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Alain BREBANT Signe de Piste - Editions Delahaye

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Alain BREBANT

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La Dague et le foulard

Roman

Illustrations de Pierre Joubertet Fabienne Maignet

EDITIONS DELAHAYE40, rue Carnot, 89100 SENS

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ChApiTRE i

LA RENTRéE

(septembre 1928)

Pourquoi n’avais-je pas de camarade à côté de moi ?

C’était le jour de la rentrée, et j’avais la tête pleine de bons souvenirs de vacances, le visage hâlé, les jambes griffées par deux mois de courses à travers les champs et les bois. Ils étaient transparents, le profes-seur et les têtes de mes camarades de classe et d’infor-tune.- travers la chaire sur l’estrade, je voyais le vieux donjon de notre château de famille, et les cousins, et les amis de là-bas, les canots sur la rivière, les feux de camp, les veillées, les courses à vélo, la cabane dans l’arbre ...

Mais il fallait être sérieux, dans une école sérieuse d’une ville sérieuse. Alors je devais jouer le jeu, et être sé-rieux. Je devais prendre des résolutions. Pensons à

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l’avenir, même s’il est encore tout entier devant nous.Je méditais ainsi, présent dans cette classe, sur mon

banc, mais absent par la pensée. Les autres chucho-taient entre eux. Le professeur radotait, comme l’an-née d’avant, comme l’année d’après, qu’il fallait être sérieux, qu’il fallait faire ses devoirs, que rien n’était acquis d’avance, que seul l’effort payait...

Mais pourquoi donc la place à ma droite se trouvait-elle vide, alors que tous mes camarades étaient par deux ?

Monsieur le Supérieur venait d’entrer. Vingt-cinq têtes se retournèrent. Vingt-cinq corps se levèrent d’un seul élan. «Voilà qui n’est pas normal!» se dit-on. On attendait que Monsieur le Supérieur se décide à parler.

– Messieurs, voici le jour de la rentrée tant attendu par les bons élèves, et tant redouté par les mauvais.

Quelques ricanements lui répondirent servilement.– Je ne vous ferai pas de sermon sur l’importance de

vos études, vos professeurs le feront certainement à ma place. Non, si je viens vous voir, vous, la classe de cinquième, c’est pour vous annoncer que vous au-rez un camarade, demain, qui n’est pas comme vous tous. Oh ! Rassurez-vous, ce garçon a une tête, deux bras, deux jambes ! Cependant, il diffère de vous par ses origines : c’est un Allemand !

Un temps mort, le silence se fit encore plus profond.– Oui, reprit le supérieur, c’est un Allemand, et c’est

même le fils d’un grand général allemand dont le nom fut célèbre durant la Grande guerre : il s’appelle

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Wolfgang von Reutmong !Nouveau temps mort, silence encore plus profond.– Je suppose que ce nom vous dit à tous quelque

chose, vos parents l’ont certainement cité devant vous en évoquant leurs souvenirs de guerre. Je crois pouvoir ajouter que ce général fut toujours considéré par les alliés français, anglais, américains comme un terrible adversaire, loyal et respectueux des vieilles traditions guerrières de sa famille !

Aussi, Messieurs, je vous demanderai de l’accueillir parmi vous comme vous aimeriez être accueilli vous-même en Allemagne, si vous étiez obligé d’y séjour-ner en pareilles conditions, c’est-à-dire courtoisement.

Acceptez-le, comme vous vous acceptez les uns les autres. Je ne tolérerai aucune réflexion désobligeante, ni conduite déplacée à son égard. Ce garçon ne vient certainement pas en France, parmi vous, de gaieté de cœur. Mais son père y tient absolument car, m’a-t-il dit « J’ai combattu la France de toute ma force, mais je respecte les Français et la France, et je suis per-suadé que mon fils a beaucoup à gagner en côtoyant de jeunes Français. Il pourra ainsi mieux les connaître, et donc finir par les apprécier, comme moi-même j’ai fini par les estimer : il faudra bien en finir avec cette haine entre nos deux peuples. Nous avons tout à y gagner ».

Voilà, messieurs, ce que j’avais à vous dire.Il fit mine de se relever– Encore une chose ! Il n’est pas question de laisser

ce garçon seul à un banc alors que vous êtes tous deux par deux. J’ai donc décidé de le mettre à côté de celui

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qui lui est le plus proche par ses antécédents, c’est-à-dire un fils de général aussi célèbre, si ce n’est plus, que son père. Le plus opposé également, car je crois que leurs pères se sont trouvés l’un en face de l’autre, et se sont durement combattus en 1917…

J’ai nommé Arnaud de Castelbeau.Je sursautai, vingt-quatre têtes se tournèrent vers

moi, mon esprit bouillonnait, mais pas un muscle de mon visage ne trahit ce désarroi.

– Oui, je compte sur vous, Arnaud, pour que les vieilles traditions de chevalerie et de courtoisie qui sont les vôtres et les siennes depuis des générations se perpétuent ici, malgré tous les événements et drames de ces dernières années.

Je vous remercie, à l’avance, vous, Arnaud de Castelbeau, et vous tous aussi, de cette classe.

Le supérieur se leva, vingt-cinq garçons se levèrent en même temps, puis l’ecclésiastique sortit.

Nous nous rassîmes en silence. Celui-ci dura bien trente secondes, tant ce petit discours avait fait son effet sur nous.

Puis ce fut un brouhaha général. Le professeur agita sa baguette, réclamant le silence. Ne sachant trop comment enchaîner après pareil événement, il ne fit aucune réflexion, et se lança dans son cours.

Je ne l’écoutais déjà plus, les pensées se bouscu-laient sous mon crâne :

– Quoi, mettre cet Allemand, à côté de moi ! Mais je n’en veux pas, moi ! Je le déteste déjà. Je vais aller voir le supérieur, je ne veux pas de ce boche, d’abord, il doit être gros (je n’aime pas les gros), laid (je n’aime

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pas les laids), plein de tâches de rousseur (je n’aime pas les tâches de rousseur), et roux (je n’aime pas les roux) !

Je ne lui adresserai jamais la parole, je lui tournerai le dos, je lui enverrai des coups de pieds sous la table (non, c’est moche), ce n’est pas franc, mais ne jamais lui parler, cela je peux le faire. Oui, je lui ferai com-prendre qu’il est là contre ma volonté, et que et que je ne veux pas de lui.

J’étais encore plein de fureur, à la récréation, où les commentaires allèrent bon train.

– Un boche parmi nous !– Le salaud, on va lui en faire voir !– Ces sales boches, ils ont tué mon oncle à la guerre !– Et moi, mon grand-père…– Moi, mon frère…– Il faut le mettre en quarantaine !– Tiens, regarde, dit l’un en s’emparant du ballon et

en shootant sur un arbre : voilà ce que je lui ferai, à ce sale boche.

– Mon pauvre Castelbeau, je te plains d’avoir cette vermine à côté de toi.

– Mets lui du poil à gratter dans la chemise, on est tous avec toi !

De voir toute cette rage contre ce garçon me rendit paradoxalement moins vindicatif, j’en fus tout étonné moi-même. Je trouvais cela lâche de s’acharner sur un garçon comme nous, après tout. Et je pensais à moi, si je devais aller, comme lui, dans une école berlinoise…

Je leur répondis simplement :– Les boches, je les déteste autant que vous. Vous

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n’avez pas de mal à le comprendre… Je vais deman-der à mon père ce qu’il en pense, et quelle conduite je dois adapter à son égard.

J’eus droit à un silence réprobateur.J’entendis même un garçon dire à un autre :– Eh bien, je ne m’attendais pas à ça de la part d’un

fils de général !– Tu vas être son copain, bientôt…– Je n’ai pas dis ça, nom d’une pipe !– Non, mais presque.– Tu m’insultes !Je fonçais sur ce garçon, ce fut ma première bagarre

au sujet de ce Wolfgang von Reutmong.J’étais furieux, contre lui, contre le supérieur, mes

camarades, les profs, le temps, la guerre, Dieu…En rentrant en classe, de rage, je donnais un violent

coup de pied à la place vide à côté de moi. Résultat, j’eus mal au pied durant toute la journée, ce qui ne fit qu’augmenter mon animosité contre ce garçon, que je ne connaissais même pas !

Le soir, rentrant chez moi, j’avais hâte de voir mon père. Il était là, dans le salon, plongé dans un journal.

– Père, puis-je vous parler ?– Bien sûr, Arnaud.– C’est au sujet de la classe, on a eu la visite du

supérieur, aujourd’hui. Savez-vous qui ils ont imaginé mettre à côté de moi ?

– Je le sais.Il se tourna vers moi, avec un petit sourire inhabituel

sur les lèvres.

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– Ah ! Vous savez !– Oui, tu auras le fils Reutmong à côté de toi.J’en fus estomaqué !– Puis-je savoir comment vous l’avez appris ?– C’est très simple, mon grand : le supérieur de ton

école m’a téléphoné pour me demander si j’étais d’ac-cord pour qu’il soit à côté de toi en classe. Son père est nommé à l’Ambassade d’Allemagne à Paris.

– Et… vous lui avez donné votre accord ?– Oui, naturellement.Devant ma stupéfaction, mon père poursuivit :– À côté de qui voulais-tu qu’il soit, si ce n’est à côté

de toi ? Comprends-tu, s’il avait été mis à côté d’un autre, cela pouvait être mal interprété. Arnaud, retiens bien ce que je vais te dire ; c’est important : son père, le général, je le connais, en effet. Nous avons combattu l’un contre l’autre. Je l’ai toujours consi-déré comme un adversaire coriace, de grande valeur, certes, mais toujours loyal, régulier, ne transgressant jamais les lois de la guerre.

En un mot, ce fut mon ennemi, mais je le respecte, et même je l’estime. Il a une qualité rare pour un gé-néral : il est économe de la vie de ses hommes, et ne les expose pas inutilement, sans jamais faillir à son devoir.

Il n’est pas un ami, et ne le sera jamais. Nous ne nous sommes jamais serré la main, trop de sang nous sépare, mais en tout en étant ennemi, on peut avoir de l’estime pour son adversaire, et j’en ai pour le gé-néral von Reutmong.

Ce garçon est du même genre de famille que nous :

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des soldats de père en fils depuis des générations, et catholique. Je te demande d’être correct, et même courtois avec lui. Il faut en finir avec cette rivalité et cet antagonisme franco-allemand. Je ne te demande pas de t’en faire un ami…

– Il n’y a pas de danger que cela m’arrive !– Ce sera préférable ; garde toujours tes distances

avec lui. Il y assez de gentils Français sans aller cher-cher un Allemand, mais je te le répète, et j’insiste, reste correct et courtois avec lui.

– Bien Père… mais ce sera très dur pour moi.– Je le sais, je t’en remercie, mais pour lui, ne crois-

tu pas que cela doit être encore plus dur que pour toi ?– Oui, certes… Mais quand même, les autres de la

classe, que vont-ils penser ? Déjà que je me suis battu à la récré à cause de lui.

Je racontais l’incident de la récréation.– Tu as très bien fait, Arnaud, je t’en félicite. Mais

veux-tu devenir un chef, un vrai ?– Oui, Père, un vrai.– Eh bien ! alors, il te faudra en supporter les consé-

quences. Reste maître de toi, impose ta volonté, et ne fais jamais de concessions sur tes convictions, ni de compromission sur ce que tu dois faire. Ce sera une bonne leçon pour toi. Tu peux toujours dire à tes camarades qu’il y a d’autres façons d’exprimer son patriotisme que de manquer à la plus élémentaire éducation.

- Oui… Malgré tout, ce ne sera pas facile.Cela termina l’entretien. Je n’en détestais que plus ce

garçon qui jetait la discorde dans ma petite existence,

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avant même sa venue, pensais-je en me frottant le pied qui me faisait encore mal. Et par-dessus le marché, il fallait que je sois correct et courtois avec lui !

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LA pRésENTATioN

Le lendemain matin, la classe était dans tous ses états. Nous étions tous tellement impatients de voir ce phénomène qui, avant même son arrivée, provoquait tant de réactions.

Enfin, la porte s’ouvrit, le supérieur entra, et vingt-cinq garçons se levèrent bruyamment à nouveau comme un seul homme.

– Asseyez-vous, lâcha le prêtre.Ce que dit le supérieur, personne ne l’écouta. Nous

regardions tous le garçon qui le suivait.Tout de suite, je fus frappé par son attitude : tout

droit, ne perdant pas un pouce de sa taille, assez grande du reste, la tête haute.

Je ne pouvais m’empêcher d’être étonné par cette attitude fière et courageuse.

Puis vint son regard : il fixa chacun d’entre nous, droit dans les yeux, semblant nous dire :

– Je suis Wolfgang von Reutmong, Allemand, et fier de l’être. Je ne suis pas comme vous, mais je n’accep-terai ni manque de respect, ni insolence à mon endroit.

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Ses yeux étaient bleu acier, enfoncés dans leurs orbites. Les cheveux blonds, presque blancs, sans ondulations, sa mâchoire déjà forte, ses pommettes légèrement saillantes, le teint mat encore bruni et hâlé par l’été. Il émanait de lui une telle énergie que l’on ne pouvait s’empêcher d’y voir comme une caricature du jeune Allemand tel que nous l’imaginions.

Il ne fuyait pas nos regards avides et curieux. Il s’avança d’un pas ferme et décidé, presque raide, son corps élancé pourtant paraissait souple et agile comme celui d’un félin, avec de longues jambes brunes et bien musclées. Je découvris qu’il portait une culotte de cuir noire, courte, comme en portaient les Bavarois dans les revues illustrées. Quel contraste avec nos panta-lons de golf !

Je remarquais quelques sourires ironiques sur les lèvres de mes camarades, et des coups de coudes.

Ses yeux étincelaient, sa physionomie, sans être menaçante, était dure. Jamais il ne baissa son regard.

Quel cran ! Quel courage ! ne puis-je m’empêcher de penser. On dirait qu’il nous lance un défi à tous. Vraiment, ce type est exceptionnel.

J’oubliais toute ma rancune et mon animosité pour les remplacer par de l’admiration, et je ne pouvais m’empêcher de penser :

– À sa place, dans une classe berlinoise, aurais-je eu ce cran ?

Après le mot du supérieur, celui-ci lui désigna la place libre à côté de moi, et sortit de la classe.

Wolfgang vint donc s’y placer, posant ses affaires en

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me regardant, ses yeux droits dans les miens. Il lâcha sur un ton n’admettant pas de réplique, mais avec un léger sourire engageant :

– Tu permets ? Merci.Je l’observais, je le détaillais : même taille que moi,

mais il me parut plus fort. Son teint brun, ses cheveux presque blancs, sa poitrine déjà large sous le chandail, une grosse ceinture de cuir, et cette culotte de cuir noire !

Le professeur, en guise de mot d’accueil, se risqua à une plaisanterie :

– Voici les deux fils d’illustres généraux côte à côte. J’espère que cela ne fera pas d’étincelles, et qu’ils s’entendront bien.

Ricanements, dans la classe.Lui, comme moi, resta impassible.J’étais en pleine de confusion, ne sachant plus quoi

penser.J’aurais dû le détester, mais son allure, son cran,

sa personnalité m’impressionnaient. J’avais beau me répéter en moi-même :

– Je le déteste, je le déteste…Plus je me le répétais, moins j’en étais convaincu.– Castelbeau, indiquez à votre voisin où nous en

sommes, dit le prof.Je me réveillai de mes rêveries, et indiquai à ce gar-

çon le livre et la page de la leçon du jour.Nous n’échangeâmes pas un mot durant toute la

classe. Je dois avouer que je n’écoutais pas beaucoup le cours du professeur, cette présence à côté de moi m’en empêchant.

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À la fin du cours, nous partîmes en rang pour la récréation. Il se retrouva juste devant moi. Le garçon suivant voulut me pousser sur lui.

– Tu as fini ? lui répliquais-je, furieux, en me retour-nant.

L’autre s’arrêta immédiatement, surpris de ma réac-tion violente, dont je fus étonné moi-même.

Lors de la dispersion, je suivis mon nouveau voisin du coin de l’œil. Il se dirigea vers un mur et là, les mains derrière le dos, très droit, ses longues jambes bien campées au sol, nous dévisagea de son regard perçant.

Il continuait à se dégager de lui une force tranquille, implacable. Il était si sûr de lui… Je repris mes jeux avec mes camarades, tout en l’observant à la dérobée.

Personne ne vint à lui. Il demeurait là, immobile, nous observant. Involontairement, je fis tout pour qu’il me remarque, espérant me montrer plus fort, plus habile, plus chef que les autres. J’eus l’impres-sion qu’il me guettait, mais rien ne laissait deviner ses pensées.

Nous n’échangeâmes pas un mot de toute la journée. Pourtant, en rentrant chez moi le soir, je ne pouvais faire autrement que de penser qu’il m’impressionnait.

Il ne m’était pas indifférent, je me sentais attiré vers lui, alors que j’aurais dû le détester ! J’en étais vrai-ment troublé.

Le lendemain matin, il était à nouveau là quand j’arrivais dans la cour : même emplacement, même attitude.

La cloche sonna, nous nous mîmes en rang, lui

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toujours devant moi. Dans le flottement habituel de l’entrée en classe, il me souffla :

– Tu es le fils du général de Castelbeau ?– Oui.– C’est un très grand général, m’a dit mon père.– Le tien aussi, mon père m’a dit l’avoir combattu

pendant la guerre, et avoir de l’estime pour lui.– Curieux, le mien m’a dit exactement la même

chose.Notre conversation s’arrêta là, nous nous regar-

dâmes droit dans les yeux. Je crus discerner autre chose que du défi, comme hier… J’eus l’impression que le courant passait bien entre nous.

J’admirais son français : bien qu’il eût un accent, il le parlait déjà très bien.

– Tu te débrouilles plutôt bien avec notre langue.– Depuis toujours, je parle français avec ma mère.– Pourquoi, elle est française ?– Non, mais elle a vécu longtemps ici, et en connaît

parfaitement la langue.Je fus tout surpris de constater que non seulement,

je lui avais répondu, mais que moi-même je lui avais posé des questions, alors que je m’étais promis de ne jamais le faire.

La première semaine passa ainsi. Il ne cherchait manifestement pas à rentrer en contact avec nous, et nous avec lui. À la récréation, il se tenait toujours à la même place, dans la même attitude.

La première curiosité passée, hélas ! quelques élèves commencèrent à faire de petites réflexions entre eux,

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sur son accent, sa fameuse culotte de cuir, ses fautes de français…

Lui, faisait celui qui n’entendait ou ne comprenait pas. J’étais partagé entre deux envies, celle de le défendre, et celle de me mêler aux autres. De cette alternative, je ne pouvais choisir aucun des termes, et restai neutre.

Un genre d’accord tacite s’était établi entre nous : on se côtoyait, on se parlait très peu, mais nos rapports étaient corrects, et le ton de nos paroles sans aucune animosité.

Plusieurs fois, il me demanda des renseignements sur ce qu’il fallait faire ou dire dans diverses circons-tances : je lui répondais sans jamais chercher à l’in-duire en erreur, ni à me moquer de lui.

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L’éCoLE

Un jour, cependant, il y eut un incident.Nous étions en rang. Un élève le poussa sur un autre

et celui-ci, déséquilibré, tomba. Reutmong évita de justesse de culbuter sur lui. Il voulut même l’aider à se relever en s’excusant, mais celui-ci était furieux.

– Sale boche, retourne donc dans ton pays !Je vis les yeux de l’Allemand étinceler, ses poings

se serrer, ses mâchoires se contracter. Voyant la tour-nure des événements, (et que les autres commençait à lui lancer des piques à leur tour et à se regrouper d’un air menaçant autour de lui), j’intervins :

– Laissez-le tranquille, ce n’est pas sa faute. C’est Gauthier qui l’a poussé sur toi. Il n’y est pour rien, si tu veux te venger, adresse toi à Gauthier, pas à lui.

En disant cela, je me mis entre eux deux.J’entendis quelques murmures. Je ne pus m’empê-

cher d’ajouter :– Laissez-le tranquille ! Il ne cherche pas d’his-

toires, alors ne lui en cherchez pas !– Monsieur prend la défense du boche ?

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– Monsieur est pour le boche !– Il est plus boche que lui, ma parole !Ce fut à moi d’être rouge de colère.– C’est à moi que tu dis cela ?– À qui veux tu que cela soit alors ? Tu es le seul à

le défendre.– Oui, je le défends, on n’a pas le droit d’être comme

ça avec lui. Il est chez nous, il faut le traiter comme on voudrait être traité chez lui.

– Je te dis, t’es plus boche que lui !Pan ! c’était parti : l’autre avait reçu mon poing en

pleine figure. Sa réaction fut aussi vive que la mienne, je reçus le sien sur la pommette gauche.

– Allons, allons, vous n’allez pas vous battre entre Français, pour lui ! Arrêtez cela tout de suite, cria un des garçons, un grand roux que je n’aimais pourtant pas beaucoup.

On nous sépara. L’incident était clos. L’Allemand eut l’intelligence de ne rien dire et de reprendre son attitude distante.

Moi, j’allai vers celui que j’avais frappé.– Excuse-moi, ne m’en veux pas, c’est parti sans

réfléchir, mais ne recommence pas à me traiter de sale boche !

J’ajoutais cela avec un petit sourire en lui tendant la main.

– Te bile pas, ça va, c’est pas grave, j’ai eu tort aussi de t’insulter. On ne va quand même pas se bagarrer entre Français, pour un Allemand ! Allez… sans ran-cune !

On se serra la main.

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En rentrant en classe, Reutmong ne me dit rien, mais ses yeux cherchèrent les miens et les trouvant, je compris qu’ils étaient pleins de reconnaissance. Je rougis légèrement.

– Non, mais ce n’est pas vrai, je ne vais pas en faire un copain, de ce gars-là… Et puis d’abord, je le dé-teste.

J’avais beau me le répéter, je savais bien que je me mentais à moi-même, et que je ne le détestais pas, bien au contraire.

Nous avions douze ans, nous ne pouvions pas rester à nous regarder en chiens de faïence longtemps, nous avions toujours quelque chose à nous dire, ou à nous demander. Nos rapports, tout en restant distants, se relâchèrent un peu. Nous nous adressions la parole un peu plus souvent.

Peu de temps après, le voyant toujours seul en récréation dans son coin, il me fit de la peine et je ne pus m’empêcher de lui glisser :

– Cela te ferait plaisir si je te faisais rentrer dans nos jeux, à la récré ?

Il me regarda, étonné.– Non, je te remercie, mais ce n’est pas possible.

Imagine que sans le vouloir, je fasse du mal à un des autres. Aussitôt, ce serait encore des insultes, que je ne pourrais pas supporter. Tu vois où cela pourrait nous conduire, encore des histoires et des bagarres… Non, tu es très gentil, mais je ne peux pas accepter ta proposition, qui pourtant me fait très plaisir.

– Je n’y avais pas pensé… tu as probablement rai-

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son, c’est risqué. Mais cela doit être dur pour toi de rester comme cela, en quarantaine.

– En quarantaine ?– Être mis à l’écart des autres…– C’est dur en effet, mais tu n’y es pour rien, et moi

non plus d’ailleurs…Il passa lentement la main dans ses cheveux courts

et blonds.– Tu sais, ce n’est pas tellement en semaine, le

pire, mais le jeudi et le dimanche. Ces jours-là, je me retrouve vraiment tout seul, je n’ai pas un ami avec qui sortir, pas un Allemand de mon âge, personne à qui parler… J’ai le cafard, parfois, je ne sais pas quoi faire, je m’ennuie terriblement.

Je fus pris de compassion pour lui.– Mon pauvre vieux, que puis-je faire pour toi ?

(Tiens, je l’ai appelé « mon pauvre vieux ! »)– Rien, absolument rien, c’est déjà beaucoup de ta

part de me comprendre, j’aurai l’impression d’être moins seul, de savoir qu’il y a un garçon qui me com-prends, je t’en remercie.

Quel pathos, nous étions en pleine répétition des Deux orphelines ! Encore un peu, nous allions nous mettre à chialer tous les deux…

– Écoute Wolfgang, j’ai une idée ! Tu es très fort en gymnastique, probablement le plus fort de la classe en course de fond : rentre dans l’équipe d’athlétisme de l’école.

– Tu crois que cela serait possible ?– Pourquoi pas ? Je vais en parler au Préfet des

sports.

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– Tu es chic de faire cela pour moi. C’est mieux que ce soit toi qui le demandes, car s’il refuse, ce sera très désagréable pour tout le monde.

Tout gêné, je ne répondis que par un grognement.

J’en parlai très vite au Préfet des sports, un grand type qui nous adorait, malgré notre indiscipline chro-nique ; celui-ci fut très embarrassé.

– Diable, c’est pas commode ce que tu me demandes là, Castelbeau ! Il est allemand, il peut donc pas faire les championnats de France d’athlétisme. Les cham-pionnats intercollèges, faut voir… mais son nom est trop connu, cela pourrait faire des histoires, voire des frictions entre équipes et collèges. Alors, l’équipe de foot, peut-être, et encore ! S’il blesse un garçon, que de complications, je préfère pas imaginer.

Il croisa les bras, le front plissé, en pleine acti-vité intellectuelle, ce qui lui arrivait rarement ! Il me regarda d’un air gêné, devinant la déception qui serait la mienne.

– Non, je suis désolé, mais cela me paraît trop diffi-cile, et trop délicat.

Je n’insistai pas, voyant bien que ce n’était pas réa-lisable.

J’essayai donc ma troupe de Scouts de France, un dimanche après-midi, de retour d’une sortie. Le soleil glissait encore un dernier rayon entre les trophées innombrables du local, pendant que j’attendais, le quatre bosses à la main.

Le chef me répondit, lui aussi bien embarrassé :

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– Impossible, il n’est pas français. Peut-être comme invité à une ou deux sorties, pour lui faire plaisir… mais à te parler franchement, je n’y tiens pas vrai-ment. Son nom est trop connu, des parents ou d’autres chefs pourraient s’en scandaliser.

Attristé et déçu, je racontai à Wolfgang le résultat de mes recherches.

– Cela ne m’étonne pas, je m’en doutais. C’est très gentil à toi de t’être occupé de cela comme tu l’as fait, je t’en remercie.

Son pauvre sourire forcé me fit mal : ce n’était pourtant pas un crime, d’être allemand ! Et pourquoi vou-loir faire payer si cher aux fils la faute ou le passé des pères ?

Cela ne fit que renforcer notre début d’amitié, et j’étais certain que je parviendrais bien à trouver une solution pour qu’il aille lui aussi se dégourdir les jambes, le Teuton !

Un lundi matin, où tout le monde parlait de ce qu’il avait fait durant le dimanche, de ce qu’il avait vu ou des amis qu’il avait retrouvés, je surpris son regard, triste, presque désespéré.

Il ne disait rien, comme à son habitude, il paraissait plutôt abattu. Je ne pus le supporter, et sans réfléchir aux conséquences, je lui dis brusquement :

– Jeudi, je suis libre, je n’ai pas de réunion de patrouille. Veux-tu que nous allions nous balader ensemble ?

Immédiatement, je vis sa figure s’illuminer.

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– C’est pas une blague, au moins !– Et puis quoi encore ? Tu me prends pour qui ?– Chouette, ça me changera de ma cambuse !– Quelle façon de s’exprimer ! Monsieur se prend

pour un titi parisien ?– Faut bien que j’entretienne mon français. Mais…

Crois-tu que ton père acceptera ? Tu comprends, un Castelbeau, avec un Reutmong ?

– Eh ben tant pis, si ça doit jaser, ça jasera, nom d’une pipe ! Non, mon vieux, pas cette fois-ci, c’en est trop. Les jeux à la récré, ça n’a pas marché, le sport à l’école, ça n’a pu se faire, les scouts non plus, ça commence à faire beaucoup ! Non… pas cette fois-ci, cela ne concerne que toi et moi, au diable les adultes et tout leurs tralalas, on n’est pas obligé de le crier sur les toits : ça va quand même pas créer un incident diplo-matique entre Paris et Berlin, notre histoire ! Alors, tu marches avec moi ?

– Et comment ! Merci !– Non mais, on va pas se laisser faire !

Sans rien se dire, au fur et à mesure que le temps passait, nous commençâmes à partager des petits riens.

On se permettait de regarder nos copies, ou de sou-rire en douce d’une bévue d’un professeur ou d’un élève, en nous bourrant les côtes réciproquement.

On parlait de plus en plus, on se donnait des conseils sur les devoirs, on se prêtait une gomme, un canif, un crayon…Wolfgang sortait progressivement de son splendide isolement, et ressemblait de plus en plus aux autres gosses de la classe.

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Le fameux jeudi arriva enfin. D’un commun accord, nous étions convenus de ne prévenir personne, et pour ne pas ébruiter notre secret, de ne nous donner rendez-vous ni chez lui ni chez moi, mais Place du Trocadéro.

J’arrivai le premier, ne voulant pas le faire attendre dans un Paris encore hostile pour lui… surtout qu’avec sa culotte de cuir et ses cheveux blonds, il ne pouvait cacher ses origines germaniques, sources de tous nos tourments !

Je le vis de loin : il avait l’air triste et abattu. Pourquoi cette mine si défaite ? Son père, se méfiant, lui aurait peut-être interdit cette sortie ?

Dés qu’il me vit, pourtant, sa figure s’éclaira, un large sourire fendant son visage.

Je vins à lui, en lui souriant aussi.– Dis donc, je t’ai vu de loin. C’est quoi, cette

mine ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?Il piqua un fard.– C’est difficile à dire… Te moque pas, mais j’avais

si peur d’être déçu, que tu ne viennes pas, et que je reste seul à ruminer mes idées noires tout l’après-midi.

– Mon pauvre vieux, t’es bien compliqué. Je suis un Castelbeau et je n’ai qu’une parole, comme un Reutmong, je suppose ?

J’avais dit cela sur un ton si pompeux qu’il rigola :– Exact. Pardonne-moi d’avoir douté de toi.– Pour votre punition, jeune homme, c’est vous qui

allez décider du programme de l’après-midi.– Une chose me ferait très plaisir.– Vas-y, je prends les commandes !– Visiter le musée de l’Armée, aux Invalides…

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Tu comprends, tout seul, j’ose pas y aller, j’ai peur d’avoir des réflexions.

– Eh ben, t’es pas fils de général pour rien… OK ! On y va ! Surtout que moi, il y a longtemps que je n’y ai pas mis les pieds, je ne m’en souviens plus.

Je mentais : j’y étais allé un mois auparavant.– Tu ne trouves pas que c’est un peu ridicule de

s’appeler par nos noms de famille ?– Oh si ! Je n’osais pas te le proposer… Arnaud, me

dit-il avec un beau sourire.– C’est parfait, Wolfgang. Une bonne chose de

réglée. En route pour les Invalides ! Ce n’est pas loin, je te propose d’y aller à pied, ça te va ?

– Euh… « ça te va » ? Que veux-tu dire ?– Si tu es d’accord pour y aller à pied.– Oh ! « ça me va ». Allons-y !Et nous voilà partis gaiement d’un bon pas.À un croisement, Wolfgang heurta involontairement

une vieille dame, cachée par l’angle d’un immeuble. Il s’excusa très poliment, mais son accent révéla évi-demment ses origines. La vieille toupie s’indigna et, furieuse, répliqua :

– Sale petit boche, tu ne peux pas rester dans ton pays ?

J’étais scandalisé et m’apprêtais à lui répondre ver-tement, quand Wolfgang me tira par le bras et m’en-traîna rapidement.

– Mais enfin, tu ne réagis pas ? Il ne faut pas te laisser faire, l’âge n’excuse pas tout, elle n’avait pas à t’envoyer paître comme ça !

– Que veux-tu que je dise ? J’aurai toujours tort, ici.

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Je ne suis pas chez moi, je n’ai rien à dire.– Ce n’est pas une raison !– Si c’en est une, ajouta-t-il tristement. Mon père

lui-même m’a dit de ne pas répliquer, et de m’en aller, dans ces cas là.

– En tout cas, ce n’est pas à l’honneur de mon pays, j’en ai honte.

– Il n’y a pas à avoir honte, Arnaud. Va te prome-ner à Berlin, je suis sûr que tu entendras les mêmes réflexions.

– Mon Dieu, que les gens sont donc méchants quand ils s’y mettent…

– Que veux-tu, ils ont souffert pendant cette guerre, ils ont peut-être des parents ou des amis qui n’en sont pas revenus. Alors, il en reste toujours quelque chose…

– C’est donc si difficile de s’entendre entre deux pays si proches ?

– Peut-être, je ne sais pas.– J’espère que nous n’aurons pas un jour à nous

battre l’un contre l’autre.– Je l’espère de tout mon cœur.

La visite du musée de l’Armée intéressa Wolfgang au plus haut point. Tout le passionnait : les uniformes, les batailles expliquées, les armes…

– Tu m’as l’air fasciné par tout ça…– Oui, dans ma famille, c’est une tradition. Mon

père, mon grand-père, mon arrière grand-père ser-vaient tous dans l’Armée, et cela dure depuis le XIe siècle. Les Reutmong ont toujours été des militaires et

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moi, je ne m’imagine pas autrement que militaire, à servir mon pays. Et toi ?

– Moi ? C’est la même chose, comme dans ta famille. Mon père, mon grand-père, mon arrière grand-père et ainsi de suite en remontant jusqu’à l’an mille, ou même avant, je ne sais plus ! Moi aussi, je serai militaire, je servirai mon pays, ma patrie, par les armes.

– Eh bien, nous sommes donc semblables, sauf que je suis allemand et toi, français ; moi blond, toi brun ; sinon, même famille, même religion, mêmes tradi-tions. Après tout, la France et l’Allemagne n’ont pas toujours été ennemies ; alors cela peut changer.

Peut-être sera-t-on dans le même camp la prochaine fois, s’il y en a une ? Je ne le souhaite pas. Nous avons gagné en soixante-dix, vous en dix-huit ; si nous pou-vions en rester là et enfin nous réconcilier.

– Que nos grands dirigeants puissent t’entendre ! Tu sais ce que j’ai souvent entendu, en France ?

– Non, quoi ?– Eh bien, que si la France et l’Allemagne s’étaient

toujours entendues, elles auraient conquis le monde.– Curieux, moi aussi, j’ai entendu cela chez moi…

car vois-tu, les Allemands admirent finalement un peu les Français. Vous avez la réputation d’être ingénieux, d’avoir de l’initiative, et la fantaisie qui manquent à nos Allemands.

– Chez nous aussi, on admire les Allemands, leur sens de la discipline, du travail, de l’ordre, que nous n’avons pas.

– Alors, Arnaud, à nous deux qui incarnons nos

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pays, nous allons conquérir le monde !– C’est cela, mon petit père, à nous deux, nous

allons conquérir le monde ! Mais pour le moment, j’ai encore des devoirs à faire. Et toi ?

– Moi aussi. Je n’ai pas fini non plus, il faut donc que je rentre.

– Attends, nous ne pouvons pas nous en aller sans avoir vu le tombeau de l’Empereur.

– Oh oui ! J’ai une telle admiration pour lui…– Tu vas voir, ça ne rigole pas, son tombeau est à la

mesure de sa gloire.Ils pénétrèrent dans la rotonde de marbre. Au milieu

se tenait une masse de pierre rouge sombre, colossale.– L’empereur est là, dit Arnaud. Dans ce monument,

il y a un sarcophage, puis un autre, et ainsi de suite. Au fond du dernier se trouve Napoléon.

Wolfgang fut très impressionné par la majesté du cadre.

– Quel homme, quel génie ! Un des plus grands de l’histoire, si ce n’est le plus grand. Nous n’avons pas chez nous un homme comparable à lui. Quelle nation peut, du reste, prétendre avoir eu un si grand homme? Je n’en vois pas.

– Jules César, Alexandre, c’est pas mal non plus…– Non, désolé, je ne le pense pas. Ils n’ont pas réa-

lisé d’aussi grandes choses, ni d’aussi durables, que Napoléon. Je regrette qu’en France on ne voie que les campagnes de l’Empereur ou de Bonaparte. On ne connaît que le guerrier qui était bien obligé de se battre contre toutes les coalitions menées par l’Angle-terre.

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Les Français ne voient pas l’œuvre considérable de paix qu’il a réalisée, et qui dure encore. Je peux en parler de manière impartiale, étant allemand, mais je crois que c’est l’Angleterre et la Restauration fran-çaise qui ont introduit cette idée que Napoléon était un guerrier assoiffé de sang et de gloire, alors que je pense (j’ai bien étudié son histoire, qui me passionne) que Napoléon, après la paix d’Amiens, ne désirait plus que consolider son règne et sa postérité.

Mais les Anglais n’ont jamais admis que la France possède le port d’Anvers, d’où toutes ces coalitions. Napoléon était bien obligé de défendre la France qu’il avait rétablie dans toute sa puissance, et sa grandeur.

– Tu me fais un véritable cours d’histoire de France !– Que veux-tu… J’aime bien parler de ce que j’aime

ou j’admire. Je ne peux m’empêcher de rêver : que ce serait-il passé si Napoléon avait été allemand ?

– Je préfère qu’il ait été français.– Tu as sans doute raison, car sans lui, que serait

devenue la France à cette époque, et par la suite ?Nous discutâmes ainsi sur le chemin du retour.

Vraiment, ce garçon savait déjà beaucoup de choses sur notre histoire, alors que moi, j’en savais si peu sur la sienne.

Au moment de se quitter, il me tendit la main :– Merci, Arnaud. J’ai passé une excellente journée et

sans te mentir, je crois que c’est la première dont je gar-derai un très bon souvenir depuis mon arrivée à Paris.

– Alors, j’espère qu’il y en aura beaucoup d’autres que nous pourrons passer ensemble. Moi aussi, je suis très content, tu m’as appris beaucoup de choses.

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Cette première sortie modifia complètement nos rapports. Sans se le dire, sans même que nous nous en apercevions, notre attitude l’un envers l’autre changea du tout au tout. D’une animosité sourde, nous étions passés à une coexistence pacifique et maintenant, nous arrivions à une véritable complicité.

Bien qu’officiellement rien n’eut changé à l’école, nous nous parlions que très peu, en utilisant nos noms de famille. En coulisse à voix basse, nous nous appe-lions Arnaud et Wolfgang. Ce petit jeu renforça notre complicité, et notre amitié naissante.

L’attitude de la classe changea aussi. Wolfgang commençait à être accepté, et peu à peu, avec mon aide, il prit sa place comme un autre.

Timidement, je l’introduisis dans nos jeux : il y fut finalement accueilli, d’autant plus qu’il était très fort à la course à pied et très adroit au ballon.

Un incident contribua beaucoup à améliorer ses rapports avec la classe. Un jour, un professeur en mal de plaisanterie fit une remarque maladroite et désobli-geante sur l’Allemagne et les Allemands, totalement hors sujet.

Wolfgang réagit immédiatement. Il regarda le pro-fesseur droit dans les yeux et sortit de la classe. Per-sonne ne moufta, silence total. Le professeur, très fier de son effet, fit encore une réflexion désagréable et continua son cours. À la fin de celui-ci, le professeur sortit, et Wolfgang rentra sans un mot.

En récréation, l’événement fut commenté, et je fis tout pour que ce professeur soit jugé sévèrement par les élèves.

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– C’est facile de faire de l’esprit sur le dos d’un élève qui ne peut pas répondre et se défendre. J’aurais voulu le voir en Allemagne, faire le fier. C’est lâche, de sa part…

Évidemment, toute la classe m’approuva : pour une fois que des élèves pouvaient juger et critiquer un professeur ! Tout le monde sauta sur l’occasion. On admira le courage et le cran de Reutmong, sa con-duite digne, mais inflexible.

Le prochain cours de ce professeur fut attendu avec impatience, pour voir les réactions des deux prota-gonistes. En douce, j’avertis Wolfgang du risque de réagir violemment en cas de récidive de ce profes-seur, et le priai de me laisser faire. Le pauvre en était complètement malade : jamais il ne supporterait une nouvelle injure sans réagir, et son tempérament ger-main se scandalisait d’avoir à affronter un supérieur hiérarchique. Je le voyais nerveux, agité de minus-cules tremblements incontrôlés : il me faisait pitié, et pourtant j’étais plein d’admiration pour lui.

Le cours arriva, le professeur entra dans la classe, un silence de mort l’accueillit.

– Tiens, Monsieur l’Allemand est là ! Il faut croire que ce que j’ai dit était juste, et que je l’ai touché au vif, pour que Monsieur ait cru bon de sortir de classe.

J’observais Wolfgang. Je le vis rougir, puis pâlir, ses mâchoires se contractèrent, ses poings se fermè-rent, ses yeux lançaient des éclairs, tremblant d’une rage impuissante. Il allait se lever. J’eus peur de sa réaction, aussi lui posai-je la main sur l’épaule et me levai à sa place.

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– Monsieur le Professeur, en mon nom et celui de toute la classe, je vous demanderais de bien vouloir cesser vos sarcasmes et réflexions sur l’Allemagne et les Allemands. Wolfgang von Reutmong est, comme le disait Monsieur le Supérieur, notre hôte, et nous aimerions qu’il soit traité comme nous aimerions être traités en Allemagne si nous y étions dans des circons-tances semblables. C’est-à-dire courtoisement, car ni nous, ni lui, ne tolérerons des insultes à l’encontre de nos patries respectives.

Je me rassis, toujours la main sur l’épaule de Wolfgang, signifiant à tous que celui qui l’attaquerait aurait affaire à moi, et qu’il était désormais mon pro-tégé.

Le professeur semblait surpris de notre résistance. Tous les regards qui s’étaient portés sur Wolfgang, puis sur moi, pointaient désormais sur notre ennemi. Celui-ci devint blanc, ses doigts trahissaient une ner-vosité inhabituelle. Enfin, il articula lentement :

– Alors, si le fils du grand général de Castelbeau prend la défense des Allemands, on aura tout vu ! Mais je ne suis pas certain que votre père approuverait votre conduite.

– J’en suis absolument certain, Monsieur, dis-je d’un ton très sec et n’attendant aucune réplique; car à moi aussi la colère montait au nez. Qu’avait-il à mettre mon père en avant dans cette mauvaise querelle ?

Le silence retomba, impressionnant. Enfin, le pro-fesseur, voyant que personne n’avait l’air de le soute-nir, n’insista pas et reprit son cours.

L’attitude de Wolfgang et mon intervention furent

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longuement évoquées et approuvées à la récréation, par tous les élèves. Certains lui tapèrent amicalement sur l’épaule en lui jetant :

– Reutmong, si quelqu’un t’ennuie, dis-le-nous, on est pour toi, on te défendra. Maintenant, on te con-naît, t’es un chic type.

Wolfgang remerciait en souriant légèrement et moi, je constatai que ces bonnes volontés se manifestaient après l’épreuve ; que durant celle-ci, par contre, je m’étais trouvé tout seul à le défendre. Mon ami ne fut pas dupe non plus.

– Je te dois un grand merci, car sans toi, et toi seul, j’insiste, que se serait-il passé ? J’étais fou de rage et de colère, et je ne suis pas sûr que j’aurais pu me contrôler et garder mon sang-froid.

– Je m’en suis bien rendu compte, et c’était du reste à moi de réagir. Mais vois-tu, c’est une bonne chose, dans un sens, car maintenant que le courant passe entre toi et les autres, je ne pense pas qu’il puisse être inversé.

– Que Dieu t’entende…

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