquoun particulier est agrave cocircteacute du fini a en celui-ci preacuteciseacutement par lagrave sa borne sa

limite nrsquoest pas ce qursquoil doit ecirctre nrsquoest pas lrsquoinfini mais est seulement fini4 raquo Lrsquoabsolu romantique

en ce qursquoil nrsquoest que pure absence de limite est limiteacute par la finitude dont il est la neacutegation Crsquoest

pourquoi L Siep peut affirmer que Hegel critique les conceptions laquo abstraites raquo de lrsquoabsolu dans

la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie5 lrsquoabsolu romantique est abstrait en raison de son immeacutediateteacute

et de sa pure indeacutetermination

Ce meacutepris de lrsquohoros avance Hegel est en reacutealiteacute un abandon de lrsquoentendement

Lrsquoentendement deacutetermine ses ob-jets en leur confeacuterant la forme de lrsquouniversaliteacute (x est un

bourgeon une rose) Cette forme nrsquoest cependant qursquoabstraitement universelle lrsquoentendement

maintient en effet unilateacuteralement les deacuteterminations qursquoil pose comme autant de diffeacuterences

fixes et isoleacutees (x nrsquoest qursquoun bourgeon ou qursquoune rose) Lrsquoentendement seacutepare et analyse le

contenu en diffeacuterences qursquoil absolutise crsquoest-agrave-dire qursquoil cristallise laquo Lrsquoactiviteacute de dissociation

eacutecrit Hegel est la force propre et le travail de lrsquoentendement de la plus eacutetonnante et la plus grande

puissance qui soit ou pour tout dire de la puissance absolue6 raquo P-J Labarriegravere le deacutecrit comme

un laquo principe de classification raquo dont lrsquoœuvre laquo consiste agrave diviser les choses et agrave eacutetablir des

rapports fixes entre les eacuteleacutements qursquoelles comportent7 raquo B Bourgeois note quant agrave lui que laquo la

1 PhE 63 [17] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine Paris Librairie Hachette 1950 p 1406 3 PhE 64 [17] 4 ESP I sect 95 360 [201] laquo Le dualisme qui rend insurmontable lrsquoopposition du fini et de lrsquoinfini ne fait pas la reacuteflexion simple que de cette maniegravere lrsquoinfini est aussitocirct seulement lrsquoun des deux [termes] qursquoon fait de lui par lagrave un ecirctre seulement particulier auquel srsquoajoute le fini comme lrsquoautre particulier raquo 5 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 55 6 PhE 79 [36] 7 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 324

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richesse (confuse) de lrsquointuition sensible srsquooppose [aux] deacuteterminations unilateacuterales que

lrsquoentendement fixe et absolutise1 raquo Le romantisme exalte lrsquointuition pour conserver la pureteacute

drsquoune veacuteriteacute parfaitement identique agrave elle-mecircme qui nrsquoa pas encore eacuteteacute morceleacutee par le travail

drsquoanalyse de lrsquoentendement Hegel ne manque pas drsquoailleurs de deacutecrier cette position qui

maintient le contenu dans une originariteacute indeacutetermineacutee laquo Le cercle qui repose refermeacute sur lui-

mecircme et qui en tant que substance tient tous ses moments est le rapport immeacutediat et qui nrsquoa

donc rien drsquoeacutetonnant2 raquo Pour ne rien eacutechapper de la pleacutenitude de la substance de lrsquoecirctre

appreacutehendeacute immeacutediatement en son uniteacute lrsquoirrationalisme preacuteserve lrsquointuition de toute alteacuteration

et donc de toute limitation par lrsquoentendement Le paradoxe de cet irrationalisme consiste en ce

qursquoil est contraint au nom de lrsquouniteacute drsquoexclure lrsquoentendement et de reproduire du mecircme coup

laquo cet agir seacuteparateur [justement] constitutif de lrsquoentendement3 raquo La recherche de pleacutenitude de la

conscience romantique la conduit agrave exclure de lrsquoabsolu les deacuteterminations finies poseacutees par

lrsquoentendement Elle cristallise ce faisant une opposition entre absoluiteacute et finitude et entrave le

deacuteploiement de la substance dans son uniteacute concregravete comme sujet infini qui se retrouve lui-

mecircme dans son autre soit le fini

Plusieurs passages de lrsquoœuvre de Hegel notamment dans la Differenzschrift font ressortir

lrsquounilateacuteraliteacute de la penseacutee qui srsquoen tient au point de vue de lrsquoentendement Il serait pourtant

reacuteducteur de passer sous silence la fonction positive qui revient agrave lrsquoentendement dans la

conception heacutegeacutelienne de la penseacutee il faut bien comme le dit Hegel reconnaicirctre agrave la penseacutee qui

relegraveve de lrsquoentendement laquo son droit et son meacuterite4 raquo Crsquoest que la connaissance doit

immanquablement passer par un travail de classification et de deacutetermination5 Lrsquoentendement est

agrave ce titre un moment essentiel de lrsquoexposition de la veacuteriteacute que neacuteglige le romantisme Crsquoest

lrsquoentendement qui donne la deacutetermination du concept en eacutelevant le contenu agrave sa forme

universelle (drsquoabord abstraite comme nous lrsquoavons mentionneacute) il marque un arrecirct par lequel la

penseacutee peut appreacutehender le contenu dans toute sa preacutecision et sa clarteacute crsquoest-agrave-dire en toutes ses

diffeacuterences deacutetermineacutees J Hyppolite preacutecise en outre que pour le point de vue speacuteculatif qui

considegravere la penseacutee et lrsquoecirctre dans leur uniteacute dynamique lrsquoentendement laquo nrsquoest pas seulement notre

1 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo trad B Bourgeois Paris Vrin 2014 p 510 note 1 2 PhE 79 [36] 3 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo dans G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 34 4 ESP I sect 80 Z 510 [169] 5 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 199

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entendement mais encore lrsquoentendement des choses1 raquo Ce nrsquoest donc pas la penseacutee qui creacutee une

seacuteparation artificielle dans le contenu pour se lrsquoapproprier crsquoest bien plutocirct le contenu concret

lui-mecircme qui se diffeacuterencie en tant qursquoil est sujet soit le mouvement de srsquoop-poser soi-mecircme

dans la penseacutee pour se retrouver en elle

Selon Hegel le romantisme ne sait pas supporter ce moment drsquoauto-neacutegation du

contenu Rappelons que la figure romantique de lrsquoesprit exigeait de la philosophie qursquoelle instaure

agrave nouveau la laquo substantialiteacute raquo ainsi que laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre2 raquo Hegel assimile

cette exigence presseacutee agrave une forme de fuite devant la neacutegativiteacute ndash fuite qui trahit au surplus un

manque de force (Kraft)

Mais la vie de lrsquoesprit nrsquoest pas la vie qui srsquoeffarouche devant la mort et se preacuteserve pure de la deacutecreacutepitude crsquoest au contraire celle qui la supporte et se conserve (sich bewahrt) en elle Lrsquoesprit nrsquoacquiert (gewinnt) sa veacuteriteacute qursquoen se trouvant lui-mecircme dans la deacutechirure absolue Il nrsquoest pas cette puissance au sens ougrave il serait le positif qui nrsquoa de cure du neacutegatif [hellip] il nrsquoest au contraire cette puissance qursquoen regardant le neacutegatif droit dans les yeux en srsquoattardant chez lui (bei ihm verweilt) Ce seacutejour (Verweilen) est la force magique qui convertit ce neacutegatif en ecirctre3

Lrsquoœuvre de lrsquoentendement est ici deacutepeinte comme une puissance de mort crsquoest-agrave-dire

comme un pouvoir de neacutegation qui en lrsquoanalysant creacutee une laquo deacutechirure absolue raquo dans lrsquouniteacute

immeacutediate de la substance Mais lrsquoentendement est en outre une puissance de mort en ce qursquoil

maintient les deacuteterminations du contenu dans leur fixiteacute comme si elles nrsquoeacutetaient pas le reacutesultat

de la vie du contenu lui-mecircme qui se reacutefleacutechit mais un produit de la penseacutee simplement

subjective Appreacutehendant donc le contenu de la mecircme maniegravere qursquoune chose morte

lrsquoentendement ne se conccediloit pas lui-mecircme comme un moment de la vie de la veacuteriteacute Or lrsquoextrait

citeacute ci-dessus preacutesente la veacuteriteacute comme le surmontement au prix drsquoun seacutejour aupregraves du neacutegatif

de la deacutechirure produite par lrsquoentendement Hegel affirme que cette reconversion du neacutegatif en

1 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 28 note 54 2 PhE 61 [15-16] 3 PhE 79-80 [36] J-P Lefebvre choisit de traduire le verbe laquo verweilen raquo par laquo srsquoattarder raquo comme lrsquoon srsquoattarde par exemple sur un sujet J Hyppolite choisit quant agrave lui de traduire par laquo seacutejourner raquo deacutecision qui preacutesente lrsquoavantage de rendre explicite lrsquoidentiteacute du substantif qui est le sujet grammatical de la phrase qui suit immeacutediatement (G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 29) Que lrsquoon opte pour lrsquoune ou lrsquoautre solution ce qui compte est de noter que le verbe marque la communauteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee la puissance de neacutegativiteacute de lrsquoentendement est ici une meacutediation qui appartient agrave lrsquoecirctre mecircme ce pourquoi le neacutegatif peut ecirctre reconverti en ecirctre ou retourner (umkehren) en lui Remarquons enfin que dans le troisiegraveme paragraphe de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel emploie le mecircme verbe pour exprimer lrsquoexigence pour la science de laquo seacutejourner raquo aupregraves de la chose (PhE 59 [13])

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ecirctre laquo est la mecircme chose que ce que nous avons nommeacute plus haut sujet1 raquo est sujet le contenu

qui se nie lui-mecircme et eacuteprouve cette mort comme sa propre activiteacute De ce point de vue le sujet

devient laquo la substance veacuteritable lrsquoecirctre ou lrsquoimmeacutediateteacute qui nrsquoa pas la meacutediation agrave lrsquoexteacuterieur de

soi mais est elle-mecircme celle-ci2 raquo J Hyppolite explique que ce surmontement du neacutegatif est le

processus au cours duquel laquo crsquoest lrsquoecirctre lui-mecircme qui se critique dans ses propres deacuteterminations

dans ses propres positions de soi3 raquo et que la connaissance speacuteculative correspond ainsi agrave la

laquo conscience de soi universelle de lrsquoecirctre4 raquo

113 ndash Le savoir dans la forme du concept

Ni la forme de lrsquointuition ni celle des repreacutesentations de lrsquoentendement ne peuvent exprimer la

veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire la vie du contenu qui srsquoidentifie en se diffeacuterenciant dans le savoir Seul le

concevoir affirme Hegel peut refleacuteter le devenir de cette identiteacute qui contient aussi bien du

neacutegatif La veacuteriteacute laquo nrsquoa que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de son existence (das Element ihrer Existenz)5 raquo

Poser que la veacuteriteacute nrsquoexiste que dans la forme du concept est la mecircme chose pour Hegel que de

marquer la scientificiteacute de la figure speacuteculative de la philosophie Lrsquoexposition de la veacuteriteacute dans

lrsquoeacuteleacutement du concept confegravere au discours philosophique une neacutecessiteacute qui est la condition mecircme

de sa scientificiteacute Cette exposition rapproche ainsi la philosophie de son but laquo qui est de pouvoir

se deacutefaire de son nom drsquoamour du savoir et drsquoecirctre savoir effectif6 raquo Lrsquoirrationalisme romantique en

refusant le concept pour tenter de renouer par lrsquointuition ou le sentiment avec une veacuteriteacute

substantielle abandonne du mecircme coup lrsquoexigence qui appartient inteacuterieurement agrave tout savoir

soit celle drsquoecirctre science7 Il ne peut produire de discours neacutecessaire qui apporterait logiquement

la preuve de sa veacuteriteacute ou si lrsquoon preacutefegravere de son objectiviteacute le savoir immeacutediat sans concept ne

peut laquo au contraire tantocirct que laisser preacutevaloir en lui-mecircme la contingence [de son] contenu

tantocirct que faire preacutevaloir en celui-ci son propre arbitraire8 raquo Le contenu de lrsquointuition srsquoil nrsquoest

pas repris dans la forme du concept demeure toujours particulier et subjectif au sens peacutejoratif

du terme En tant qursquoil est donneacute immeacutediatement il est un contenu simplement preacutesupposeacute

1 PhE 80 [36] 2 PhE 80 [36] 3 J Hyppolite Logique et existence Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1953 p 112 4 Ibid p 91 5 PhE 60-61 [15] 6 PhE 60 [14] 7 PhE 60 [14] 8 PhE 63 [18]

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sous une forme dont on ne peut rendre raison Au contraire comme lrsquoeacutecrit Hegel la philosophie

en tant que science speacuteculative laquo inclut en elle lrsquoexigence de montrer la neacutecessiteacute de son contenu

de prouver aussi bien deacutejagrave lrsquoecirctre que les deacuteterminations de ses ob-jets (Gegenstaumlnde)1 raquo

Remplir cette exigence implique que soit deacutepasseacutee lrsquoopposition unilateacuterale entre

lrsquointuition (ou le sentiment) et la penseacutee La tendance excluante de lrsquoirrationalisme lui fait

entretenir ce que Hegel nomme laquo le preacutejugeacute de lrsquoeacutepoque actuelle raquo qui consiste agrave maintenir

seacutepareacutes laquo lrsquoun de lrsquoautre sentiment et penseacutee [ou concept] de telle sorte qursquoils seraient opposeacutes entre

eux et mecircme si hostiles que le sentiment en particulier le sentiment religieux serait souilleacute

perverti et mecircme peut-ecirctre entiegraverement aneacuteanti par la penseacutee2 raquo Pour la speacuteculation il convient

non seulement de libeacuterer cette contradiction de sa fixiteacute mais aussi drsquoapercevoir que la penseacutee

est la racine (die Wurzel) mecircme du sentiment aussi bien que de lrsquointuition En ce sens le contenu

de lrsquointuition est identique agrave celui de la penseacutee mais sa forme lrsquoen distingue et est encore

inadeacutequate le lieu (die Stelle) dans lequel ce contenu peut srsquoexposer en veacuteriteacute est le concept Le

contenu apparaicirct donc drsquoabord sous une forme immeacutediate tels le sentiment ou la repreacutesentation

mais doit srsquoeacutelever agrave la penseacutee (au concept) pour deacutemontrer sa teneur et sa neacutecessiteacute Comme le

reacutesume B Bourgeois la penseacutee est drsquoabord un laquo en soi qui apparaicirct dans la forme de son ecirctre-

pour-un-autre de son ecirctre-autre (le sentiment lrsquointuition et la repreacutesentation) elle doit se donner

la forme adeacutequate agrave ce qursquoelle est la forme de la penseacutee proprement dite ou du concept en se

remplissant du contenu de son Autre qursquoelle manifeste comme son Autre crsquoest-agrave-dire supprime

comme tel3 raquo Pour Hegel cette suppression (Aufhebung) dans la penseacutee conserve le contenu de

son ecirctre-autre mais lrsquoexprime dans une forme adeacutequate agrave reacuteveacuteler sa richesse Dans cette forme

le contenu devient seulement alors agrave proprement parler contenu vrai Un contenu vrai nous

lrsquoavons mentionneacute est un contenu en accord avec lui-mecircme4 Pour illustrer cette adeacutequation agrave

soi T Baldwin reprend lrsquoexemple heacutegeacutelien de lrsquoami le veacuteritable ami dans lrsquooptique heacutegeacutelienne

est moins tel ou tel individu empirique que celui qui correspond au concept de lrsquoami (ou pour le

dire comme M-A Ricard laquo agrave ce que crsquoest que drsquoecirctre un ami5 raquo) Eacutevidemment il nrsquoest pas du tout

1 ESP I sect 1 163-164 [41] 2 ESP I sect 2 164 [42] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 164 note 3 4 Supra p 19 5 T Baldwin laquo Uumlber Wahrheit und Identitaumlt raquo dans C Halbig M Quante L Siep Hegels Erbe Francfort-sur-le-Main Suhrkamp 2004 p 29 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 106 Cf ESP I sect 24 Z 2 479 [86]

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exclu que La Boeacutetie soit le veacuteritable ami de Montaigne mais cette amitieacute ne peut ecirctre dite laquo vraie raquo

qursquoen vertu de sa conformiteacute au concept de lrsquoamitieacute Cette adeacutequation agrave soi du contenu implique

que la penseacutee nrsquoenvisage plus celui-ci comme un pur en soi qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle

Elle srsquoaperccediloit elle-mecircme en lui comme son autre ce qui signifie qursquoelle aperccediloit dans ce contenu

laquo son activiteacute et ses productions1 raquo

Hegel nomme laquo philosophie raquo cette laquo maniegravere pensante de consideacuterer (denkende Betrachtung)

des ob-jets2 raquo Au lieu de sentiments ou drsquointuitions la philosophie eacutetudie donc laquo des penseacutees des

cateacutegories mais plus preacuteciseacutement des concepts3 raquo La Science de la Logique est lrsquoexposition de cette

eacutetude des concepts Le concept nrsquoest pas ici une simple repreacutesentation subjective dont la forme

reacutesulterait de lrsquoabstraction drsquoun contenu donneacute exteacuterieurement ndash ce qui correspondrait au point

de vue de la conscience naturelle Le concept nrsquoest pas non plus une cateacutegorie au sens kantien

du terme selon lequel il est une regravegle du jugement sous laquelle la diversiteacute sensible peut ecirctre

ordonneacutee Cela impliquerait une opposition entre la forme et le contenu de la penseacutee Le concept

preacutecise B Bourgeois laquo est la cateacutegorie saisie non pas dans son isolement et son abstraction crsquoest-

agrave-dire suivant lrsquoentendement mais dans sa rationaliteacute crsquoest-agrave-dire comme un moment particulier

de lrsquouniversel concret qursquoest la penseacutee4 raquo La cateacutegorie kantienne est un concept a priori et agrave ce titre

un produit de la spontaneacuteiteacute de lrsquoentendement Selon Hegel Kant maintient la cateacutegorie dans

son isolement et son abstraction dans la mesure ougrave il conditionne la leacutegitimiteacute de son usage agrave

lrsquoapport drsquoune matiegravere donneacutee dans une intuition sensible dont le fondement demeure

inconnaissable (la chose en soi)

Le concept entendu concregravetement comme moment du tout de lrsquoautodeacutetermination de

la penseacutee loin drsquoecirctre une forme vide comme chez Kant produit lui-mecircme son propre contenu

Pour la philosophie le contenu du concept nrsquoest pas un simple laquo trouveacute-lagrave raquo (vorgefunden) un

autre en le pensant elle supprime la forme de son ecirctre-donneacute (Gegebensein) de telle sorte qursquoil

devient son autre crsquoest-agrave-dire laquo la preacutesentation et la reproduction de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee5 raquo Hegel nomme cette autoproduction de la penseacutee

laquo effectiviteacute raquo Le concept est effectif parce qursquoil constitue le contenu en sa veacuteriteacute plutocirct que de

1 ESP I sect 2 165 [43] 2 ESP I sect 2 164 [41] 3 ESP I sect 3 166 [44] 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 166 note 2 5 ESP I sect 12 179 [58]

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recevoir sa veacuteriteacute drsquoun autre Les deacuteterminations que le concept se donne en srsquoautodeacuteveloppant

ne sont en ce sens pas autre chose que les deacuteterminations du contenu lui-mecircme Ainsi la penseacutee

qui procegravederait agrave lrsquoexamen du concept de causaliteacute et en deacuteplierait les deacuteterminations

nrsquoexaminerait en fait rien drsquoautre que ce qursquoest la causaliteacute J-F Kerveacutegan speacutecifie que laquo Hegel

nomme neacutecessiteacute logique cette proprieacuteteacute speacutecifique qursquoa le discours logique drsquoengendrer [de

cette maniegravere] son propre contenu1 raquo Lrsquointerpregravete reacutefegravere agrave un passage important de la laquo Preacuteface raquo

de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans lequel Hegel rattache cette identiteacute du concept et de lrsquoecirctre agrave la

notion de speacuteculation

Crsquoest dans cette nature propre agrave ce qui est ltqui est drsquoecirctre dans son ecirctre son propre conceptgt (in seinem Sein sein Begriff zu Sein) que reacuteside tout simplement la neacutecessiteacute logique elle seule est le rationnel et le rythme du tout organique elle est tout autant savoir du contenu que le contenu est concept et essence ndash ou encore elle seule est le speacuteculatif2

Si la nature de ce qui est est drsquoecirctre en son ecirctre son concept alors le concept peut

ultimement ecirctre compris comme un moment du processus par lequel lrsquoecirctre passe dans le savoir

Le concept en sa forme acheveacutee est lrsquoaccomplissement laquo de lrsquoecirctre dans son savoir de lui-

mecircme3 raquo La nature du contenu reacuteside dans son passage dans la forme du concept ce pourquoi

la penseacutee ne se reacutesume pas agrave un formalisme Le savoir le plus abouti du contenu consiste donc

en ce que le contenu manifeste son essence ou son ideacutee la connaissance du savoir correspond

de cette faccedilon agrave la connaissance de la chose mecircme Hegel qualifie une telle connaissance absolue

de laquo speacuteculative raquo Seule la science speacuteculative peut remplir lrsquoexigence de la preuve soit celle de

montrer la neacutecessiteacute de son contenu en exposant comment la penseacutee en vient agrave le produire

La penseacutee speacuteculative est ainsi la preacutesentation de la venue agrave soi du concept ou ce qui est

la mecircme chose du processus immanent au contenu Ce processus nrsquoest en effet rien drsquoautre que

la progressive auto-explicitation de la chose qui prend conscience drsquoelle-mecircme en se posant dans

ses deacuteterminations Hegel concegravede que la logique speacuteculative semble contrainte de commencer

avec une preacutesupposition puisqursquoelle doit faire drsquoun contenu particulier un ob-jet de la penseacutee Agrave

la maniegravere dont la biologie adopte le vivant comme ob-jet drsquoeacutetude et la physique les pheacutenomegravenes

naturels la logique speacuteculative fait laquo des penseacutees elles-mecircmes [ou des concepts] hors de tout

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209 2 PhE 98 [54-55] Traduction modifieacutee 3 B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel Paris Ellipse 2010 p 16

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meacutelange lrsquoob-jet1 raquo Toutefois puisqursquoelle eacutetudie les concepts purs de la penseacutee son ob-jet est

drsquoembleacutee universel nul besoin de lrsquoeacutelever agrave la forme de la penseacutee Ainsi agrave la diffeacuterence des

sciences empiriques lrsquoob-jet de la philosophie ne subsiste pas comme un contenu preacutedonneacute et

agrave ce titre contingent Lrsquoapparente relation drsquoexteacuterioriteacute entre le sujet philosophant et lrsquoob-jet ou

entre la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoachegraveve plutocirct ainsi que lrsquoeacutecrit B Bourgeois laquo comme penseacutee que lrsquoecirctre

nrsquoest que comme penseacutee de soi drsquoabord comme ecirctre pur2 raquo immeacutediat En drsquoautres termes la

penseacutee du concept srsquoinscrit dans le processus par lequel lrsquoecirctre se reacutefleacutechit dans la penseacutee et la

penseacutee se retrouve elle-mecircme dans lrsquoecirctre Cela signifie que lrsquoexteacuterioriteacute apparente du sujet et de

lrsquoobjet est un moment susceptible drsquoecirctre saisi par la science et qui appartient agrave celle-ci en tant

qursquoelle est penseacutee de lrsquoidentiteacute diffeacuterencieacutee de la penseacutee et de lrsquoecirctre Dans la laquo Doctrine du

concept raquo en effet le concept qui est lrsquoob-jet de la logique devient aussi sujet il se reacutevegravele le

creacuteateur de son propre deacuteveloppement3 La penseacutee trouve par lagrave son caractegravere insigne en ce

qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme son ob-jet4 raquo et qursquoelle est agrave ce titre lrsquoorigine du contenu concret

Le concept nrsquoest donc pas un ob-jet donneacute immeacutediatement de faccedilon contingente puisqursquoil est le

reacutesultat de lrsquoactiviteacute productrice et libre de la penseacutee qui eacutetudie sa propre relation avec lrsquoecirctre Crsquoest

autrement dit la fin le tout de lrsquoautomouvement du concept qui deacutetermine le commencement

comme tel et lui confegravere sa neacutecessiteacute Lrsquoimmeacutediateteacute apparente du point de deacutepart est de cette

maniegravere poseacutee dans sa concreacutetude

Ce point de vue qui apparaicirct comme point de vue immeacutediat doit neacutecessairement agrave lrsquointeacuterieur de la science se faire le reacutesultat et en veacuteriteacute le reacutesultat ultime de celle-ci dans lequel elle atteint agrave nouveau son commencement et retourne en elle-mecircme De cette maniegravere la philosophie se montre comme un cercle revenant en lui-mecircme qui nrsquoa aucun commencement au sens des autres sciences de telle sorte que le commencement est seulement une relation au sujet en tant que celui-ci veut se deacutecider agrave philosopher mais non agrave la science comme telle5

Au deacutepart le commencement semble un preacutesupposeacute puisqursquoil deacutepend drsquoun choix

personnel du philosophe qui se deacutecide agrave prendre pour ob-jet la penseacutee Mais en tant que la

penseacutee a affaire agrave elle-mecircme laquo le commencement inverse sa signification au cours de la

1 ESP I sect 3 167 [45] 2 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 183 note 4 3 Cf B Bourgeois Le vocabulaire de Hegel op cit p 47 Voir aussi SL I 38 [62] laquo La logique subjective est la logique du concept ndash de lrsquoessence qui a sursumeacute le rapport agrave un ecirctre ou son apparence et qui dans sa deacutetermination nrsquoest plus exteacuterieure mais est le subjectif autonome ou plutocirct le sujet lui-mecircme raquo 4 ESP I sect 17 183 [63] 5 ESP I sect 17 183 [63]

28

progression pour devenir au terme un preacutesupposeacute interne au systegraveme1 raquo Lrsquoimmeacutediateteacute devient

de cette maniegravere non plus contingente mais immeacutediateteacute pour le savoir ndash Elle se reacutevegravele concregravete

puisqursquoelle est le point de deacutepart de lrsquoautodeacutetermination neacutecessaire du concept Agrave lrsquoextrait ci-

dessus fait eacutecho le passage de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie citeacute plus haut qui donnait au vrai

la figure drsquoun cercle laquo qui preacutesuppose comme sa finaliteacute et qui a pour commencement sa fin et

qui nrsquoest effectif que par sa reacutealisation complegravete et par sa fin2 raquo

114 ndash La totaliteacute systeacutematique comme condition de la scientificiteacute

Cette figure du cercle qui se referme sur lui-mecircme ndash le commencement devenant le reacutesultat ndash est

freacutequemment employeacutee pour Hegel pour illustrer ce qursquoil entend par laquo scientificiteacute raquo Lrsquoimage du

cercle qui se boucle permet surtout de mettre en eacutevidence que la totaliteacute comme processus qui

se reacutefleacutechit lui-mecircme est une condition de la scientificiteacute laquo Le vrai est le Tout3 raquo soutient Hegel

une formule avec laquelle lrsquohistoire subseacutequente de la philosophie nrsquoaura de cesse drsquoengager la

poleacutemique Pour eacuteviter certains malentendus sur cette notion clivante qursquoest la totaliteacute chez

Hegel il est preacutefeacuterable drsquoeacuteviter de lui accorder une signification quantitative comme si le tout

voulait simplement dire la somme finie des parties G Jarczyk preacutefegravere parler de laquo totaliteacute

speacuteculative raquo ou de laquo totaliteacute-mouvement raquo pour marquer que lrsquoessence de la totaliteacute tient agrave sa

forme reacuteflexive plutocirct qursquoagrave une suite drsquoadjonctions successives4 La reacuteflexion preacutecise-t-elle est

la laquo diction de lrsquoorigine comme terme5 raquo ou pour le dire drsquoune autre maniegravere la position drsquoune

exteacuterioriteacute par le procegraves systeacutematique qui en fait ainsi une exteacuterioriteacute pour lui Srsquoil est question de

totaliteacute crsquoest donc parce que la fin (la venue agrave soi du concept) meacutediatise le commencement Par

laquo fin raquo nous entendons aussi bien le terme du procegraves que son but Parler de laquo terme raquo nrsquoempecircche

pas au reste cette dynamique de reprendre sans cesse son propre mouvement reacuteflexif dans un

laquo inachegravevement essentiel6 raquo Jarczyk insiste pour dissocier lrsquoideacutee de totaliteacute de celle de clocircture si

lrsquoon prend ce mot au sens drsquoun repos ou drsquoun dire final La totaliteacute nrsquoest au contraire jamais

donneacutee comme une figure acheveacutee elle est en tant que mouvement constitution de soi laquo dans

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel Paris LrsquoHarmattan 2004 p 170 2 PhE 69 [23] 3 PhE 70 [24] 4 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo Laval theacuteologique et philosophique Vol 36 19813 p 317 5Ibid p 318-319 6 Ibid p 320

29

la triple dimension de lrsquoorigine du deacuteploiement et du terme accompli1 raquo En somme la totaliteacute

en tant que mouvement reacuteflexif est la mise en lumiegravere de la connexion des diffeacuterents moments

qui ponctuent lrsquoavegravenement du contenu en sa figure vraie le soi crsquoest-agrave-dire le concept qui se

deacutetermine librement Hegel fait valoir qursquoun laquo contenu a seulement comme moment du Tout sa

justification mais [qursquo]en dehors de ce dernier il a une preacutesupposition non fondeacutee ou une

certitude subjective2 raquo Les deacuteterminations du contenu nrsquoont de leacutegitimiteacute que dans leur relation

La speacuteculation donne agrave voir cette relation en libeacuterant ces deacuteterminations de la rigiditeacute de leur

contradiction Elle reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle du contenu Cette uniteacute diffeacuterencieacutee Hegel la nomme

totaliteacute Le Tout du point de vue de la speacuteculation est le reacutesultat positif du procegraves de la reacuteflexion

de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre

Lorsqursquoest reacuteveacuteleacutee lrsquointerconnexion des diffeacuterentes deacuteterminations la totaliteacute est

organiseacutee systeacutematiquement Le mot grec pour laquo systegraveme raquo laquo σύστημα raquo signifie aussi

laquo reacuteunion raquo laquo ensemble raquo3 Il deacuterive du verbe laquo συνίστημι raquo qui veut dire laquo reacuteunir raquo laquo placer

ensemble raquo ou laquo rassembler raquo4 D H Heidemann suggegravere de comprendre le terme chez Hegel

en lui donnant le sens grec de laquo connectedness5 raquo Le systegraveme pourrait-on dire est le mouvement

total de mise en relation des deacuteterminations du contenu Sans deacutemarche systeacutematique la

philosophie ne peut remplir son ambition scientifique elle exprime au mieux comme nous

lrsquoavons vu drsquoentreacutee de jeu une maniegravere de penser une opinion personnelle Elle demeure un

point de vue particulier qui nrsquoest jamais eacuteleveacute au seacuterieux de la neacutecessiteacute en srsquoinscrivant dans la

processualiteacute du concept lui-mecircme La philosophie non systeacutematique demeure un simple acte de

la subjectiviteacute finie alors que la science exige plutocirct pour reprendre le mot de J-F Kerveacutegan

drsquoaccepter laquo de consideacuterer ses penseacutees comme nrsquoeacutetant preacuteciseacutement pas ses penseacutees mais de la

penseacutee6 raquo

1 Ibid p 318 J-F Kerveacutegan deacutefend dans la mecircme veine que lrsquoidentiteacute du tout de lrsquoecirctre et du tout de la penseacutee laquo nrsquoest ni donneacutee ni acheveacutee ou achevable raquo mais qursquoelle nrsquoa de sens que comme procegraves (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 208) 2 ESP I sect 14 181 [60] 3 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais eacutedition revue par L Seacutechan et P Chantraine op cit p 1876-1877 4 Ibid p 1862 5 D H Heidemann laquo Substance subject system the justification of science in Hegelrsquos Phenomenology of Spirit raquo dans D Moyar et M Quante (eacuted) Hegelrsquos Phenomenology of Spirit A Critical Guide Cambridge Cambridge University Press 2008 p 10 6 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201

30

Cette reprise du point de vue subjectif au sein de lrsquoautomouvement du contenu qui se

reacutefleacutechit lui-mecircme en totaliteacute systeacutematique abrite la solution de Hegel au problegraveme de

lrsquoabsolutisation par lrsquoopinion courante de la contradiction des systegravemes philosophiques

Rappelons que lrsquoopinion posait la veacuteriteacute comme une substance dans un systegraveme philosophique

agrave lrsquoexclusion de tous les autres Elle nourrissait ce faisant une certaine forme de dogmatisme en

maintenant chaque position seacutepareacutee de sa relation avec lrsquoensemble des positions qursquoelle contredit

(laquo ou bienhellip ou bien raquo) donc agrave cocircteacute de la totaliteacute1 La conseacutequence eacutetait lrsquoincapaciteacute de la science

agrave recueillir la diffeacuterenciation et la deacutetermination de son contenu dans lrsquouniteacute2 Comme nous

lrsquoavons mentionneacute la philosophie ne sait finalement plus srsquoachever Il faut prendre ce dernier

mot dans le sens que nous venons de lui donner en deacutefinissant la notion de totaliteacute lrsquoachegravevement

correspond au point de vue speacuteculatif qui reacutevegravele lrsquouniteacute essentielle des moments contradictoires

du concept Or cette conseacutequence deacutecoule drsquoun malentendu qui mine la leacutegitimiteacute mecircme de

toute deacutemarche systeacutematique laquo Par systegraveme on entend faussement une philosophie ayant un

principe (Prinzip) borneacute diffeacuterent drsquoautres principes crsquoest au contraire le principe drsquoune

philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers3 raquo

Ce malentendu consiste agrave consideacuterer le systegraveme philosophique comme un eacutedifice

reposant sur un principe Ainsi telle philosophie srsquoappuierait-elle sur le moi puis cette autre sur

Dieu ou sur la nature etc chacune preacutetendant tenir un discours vrai Puisqursquoils sont limiteacutes les

diffeacuterents systegravemes que lrsquohistoire de la philosophie a produits deacutegeacutenegraverent en des maniegraveres de

voir comme srsquoils eacutetaient le simple fruit des figures subjectives qui les ont eacutecrites Ces systegravemes

entrent les uns avec les autres dans un rapport de neacutegation abstraite Bien qursquoils partagent

lrsquoambition de deacutecrire la totaliteacute du reacuteel ils srsquoeacuterigent neacuteanmoins en niant la qualiteacute de fondement

des autres principes possibles Or puisque le vrai est le Tout le vrai systegraveme de la science

doit laquo contenir en soi tous les principes particuliers4 raquo crsquoest-agrave-dire nrsquoen exclure aucun Il se

1 Nous entendons ici laquo dogmatisme raquo en sa deacutefinition heacutegeacutelienne est dogmatique une position qui se maintient unilateacuteralement laquo agrave cocircteacute de la totaliteacute avec la preacutetention drsquoecirctre quelque chose de particulier de ferme vis-agrave-vis elle raquo (ESP I sect 82 Z 487 [99]) Cf supra p 14 2 Schelling note qursquoil laquo ne saurait y avoir de systegravemes diffeacuterents si nrsquoexistait en mecircme temps un terrain qui leur fucirct commun agrave tous raquo Cf F W J Schelling Lettres sur le dogmatisme et le criticisme Troisiegraveme lettre dans Premiers eacutecrits trad J-F Courtine Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1987 p 163 3 ESP I sect 14 181 [60] 4 ESP I sect 14 181 [60]

31

preacutesente agrave ce titre non pas seulement comme un cercle qui se referme sur lui-mecircme mais

laquo comme un cercle de cercles1 raquo qui contient toutes les philosophies

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Hegel srsquoengage degraves lors dans une

poleacutemique contre la philosophie post-kantienne et sa recherche drsquoune proposition fondamentale

(Grundsatz) qui constituerait le commencement inconditionneacute du savoir Sa charge est surtout

dirigeacutee contre Fichte et son ancien ami Schelling2 Ainsi apregraves srsquoecirctre livreacute agrave une critique de

lrsquoimpasse dogmatique et de la fuite romantique de la neacutegativiteacute Hegel croit similairement

apercevoir dans cette recherche du Grundsatz la tendance agrave faire de lrsquoabsolu un immeacutediat Cette

tendance constitue agrave son avis laquo le principal des nœuds sur lequel la culture scientifique actuelle

srsquoeacutechine sans parvenir encore au degreacute de compreacutehension qursquoil faudrait3 raquo Certes le post-

kantisme dans la mesure ougrave son ambition est preacuteciseacutement lrsquoachegravevement de la philosophie

kantienne admet bien la neacutecessiteacute pour la veacuteriteacute de se preacutesenter sous la figure drsquoun systegraveme

Toutefois en cherchant agrave deacutegager le fondement du systegraveme kantien sous la forme drsquoun principe

inconditionneacute il reconduit agrave une conception trop immeacutediate non speacuteculative de lrsquoabsoluiteacute Il

srsquoagira donc de montrer qursquoil nrsquoy a pas lieu de seacuteparer lrsquoabsolu de sa reacuteflexion dans le discours

une ideacutee deacutejagrave en germe dans la Differenzschrift puis deacuteveloppeacutee agrave nouveau dans la laquo Preacuteface raquo de

la Pheacutenomeacutenologie Ce sera lrsquoobjectif de notre prochaine section

12 ndash LA CRITIQUE DE LA PROPOSITION FONDAMENTALE (GRUNDSATZ)

Dans la section preacuteceacutedente nous avons vu les implications contradictoires des conceptions

dogmatiques et romantiques de la veacuteriteacute qui reacuteduisaient toutes deux la veacuteriteacute agrave une chose morte

en exigeant de celle-ci qursquoelle ait laquo la consistance pure et solide de lrsquoecirctre4 raquo Nous verrons que la

proposition fondamentale partage un deacutefaut semblable soit de ne pas refleacuteter la vie de la chose

mecircme dans son entiegravereteacute La recherche drsquoun premier principe qui confeacutererait au criticisme

kantien lrsquouniteacute lui permettant de srsquoeacuteriger en systegraveme et de surmonter ainsi les dualiteacutes qui le

scindent (sujetobjet formecontenu entendementsensibiliteacute etc) est une preacuteoccupation

constamment reprise dans la philosophie post-kantienne H-G Gadamer note agrave ce propos

1 ESP I sect 15 181 [60] 2 Cf H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 5-6 L Siep Hegelrsquos Phenomenology of Spirit op cit p 56 3 PhE 66 [20] 4 PhE 61 [15-16]

32

laquo Reinhold and Fichte both sought a starting point in which the sides of human knowing which

Kant separates in his Critique of Pure Reason ndash sensibility and understanding ndash could be unified

and grounded That starting point was to be formulated as a Grundsatz or basic proposition1 raquo Il

ajoute que crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font de ce type de proposition le point de deacutepart

inconditionneacute de la science que Hegel les critique2 Un Grundsatz est une proposition qui doit

eacutenoncer ce qui est premier fondamental et agrave ce titre absolu et inconditionneacute Le jeune Schelling

dans Vom Ich poursuit lui aussi la recherche post-kantienne drsquoun tel fondement laquo Degraves lors que

la philosophie commence agrave devenir science il lui faut eacutegalement preacutesupposer un principe

(Grundsatz) suprecircme et par lagrave au moins quelque chose drsquoinconditionneacute3 raquo

Esquissons les propositions fondamentales de Fichte et Schelling avant drsquoexpliquer

pourquoi la science speacuteculative doit prolonger leurs deacutemarches respectives Nous parlons ici de

laquo prolongement raquo car Hegel considegravere que Fichte et Schelling incarnent la science naissante drsquoune

nouvelle eacutepoque mais que cette entreacutee en scegravene nrsquoest pas encore lrsquoeffectuation du tout de la science4

Certains commentateurs ont fait valoir que Hegel introduit de malheureux contresens en lisant

ses deux laquo preacutedeacutecesseurs raquo en 1801 (dans la Differenzschrift) et en 1807 (dans la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie)5 Sans mesurer la justesse des interpreacutetations de Hegel nous souhaitons ici

deacutegager lrsquoesprit de sa critique agrave lrsquoendroit de la proposition fondamentale

Tregraves briegravevement chez Fichte ce premier principe correspond agrave lrsquoacte drsquoautoposition du

moi laquo seul cas ougrave le contenu et la forme soient identiques parce qursquoil srsquoagit drsquoun acte6 raquo Le Moi

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 2 Ibid p 6 3 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect II dans Premiers eacutecrits op cit p 64 4 PhE 72 [27] 5 Voir la remarque de B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 281-282 A Philonenko affirme par exemple laquo que Hegel srsquoest fourvoyeacute dans lrsquointroduction de la premiegravere W-L (1794-95) trop influenceacute par Schelling raquo (cf A Philonenko laquo Introduction raquo dans G W F Hegel Foi et savoir trad A Philonenko et C Lecouteux Paris Vrin 1988 p 73) Cependant pour ce qui est de Schelling un speacutecialiste comme J-F Marquet concegravede ecirctre laquo obligeacute drsquoadmettre le bien-fondeacute [des] critiques [de Hegel] raquo et qursquolaquo agrave leur eacutepoque les critiques de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit eacutetaient entiegraverement justifieacutees raquo malgreacute ce qursquoen ait penseacute Schelling lui-mecircme apregraves coup (cf J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 73 1968 p 171-172) D Henrich soutient quant agrave lui qursquoil laquo est possible de deacuteduire des preacutemisses de Schelling la philosophie propre au seul Hegel raquo Sa thegravese est que Hegel reacutealise effectivement le systegraveme de lrsquounitotaliteacute mais que les exigences de ce systegraveme avaient deacutejagrave eacuteteacute poseacutees par le jeune Schelling Il trace donc le chemin qui marque la continuiteacute du concept heacutegeacutelien de la science avec le programme schellingien (cf D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel dans Lrsquoheacuteritage de Kant Meacutelanges philosophiques offerts au P Marcel Reacutegnier Paris Beauchesne 1982 p 164-165) 6 J Rivelaygue Leccedilons de meacutetaphysique allemande Tome I De Leibniz agrave Hegel Paris Eacuteditions Grasset et Fasquelle 1990 p 156

33

est son propre contenu puisque crsquoest lui qui srsquoautopose et il est forme de lui-mecircme eacutetant donneacute

que lrsquoidentiteacute est poseacutee dans cet acte mecircme laquo Moi=Moi raquo est donc une proposition

fondamentale car elle ne se rapporte agrave aucune condition exteacuterieure et fournit la condition

suprecircme de la science Chez le Schelling du Vom Ich le premier principe est le moi absolu laquo Je

suis parce que je suis1 raquo saisissable immeacutediatement Lrsquointuition intellectuelle est un lieu de

coiumlncidence avec lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire un laquo lieu anteacuterieur agrave la scission moinon-moi raquo et laquo agrave la

scission du sujet et de lrsquoobjet de la nature et de lrsquoesprit2 raquo X Tilliette souligne que laquo Schelling

assimile sans ambages le Moi (absolu) et le ἕν καὶ πᾶν lrsquoexpeacuterience vive de la liberteacute et la

lumineuse seacutereacuteniteacute du regard sur lrsquounivers3 raquo

121 ndash La deacuteficience de tout Grundsatz

Degraves 1801 dans la Differenzschrift Hegel remet en question lrsquoentreprise de fondation du systegraveme

Si le principe de la philosophie ne peut ecirctre exprimeacute en un seul Grundsatz crsquoest en raison des

implications de toute position dans le discours

Il peut arriver que lrsquoon exige du systegraveme comme organisation de propositions que lrsquoAbsolu crsquoest-agrave-dire le fondement de la reacuteflexion existe aussi en lui agrave la maniegravere de la reacuteflexion agrave titre de principe suprecircme absolu (als oberster absoluter Grundsatz) Une telle exigence est entacheacutee drsquoavance drsquoune nulliteacute intrinsegraveque ce que pose la reacuteflexion (ein durch die Reflexion Gesetztes) une proposition implique pour soi une limite et une condition il lta besoin drsquoun autre pour sa fondationgt et ainsi de suite agrave lrsquoinfini Qursquoarrive-t-il si lrsquoon exprime lrsquoAbsolu sous la forme drsquoun principe valable par et pour la penseacutee agrave eacutegaliteacute de forme et de matiegravere [hellip] [Ou bien] le principe nrsquoest pas absolu mais deacuteficient il nrsquoexprime qursquoun concept de lrsquoentendement une abstraction [hellip] [Ou bien] comme proposition il est reacutegi par la loi de lrsquoentendement crsquoest-agrave-dire qursquoune fois poseacute il ne doit pas se contredire en soi ni srsquoabroger (sich aufheben) mais ecirctre poseacute (ein Gesetztes sei) [or] comme antinomie il srsquoabroge4

Dans ce passage Hegel semble avant tout reacutefeacuterer agrave laquo lrsquoeacutegaliteacute de forme et de contenu raquo

de lrsquoautoposition laquo Moi=Moi raquo chez Fichte Cette premiegravere position oblige en effet agrave poser un

second principe laquo MoineNon-Moi raquo dans lequel le Moi trouve sa limitation ou comme le dit

Hegel sa condition Il en reacutesulte que le Grundatz puisqursquoil trouve sa condition dans un terme

1 F W J Schelling Du moi comme principe de la philosophie ou sur lrsquoinconditionneacute dans le savoir humain sect III op cit p 68 2 J Rivelaygue op cit p 173 3 X Tilliette Lrsquointuition intellectuelle de Kant agrave Hegel Paris Vrin 1995 p 57 4 DZ 121 [36] Nous pensons qursquoil vaut mieux choisir une traduction litteacuterale de laquo [hellip] ein durch die Reflexion Gesetztes [hellip] bedarf einen anderen zu seiner Begruumlndung raquo Crsquoest pourquoi nous preacutefeacuterons laquo [hellip] a besoin drsquoun autre pour sa fondation raquo agrave la traduction de B Gilson laquo [hellip] il lui faut se fonder sur quelque chose drsquoautre raquo Nous suivons en cela B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 284-285

34

opposeacute ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme absolu au sens de total Degraves que se voit admise la

neacutecessiteacute drsquoun second terme le premier devient relatif agrave celui-ci Cela est probleacutematique pour la

science puisqursquoelle semble conditionneacutee par un terme exteacuterieur agrave son fondement Une telle

exteacuterioriteacute compromettrait sa tacircche qui est de montrer la neacutecessiteacute de son contenu en tant que

celui-ci est produit par la penseacutee

B Mabille ne limite pas la porteacutee de cette critique formuleacutee par Hegel agrave la WL de Fichte

et remet en doute le laquo lieu commun raquo drsquoun Hegel qui en 1801 adheacutererait sans retenue aux thegraveses

de son ami du Stift Schelling Agrave son avis laquo le texte nous oblige agrave aller plus loin (et mecircme [agrave]

trouver la preacutefiguration du rejet de lrsquoidentiteacute schellingienne de 1807)1 raquo Pourquoi Mabille

explique que Hegel vise ici agrave deacutemontrer lrsquoinsuffisance de toute proposition fondamentale pour

exposer la philosophie absolument une lacune qui srsquoapplique aussi en droit agrave la recherche

schellingienne du Grundsatz La critique deacuteveloppeacutee dans la Differenzschrift contiendrait donc deacutejagrave

les germes drsquoun rejet qui srsquoaffirmera avec plus de radicaliteacute dans la Pheacutenomeacutenologie En reacutesumeacute

Hegel expose la deacuteficience du premier principe en comparant lrsquoexigence poseacutee au deacutepart de la

recherche ndash celle drsquoune proposition qui serait absolue ndash et le reacutesultat ineacutevitablement impliqueacute par

la position elle-mecircme ndash la limitation le besoin drsquoun autre On pourrait parler drsquoune tension drsquoune

contradiction inheacuterente agrave toute proposition fondamentale puisque toute position implique une

limitation B Mabille pointe vers ce que lrsquoon pourrait qualifier de tendance agrave lrsquoautodestruction

du Grundsatz

Ce nrsquoest pas telle ou telle figure du principe-identiteacute qui pegraveche mais le fait mecircme qursquoelle soit poseacutee Crsquoest le participe passeacute substantiveacute Gesetzt qui entraicircne les termes qui destituent le (tout) Grundsatz de son excellence poseacute implique laquo borneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre absolu crsquoest-agrave-dire deacutelieacute de toute contrainte) laquo conditionneacute raquo (alors qursquoil doit ecirctre inconditionneacute) pris dans une chaicircne de conditions agrave lrsquoinfini (alors que lrsquoultime exclut par nature lrsquoindeacutefini ajout drsquoune condition agrave une autre) Cette faillite cette laquo deacuteficience raquo ne tient pas aux limites de notre connaissance mais agrave sa structure Le modegravele pro-positionnel (Satz-setzen) ne permet pas mais empecircche de deacuteterminer lrsquoultime Principe2

Mabille fait ressortir le moment dialectique crsquoest-agrave-dire neacutegatif impliqueacute par la position

du Grundsatz toute position passe dans lrsquoop-position Or pour Hegel la science speacuteculative doit

justement recueillir dans lrsquouniteacute ce passage de la position dans son contraire crsquoest-agrave-dire en faire

1 Ibid p 285 2 Ibid p 285-286

35

un moment de la totaliteacute La logique propositionnelle en est quant agrave elle incapable Puisqursquoelle

est reacutegie par ce que Hegel nomme la laquo loi de lrsquoentendement raquo qui cherche un principe absolu

dans une identiteacute abstraite elle ne peut rendre compte de cette autodestruction du premier

principe et plus profondeacutement de lrsquouniteacute des opposeacutes que la speacuteculation permet de saisir comme

reacutesultat Si laquo poseacute raquo implique laquo borneacute raquo alors il faut un discours qui puisse refleacuteter le devenir de

la position initiale crsquoest-agrave-dire un discours qui ne reacuteduit pas la contradiction agrave une entorse agrave la

logique Il nrsquoy a pas dit Hegel de position qui puisse preacutetendre pour elle-mecircme agrave lrsquoabsoluiteacute qui

ne trouve sa condition hors drsquoelle-mecircme En somme il convient drsquoadmettre que laquo ce qursquoon

appelle un fondement ou un principe de la philosophie degraves lors qursquoil est vrai est eacutegalement faux

par le seul fait deacutejagrave qursquoil est [ne serait-ce que dans la mesure ougrave il est seulement comme]

fondement ou principe1 raquo

En reacuteveacutelant ce qui manque au Grundsatz en le reacutefutant agrave partir de lui-mecircme la penseacutee

speacuteculative surmonte lrsquoidentiteacute abstraite de la position initiale et deacutecloisonne le modegravele

rigidement pro-positionnel baliseacute par lrsquoentendement Contrairement agrave lrsquoentendement pour lequel

le principe laquo ne doit pas se contredire en soi raquo la penseacutee philosophique eacutevite laquo la meacuteprise qui

consiste agrave ne prendre en consideacuteration que son cocircteacute neacutegatif [que sa propre activiteacute neacutegative] et agrave

ne pas prendre eacutegalement conscience de son progregraves et de son reacutesultat dans ce qursquoils ont de

positif2 raquo La penseacutee devient ainsi le deacuteveloppement drsquoun principe qui nrsquoest drsquoabord que comme

commencement comme immeacutediateteacute Si Hegel parle bien de laquo reacutefutation raquo du premier principe

ce qui est reacutefuteacute nrsquoest que la qualiteacute absolue du fondement il srsquoagit donc moins de supprimer

unilateacuteralement ce principe que de montrer que sa veacuteriteacute deacutepend du deacuteploiement systeacutematique

de la totaliteacute De plus comme cette reacutefutation est immanente en tant que crsquoest le principe lui-

mecircme qui srsquoautodiffeacuterencie la science nrsquoest de ce fait plus suspendue agrave une condition exteacuterieure

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit dans un renvoi implicite agrave Fichte et

Schelling Hegel emploie une meacutetaphore qui illustre ce caractegravere seulement partiel de leur

recherche drsquoun Grundsatz parce qursquouniquement relatif au commencement du savoir laquo Lagrave ougrave

nous souhaitons voir un checircne avec toute la robustesse de son tronc le deacuteploiement de ses

branches et les masses de son feuillage nous ne serons pas satisfaits si au lieu de cela on nous

fait voir un gland De la mecircme faccedilon la science dont la frondaison couronne tout un monde de

1 PhE 72 [27] 2 PhE 72 [27]

36

lrsquoesprit nrsquoest pas acheveacutee dans son commencement1 raquo Cette meacutetaphore montre bien que Hegel

ne rejette pas en totaliteacute la position de ses preacutedeacutecesseurs Un tel rejet correspondrait drsquoailleurs agrave

une neacutegation abstraite Il reconduirait ipso facto agrave une position dogmatique qui preacutetendrait se

maintenir seacutepareacutee de ce qursquoelle nie Au contraire Hegel met en eacutevidence que le reacutesultat des

recherches de Fichte et Schelling est bien lrsquoinauguration de quelque chose agrave savoir la science

Comme le dit B Mabille laquo une philosophie qui nrsquoest pas poseacutee ou ex-poseacutee nrsquoest rien2 raquo la question

eacutetant plutocirct de deacuteterminer comment la penseacutee doit srsquoexposer Une philosophie qui se preacuteserverait

pure de lrsquoexposition et ne ferait pas suffisamment droit agrave la deacutetermination precircterait flanc aux

accusations de propheacutetisme que Hegel lance agrave lrsquoendroit du romantisme qui tient lrsquohoros en

horreur Crsquoest en veacuteriteacute le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute qui sous-

tend cette question de lrsquoexposition de la penseacutee comment lrsquoabsolu srsquoexpose-t-il Peut-il se

donner des deacuteterminations finies sans compromettre sa qualiteacute drsquoabsolu

Il faut bien insister sur le fait que pour Hegel la connaissance deacutebute par une opeacuteration

de lrsquoentendement ndash une position une abstraction Hegel admire le pouvoir drsquoabstraction de

lrsquoentendement dont il ne critique que lrsquoactiviteacute unilateacuterale Comme mentionneacute preacuteceacutedemment

(112) le rocircle positif de la reacuteflexion drsquoentendement est drsquoeacutelever le contenu dans la forme de

lrsquouniversaliteacute Cependant cette activiteacute arrecircteacutee agrave ce premier moment du commencement ne

produit qursquoune universaliteacute abstraite Poser une deacutetermination implique drsquoabord de lrsquoabstraire du

tout laquo [L]e commencement le principe ou lrsquoabsolu tel qursquoil est drsquoabord et immeacutediatement

eacutenonceacute est seulement lrsquouniversel la geacuteneacuteraliteacute3 raquo Lrsquouniversaliteacute ne deacutesigne ici que ce qui srsquooppose

agrave toute particulariteacute et meacutediation crsquoest-agrave-dire ce qui nrsquoest pas encore deacuteveloppeacute dans toute sa

richesse (comme lrsquoillustrait la meacutetaphore du gland citeacutee ci-haut) Une universaliteacute concregravete

correspondrait plutocirct au reacutesultat du processus par lequel le contenu srsquoenrichit des meacutediations qui

le ponctuent Des mots comme laquo absolu raquo laquo divin raquo laquo eacuteternel raquo avance donc Hegel ne veulent

rien dire si on limite leur sens agrave lrsquoexpression drsquoune intuition immeacutediate4 la richesse de leur

contenu nrsquoest pas immeacutediatement donneacutee en eux Agrave lrsquoinverse cette richesse est inseacuteparable de la

seacuterie des propositions dans lesquelles le contenu se reacutefleacutechit en deacutepassant son immeacutediateteacute

1 PhE 64-65 [19] 2 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 288 3 PhE 70 [24] Nous soulignons 4 PhE 70 [24]

37

simple Agrave ce sujet Hegel srsquoengage dans un deacutebat avec Fichte et Schelling agrave lrsquoendroit desquels il

formule des critiques diffeacuterentes

122 ndash Lrsquoinachegravevement du systegraveme fichteacuteen

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Fichte est attaqueacute moins frontalement que Schelling

Lorsqursquoil cartographie la culture scientifique naissante Hegel classe la philosophie fichteacuteenne

dans la partie qui laquo ne veut pas deacutemordre de lrsquoimportance de la richesse du mateacuteriau et de

lrsquointelligibiliteacute pour lrsquoentendement1 raquo Son attachement agrave lrsquoentendement la preacuteserve pour une

part des reproches drsquoabstraction que Hegel adresse agrave lrsquoirrationalisme romantique Neacuteanmoins

cet attachement deacutenote une certaine forme drsquounilateacuteraliteacute Dans lrsquoavant-propos de la

Differenzschrift Hegel reproche deacutejagrave agrave Fichte drsquoen demeurer au point de vue de lrsquoentendement2

Parce que la philosophie fichteacuteenne ne laquo deacutemord raquo pas des principes particuliers que

lrsquoentendement fixe et avant tout du premier principe lrsquoabsolu demeure pour elle une promesse

non tenue Les exigences de deacutetermination qursquoelle pose laquo sont justes mais [elles] ne sont pas

remplies3 raquo faute drsquoun moment speacuteculatif qui permettrait drsquoappreacutehender la veacuteriteacute dans son

devenir total

Pour clarifier ce agrave quoi Hegel reacutefegravere lorsqursquoil eacutevoque lrsquoabsence drsquoune veacuteritable speacuteculation

chez Fichte il convient de deacutemarquer leurs conceptions respectives de la processualiteacute du

systegraveme Selon Hegel la progression de la philosophie fichteacuteenne prend en reacutealiteacute la forme drsquoune

reacutegression vers le fondement crsquoest-agrave-dire vers le commencement de la science Or cette reacutegression

implique une veacuteriteacute poseacutee immeacutediatement au deacutepart qui ne devient pas au fil de lrsquoexposition des

actes neacutecessaires de lrsquoesprit humain La veacuteriteacute du premier principe Moi=Moi est certes deacutegageacutee

avec plus drsquoacuiteacute par le philosophe qui opegravere la reacuteflexion mais le contenu ne progresse pour

ainsi dire pas de lui-mecircme au fil de cette exposition En reacutesumeacute cette derniegravere laquo loin drsquoenrichir

le commencement en le re-posant en sa veacuteriteacute advenue ne se preacutesente ici que sous la forme drsquoune

justification reacutetrospective de la veacuteriteacute du point de deacutepart qui reste le mecircme au commencement et agrave

la fin puisque seule la signification qursquoil a pour nous se trouve changeacutee4 raquo La veacuteriteacute du premier

principe demeure donc intacte et identique agrave elle-mecircme de part en part du systegraveme le retour

1 PhE 66 [20] 2 DZ 102-104 [11-14] 3 PhE 66 [20] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 173

38

final au fondement nrsquoen confirme la validiteacute que pour la reacuteflexion exteacuterieure Pour Hegel agrave la

diffeacuterence de Fichte la veacuteriteacute ne peut advenir que dans la mesure ougrave le commencement encore

abstrait se supprime de lui-mecircme pour enrichir son universaliteacute en se deacuteterminant Le systegraveme ne

vise donc pas agrave faire retour agrave ce commencement tel qursquoil est poseacute au deacutepart mais agrave exposer le

processus par lequel celui-ci se meacutediatise neacutecessairement et surmonte par lagrave lrsquoimmeacutediateteacute qui en

faisait une simple preacutesupposition Le commencement nrsquoest pas un principe isoleacute un

inconditionneacute puisque sa veacuteriteacute deacutepend de son autodeacutetermination progressive Il ne trouve de

leacutegitimiteacute et de concreacutetude qursquoen srsquoattachant agrave une seacuterie de conditions desquelles il est

inseacuteparable

Par ailleurs Hegel juge que la reacutegression vers le fondement de la science en plus

drsquoimpliquer une conception statique de la veacuteriteacute demeure incomplegravete chez Fichte Le deacutetour par

lequel le Moi srsquoop-pose un Non-Moi pour revenir agrave lui-mecircme nrsquoest pas susceptible de srsquoachever

en coiumlncidant avec son point de deacutepart ce pourquoi Hegel parlait drsquoexigences laquo non-remplies raquo

de la philosophie fichteacuteenne La Differenzschrift srsquoeacutetait deacutejagrave inteacuteresseacutee dans le deacutetail agrave cet

inachegravevement

Cette impossibiliteacute agrave laquelle aboutit le moi de se reconstruire agrave partir de lrsquoopposition entre la subjectiviteacute et le x issu pour lui de la production inconsciente et de ne faire qursquoun avec sa manifestation srsquoexprime comme suit la synthegravese suprecircme qursquooffre le systegraveme est un devoir La proposition moi eacutegale moi se meacutetamorphose en moi doit ecirctre eacutegal agrave moi le reacutesultat du systegraveme ne revient pas au point de deacutepart1

Pour se reacutefleacutechir comme mentionneacute le Moi doit se poser comme limiteacute par le Non-

Moi le troisiegraveme principe eacutetabli dans la Doctrine de la science deacutecoule preacuteciseacutement de cette

neacutecessiteacute Or Hegel voit une tension insurmontable entre la thegravese de lrsquoabsoluiteacute du Moi (le

premier principe) et la neacutecessiteacute pour le Moi drsquoun choc avec sa limite pour se ressaisir dans son

identiteacute agrave soi (mecircme si faut-il le speacutecifier ce choc est immanent agrave la structure du Moi) Cette

tension repousse vers le Sollen la coiumlncidence de la conscience pure (du Moi absolu) et du Moi

empirique (que Hegel reacutesume dans la formule Moi = Moi + Non-Moi2) Autrement dit la

synthegravese entre le Moi et le Non-Moi que le troisiegraveme principe est censeacute assurer demeure

irreacutemeacutediablement incomplegravete La raison en est que lrsquoidentiteacute du Moi ne saurait ecirctre penseacutee sans

1 DZ 147 [68] 2 DZ 139-140 [58]

39

diffeacuterence lrsquoidentiteacute originelle du Moi ne peut pas ecirctre reacutetablie puisque ce que la position de

lrsquoantithegravese a permis de reacuteveacuteler crsquoest le caractegravere conditionneacute de la thegravese En effet le retour agrave une

identiteacute pure est impossible car le passage de la thegravese agrave lrsquoantithegravese puis agrave une synthegravese montre

que les trois principes sont en veacuteriteacute conditionneacutes les uns par les autres Aucun des trois nrsquoest

absolu mais ils entrent tous eacutecrit Hegel laquo dans la construction de la totaliteacute de la conscience1 raquo

Par exemple lrsquoidentiteacute du premier principe est relative agrave la diffeacuterence (au second principe) parce

que laquo toute affirmation raquo suggegravere C E de Saint-Germain laquo toute thegravese suppose une neacutegation une

antithegravese dont elle se distingue certes mais dont elle a besoin pour se diffeacuterencier drsquoelle et srsquoaffirmer

dans son identiteacute propre2 raquo Lrsquoidentiteacute implique en ce sens une neacutegation de la diffeacuterence toute

identiteacute preacutesuppose ce qursquoelle exclut et est conditionneacutee par cela mecircme qursquoelle nie

Une fois cela admis la raison ne peut plus se satisfaire drsquoun retour agrave une forme drsquoidentiteacute

pure du Moi susceptible drsquoecirctre formuleacutee dans un Grundsatz Une telle proposition ferait en vertu

de sa forme abstraction de la diffeacuterence or laquo la Raison ne trouve pas son expression dans cette

uniteacute abstraite unilateacuterale3 raquo dans la mesure ougrave elle est bien plutocirct laquo la faculteacute de la totaliteacute4 raquo

La speacuteculation authentique doit exposer le mouvement drsquoidentification concregravete du contenu avec

lui-mecircme crsquoest-agrave-dire la maniegravere dont il devient autre que soi se diffeacuterencie de lui-mecircme agrave partir

de lui-mecircme pour reprendre enfin en soi ce deacuteploiement

123 ndash Le formalisme schellingien et le problegraveme de la neacuteantisation du fini

En 1801 dans la Differenzschrift Hegel voyait encore dans lrsquoidentiteacute absolue schellingienne une

formulation de la veacuteritable speacuteculation ainsi que la voie agrave emprunter pour compleacuteter le systegraveme

de la science En 1807 pourtant dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie son ancien compagnon

du Stift est critiqueacute plus veacuteheacutementement que Fichte Lrsquoinsistance de Schelling sur laquo ce qui est

immeacutediatement rationnel et divin5 raquo lrsquoentraicircne dans le piegravege du formalisme Par laquo formalisme raquo

Hegel entend la tendance agrave subsumer laquo sous une forme immuable une multipliciteacute de mateacuteriaux

1 DZ 133 [57] Nous soulignons 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 181 Cf SL I (1832) 104 [121] laquo La deacuteterminiteacute est la neacutegation en tant que poseacutee de faccedilon affirmative crsquoest la proposition de Spinoza Omnis determinatio est negatio cette proposition est drsquoimportance infinie [hellip] raquo 3 DZ 122 [38] 4 DZ 131 [46] 5 PhE 66 [20]

40

trouveacutes agrave lrsquoavance1 raquo Il en deacutecoule pour reprendre la formule de J-M Bueacutee un laquo deacuteficit

speacuteculatif2 raquo dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne soit une incapaciteacute agrave rendre compte de

lrsquoautodiffeacuterenciation du contenu La diffeacuterence et lrsquoopposition y demeurent des moments

exteacuterieurs Crsquoest pourquoi la preacutesentation de ce systegraveme ne reflegravete pas agrave proprement parler

lrsquoautodeacuteveloppement de lrsquoabsolu mais se limite agrave en produire lrsquoillusion

Crsquoest que Schelling allegravegue Hegel preacutetend deacuteployer la science en soumettant tout ce qui

occupe la penseacutee agrave lrsquoIdeacutee absolue Cela pourrait certes donner lrsquoimpression drsquoun enrichissement

progressif de lrsquoIdeacutee agrave mesure de son application agrave une diversiteacute drsquoobjets Il nrsquoen est cependant

rien pour lrsquoobservateur attentif

[Agrave] consideacuterer cette extension de plus pregraves il ne semble pas du tout qursquoelle soit instaureacutee par le fait qursquoune seule et mecircme chose se serait elle-mecircme donneacute une figure progressivement diffeacuterencieacutee mais qursquoelle soit au contraire la reacutepeacutetition sans affiguration drsquoune seule et mecircme chose qui est simplement appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur au mateacuteriau divers et acquiert une ennuyeuse apparence de diversiteacute3

Il y aurait une sorte de subterfuge agrave lrsquoœuvre un laquo systegraveme dialectique avorteacute4 raquo pour

parler comme J-F Marquet dans le proceacutedeacute schellingien parce que tout y est deacutejagrave joueacute

drsquoavance le sujet plaque exteacuterieurement sur une matiegravere laquo deacutejagrave preacutepareacutee et bien connue5 raquo une

ideacutee qursquoil reconnaicirct ensuite dans cette matiegravere LrsquoIdeacutee absolue ne gagne par lagrave aucune

deacutetermination concregravete toute cette semblance de mouvement eacutetant en reacutealiteacute orchestreacutee par le

sujet philosophant qui demeure exteacuterieur au contenu sur lequel il reacutefleacutechit LrsquoIdeacutee absolue

srsquoapparente de ce fait agrave un principe fondamental agrave une proposition drsquoidentiteacute du type laquo A=A raquo

comme laquo dans lrsquoabsolu tout est identique raquo ou laquo tout y est Un6 raquo Lrsquoabsolu schellingien ne saurait

donc srsquoexposer agrave travers son autodiffeacuterenciation puisqursquoil demeure abstraitement identique agrave lui-

1 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo Revue internationale de philosophie Vol 240 20172 p 162 Lrsquoauteur se demande si cette accusation vise directement Schelling ou srsquoil faut en limiter la porteacutee agrave ses eacutelegraveves qui poursuivent lrsquoentreprise drsquoune Naturphilosophie La reacuteponse agrave laquelle parvient Bueacutee est la suivante laquo [I]l semble hors de doute que la cible de la poleacutemique heacutegeacutelienne ndash mecircme si elle srsquoeacutevertue agrave le dissimuler ndash est bien la Naturphilosophie de Schelling lui-mecircme raquo (Ibid p 168) 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164 3 PhE 66-67 [21] 4 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 172 5 PhE 67 [21] 6 PhE 67 [22]

41

mecircme dans sa position immeacutediate sans faire lrsquoeacutepreuve du neacutegatif et de lrsquoalteacuteriteacute1 Malgreacute les

apparences la science chez Schelling en reste conclut Hegel laquo toujours en fait agrave son deacutebut2 raquo

Nous retrouvons ici le problegraveme du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute

mentionneacute plus haut D Henrich le reacutesume en ces termes laquo le fini [le conditionneacute] doit

neacutecessairement ecirctre poseacute comme indeacutependant et en mecircme temps ecirctre aussi supprimeacute dans son

indeacutependance si lrsquounitotaliteacute se trouve assumeacutee3 raquo Autrement dit le conditionneacute ne peut pas

simplement faire face agrave lrsquoabsolu lui ecirctre exteacuterieur par nature car cela aurait pour conseacutequence de

deacuteleacutegitimer la deacutefinition de lrsquoabsolu comme totaliteacute Mais dans le mecircme temps une certaine

autosuffisance doit ecirctre attribueacutee au conditionneacute sans quoi lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune identiteacute

indiffeacuterencieacutee et donc limiteacutee On pourrait en ce cas se repreacutesenter lrsquoabsolu selon la ceacutelegravebre

provocation de la laquo Preacuteface raquo laquo pour la nuit ougrave comme on dit toutes les vaches sont noires4 raquo

Hegel reproche en somme agrave Schelling de ne pas avoir su satisfaire de maniegravere coheacuterente agrave la

double exigence drsquoune relative indeacutependance du contenu fini et drsquoun absolu qui soit unitotaliteacute

D Henrich affirme que ce qui seacutepare fondamentalement Schelling de Hegel est la

volonteacute marqueacutee du second de concevoir laquo la neacuteantisation du fini autrement que comme une

action externe de lrsquoAbsolu sur le fini5 raquo La suppression du fini qui eacutequivaut agrave celle de la

diffeacuterence ne peut en effet pas ecirctre le reacutesultat drsquoune action exteacuterieure puisque cela impliquerait

que le fini nrsquoappartient pas comme tel agrave lrsquoabsolu En outre supprimer la diffeacuterence

exteacuterieurement suppose de lui nier toute effectiviteacute toute indeacutependance Lrsquolaquo examen speacuteculatif raquo

ne consisterait alors plus qursquoen laquo la dissolution de ce qui est diffeacuterencieacute et deacutetermineacute ou plus

exactement [en] son eacutevacuation dans les profondeurs du neacuteant sans plus de deacuteveloppement ni

de justification6 raquo

La solution heacutegeacutelienne au problegraveme de la neacuteantisation du fini dans lrsquoabsolu consiste agrave

deacuteleacuteguer cette suppression au fini lui-mecircme et de penser celle-ci comme une auto-suppression

1 Pour une caracteacuterisation du rapport entre identiteacute abstraite et entendement on consultera B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la Logique au miroir de lrsquoidentiteacute Louvain-la-Neuve Peeters 2017 p 183-184 2 PhE 67 [21] 3 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 163 4 PhE 68 [22] Cf M-A Ricard laquo La question de la liberteacute et lrsquoaffaire de la philosophie le deacutebat manqueacute entre Schelling et Jacobi raquo Science et Esprit Vol 64 20123 p 425 En reacutefeacuterence agrave cette laquo phrase assassine de Hegel raquo lrsquoauteure y parle drsquoun laquo point de vue de lrsquoIndiffeacuterence raquo chez Schelling 5 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 167 6 PhE 67 [22]

42

Comme Hegel le formulera plus tard dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie laquo le fini nrsquoest pas borneacute

simplement du dehors mais se supprime de par sa nature propre et de par lui-mecircme passe en

son contraire1 raquo Par exemple Hegel suggegravere de comprendre la mortaliteacute de lrsquohomme non comme

le fait de circonstances qui agissent exteacuterieurement sur la vie mais comme le signe que la vie

porte en elle-mecircme le germe de la mort crsquoest-agrave-dire sa propre limite Que tout fini se supprime

relegraveve donc de son concept ecirctre fini veut dire se comporter neacutegativement agrave lrsquoeacutegard de soi-mecircme

ecirctre autre que soi2 Hegel parvient ainsi agrave confeacuterer au conditionneacute une certaine effectiviteacute ce qui

faisait agrave son avis deacutefaut dans lrsquoIdeacutee absolue schellingienne Mais pour ne pas trahir lrsquoexigence

drsquounitotaliteacute il doit tout aussi bien marquer la preacutesence de lrsquoabsolu dans le fini lorsque celui-ci se

supprime Cette preacutesence nrsquoest possible que si lrsquoon pose lrsquoidentiteacute de lrsquoabsolu et de lrsquoauto-

suppression du fini penser lrsquoabsolu est la mecircme chose que de penser lrsquoautodestruction de ses

deacuteterminations finies Pour cette raison il faut consideacuterer laquo lrsquoeacutevanescent lui-mecircme [hellip] comme

essentiel3 raquo D Henrich deacutefinit degraves lors lrsquoabsolu heacutegeacutelien comme laquo drsquoun cocircteacute ce dans quoi tout

fini et partant son auto-suppression atteint son but et drsquoun autre cocircteacute en mecircme temps ce fini

eacutegalement dans son processus drsquoauto-suppression4 raquo Lrsquoabsolu reccediloit plus preacuteciseacutement une

double qualification il est agrave la fois la fin (au double sens du mot) de tout contenu fini et le

contenu fini dans sa processualiteacute mecircme Il est lui-mecircme et son autre dans la mesure ougrave la finitude

cesse en lui et qursquoil est cette finitude cheminant vers son achegravevement Lrsquoabsolu est le reacutesultat et

le processus5 il est lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee

Si lrsquoabsolu de Schelling demeurait abstraitement identique agrave lui-mecircme lrsquoabsolu au sens

de Hegel doit au contraire demeurer identique agrave lui-mecircme tout en faisant lrsquoeacutepreuve de lrsquoalteacuteriteacute

La difficulteacute est alors de comprendre comment il peut se rapporter agrave cet autre sans se perdre

Comment cet autre vient-il au contraire concreacutetiser progressivement lrsquoidentiteacute agrave soi de lrsquoabsolu

plutocirct que la dissoudre D Henrich en arrive agrave la conclusion que lrsquoabsolu ne peut se rapporter agrave

son autre (le fini) comme agrave soi-mecircme que parce cette relation est eacutepisteacutemique laquo Ainsi lrsquoAbsolu

conformeacutement au postulat de lrsquoUnitotaliteacute nrsquoest-il pensable que lorsqursquoil est penseacute comme

connaicirctre et cela dans la forme particuliegravere et suprecircme de la connaissance de soi6 raquo Crsquoest donc

1 ESP I Z sect 81 513 [173] 2 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 169 3 PhE 90 [46] 4 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 176 5 Ibid p 176 6 Ibid p 177

43

parce qursquoil est essentiellement connaissance de lrsquoidentiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence que

lrsquoabsolu ne succombe pas irreacuteversiblement agrave son autre en se rapportant agrave lui mais se deacutetermine

plus avant par cette relation En connaissant le processus par lequel tout contenu fini en vient agrave

srsquoabicircmer en lui lrsquoabsolu prend en veacuteriteacute conscience de lui-mecircme et srsquoenrichit des deacuteterminations

de ce contenu La neacuteantisation du fini ne nous laisse plus sur une identiteacute vide abstraite mais

devient la condition du dynamisme de lrsquoabsolu qui se reacutefleacutechissant en elle srsquoidentifie

concregravetement

Pour conclure nous pouvons deacutesormais nous repreacutesenter la position que Hegel srsquoassigne

agrave lui-mecircme dans le panorama qursquoil dessine de la science au tournant du XIXe siegravecle Comme

nous lrsquoavons noteacute la poleacutemique qursquoil megravene contre Fichte et Schelling a davantage pour but de

prolonger leur deacutemarche vers son achegravevement que drsquoinviter la philosophie agrave emprunter une voie

radicalement nouvelle Cependant achever leur deacutemarche implique de reacutefuter le principe

inconditionneacute qui garantissait aux yeux de lrsquoun et de lrsquoautre la scientificiteacute de leurs systegravemes

laquo Reacutefuter raquo signifie ici deacutevelopper ce principe agrave partir de lui-mecircme en reacuteveacutelant son abstraction

premiegravere puis en exposant les meacutediations qui en conditionnent la position Contre Fichte Hegel

fait valoir que la veacuteriteacute du commencement nrsquoest pas poseacutee au deacutepart mais que le premier principe

doit srsquoautodeacutepasser et se suspendre agrave ce qursquoil inaugure pour gagner en concreacutetude Contre

Schelling il srsquoagit de penser la diffeacuterence et le contenu fini de telle sorte que lrsquoabsolu ne les

neacuteantise pas exteacuterieurement mais que cette suppression survienne de leur propre fait Lrsquoidentiteacute

agrave soi de lrsquoabsolu nrsquoest de cette maniegravere plus connue immeacutediatement et la deacutemarche scientifique

ne se reacutesume plus agrave imposer sa forme au contenu particulier Bien plutocirct la science est lrsquoactiviteacute

de lrsquoabsolu lui-mecircme qui se deacutetermine concregravetement en srsquoidentifiant au libre deacuteploiement du

contenu La speacuteculation est le nom que Hegel donne agrave cette reacuteflexion en soi de lrsquoabsolu

13 ndash LrsquoEXTEacuteRIORITEacute DE LA DEacuteMONSTRATION MATHEacuteMATIQUE

Le bilan de lrsquoeacutetat du savoir philosophique en 1807 que nous propose la laquo Preacuteface raquo de la

Pheacutenomeacutenologie contraste eacutegalement sur quelques pages la nature des veacuteriteacutes matheacutematiques de

celle qui appartient agrave la connaissance philosophique Rappelons que la philosophie ne peut

adopter la deacutefinition classique de la veacuteriteacute selon laquelle celle-ci reacuteside dans lrsquoadeacutequation de la

penseacutee avec une chose exteacuterieure la veacuteriteacute correspond plutocirct comme nous lrsquoavons vu (111) agrave

lrsquoaccord du concept avec lui-mecircme La distinction des veacuteriteacutes matheacutematiques et philosophiques

44

par Hegel sert ici une reacuteflexion de laquo meacutetaniveau raquo qui porte sur la meacutethode et la scientificiteacute du

savoir Lrsquoambition qui motive cette reacuteflexion est de montrer que le modegravele de la preuve

matheacutematique ne peut pas valoir pour la science philosophique La validiteacute de la deacutemonstration

matheacutematique se limite agrave une reacutegion particuliegravere drsquoob-jets la grandeur et le nombre (Hegel parle

aussi de la quantiteacute ou de lrsquoUn)1 Hegel est donc critique envers la transposition de la meacutethode

matheacutematique agrave la philosophie En 1812 dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Science de la Logique il

revient sur sa critique pour en reacutesumer lrsquointention

Dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit jrsquoai dit lrsquoessentiel de cette meacutethode et

de faccedilon geacuteneacuterale sur le caractegravere subordonneacutee de la scientificiteacute qui peut avoir cours

dans la matheacutematique [hellip] Spinoza Wolff et drsquoautres se sont laisseacute entraicircner agrave

lrsquoappliquer eacutegalement agrave la philosophie et agrave faire du cheminement exteacuterieur propre agrave

la quantiteacute deacutepourvue-de-concept le cheminement du concept ce qui en et pour soi

est contradictoire2

La mention de Spinoza doit ici attirer notre attention puisqursquoil est sans conteste lrsquoun des

principaux interlocuteurs de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Elle nous reacutevegravele en quelque sorte

lrsquoarriegravere-plan de la critique des matheacutematiques formuleacutee en 18073 Si Hegel juge pertinent de faire

ressortir les limites du discours matheacutematique crsquoest parce que la philosophie spinozienne

procegravede more geometrico suivant lrsquoordre des geacuteomegravetres et qursquoelle connaicirct en Allemagne laquo dans les

anneacutees 1780 dans la fouleacutee de la querelle du pantheacuteisme initieacutee par FH Jacobi dans ses Lettres

agrave M Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza (1785) une eacuteclatante reacutehabilitation

philosophique4 raquo Schelling se deacuteclarera lui-mecircme spinoziste dans une lettre eacutecrite agrave Hegel le 4

feacutevrier 1795 dans laquelle il interpregravete Spinoza agrave la lumiegravere du premier principe deacutegageacute par

Fichte

Je suis entre temps devenu spinoziste Ne trsquoeacutetonne pas Tu vas bientocirct savoir comment ndash Pour Spinoza le monde (lrsquoobjet en opposition au sujet) eacutetait tout pour moi crsquoest le Moi La diffeacuterence essentielle entre la philosophie critique et la philosophie dogmatique me semble reacutesider en ceci que celle-lagrave part du Moi absolu (qui nrsquoest encore deacutetermineacute par aucun objet) tandis que celle-ci part de lrsquoobjet absolu

1 Cf PhE 88 [44] ESP I sect 17 183 [63] 2 SL I 24 [48] 3 Descartes pourrait eacutegalement ecirctre identifieacute comme lrsquoun des points de reacutefeacuterence de cette critique Hegel srsquoexplique notamment avec lui dans lrsquo laquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie Cf PhE 119 [72] 4 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo Laval theacuteologique et philosophique Volume 63 20071 p 21 Voir aussi A Philonenko Lecture de la Pheacutenomeacutenologie de Hegel preacuteface - introduction Paris Vrin 1993 p 80-81

45

ou du Non-Moi La seconde pousseacutee jusqursquoagrave sa derniegravere conseacutequence logique conduit au systegraveme de Spinoza la premiegravere conduit au systegraveme kantien1

Apregraves Schelling Hegel lui-mecircme ne cessera de la Differenzschrift jusqursquoaux Leccedilons sur

lrsquohistoire de la philosophie de srsquoexpliquer avec Spinoza2 La philosophie spinozienne aura ainsi exerceacute

une fascination certaine chez les ideacutealistes post-kantiens et servi drsquoaiguillon dans leur recherche

drsquoune totaliteacute systeacutematique Pour Hegel une mise au clair au sujet de la meacutethode matheacutematico-

geacuteomeacutetrique en philosophie srsquoimposait donc naturellement surtout consideacuterant que Spinoza

conccediloit lui aussi lrsquoabsolu comme totaliteacute (comme πᾶν) Dans cette mise au clair qui aura lieu dans

la laquo Preacuteface raquo la question de la nature de lrsquoabsolu est entre autres abordeacutee parce qursquoelle permet

de mener une reacuteflexion sur la forme susceptible de valoir agrave titre de preuve pour la veacuteriteacute

philosophique Mentionnons agrave cet effet que Spinoza est le premier viseacute par Hegel lorsque celui-

ci enjoint agrave la science drsquoappreacutehender et drsquoexprimer laquo le vrai non comme substance mais tout aussi

bien comme sujet (sondern ebensosehr als Subjekt)3 raquo Aux yeux de Hegel la substance spinozienne

est une chose morte sans mouvement qui contribue agrave entretenir le preacutejugeacute de la fixiteacute de lrsquoecirctre4

En empruntant agrave Euclide la forme de la deacutemonstration Spinoza fixe la veacuteriteacute en posant lrsquoabsolu

(la substance Dieu) comme un axiome dont il deacuteduit le systegraveme La limitation par Hegel du

reacutegime de veacuteriteacute propre aux matheacutematiques est donc eacutegalement sous-tendue par un effort de

vivification de lrsquoabsolu

Quel est le bien-fondeacute de cette limitation Que faut-il trouver probleacutematique dans une

preacutesentation de la science qui se conforme agrave la meacutethode geacuteomeacutetrique Lrsquoargument de Hegel

repose sur une distinction entre la deacutemonstration (qui appartient aux matheacutematiques et agrave la

geacuteomeacutetrie) et lrsquoexposition (qui relegraveve du discours philosophique) La deacutemonstration est un proceacutedeacute

drsquoentendement son mouvement laquo ne ressortit pas agrave ce qui est objet mais est une activiteacute

exteacuterieure agrave la chose5 raquo Le point de deacutepart de la deacutemonstration est un axiome ou un theacuteoregraveme

immeacutediatement eacutevident agrave partir duquel on peut tenir un raisonnement neacutecessaire ou construire

un objet (par exemple une figure geacuteomeacutetrique dans un espace vide) Lrsquoon pourrait dire que la

deacutemonstration srsquoapparente pour Hegel agrave un jugement analytique la preuve ne fait au fond

1 F W J Schelling laquo Lettre agrave Hegel du 4 feacutevrier 1795 raquo dans G W F Hegel Correspondance I trad J Carregravere Paris Gallimard laquo Tel raquo 1990 p 26-27 2 M Robitaille laquo Hegel et le spinozisme dans les anneacutees drsquoIeacutena raquo loc cit p 23 3 PhE 68 [23] 4 Cf supra p 16 5 PhE 86 [42]

46

qursquoexpliciter les proprieacuteteacutes deacutejagrave contenues au deacutepart dans lrsquoobjet agrave construire Agrave lrsquoinverse la

connaissance philosophique reacutesulte de lrsquoexposition du concept mecircme qui se concreacutetise dans le

discours Lrsquoexposition prend la forme drsquoun syllogisme crsquoest-agrave-dire drsquoun laquo processus par lequel

un sujet singulier justifie son contenu particulier au moyen drsquoun principe universel immanent1 raquo

La preuve philosophique est une forme drsquoautojustification du concept qui rend compte de lui-

mecircme en se deacuteterminant

La deacutemonstration matheacutematico-geacuteomeacutetrique nrsquoexpose pas le libre autodeacuteploiement de la

veacuteriteacute La veacuteriteacute matheacutematique ne devient pas Mecircme si elle ne se trouve confirmeacutee comme telle

qursquoau terme de la deacutemonstration cette validation nrsquoest pertinente que pour nous la preuve laisse

intacte lrsquoidentiteacute agrave soi du contenu prouveacute Crsquoest pourquoi les matheacutematiques nrsquoont affaire qursquoagrave

de pures identiteacutes abstraites (les nombres par exemple) Que le contenu soit ou non prouveacute cela

lui est inessentiel Comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo le theacuteoregraveme est certes quelque chose qui est compris comme

vrai par lrsquointelligence (ein als wahr eingesehenes) raquo mais laquo cette circonstance vient srsquoajouter et ne

concerne pas son contenu2 raquo Autrement dit la veacuteriteacute matheacutematique nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun

procegraves mais demeure en soi la mecircme dans sa position de deacutepart (sous la forme drsquoun axiome) ou

dans la construction finale Pour comprendre en quoi cela est probleacutematique il faut srsquointeacuteresser

au rocircle tenu par le geacuteomegravetre ou encore par le sujet philosophant crsquoest-agrave-dire celui qui effectue

la deacutemonstration et agrave son rapport avec ce qui est deacutemontreacute

Hegel fait remarquer comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut que lrsquoessentiel de la

deacutemonstration matheacutematique repose sur une intervention exteacuterieure du geacuteomegravetre Par

laquo intervention exteacuterieure raquo il faut comprendre que lrsquoopeacuteration effectueacutee par le geacuteomegravetre nrsquoest pas

imposeacutee par le contenu lui-mecircme Aussi la construction ne trouve sa justification que dans un

but poseacute avant la deacutemonstration La construction est laquo un ordre qui nous est intimeacute3 raquo Certes

une fois poseacute qursquoil srsquoagit par exemple de construire un triangle eacutequilateacuteral ABC agrave partir drsquoune

droite AB la nature du triangle commande une seacuterie drsquoeacutetapes qui megraveneront neacutecessairement agrave sa

reacutealisation Toutefois ce nrsquoest que parce que le but de la construction fixeacute au deacutepart par le

geacuteomegravetre se confond avec la deacutefinition drsquoun triangle que nous pouvons cheminer jusqursquoagrave celui-

ci Autrement dit il nrsquoy a rien dans la nature de la droite AB elle-mecircme qui commande de lui

1 G Marmasse laquo La logique heacutegeacutelienne et la vie raquo Archives de philosophique Tome 75 20122 p 249 2 PhE 86 [42] 3 PhE 87 [43]

47

enjoindre AC et BC Il nrsquoy a rien non plus dans la nature du triangle qui commande de le

deacutecomposer pour le reconstituer1 Agrave ce titre un apprenti geacuteomegravetre qui souhaiterait reproduire agrave

son tour la construction drsquoune forme (par exemple un triangle) nrsquoaurait drsquoautre choix que

drsquolaquo obeacuteir aveugleacutement agrave la prescription [du geacuteomegravetre] qui enjoint de tracer preacuteciseacutement ces

lignes-lagrave quand [il] pourrait agrave lrsquoinfini en tracer drsquoautres sans deacutetenir drsquoautre savoir que la bonne

croyance que cela sera approprieacute pour la conduite de la deacutemonstration2 raquo Celui qui se tiendrait

au cœur mecircme drsquoune deacutemonstration dont le but ne lui aurait pas eacuteteacute donneacute agrave lrsquoavance ne

disposerait drsquoaucun contenu susceptible de lrsquoorienter dans la marche agrave suivre La deacutemonstration

nrsquoest donc pas ici reacutegleacutee par un mouvement interne qui deacuteterminerait neacutecessairement la relation

des diffeacuterents moments entre eux Tirer telle ligne ou telle autre est une opeacuteration parfaitement

arbitraire si lrsquoon ne sait pas deacutejagrave ougrave lrsquoon doit arriver3 La finaliteacute est externe agrave la deacutemonstration

et non interne comme lrsquoexige la preuve philosophique

Par le fait mecircme le deacuteploiement de la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu qui est agrave

prouver et qui est deacutetermineacute degraves le deacutepart par le geacuteomegravetre ou le matheacutematicien sous la forme

drsquoun principe ou drsquoun axiome Le contenu poseacute au deacutebut est retrouveacute intact agrave la fin ainsi que le

note C E de Saint-Germain

Dans de telles deacutemonstrations en effet le reacutesultat le but final vers lequel srsquoefforce de tendre la deacutemonstration est su drsquoembleacutee il est vu dans les deacutefinitions et theacuteoregravemes qui se preacutesentent comme des veacuteriteacutes immeacutediates non prouveacutees et la deacutemonstration elle-mecircme nrsquoapporte aucune modification au contenu mecircme drsquoougrave lrsquoon eacutetait parti sinon que celui-ci prend la forme une fois la deacutemonstration acheveacutee drsquoune veacuteriteacute prouveacutee4

Le reacutesultat de la deacutemonstration ne ressort pas drsquoun enrichissement progressif du contenu

qui se deacutetermine concregravetement agrave travers ses diffeacuterentes meacutediations La preuve matheacutematique ne

deacutepend que drsquoun sujet exteacuterieur pour lequel cette activiteacute de deacutemontrer est inessentielle au sens ougrave

elle nrsquoimporte que pour lui en tant qursquoil est une intelligence qui cherche agrave srsquoemparer drsquoune veacuteriteacute

qui subsiste deacutejagrave par elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel avance que dans le cas des

1 Cf Euclid The Thirteen Books of the Elements I trad T L Heath New York Dover Publications 1956 p 241-242 2 PhE 87 [43-44] 3 Sur ce point Gadamer nous invite agrave rapprocher la critique heacutegeacutelienne de la deacutemonstration geacuteomeacutetrique et lrsquoaffirmation par Platon de la supeacuterioriteacute de la dialectique sur la neacutecessiteacute des matheacutematiques laquo It is logical then that Hegel would emphasize Platorsquos claim that his dialectic of ideas surpasses the necessity in mathematics In the former there is no need of figures ie of imported constructions adduced prior to the proof ndash which for its part is also extrinsic Rather the course of thought proceeds as Plato puts it in book VI of the Republic strictly from idea to idea without bringing in anything at all from the outside raquo (H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 26) 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 430

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matheacutematiques la deacutemonstration nrsquoest toujours qursquoun moyen en vue de la chose1 un instrument

qursquoil faudrait ideacutealement supprimer En effet degraves lors que lrsquoon admet que laquo la compreacutehension

par lrsquointelligence est une activiteacute qui pour la chose est exteacuterieure[] il srsquoensuit que la chose vraie

en est modifieacutee2 raquo Hegel donne lrsquoexemple drsquoun triangle qursquoon doit mettre en piegraveces pour

deacutemontrer un theacuteoregraveme le temps de la deacutemonstration la veacuteriteacute est pour ainsi dire perdue de

vue3 Proceacuteder more geometrico en philosophie agrave la maniegravere de Spinoza impliquerait ainsi de

consacrer une fracture entre la preuve et ce qui est agrave prouver La justification eacutetant donneacute qursquoelle

altegravere (au moins temporairement) son objet en portant exteacuterieurement sur lui nrsquoest rien de plus

qursquoun laquo mal neacutecessaire raquo en vue de saisir la veacuteriteacute du contenu En reconduisant cette fracture

Spinoza ne peut soutenir qursquoune conception abstraite et immeacutediate de Dieu crsquoest-agrave-dire drsquoun

absolu qui nrsquoest en deacutefinitive poseacute que comme un theacuteoregraveme Cela signifie du mecircme coup que

lrsquoeacutenonciation du systegraveme spinozien ne revecirct aucune neacutecessiteacute en regard de lrsquoabsolu qursquoil vise il

nrsquoen est que la preacutesentation contingente

Ce que la deacutemonstration a en vue crsquoest le reacutesultat seul qui ne porte plus en lui les traces

du chemin emprunteacute par lrsquointelligence pour y aboutir Ce chemin ne revecirct aucune signification

positive ne nous indique rien sur la chose qui est prouveacutee par lui Pour cette raison Hegel peut

affirmer que laquo dans la connaissance matheacutematique le caractegravere essentiel de la deacutemonstration est

encore loin drsquoavoir pour signification et nature drsquoecirctre un moment du reacutesultat proprement dit

dans ce reacutesultat elle est au contraire quelque chose qui est passeacute et disparu4 raquo On discerne plus

clairement ce qui distingue drsquoune part lrsquoabsolu que Hegel peut qualifier drsquolaquo effectif raquo qui est

reacutesultat comme advenir agrave soi-mecircme et drsquoautre part le reacutesultat abstrait de la deacutemonstration

geacuteomeacutetrique dont la veacuteriteacute vaut en-dehors de celle-ci et pourrait mecircme ecirctre reprise

immeacutediatement agrave titre drsquoaxiome pour lrsquoeacutelaboration drsquoun nouveau theacuteoregraveme C E de Saint-

Germain affirme en somme qursquolaquo agrave la diffeacuterence des veacuteriteacutes matheacutematiques les veacuteriteacutes philosophiques

reacuteveacuteleacutees par le deacutevoilement de la chose mecircme incluent en elles leur propre genegravese [et] elles ne sont pas

exprimables en formules qui vaudraient de maniegravere toutes faites5 raquo La veacuteriteacute matheacutematique

nrsquoinclut pas en soi sa propre genegravese elle nrsquoa pas laquo drsquohistoire raquo seul le sujet-geacuteomegravetre peut la

reacutefleacutechir ou la formuler exteacuterieurement de maniegravere contingente Or ce qui inteacuteresse le

1 PhE 86 [42] 2 PhE 86 [43] 3 PhE 86 [43] 4 PhE 86 [42] 5 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 435

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philosophe speacuteculatif crsquoest le procegraves par lequel la chose mecircme se deacutetermine en parcourant ses

propres moments Ces moments ne consistent pas en de simples moyens en vue de la chose mais

ils doivent ecirctre conserveacutes dans leur disparition mecircme crsquoest-agrave-dire dans la poursuite du procegraves

au fil de lrsquoexposition de la science (ce qui correspond pour Hegel agrave lrsquoAufhebung) Pour cette

raison Hegel oppose la meacutethode dialectique agrave la meacutethode matheacutematique M Fœssel contraste

lrsquoune et lrsquoautre dans un passage qui nous permet de syntheacutetiser le propos de cette section et

drsquoouvrir en mecircme temps sur lrsquoobjet du prochain chapitre

Si dans les matheacutematiques [hellip] la deacutemonstration peut ecirctre consideacutereacutee comme un acquis sur lequel il nrsquoest pas agrave revenir la dialectique philosophique fait en revanche de la preuve un moment du reacutesultat Il nrsquoy a pas de theacuteoregraveme en philosophie parce que le neacutegatif eacutepisteacutemologique (le faux comme lrsquoillusoire) demeure essentiel agrave la production du vrai1

Il en ressort que le discours philosophique srsquoil se propose de refleacuteter laquo lrsquoeffectiviteacute et le

mouvement de la vie et de la veacuteriteacute2 raquo doit pouvoir faire connaicirctre la signification positive ou

pour le dire comme Hegel lrsquoessentialiteacute du passage lrsquoun dans lrsquoautre des diffeacuterents moments qui

jalonnent ce mouvement Puisque chacun de ces moments nrsquoest qursquoun moment une meacutediation

qui reacutesulte de la neacutegation de son autre le discours philosophique doit eacuteriger la contradiction elle-

mecircme en moment positif Un tel discours dans lequel les penseacutees deacutetermineacutees laquo ne peacuterexistent

pas mais tout aussi bien qursquoelles sont neacutegatives et eacutevanescentes [sont] aussi des moments

neacutecessaires positifs3 raquo se nomme dialectique La tacircche qui nous revient doreacutenavant est

drsquoexaminer ce qursquoest la dialectique et pourquoi elle constitue le vrai concept de deacutemonstration

philosophique selon Hegel

1 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo dans J-F Kerveacutegan et B Mabille (dir) Hegel au preacutesent Une relegraveve de la meacutetaphysique Paris CNRS Eacuteditions 2012 p 255 2 PhE 90 [46] 3 PhE 90 [46]

50

Chapitre deux

Le concept de deacutemonstration philosophique la meacutethode

dialectique

Agrave la fin de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie pour conclure sa critique des conceptions abstraites

de lrsquoabsolu dans lesquelles la preuve ne constitue qursquoune deacutemarche externe au contenu prouveacute

Hegel note que cette seacuteparation est la conseacutequence drsquoun point de vue historique drsquoune

deacuteleacutegitimation de la dialectique laquo Mais depuis que la dialectique a eacuteteacute seacutepareacutee de la preuve crsquoest

en fait le concept de deacutemonstration philosophique qui srsquoest perdu1 raquo Hegel demeure silencieux

quant agrave la reacutefeacuterence preacutecise agrave laquelle le lecteur doit rattacher cette seacuteparation dans lrsquohistoire de

la philosophie Jusqursquoougrave le discreacutedit qui pegravese sur la dialectique remonte-t-il Certains interpregravetes

dont J Hyppolite soutiennent que laquo crsquoest Kant qui a seacutepareacute la dialectique de la deacutemonstration2 raquo

Chez Kant la dialectique deacutesigne dans son usage chez les anciens une logique de lrsquoapparence

crsquoest-agrave-dire laquo un art sophistique de donner agrave son ignorance voire agrave ses illusions deacutelibeacutereacutees le

vernis de la veacuteriteacute3 raquo Pour Gadamer la perte du concept de deacutemonstration philosophique

commencerait degraves la disqualification de la dialectique par Aristote qui limite sa fonction agrave une

simple propeacutedeutique pour lrsquoeacutepisteacutemegrave4

Ce qui nous inteacuteresse toutefois le plus dans la remarque de Hegel est qursquoelle implique

que lrsquohistoire de la philosophie a deacutejagrave donneacute agrave voir si ce nrsquoest la pleine actualisation agrave tout le

moins une ou des preacutefigurations du concept positif de deacutemonstration qursquoil souhaite mettre au

jour Lrsquointroduction de la Science de la Logique nous permet drsquoailleurs drsquoinscrire la dialectique

heacutegeacutelienne dans une filiation double de source antique et moderne Hegel y affirme que Platon

a bien que sans une conscience claire de sa finaliteacute positive reacuteveacuteleacute un aspect essentiel de la

1 PhE 105 [61] 2 G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note 108 J Hyppolite srsquoappuie lui-mecircme sur une remarque proposeacutee par lrsquointerpregravete italien E de Negri dans sa traduction de la Pheacutenomeacutenologie (G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri Florence La Nuova Italia 1933 p 57) 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61B 86] 4 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6 Gadamer nous preacutevient toutefois que malgreacute ce deacuteclassement du rocircle de la dialectique par le Stagirite Hegel attribue un meacuterite speacuteculatif certain agrave la philosophie aristoteacutelicienne laquo For in fact Hegel expressly emphasizes that the procedure of scientific demonstration which Aristotle works out in his logical analysis apodeiksis is in no way the same as Aristotlersquos actual philosophical procedure raquo

51

dialectique1 Quant agrave Kant sa description des raisonnements dialectiques laisse seulement

deviner cette finaliteacute positive Dans la laquo Dialectique transcendantale raquo Kant fait la preuve en

mettant en eacutevidence leur contradiction que les connaissances meacutetaphysiques ne sont

qursquoapparentes Les raisonnements dialectiques ne peuvent que deacuteboucher sur un laquo concept

probleacutematique raquo de laquo lrsquoobjet qui correspond agrave une Ideacutee2 raquo Ils exposent le caractegravere indeacutecidable

du vrai car les thegraveses qursquoils examinent se contredisent mutuellement

Dans la premiegravere section de ce chapitre (21) nous retracerons cette laquo petite histoire raquo de

la dialectique proposeacutee par Hegel Nous tacirccherons de deacutegager la contribution de Platon et de

Kant au deacuteveloppement de ce que Hegel nomme parfois la laquo meacutethode raquo du systegraveme (221) Nous

disseacutequerons pour finir le mouvement de la deacutemonstration philosophique exposeacute dans les

paragraphes sect 80-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (222) Ce mouvement allie la dialectique et la speacuteculation

ndash lrsquoune nrsquoallant pas sans lrsquoautre selon Hegel

21 ndash LrsquoHISTOIRE DE LA DIALECTIQUE SELON HEGEL

211 ndash Neacutegativiteacute et speacuteculation dans la dialectique platonicienne

Drsquoun point de vue philologique aussi bien que philosophique lrsquointerpreacutetation par Hegel de la

dialectique platonicienne a eacuteteacute deacuteterminante dans la reacuteception de certains dialogues de Platon

Gadamer nous apprend en effet

[Hegel] is the first to actually grasp the depth of Platorsquos dialectic He is the discoverer of truly speculative Platonic dialogues the Sophist Parmenides and Philebus which did not even exist for eighteen-century philosophy and which only because of him were recognized as the real core of Platorsquos philosophy in the following period which lasted until the feeble attempts in the middle 1800s to demonstrate that these works were spurious3

Une portion importante des cours sur Platon preacutesenteacutes dans Leccedilons sur lrsquohistoire de la

philosophie est drsquoailleurs consacreacutee agrave la dialectique Pour Gadamer cet inteacuterecirct marqueacute de Hegel

envers la dialectique platonicienne indique qursquoil y voit un laquo modegravele raquo pour la preuve

1 SL I 27-28 [51-52] Cette filiation eacutetablie par Hegel nous oblige agrave nuancer lrsquohypothegravese de J Hyppolite au sujet de lrsquoorigine historique de la rupture entre la dialectique et la deacutemonstration Hegel offre une lecture bivalente du traitement de la dialectique par Kant et ne peut avoir consideacutereacute son preacutedeacutecesseur unilateacuteralement responsable de la perte du concept de deacutemonstration philosophique dans la mesure ougrave la Dialectique transcendantale deacutecouvre comme nous le verrons le principe mecircme de la dialectique soit la neacutecessiteacute de la contradiction 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 358 [A 339B 397] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

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philosophique Hegel comprendrait sa propre meacutethode comme une forme drsquoaccomplissement

de lrsquoexamen dialectique des propositions chez Platon1 Lrsquoexercice auquel se livre Hegel dans les

Leccedilons consiste en fait en un effort de discrimination Qursquoest-ce qui dans la dialectique telle que

les dialogues platoniciens la preacutesentent appartient essentiellement agrave lrsquoexposition de la

philosophie Quel trait au contraire faut-il rejeter en elle en tant qursquoil est soit simplement

contingent soit inauthentique Les dialogues que Hegel classe dans la cateacutegorie des laquo entretien[s]

socratique[s]2 raquo (die sokratischen Unterredungen) entravent selon lui la mise en lumiegravere du caractegravere

speacuteculatif de la dialectique chez Platon En reacutealiteacute Hegel opegravere une distinction stricte entre la

penseacutee de Socrate et de Platon agrave lrsquointeacuterieur mecircme de lrsquoœuvre platonicienne un trait jusque-lagrave

ineacutedit chez les historiens allemands de la philosophie comme le fait remarquer J-L Vieillard-

Baron3 La dialectique socratique est preacutesenteacutee dans les dialogues dits laquo aporeacutetiques raquo ainsi que

dans ceux qui mettent en scegravene la maiumleutique par exemple le Meacutenon et le Protagoras4 La fonction

des entretiens socratiques est essentiellement peacutedagogique il srsquoagit drsquoeacutelever lrsquointerlocuteur agrave

partir de son point de vue immeacutediat singulier jusqursquoagrave la conscience de lrsquouniversel De la lecture

de Hegel il est possible de faire ressortir trois aspects qui limitent la porteacutee speacuteculative de la

dialectique socratique

1 Lrsquoecirctre-donneacute de son point de deacutepart nrsquoest toujours eacuteleveacute qursquoimparfaitement dans la

forme du concept La dialectique socratique deacutebute avec les repreacutesentations sensibles

contingentes et singuliegraveres des interlocuteurs crsquoest-agrave-dire avec la doxa Toutefois la discussion

ne parvient pas agrave revenir sur ce commencement pour lui octroyer une signification positive et

neacutecessaire Par laquo signification neacutecessaire raquo nous ne voulons pas dire que le point de deacutepart de la

dialectique devrait ecirctre deacutepourvu de toute preacutesupposition absolument pur comme mentionneacute

ci-dessus Plutocirct ce point de deacutepart est un immeacutediat dont le contenu lorsque la penseacutee parvient

agrave le reacutefleacutechir jusqursquoau bout en vient agrave srsquoinscrire au sein drsquoun processus dont la signification est

rationnelle5 Ainsi le preacutetexte du dialogue chez Platon et surtout dans les entretiens socratiques

1 Ibid p 6 2 LHP 3 439 [69] 3 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 268-269 Lrsquoauteur avait deacutejagrave fait ressortir cette distinction dans J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo Revue de meacutetaphysique et de morale Vol 78 1973 p 406 4 J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 269 5 Pour un traitement du thegraveme de lrsquoimmeacutediateteacute et de sa leacutegitimation au fil du processus dialectique on consultera G Marmasse laquo Hegel et le retard de la fondation raquo dans G Marmasse et A Schnell Comment fonder la philosophie Paris CNRS Eacuteditions 2014 p 265-280 Lrsquoauteur y deacutefend la thegravese suivante laquo Le donneacute ndash lrsquoimmeacutediateteacute ndash nrsquoest pas un mythe mais un point de deacutepart [chez Hegel] Et la fondation nrsquoest pas circulaire dans la mesure ougrave le terme final

53

interfegravere parfois avec la pureteacute du mouvement dialectique Cette contingence met en peacuteril sa

rationaliteacute dans la mesure ougrave des consideacuterations exteacuterieures agrave lrsquoexamen peuvent influencer son

cours par exemple les viseacutees peacutedagogiques ou morales de Socrate Lrsquoenchaicircnement des penseacutees

dans la maiumleutique ne se traduit pas toujours par une liaison neacutecessaire des deacuteterminations

examineacutees crsquoest-agrave-dire par un mouvement commandeacute par le contenu mecircme de ce qui est penseacute

Le concept ne se trouve donc pas eacuteleveacute en lui-mecircme et agrave partir de lui-mecircme agrave lrsquouniversaliteacute mais

demeure un simple donneacute particulier contingent1 Le dialogue ne parvient pas en derniegravere

instance agrave montrer la rationaliteacute des thegraveses deacutefendues par les interlocuteurs

2 Le plus souvent la dialectique socratique se contente drsquoecirctre une action reacutefutative

Hegel affirme agrave ce sujet qursquoelle laquo a pour une part seulement lrsquointention de dissoudre et de reacutefuter

par elles-mecircmes des affirmations limiteacutees et [que] pour une part elle a en geacuteneacuteral le neacuteant pour

reacutesultat2 raquo Entendue ainsi la dialectique se reacutesume agrave un art de troubler les repreacutesentations finies

de confondre chaque point de vue particulier en tant qursquoil relegraveve simplement de lrsquoopinion Selon

Hegel rien ne distingue agrave ce niveau Socrate du Sophiste Chez lrsquoun comme chez lrsquoautre le

particulier est dissolu laquo en tant qursquoon montre sa finitude la neacutegation qui est preacutesente en lui en

tant qursquoon montre qursquoil nrsquoest pas en reacutealiteacute ce qursquoil est mais qursquoil passe dans son contraire qursquoil

comporte une limite une neacutegation de soi qui lui est essentielle raquo bref laquo qursquoil est un autre que ce

pour quoi on le prend3 raquo Par exemple on montre le caractegravere borneacute toujours changeant

conditionneacute de la singulariteacute sensible Encore une fois en raison de leur viseacutee peacutedagogique qui

consiste agrave susciter le besoin de la science chez la conscience naturelle4 les sokratischen

ne fonde pas le commencement mais ne fonde que lui-mecircme Drsquoune certaine maniegravere donc de mecircme que le baron de Muumlnchhausen srsquoeacutelegraveve du sol en se suspendant agrave sa natte la processualiteacute heacutegeacutelienne consiste agrave conqueacuterir sa leacutegitimiteacute en se suspendant agrave quelque chose drsquohypotheacutetique et drsquoexteacuterieurement conditionneacute raquo (Ibid p 265-266) Il faudrait examiner cette hypothegravese du point de vue de la logique laquelle puisqursquoelle appartient agrave la sphegravere de la penseacutee pure commence drsquoembleacutee dans lrsquoeacuteleacutement de lrsquouniversaliteacute 1 G Marmasse propose la caracteacuterisation suivante antique dans lrsquoesprit du concept de penseacutee chez Hegel elle est lrsquolaquo acte drsquoeacutelever en soi-mecircme le donneacute particulier agrave lrsquouniversel raquo (G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 76) 2 SL I 27 [51] 3 LHP 3 435-436 [64] 4 Cet aspect eacutethique de la dialectique platonicienne nrsquoest pas pour autant neacutegligeacute ni rejeteacute par Hegel mecircme srsquoil nrsquoen traite pas directement dans la section des Leccedilons consacreacutees agrave la dialectique J-L Vieillard-Baron nomme laquo dialectique ascendante raquo cette eacuteleacutevation de la conscience naturelle agrave lrsquouniversaliteacute Il conviendrait de se tourner vers la lecture par Hegel de lrsquoalleacutegorie de la caverne pour un exposeacute sur cette dialectique ascendante Si Hegel ne lrsquointegravegre pas agrave son analyse de la dialectique agrave proprement parler laquo crsquoest que la dialectique ascendante est pour lui lrsquoimage des degreacutes franchis par la connaissance avant drsquoarriver agrave la philosophie raquo Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 249 LHP 3 411-416 [36-42]

54

Unterredungen se limitent le plus souvent agrave une activiteacute neacutegative (reacutefutative) et deacutebouchent sur des

apories ou provoquent la confusion Au mieux ces dialogues eacuteveillent une conscience du

manque et produisent une orientation vers lrsquouniversel (le beau le bien le juste) mais cette

injonction se maintient dans la sphegravere de la repreacutesentation Ils suscitent lrsquoaspiration sans donner

les moyens de la remplir ce qui impliquerait de peacuteneacutetrer la sphegravere de la penseacutee pure speacuteculative

dans laquelle lrsquouniversel est examineacute en et pour lui-mecircme1

3 La dialectique dont on nrsquoaperccediloit que le cocircteacute neacutegatif srsquoapparente agrave une meacutethode

exteacuterieure au contenu Il nrsquoest guegravere surprenant aux yeux de Hegel qursquoon ait souvent compris

et critiqueacute de telle faccedilon la dialectique platonicienne en srsquointeacuteressant surtout aux dialogues

socratiques et qursquoon lrsquoait ainsi reacuteduite laquo agrave un faire (ein Tun) exteacuterieur et neacutegatif qui

nrsquoappartiendrait pas agrave la Chose mecircme et qui aurait son fondement dans la simple vaniteacute

[entendue] comme une tentative subjective pour eacutebranler et dissoudre ce qui est ferme et vrai2 raquo

Ce troisiegraveme aspect recoupe les deux preacuteceacutedents et en constitue pour ainsi dire la synthegravese

puisque la dialectique socratique srsquoapparente agrave un art de confondre le point de vue fini et qursquoelle

est guideacutee par des preacuteoccupations eacutethiques son mouvement ne relegraveve pas de la vie de la chose

mecircme Le dialecticien (Socrate) apparaicirct comme le deacutetenteur drsquoune technique qursquoil sait appliquer

indeacutependamment de ce dont il est discuteacute Cette apparence pourrait laisser penser agrave tort que la

dialectique nrsquoest qursquoune meacutethode qui eacutetant donneacute qursquoelle se surajoute au contenu nrsquoest

aucunement neacutecessaire agrave la science voire la contredit Cette fausse perception consacre une

fracture entre le discours philosophique et son objet en faisant deacutependre le deacuteploiement du

premier drsquoun sujet qui ne pose pas lui-mecircme de thegravese mais se contente de reacuteveacuteler la vaniteacute de

toute position

Neacuteanmoins en portant davantage attention agrave la penseacutee de Platon lui-mecircme et surtout

aux dialogues tardifs3 il est possible de voir qursquoelle nrsquoest pas un art strictement eacuteristique La

dialectique affiche un reacutesultat positif et ce mecircme si Platon ne nous le livre pas consciemment

1 LHP 3 439 [68] Agrave travers Platon Hegel semble en fait critiquer Fries son contemporain pour lequel la philosophie devait produire lrsquoeacuteleacutevation Ceux qui se satisfont des belles promesses que font miroiter les dialogues de Platon sans srsquointeacuteresser plus avant agrave leur contenu speacuteculatif sont pareils aux disciples de Fries laquo Le cœur rempli du vrai du beau et du bien ils voudraient les connaicirctre et les contempler et savoir ce que nous devons faire ils ont eacutetudieacute Fries et Dieu sait qui ils ont le cœur gonfleacute de bonne volonteacute raquo 2 SL I 28 [51] 3 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 6-7

55

Certains dialogues platoniciens preacutesentent autrement dit la dialectique en son essence sans

toutefois reacutefleacutechir leur propre reacutesultat

Selon son concept la veacuteritable dialectique consiste agrave montrer le mouvement neacutecessaire des concepts purs mais non pas comme si elle les dissolvait ainsi dans le neacuteant son reacutesultat est au contraire justement qursquoils sont ce mouvement et (si lrsquoon exprime ce reacutesultat de faccedilon simple) que lrsquouniversel est preacuteciseacutement lrsquouniteacute de tels concepts opposeacutes Nous ne trouvons pas chez Platon il est vrai la parfaite conscience de cette nature dialectique mais la dialectique elle-mecircme crsquoest-agrave-dire lrsquoessence absolue connue de cette maniegravere dans des concepts purs et la preacutesentation du mouvement de ces concepts1

Trop drsquointerpregravetes2 fait valoir Hegel ont rateacute la dimension proprement speacuteculative de la

dialectique platonicienne qui est pourtant la plus importante Le simple fait que Platon se soit

opposeacute agrave la dialectique seulement ratiocinante (nur raumlsonierende Dialektik) des Sophistes nous invite

agrave partir agrave la recherche du caractegravere positif des dialogues Crsquoest la partie la plus difficile pour le

lecteur concegravede Hegel agrave un tel point que lrsquoon serait autoriseacute agrave parler de cette dimension

speacuteculative comme drsquoun laquo eacuteleacutement eacutesoteacuterique de la philosophie platonicienne raquo Il ne srsquoagit pas

par lagrave drsquoaffirmer lrsquoexistence drsquoune doctrine platonicienne secregravete reacuteserveacutee aux initieacutees Hegel veut

plus simplement dire que la speacuteculation demeure un motif cacheacute si notre attention demeure fixeacutee

sur la dissolution des repreacutesentations3

Certains dialogues eacutevitent mieux que les autres les trois eacutecueils mentionneacutes ci-haut

nommons le Sophiste le Philegravebe et surtout le Parmeacutenide laquo chef drsquoœuvre le plus ceacutelegravebre de la

dialectique platonicienne raquo parce qursquoil preacutesente laquo la dialectique proprement dite sous sa forme

acheveacutee4 raquo Le mouvement est ici celui des concepts purs par exemple lrsquoun et le multiple lrsquoecirctre et

le non-ecirctre lrsquoinfini et le limiteacute Aucune consideacuteration exteacuterieure agrave lrsquoexamen lui-mecircme nrsquoest

impliqueacutee5 Bien plutocirct lrsquoexamen est la preacutesentation du mouvement des concepts Mecircme sans

1 LHP 3 433-434 [62] Nous soulignons 2 Hegel vise au premier chef deux historiens de la philosophie de lrsquoUniversiteacute de Marbourg W G Tennemann (1761-1819) qui avait publieacute un System der Platonischen Philosophie en quatre volumes (1792-1795) et D Tiedemann (1748-1803) qui dans ses Argumenta dialogorum Platonis (1786) deacuteconsideacuterait le contenu philosophique du Parmeacutenide Cf LHP 3 436 [65] et la note 3 de la p 614 des laquo Notes compleacutementaires raquo proposeacutees par le traducteur (P Garniron) 3 LHP 3 446 [76-77] 4 LHP 3 448 [79] 5 Cette thegravese serait remise en question aujourdrsquohui par plusieurs interpregravetes de Platon qui tiennent le contexte pour deacuteterminant et ce mecircme dans les dialogues tardifs Pour une lecture en ce sens du Parmeacutenide on consultera F J Gonzalez laquo Shattering Presence Being as Change Time as the Sudden Instant in Heideggerrsquos 1930-31 Seminar on Platorsquos Parmenides raquo Journal of the History of Philosophy Vol 57 20192 p 313-338 Lrsquointerpregravete srsquointeacuteresse au

56

une claire systeacutematisation du mouvement dialectique sans une laquo parfaite conscience de la nature

dialectique raquo ces recherches permettent drsquoappreacutehender lrsquouniteacute qui se deacutegage du mouvement

drsquoauto-neacutegation de lrsquouniversel en lui-mecircme et donc de la traverseacutee des contraires Le lien entre

penseacutee speacuteculative et dialectique est en reacutealiteacute si serreacute que Hegel se permet drsquoaffirmer que laquo la

consideacuteration des penseacutees pures en soi et pour soi se nomme dialectique1 raquo La dialectique est

lrsquoexposition de lrsquoideacutee qui srsquoautodeacutetermine et reprend en soi ses moments contradictoires

Le mouvement dialectique dans la penseacutee a maintenant rapport agrave lrsquouniversel Crsquoest la deacutetermination de lrsquoideacutee elle est lrsquouniversel mais comme ce qui se deacutetermine soi-mecircme lequel est concret en soi-mecircme Ceci se produit seulement srsquoil y a mouvement au sein des penseacutees qui recegravelent opposition diffeacuterence Lrsquoideacutee est alors lrsquouniteacute de ces diffeacuterences ainsi est-elle ideacutee deacutetermineacutee Crsquoest lagrave un aspect principal de la connaissance2

Ce passage des Leccedilons propose une interpreacutetation originale de lrsquoεἶδος chez Platon Hegel

y comprend lrsquoεἶδος comme srsquoil eacutetait sujet crsquoest-agrave-dire comme ce qui se pose dans son autre et se

sait en lui autrement dit comme genre ou ideacutee Lrsquoεἶδος platonicien ne tire donc pas sa

deacutetermination pour Hegel drsquoune opeacuteration drsquoabstraction simplement ratiocinante et exteacuterieure

au contenu une telle opeacuteration de lrsquoentendement ne ferait toujours qursquoamputer lrsquoideacutee de ses

deacuteterminations particuliegraveres en lrsquoarrachant agrave celles-ci Lrsquouniversaliteacute non pas abstraite mais

concregravete de lrsquoideacutee est exhibeacutee selon le mot de J-L Vieillard-Baron au moyen drsquoun laquo coup de

pouce heacutegeacutelien aux textes de Platon raquo Hegel transforme en effet lrsquoεἶδος chez Platon laquo en acte

de se poser eacutegal agrave soi [en] acte de se reacutefleacutechir en soi3 raquo Pour lrsquoideacutee srsquoautodeacuteterminer signifie

examiner la validiteacute de ses propres deacuteterminations reacuteveacuteler la contradiction contenue en chacune

drsquoelles et montrer leur passage les unes dans les autres

Dans cette optique comme le note M Fœssel aucune des deacuteterminations de lrsquoideacutee

aucune des penseacutees pures consideacutereacutee isoleacutement ne peut preacutetendre agrave lrsquoabsoluiteacute mais voit sa

leacutegitimiteacute limiteacutee lagrave mecircme ougrave elle se contredit et passe dans son autre4 Ce qui est veacuteritablement

vrai crsquoest le mouvement total des penseacutees pures Rappelons que la leacutegitimiteacute de la totaliteacute-

Parmeacutenide en reconstruisant minutieusement le fil argumentatif drsquoun seacuteminaire encore meacuteconnu donneacute par Heidegger en 1930-31 1 LHP 3 437 [67] 2 LHP 3 439 [68] 3 J-L Vieillard-Baron laquo Les leccedilons de Hegel sur Platon dans son histoire de la philosophie raquo loc cit p 412 Lrsquoauteur ne va pas sans noter que laquo la conception de la penseacutee comme acte de se reacutefleacutechir en soi-mecircme est tout agrave fait eacutetrangegravere agrave Platon raquo 4 M Fœssel laquo Hegel sans la dialectique raquo op cit p 254

57

mouvement tient agrave sa forme reacuteflexive qui permet de mettre en lumiegravere la connexion des

deacuteterminations de la penseacutee1 Ainsi pour le dire avec Gadamer le trait insigne que Hegel fait

valoir dans la dialectique platonicienne est la communauteacute des ideacutees laquo Platorsquos underlying

conviction [hellip] is that there is no truth of a single idea and accordingly that isolating an idea

always means missing the truth2 raquo Bref puisque les εἴδη sont toujours lieacutes entre eux la penseacutee

doit consacrer son principal effort agrave rendre visibles leurs interrelations

Par exemple le Sophiste megravene une recherche sur les concepts purs que sont lrsquoecirctre et le

non-ecirctre le mouvement et le repos le mecircme et lrsquoautre lrsquoun et le multiple Selon la lecture de

Hegel en deacutemontrant contre Parmeacutenide que le non-ecirctre est et que lrsquoeacutegal agrave soi-mecircme participe

de lrsquoecirctre-autre Platon laquo deacutetermine lrsquouniversel de telle sorte que ce qui est veacuteritable est par exemple

lrsquouniteacute de lrsquoun et du multiple de lrsquoecirctre et du non-ecirctre3 raquo Le plus important est que Platon insiste

sur cette uniteacute toujours selon Hegel sans trahir la diffeacuterence des concepts Son discours

conserve leurs diffeacuterences en faisant apparaicirctre leur passage dans lrsquoautre leur neacutegation La

dialectique du Sophiste permet donc drsquoapercevoir lrsquouniteacute dans la contradiction et la contradiction

dans lrsquouniteacute De la mecircme maniegravere dans le Parmeacutenide la question de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence

de lrsquoun et du multiple est envisageacutee agrave travers un examen de propositions qui possegravedent en elles-

mecircmes un caractegravere dialectique crsquoest-agrave-dire de propositions qui se reacutevegravelent finalement identiques

avec leur autre laquo [D]ans la proposition lrsquoun est est aussi impliqueacute lrsquoun nrsquoest pas un mais

multiple et inversement [que] le multiple est signifie en mecircme temps le multiple nrsquoest pas

multiple mais un 4 raquo Lrsquoun en tant mecircme qursquoil est poseacute se voit aussitocirct et pour ainsi dire deacute-

poseacute dans la deacutetermination inverse qui est la multipliciteacute La mecircme chose vaut inversement

pour la multipliciteacute qui passe dans lrsquouniteacute

Malgreacute tout Hegel demeure prudent quant au reacutesultat positif des recherches du

Parmeacutenide Ce reacutesultat nrsquoest pas preacutesenteacute laquo dans sa signification affirmative de neacutegation de la

neacutegation5 raquo Ainsi mecircme le chef-drsquoœuvre dialectique de Platon ne parvient pas agrave formuler un

concept deacutefinitif de lrsquoun Hegel indique toutefois que les neacuteoplatoniciens ont proposeacute sous

forme drsquoontotheacuteologie une lecture du Parmeacutenide qui ramenait en dieu lrsquouniteacute et la diffeacuterence de

1 G Jarczyk laquo Totaliteacute et mouvement chez Hegel raquo loc cit p 317 Cf supra p 28 2 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo dans Hegelrsquos Dialectic trad C Smith New Haven Yale University Press 1971 p 79-80 3 LHP 3 440 [69-70] 4 LHP 3 451 [82] 5 LHP 3 451 [82]

58

lrsquoun et du multiple1 Ils ont ainsi fait ressortir la teneur speacuteculative et positive de la dialectique

en tant qursquoelle est lrsquoactiviteacute de lrsquoecirctre (ici divin) laquo qui se pense lui-mecircme en lui-mecircme2 raquo En reacutesumeacute

Hegel srsquoefforce de prouver que de limiter la dialectique platonicienne agrave sa fonction reacutefutative en

lrsquoapparentant agrave un art de la penseacutee exteacuterieur agrave son objet nous enlegraveverait les moyens de la

distinguer de la sophistique en plus de nous contraindre agrave reacuteduire le propos de certains dialogues

En ce sens une lecture speacuteculative de Platon quoique difficile est la seule qui puisse

veacuteritablement rendre justice au mouvement de la penseacutee qursquoelle preacutesente aux yeux de Hegel

212 ndash Les antinomies dans la Critique de la raison pure

Au deacutebut de la preacutesente section nous avons eacutevoqueacute la thegravese selon laquelle aux yeux de Hegel

la philosophie kantienne aurait signeacute la deacuteleacutegitimation de la dialectique agrave titre de preuve

philosophique3 En tant que logique de lrsquoapparence la dialectique ne deacutebouche sur rien drsquoautre

pour Kant laquo que sur du bavardage consistant agrave affirmer tout ce que lrsquoon veut avec quelque

apparence ou tout aussi bien agrave le contester agrave son greacute4 raquo Pourtant il est aussi possible drsquoattacher

une certaine positiviteacute agrave la dialectique chez Kant Il faut situer celle-ci sur un laquo meacutetaniveau raquo la

dialectique reacutevegravele les contradictions dans lesquelles la raison srsquoenlise neacutecessairement et lui permet

drsquoeacutepurer ses preacutetentions Ainsi Kant ne reacuteduit pas la dialectique agrave un simple art de confondre

les points de vue ndash art qui srsquoapparenterait suivant ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment agrave celui des

Sophistes Bien plutocirct concegravede-t-il que lrsquoon peut tout aussi bien qualifier la logique de dialectique

laquo en tant qursquoelle constitue une critique de lrsquoapparence dialectique5 raquo Lrsquoune de ses fonctions est de

produire laquo une critique de lrsquoentendement et de la raison du point de vue de leur usage

hyperphysique6 raquo La dialectique transcendantale doit en deacutebusquant les illusions de la raison et

ses preacutetentions vaines agrave eacutetendre la connaissance uniquement par des principes transcendantaux

deacutelimiter lrsquousage leacutegitime de ses ideacutees Cet usage est illeacutegitime degraves que lrsquoapplication des concepts

1 LHP 3 451 [82] Hegel a redeacutecouvert le Parmeacutenide par la lecture de son commentaire par Proclus Cf J-L Vieillard-Baron Platon et lrsquoideacutealisme allemand (1770-1830) op cit p 316 laquo Lrsquoideacutee et la dialectique sont les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute qui est lrsquoessence divine Chez Platon notons-le cette connexion nrsquoapparaicirct pas crsquoest pourquoi Hegel rend hommage agrave Proclus de lrsquoavoir deacutegageacute raquo 2 LHP 3 451 [82-83] 3 Crsquoeacutetait rappelons-le la lecture que proposaient J Hyppolite et E de Negri de PhE 105 [61] (cf G W F Hegel Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit trad J Hyppolite op cit p 56 note G W F Hegel Fenomenologia dello spirito I trad E de Negri op cit p 57 note) 4 I Kant Critique de la raison pure op cit p 150 [A 61-62B 86] 5 Ibid p 150 [A 62B 86] 6 Ibid p 151 [A 63B 88]

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purs de lrsquoentendement par la raison deacutepasse les limites de lrsquoexpeacuterience possible1 Kant parle donc

drsquousage hyperphysique de la raison lorsque celle-ci applique les cateacutegories aux choses en soi

crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle se preacutetend capable de donner reacutealiteacute objective agrave ses ideacutees Elle devient

alors laquo survolante raquo (uumlberfliegend) pour reprendre lrsquoexpression employeacutee dans lrsquolaquo Appendice agrave la

Dialectique transcendantale raquo et rapporteacutee par Hegel dans les Leccedilons sur lrsquohistoire de la philosophie2

Dans une remarque de lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la logique Hegel situe lrsquoexamen

des antinomies de la raison pure par Kant dans lrsquohistoire de la dialectique Lrsquoantinomie deacutesigne

le conflit des lois de la raison pure3 qui peut tout aussi bien se deacuteterminer en faveur drsquoune thegravese

que de son opposeacutee De maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante Hegel voit dans cet examen meneacute

par Kant une avanceacutee deacutecisive en vue drsquoun concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

Kant a placeacute la dialectique plus haut [que Platon] ndash et crsquoest lagrave lrsquoun de ses plus grands meacuterites ndash en ce qursquoil lui ocircta lrsquoapparence drsquoarbitraire qursquoelle avait selon la repreacutesentation habituelle et la preacutesenta comme un faire neacutecessaire de la raison (ein notwendiges Tun der Vernunft) En tant qursquoelle valait seulement pour lrsquoart drsquoexhiber des supercheries et de produire des illusions on preacutesupposait purement et simplement qursquoelle jouait un jeu faux et que toute sa force reposait sur ce qursquoelle dissimulait la tromperie on preacutesupposait que ses reacutesultats nrsquoeacutetaient obtenus que par subreption et nrsquoeacutetaient qursquoune apparence subjective4

La meacutetaphysique rationaliste anteacuterieure agrave Kant avec C Wolff comme chef de file

attribuait des preacutedicats agrave ses objets (lrsquoacircme le monde Dieu) en preacutesupposant que ces preacutedicats

eacutetaient mutuellement exclusifs5 Le monde par exemple serait ou bien fini ou bien infini lrsquoacircme ou

bien composeacutee ou bien simple Hegel qualifie cette meacutetaphysique de laquo dogmatique raquo puisque des

deux propositions consideacutereacutees pour chaque couple de deacuteterminations elle posait que laquo lrsquoune

devait neacutecessairement ecirctre vraie mais lrsquoautre fausse6 raquo Elle est eacutegalement dogmatique en ce qursquoelle

posait ses ob-jets laquo au fondement comme des sujets donneacutes tout acheveacutes7 raquo agrave partir drsquoun point

drsquoappui ferme elle nrsquoavait qursquoagrave deacuteterminer analytiquement si tel ou tel preacutedicat convenait agrave ses

ob-jets Or Hegel voit dans lrsquoaffirmation kantienne selon laquelle la thegravese et lrsquoantithegravese peuvent

1 Ibid p 417-418 [A 407B 433-434] 2 Ibid p 560 [A 643B 671] LHP 7 1870 [354] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 418 [A 407B 434] 4 SL I 28 [52] 5 Cf S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo Kant Yearbook Vol 8 20161 p 39 6 ESP I sect 32 296 [98] 7 ESP I sect 30 295 [97]

60

lrsquoune et lrsquoautre ecirctre soutenues avec la mecircme contrainte logique et validiteacute1 au minimum un

deacutepassement du dogmatisme et de son laquo ou bien ou bien raquo voire le premier pas vers une

attention speacuteculative porteacutee agrave la contradiction elle-mecircme Bien sucircr Kant ne soutiendrait jamais

que deux deacuteterminations opposeacutees puissent ecirctre penseacutees unitairement Neacuteanmoins comme

mentionneacute la laquo Dialectique transcendantale raquo a reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction Kant parle

apregraves tout drsquoune laquo antitheacutetique toute naturelle raquo dans laquelle laquo la raison se preacutecipite drsquoelle-mecircme

de maniegravere ineacutevitable2 raquo Il a donc non seulement deacutevoileacute le caractegravere dialectique de la raison

mais surtout laquo lrsquoideacutee universelle qursquoil a placeacutee au fondement (die allgemeine Idee die er zugrunde gelegt

hat) et agrave laquelle par lagrave il a donneacute de la valeur crsquoest lrsquoobjectiviteacute de lrsquoapparence et la neacutecessiteacute de

la contradiction qui appartient agrave la nature des deacuteterminations-du-penser3 raquo Hegel srsquointeacuteresse

moins aux diverses preacutesentations dialectiques dans la Critique de la raison pure qursquoagrave leur fondement

qui est la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

S Houlgate mesure la nature poleacutemique de cette lecture heacutegeacutelienne de Kant laquo Hegel

disregards much of what interests Kant about the antinomies and interprets the latter against

Kantrsquos intentions4 raquo Bien entendu la lettre des antinomies ne nous autoriserait pas agrave deacutegager ndash

comme le fait Hegel ndash le caractegravere contradictoire des deacuteterminations-du-penser en elles-mecircmes

pour Kant reacutepeacutetons-le la contradiction ne survient que lorsque la raison applique illeacutegitimement

les concepts purs de lrsquoentendement aux choses en soi crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelle fait un usage

speacuteculatif de ces concepts5 Selon lrsquointerpreacutetation de Hegel la contradiction nrsquoexiste pas en soi

et pour soi pour Kant elle ne deacutetermine rien drsquoobjectif elle nrsquoest que pour nous ne subsiste

que pour notre esprit Hegel parle agrave cet effet drsquoune laquo solution raquo kantienne aux antinomies Celle-ci

consiste en ce que laquo la contradiction ne tombe pas dans lrsquoob-jet en et pour lui-mecircme mais

appartient uniquement agrave la raison connaissante6 raquo

1 laquo Si tout ensemble reacuteunissant des doctrines dogmatiques est une theacutetique jrsquoentends par antitheacutetique non pas des affirmations dogmatiques du contraire mais le conflit des connaissances apparemment dogmatiques (thesein cum antithesi) sans que lrsquoon attribue davantage agrave lrsquoune qursquoagrave lrsquoautre un titre plus particulier agrave recevoir notre approbation raquo (I Kant Critique de la raison pure op cit p 426 [A 420B 448]) 2 Ibid p 417 [A 407B 433-434] 3 SL I 28 [52] 4 S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 39 5 Hegel concegravede drsquoailleurs que ce caractegravere contradictoire se reacutevegravele laquo notamment drsquoabord dans la mesure ougrave ces deacuteterminations sont appliqueacutees par la raison aux choses en soi raquo (SL I 28 [52]) (Nous soulignons) 6 ESP I sect 48 307 [126]

61

Hegel precircte quant agrave lui une objectiviteacute agrave la raison comme nous lrsquoavons vu (113) en ce

qursquoelle se creacutee et se donne agrave elle-mecircme un contenu Si la solution kantienne aux antinomies le

laisse insatisfait crsquoest parce qursquoil juge que la contradiction est moins reacutesolue que simplement

reporteacutee pour eacutepargner les choses du monde (die weltlichen Dinge) de la contradiction on fait

plutocirct entiegraverement porter celle-ci sur la subjectiviteacute laquo Crsquoest lagrave trop de tendresse pour les choses raquo

ironise Hegel de refuser comme Kant qursquoelles se contredisent alors qursquoon ne voit laquo aucun

dommage agrave ce que lrsquoesprit (ce qui est le plus eacuteleveacute) soit toute la contradiction1 raquo Ce report de la

contradiction sur lrsquoesprit devrait pourtant inquieacuteter lrsquoideacutealisme transcendantal sa conseacutequence

est que la subjectiviteacute se voit menaceacutee par lrsquoautodestruction crsquoest-agrave-dire par un renversement

dans le laquo deacuterangement raquo (Zeruumlttung) et la laquo deacutemence2 raquo (Verruumlckheit) Or le fait que lrsquoideacutealisme

kantien soit obligeacute drsquoadmettre que lrsquoexpeacuterience ne deacutebouche sur rien qui puisse srsquoapparenter agrave la

dissolution de la conscience de soi indique pour Hegel la neacutecessiteacute de penser une certaine uniteacute

des deacuteterminations contradictoires qui appartiennent agrave la raison B Bourgeois reacutesume cette

opposition monde-raison que Hegel aperccediloit dans la philosophie kantienne et tente de deacutepasser

Selon Kant ce nrsquoest pas lrsquoessence du monde penseacute par la raison qui est en ses deacuteterminations mecircmes contradictoire mais lrsquoessence de la raison qui pense le monde pour Hegel crsquoest bien plutocirct le monde la nature qui est la contradiction non reacutesolue alors que la raison est la solution de toute contradiction3

Comme mentionneacute la neacutecessiteacute de penser lrsquouniteacute de la raison pour Hegel deacutecoule du

fait que les deacuteterminations-du-penser crsquoest-agrave-dire les ob-jets de la raison (le monde lrsquoacircme Dieu)

sont en elles-mecircmes contradictoires La contradiction se rencontre dans tous les ob-jets que la

raison pense dans tous ses concepts et ideacutees la penseacutee ne peut faire lrsquoeacuteconomie drsquoun tel moment

dialectique mais ne peut non plus srsquoy arrecircter Hegel ajoute mecircme laquo que ce sont les cateacutegories

pour elles-mecircmes qui amegravenent (herbeifuumlhren) agrave la contradiction4 raquo Rien nrsquoest moins eacutevident drsquoun

point de vue kantien puisque les concepts purs de lrsquoentendement nrsquoentrent pas en opposition

lorsqursquoon limite leur usage agrave lrsquoimmanence de lrsquoexpeacuterience La diffeacuterence entre Kant et Hegel est

que le premier considegravere les cateacutegories comme des formes vides de lrsquoentendement alors que le

second en fait des concepts drsquoob-jets Pour Kant aucun ob-jet ne peut ecirctre donneacute sans la

sensibiliteacute5 Contre cette affirmation Hegel fait valoir que lrsquoapplication des cateacutegories est neacutecessaire

1 LHP 7 1874 [359] 2 LHP 7 1874 [359] 3 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 308 note 5 4 ESP I sect 48 307 [126] 5 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75]

62

et que la raison ne dispose drsquoaucun autre moyen pour connaicirctre les ob-jets qursquoelle se donne1 Crsquoest

plutocirct le concept kantien drsquoexpeacuterience qui est trop restreint puisqursquoil exclut lrsquoexpeacuterience que la

raison a neacutecessairement drsquoelle-mecircme dans ses ob-jets En pensant la maniegravere dont le monde

lrsquoacircme Dieu se preacutesentent agrave elle-mecircme la raison ne pense rien drsquoautre que son expeacuterience2 Dans

la mesure ougrave elle ne pose aucun ecirctre qui subsisterait hors de la penseacutee (hors drsquoelle-mecircme) elle

ne transcende pas les limites de lrsquoexpeacuterience qui sont ses propres limites La raison est aupregraves

drsquoelle-mecircme dans son contenu et la dialectique est lrsquoexamen de celui-ci crsquoest-agrave-dire des

deacuteterminations-du-penser

En somme mecircme si Kant laquo en est resteacute au reacutesultat simplement neacutegatif du caractegravere

inconnaissable de lrsquoen soi des choses3 raquo le meacuterite de la Critique de la raison pure est drsquoavoir reacuteveacuteleacute

la contradiction comme une neacutecessiteacute laquo naturelle raquo pour la raison en redeacutecouvrant apregraves Platon

son caractegravere dialectique La tacircche qui srsquoimpose agrave la philosophie est degraves lors de penser lrsquouniteacute de

la raison en tenant compte de ce caractegravere crsquoest-agrave-dire sans lrsquoannuler Il est possible drsquoenvisager

une forme de reacutesolution des antinomies plus complegravete sur la base mecircme de la nature dialectique

de la raison Une fois admise la preacutemisse selon laquelle le fondement des antinomies est la

neacutecessiteacute de la contradiction pour les deacuteterminations-du-penser la conclusion agrave laquelle nous

invite Hegel est que le veacuteritable deacutepassement des antinomies exige de cesser de consideacuterer

lrsquoopposition de ces deacuteterminations unilateacuteralement crsquoest-agrave-dire sous la forme de lrsquoalternative

exteacuterieure laquo ou bien ou bien raquo Ce deacutepassement est mis en œuvre dans la logique speacuteculative qui

est exposeacutee dans la Science de la Logique La logique speacuteculative se propose drsquoexaminer les

deacuteterminations-du-penser en et pour elles-mecircmes et fait apparaicirctre laquo qursquoelles nrsquoont leur veacuteriteacute

que dans leur ecirctre-sursumeacute (in ihrem Aufgehobensein)4 raquo Si Kant eacutetait alleacute au bout de sa redeacutecouverte

de la nature dialectique de la raison laquelle doit neacutecessairement buter (stossen) sur des

contradictions il aurait pu apercevoir que tout concept peut se laisser comprendre comme le

1 ESP I sect 48 308 [127] 2 Cf G Marmasse laquo Hegel et les paralogismes de la raison pure raquo Archives de philosophie Tome 77 20144 p 584 3 ESP I sect 48 Z 504 [128] 4 SL I 174 [140] Ce passage est souleveacute par S Houlgate qui propose eacutegalement une eacutetude du traitement concret par Hegel des quatre antinomies cosmologiques dans le chapitre portant sur la laquo Quantiteacute raquo dans la Science de la Logique Lrsquointerpregravete nous preacutevient que mecircme si lrsquoideacutee que la logique speacuteculative expose la reacuteconciliation de la contradiction des deacuteterminations-du-penser reacutesume assez bien le mouvement geacuteneacuteral de la dialectique il vaut mieux se meacutefier de la tentation de simplifier agrave lrsquoexcegraves ce mouvement sans tenir compte des particulariteacutes et subtiliteacutes propres agrave chacun de ses moments (S Houlgate laquo Hegel Kant and the Antinomies of Pure Reason raquo loc cit p 43) Cet excegraves de simplification pourrait par exemple se traduire par une compreacutehension erroneacutee de ce que Hegel entend par laquo meacutethode raquo dialectique et agrave malheureusement conclure que celle-ci impose agrave son contenu la reacuteconciliation de ses contradictions Nous aurons lrsquooccasion de traiter cet enjeu relatif agrave la meacutethode degraves la prochaine sous-section (221)

63

reacutesultat de la reacuteconciliation drsquoaffirmations antinomiques en tant qursquoil est une uniteacute de moments

opposeacutes

Nous pouvons remarquer que Hegel reacuteactualise contre Kant le reproche qursquoil adresse agrave

la dialectique socratique chez Platon soit celui de ne pas voir le cocircteacute positif de son mouvement

Cela conduit agrave meacuteconnaicirctre le speacuteculatif qui consiste proprement ndash Hegel en propose une

deacutefinition minimale ndash laquo dans lrsquoacte de saisir lrsquoop-poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le

neacutegatif1 raquo La philosophie doit saisir le reacutesultat positif des contradictions de lrsquoentendement qui

laquo nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegativiteacute inteacuterieure [des] deacuteterminations-du penser ou leur acircme se

mouvant elle-mecircme2 raquo Malgreacute tout par rapport agrave la dialectique platonicienne la laquo Dialectique

transcendantale raquo permet une avanceacutee non neacutegligeable vers le concept speacuteculatif de la

dialectique la deacutecouverte de la contradiction comme le produit drsquoune activiteacute neacutecessaire de la

raison

De cette double filiation platonicienne et kantienne dans laquelle Hegel inscrit la

dialectique lrsquoon peut donc retenir que chacune marque un moment essentiel dans la mise au jour

de la dimension speacuteculative de la penseacutee ndash la premiegravere en preacutesentant le mouvement mecircme de la

penseacutee pure la seconde en permettant drsquoapercevoir que le neacutegatif qui habite ce mouvement

nrsquoest pas un accident de la raison Une penseacutee qui saurait se retourner sur son propre deacuteploiement

pour en reacutefleacutechir la neacutegativiteacute reacutealiserait effectivement le concept de la dialectique que lrsquohistoire

de la philosophie avait jusque-lagrave seulement laisseacute entrevoir Hegel propose justement une

exposition systeacutematique de ce mouvement reacuteflexif par lequel la penseacutee rend visible pour elle-

mecircme son pouvoir speacuteculatif Ce point sera lrsquoobjet de notre prochaine section

22 ndash LE CHEMINEMENT DU CONCEPT ET SA TRIPARTITION

221 ndash Dialectique et meacutethode la dialectique comme ὁδός

Notre inteacuterecirct pour la lecture heacutegeacutelienne de Kant et Platon a fait ressortir deux deacutefinitions qui

permettent de relier dialectique et speacuteculation la dialectique est laquo la consideacuteration des penseacutees

pures en soi et pour soi3 raquo et dans cette consideacuteration la speacuteculation est laquo lrsquoacte de saisir lrsquoop-

1 SL I 28-29 [52] 2 SL I 28 [52] 3 LHP 3 437 [67]

64

poseacute dans son uniteacute ou le positif dans le neacutegatif1 raquo Dans les sect 79-82 du premier tome de

lrsquoEncyclopeacutedie Hegel expose la tripartition de lrsquoacte par lequel la penseacutee en vient agrave ressaisir le

reacutesultat positif de sa propre neacutegativiteacute Faut-il voir dans cette dissection la prescription drsquoune

meacutethode La question est drsquoune importance deacutecisive pour qui souhaite eacutevaluer la pertinence de

la dialectique comme mode drsquoexposition de la penseacutee crsquoest-agrave-dire son bien-fondeacute et expliquer

son omnipreacutesence dans les trois parties du systegraveme (la Logique la Philosophie de la nature et la

Philosophie de lrsquoesprit)

M Forster estime qursquoil est indeacuteniable que la philosophie heacutegeacutelienne procegravede

meacutethodiquement et qursquoon ne saurait se passer drsquoune compreacutehension deacutetailleacutee de sa meacutethode

Seulement selon lui les caracteacuterisations simplistes et vagues de la meacutethode dialectique qui la

reacutesument en la rapportant au fameux motif laquo thegravese-antithegravese-synthegravese raquo bien qursquoelles ne soient

pas absolument fausses discreacuteditent la dialectique en eacuteliminant trop rapidement la question de

sa signification pour le systegraveme Le problegraveme est que ces scheacutematisations de la dialectique

eacutecartent drsquoembleacutee lrsquoideacutee qursquoelle puisse ecirctre justifieacutee2 La pertinence de la meacutethode pour la

philosophie en geacuteneacuteral est mecircme si deacutepreacutecieacutee que certains commentateurs soutiennent que la

dialectique nrsquoest pas veacuteritablement une meacutethode pour Hegel et qursquoil vaudrait mieux srsquoattarder

aux particulariteacutes propres agrave chaque argument du discours heacutegeacutelien plutocirct que drsquointeacutegrer celles-ci

dans un scheacutema3

Encore faudrait-il cependant que lrsquoon deacutefinisse ce dont il est question car Hegel lui-

mecircme nrsquoheacutesite pas agrave employer le mot laquo meacutethode raquo Ainsi dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie

de lrsquoesprit il eacutecrit que la meacutethode laquo nrsquoest rien drsquoautre que la construction ltdu toutgt eacuterigeacute dans son

essentialiteacute pure4 raquo Elle nrsquoest donc pas distincte de lrsquoexposition de la penseacutee pure dans son

deacuteploiement total elle est lrsquoexposition elle-mecircme Crsquoest pourquoi Hegel peut deacutefinir la meacutethode

1 SL I 28-29 [52] 2 M Forster laquo Hegelrsquos dialectical method raquo dans F C Beiser (eacuted) The Cambridge Companion to Hegel Cambridge Cambridge University Press 1993 p 130-131 3 Crsquoest le cas de R Solomon In the Spirit of Hegel A Study of G W F Hegelrsquos Phenomenology of Spirit New York Oxford University Press 1983 p 21-22 Il est inteacuteressant de noter que mecircme si Forster et Solomon tirent des conclusions diffeacuterentes les deux partagent la mecircme preacutemisse soit que les simplifications agrave lrsquoextrecircme du mouvement de la penseacutee nuisent agrave notre compreacutehension du discours heacutegeacutelien laquo [Hegel] has at least a dozen different moves which the commentators have struggled to squeeze into a single logical form and a dozen more that have left the commentators in despair Hegel himself argues vehemently against the very idea of a philosophical method and in any case trying to reduce this whole rich and complex process into a series of simple philosophical two-steps makes as much sense as trying to understand the complex processes of evolution or organic growth using only the terms of pre-Aristotelean biology [hellip] raquo 4 PhE 90 [47] (Traduction modifieacutee)

65

dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Science de la Logique comme laquo le cheminement de la Chose mecircme1 raquo

(der Gang der Sache selbst) Ce cheminement srsquoeffectue dans le milieu de la penseacutee ce qui signifie

que la chose ne subsiste pas hors de la penseacutee en face drsquoelle Hegel speacutecifie que la meacutethode laquo est

la conscience agrave propos de la forme de [lrsquo]automouvement inteacuterieur [de la science

philosophique]2 raquo P-J Labarriegravere preacutecise que Hegel a ici en vue le mouvement de la logique en

elle-mecircme et que la logique est ainsi laquo coextensive agrave la saisie et agrave lrsquoexposition de la meacutethode dans

son actualisation concregravete3 raquo La logique est ainsi la preacutesentation authentique de la meacutethode

scientifique4 En ce sens particulier la dialectique est donc la preacutesentation de lrsquoenchaicircnement des

deacuteterminations-du-penser dans leur dissolution Elle est la progression du concept qui se laquo dirige

plus avant raquo du fait du laquo neacutegatif qursquoil a en lui-mecircme5 raquo et srsquoeacuterige par lagrave en systegraveme

Si la dialectique correspond agrave lrsquoautodeacuteploiement du concept lrsquoon ferait alors un

contresens en comprenant la dialectique comme une forme de precirct-agrave-penser autrement dit

comme une proceacutedure que le philosophe se propose exteacuterieurement drsquoappliquer La dialectique

ne deacutetermine pas la chose en lui surajoutant une forme mais elle consiste bien plutocirct agrave la laisser

apparaicirctre dans toute la richesse et la neacutecessiteacute de ses deacuteterminations Surtout il importe drsquoeacutecarter

lrsquoideacutee que la meacutethode preacuteceacutederait lrsquoexamen lui-mecircme S Houlgate nous preacutevient de nous meacutefier

de la signification laquo traditionnelle raquo du mot laquo meacutethode raquo drsquoinspiration carteacutesienne Le terme chez

Hegel ne deacutesigne pas laquo a rule of procedure that can be specified prior to its application to a given

content6 raquo Houlgate srsquoappuie lui-mecircme sur W Maker laquo Insofar as method is that which can ndash

even if only in principle ndash be justified formulated or learned in abstraction from the subject

matter to which it is to be applied Hegel does not have a method7 raquo Ecirctre meacutethodique implique

donc surtout pour le philosophe de ne pas interfeacuterer dans le mouvement de la chose crsquoest-agrave-

dire du concept On retrouve une telle injonction dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de

lrsquoesprit lorsque Hegel recommande de ne pas apporter lors de lrsquolaquo examen nos propres penseacutees et

ideacutees spontaneacutees raquo car laquo crsquoest en laissant celles-ci agrave lrsquoeacutecart que nous parviendrons agrave consideacuterer la

1 SL I 26 [50] 2 SL I 24 [49] 3 G W F Hegel Science de la Logique (1812) I trad P-J Labarriegravere et G Jarczyk Paris Aubier Montaigne 1972 p 24 note 91 4 Cf PhE 90 [47] 5 SL I 27 [51] 6 S Houlgate The Opening of Hegelrsquos Logic West Lafayette Purdue University Press 2006 p 33 7 W Maker Philosophy Without Foundations Rethinking Hegel Albany SUNY Press 1994 p 99-100

66

chose telle qursquoelle est en soi et pour soi1 raquo Le contenu du concept pour Hegel ne se laisse deacutegager

que parallegravelement agrave lrsquoexamen de la chose et non pas anteacuterieurement agrave celui-ci

Il serait plus pertinent eacutetant donneacute cette deacuteflation par Hegel de la notion carteacutesienne de

meacutethode de souligner les reacutesonances grecques ndash plutocirct que modernes ndash du mot Le verbe

laquo μεθοδεύω raquo signifie en effet laquo suivre de pregraves poursuivre drsquoune maniegravere reacuteguliegravere2 raquo laquo Μέθοδος raquo

est composeacute de laquo μετά raquo (au geacutenitif avec au datif apregraves agrave la suite de) et de laquo ὁδός raquo (la route

le chemin) Ainsi selon le cas grammatical que lrsquoon octroie au preacutefixe laquo μέθ- raquo ndash geacutenitif ou datif

ndash le mot soit comme laquo ce qui accompagne le chemin raquo soit comme la laquo poursuite du chemin raquo

Sans doute Hegel a en tecircte cette ideacutee grecque du ὁδός lorsqursquoil deacutefinit la meacutethode comme le

cheminement de la chose mecircme Deacutejagrave Parmeacutenide deacutesigne les deux laquo voies raquo que lrsquointelligence

peut emprunter pour la recherche sur lrsquoecirctre par le terme laquo ὁδοί raquo3 En outre dans un passage du

Sophiste Platon met en eacutevidence la relation entre laquo μέθοδος raquo et laquo ὁδός raquo LrsquoEacutetranger propose agrave

Theacuteeacutetegravete drsquoemprunter un deacutetour et de srsquoessayer agrave une laquo meacutethode raquo pour parvenir agrave un accord sur

la chose elle-mecircme (πέρι τὸ πρᾶγμα αὐτὸ) crsquoest-agrave-dire ici sur la deacutefinition du sophiste4 Il srsquoagit

drsquoun passage que Hegel connaissait assureacutement puisque comme nous lrsquoavons vu dans une

section preacuteceacutedente (211) il consideacuterait justement le Sophiste comme une reacutefeacuterence pour

caracteacuteriser la dialectique N Cordero soutient que dans ce passage du Sophiste laquo meacutethode raquo est

une simple translitteacuteration de laquo μέθοδος raquo et que la traduction par laquo chemin raquo serait laquo aussi une

possibiliteacute valable car Platon tout en eacutetant un disciple contestataire de Parmeacutenide envisage

toujours la recherche comme un chemin agrave parcourir5 raquo Nous pensons que Hegel srsquoinscrit dans

cette filiation des penseurs du ὁδός en deacutefinissant la meacutethode dialectique comme la preacutesentation

du chemin (der Weg) et du cheminement (der Gang de la marche ou du cours) de la science En

somme nous pouvons affirmer avec Gadamer que laquo Hegel se reacuteclame expresseacutement du concept grec de

meacutethode6 raquo

1 PhE 124 [77] 2 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1238 3 Parmeacutenide Fragments Poegraveme trad M Anneacutee Paris Vrin 2012 Fragment 2 DK v 1-2 p 156-157 4 laquo Voilagrave donc Theacuteeacutetegravete ce que je te propose comme nous pensons toi et moi que le genre du sophiste est difficile

et peacutenible agrave saisir essayons drsquoabord la meacutethode (τὴν μέθοδον) qui nous y megravenera sur un sujet moins ardu Agrave moins

que tu nrsquoaies toi un chemin (ἄλλην ὁδόν) plus aiseacute agrave parcourir agrave nous proposer raquo (Platon Sophiste trad N Cordero Paris Flammarion 1993 218c-d p 77) 5 Platon Sophiste op cit p 216 note 24 6 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 489 [468] J-F Kerveacutegan abonde dans le mecircme sens lorsqursquoil eacutecrit laquo Car si la meacutethode est la forme du dire du contenu elle est aussi le tout de ce dire ce qui rejoint le sens premier du mot grec methodos itineacuteraire ou cheminement raquo (J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 209)

67

222 ndash Les trois moments du λέγειν

Apregraves ce qui a eacuteteacute dit il est clair que la tripartition des moments de la rationaliteacute dans les

sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie moments que Hegel nomme laquo les trois cocircteacutes du logique raquo ne doit pas

ecirctre interpreacuteteacutee comme un mode drsquoemploi une technique que la penseacutee devrait tacirccher de suivre

pour parvenir agrave la veacuteriteacute Ces trois cocircteacutes du logique sont laquo α) le cocircteacute abstrait ou relevant de

lrsquoentendement β) le cocircteacute dialectique ou neacutegativement-rationnel (negativ-vernuumlnftige) γ) le cocircteacute speacuteculatif ou

positivement-rationnel (positiv-vernuumlnftige)1 raquo

Dans la mecircme veine B Mabille nous met en garde contre une interpreacutetation finaliste de

ces moments la rationaliteacute nrsquoest pas commandeacutee par une finaliteacute poseacutee agrave lrsquoavance et qui lui

serait exteacuterieure2 Certes dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie Hegel deacutefinit la raison comme

laquo lrsquoactiviteacute adeacutequate agrave une fin3 raquo (das zweckmaumlszligige Tun) En ce sens le deacuteveloppement du concept

obeacuteit bien agrave une logique et agrave une neacutecessiteacute Neacuteanmoins cette logique nrsquoest autre que sa propre

logique la finaliteacute chez Hegel est la reacutealisation du concept La logique en un mot se donne agrave

elle-mecircme sa propre neacutecessiteacute Comme nous lrsquoavons vu (13) la philosophie moderne dans sa

recherche drsquoune meacutethode a consideacutereacute laquo avec envie lrsquoeacutedifice systeacutematique de la matheacutematique raquo

puisqursquoil repreacutesentait pour elle lrsquoapanage du logique Elle nrsquoa cependant pu reproduire son

proceacutedeacute deacutemonstratif qursquoen faisant laquo du cheminement exteacuterieur propre agrave la quantiteacute deacutepourvue-

de-concept le cheminement du concept4 raquo Elle a en drsquoautres termes subordonneacute le concept agrave

une finaliteacute externe par opposition agrave sa finaliteacute immanente ou interne Or le mouvement du

concept de la chose nrsquoest reacutegleacute par aucun autre but que celui qursquoil se donne agrave lui-mecircme

Par ailleurs pour reprendre lrsquoimage utiliseacutee par B Mabille5 le contenu dans la speacuteculation

heacutegeacutelienne nrsquoest pas assimilable agrave un liquide que lrsquoon aspirerait dans une paille pour lrsquoobliger agrave

se con-former crsquoest-agrave-dire agrave srsquoidentifier agrave son autre par une synthegravese finale vers laquelle tout

tendait depuis le deacutebut comme dans une piegravece deacutejagrave acteacutee Rappelons que Hegel reprochait

justement agrave Schelling de ne pas laisser le contenu se deacuteployer librement en le soumettant plutocirct

agrave une Ideacutee absolue deacutejagrave connue Ainsi les cocircteacutes (Seiten) abstrait dialectique et speacuteculatif de la

penseacutee doivent ecirctre compris comme les laquo dimensions raquo ineacutevacuables de la rationaliteacute plutocirct que

1 ESP I sect 79 342 [168] 2 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188 3 PhE 71 [26] 4 SL I 24 [49] 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 188

68

comme les eacutetapes drsquoun processus lineacuteaire dont la trajectoire est commandeacutee par une finaliteacute

exteacuterieurement poseacutee Chaque cocircteacute de la penseacutee consiste en une partie inseacuteparable de la totaliteacute

processuelle agrave laquelle il appartient Il est un moment (das Moment) comme lrsquoeacutecrit Hegel laquo de

tout ce qui est vrai en geacuteneacuteral1 raquo

Le premier cocircteacute ou moment du logique correspond agrave lrsquoopeacuteration de lrsquoentendement Nous

nous sommes deacutejagrave inteacuteresseacutes agrave ce que Hegel en dit dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie (112)

Hegel y caracteacuterise lrsquoentendement comme une laquo puissance du neacutegatif2 raquo (Macht des Negativen) en

tant qursquoil se laquo rapporte agrave ses ob-jets en seacuteparant et en abstrayant3 raquo La deacutetermination de la chose

mecircme est donc drsquoabord lrsquoaffaire de lrsquoentendement puisqursquoil abstrait et eacutelegraveve le contenu dans la

forme de lrsquouniversaliteacute Il deacuteterminera de S qursquoil est P ndash de Dieu par exemple qursquoil est lrsquoinfini

ou de lrsquoacircme qursquoelle est immortelle Lrsquoentendement est eacutegalement derriegravere les jugements

preacutedicatifs portant sur les choses finies comme laquo la rose est rouge raquo ou laquo lrsquoaccuseacute et coupable raquo

Au sect 80 de lrsquoEncyclopeacutedie Hegel srsquoen tient drsquoabord agrave lrsquoidentiteacute exclusive qui reacutesulte de lrsquoagir

seacuteparateur de lrsquoentendement qursquoil nomme eacutegalement le laquo coteacute abstrait raquo de la rationaliteacute laquo La

penseacutee en tant qursquoentendement srsquoen tient agrave la deacuteterminiteacute fixe (festen Bestimmtheit) et agrave son caractegravere

diffeacuterentiel (Unterschiedenheit) par rapport agrave drsquoautres (gegen andere) un tel abstrait borneacute (beschraumlnktes

Abstraktes) vaut pour elle comme subsistant et eacutetant pour lui-mecircme (als fuumlr sich bestehend und

seiend)4 raquo La penseacutee drsquoentendement fige les deacuteterminations-du-penser les unes par rapport aux

autres et absolutise leur opposition Lrsquoentendement eacutelegraveve certes le contenu agrave lrsquouniversel en le

deacuteterminant mais cet universel est laquo comme tel maintenu ferme en face du particulier raquo et est

donc laquo en mecircme temps deacutetermineacute lui-mecircme agrave son tour comme [un] particulier5 raquo Cela signifie

par exemple qursquoen deacuteterminant Dieu comme lrsquoinfini lrsquoentendement exclut du mecircme coup que la

deacutetermination inverse puisse lui ecirctre attribueacutee si Dieu est lrsquoinfini il exclut donc de soi le fini

Abstraire une deacutetermination drsquoun contenu concret pour lrsquoeacutelever agrave lrsquouniversel signifie ici eacutegalement

faire abstraction des autres deacuteterminations de la chose laquo Dieu est lrsquoinfini raquo veut tout aussi bien dire

pour lrsquoentendement laquo Dieu nrsquoest qursquoinfini raquo La deacutetermination apparaicirct ainsi comme le tout de la

chose Crsquoest pourquoi mecircme si cette deacutetermination a une valeur universelle elle ne subsiste

1 ESP I sect 79 343 [168] 2 PhE 79 [36] 3 ESP I sect 80 Z 510 [169] 4 ESP I sect 80 343 [169] 5 ESP I sect 80 Z 510 [169]

69

finalement que comme un particulier crsquoest-agrave-dire comme ce qui exclut de soi son autre Si lrsquoon

prend le concept drsquoinfini force est drsquoadmettre qursquoen tant qursquoil est la neacutegation du fini il comporte

une relation agrave celui-ci et partant de la diffeacuterence Or eacutetant donneacute que la penseacutee drsquoentendement

fait abstraction de cette relation pour srsquoen tenir agrave lrsquoidentiteacute non diffeacuterencieacutee elle ne peut

consideacuterer le concept dans toute sa richesse Penser rigoureusement Dieu impliquerait

drsquoappreacutehender son infiniteacute mais aussi sa finitisation

Lrsquoentendement appreacutehende ses ob-jets en fixant leurs diffeacuterences unilateacuteralement Il ne

met pas autrement dit ces diffeacuterences en relation les unes avec les autres Ainsi le geacuteomegravetre

isole-t-il par exemple la grandeur de son ob-jet sans eacutetudier sa relation au temps Pour cette

raison B Mabille deacutecrit lrsquoentendement comme une penseacutee de la laquo diffeacuterence indiffeacuterente1 raquo Cela

veut dire que les deacuteterminations qursquoil pose subsistent exteacuterieurement les unes aux autres Chaque

deacutetermination (S est P) est penseacutee en son identiteacute abstraite soit dans une identiteacute qui exclut la

diffeacuterence au lieu de la comprendre Hegel affirme ainsi que le principe de lrsquoentendement laquo est

lrsquoidentiteacute la relation simple agrave soi-mecircme2 raquo Pour cette raison lrsquoentendement nrsquoa toujours que des

notions tregraves geacuteneacuterales des deacuteterminations qursquoil pose

Malgreacute le caractegravere borneacute abstrait des deacuteterminations qursquoelle pose la penseacutee

drsquoentendement ne se laisse pas reacuteduire unilateacuteralement agrave une entrave pour la rationaliteacute La sphegravere

de lrsquoentendement possegravede sa leacutegitimiteacute propre en plus drsquoecirctre un moment essentiel de la

progression de la penseacutee vers le speacuteculatif Les domaines pratique et theacuteorique exigent lrsquoun

comme lrsquoautre la fixiteacute la position de limites et la deacutetermination des diffeacuterences Lrsquoaction fait

remarquer Hegel en srsquoappuyant sur Goethe exige la deacutetermination drsquoun but que lrsquoon ne peut

poursuivre avec fermeteacute que si lrsquoon accepte de se borner3 De la mecircme maniegravere la connaissance

des eacutetants du monde passe par la position des ob-jets en leurs diffeacuterences lrsquoeacutetude de la nature

demande ainsi que lrsquoentendement isole ses forces ses genres ses lois4 etc La philosophie ne

peut elle non plus faire lrsquoeacuteconomie de la deacutetermination laquo Pour lrsquoacte de philosopher il est avant

toutes choses requis que chaque penseacutee soit appreacutehendeacutee dans toute sa preacutecision et que lrsquoon

1 B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 292 Lrsquointerpregravete semble srsquoamuser agrave jouer les mots de G Deleuze contre lrsquoanti-heacutegeacutelianisme de ce dernier Pour Deleuze la reacutepeacutetition est laquo diffeacuterence indiffeacuterente raquo crsquoest-agrave-dire est diffeacuterence sans concept diffeacuterence qui montre lrsquoinsuffisance du concept (G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition Paris PUF laquo Eacutepimeacutetheacutee raquo 1968 p 26) Pour Hegel agrave lrsquoinverse cette forme de diffeacuterence est la plus abstraite car elle se maintient strictement en elle-mecircme et repose par lagrave sur une forme drsquoidentiteacute simple 2 ESP I sect 80 Z 510 [169] 3 ESP I sect 80 Z 511 [170] 4 ESP I sect 80 Z 510 [169]

70

nrsquoen reste pas agrave ce qui est vague et indeacutetermineacute1 raquo La penseacutee drsquoentendement se voit donc

leacutegitimeacutee en mecircme temps dans sa propre sphegravere celle du fini et dans la signification positive

qursquoelle revecirct pour la penseacutee speacuteculative

Le second cocircteacute dialectique est associeacute agrave la dimension neacutegative de la rationaliteacute au sect 81

laquo Le moment dialectique est la propre auto-suppression (das eigene Sichaufheben) de telles

deacuteterminations finies et leur passage (ihr Uumlbergehen) dans leurs opposeacutees (in ihre entgegengesetzten)2 raquo

Ce qui importera ici est de saisir la nature de cette neacutegation dialectique en tant qursquoelle est

neacutegation deacutetermineacutee Notre analyse de la lecture heacutegeacutelienne de la dialectique platonicienne (211)

nous preacutevient deacutejagrave contre une lecture strictement neacutegative de la dialectique son reacutesultat ne

deacutebouche pas sur le neacuteant sur la dissolution pure La mise en œuvre de la dissolution unilateacuterale

des formes du savoir srsquoapparenterait agrave la sophistique3 ou au scepticisme4 alors que le dialectique

est plutocirct laquo lrsquoacircme motrice de la progression scientifique5 raquo Le cocircteacute dialectique de la rationaliteacute

implique toujours une certaine forme drsquoaffirmation On peut rappeler agrave cet effet que

lrsquoentendement eacutetait deacutejagrave une puissance du neacutegatif la neacutegation dialectique puisqursquoelle nrsquoest rien

drsquoautre que lrsquoAufhebung drsquoune deacutetermination poseacutee par lrsquoentendement (par une neacutegation du

concret) constitue une forme de progregraves pour la penseacutee Le moment dialectique consiste ainsi

en un redoublement de la neacutegation la neacutegation opeacutereacutee par lrsquoentendement niant son propre

caractegravere borneacute

Drsquoune part la neacutegation dialectique ne vient pas srsquoajouter exteacuterieurement agrave la

deacutetermination qursquoelle contredit Le caractegravere immanent de la neacutegation dialectique est indiqueacute le

sect 81 par le verbe substantiveacute laquo das Sichaufheben raquo que B Bourgeois choisit de traduire par laquo lrsquoauto-

suppression raquo et qui est renforceacute de lrsquoadjectif laquo eigene raquo laquo propre raquo Cette expression signifie que

ce sont les deacuteterminations finies du penser celles-lagrave mecircmes qui ont eacuteteacute poseacutees dans leur fixiteacute

par lrsquoentendement qui se nient pour passer dans leurs opposeacutees Comme cette suppression est

immanente elle ne peut pas ecirctre commandeacutee par un but qui la transcende et qui guiderait de

maniegravere souterraine la progression du concept Les deacuteterminations de la chose ne se suppriment

pas non plus en vue drsquoune exigence poseacutee par la penseacutee ratiocinante elles se surmontent plutocirct

1 ESP I sect 80 Z 512 [171] 2 ESP I sect 81 343 [172] 3 ESP I sect 81 Z 513 [172] 4 ESP I sect 78 342 [167-168] sect 81 343 [172] 5 ESP I sect 81 344 [172]

71

et plus simplement en vertu de leur propre neacutegativiteacute de leur propre deacuteficience Reprenons par

exemple la deacutetermination par lrsquoentendement de lrsquoinfiniteacute de Dieu crsquoest parce que cette

deacutetermination ne suffit pas agrave elle seule agrave nommer la totaliteacute de ce que crsquoest que Dieu agrave rendre

compte de son concept qursquoelle doit se supprimer et passer dans son autre

Drsquoautre part puisque la neacutegation dialectique drsquoune deacuteterminiteacute donne agrave voir laquo la

neacutegativiteacute de cette deacuteterminiteacute mecircme1 raquo son unilateacuteraliteacute elle reacutevegravele toujours en mecircme temps

son cocircteacute positif Par la dialectique laquo la nature unilateacuterale et borneacutee des deacuteterminations

drsquoentendement srsquoexpose comme ce qursquoelle est agrave savoir comme leur neacutegation2 raquo La neacutegation de

la neacutegation est un reacutesultat dans la mesure ougrave elle conserve la deacutetermination qursquoelle nie

Neacutecessairement en creux le neacutegatif laquo contient en lui-mecircme comme supprimeacute (als aufgehoben in

sich) ce dont il reacutesulte et il nrsquoest [donc] pas sans lui3 raquo

Crsquoest le troisiegraveme aspect de la rationaliteacute le cocircteacute positivement-rationnel qui deacutecouvre le

reacutesultat positif de ce passage drsquoune deacutetermination dans son opposeacutee plutocirct que de simplement

consideacuterer lrsquoopposition en son unilateacuteraliteacute comme le ferait lrsquoentendement Hegel le nomme

laquo speacuteculatif raquo au sect 82 laquo Le speacuteculatif ou positivement-rationnel appreacutehende lrsquouniteacute (die Einheit) des

deacuteterminations dans leur opposition lrsquoaffirmatif qui est contenu dans leur reacutesolution (in ihrer

Aufloumlsung) et leur passage [en autre chose]4 raquo Le speacuteculatif correspond au concept qui contient

en soi mais comme supprimeacutees (aufgehoben) les deacuteterminations autrement maintenues dans leur

opposition par lrsquoentendement Il est lrsquoexpression du pouvoir positif de la raison la raison est

affirmative affirme Hegel dans la Logique en ce qursquoelle laquo produit lrsquouniversel et subsume en lui le

particulier5 raquo Elle produit par lagrave lrsquoeacuteleacutement (das Element) dans lequel la philosophie est

essentiellement soit lrsquouniversaliteacute qui inclut en soi le particulier6 Dans cette production la raison

se montre comme totaliteacute concregravete crsquoest-agrave-dire qursquoelle est la penseacutee qui se connaicirct dans lrsquouniteacute

de ses diffeacuterentes deacuteterminations elle est le logique Drsquoun point de vue pheacutenomeacutenologique cette

uniteacute contient en soi comme deacutepasseacutee lrsquoopposition de lrsquoecirctre et de la penseacutee la speacuteculation est

en effet un savoir de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Elle restaure ainsi selon le mot de P-

1 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189 2 ESP I sect 81 344 [172] Nous soulignons 3 ESP I sect 81 Z 516 [176] 4 ESP I sect 82 344 [176] 5 SL I 6 [17] 6 PhE 57 [11]

72

J Labarriegravere laquo le reacuteel en son uniteacute fonciegravere1 raquo et introduit la conscience dans lrsquoeacuteleacutement du

logique qui admet drsquoembleacutee cette identiteacute de lrsquoecirctre et de la penseacutee Cela explique pourquoi lrsquoecirctre

dans la Science de la Logique nrsquoest qursquoune cateacutegorie de la penseacutee

Rien ne nous oblige agrave comprendre cette identiteacute speacuteculative comme la preuve drsquoune

laquo enflure raquo meacutetaphysique de la penseacutee heacutegeacutelienne En reacutealiteacute de bregraveves recherches historiques

sur le terme laquo speacuteculatif raquo nous indiquent que Hegel reconduit ici un vocabulaire appartenant agrave

une longue tradition en le deacutechargeant pourtant drsquoune partie de sa teneur meacutetaphysique Il est

vrai que lrsquousage du mot laquo speacuteculatif raquo (das Spekulative) est majoritairement peacutejoratif dans la Critique

de la raison pure Kant semble avant tout lrsquoemployer en reacutefeacuterence au dogmatisme preacute-critique pour

critiquer le projet meacutetaphysique drsquoune connaissance qui entend srsquoeacutelever laquo entiegraverement au-dessus

de lrsquoenseignement de lrsquoexpeacuterience et cela par de simples concepts2 raquo crsquoest-agrave-dire le projet drsquoune

connaissance du transcendant Mais le terme possegravede une histoire qui remonte agrave bien plus loin

dans la philosophie Chez Nicolas de Cues (1401-1464) que Hegel ne connaissait pas

directement3 la speculatio deacutesigne la connaissance de Dieu agrave travers sa creacuteation La creacuteation est

comme un miroir nous refleacutetant Dieu4 qui laquo se laisse [ainsi] voir en eacutenigme5 raquo agrave travers elle Le

discours philosophique eacutetablit ainsi une relation entre Dieu et son laquo image reacuteduite6 raquo soit la

creacuteation En fait le mot latin laquo speculatio raquo peut ecirctre rattacheacute au nom commun laquo speculum raquo qui

signifie preacuteciseacutement miroir7 Les deux termes ont la mecircme racine eacutetymologique le verbe laquo specio raquo

(regarder) du grec laquo σκέπτομαι raquo qui traduit une activiteacute contemplative (lrsquoexamen la

consideacuteration lrsquoobservation)8

1 P-J Labarriegravere laquo Hegel le speacuteculatif ou la positiviteacute rationnelle raquo loc cit p 325 2 I Kant Critique de la raison pure op cit p 76 [B XIV] Kant avoue cependant au terme de la laquo Preacuteface de la premiegravere eacutedition (1781) raquo qursquoil entend lui-mecircme proposer un systegraveme de la raison pure speacuteculative dans sa Meacutetaphysique de la nature Ce systegraveme devra suivre la Critique qui en exposera preacutealablement les conditions de possibiliteacute et les principes qui lui serviront de base Cf Ibid p 70 [A XXI] 3 laquo Hegel ne connaissait pas directement la philosophie de Nicolas de Cues Il ne la mentionne mecircme pas dans ses Leccedilons drsquohistoire de la philosophie Pour autant il consacre un chapitre agrave Giordano Bruno dont on connaicirct lrsquoimpreacutegnation cusaine Par ailleurs il aurait pu ecirctre informeacute de la coiumlncidence des opposeacutes dont il aurait souligneacute la force speacuteculative par Hammann et Jacobi raquo (F Vengeon laquo Infini et logique speacuteculative Deux philosophies de lrsquoabsolu Nicolas de Cues et Hegel raquo Archives de Philosophie Tome 76 20131 p 62) 4 G A Magee The Hegel Dictionary Londres Continuum 2010 p 220-221 5 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 189-190 6 Cf M Viau laquo La meacutetaphore du miroir chez Nicolas de Cues raquo Recherches de sciences religieuses Vol 83 20092 p 275 7 R Brockmeier (dir) Dictionnaire latin-franccedilais franccedilais-latin Paris Larousse 2008 p 723 Voir aussi M de Vaan Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages Boston Brill 2008 p 589-579 8 A Bailly Dictionnaire Grec-Franccedilais op cit p 1757

73

La reacutefeacuterence au miroir demeure pertinente pour comprendre ce qui est en jeu dans la

speacuteculation heacutegeacutelienne Neacuteanmoins comme nous lrsquoavons souligneacute Hegel deacuteleste la speacuteculation

de sa charge meacutetaphysique si lrsquoon entend par laquo meacutetaphysique raquo une connaissance qui

srsquoaffranchirait du champ de lrsquoexpeacuterience possible Hegel affirme certes en empruntant le langage

de la repreacutesentation que le contenu de la logique peut ecirctre saisi comme laquo la preacutesentation de Dieu

tel qursquoil est dans son essence eacuteternelle avant la creacuteation de la nature et drsquoun esprit fini1 raquo Mais

Dieu mecircme srsquoil nrsquoest pas expeacuterimenteacute de maniegravere sensible demeure tout de mecircme un ob-jet

pour la conscience2 Chez Kant Dieu est un ob-jet inconnaissable dans la mesure ougrave il ne peut

ecirctre donneacute dans la sensibiliteacute et que lrsquointuition est une condition neacutecessaire pour toute

connaissance3

Hegel eacutetend la notion drsquoexpeacuterience explique B Bourgeois laquo agrave tout ce qui est ob-jet de

conscience4 raquo que cet ob-jet soit susceptible ou non drsquoecirctre intuitionneacute La penseacutee a une

expeacuterience et une connaissance drsquoelle-mecircme en tant qursquoelle possegravede un savoir de ses ob-jets et

les deacutetermine Ce qui invalide la meacutetaphysique et la distingue de la penseacutee speacuteculative est la

position dogmatique drsquoun ecirctre extrinsegraveque agrave la penseacutee et agrave son mouvement bref drsquoune chose en

soi qui transcenderait lrsquoexpeacuterience que la penseacutee peut faire drsquoelle-mecircme Pour le dire avec les

mots de Hegel il nrsquoy a rien de mystique dans le speacuteculatif pour autant que laquo mystique raquo soit

laquo synonyme de mysteacuterieux et inconcevable5 raquo Le philosophe mentionne avec une pointe drsquoironie

que la speacuteculation pourrait bien en veacuteriteacute paraicirctre mystique mais seulement pour lrsquoentendement

qui srsquoen tient au monde pheacutenomeacutenal ainsi qursquoagrave lrsquoidentiteacute abstraite des deacuteterminations-du-penser

et refuse drsquoappreacutehender celles-ci autrement que dans leur opposition figeacutee

La philosophie speacuteculative agrave lrsquoinverse tend agrave la raison un miroir pour que celle-ci soit agrave

mecircme de consideacuterer en leur uniteacute ses propres deacuteterminations qui lui appartiennent en tant

qursquoelles sont des deacuteterminations-du-penser Mais comme ces deacuteterminations sont eacutegalement

celles de lrsquoecirctre mecircme le discours speacuteculatif est tout aussi bien ce qui rend possible la reacuteflexion

en soi par laquelle lrsquoecirctre se connaicirct dans sa relation essentielle au penser ou sur le plan

1 SL I 19 [44] 2 ESP I sect 8 172 [51] 3 I Kant Critique de la raison pure op cit p 144 [A 51B 75] laquo Sans la sensibiliteacute nul objet ne nous serait donneacute et sans lrsquoentendement aucun ne serait penseacute Des penseacutees sans contenu sont vides des intuitions sans concept sont aveugles raquo 4 G W F Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques I laquo La Science de la Logique raquo op cit p 172 note 1 5 ESP I sect 82 Z 517 [178]

74

pheacutenomeacutenologique exhibe sa rationaliteacute Crsquoest pourquoi Hegel affirme que laquo le speacuteculatif nrsquoest

absolument rien drsquoautre que le rationnel (et agrave la veacuteriteacute le positivement-rationnel) pour autant

que ce dernier est penseacute1 raquo La speacuteculation nrsquoest pas simplement une reacuteflexion (Nachdenken) sur le

reacuteel elle est la reacuteflexion (Reflexion) du reacuteel en lui-mecircme La premiegravere deacutesignerait laquo un acte de

lrsquoentendement qui pense le monde agrave partir drsquoune position drsquoexteacuterioriteacute raquo alors que la seconde

deacutesigne laquo le procegraves meacutediat de neacutegativiteacute du reacuteel2 raquo Dans ce procegraves la raison deacutecouvre sa propre

positiviteacute en reacutefleacutechissant la dialectique des concepts purs Drsquoabord comme nous lrsquoavons vu ce

caractegravere affirmatif tient agrave ce que la neacutegation dialectique drsquoune deacutetermination contient toujours

en elle-mecircme ce qursquoelle supprime et ce dont elle est par conseacutequent instruite comme son

reacutesultat Mais surtout et plus concregravetement la raison est positive en ce qursquoelle permet de

reconstituer lrsquoidentiteacute de la chose mecircme par-delagrave ses deacuteterminations multiples et opposeacutees Cette

identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation lrsquoon peut donc la deacutefinir comme une identiteacute concregravete

ou pour reprendre le mot de Hegel comme identiteacute de lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence3 Rappelons

que Hegel reprochait agrave lrsquoidentiteacute schellingienne de se deacuterober au neacutegatif et drsquoen rester agrave

lrsquoimmeacutediateteacute crsquoest-agrave-dire finalement de fuir lrsquoentendement Ce nrsquoest pas le cas de lrsquoidentiteacute de

la raison celle-ci est le tout qui inclut en soi lrsquoidentiteacute immeacutediate et sa diffeacuterenciation en

deacuteterminations par lrsquoentendement4 Cela explique pourquoi Hegel peut affirmer que la logique

speacuteculative contient la logique drsquoentendement Pour construire la seconde laquo il nrsquoest besoin de

rien drsquoautre que de laisser de cocircteacute ce qui est dialectique et rationnel5 raquo dans la premiegravere La

diffeacuterence entre la logique speacuteculative et la logique drsquoentendement est que la speacuteculation porte

au jour la relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser alors que lrsquoentendement se

contente drsquoappreacutehender chaque contenu particulier dans son identiteacute simple comme une partie

indeacutependante du tout

On ne saurait drsquoailleurs trop insister sur ce pouvoir relationnel du cocircteacute speacuteculatif de la

raison B Mabille en fait le cœur du speacuteculatif heacutegeacutelien la speacuteculation est selon lui laquo la vision de

relations ou encore le recueil drsquoune multipliciteacute theacutetique dans lrsquouniteacute de relations immanentes6 raquo

Crsquoest la tacircche mecircme de la raison telle que Hegel la conccediloit qui se dessine agrave travers cette

1 ESP I sect 82 Z 517 [177-178] 2 D L Rosenfield laquo Raison et entendement chez Hegel raquo Archives de philosophie Vol 48 19853 p 385 3 Cf DZ 168 [96] 4 ESP I sect 82 344 [177] 5 ESP I sect 82 344 [177] 6 B Mabille laquo Identification et diffeacuterenciation raquo op cit p 190

75

caracteacuterisation du speacuteculatif celle de rassembler par le discours drsquoaccueillir en soi les

oppositions1 Il ne faut pas assimiler ce pouvoir relationnel agrave un pouvoir drsquoidentification

unilateacuteral ce qui deacutefinirait plutocirct lrsquoentendement On courrait autrement le risque de faire reposer

lrsquoentiegravereteacute du mouvement de la penseacutee sur un unique aspect de la rationaliteacute comprise alors

comme la mise en scegravene drsquoun faux mouvement dans lequel lrsquoopposition nrsquoest exprimeacutee que pour se

voir en fin de compte mieux effaceacutee Crsquoest ainsi que G Deleuze aime agrave caracteacuteriser la dialectique

heacutegeacutelienne Par exemple

Kierkegaard et Nietzsche sont de ceux qui apportent agrave la philosophie de nouveaux moyens drsquoexpression On parle volontiers agrave leur propos drsquoun deacutepassement de la philosophie Or ce qui est en question dans toute leur œuvre crsquoest le mouvement Ce qursquoils reprochent agrave Hegel crsquoest drsquoen rester au faux mouvement au mouvement logique abstrait crsquoest-agrave-dire agrave la laquo meacutediation raquo Ils veulent mettre la meacutetaphysique en mouvement en activiteacute2

Or faire apparaicirctre une relation nrsquoimplique pas pour Hegel drsquoannuler lrsquoopposition des

deacuteterminations-du-penser On se retrouverait alors avec une nouvelle thegravese qui preacutetendrait se

maintenir dans son identiteacute simple en drsquoautres termes avec une nouvelle position unilateacuterale La

contradiction des deacuteterminations du concept nrsquoest pas annuleacutee par la speacuteculation mais elle est

penseacutee agrave partir drsquoun troisiegraveme terme qui eacuteclaire le lien essentiel entre les deux premiers Ce lien nrsquoest

ni simplement contingent ni exteacuterieur au contenu crsquoest lrsquoautomouvement de celui-ci qui impose

de lrsquoeacutetablir En reacutefleacutechissant lrsquoauto-neacutegation des deacuteterminations-du-penser et en permettant

drsquoapercevoir de quelle maniegravere celles-ci srsquoappellent et srsquoassemblent neacutecessairement le discours

speacuteculatif exclut moins la diffeacuterence qursquoil ne lrsquoaccueille Il lui donne du mecircme coup signification

et concreacutetude en exposant les meacutediations neacutecessaires pour la concevoir

Enfin si lrsquoon retient ce qui a eacuteteacute avanceacute au sect 81 sur le caractegravere immanent de la neacutegation

dialectique des deacuteterminations-du-penser il faut dans la mecircme veine admettre que la mise en

relation opeacutereacutee par la penseacutee speacuteculative est elle aussi immanente Elle est lrsquoœuvre du concept

lui-mecircme (le begreifen deacutesignant ici stricto sensu lrsquoactiviteacute de laquo prendre ensemble raquo) La speacuteculation

nrsquoest pas le reacutesultat drsquoun geste du sujet philosophant qui deacuteciderait arbitrairement par exemple

drsquoaccueillir le mouvement drsquoautodiffeacuterenciation des deacuteterminations-du-penser pour les ordonner

sous la forme drsquoun tableau intelligible Lrsquouniteacute des deacuteterminations dont parle Hegel nrsquoest pas

1 B Mabille remarque que laquo legocirc signifie dire mais aussi recueillir rassembler relier raquo (B Mabille laquo Philosopher sans fondement raquo op cit p 293) 2 G Deleuze Diffeacuterence et reacutepeacutetition op cit p 16 Nous soulignons

76

uniquement une uniteacute pour le philosophe Bien plutocirct ce sont les deacuteterminations-du-penser qui

se lient drsquoelles-mecircmes agrave leur autre en raison de la nature borneacutee de tout particulier et reacutevegravelent

par lagrave le cocircteacute positif de leur neacutegativiteacute Si Hegel peut deacutecrire la meacutethode comme le cheminement

de la chose crsquoest parce que dans la speacuteculation laquo le contenu montre sa deacuteterminiteacute (seine

Bestimmtheit) non comme quelque chose qursquoil a reccedilu ou srsquoest fait eacutepingler dessus par un autre

mais en se la donnant agrave lui-mecircme et crsquoest agrave partir de lui-mecircme qursquoil vient prendre rang de

moment et se deacutesigner comme une localisation parmi drsquoautres du tout1 raquo La speacuteculation

exprime ainsi au sens litteacuteral lrsquoauto-deacutetermination du contenu chacune de ses deacuteterminations

srsquoassignant pour elle-mecircme la place qursquoelle peut leacutegitimement occuper dans la vie du concept

La maniegravere dont cette autoreacuteflexion du concept doit ecirctre exprimeacutee dans le discours nrsquoest

pas eacutevidente Comment penser cette relative autonomie de la penseacutee vis-agrave-vis la subjectiviteacute finie

Pour reacutepondre agrave cette question il faudra examiner dans notre troisiegraveme et dernier chapitre le

type de propositions dans lesquelles srsquoincarnent la dialectique et la speacuteculation Hegel a en vue

un discours qui srsquoengendre pour ainsi dire de lui-mecircme ce qui nrsquoexclut pas que son eacutenonciation

soit le fait du sujet fini Sur ce point lrsquoanalyse de la proposition speacuteculative (der spekulative Satz)

preacutesenteacutee dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit illustre tregraves concregravetement la faccedilon dont

la conscience en vient agrave se fondre dans lrsquoautomouvement du concept

1 PhE 95 [52]

77

Chapitre trois

Speacuteculation et langage lrsquoautopreacutesentation de la chose dans le

discours

Dans ce troisiegraveme chapitre nous adopterons une nouvelle perspective sur la question geacuteneacuterale

de notre eacutetude le langage deviendra en effet le thegraveme incontournable par lequel nous pourrons

peacuteneacutetrer et nous tenir au cœur mecircme de la speacuteculation La probleacutematique qui nous occupera

doreacutenavant est celle-ci comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit

de conceptualiser ce qui est Peut-il eacutenoncer lrsquoautomouvement du contenu sans trahir aucune

des trois dimensions de la penseacutee Nous verrons que pour Hegel la conseacutequence de

lrsquoautodeacuteveloppement du concept est que la science ne peut pas srsquoeacutenoncer en se calquant sur la

logique preacutedicative dont le bon fonctionnement implique une fixation du sens des cateacutegories du

discours au premier chef pour ce qui est du sujet et du preacutedicat

31 ndash LA PENSEacuteE LIBRE ET LE LANGAGE RAPPORT DE DEacuteTERMINATION

Cette conseacutequence suppose toutefois que lrsquoon distingue plusieurs registres drsquoeacutenonciation

et que lrsquoon parvienne agrave montrer que lrsquoun de ceux-ci non seulement laisse la penseacutee se deacuteterminer

librement mais est susceptible de preacutesenter cette autodeacutetermination Cette thegravese pourrait

sembler difficile agrave soutenir agrave la lumiegravere du laquo linguistic turn raquo emprunteacute par la philosophie au siegravecle

dernier En effet lrsquoune des ideacutees principales motivant ce tournant est que le langage deacutetermine

lrsquounivers de ce qui est pensable en geacuteneacuteral K de Boer reacutesume lrsquoenjeu auquel devrait

reacutetrospectivement reacutepondre la philosophie speacuteculative heacutegeacutelienne pour assurer sa leacutegitimiteacute vis-

agrave-vis ce laquo linguistic turn raquo

Now twentieth century philosophy has been largely determined by a turn from thought to language that is to say by a growing awareness of the way in which actual languages do not just express thoughts but rather inform and determine what can be thought at all From this perspective classical philosophical systems such as Hegels can be easily criticized for letting pure thought prevail over language and for neglecting the constitutive role of language1

1 K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo Dialogue Vol 40 20011 p 76 Pour une introduction agrave la probleacutematique geacuteneacuterale emprunteacutee par la philosophie depuis son tournant linguistique on consultera R Rorty The Linguistic Turn Chicago The University of Chicago Press 1992

78

Le problegraveme est le suivant si le langage informe et deacutetermine ce qui peut ecirctre

conceptualiseacute alors les deacuteterminations-du-penser ne peuvent reacutesulter de lrsquoactiviteacute pleinement

libre de la penseacutee Il y aurait autrement dit une intrusion du langage qui orienterait de maniegravere

souterraine le deacuteploiement du concept Le reproche laquo minimal raquo que lrsquoon serait alors en droit

drsquoadresser agrave lrsquoentreprise speacuteculative de Hegel consisterait en ce qursquoelle aurait surestimeacute ndash vu cette

influence cacheacutee du langage aujourdrsquohui deacutevoileacutee ndash la possibiliteacute drsquoune transparence agrave soi du

concept Plus unilateacuterale serait la thegravese selon laquelle lrsquoexamen par la penseacutee de ses propres

concepts doit ecirctre tout simplement deacutelaisseacute au profit drsquoune analyse du langage lui-mecircme agrave travers

ses usages La premiegravere critique a pu par exemple ecirctre formuleacutee par la philosophie

hermeacuteneutique dans son effort pour faire apparaicirctre le meacutedium langagier de la compreacutehension

Gadamer suggegravere ainsi qursquoil est possible de lire la Science de la Logique au-delagrave drsquoelle-mecircme en

portant attention au mouvement par lequel la dimension langagiegravere (die Sprachlichkeit) de la penseacutee

exige de celle-ci que le concept se traduise dans le mot juste1 La seconde voie srsquoapparente agrave celle

exploreacutee par la philosophie anglo-saxonne au XXe siegravecle ndash et notamment le nominalisme

meacutethodologique qui cherche agrave clarifier les concepts de la philosophie agrave partir drsquoune eacutetude du

langage2 Or de maniegravere agrave premiegravere vue eacutetonnante certains interpregravetes font de Hegel un

preacutecurseur de ce tournant analytique de la philosophie G di Giovanni entre autres soutient

que la Science de la Logique marque une transformation laquo from metaphysics as establishing the

outline of a physical world to one that establishes the outline of a universe of meaning3 raquo

Nous ne souhaitons pas ici engager un dialogue avec ces interpreacutetations ndash la plupart tregraves

feacutecondes ndash de la logique speacuteculative heacutegeacutelienne ni reacutepondre frontalement aux critiques qursquoelles

ont pu eacutemettre agrave son endroit Il est au reste clair que Hegel ne considegravere pas que le langage

entrave lrsquoachegravevement total de la reacuteflexion en soi du concept Agrave tort ou agrave raison la philosophie

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 99 laquo But the language-ness of all thought continues to demand that thought moving in the opposite direction convert the concept back into the right word The more radically objectifying thought reflects upon itself and unfolds the experience of dialectic the more clearly it points to what it is not raquo M-A Ricard inscrit sa lecture la Science de la Logique dans la tradition pheacutenomeacutenologico-hermeacuteneutique lorsqursquoelle soutient qursquoil existe laquo une diffeacuterence entre le mot et le concept qui ne se confond pas totalement avec celle entre la forme et le contenu et qui par conseacutequent ne se laisse pas inteacutegrer dans le cheminement drsquoautodeacutetermination de la penseacutee raquo (M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 96) 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics Cambridge Cambridge University Press 1986 p 141 3 G di Giovanni laquo Hegelrsquos Linguistic Turn and its Ontological Significance raquo dans G Geacuterard et B Mabille (eacuted) La Science de la logique au miroir de lrsquoidentiteacute LouvainParis Peeters 2017 p 322 Sur cette division des reacuteceptions de la Science de la Logique voir M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 101-104

79

speacuteculative heacutegeacutelienne tient la penseacutee pour libre dans le langage bien plus que deacutetermineacutee par

lui Il nous apparaicirct cependant neacutecessaire drsquoesquisser la faccedilon dont Hegel envisage cette

articulation (voire cette hieacuterarchie) du langage et de la penseacutee pour ensuite jeter un eacuteclairage sur

la speacutecificiteacute des propositions speacuteculatives (32) La compreacutehension de ces propositions exige

justement la fluidification des cateacutegories grammaticales du langage comme le sujet et le preacutedicat

Lrsquoexamen de ce genre de propositions permettra in fine de mettre en eacutevidence lrsquointrication des

trois cocircteacutes du logique preacutesenteacutes agrave la fin du second chapitre

Hegel ne formule pas une theacuteorie aboutie du langage dans sa relation agrave la penseacutee

speacuteculative entendue comme la consideacuteration des penseacutees pures dans leur uniteacute En fait les

affirmations de Hegel au sujet du langage appartiennent surtout aux parties du systegraveme relatives

agrave lrsquoesprit soit la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit et les sections portant sur la penseacutee theacuteorique dans la

Philosophie de lrsquoEsprit de lrsquoEncyclopeacutedie Dans la Pheacutenomeacutenologie Hegel srsquoemploie avant tout agrave faire

ressortir le pouvoir reacuteconciliant du langage ce dernier en tant laquo qursquoecirctre-lagrave de lrsquoesprit1 raquo est le

meacutedian des consciences de soi autonomes Il est comme le dit B Bourgeois laquo le meacutediateur

donc le pheacutenomegravene le plus spirituel de lrsquoesprit2 raquo Dans lrsquoEncyclopeacutedie Hegel analyse la relation

entre le langage et la penseacutee du point de vue de lrsquoesprit subjectif crsquoest-agrave-dire de la penseacutee en tant

qursquolaquo expeacuterience propre de lrsquoindividu singulier3 raquo Les paragraphes qui contiennent cette analyse

srsquoinscrivent dans une theacuteorie plus geacuteneacuterale du signe Hegel y speacutecifie bien qursquoil ne prend le

langage laquo en consideacuteration que suivant la deacuteterminiteacute qui le caracteacuterise en tant qursquoil est le produit

de lrsquointelligence agrave savoir de manifester les repreacutesentations de celles-ci dans un eacuteleacutement

exteacuterieur4 raquo Autrement dit le langage est envisageacute dans la mesure ougrave il rend possible lrsquoAufhebung

de la sensation et de lrsquointuition en donnant agrave celles-ci une existence (Dasein) plus eacuteleveacutee que

lrsquoimmeacutediateteacute qui les caracteacuterise Crsquoest donc son pouvoir universalisant qui est mis de lrsquoavant

G Marmasse souligne ainsi que le langage laquo srsquoanalyse comme lrsquoactiviteacute par laquelle lrsquointelligence

srsquoempare de la sonoriteacute des mots pour leur donner une signification5 raquo Lrsquointelligence supprime

et relegraveve lrsquoecirctre sensible des mots en leur donnant une signification Elle est eacutecrit Hegel laquo la

neacutegativiteacute vraie concregravete du signe linguistique6 raquo De maniegravere plus geacuteneacuterale lrsquointelligence est

1 PhE 537 [478] (Traduction modifieacutee) 2 B Bourgeois laquo La philosophie du langage dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo dans B Bourgeois (dir) Hegel Bicentenaire de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Paris Vrin 2008 p 76 3 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 82 4 ESP III sect 459 254-255 [271] 5 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 6 ESP III sect 462 Z 560 [280]

80

lrsquoactiviteacute du sujet fini qui laquo pose ce qui est trouveacute comme ce qui lui appartient en propre (das

Gefundene als ihr eigenes zu setzen)1 raquo Non seulement supprime-t-elle lrsquoaspect sensible du langage

mais elle eacutelegraveve eacutegalement agrave lrsquouniversaliteacute par le langage lrsquoaspect sensible de la reacutealiteacute qursquoil deacutesigne

Au premier abord une certaine prudence exeacutegeacutetique paraicirct de mise lorsque lrsquoon souhaite

reconduire jusqursquoagrave la penseacutee speacuteculative cette analyse du langage dans sa relation agrave la penseacutee

theacuteorique subjective qui relegraveve de la conscience particuliegravere Cela ne serait toutefois

probleacutematique que srsquoil y avait une diffeacuterence irreacuteductible entre la penseacutee speacuteculative (la penseacutee)

et lrsquointelligence (ma penseacutee) Or ce nrsquoest pas le cas pour Hegel tout comme la penseacutee

speacuteculative lrsquointelligence pensante est le principe de deacutetermination du contenu elle laquo est le

concept libre2 raquo Les deux en outre peuvent partager un mecircme vocabulaire et srsquoexprimer dans

la mecircme langue

La speacuteculation avons-nous dit drsquoune part deacutecouvre le processus par lequel lrsquoecirctre et la

penseacutee srsquoidentifiaient dynamiquement lrsquoun et lrsquoautre La philosophie speacuteculative drsquoautre part

tient le vrai pour inseacuteparable de sa preacutesentation dans le discours3 Le langage offre agrave ce titre agrave

lrsquoecirctre et agrave la penseacutee un eacuteleacutement meacutedian dans lequel lrsquoun et lrsquoautre peuvent srsquoexposer Nous

entendons ici langage avec G Marmasse dans sa deacutefinition minimale drsquolaquo ensemble de

significations au fonctionnement reacutegleacute4 raquo La penseacutee doit srsquoaccomplir dans un tel ensemble de

significations celles du langage naturel pour srsquoaveacuterer J Reid insiste avec raison sur la neacutecessiteacute

de cette meacutediation laquo Le discours de la science est lrsquoexistence objective de cette adeacutequation [entre

lrsquoecirctre et la penseacutee] Il srsquoagit donc drsquoun langage qui ne fait pas que refleacuteter une veacuteriteacute eacutetrangegravere

retireacutee il srsquoagit drsquoun langage qui EST son objet qui EST son contenu et qui est par conseacutequent

plus objectif et plus vrai que les deux termes extrecircmes (lrsquoecirctre et le penser)5 raquo Lrsquointerpregravete parle

de ce langage comme du laquo moyen terme objectif raquo ou du laquo milieu entre lrsquoecirctre (comme eacutetant) et la

penseacutee6 raquo Cela signifie que lrsquoecirctre pris en lui-mecircme et isoleacute nrsquoest pas vrai Le vrai rappelons-le

est lrsquoadeacutequation agrave soi du contenu ici le discours est cette adeacutequation agrave soi Il est la concreacutetisation

ou plutocirct lrsquoeffectuation de la veacuterification totale de lrsquoecirctre dans la penseacutee Il est important de

souligner en outre que le sujet fini qui eacutenonce ce discours nrsquoest pas exteacuterieur agrave ce tout qui

1 ESP III sect 445 240 [240] 2 ESP III sect 468 266 [287] 3 Supra p 12 4 G Marmasse laquo Trois figures de la penseacutee chez Hegel raquo op cit p 87 5 J Reid laquo Objectiviteacute et discours chez Hegel raquo Philosophiques Vol 28 20012 p 354 6 Ibid p 354

81

srsquoarticule dans la penseacutee La Pheacutenomeacutenologie est drsquoailleurs laquo la voie qui permet agrave la subjectiviteacute finie

drsquoacceacuteder agrave lrsquoeacuteleacutement de la science pure1 raquo Il faudrait remettre en cause lrsquoabsoluiteacute de lrsquoidentiteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee si la subjectiviteacute subsistait hors de cet eacuteleacutement de la penseacutee

pure Le philosophe ne serait alors de maniegravere surprenante qursquoun observateur exteacuterieur agrave la

penseacutee Pour cette raison il ne faut pas voir comme une deacutevaluation le fait pour la penseacutee de

soi du concept qursquoelle ait agrave srsquoexteacuterioriser dans la langue du sujet fini du philosophe Que Hegel

par exemple ait exprimeacute en allemand cet automouvement du penser ne fausse ou ne corrompt

celui-ci en rien

Un passage des Zusaumltze de la section de lrsquoEncyclopeacutedie portant sur la penseacutee theacuteorique nous

semble particuliegraverement eacuteclairant sur cette question

Mais il est eacutegalement risible de regarder le fait pour la penseacutee drsquoecirctre lieacutee au mot (das Gebundensein des Gedankens an das Wort) comme un deacutefaut de la premiegravere et comme une infortune car bien que lrsquoon soit drsquoavis ordinairement que lrsquoinexprimable est preacuteciseacutement ce qui est le plus excellent cet avis cultiveacute par la vaniteacute nrsquoa pourtant pas le moindre fondement puisque lrsquoinexprimable est en veacuteriteacute seulement quelque chose de trouble en fermentation qui nrsquoacquiert de la clarteacute que lorsqursquoil peut acceacuteder agrave la parole Le mot donne par suite aux penseacutees leur ecirctre-lagrave le plus digne et le plus vrai (Das Wort gibt demnach den Gedanken ihr wuumlrdigstes und wahrhaftestes Dasein)2

On retient de cet extrait de lrsquoaddition au sect 462 deux eacuteleacutements capitaux 1 La penseacutee

trouve dans le mot et par extension dans le langage son existence la plus vraie Lrsquoexteacuteriorisation

de la penseacutee dans le mot ne consiste pas en un laquo mal neacutecessaire raquo pour elle ideacutealement eacutevitable

mais preacutesente bien plutocirct une forme de gain en concreacutetude pour la penseacutee Hegel prend ici agrave

rebours une certaine tradition meacutetaphysique Platon par exemple ne se tourne vers les logoi vers

les discours qursquoagrave deacutefaut de pouvoir se maintenir purement dans la dianoia la contemplation des

Ideacutees Il serait preacutefeacuterable pour le philosophe de connaicirctre ce qui est en se passant des mots3 2

Hegel affirme la connexion eacutetroite voire indeacutepassable de la penseacutee et du langage Les mots sont

non seulement un ecirctre-lagrave vivifieacute par la penseacutee mais laquo cet ecirctre-lagrave est absolument neacutecessaire agrave nos

penseacutees4 raquo Nous nrsquoavons en fait un savoir deacutetermineacute de nos penseacutees que dans la mesure ougrave elles

1 J-F Kerveacutegan laquo La science de lrsquoideacutee pure raquo loc cit p 201 2 ESP III sect 462 Z 560 [280] 3 Cf Platon Cratyle trad C Dalimier Paris Flammarion 1998 p 185-187 438d-439b Pheacutedon trad M Dixsaut Paris Flammarion 1991 p 277 99c Gadamer preacutesente une lecture tregraves eacutelaboreacutee de cet enjeu de la philosophie platonicienne dans Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 428-441 [409-422] Cf M-A Ricard laquo Le passage de lrsquohermeacuteneutique dans lrsquoontologie dans Veacuteriteacute et meacutethode raquo op cit p 198 4 ESP III sect 462 Z 560 [280] Nous soulignons

82

srsquoexteacuteriorisent se manifestent dans le langage Pour le sujet vouloir penser sans les mots serait

une deacuteraison laquo Crsquoest dans le nom que nous pensons1 raquo eacutecrit Hegel pour faire valoir la neacutecessiteacute

du meacutedium langagier pour la penseacutee La connexion est si intime que lrsquoidentiteacute de la penseacutee vraie

et de la chose (le concept eacutetant la chose en sa veacuteriteacute) se voit identifieacutee au sens du mot le mot est

la chose pour autant que son emploi appartienne agrave la penseacutee vraie2 Hegel concegravede bien que lrsquoon

puisse se battre avec les mots (mit Worten herumschlagen) comme le veut lrsquoexpression Mais si lrsquoon

ne parvient pas agrave se saisir de la chose par le mot ce sera en raison du deacuteficit drsquoune penseacutee trop

indeacutetermineacutee pour srsquoactualiser dans une forme exteacuterieure crsquoest-agrave-dire finalement drsquoune non-

penseacutee Comme le mentionne I Weiss il est impossible laquo de concevoir une penseacutee et toutes ses

deacuteterminations indeacutependamment de son expression et donc une penseacutee qui se formulerait

silencieusement qui pourrait se passer de sa verbalisation crsquoest-agrave-dire de sa reacutealisation3 raquo Le

principe mecircme de la speacuteculation implique que la penseacutee et lrsquoecirctre srsquoidentifient dans leur

preacutesentation langagiegravere

Cela ne signifie pas pourtant que la penseacutee deacutepende du langage au sens ougrave elle serait

deacutetermineacutee exteacuterieurement par celui-ci S Houlgate fait lui aussi remarquer qursquoil serait absurde

pour Hegel drsquoadmettre un langage sans la penseacutee4 Le langage tient en effet sa forme de la penseacutee

et plus particuliegraverement de lrsquoentendement Hegel lrsquoindique dans un passage important de la

Philosophie de lrsquoesprit subjectif laquo Mais lrsquo[ecirctre] formel (das Formelle) du langage est lrsquoœuvre de

lrsquoentendement qui opegravere en celui-ci lrsquoinsertion formatrice de ses cateacutegories cet instinct logique

produit ce qui constitue lrsquo[eacuteleacutement] grammatical (das Grammatische) du langage5 raquo Cet extrait est

important pour notre propos puisqursquoil preacutecise le rapport de deacutetermination du langage par la

penseacutee Lrsquoentendement est agrave lrsquoorigine de la deacutetermination et de la fixation des regravegles du langage

crsquoest-agrave-dire de la grammaire Ses cateacutegories informent le langage Cette constitution des regravegles

grammaticales teacutemoigne selon Hegel drsquoun laquo instinct logique raquo agrave lrsquoœuvre dans le langage La

mecircme ideacutee est reprise puis deacuteveloppeacutee plus avant dans la laquo Preacuteface agrave la seconde eacutedition raquo de la

Science de la Logique

Les formes-du-penser (die Denkformen) sont tout drsquoabord extraposeacutees (herausgesetzt) et deacuteposeacutees (niedergelegt) dans la langue de lrsquohomme de nos jours on ne peut trop

1 ESP III sect 462 261 [278] 2 ESP III sect 462 560 [280] 3 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris Harmattan 2003 p 197 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 142 5 ESP III sect 449 255 [272]

83

souvent rappeler que ce par quoi lrsquohomme se diffeacuterencie de lrsquoanimal crsquoest le penser Dans tout ce qui devient pour lui quelque chose drsquointeacuterieur dans sa repreacutesentation en geacuteneacuteral [dans tout] ce qursquoil fait sien srsquoest introduit la langue et ce qursquoil fait [advenir] agrave la langue et exprime en elle contient plus enveloppeacutee plus meacutelangeacutee ou eacutelaboreacutee une cateacutegorie tant lui est naturel le logique (das Logische) ou plutocirct ce mecircme [logique] est sa nature caracteacuteristique elle-mecircme1

Le pouvoir constituant que Hegel nommait laquo instinct logique raquo dans lrsquoEncyclopeacutedie fait en

sorte que le formes-du-penser en viennent agrave se deacuteposer dans la langue Lrsquoon peut ainsi dire qursquoil

y a du logique dans le langage naturel et que lrsquoexpression deacutepend des cateacutegories que lrsquoentendement

y imprime Ces formes-du-penser ne sont pas neacutecessairement claires pour le locuteur Lrsquoextrait

indique en effet que leur advenir agrave la langue ne correspond pas agrave leur expression pure Par

laquo expression pure raquo nous entendons une expression qui ne serait plus lieacutee de maniegravere geacuteneacuterale

agrave la sensibiliteacute laquo Dans le langage commente M-A Ricard nous ne faisons qursquoun usage

inconscient ou encore instinctuel des cateacutegories mecircleacutees agrave toutes sortes de repreacutesentations et de

formes particuliegraveres de la penseacutee les deacuteterminiteacutes de celles-ci passent degraves lors inaperccedilues2 raquo

Neacuteanmoins les regravegles et formes du langage peuvent acqueacuterir leur pleine signification pour celui

qui fait un usage conscient de sa langue Le maicirctre drsquoune langue est celui qui voit dans sa

grammaire le reflet de lrsquoesprit et de la culture drsquoun peuple (die Bildung eines Volks)3 La maicirctrise

drsquoune langue est par lagrave une condition pour reacutefleacutechir (nachdenken) lrsquoinstinct logique agrave lrsquoœuvre dans

le langage Hegel ouvre ainsi la possibiliteacute drsquoune sorte de reacutegression du langage vers le logique

qui le deacutetermine La grammaire est le laquo truchement raquo par lequel (durch die Grammatik hindurch) ce

mouvement reacutetroceacutedant reacutevegravele le pouvoir deacuteterminant de la penseacutee Autrement dit agrave travers la

grammaire les formes-du-penser peuvent ecirctre expliciteacutees pour elles-mecircmes et leur articulation

reconstruite dans un discours qui constituerait la logique speacuteculative

Cette reacutegression du langage vers le logique est toutefois loin de se confondre avec le

projet drsquoune analyse stricte du langage ndash comme srsquoest proposeacute de lrsquoaccomplir la philosophie

anglo-saxonne depuis le tournant linguistique La logique ne se limite ici ni agrave une explicitation

des formes du langage ordinaire ni agrave laquo an empirical study of the way in which certain words and

expressions are used (and are to be used) in specific situations in a given language4 raquo On ne

saurait parvenir agrave une connaissance du logique ndash des penseacutees pures en et pour soi ndash en eacutetudiant

1 SL I (1832) 4 [20] 2 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la Logique raquo op cit p 97-98 3 SL I 30 [53] 4 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143

84

tout simplement les regravegles grammaticales du langage ou de la langue drsquoun peuple Plutocirct

lrsquoexamen du logique conserve laquo lrsquoexpressiviteacute de la langue historiquement constitueacutee pour reacuteveacuteler

ce qui eacutechappe cependant au langage consideacutereacute en lui-mecircme1 raquo Loin de srsquoassimiler au logique

dans la totaliteacute de ses dimensions la grammaire drsquoune langue nrsquoest que le reflet de lrsquoun des cocircteacutes

de la rationaliteacute soit lrsquoentendement dans sa production des cateacutegories Or les cateacutegories

grammaticales dans leur usage ordinaire deacuteterminent un donneacute exteacuterieur le langage naturel

demeure en effet fortement lieacute agrave la repreacutesentation qursquoil eacutelegraveve agrave un second ecirctre-lagrave La logique en

tant qursquoautopreacutesentation du concept est quant agrave elle un discours absolument libre crsquoest le

concept comme nous lrsquoavons vu qui creacutee ses ob-jets plutocirct qursquoil nrsquoen deacuterive par abstraction

Cela explique par exemple que la grammaire du langage ordinaire cristallise des distinctions ndash

sujet et preacutedicat sujet et objet ndash qui sont sursumeacutees (aufgehoben) dans le discours logique2 Ainsi

le deacuteploiement du logique srsquoil neacutecessite le langage et doit srsquoeffectuer dans une langue qui exprime

lrsquoesprit drsquoun peuple ne peut ecirctre rendu manifeste par lrsquoeacutetude de propositions dans lesquelles les

cateacutegories grammaticales se voient appliqueacutees agrave un donneacute Au contraire lrsquoeacutetude de la penseacutee pure

dans son autodeacuteploiement exige de porter attention aux propositions dans lesquelles les

deacuteterminations-du-penser sont consideacutereacutees en et pour elles-mecircmes soit les propositions

speacuteculatives3 La prochaine section visera justement agrave marquer la diffeacuterence de ces deux registres

propositionnels Dans lrsquoun et lrsquoautre le rapport du sujet et du preacutedicat ne peut ecirctre penseacute de la

mecircme faccedilon

32 ndash PREacuteDICATION ET SPEacuteCULATION LE SUJET DANS LA PROPOSITION SPEacuteCULATIVE

Dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie lrsquoattention teacutemoigneacutee par Hegel envers le langage porte

plus speacutecifiquement sur les propositions speacuteculatives Leur particulariteacute est qursquoelles nous

obligent pour les comprendre agrave envisager le sujet et le preacutedicat autrement que comme de

simples cateacutegories grammaticales preacutedeacutefinies Il convient plutocirct de consideacuterer ces cateacutegories

logiquement soit dans leur relation dialectique et dans leur uniteacute diffeacuterencieacutee Les propositions

speacuteculatives par exemple laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel4 raquo (das Wirkliche ist das Allgemeine) ou

1 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 142 2 Cf K de Boer laquo The Infinite Movement of Self-Conception and its Inconceivable Finitude Hegel on Logos and Language raquo loc cit p 86 3 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 143 laquo Rather [the study of categories] is a study of those sentences which directly articulate what the categories are raquo 4 PhE 103 [59-60]

85

encore laquo ecirctre et neacuteant sont la mecircme chose1 raquo (Sein und Nichts ist dasselbe) sont des propositions

par lesquelles la penseacutee examine ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoautodeacuteploiement du

concept en ses diffeacuterentes deacuteterminations qui sont en mecircme temps les cateacutegories qui rendent

possible le discours

Il convient donc de bien distinguer comme le mentionne S Houlgate les propositions

philosophiques des jugements simplement empiriques2 Les premiegraveres ne mettent en jeu que des

concepts alors que les seconds trouvent leur source dans la repreacutesentation Hegel ajoute que la

penseacutee repreacutesentative se trouve drsquoabord bien embarrasseacutee lorsqursquoelle tente de comprendre de

telles propositions speacuteculatives3 Pour y parvenir elle doit se deacutefaire de lrsquoopinion selon laquelle

laquo on a affaire [en elles] au rapport ordinaire du sujet et du preacutedicat et au comportement habituel

du savoir4 raquo Ce comportement habituel correspond au point de vue de la repreacutesentation Hegel

explique dans les sections de la Philosophie de lrsquoEsprit sur lrsquoesprit theacuteorique que la

laquo repreacutesentation (die Vorstellung) est pour lrsquointelligence ce qui est sien encore lieacute agrave [une]

subjectiviteacute unilateacuterale en tant que ce sien est encore conditionneacute par lrsquoimmeacutediateteacute qursquoil nrsquoest

pas en lui-mecircme lrsquoecirctre5 raquo La repreacutesentation preacutesuppose son ob-jet crsquoest-agrave-dire qursquoelle est le

rapport drsquoune subjectiviteacute finie avec un ob-jet donneacute exteacuterieurement qui demeure donc

contingent Elle hypostasie une substance fixe un ecirctre en soi indeacutependant de lrsquointelligence Agrave

lrsquoinverse une proposition speacuteculative nrsquoexprime pas un jugement par lequel notre repreacutesentation

du monde est deacutetermineacutee Le point de vue speacuteculatif implique que la penseacutee soit agrave elle-mecircme

son propre contenu

Consideacuterons un jugement preacutedicatif comme laquo la rose est rouge raquo Ce jugement pourrait

tregraves bien ecirctre formuleacute par les sciences qui eacutetudient empiriquement la nature Il appartiendrait

alors agrave une sphegravere qui peut leacutegitimement proceacuteder selon le laquo comportement habituel du savoir raquo

Un tel jugement exprime le rapport du sujet grammatical avec lrsquoune de ses proprieacuteteacutes

accidentelles (la rose pourrait tregraves bien ecirctre blanche) son contenu est donneacute exteacuterieurement par

la repreacutesentation La preacutedication ne vise pas ici agrave eacuteclairer la relation neacutecessaire des

deacuteterminations-du-penser entre elles Bien qursquoelle puisse ecirctre tout agrave fait veacuteridique du point de

1 ESP I sect 88 351 [188] 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 3 PhE 102 [58] 4 PhE 104 [60] 5 ESP III sect 451 246 [257]

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vue de la repreacutesentation elle relegraveve drsquoun registre de la penseacutee moins fondamental que celui de la

speacuteculation Ce serait donc une erreur drsquoenvisager la relation du sujet et du preacutedicat de la mecircme

maniegravere dans les jugements empiriques et dans les propositions philosophiques de vouloir

eacutevaluer leur veacuteriteacute en conservant le mecircme point de vue Crsquoest pourquoi Hegel eacutecrit que laquo la

proposition quand elle a la forme drsquoun jugement (in Form eines Urteils) nrsquoest absolument pas

propre immeacutediatement agrave exprimer des veacuteriteacutes speacuteculatives1 raquo Ce verdict est par ailleurs renforceacute

dans lrsquoEncyclopeacutedie lorsque Hegel mentionne que la forme du jugement laquo est impropre agrave exprimer

ce qui est concret raquo crsquoest-agrave-dire lrsquouniversaliteacute du concept et que laquo le jugement est par sa forme

unilateacuteral et dans cette mesure faux2 raquo Par laquo faux raquo Hegel veut dire inapproprieacute pour exprimer

une veacuteriteacute philosophique La seule mesure de reacutefeacuterence de la veacuteriteacute speacuteculative doit ecirctre la penseacutee

elle-mecircme La veacuteriteacute en reacutegime speacuteculatif correspond agrave lrsquouniteacute du concept avec lui-mecircme Elle

nrsquoest pas lrsquoadeacutequation de la penseacutee avec un objet qui subsisterait exteacuterieurement agrave elle3

Lrsquoon pourrait objecter que agrave tout le moins du point de vue de leur forme la proposition

laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo et lrsquoeacutenonceacute laquo la rose est rouge raquo semblent parfaitement identiques

Pourquoi devrait-on srsquointerdire selon Hegel de comprendre la signification drsquoune proposition

speacuteculative de la mecircme maniegravere qursquoun jugement preacutedicatif empirique de forme laquo A est B raquo Crsquoest

ici que la distinction entre cateacutegories grammaticales et concepts logiques (ou deacuteterminations-du-

penser) trouve toute son importance Certes la proposition speacuteculative laquo le reacuteel effectif est

rationnel raquo exprime lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat La thegravese deacutefendue par Hegel est pourtant

que lrsquoidentiteacute des deacuteterminations-du-penser est ici speacuteculative Elle ne se reacutesume donc pas agrave

lrsquoidentiteacute unilateacuterale de cateacutegories grammaticales fixes comme le sujet et le preacutedicat drsquoun

jugement Dans un jugement en effet laquo la copule affirme seulement lrsquoidentiteacute (alors abstraite

unilateacuterale) des moments du jugements4 raquo Agrave lrsquoinverse une identiteacute est speacuteculative lorsqursquoelle

contient en elle le moment de la diffeacuterence et qursquoelle est lrsquoexpression de lrsquouniteacute de

deacuteterminations-du-penser opposeacutees Hegel suggegravere donc au moyen drsquoune analogie musicale que

laquo dans la proposition philosophique lrsquoidentiteacute du sujet et du preacutedicat ne doit pas aneacuteantir

(vernichten) leur diffeacuterence qui est exprimeacutee par la forme de la proposition et [que] leur uniteacute doit

surgir au contraire comme une harmonie5 raquo Une fois cela dit il nous faut encore deacuteterminer

1 SL I 66 [93] 2 ESP I sect 31 295-296 [98] 3 Supra p 19 4 B Bourgeois laquo Preacutesentation de LrsquoEncyclopeacutedie des sciences philosophiques raquo op cit p 296 note 2 5 PhE 103 [59]

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plus exactement en quoi cette identiteacute qui nrsquoaneacuteantit pas la diffeacuterence mais la conserve se

distingue de lrsquoidentiteacute poseacutee judicativement (laquo A est B raquo) Lrsquoargument deacuteveloppeacute par Hegel est le

suivant le sujet et le preacutedicat drsquoune proposition speacuteculative ne constituent pas deux termes

indeacutependants1 Leur relation nrsquoest donc pas exteacuterieure ni contingente mais bien neacutecessaire On le

comprend plus aiseacutement en observant le contraste au niveau de lrsquoeacutenonciation elle-mecircme

Que se produit-il en effet lorsqursquoun locuteur preacutedique que laquo cette rose est rouge raquo ou

mecircme tout simplement que laquo ceci est rouge raquo Pour reacutepondre J-F Marquet deacutecompose

lrsquoeacutenonceacute en trois termes le sujet S de lrsquoeacutenonceacute (ou le Sujet avec un grand laquo S raquo) le preacutedicat P et

le sujet parlant s (le sujet avec un laquo s raquo minuscule raquo) crsquoest-agrave-dire le locuteur2 Dans ce type

drsquoeacutenonceacute ordinaire le sujet S celui dont on parle est donneacute avant mecircme que lrsquoeacutenonciation ait

lieu comme une base fixe un fondement passif destineacute agrave recevoir un ou des preacutedicats

grammaticaux comme ses accidents Il est preacutesupposeacute par le locuteur de la proposition pour qui

comme le dit J Hyppolite laquo cette base paraicirct preacuteceacuteder le savoir raquo et donc pour qui laquo la chose est

lagrave avant que nous ayons un savoir drsquoelle3 raquo Bref compris ainsi le sujet S est un ὑποκείμενον qui

attend tranquillement que des accidents lui soient greffeacutes par lrsquointervention du sujet parlant qui

le deacuteterminera Hegel reacutesume ce rapport de la conscience commune agrave la connaissance en

suggeacuterant que laquo drsquoordinaire crsquoest drsquoabord le sujet [S] en tant qursquoil est le Soi-mecircme fixe objectal

(das gegenstaumlndliche fixe Selbst) qui est poseacute comme principe de deacutepart4 raquo

Si le sujet S gicirct passivement le sujet s (le locuteur) apparaicirct quant agrave lui comme le principe

de sa deacutetermination Le locuteur deacutecide exteacuterieurement de lrsquoattribution de tel ou tel preacutedicat au

sujet S il est agrave chaque fois maicirctre drsquoeacutenoncer que laquo ceci raquo est laquo rouge raquo laquo deacutelicat raquo etou laquo fleacutetri raquo

selon son sa perception La section de la Pheacutenomeacutenologie sur la laquo Perception raquo nous permet de

preacuteciser la nature du lien entre ces preacutedicats de la rose laquo Degraves lors qursquoelles sont exprimeacutees dans

la simpliciteacute de lrsquouniversel ces deacuteterminiteacutes [hellip] se reacutefegraverent agrave elles-mecircmes sont indiffeacuterentes les unes aux

autres (gleichguumlltig gegeneinander) chacune eacutetant pour soi libre de lrsquoautre5 raquo Les proprieacuteteacutes de la

rose ne srsquoaffectent pas mutuellement chaque proprieacuteteacute est une pure reacutefeacuterence agrave soi-mecircme

1 Cf S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 146 laquo In the speculative sentence no clear distinction between subject and predicate can be made since subject and predicate are not presented as lsquoindependentrsquo (selbstaumlndig) entities or qualities raquo 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel Paris Ellipses 2004 p 18 3 J Hyppolite Logique et existence op cit p 181 4 PhE 102 [58] 5 PhE 143 [94]

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(Sichaufsichbeziehen) Elles ne sont lieacutees que par le Moi qui prend la rose pour telle ou telle

(wahrnehmen) en un ici et maintenant Lorsqursquoil preacutedique une proprieacuteteacute le Moi passe par-dessus

la base fixe S en srsquoappuyant sur elle et la laissant derriegravere pour lui attribuer la rougeur la

deacutelicatesse et progresser ainsi de preacutedicat en preacutedicat C E de Saint-Germain eacutecrit agrave ce propos

que le Moi nrsquoapparaicirct laquo que sous la forme drsquoune meacutediation abstraite exteacuterieure aux termes qursquoelle

meacutediatise raquo et que le substrat se conserve pour soi laquo comme quelque chose de distinct dans son

essence des preacutedicats accidentels que nous lui attribuons1 raquo Il nrsquoy a pas de lien neacutecessaire entre

par exemple cette rose et la deacutelicatesse les deux termes de lrsquoeacutenonceacute du jugement demeurent

indeacutependants lrsquoun de lrsquoautre puisque leur relation est celle de la substance agrave son accident Cette

relation est meacutediatiseacutee par lrsquoopeacuteration drsquoune subjectiviteacute pour laquelle le contenu nrsquoest qursquoun

donneacute Crsquoest donc le Moi qui est ici selon Hegel laquo le lien feacutedeacuterateur des preacutedicats et le sujet qui

les tient2 raquo Ce nrsquoest pas le contenu qui srsquoexplicite lui-mecircme qui deacutetermine ce qursquoil est en se

reacutefleacutechissant dans ses preacutedicats Lrsquoeacutenonceacute ne reflegravete ici que le pouvoir du sujet parlant sur le

substrat inerte sur la chose exteacuterieure3 Encore une fois ce genre drsquoeacutenonceacute convient tout agrave fait

aux sciences empiriques ou agrave la vie ordinaire il nrsquoappartient toutefois pas agrave la philosophie eacutetant

donneacute que celle-ci doit prouver la neacutecessiteacute de son contenu

Dans la proposition speacuteculative agrave lrsquoinverse lrsquoexteacuterioriteacute du Moi par rapport au contenu

de lrsquoeacutenonceacute disparaicirct Du mecircme coup la distance entre le sujet S et le preacutedicat P qui tenait agrave leur

indiffeacuterence est elle aussi surmonteacutee Voici comment Hegel exprime le renversement par lequel

le sujet s passe dans le sujet S (ou le Moi dans le Soi-mecircme du contenu)

Mais degraves lors que ce premier sujet [S] entre dans les deacuteterminations elles-mecircmes et est leur acircme le second sujet [s] celui qui sait trouve encore le premier sujet [S] dans le preacutedicat crsquoest-agrave-dire celui avec lequel il voudrait en avoir deacutejagrave termineacute et par-dessus lequel il voudrait passer pour rentrer en soi et au lieu de pouvoir ecirctre dans le mouvoir du preacutedicat lrsquoeacuteleacutement agissant (das Tuende) comme penseacutee qui raisonne (als Raumlsonieren) deacutecidant si tel ou tel preacutedicat devrait ecirctre apposeacute agrave ce premier sujet [S] il a au contraire encore agrave faire avec le Soi-mecircme du contenu (mit dem Selbst des Inhalts) nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui (mit diesem zusammen sein)4

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 455 2 PhE 102 [58] 3 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 18 4 PhE 102 [58-59]

89

La diffeacuterence entre le simple jugement preacutedicatif et la proposition speacuteculative est que le

sujet S ne constitue pas dans la seconde un sol ferme sur lequel le sens de la proposition srsquoeacuterige

par la fixation drsquoun preacutedicat Au contraire Hegel indique que le contenu de la proposition

speacuteculative ne concerne pas exclusivement le preacutedicat P du sujet S Le preacutedicat nrsquoexprime pas ici

un universel indiffeacuterent ndash laquo la rougeur raquo laquo la deacutelicatesse raquo etc ndash au sujet S sur lequel il est apposeacute

et donc libre drsquoeacutechoir aussi bien agrave laquo cette rose raquo qursquoagrave un substrat tout autre Le contenu nrsquoest plus

un accident du sujet S laquo mais il est la substance (die Substanz) il est lrsquoessence (das Wesen) et le

concept (der Begriff) de ce dont il est question1 raquo En un mot la proposition speacuteculative reacutevegravele la

veacuteriteacute de ce dont il est question2 Il ne convient plus degraves lors de parler drsquoindiffeacuterence ou

drsquoindeacutependance du sujet S et du preacutedicat P car lrsquoeacutenonciation du preacutedicat exprime ce qursquoest le

sujet S en sa veacuteriteacute en son essence La conseacutequence est que lrsquoeacutecart entre le sujet S et le preacutedicat

P est surmonteacute en effet eacutetant donneacute que le preacutedicat est la substance mecircme de ce dont il est

question il est neacutecessairement identique au sujet S qursquoil deacutetermine Il en constitue un trait

essentiel et non pas simplement une proprieacuteteacute ou une qualiteacute exteacuterieure Ainsi la proposition

speacuteculative laquo le reacuteel effectif est lrsquouniversel raquo exprime plus que lrsquouniversaliteacute du reacuteel effectif sa

signification est non seulement que le reacuteel effectif est universel mais plus fortement que lrsquoessence

du reacuteel effectif est lrsquouniversaliteacute3

Il en reacutesulte un renversement capital dans la maniegravere dont le sujet S et le preacutedicat P

doivent ecirctre compris dans une proposition philosophique Rappelons que la penseacutee ordinaire

(ou repreacutesentative) posait le sujet S comme un fondement lui servant de tremplin pour progresser

de preacutedicat en preacutedicat Or Hegel montre que cette progression se trouve freineacutee aussitocirct que la

substance reacuteapparaicirct non plus au deacutepart comme base fixe mais dans le preacutedicat qui exprime

lrsquoessence du sujet laquo Commenccedilant par le sujet comme si celui-ci demeurait le fondement elle

[la penseacutee] trouve degraves lors que crsquoest au contraire le preacutedicat qui est la substance le sujet passeacute

(uumlbergegangen) au preacutedicat et par lagrave mecircme aboli (aufgehoben)4 raquo Ce passage du sujet S dans le

preacutedicat est la raison pour laquelle le premier ne peut plus servir de sol ferme pour la penseacutee Le

preacutedicat devient lui-mecircme sujet dans ce passage eacutetant donneacute qursquoil ne dit rien drsquoautre que lrsquoessence

du sujet S initial C E de Saint-Germain en conclut que le laquo preacutedicat parce qursquoil exprime la

1 PhE 102 [58] 2 Cf SL II 1 [13] laquo La veacuteriteacute de lrsquoecirctre est lrsquoessence raquo 3 PhE 103-104 [60] 4 PhE 102 [58]

90

substance qui srsquoexplicite en lui nrsquoest plus une deacutetermination exteacuterieure du sujet mais [qursquo]il est

le devenir mecircme de celui-ci1 raquo Cela signifie qursquoil nrsquoest donc plus question avec la proposition

speacuteculative drsquoun ὑποκείμενον passif mais plutocirct drsquoun sujet S qui est lrsquoactiviteacute de srsquoauto-expliciter

en passant dans le preacutedicat Le sujet S laquo plutocirct que de demeurer face agrave la deacuteterminiteacute [la]

constitue au contraire2 raquo Il entre ainsi dans les deacuteterminations pour se mouvoir en elles il est

leur acircme (ihre Seele)3

Hegel suggegravere drsquoeacuteclairer cette transition du sujet S dans le preacutedicat P en lrsquoillustrant agrave lrsquoaide

de la proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre4 raquo Lrsquoexemple choisi peut paraicirctre surprenant dans la mesure

ougrave la penseacutee pourrait avoir tendance agrave attacher un contenu repreacutesentatif au nom laquo Dieu raquo (qui

appartient au langage de la religion) Au surplus une multipliciteacute de significations peuvent ecirctre

attacheacutees agrave Dieu selon la subjectiviteacute particuliegravere qui se le repreacutesente5 Pour comprendre

lrsquoexemple de Hegel et eacuteviter tout contresens il vaut ainsi mieux sortir du reacutegime de la

repreacutesentation Dieu nrsquoest pas un eacutetant autrement dit Lrsquoinverse aurait pour conseacutequence

drsquoentraver la libre autodeacutetermination du contenu de la proposition crsquoest-agrave-dire du concept Plus

tocirct dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie le lecteur est deacutejagrave preacutevenu contre cet inconveacutenient de

lrsquousage du mot laquo Dieu raquo en philosophie qui deacutecoule drsquoun besoin de se repreacutesenter lrsquoabsolu

comme sujet Le deacutefaut drsquoune proposition comme laquo Dieu est lrsquoEacuteternel raquo est ainsi que laquo le vrai est

simplement poseacute directement comme sujet [par la repreacutesentation] mais nrsquoest pas exposeacute comme le

mouvement de reacuteflexion de soi en soi-mecircme6 raquo Dieu demeure ainsi un immeacutediat qui ne srsquoexpose

pas lui-mecircme comme la veacuteriteacute Crsquoest pourquoi lrsquoon pourrait bien soutenir par exemple que la vie

de Dieu est laquo un jeu de lrsquoamour avec lui-mecircme [] cette ideacutee retombe[rait] au niveau de

lrsquoeacutedification et mecircme dans la fadeur raquo srsquoil y manquait laquo le seacuterieux la douleur la patience et le

travail du neacutegatif7 raquo Cette affirmation ne trouve sa pleine signification que si lrsquoon laisse lrsquouniversel

se deacuteployer librement srsquoexposer dans ce jeu qui implique aussi lrsquoauto-neacutegation la perte de soi

Hegel semble avoir en vue une sorte de keacutenose du concept divin8 agrave la maniegravere dont lrsquoamour de

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 2 PhE 101 [57] 3 PhE 102 [58] 4 PhE 103 [59] 5 ESP I sect 31 295 [97] 6 PhE 71 [26] Nous soulignons 7 PhE 69 [24] 8 Hegel eacutecrit ainsi agrave la toute fin de la Pheacutenomeacutenologie laquo La science contient en elle-mecircme cette neacutecessiteacute de srsquoalieacutener (entaumluszligern) et deacutefaire de la forme du concept pur ainsi que le passage du concept dans la conscience raquo (PhE 650 [589]) R Pippin parle drsquoun laquo style biblique raquo dans les derniegraveres pages de la section laquo Savoir absolu raquo Il remarque

91

Dieu se reacutealise dans le deacutepouillement de sa toute-puissance le concept nrsquoest effectif que par le

sacrifice lrsquoeacutetrangement (Entfremdung) de son universaliteacute premiegravere Agrave ce prix seulement peut-il

srsquoautodeacutemontrer en sa qualiteacute drsquoecirctre pour soi

Pour ces raisons Hegel juge que la preacutedication des attributs divins par le Moi exteacuterieur

est incapable drsquoavancer la preuve crsquoest-agrave-dire la veacuteriteacute de ce qui est eacutenonceacute Cela vaut au premier

chef pour lrsquoexistence de Dieu pour Hegel laquo les preuves traditionnelles [de lrsquoexistence de Dieu]

sont agrave critiquer parce qursquoelles ne sont pas une autodeacutemonstration mais une deacutemonstration

effectueacutee par un penseur abstraitement subjectif au sens ougrave il est seacutepareacute de son objet

drsquoinvestigation1 raquo La veacuteriteacute du concept ne srsquoatteste que par lrsquoautodeacutemonstration de son uniteacute

avec lui-mecircme et ses meacutediations Pour revenir agrave notre exemple Hegel est donc moins inteacuteresseacute

agrave prouver ou reacutefuter lrsquoexistence de Dieu qursquoagrave deacuteplier les implications conceptuelles de la

proposition laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo ici Dieu nrsquoest pas un ecirctre il est suivant lrsquoeacutenonceacute le concept

mecircme de lrsquoecirctre (crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre mecircme) Ainsi en nous invitant agrave examiner la proposition Hegel

nous enjoint agrave deacutelaisser le point de vue de la repreacutesentation pour adopter celui de lrsquoeffectiviteacute du

concept laquo Dieu raquo degraves lors ne doit plus ecirctre pris laquo comme un point fixe auquel on ancre

fermement les preacutedicats par un mouvement qui appartient agrave celui [le Moi exteacuterieur] qui sait ce

qursquoil en est de lui raquo mais comme laquo quelque chose qui est reacutefleacutechi en soi un sujet2 raquo Il nrsquoest plus

autrement dit un objet (Objekt) preacutesupposeacute tout fait3

Dans la proposition philosophique laquo Dieu est lrsquoecirctre raquo laquo Dieu raquo perd la signification

substantielle qursquoon lui aurait precircteacutee en lrsquoenvisageant strictement comme un substrat statique

Crsquoest le preacutedicat laquo lrsquoecirctre raquo qui nous reacutevegravele ce que le sujet laquo Dieu raquo est en veacuteriteacute crsquoest-agrave-dire que

crsquoest au preacutedicat qursquoil convient deacutesormais de precircter la substantialiteacute Le sujet laquo Dieu raquo srsquoest fondu

(zerflieszligt) en lui commente Hegel4 laquo Ecirctre raquo ne doit pas ecirctre compris comme un simple preacutedicat

de laquo Dieu raquo au sens drsquoune qualiteacute qui lui appartiendrait ou drsquoun accident mais comme lrsquoessence

mecircme de laquo Dieu raquo S Houlgate remarque que le preacutedicat a pour ainsi dire laquo usurpeacute raquo la position

du sujet S et que se dissipe du mecircme coup la laquo certitude immeacutediate raquo selon laquelle nous savons

que laquo Entaumluszligerung raquo est le terme par lequel Luther traduit laquo keacutenose raquo (R Pippin laquo Le statut de la litteacuterature dans la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo trad D Lepage dans D Perinetti et M-A Ricard (eacuted) La Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit de Hegel lectures contemporaines Paris PUF 2009 p 169) 1 G Marmasse laquo Que prouvent chez Hegel les preuves de lrsquoexistence de Dieu raquo Les Eacutetudes philosophiques No 92 20101 p 109 2 PhE 72 [27] 3 ESP I sect 31 Z 486 [98] 4 PhE 103 [59]

92

preacuteciseacutement agrave quoi reacutefegravere le sujet S agrave savoir Dieu envisageacute comme une entiteacute fixe1 En drsquoautres

termes Dieu ne peut plus ecirctre deacutefini agrave partir de sa fonction de sujet grammatical de la

proposition La penseacutee qui cherchait agrave progresser de preacutedicat en preacutedicat perd le substrat stable

qui lui servait de tremplin laquo La penseacutee au lieu de continuer agrave avancer dans le passage du sujet

au preacutedicat et eacutetant donneacute que le sujet se perd se sent au contraire freineacutee et rejeteacutee vers la

penseacutee du sujet puisqursquoelle en deacuteplore lrsquoabsence []2 raquo La perte du sujet S renvoie la penseacutee vers

celui-ci elle doit en reacuteeacutevaluer la signification se demander agrave nouveau ce qursquoil est Crsquoest le contenu

lui-mecircme qui commande cet arrecirct le passage du sujet dans le preacutedicat puisqursquoil nrsquoest pas le fait

drsquoun Moi exteacuterieur oblige la penseacutee agrave srsquointerroger sur cet automouvement ndash ou agrave tout le moins

comme le speacutecifie Hegel lrsquolaquo exigence raquo qursquoelle se plonge dans les profondeurs du contenu est

poseacutee3

Pour remplir cette exigence et se plonger effectivement dans lrsquoautomouvement du

contenu la penseacutee doit se reacutesoudre agrave la perte du fondement stable sur lequel elle croyait pouvoir

srsquoeacuteriger Si elle veut retrouver le sujet S elle doit suivre son passage et se tourner vers le preacutedicat

puisque crsquoest lui qui exprime ce que le sujet est essentiellement et en laquo eacutepuise la nature4 raquo Elle

doit en drsquoautres termes lire la proposition speacuteculative conformeacutement au devenir du contenu

Ce devenir est celui du sujet S qui se libegravere de sa fixiteacute pour se deacuteterminer lui-mecircme en se

reacutepandant (zerflieszligt) dans le preacutedicat Une consideacuteration attentive de ce mouvement nous permet

par ailleurs de retrouver dans la proposition les trois cocircteacutes du logique analyseacutes plus haut

1 laquo Dieu raquo et laquo lrsquoecirctre raquo sont drsquoabord immeacutediatement poseacutes en leur diffeacuterence crsquoest-agrave-dire comme

deux termes qui subsisteraient tout aussi bien de maniegravere indeacutependante crsquoest le moment de

lrsquoentendement La proposition speacuteculative exprime drsquoabord les deux deacuteterminations en les

contenant comme diffeacuterentes 2 Le moment dialectique correspond au passage de la premiegravere

deacutetermination dans la seconde Dieu passe dans lrsquoecirctre et semble se dissoudre dans ce passage

La neacutegation est ici celle du sujet S comme sol stable pour la penseacutee le sujet laquo en question est

lui-mecircme perdu raquo il va agrave lrsquoabicircme (zugrundegehen)5 3 M-A Ricard fait remarquer que le verbe

employeacute par Hegel laquo a litteacuteralement le sens drsquoaller au fondement et eacutevoque drsquoun seul tenant le

1 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 (Nous traduisons) 2 PhE 103 [59] 3 PhE 103 [59] 4 PhE 103 [59] 5 PhE 101 [57]

93

caractegravere eacutegalement positif de cette neacutegation1 raquo Crsquoest le moment speacuteculatif qui se laisse deacutejagrave

deviner dans la neacutegation dialectique lorsque la penseacutee subit le laquo contrecoup raquo qui la rejette du

preacutedicat vers le sujet de la proposition lrsquouniteacute des deacuteterminations dans leur relation essentielle

peut surgir Mecircme si la forme de la proposition (laquo A est B raquo) suggegravere immeacutediatement une certaine

forme drsquoidentiteacute des termes cette identiteacute ne se deacutecouvre comme speacuteculative crsquoest-agrave-dire

diffeacuterencieacutee que dans lrsquoappreacutehension du devenir de son contenu

Comme lrsquoindique S Houlgate la penseacutee peacutenegravetre plus profondeacutement dans laquo la complexiteacute

logique du sujet lui-mecircme2 raquo lorsqursquoelle srsquoattache agrave la totaliteacute du mouvement de la proposition

speacuteculative Ce faisant elle ne doit plus srsquoattendre agrave ce que le preacutedicat lui reacutefleacutechisse le pouvoir

du Moi exteacuterieur qui par sa propre opeacuteration attacherait ensemble les deux termes de lrsquoeacutenonceacute

au contraire le preacutedicat de la proposition speacuteculative est la meacutediation par laquelle la penseacutee est

renvoyeacutee au sujet S3 Dans ce renvoi la penseacutee ne perd pas le sujet S mais uniquement la

compreacutehension qursquoelle en avait au deacutepart La transition par exemple de laquo Dieu raquo dans laquo lrsquoecirctre raquo

la contraint agrave reacuteviser ce qursquoelle entendait initialement par laquo Dieu raquo soit un sujet qui ne srsquoeacutetait pas

encore exposeacute effectivement comme tel Mais une fois passeacute dans son autre le sujet S se montre

comme ce qursquoil est vraiment un concept srsquoauto-deacutepliant

Il convient drsquoinsister sur le fait que ce passage du sujet S dans le preacutedicat nrsquoest pas lrsquoœuvre

de la meacutediation exteacuterieure drsquoun Moi qui assurerait la maicirctrise de lrsquoeacutenonceacute le Moi nrsquoinitie pas

cette transition pas plus qursquoil ne lrsquoimpose J-F Marquet fait remarquer la radicaliteacute du

changement de point de vue par rapport agrave la maniegravere dont nous nous repreacutesentons

habituellement lrsquoeacutenonciation laquo [A]lors que je suis habitueacute lorsque je parle agrave attribuer tel preacutedicat

agrave tel sujet dans la proposition speacuteculative crsquoest le Sujet dont je parle qui se pose lui-mecircme

comme preacutedicat si bien qursquoon ne peut mecircme pas dire que crsquoest le Sujet dont je parle crsquoest lui-

mecircme qui se parle en quelque sorte [hellip] crsquoest le Sujet qui se parle et me met moi entre

parenthegraveses4 raquo Dans la proposition speacuteculative crsquoest donc le concept en tant que Soi-mecircme qui

se reacutefleacutechit dans ses deacuteterminations La convenance du sujet S et du preacutedicat P nrsquoest plus

1 M-A Ricard laquo La diffeacuterence entre le logos et le langage dans la Science de la logique raquo op cit p 111 2 S Houlgate Hegel Nietzsche and the criticism of metaphysics op cit p 148 Nous traduisons 3 PhE 104 [60] 4 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19

94

deacutetermineacutee par ma deacutecision bien plutocirct crsquoest le sujet S qui srsquoautodeacutetermine en passant dans le

preacutedicat P pour ensuite se reconnaicirctre en lui

Comme le suggegravere le dernier extrait la condition du renversement par lequel le contenu

en vient agrave srsquoautoreacutefleacutechir est une certaine laquo mise entre parenthegraveses raquo du Moi crsquoest-agrave-dire du sujet

philosophant Hegel mentionne en reacutealiteacute que le Moi en tant qursquoil a laquo encore agrave faire avec le Soi-

mecircme du contenu nrsquoest pas censeacute ecirctre pour soi mais ecirctre avec ce contenu conjoint agrave lui1 raquo C E

de Saint-Germain emploie lrsquoexpression drsquolaquo eacutelision raquo du sujet reacutefleacutechissant pour deacutecrire lrsquouniteacute du

contenu et du Moi qui le reacutefleacutechit2 En phoneacutetique il est question drsquoeacutelision lorsque la voyelle

finale drsquoun mot srsquoefface pour laisser place agrave la prononciation de la premiegravere syllabe du mot

suivant De la mecircme maniegravere dans la proposition speacuteculative lrsquoeacutelision du Moi correspond agrave la

dissolution du sujet fini dans lrsquoautomouvement du contenu Le terme laquo eacutelision raquo permet en

derniegravere instance de faire ressortir lrsquoexigence que Hegel eacutetablit pour le savoir degraves les toutes

premiegraveres pages de la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Cette exigence est celle laquo de

srsquoattacher agrave la chose (mit der Sache sich zu befassen) raquo laquo drsquoy seacutejourner (in ihr zu verweilen) et de srsquooublier

en elle (sich in ihr zu vergessen)3 raquo Hegel enjoint la penseacutee agrave srsquoattarder (sich befassen) strictement et

reacutesolument agrave ce dont il est question (die Sache selbst) agrave ne pas se deacutetourner du concept mais agrave se

suspendre agrave son autodeacuteveloppement pour en eacutepouser le mouvement Il srsquoagit surtout de

srsquoabstenir drsquoinfleacutechir le cours du concept Le sujet reacutefleacutechissant doit ainsi mettre toute son

application dans une forme drsquoabandon agrave la chose C E de Saint-Germain reacutesume cette posture

difficile que le philosophe doit tacirccher de tenir en nous ramenant agrave la conception heacutegeacutelienne de

la meacutethode

La seule activiteacute que lrsquoon peut attribuer agrave un tel sujet [s] consiste dans cet effort paradoxal imposeacute au sujet fini de se soumettre agrave la meacutethode immanente agrave lrsquoobjet de se faire passif purement contemplatif en se gardant de toute intervention subjective pour se rendre pleinement preacutesent et attentif agrave la chose-mecircme qui impose son rythme propre au mouvement du connaicirctre effectif4

Cet effort drsquoattention du sujet philosophant pour se conjoindre au rythme de la chose se

traduit par une redeacutefinition de lrsquoeacutenonciation du savoir celle-ci ne peut plus ecirctre conccedilue comme

1 PhE 102 [58-59] 2 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 457 Lrsquoexpression est utiliseacutee dans un autre contexte par J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 176 3 PhE 59 [13] 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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un moment exteacuterieur et inessentiel au contenu qursquoelle reacutefleacutechit La proposition speacuteculative est

bien plutocirct lrsquoeffectuation mecircme de la veacuterification de soi de la chose Le discours philosophique

est lrsquoautoreacuteflexion du contenu Il ne consiste pas en une simple re-preacutesentation du devenir de la

chose La proposition en effet nrsquoest pas la redite drsquoun mouvement conceptuel anteacuterieur agrave

lrsquoeacutenonciation son expression par le philosophe coiumlncide au contraire absolument avec le

deacuteveloppement de la chose Lrsquoexpression est lrsquoautopreacutesentation de la chose Crsquoest pourquoi

lrsquoidentiteacute speacuteculative de lrsquoecirctre et de la penseacutee ne peut advenir que dans et par sa preacutesentation

discursive

Le discours speacuteculatif se parachegraveve donc ainsi que le note C E de Saint-Germain dans

laquo la pleine conscience de soi de ce contenu raquo crsquoest-agrave-dire que crsquoest laquo le contenu lui-mecircme qui srsquoactualise

dans la forme subjective de la penseacutee1 raquo Lrsquoexposition du savoir est de ce point de vue un

moment qui appartient agrave la veacuteriteacute elle-mecircme qui doit se manifester comme telle le sujet

philosophant qui eacutenonce la chose nrsquoexprime finalement rien drsquoautre que lrsquoautomouvement par

lequel le concept prend progressivement conscience de lui-mecircme Le sujet reacutefleacutechissant precircte

pour ainsi dire sa voix au sujet S de la proposition Crsquoest donc le concept lui-mecircme qui laquo se parle raquo

agrave travers son eacutenonciation subjective comme le laissait entendre preacuteceacutedemment J-F Marquet2

Dans la mesure ougrave lrsquoeacutecart entre le sujet reacutefleacutechissant et le concept est entiegraverement surmonteacute

le discours speacuteculatif correspond agrave la reacuteflexion en soi-mecircme de lrsquoabsolu Ce discours preacutesente

lrsquoauto-articulation de lrsquoabsolu en systegraveme qui reprend en soi-mecircme ses deacuteterminations en les

reacutefleacutechissant comme les diffeacuterents moments du tout de son deacuteveloppement En suivant une

analogie de J-F Marquet nous pourrions dire que lrsquoeacutelision du Moi dans le concept correspond

au moment ougrave le contenu de ma penseacutee laquo se pense lui-mecircme et se deacutetache de moi comme un

fruit mucircr3 raquo Le systegraveme exprime alors la coiumlncidence agrave soi de lrsquoabsolu son uniteacute interne Pour

autant il ne faudrait pas croire que lrsquoabsolu fasse abstraction du Moi fini dans son autoreacuteflexion

Le Moi fini nrsquoest pas exclu de cette reacuteflexion il lui est agrave lrsquoinverse neacutecessaire agrave titre de moment

Lrsquoeacutenonciation de la proposition speacuteculative par le Moi fournit laquo agrave lrsquoabsolu un reflet subjectif une

conscience ideacuteale de son deacuteveloppement interne4 raquo Si le sujet reacutefleacutechissant nrsquoest plus lrsquoeacuteleacutement

agissant qui permette de lier le sujet S et le preacutedicat P il nrsquoen demeure pas moins neacutecessaire agrave

1 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458 2 J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 19 3 J-F Marquet laquo Systegraveme et sujet chez Hegel et Schelling raquo loc cit p 177 4 C E de Saint-Germain Raison et systegraveme chez Hegel op cit p 458

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lrsquoeacutenonciation du contenu agrave son actualisation dans le langage et crsquoest pourquoi il faut se garder

de nier abstraitement son rocircle dans la production du sens1

Agrave ce titre laquo lrsquoeacutecriture du savoir absolu reste lrsquoeacutecriture drsquoun homme2 raquo comme le deacutefend

I Weiss Le systegraveme nrsquoest toujours que la preacutesentation dans un langage fini historique de la vie

speacuteculative infinie de lrsquoabsolu crsquoest-agrave-dire de lrsquoidentification dynamique de lrsquoecirctre et de la penseacutee

Cette vie ne srsquoachegraveve pas une fois pour toutes lorsqursquoelle trouve son expression par lrsquoentremise

du sujet philosophant Elle se poursuit bien plutocirct par lui agrave travers lui Le philosophe ne

cristallise donc pas et mecircme ne peut pas cristalliser le sens de lrsquoabsolu deacutefinitivement ce serait

trahir son effectiviteacute le fait que le sens nrsquoadvient que dans et par lrsquoeacutenonciation Lrsquoabsolu nrsquoest ni

laquo agrave lorigine ou au terme dun mouvement [ni] de lordre dune totaliteacute-somme qui

reacutecapitulerait tout ce qui relegraveve du dire3 raquo En un mot la vie de lrsquoabsolu nrsquoaspire pas au repos

Elle trouve certes une pleacutenitude dans la coiumlncidence agrave soi qui reacutesulte de son autopreacutesentation en

totaliteacute systeacutematique mais cette conformiteacute agrave soi ne srsquoavegravere que par le dire effectif lrsquoabsolu est

ainsi aveacuteration de soi activiteacute de se veacuterifier

1 Cf J-F Marquet Leccedilons sur la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoEsprit de Hegel op cit p 20 2 I Weiss Expression et speacuteculation dans lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien op cit p 168 3 G Jarczyk et P-J Labarriegravere laquo Absolusujet Le logique le dialectique et le speacuteculatif raquo loc cit p 244

97

Conclusion

Dans ce meacutemoire nous nous sommes appliqueacutes agrave deacutefinir un mot qui nous semble-t-il eacuteclaire

dans sa globaliteacute la processualiteacute du systegraveme heacutegeacutelien le laquo speacuteculatif raquo Plus preacuteciseacutement nous

avons tenteacute de reacutepondre agrave la question suivante Pourquoi pour Hegel la philosophie doit-elle

neacutecessairement ecirctre speacuteculative et comment peut-elle lrsquoecirctre Nous avons soutenu que la

speacuteculation et son expression dialectique reacutepondent agrave lrsquoexigence drsquoune fluidification de la penseacutee

et drsquoune deacute-seacutedimentation de ses formes Sans cette mise en mouvement la philosophie demeure

structureacutee par une opposition stricte entre la penseacutee et un ecirctre en soi ruineuse pour la possibiliteacute

de sa reacutealisation comme science Crsquoest lrsquoaspiration mecircme de la philosophie agrave dire le vrai qui est

compromise par cet antagonisme selon Hegel Mais en surmontant lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoecirctre et en

abandonnant la fixiteacute de son maintien face agrave celui-ci la penseacutee philosophique peut srsquoautojustifier

et eacutetablir la validiteacute de son discours Pour le point de vue speacuteculatif le discours est lrsquoidentification

mecircme de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre il est lrsquoautopreacutesentation de la chose

mecircme dans sa processualiteacute Il exprime leacutegitimement la veacuteriteacute puisque celle-ci est lrsquouniteacute agrave soi

drsquoun contenu qui nrsquoest pas un simple trouveacute-lagrave mais qui reacutesulte laquo de lrsquoactiviteacute originaire et

parfaitement subsistante-par-soi de la penseacutee1 raquo Rappelons les grandes eacutetapes parcourues dans

ce meacutemoire avant de proposer une bregraveve reacuteflexion qui mettra la philosophie speacuteculative de Hegel

en dialogue avec sa relecture par Gadamer

Dans le premier chapitre notre objectif eacutetait de marquer que la neacutecessiteacute inteacuterieure pour

le savoir de se reacutealiser comme science interdisait agrave la philosophie drsquoadopter une conception

immeacutediate de la veacuteriteacute La philosophie nrsquoexpose pas une veacuteriteacute qui subsisterait avant ou hors du

discours lui-mecircme son discours est bien plutocirct lrsquoautomanifestation du vrai Cette preacutesentation

correspond agrave la veacuterification de soi de lrsquoecirctre dans la penseacutee et de la penseacutee dans lrsquoecirctre La veacuteriteacute

du discours nrsquoest ainsi suspendue agrave aucune condition exteacuterieure et la philosophie peut rendre

totalement raison de la neacutecessiteacute de son savoir Nous avons tacirccheacute drsquoillustrer plus clairement cette

exigence de scientificiteacute celle de la preuve en lui opposant trois formes du savoir que Hegel

critique dans la laquo Preacuteface raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Ces trois conceptions laquo abstraites raquo de la

veacuteriteacute ou bien esquivent tout simplement cette exigence ou bien ne la remplissent que

partiellement

1 ESP I sect 12 179 [56]

98

(11) Nous avons drsquoabord dans la premiegravere section tenteacute de montrer que la tentative du

romantisme pour renouer immeacutediatement avec lrsquoabsolu celui-ci eacutetant entendu comme une pure

absence de contradiction trouvait sa source dans un sentiment partageacute avec la conscience

commune celui selon lequel la philosophie est dans une impasse historique ne sachant produire

qursquoune seacuterie de discours qui se contredisent irreacuteductiblement Pour contourner cette impasse la

conscience romantique srsquoeacutepargne le patient travail drsquoeacuteleacutevation du contenu dans la forme du

concept Elle espegravere ainsi preacuteserver lrsquoabsolu dans son illimitation et sa pleacutenitude Ce faisant elle

reconduit une conception substantielle et abstraite de lrsquoabsolu lequel ne saurait se maintenir

qursquoau prix drsquoune fuite devant la neacutegativiteacute et le pouvoir de deacutetermination de lrsquoentendement Nous

avons expliqueacute pourquoi pour Hegel la veacuteriteacute ne peut avoir que dans le concept lrsquoeacuteleacutement de

son existence En effet le deacuteploiement du concept en ses deacuteterminations est lrsquoautoreacuteflexion

neacutecessaire de lrsquoecirctre mecircme dans la penseacutee Le discours speacuteculatif avons-nous conclu est

lrsquoexposition de cette vie du concept

(12) Dans la seconde section nous avons chercheacute agrave eacuteclairer les raisons pour lesquelles

Hegel considegravere que lrsquoeffort de la philosophie post-kantienne pour asseoir la veacuteriteacute sur un

Grundsatz constitue seulement le deacutebut de la science (121) Il convenait agrave cette fin de faire

ressortir la deacuteficience de tout fondement dans la mesure ougrave sa position implique un passage

dans lrsquoop-position et partant son autodestruction Aucune position nrsquoest inconditionneacutee

aucune ne peut preacutetendre agrave une absoluiteacute totale Fichte et Schelling nrsquoont pas su aux yeux de

Hegel deacutegager la valeur positive du passage de lrsquoinconditionneacute dans le conditionneacute Il y a

autrement dit un laquo reste raquo drsquoimmeacutediateteacute dans la veacuteriteacute du Grundsatz qursquoils deacutegagent (122) Chez

Fichte la deacutemonstration de la neacutecessiteacute du premier principe nrsquoest qursquoune exigence pour nous mais

sa veacuteriteacute demeure la mecircme sans cette justification La veacuteriteacute nrsquoadvient pas agrave travers son exposition

dans une seacuterie de conditions mais elle est une identiteacute pure vers laquelle le Moi doit reacutegresser

(123) Chez Schelling le problegraveme de lrsquoIdeacutee absolue est qursquoelle ne se maintient que par la

neacutegation abstraite du conditionneacute plutocirct que de srsquoautodiffeacuterencier concregravetement Lrsquoexamen

speacuteculatif schellingien se reacutesume agrave la dissolution exteacuterieure du contenu diffeacuterencieacute Nous avons

deacutefendu avec D Henrich1 que Hegel corrige ce laquo deacuteficit speacuteculatif2 raquo en pensant cette

1 D Henrich laquo Alteacuteriteacute et absoluiteacute Sept pas sur le chemin de Schelling agrave Hegel raquo op cit p 155-182 2 J-M Bueacutee laquo La critique du formalisme dans la Preacuteface de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit raquo loc cit p 164

99

dissolution du fini comme une auto-suppression et que lrsquoabsolu est dans cette mesure agrave la fois

ce processus de neacuteantisation et son reacutesultat

(13) Dans la troisiegraveme section nous avons demandeacute La deacutemonstration matheacutematique

peut-elle reacutepondre agrave lrsquoexigence de scientificiteacute de la philosophie speacuteculative et valoir agrave titre de

preuve pour elle Nous avons reacutepondu par la neacutegative Hegel srsquooppose agrave lrsquoapplication du modegravele

matheacutematique agrave la philosophie parce qursquoen lui la deacutemonstration est inessentielle agrave la veacuteriteacute qursquoelle

prouve Le reacutesultat auquel parvient la deacutemonstration nrsquoajoute rien au contenu immeacutediatement

poseacute comme vrai au deacutepart sous la forme drsquoun axiome ou drsquoun theacuteoregraveme La preuve

matheacutematique est ainsi reacutegleacutee par une finaliteacute externe agrave son deacuteploiement Nous avons eacutetabli qursquoagrave

travers sa critique Hegel vise avant tout Spinoza En proceacutedant more geometrico Spinoza soutient

une conception abstraite de lrsquoabsolu Le systegraveme spinozien agrave lrsquoinverse du discours heacutegeacutelien ne

peut pas totalement rendre compte de sa propre neacutecessiteacute puisqursquoil demeure exteacuterieur agrave la veacuteriteacute

qursquoil prouve Hegel ne se contente pas de deacutefinir contre la substance spinozienne lrsquoabsolu

comme sujet la science est chez lui lrsquoexposition mecircme du sujet

Dans le second chapitre nous avons justement deacutefendu lrsquoideacutee selon laquelle la dialectique

est le mode drsquoexposition qui convient agrave la science philosophique pour Hegel Notre objectif

geacuteneacuteral eacutetait de distinguer puis de nouer la dialectique et la speacuteculation la premiegravere repreacutesente le

moment neacutegatif de la rationaliteacute et la seconde correspond agrave son moment positif La neacutegation

dialectique est lrsquoautosuppression des deacuteterminations finies du penser alors que la speacuteculation

met en eacutevidence lrsquouniteacute diffeacuterencieacutee de ces deacuteterminations (21) Dans la premiegravere section nous

avons examineacute de quelle maniegravere lrsquohistoire de la philosophie permet selon Hegel de deacutegager

quelques traits essentiels de la dialectique sans parvenir toutefois agrave en assurer la scientificiteacute Ni

Platon ni Kant ne parviennent agrave formuler un concept pleinement speacuteculatif de la dialectique

mais lrsquoon peut apercevoir chez lrsquoun et lrsquoautre une anticipation de ce concept (211) Nous nous

sommes appuyeacutes sur J-L Vieillard-Baron pour soutenir lrsquoargument suivant Deacuteceler le caractegravere

affirmatif de la dialectique chez Platon requiert de distinguer la maiumleutique socratique et la

dialectique platonicienne qui appartient surtout aux dialogues tardifs Le deacutefaut de la maiumleutique

est qursquoelle se contente le plus souvent drsquoecirctre une action reacutefutative et que des consideacuterations

morales ou peacutedagogiques peuvent interfeacuterer dans lrsquoexamen dialectique Agrave lrsquoinverse les dialogues

tardifs preacutesentent le mouvement des concepts purs Ils ne livrent pas explicitement leur reacutesultat

positif mais le lecteur aviseacute saura deviner lrsquouniteacute speacuteculative des concepts discuteacutes (212) Quant

100

agrave Kant son principal meacuterite est drsquoavoir reacuteveacuteleacute la neacutecessiteacute de la contradiction pour la raison

Neacuteanmoins Hegel lui reproche drsquoavoir deacuteduit de cette neacutecessiteacute le caractegravere inconnaissable de

lrsquoen soi des choses Il est possible drsquoenvisager une reacutesolution agrave la contradiction des

deacuteterminations de la raison en precirctant une objectiviteacute agrave celles-ci et en admettant que la raison

demeure aupregraves drsquoelle-mecircme dans leur examen

(22) Dans la seconde section nous avons analyseacute le cheminement du concept en

proposant une lecture des sect 79-82 de lrsquoEncyclopeacutedie (221) Pour clarifier que ce cheminement

nrsquoobeacuteit agrave aucune injonction exteacuterieure ou preacutedeacutetermineacutee nous nous sommes inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutee

heacutegeacutelienne de meacutethode Nous avons avanceacute qursquoil eacutetait preacutefeacuterable de lier la meacutethode dialectique

agrave la notion grecque de ὁδός plutocirct qursquoagrave la conception de la meacutethode qui preacutevaut dans la

Moderniteacute depuis Descartes La dialectique peut ainsi ecirctre deacutefinie par Hegel comme laquo le

cheminement de la Chose mecircme1 raquo (der Gang der Sache selbst) Le deacuteveloppement du concept en

ce sens nrsquoobeacuteit qursquoagrave une logique immanente (222) Son premier moment est lrsquoentendement qui

donne les deacuteterminations du concept mais les appreacutehende en fixant unilateacuteralement leurs

diffeacuterences Son second cocircteacute le dialectique est lrsquoauto-suppression de ces deacuteterminations qui

surmontent la borne que leur fixait lrsquoentendement Nous avons insisteacute sur le fait que ces

deacuteterminations passent drsquoelles-mecircmes dans leurs opposeacutees Nous avons eacutegalement fait ressortir que

la neacutegation dialectique implique neacutecessairement une forme drsquoaffirmation Crsquoest le moment

speacuteculatif qui deacutecouvre ce reacutesultat positif de la neacutegation dialectique il appreacutehende lrsquouniteacute des

deacuteterminations opposeacutees Cette identiteacute retrouveacutee contient la meacutediation elle est lrsquoidentiteacute de

lrsquoidentiteacute et de la diffeacuterence La speacuteculation est la mise au jour dans et par le discours de la

relation entre les diffeacuterentes deacuteterminations-du-penser

Dans notre troisiegraveme chapitre nous avons chercheacute agrave comprendre comment la chose se

preacutesentait dans le discours en eacutetudiant le rapport entre la speacuteculation et le langage La question

poseacutee eacutetait ainsi comment le langage permet-il agrave la philosophie drsquoaccomplir sa tacircche soit de

conceptualiser ce qui est Il nous a sembleacute pertinent de scinder cette interrogation en deux sous-

problegravemes pour y proposer une reacuteponse satisfaisante (31) Lrsquoenjeu de la premiegravere section

consistait agrave eacutetablir que la penseacutee est libre dans le langage selon Hegel et que crsquoest elle qui le

deacutetermine plutocirct que lrsquoinverse Hegel ne considegravere pas que le langage entrave la transparence agrave

1 SL I 26 [50]

101

soi du concept bien plutocirct il est le moyen terme objectif par lequel lrsquoecirctre et la penseacutee peuvent

srsquoidentifier dynamiquement Lrsquoexteacuteriorisation neacutecessaire de la penseacutee dans le langage naturel

avons-nous montreacute nrsquoest pas une deacutevaluation pour elle mais un gain en concreacutetude Srsquoil nrsquoy a

pas de penseacutee sans langage il nrsquoy a pas non plus de langage sans penseacutee les formes-du-penser

sont en effet deacuteposeacutees dans le langage en vertu drsquoun instinct logique agrave lrsquoœuvre en lui Par le

truchement de la grammaire le philosophe peut expliciter pour elles-mecircmes ces formes-du-

penser Les propositions par lesquelles ce genre drsquoexamen est possible sont dites laquo speacuteculatives raquo

par Hegel (32) Lrsquoenjeu de notre seconde section est drsquoexposer comment ces propositions

expriment lrsquoautodeacutetermination du concept Nous avons soutenu que ces propositions sont

speacuteculatives parce que la penseacutee y considegravere ses propres cateacutegories Elles expriment lrsquoidentiteacute

diffeacuterencieacutee du sujet et du preacutedicat Le sujet en elles nrsquoest pas une base sur laquelle on fixe un

preacutedicat mais lrsquoactiviteacute de se reacutefleacutechir en soi-mecircme Il passe donc de lui-mecircme dans son autre

crsquoest-agrave-dire le preacutedicat pour retrouver son essence en lui Nous avons fait valoir que le

philosophe srsquoeacutelide dans cet automouvement du concept qursquoil eacutenonce Pour autant la vie du

concept ne se poursuit que par lui puisque lrsquoeacutenonciation est lrsquoactualisation de la conscience de

soi du concept

Lrsquoon pourrait reacutecapituler en soutenant que la speacuteculation est lrsquointeacutegration reacuteflexive par

la penseacutee de la totaliteacute de ses deacuteterminations En elle la penseacutee se deacutecouvre agrave la fois radicalement

libre et rigoureusement neacutecessaire La penseacutee est libre puisque sa progression ne deacutepend

drsquoaucune contrainte exteacuterieure si lrsquoecirctre se reacutefleacutechit en elle ce procegraves nrsquoest possible qursquoen vertu

de leur immanence reacuteciproque La penseacutee srsquoautodeacutetermine crsquoest-agrave-dire qursquoelle parcourt pour elle-

mecircme la seacuterie des meacutediations qui la constituent inteacuterieurement Ce parcours libre est en mecircme

temps une entreprise drsquoautojustification par lequel elle rend compte de sa propre neacutecessiteacute La

penseacutee est donc eacutegalement neacutecessaire parce qursquoelle reacutepond agrave lrsquoexigence de la preuve en menant

un examen dialectique du contenu qursquoelle laquo se creacutee et se donne elle-mecircme1 raquo selon le mot que nous

avons deacutejagrave citeacute En consideacuterant et en critiquant une agrave une les deacuteterminations de la penseacutee dans

leur identiteacute avec lrsquoecirctre le discours heacutegeacutelien assume ainsi une double viseacutee il dit la veacuteriteacute de lrsquoecirctre

et reacutefleacutechit parallegravelement sur les conditions qui rendent possible ce discours vrai Comme le

deacutefend O Tinland la viseacutee ontologique du discours heacutegeacutelien se redouble laquo drsquoun meacuteta-discours

1 ESP I sect 17 183 [63] Supra p 27

102

critique sur les conditions de tout discours vrai sur lrsquoecirctre1 raquo Dans la speacuteculation il y va en mecircme

temps et inseacuteparablement de la veacuteriteacute de ce qui est dit et de la neacutecessiteacute du discours lui-mecircme

Lrsquoidentification totale de lrsquoecirctre et de la penseacutee implique un tel redoublement reacuteflexif soit celui

drsquoune penseacutee qui se critique elle-mecircme en reacutefleacutechissant lrsquoecirctre Celui qui seacutejourne patiemment

aupregraves du discours heacutegeacutelien louera peut-ecirctre le grandiose drsquoune penseacutee qui aspire agrave srsquoeacuteclairer ainsi

elle-mecircme Mais il se troublera sans doute aussi de ce qursquoelle assume cette aspiration jusqursquoagrave la

totaliteacute quand bien mecircme cette derniegravere drsquoailleurs ne puisse srsquoaveacuterer que dans la poursuite du

mouvement inteacuterieur de la penseacutee

Le XXe siegravecle philosophique attaquera drsquoailleurs Hegel pour ce que lrsquoon pourrait nommer

lrsquolaquo enflure reacuteflexive raquo de son systegraveme Le siegravecle srsquoengagera dans une deacutemarche pour deacutevoiler les

preacutesupposeacutes qui eacutechappent agrave la reacuteflexion en soi du systegraveme heacutegeacutelien crsquoest-agrave-dire ses taches

aveugles Parmi la multitude de critiques qui ont tenteacute de signaler la deacutemesure de lrsquoambition

heacutegeacutelienne lrsquoune attire particuliegraverement notre attention par sa nuance Cette critique a eacuteteacute

deacuteveloppeacutee par H-G Gadamer dans la troisiegraveme section de Veacuteriteacute et meacutethode ainsi que dans les

Fuumlnf hermeneutische Studien sur la dialectique chez Hegel Nous aimerions pour conclure consacrer

quelques lignes agrave cette interpreacutetation puisqursquoelle offre un eacuteclairage plus contemporain sur les

recherches que nous avons preacutesenteacutees dans ce meacutemoire La raison de notre inteacuterecirct pour cette

lecture est qursquoelle srsquoefforce de resituer le centre de la speacuteculation de la penseacutee vers le langage

elle conserve donc comme heacuteritage une certaine part des analyses de Hegel sur le speacuteculatif tout

en rejetant la radicaliteacute du redoublement reacuteflexif heacutegeacutelien Elle srsquoattache avant tout agrave la viseacutee

ontologique de la speacuteculation pour en modeacuterer la dimension meacutetadiscursive

En reacutealiteacute Gadamer esquisse agrave la fois un eacuteloge et une critique agrave lrsquoendroit de la philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne Sa lecture fait valoir la dimension langagiegravere (Sprachlichkeit) de toute

compreacutehension Elle fait ressortir lrsquouniteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation dans le langage (Sprache)

une uniteacute que toute philosophie doit selon lui preacutesupposer Cette thegravese est reacutesumeacutee dans la

controverseacutee formule du chapitre final de Veacuteriteacute et meacutethode laquo Lrsquoecirctre qui peut ecirctre compris est

langue (Sprache)2 raquo Selon Gadamer le meacuterite de la philosophie heacutegeacutelienne tient agrave ce qursquoelle

permet drsquoentrapercevoir en affirmant lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoecirctre et de sa preacutesentation luniteacute

speacuteculative de lrsquoecirctre et du langage Son deacutefaut reacuteside pourtant dans le fait qursquoelle nie son ancrage

1 O Tinland Lrsquoideacutealisme heacutegeacutelien Paris CNRS Eacuteditions 2013 p 234 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 500 [478]

103

langagier en le subordonnant agrave la logique Autrement dit elle considegravere agrave tort la langue comme

un preacutesupposeacute deacutepassable Lrsquointerpreacutetation que Gadamer propose de la speacuteculation heacutegeacutelienne

pourrait en fait se reacutesumer ainsi la progression de la penseacutee heacutegeacutelienne se nourrit de lrsquouniteacute

entre lrsquoecirctre et le langage et la reacutevegravele en suivant la piste des deacuteterminations qursquoelle trouve deacuteposeacutees

dans la langue Neacuteanmoins elle recouvre aussitocirct cette uniteacute en srsquoachevant dans une reacuteduction

du langage agrave sa fonction de preacutefiguration de la logique speacuteculative1

Drsquoune part la grande sensibiliteacute de Hegel pour la signification philosophique du langage

naturel lui a permis de faire fructifier lrsquoheacuteritage speacuteculatif de la philosophie antique Gadamer

consideacuterait agrave ce sujet que les philosophes grecs laquo habitaient raquo leur langue Aristote par exemple

suivait consciemment la piste du langage son laquo instinct langagier2 raquo pour formuler ses concepts

Par un geste similaire Hegel en tentant de surmonter le langage de la philosophie moderne qui

srsquoeacutetait comme mentionneacute en introduction cristalliseacute en deacuteterminations rigides et en penseacutees

abstraites renoue avec lrsquoheacuteritage de la penseacutee grecque et fait fructifier lrsquoesprit speacuteculatif de la

langue allemande La souplesse du discours heacutegeacutelien est grecque selon Gadamer en ce que

Hegel srsquoassure de demeurer fidegravele agrave laquo his own roots in his native tongue the wisdom of its saying

and its play on words and moreover in its power of expression in the spirit of Luther German

mysticism and the Pietist heritage of his Schwabian homeland3 raquo La ceacutelegravebre remarque contenue

dans un Zusatz de lrsquoEncyclopeacutedie sur la polyseacutemie du terme laquo aufheben raquo srsquoautorise explicitement de

ce pouvoir speacuteculatif de la langue allemande

Par laquo aufheben raquo nous entendons drsquoabord la mecircme chose que par laquo hinwegraumlumen raquo [abroger] laquo negieren raquo [nier] et nous disons en conseacutequence par exemple qursquoune loi une disposition etc sont laquo aufgehoben raquo [abrogeacutees] Mais en outre laquo aufheben raquo signifie aussi la mecircme chose que laquo aufbewahren raquo [conserver] et nous disons en ce sens que quelque chose est laquo wohl aufgehoben raquo [bien conserveacute] Cette ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue suivant laquelle le mecircme mot a une signification neacutegative et une signification positive on ne peut la regarder comme accidentelle et lrsquoon ne peut absolument pas aller faire agrave la langue le reproche de precircter agrave confusion mais on a agrave reconnaicirctre ici lrsquoesprit speacuteculatif de notre langue qui va au-delagrave du simple laquo ou bien ndash ou bien raquo propre agrave lrsquoentendement4

1 H-G Gadamer laquo The Idea of Hegelrsquos Logic raquo op cit p 92-93 2 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 3 Ibid p 33 4 ESP I sect 96 Z 530 [204-205]

104

Lrsquoeacuteloge de Gadamer tient donc au moins en partie agrave ce que Hegel a preacutefeacutereacute accorder

une signification philosophique agrave cette laquo ambiguiumlteacute dans lrsquousage de la langue raquo plutocirct que de tenter

de lrsquoeacuteliminer Cela aurait impliqueacute drsquoadopter une position de surplomb vis-agrave-vis du langage et eu

pour effet indeacutesirable de couper le lien intrinsegraveque de la langue avec ce qursquoelle nomme Le meacuterite

de la penseacutee heacutegeacutelienne est donc drsquoavoir conserveacute le langage comme sol de sa propre progression

fluidifiant ainsi le discours agrave la maniegravere de la penseacutee grecque Selon Gadamer crsquoest mecircme le

langage qui guide le concept en sa laquo diffeacuterenciation raquo et sa laquo concreacutetisation1 raquo chez Hegel Dans

sa version hermeacuteneutique le deacuteveloppement de la penseacutee se regravegle sur lrsquoeacutecoute de lrsquoesprit

speacuteculatif de sa propre langue2

Drsquoautre part et crsquoest ici que commence la critique dirigeacutee vers Hegel son discours

culminerait dans une preacutetention agrave laquo srsquoaffranchir totalement du pouvoir de la langue3 raquo Certes

lrsquoautomouvement de la penseacutee chez Hegel se nourrit de lrsquoesprit speacuteculatif de la langue dans

laquelle il se deacuteploie et surmonte par lagrave les deacuteterminations figeacutees de lrsquoentendement Il peine

cependant agrave veacuteritablement atteindre et rendre compte de notre expeacuterience langagiegravere du monde

voire la trahirait pour en demeurer plutocirct agrave la laquo sphegravere de lrsquoeacutenonceacute (Aussage)4 raquo La philosophie

speacuteculative heacutegeacutelienne repose en somme ultimement selon Gadamer sur une subordination du

langage et du sens agrave lrsquoeacutenonciation (Aussage) Qursquoest-ce que cela veut dire En un mot cela signifie

qursquoelle a pour ambition de clore deacutefinitivement ce qui est agrave dire dans une parole absolue dans

un dire (Sagen) en adeacutequation inteacutegrale avec sa viseacutee (Meinen) Gadamer juge que lrsquoeacutenonciation

manque la nature toujours laquo relative et inacheveacutee5 raquo de la compreacutehension Elle dissimule ce qui

est encore agrave dire dans un eacutenonceacute qui se preacutesente comme un plein accomplissement de la penseacutee

Reacuteduire le sens agrave lrsquoeacutenonceacute implique ainsi de couper laquo le lien de ce qui est dit agrave lrsquoinfini du non-

dit6 raquo agrave ce qui deacuteborde le dit

Lrsquohermeacuteneutique gadameacuterienne conteste donc lrsquoachegravevement de la dialectique heacutegeacutelienne

dans une relation speacuteculative entre le mot et la chose qui se voudrait parfaite transparente ndash la

parole refleacutetant absolument lrsquoecirctre eacutenonceacute Au sujet de cette laquo fermeture raquo de la parole Gadamer

1 H-G Gadamer laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 31 (Nous traduisons) 2 Ibid p 32 3 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 490 [469] 4 Ibid p 494 [472] 5 Ibid p 496 [476] 6 Ibid p 494 [473]

105

caracteacuterise la dialectique heacutegeacutelienne comme un splendide laquo monologue de la penseacutee qui voudrait

reacutealiser drsquoavance ce qui mucircrit peu agrave peu en tout dialogue authentique1 raquo Srsquoil est question chez

Hegel drsquoun affranchissement du pouvoir de la langue crsquoest parce que la logique speacuteculative

deacutepend de la sursomption (Aufhebung) de la langue dans le concept qui reflegravete degraves lors

entiegraverement sans reste le devenir dialectique duquel il procegravede Gadamer considegravere que la

philosophie speacuteculative de Hegel mecircme si elle laquo se regravegle bien elle-mecircme sur lrsquoesprit speacuteculatif de

la langue raquo nrsquoenvisage pas cet aspect de sa propre deacutemarche avec la radicaliteacute exigeacutee puisqursquoelle

laquo ne veut retenir de la langue que le jeu reacuteflexif de ses deacuteterminations de penseacutee et lrsquoeacutelever par la

voie de la meacutediation dialectique agrave la conscience de soi du concept dans la totaliteacute du savoir

connu2 raquo Crsquoest en fin de compte la possibiliteacute du savoir absolu heacutegeacutelien qui est reacutecuseacutee ndash notre

expeacuterience langagiegravere du monde eacutetant lrsquoune des voies emprunteacutees par lrsquohermeacuteneutique pour

soutenir qursquoun savoir total du savoir contredirait lrsquohistoriciteacute indeacutepassable de toute

compreacutehension3

Drsquoun point de vue hermeacuteneutique il y aurait donc une contradiction au cœur mecircme du

discours heacutegeacutelien ou agrave tout le moins une tension dans la mesure ougrave son mouvement est agrave la fois

deacutetermineacute par la langue et par le concept la premiegravere nrsquoeacutetant pourtant jamais susceptible de se

laisser reacutesorber dans la transparence agrave soi du second Hegel aurait manqueacute drsquoapercevoir la

finitude indeacutepassable de notre rapport au langage au-dessus duquel la philosophie ne peut

srsquoeacutelever puisque tout sens en procegravede Bien que renouant apregraves les Grecs avec lrsquoesprit speacuteculatif

du langage Hegel se serait malgreacute tout empresseacute drsquoannuler cette redeacutecouverte en subordonnant

cet esprit agrave la logique du concept Pour lui la relation speacuteculative la plus haute procegravede de la

reacuteflexion totale et en soi du reacuteel dans la penseacutee comme nous lrsquoavons vu dans ce meacutemoire plutocirct

que de celle de lrsquoecirctre dans la langue En reacutesumeacute Gadamer affirme avec Hegel la structure

speacuteculative de la langue mais contre lui la finitude qui marque notre rapport agrave celle-ci

Cette lecture aussi feacuteconde soit-elle nrsquoest pas pour autant le fin mot de lrsquohistoire au sujet

de la speacuteculation Il nous semble en fait que cette critique de la penseacutee de Hegel sous la conduite

1 Ibid p 392 [375] laquo Hegel and the Dialectic of the Ancient Philosophers raquo op cit p 7 2 H-G Gadamer Veacuteriteacute et meacutethode op cit p 494 [472] 3 La section de Veacuteriteacute et meacutethode intituleacutee laquo Le concept drsquoexpeacuterience (Erfahrung) et lrsquoessence de lrsquoexpeacuterience hermeacuteneutique raquo offre une critique similaire en se centrant plutocirct sur le concept drsquoexpeacuterience tel que Hegel le deacutecrit dans lrsquolaquo Introduction raquo de la Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit Gadamer y reproche agrave Hegel de concevoir le savoir de lrsquoexpeacuterience laquo drsquoembleacutee agrave partir du lieu ougrave lrsquoexpeacuterience est surmonteacutee raquo (Ibid p 378 [361]) Cf Ibid p 376 [359] sq

106

du langage pourrait servir drsquoimpulsion afin de retourner examiner un aspect du systegraveme qui nrsquoa

pas eacuteteacute eacutetudieacute directement dans ce meacutemoire En effet si nous avons surtout insisteacute sur

lrsquoaccomplissement scientifique du discours heacutegeacutelien en liant fortement cette dimension agrave la

penseacutee pure nos recherches gagneraient certainement agrave se prolonger en mettant plus

explicitement en relation le thegraveme de la speacuteculation avec celui de lrsquoesprit en son historiciteacute Il

conviendrait pour ce faire de produire une analyse plus exhaustive de lrsquoarticulation entre la

logique et la philosophie de lrsquoesprit dans le systegraveme heacutegeacutelien Notre troisiegraveme chapitre ne posait

agrave ce titre que les premiers jalons drsquoun chantier plus vaste agrave explorer En quel sens lrsquoexpression

du logique dont les formes sont deacuteposeacutees dans la langue participe-t-elle de la connaissance de

soi de lrsquoesprit Peut-on dire que la suppression (Aufhebung) de lrsquoecirctre-historique du langage dans

la logique est le pont mecircme qui relie la laquo Philosophie de lrsquoesprit raquo et la penseacutee pure Faut-il enfin

lire la Science de la Logique comme lrsquolaquo Erinnerung speacuteculative raquo par laquelle lrsquoesprit se rappelle agrave lui-

mecircme le plus absolument agrave travers le langage1 Ces questions nous invitent agrave adopter une

perspective eacutelargie et nouvelle sur la probleacutematique geacuteneacuterale du speacuteculatif dans la penseacutee de

Hegel

1 C Bouton emploie cette expression dans un autre contexte (cf C Bouton laquo Temps et esprit chez Hegel et Louis Lavelle (Essai de chronodiceacutee) raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques Tome 85 20011 p 84)

107

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