agamben badiou negri_vie multitude evenement giassi

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E R. LAURENT GIASSI V IE , M ULTITUDE , E VÉNEMENT A GAMBEN , N EGRI ET B ADIOU Essais et Recherches

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  • E R.

    LAURENT GIASSI

    V IE, MU LTITUDE, EVNEMENT

    AGAM BEN, NEGRI ET B ADIOU

    Essais et Recherches

  • Les textes publis sont protgs par le droit dauteur. Toute reproduc-

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    Laurent Giassi - Philopsis 2009

    Philopsis ditions numriques

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  • E R.

    Vie, Multitude, vnement

    La dconstruction illibrale du corps politique selon Agamben, Negri et Badiou

    Introduction Si on a choisi ici la srie conceptuelle vie-multitude-

    vnement pour parler de la pense du politique1 aujourdhui, cest parce que chacun de ces termes renvoie une tentative originale pour refonder le politique aprs avoir dconstruit les prsupposs du libralisme comme philosophie implicite des dmocraties mo-dernes. Pourquoi choisir de parler dauteurs comme Agamben, Badiou ou Negri et non pas de Rawls, Gauchet, Manent lorsquon veut parler philosophiquement de politique ? Indpendamment de tout engagement partisan, il sagit de voir ce qua de radical la pen-se de ces trois auteurs pour penser une nouvelle figure du politique irrductible ses dfinitions habituelles. Ce qui nous intresse ici cest la critique illibrale du politique alors que des auteurs comme Pierre Manent ou Marcel Gauchet permettraient de comprendre la

    1 Pense du politique quon distinguera ici de la pense politique au sens de la philoso-phie politique telle quon la trouve dans les ouvrages qui en traitent expressment et dans les institutions o on lenseigne, comme les Instituts dtudes politiques, les cen-tres de recherche universitaires. La pense du politique et la pense politique se distin-guent aussi de la politique empirique, telle quelle est pratique par les professionnels de la chose politique.

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  • porte dune critique du politique au sein du libralisme, cest--dire en acceptant les catgories de la dmocratie reprsentative comme forme politique irrcusable2. On envisage ici un autre pan de la pense philosophique du politique : ce quon appellera la pense illibrale du politique plutt que la pense antidmocratique qui prterait le flanc la polmique plutt qu lanalyse. Depuis Platon, la philosophie entretient des liens tumultueux avec la d-mocratie, et si la disjonction du politique et de la philosophie nest pas une simple sparation3, plutt un dialogue difficile, la particu-larit des trois penseurs est davoir pour point commun la critique de la dmocratie et de lEtat de droit. Cest aller contre-courant, semble-t-il, que de sen prendre eux. De faon claire, leur objec-tif nest pas de consolider les dmocraties contemporaines en ima-ginant des dispositifs rformistes destins corriger certains d-fauts, attnuer certains excs comme le font les partis de gouver-nement dans les Etats actuels mais dire quils sont antidmocra-tes aurait ceci dquivoque que lantidmocratisme est un terme trop vague pour restituer lintrt de leur dmarche. On parlera donc leur sujet dillibralisme4 pour qualifier leur projet commun de

    2 Accepter de penser le politique avec les catgories de la dmocratie librale nimplique pas un abandon de la pense philosophique du politique : cette autolimitation de la pense nenvisage pas une transgression catgoriale, un dpassement des concepts politiques pour penser la figure prsente et venir du politique. Cela ne fait pas dauteurs comme Marcel Gauchet ou Pierre Manent des thurifraires du temps pr-sent ou pour employer une expression dAlain Badiou des sujets ractifs (Logiques des mondes, 2006), terme dsignant videmment pour lui les sujets hostiles au potentiel r-volutionnaire du temps prsent. Du point de vue de Badiou, ces penseurs seraient de parfaits thermidoriens . 3 Cette disjonction pure serait illustre par le cas-limite du philosophe, voqu par Pla-ton dans la Rpublique, qui se mettrait labri des affaires publiques en refusant de par-ticiper la vie de la cit, ce qui impliquerait le refus de penser le politique et de partici-per la politique. 4 Mme une catgorie comme celle dillibralisme ne suffit pas rgler tous les probl-mes. Carl Schmitt est lui aussi un auteur quon taxerait dillibral sans quil ny ait abso-lument rien en commun entre Schmitt et les auteurs envisags ici pour penser lau-del du libralisme. Il faudrait donc distinguer lillibralisme comme raction et lillibralisme comme protestation : dans le premier cas on reconnat lhostilit au monde moderne, lointain hritage de la pense contre-rvolutionnaire, dans le second cas on reconnat

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  • dpassement des modes de penser du libralisme politique : la phi-losophie des droits de lhomme et de lEtat de droit, linstitutionnalisation du libralisme sous la forme de dispositifs juridico-politiques destins faire prvaloir le droit comme sys-tme normatif, lautorgulation des socits humaines par une ex-tension de la gouvernance rien de tout cela ne permet selon ces trois auteurs de donner une pense exacte du politique, son tat (ce quil est) et son devenir.

    Ce qui rassemble ces trois penseurs est une critique radicale, souvent froce, du libralisme comme philosophie spontane des dmocraties occidentales au nom dune autre pense du politique. A partir de l les voies diffrent car chacun de ces auteurs a une manire propre de procder, sans quil sagisse ici de dire laquelle est la meilleure, car ce nest pas le but de cette prsentation. On montrera que cette voie, irrductible un simple engagement poli-tique, offre une analyse du temps prsent en produisant des concepts opratoires, destins penser ce que le libralisme ignore ou ne peut pas penser. Il suffit simplement dajouter que, comme dans le cas de Carl Schmitt, les penses radicales du politique sont un dfi relever pour ceux qui estiment que la configuration lib-rale des dmocraties modernes est lhorizon indpassable de notre temps. La malheureuse formule de Sartre qui rduit ladversaire au statut de chien 5 ne gagne pas tre utilise contre des auteurs qui sopposent la dmocratie et au libralisme au nom dun no-communisme6, mme si la tentation est grande de stigmatiser un

    les mouvements de pense qui sympathisent avec le progressisme rvolutionnaire. Mme cette distinction est encore bien grossire pour rendre compte des diffrentes va-riantes de lillibralisme. 5 On aura reconnu la formule de Sartre : un anticommuniste est un chien (Les com-munistes et la paix, Les Temps modernes, 1952-1954). 6 Aucun de ces auteurs ne se rclame du communisme sous sa forme historique, ce pourquoi on pourrait parler leur sujet de no-communisme. Aujourdhui dire quun penseur est communiste ne veut donc rien dire et nest bien souvent quun argument ad hominem visant associer sa pense aux horreurs du temps pass. Cela suffit pour je-ter lopprobre dans la sphre de lopinion publique mais cela ne compte pas philosophi-quement, si ce nest comme effet indirect, intimidant . Cest pourquoi on fait le choix

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  • penseur qui serait antidmocrate. Le fait que ces auteurs se rcla-ment du commun et donc dune forme de communisme ne suffit pas pour les discrditer et rejeter leur pense la marge. Mme dans ce quelle peut avoir de plus contestable, leur pense du poli-tique est digne dintrt, ce quon espre montrer ici.

    Une fois ces pralables poss, comment viter de donner limpression de faire un catalogue dopinions philosophiques ? Pourquoi cette squence conceptuelle serait-elle plus signifiante que dautres ? Afin dviter tout effet doxographique qui annule lintrt dune pense, on posera ici un problme qui ne trouvera pas de solution mais produira une srie de problmes particuliers : la refondation illibrale du corps politique suppose une dconstruc-tion du corps politique moderne, une dvaluation des procdures formelles du mcanisme politique (le vote, la reprsentation) et une nouvelle manire de penser lincorporation du politique. Cest cette pense de lunification des corps en un corps politique que contribue chacun des trois auteurs par leur uvre ouverte au sens dinacheve7. Lordre thmatique choisi Vie, multitude, vne-ment nobit pas au hasard ou, pire, lide dune vrit de la chose politique qui serait mieux prsente la fin mais renvoie la srie de concepts qui naissent dans la destruction du corps politi-que. Du moins cest ce que notre prsentation essaiera de montrer, sans cder lillusion dune reconstruction tlologiquement orien-te.

    Comme ligne directrice, on proposera ici de partir de la s-quence conceptuelle dconstruite par la squence Vie-Multitude-

    de taire tous les crits polmiques rcents dAlain Badiou dont le style pamphltaire en-trane des ractions virulentes de la part de ceux quil attaque. Dune certaine faon le radicalisme ne rcolte que ce quil a sem. Le principe dinterprtation ici est diffrent. Si on estime que la pense dun auteur est une erreur ou source derreurs, cela suppose au moins la discussion de celle-ci. Ici on se contente de prsenter synthtiquement quelques exemples de ce no-communisme dans la mesure o ce discours no-communiste est une pense du commun qui dveloppe des concepts qui relvent dune exposition philosophique. 7 Il est toujours difficile dcrire sur des auteurs encore vivants qui peuvent toujours mo-difier leur uvre, on se fondera cependant sur leur production passe et la plus rcente.

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  • Evnement afin de prsenter la cohrence de lordre dexposition : cette squence sera celle de lorganisation, de la reprsentation, de la domination. Si lorganisation est la schmatisation du politique en un corps8, la reprsentation le redoublement du corps politique ef-fectif et sa concentration en des institutions historiquement spci-fiables, la domination renvoie aux relations qui stablissent entre les gouvernants et les gouverns. De faon trs gnrale, on peut dire que les dmocraties librales reposent sur une organisation ju-ridico-politique de la vie des individus, prtendant concilier les droits des individus dans un cadre interactionnel normativement dtermin, le tout form par les individus ntant pas un tout transcendant les individus comme dans lorganicisme politique traditionnel. Ensuite la reprsentation renvoie aux diffrentes pro-cdures en vigueur censes assurer pacifiquement la gouvernance des socits modernes, comme le parlementarisme et le droit de vote. Enfin la domination lgitime fait cercle avec lorganisation po-litico-juridique, le parlementarisme et le droit de vote en justifiant une obissance aux reprsentants de la nation lus dmocratique-ment. Chacun des trois auteurs contribue remettre en cause ces trois principes du politique :

    1 la schmatisation du corps politique comme image totale de linteraction pacifique entre individus, G. Agamben oppose le prsuppos implicite de la vie nue , indterminabilit entre le droit et la vie, ce qui lui permet de faire du camp de concentration la v-rit de lEtat moderne. Agamben procde ainsi une dschmatisa-tion de lorganisation pour rgresser la vie ternelle, non schma-tisable, et la communaut qui vient, distincte de la communaut tatise.

    8 Dans la Critique de la facult de juger, Vrin, Paris, 1993, Kant tablit dans une note au

    65 quil est lgitime de parler analogiquement de linstitution des magistrats [] et mme du corps entier de lEtat comme dune organisation (p. 299). Dans le Fonde-ment du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, II Partie, Droit na-turel appliqu, PUF, Paris, 1998, Fichte dveloppe cette remarque en faisant de lorganisation, du produit organis de la nature , le schme de la communaut juridi-que (pp. 219-220).

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  • 2 la reprsentation comme runification du corps politique menac par la dsagrgation, A. Negri oppose la puissance de la multitude comme sujet collectif et dcentr : cette vie dont parle Agamben nest pas la marge, elle nest pas seulement un rsidu marginal mais elle est un bios immanent producteur de soi et du monde. Cette totale immanence de la multitude est incompatible avec la thorie de lautorisation et de la personne politique, proc-dure par laquelle la multiplicit des individus sunifiait et sengageait obir au Souverain. La multitude est ainsi le concept qui dconstruit le concept politique de reprsentation.

    3 la domination lgitime qui boucle le circuit du politi-que, A. Badiou oppose sa doctrine de lvnement qui se veut un dpassement de lopposition entre lactivisme rvolutionnaire9 et le relativisme de la philosophie des droits de lhomme qui refoule du prsent les forces ractivant les vrits ternelles du politique. La vie nest pas seulement puissance de la multitude cratrice de soi et dun nouveau monde mais est en puissance de simmortaliser par des vrits : sans le rapport la vrit inhumaine (du politique) 10 et leur transcendance par rapport la vie, la multitude risque de rester enferme en elle-mme, dans une immanence strile. En proposant de penser un concept ontologique de la dmocratie, Ba-diou oppose lide de domination lgitime la fidlit aux traces dun vnement qui met en chec toute clture reprsentationnelle.

    Telle est, prsente synthtiquement, linterprtation de la srie que forment ces concepts : comment articuler limmanence de la vie ce qui la transcende dans le cas du politique, gnralement pens comme une superstructure (lEtat) ncessaire selon le prin-cipe de subsidiarit pour faire face aux dfauts et aux imperfections de la socit civile. Dconstruire le corps politique selon ces trois

    9 Comme le montre la Critique de la raison dialectique de Sartre o la philosophie de la Rvolution dbouche dans une phnomnologie de la conscience collective historique qui confond le Sujet du politique avec le sujet de laction (la praxis). On se rapportera aux rserves mises par Badiou dans son Petit panthon portatif, La Fabrique, Paris, 2008, Jean-Paul Sartre, p. 40. 10 Il y a en effet plusieurs vrits selon Badiou comme on le verra.

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  • auteurs est une manire de mettre fin la confusion entre le politi-que et ltatique et de penser les modalits dune socit politique dstatise11 .

    11 Cest Schmitt qui dans son article de 1927, La notion de politique, refusait lidentit du politique et de ltatique mais avec nos trois auteurs le refus de cette identification se fait au nom dun concept alternatif du politique dans un mouvement de pense aussi bien antilibral quantischmittien.

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  • Agamben : la vie nue et le biopouvoir

    Le camp comme nomos du politique

    Lorsquil sagit de penser le politique aujourdhui, il est rare quon ne recoure pas au terme foucaldien de biopouvoir que lon peut aisment transformer en une catgorie permettant de subsu-mer nimporte quel fait politique. Si lEtat se mle de la sant pu-blique, sil criminalise les dviances sociales ou se mle de ce que font les agents particuliers de la socit civile, alors on parlera de biopouvoir, en entendant par l les effets du pouvoir sur la vie. Le risque est alors de redonner vigueur ce que linvention du terme de biopouvoir avait pour but dviter, lide dune structure trans-cendantale du pouvoir agissant du haut sur le bas, avec un ple ac-tif (lEtat) et un ple passif (les individus). Foucault parlait plutt des effets de subjectivation du pouvoir car le pouvoir assujettit et produit des sujet dans le mme temps12 . Si les travaux de Foucault permettent de comprendre lhistoire passe et les mcanismes dis-ciplinaires lorigine de lindividu des temps modernes, Agamben estime quils sont muets sur la squence historique qui commence au XX sicle, en particulier sur le rapport entre lEtat moderne et lEtat totalitaire13 . Pour cela il faut comprendre la relation singu-lire qui se noue entre le pouvoir et la vie dans une structure origi-

    12 Dans tome I de lHistoire de la sexualit, La volont de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 117, Foucault dit quil faut couper la tte au roi lorsquon veut penser le pou-voir : le pouvoir nest pas une substance, cest une relation. 13 H.S., I, p. 27, Agamben remarque que Foucault na pas analys le camp dans Sur-veiller et Punir ; ce silence est d selon lui ce que Foucault ne prte pas assez atten-tion la souverainet dans son effet sur la vie. De mme Foucault serait rest prison-nier dune explication trop limite du politique en ne voyant pas que la gouvernementali-t des modernes doit se comprendre partir de loikonomia trinitaire (H.S., II, 2, (5) La machine providentielle, pp. 173 sq.

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  • nale quAgamben appelle la structure de ban souverain comme im-pens du biopouvoir. La dfinition de cette structure est que la vie est ce qui doit tre inclus par une exclusion :

    Le couple catgorial fondamental de la politique occidentale nest pas le cou-

    ple ami-ennemi, mais le couple vie nue-existence politique, zoe-bios, exclusion-

    inclusion. La politique existe parce que lhomme est le vivant qui, dans le lan-

    gage, spare et oppose sa propre vie nue et, dans le mme temps, se maintient

    en rapport avec elle dans une exclusion inclusive 14

    .

    Seulement l o, depuis la philosophie grecque, on voit dans cette politisation de la vie la ralisation de lhumanit dans un cadre civique, Agamben voit la production dun corps biopolitique comme acte original du pouvoir souverain o se rvle le lien secret qui unit le pouvoir la vie nue. Ce lien napparat pas immdia-tement car le processus historique qui aboutit la reconnaissance des droits de lhomme et des liberts fondamentales est doubl en profondeur par un autre processus o la vie de lindividu est d-pouille et affecte dune vulnrabilit qui na rien voir avec ce que Tocqueville dnonait sous la forme dun despotisme doux15 . Ce que le rsultat de lhistoire nous cache, lhistoire de cette his-toire peut nous le rvler et pour cela Agamben utilise les mat-riaux historiques les plus divers pour penser cette structure articu-lant la vie et le politique : il sagit aussi bien du droit public ro-main que de la thologie chrtienne16 , cette approche transversale rompant avec lide selon laquelle on ne pourrait parler de politi-que quen termes politiques. Au lieu de faire des enqutes dopinions, des sondages comme le fait le positivisme contempo-rain rduisant le politique la politique et au reflet de celle-ci dans la conscience des (futurs) lecteurs, Agamben dpayse complte-ment le lecteur en pratiquant une approche transversale au carre-four du droit, de la thologie, de la politique.

    14 H.S.,I, p. 16. 15 Tocqueville, De la Dmocratie en Amrique, IV partie, chap. VI. 16 H.S.I et II, 1 pour le droit romain et H.S., II, 2 pour la thologie.

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  • Dans Homo Sacer, I, Agamben tablit trois thses foncire-ment illibrales sur le politique :

    Thse 1 : la relation politique originaire est le ban, zone dindiffrence entre lintrieur et lextrieur, linclusion et lexclusion. Cette relation est incompatible avec toute thorie contractuelle du pouvoir politique et toute possibilit de placer au fondement des communauts politiques une quelconque identit, quil sagisse dune identit de contenu (nationale) ou de forme (identit de droits).

    Thse 2 : lacte fondamental du pouvoir souverain est la production de la vie nue en tant qulment politique originel et seuil darticulation entre nature et culture, zoe et bios. Cette pro-duction souveraine rend inoprante toute fondation des liberts politiques sur les droits des citoyens considrs comme un acquis indpassable des dmocraties modernes.

    Thse 3 : le paradigme biopolitique de lOccident est au-jourdhui le camp et non la cit, ce qui ne fait quune diffrence de degr entre les dmocraties et le totalitarisme ou, en dautres ter-mes : la dmocratie librale moderne nest pas immunise contre le danger totalitaire car il nest pas en elle ou hors delle17 , mais dans cet espace rversible qui organise la relation de lintrieur et de lextrieur. Bien plus, lauto-immunisation des dmocraties libra-les par des dispositions juridiques contraignantes, une autolimita-tion de la souverainet, une intgration dans des systmes norma-tifs largis (Conventions internationales) sont insuffisants pour viter le pire, ce dpouillement de lindividualit ou sa rduction la vie nue.

    La thse 1 suppose une valuation du rle de la souverainet dans le cadre dune discussion approfondie de la thse schmit-tienne qui reste prisonnire du domaine politique en voulant limi- 17 Depuis la pice de Brecht, La rsistible ascension de Arturo Ui, on parle souvent de la bte immonde pour dsigner le danger totalitaire ou du moins tout ce qui soppose au consensus dmocratique : la bte nest ni dedans ni dehors, elle est immonde, du monde sans y tre. Elle est bien dans cet entredeux qui nest ni le dedans pur ni le de-hors absolu.

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  • ter le rle des normes juridiques18 . La dfinition de lexception est le point faible de lanalyse de Schmitt car si on ne saurait prvoir a priori tous les cas faisant exception la loi, la question de la souve-rainet ne saurait se limiter au rapport entre le normal et lexceptionnel car il faut encore penser le rapport entre la (dcision de la) norme et le nant normatif , le hors-norme plus profon-dment que ne le fait Schmitt19 . Aucune norme ne peut sappliquer au chaos, elle doit donc tenir compte de ce hors-norme travers la cration dune zone dindiffrence entre chaos et norme telle est la relation dexception quAgamben refuse de considrer elle-mme comme exceptionnelle20 . La thorie exceptionnaliste de la souverainet chez Schmitt na pas vocation remplacer le fonc-tionnement normatif de la souverainet mais limiter le pouvoir normatif comme tel, le subordonner un facteur politique qui ne se ramne pas une dcision autocratique la doctrine schmit-tienne refoule pour ainsi dire cette relation dexception en faisant comme si lexception tait exceptionnelle (graves crises, guerres). La thse 1 dAgamben repose au contraire sur la permanence de cette relation dexception qui est la structure mme de la souverai-net : la catgorie politique de souverainet doit se penser alors partir des effets juridiques quelle produit sur la vie en produisant une figure spcifique de cette vie. Normalement les thories de la souverainet font de la reconnaissance asymtrique du Souverain par les individus la condition mme de sa lgitimit, la base contractuelle de la socit politique venant rationaliser la relation

    18 Schmitt, Thologie politique (1922), Gallimard, Paris, p. 15. Est souverain celui qui dcide la situation exceptionnelle . 19 Schmitt, Les trois types de pense juridique, PUF, Paris, 1998. La dcision souve-raine est commencement absolu, elle jaillit dun nant normatif et dun dsordre concret (p. 186). 20

    H.S., I, pp. 26-27 : la situation cre dans lexception a donc ceci de particulier quelle ne peut tre dfinie ni comme une situation de fait, ni comme une situation de droit. Elle institue plutt entre celles-ci un seuil paradoxal dindiffrence. () Dans lexception souveraine, il sagit moins en effet de contrler ou de neutraliser un excs que de crer et de dfinir avant tout lespace mme dans lequel lordre juridico-politique peut valoir .

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  • dobissance son gard. Ce quAgamben appelle la relation dexception modifie la donne car elle est [] la structure origi-naire dans laquelle le droit se rfre la vie et linclut en lui sa travers sa propre suspension . Agamben appelle relation de ban cette relation rendant impossible la claire distinction entre ce qui est intrieur et extrieur au droit, car dans lancien droit germani-que le terme de ban dsigne la fois lexclusion de la communaut et le commandement ou lenseigne du souverain. Celui qui est mis au ban nest pas seulement en dehors de la loi, il est abandonn par elle, expos au seuil o vie et mort, extrieur et intrieur se confondent, car le banni est vou une mort certaine quand il est ainsi exclu de laide matrielle de la socit de ses semblables21 . De l il sensuit que le rapport originaire de la loi la vie nest pas lapplication, mais lAbandon 22 . Faute de comprendre cette rela-tion, on ignore le devenir de la chose politique et la gnralisation de ltat dexception lhorizon mondial, vrit cache de linternationalisme juridique qui voit dans lextension du droit une conqute contemporaine23 . Cette thse 1 suppose la fin de ltanchit des frontires entre une mauvaise violence, la violence anarchique de ltat de nature, et la violence lgitime, celle dont le Souverain a le monopole. Contrairement ce quaffirme Hobbes, le souverain est le point dindiffrence entre la violence et le droit, le seuil o la violence se transforme en droit et le droit en violence. Agamben considre que ltat de nature nest pas le cas-limite de la dissolution de la socit mais le cur mme de lEtat souverain. 21 Dans un article du Journal de Psychologie normale et pathologique (1926) Marcel Mauss avait tudi lEffet physique chez lindividu de lide de mort suggre par la col-lectivit, cest--dire des cas de mort causs brutalement, lmentairement chez de nombreux individus, mais tout simplement parce quils savent ou croient (ce qui est la mme chose) quils vont mourir (Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1997, p. 313). On trouve ici lide que pour hter la mort dun indsirable il faut lexclure, en fai-sant comme sil nexistait pas ou plus. On trouve ici lide dune exclusion inclusive pense dans les termes dune psychosociologie de lautosuggestion individuelle sous la pression de la collectivit. 22 H.S, I, p. 36-37. 23 H.S., II, 1.

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  • Cette thse ne va pas de soi, aussi pour la dmontrer Agamben met en rapport la structure du ban avec la dfinition juridique de lhomo sacer et la procdure de la sacratio dans le droit romain, ce qui est lobjet de la thse 2.

    La relation originaire du pouvoir et de la vie sclaire en effet par le cas particulier de lhomo sacer : est dit sacer Rome celui que le peuple a jug pour crime, quil nest pas permis de sacrifier (selon les rites) alors quil est ddi aux dieux infernaux et quon peut tuer en toute impunit. Est sacer celui qui ne relve ni du droit humain ni du droit divin et cet entre-deux claire dun jour nouveau lopration du souverain : lespace politique de la souve-rainet se serait form travers une double exception, dessinant une zone dindiffrence excluant le sacrifice et lhomicide.

    On dira souveraine la sphre dans laquelle on peut tuer sans commettre

    dhomicide et sans clbrer un sacrifice, et sacre, cest--dire expose au

    meurtre et insacrifiable, la vie qui a t capture dans cette sphre 24

    .

    Comme ce qui est captur dans le ban souverain, cest la vie nue, le caractre sacr de la vie quon oppose comme droit fonda-mental de lindividu au Souverain vient lorigine de cet assujet-tissement de la vie un pouvoir de mort. La consquence de cette archologie de la vie nue est fondamentale : ce nest pas lindividualisme juridico-politique et sa variante contractualiste qui sont au fondement de la socit politique moderne, car le sujet de droit est une spcification de cette vie nue. Lindividualisme et son corollaire, le contractualisme, sont censs empcher larbitraire en faisant de lassociation politique le produit de la volont des co-contractants cense stre exprime in illo tempore, dans le temps immmorial des fictions philosophiques. Le Souverain nest pas loprateur qui fait passer de la nature la culture, de la violence anarchique la violence lgitime mais celui qui inclut la violence au cur mme de la socit, comme le montre la philosophie politi-que de Hobbes qui repose sur une relation en miroir o ltat de

    24 H.S., I, p. 93.

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  • nature dsigne ainsi une situation o chacun est pour lautre vie nue, homo sacer sans que le Tiers souverain ne mette fin pour au-tant cette lupinisation de lhomme par lhomme25 . Lerreur est de croire que cette vulnrabilit est antrieure ltat politique, avant linstitution du Souverain comme tiers rgulateur empchant le cycle perptuel de la violence ou quelle ne serait que rsiduelle lintrieur de la socit politique sous la forme de violences acci-dentelles. Les individus des socits dmocratiques comme sujets de droits sont marqus par cette relation dinclusion/exclusion qui fait de

    cette zone dindiffrence [] une relation politique originaire qui est plus

    originaire que lopposition schmittienne entre ami et ennemi, entre citoyen et

    tranger. Lextrarit de celui qui se trouve dans le ban souverain est plus pro-

    fonde et plus originelle que lextranit de ltranger () 26

    .

    Loriginalit de cette thse 2 est la critique du paradigme contractualiste dun point de vue radicalement nouveau : tradition-nellement on oppose ce paradigme son irralit (il ny a jamais eu de contrat), son manque de substance historique face la tradition dun peuple, alors quici Agamben prtend trouver la vrit du pouvoir souverain dans ce quil produit, des homines sacri et un espace dindtermination o le pouvoir sarticule la vie . Se pose alors la question de la pertinence de cette analyse pour la situation contemporaine, ce que fait Agamben en mettant en relation cette structure de ban avec linvention politique du camp comme lieu spcifique. Cest l lobjet de la thse 3 qui voit dans le camp le pa-radigme biopolitique de lEtat moderne.

    Pour justifier cette affirmation Agamben se livre une en-qute historique qui va de lHabeas corpus jusquaux Dclarations des droits de lhomme, en passant par la politique eugniste du IIIe Reich. Le concept de vie nue selon Agamben doit faire se croiser Foucault qui invente la biopolitique mais oublie les camps de

    25 Lviathan, Premire partie, De lhomme, chap. XIII, De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur flicit et leur misre, Paris, Dalloz, 1999. 26 H.S. I, p. 121.

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  • concentration et Arendt qui comprend le rle des camps de concentration dans la logique totalitaire mais nglige la biopoliti-que. La vie nue comme effet juridico-politique du pouvoir montre comment la subjectivation pense dans le cadre de la microphysi-que foucaldienne du pouvoir a pour complment lexclusion in-terne par laquelle lindividu est dpouill de ses droits par la loi ou par laquelle la loi sannule dans son efficace dshumanisant, car cest bien ainsi que la logique du camp intgre ceux quelle exclut selon une disposition lgale. Cette thse amne Agamben faire une lecture autre de lmergence du jusnaturalisme moderne : le sujet de droit nous cacherait la naissance de la vie une comme nou-veau sujet politique. Avec lHabeas corpus de 1679 celui-ci nest plus un homme libre avec ses prrogatives et ses statuts comme dans les anciens textes, car le corps de lhomme devient porteur la fois de lassujettissement au pouvoir souverain et des liberts in-dividuelles. Le prix payer pour avoir les secondes est de se sou-mettre au premier, avec tous les dangers que cela implique pour ce qui est de larbitraire de ce pouvoir. Aussi croit-on habituellement que les Dclarations des droits de lhomme corrigent ce dfaut en supprimant labsoluit de ce pouvoir par la transformation de lindividu en cellule de base de la socit politique. En tant la fois un homme et un citoyen, le sujet devient citoyen et un porteur immdiat de la souverainet dans le cadre dun Etat-Nation. La dualit entre lhomme et le citoyen pose cependant un problme car elle renvoie cette relation dinclusion par exclusion: la spara-tion entre la nature (humanit) et le sujet de droit (citoyennet) est la trace fugitive de cette vie nue ou sacre, isole et reproduite par le pouvoir souverain, cache ici derrire son produit o la division disparat, puisque le sujet na de droits quen tant quil constitue le fondement (qui disparat immdiatement) du citoyen. Au lieu dy voir une synthse imparfaite entre la nature et la culture, luniversalit (humanit) et la particularit (la cit), Agamben met en relation cette dualit pose titre liminaire en 1789 et refoule

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  • ensuite27 avec deux phnomnes biopolitiques majeurs du XX si-cle : les rfugis politiques et la mise au premier plan de la vie na-turelle dans le cadre du national-socialisme.

    Si Arendt a raison de dire que les rfugis mettent mal la structure de lEtat-Nation, cest parce quils soulignent lcart irr-ductible entre la naissance et la nationalit en faisant apparatre cette vie nue qui constitue le prsuppos secret de la scne politique28 . La sparation entre lhumanitaire et la politique, souvent considre comme indispensable pour lgitimer une action neutre acceptable par les parties en conflit, reprsente la phase extrme de la spara-tion entre les droits de lhomme et les droits du citoyen : les orga-nisations humanitaires comprennent la vie humaine lintrieur de la figure de la vie nue ou de la vie sacre. Par l elles sont com-plices du pouvoir tatique en reproduisant la vie sacre sur laquelle se fonde la souverainet et donnent cette sparation le caractre dune vidence quasi-naturelle. La consquence quen tire Agam-ben est que le rfugi montre lobsolescence de lEtat-nation et du rapport homme-citoyen ; il doit inciter penser en vue dune po-litique o la vie nue ne serait plus spare et excepte au sein de

    27 De la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen en 1789 on passe la Dclara-tion universelle des droits de lhomme car lidentification entre lhomme et le citoyen comme figure de la vie nue va de soi : cette humanit nest pas pour Agamben le signe dun cosmopolitisme progressiste interprter favorablement, mais ce qui fonde la conscience humanitaire moderne qui voit dans lautre un exemplaire linfini de cette vie nue, quil faut aider, soigner, etc. ce qui lgitime la structure de production de cette vie nue. On ne peut impunment soigner la vie et pargner ce qui la blesse. 28 Les origines du totalitarisme, Deuxime partie, Limprialisme, IX, La fin de lEtat-nation et le dclin des droits de lhomme, Quarto Gallimard, Paris, p. 576 : aucun pa-radoxe de la politique contemporaine ne dgage une ironie plus poignante que ce foss entre les efforts des idalistes bien intentionns, qui senttent considrer comme inalinables ces droits humains dont ne jouissent que les citoyens des pays les plus prospres et les plus civiliss, et la situation des sans-droits. Leur situation sest dtrio-re tout aussi obstinment, jusqu ce que le camp dinternement qui tait avant la Seconde guerre mondiale, lexception plutt que la rgle pour les apatrides soit deve-nu la solution de routine au problme de la domiciliation des personnes dplaces .

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  • lordre tatique, mme travers la figure des droits de lhomme 29 .

    La naturalisation biopolitique de la vie ne se limite pas pour Agamben la priode national-socialiste car aujourdhui avec les questions poses par leuthanasie, on voit que la politisation et lexception de la vie naturelle dans lordre juridique de lEtat passe lintrieur de chacun : la vie nue nest plus confine dans un lieu particulier ou dans une catgorie prcise, elle habite dans le corps biologique de chaque tre vivant 30 . On comprend dans cette perspective comment Hitler put lancer un programme eug-nique en 1940-1941 pour liminer les malades mentaux au nom dune vie indigne dtre vcue, une vie quon peut ter impun-ment : ce moment la biopolitique se renverse en thanatopolitique. Traditionnellement le souverain dcide de ltat dexception, du moment o une vie peut tre te sans quil y ait homicide, mais lpoque de la biopolitique ce pouvoir smancipe de ltat dexception et se transforme en un pouvoir de dcider du mo-ment o la vie cesse dtre politiquement pertinente 31 . Dans la biopolitique moderne le souverain dcide alors de la valeur ou de la non-valeur de la vie comme telle : de la vie comme principe de souverainet (les droits de lhomme) on passe la vie comme lieu dune dcision souveraine. Ce qui caractrise la biopolitique eug-niste du IIIe Reich cest la fusion de la politique (cense lutter contre les ennemis de lEtat, intrieurs et extrieurs) et de la police (souci et dveloppement de la vie des citoyens). La police devient politique et le souci de la vie concide avec la lutte contre lennemi. Si la nouveaut de la biopolitique moderne tient ce que le fait bio-logique est, comme tel, immdiatement politique et rciproque-ment 32 , il ne faut donc pas y voir une instrumentalisation de la

    29 H.S., I, p. 145. 30 Ibid., p. 151. 31 Ibid., p. 153. 32 Ibid., p. 161.

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  • race par la politique. Par cette identit du biologique et du politi-que, la vie entire devient sacre et la politique devient exception sous couvert de la raison scientifique eugniste33 . La biothique contemporaine sclaire dun nouveau jour quand on voit quil sagit dune dcision sur la dfinition des limites de la vie34 . Cette confusion entre le biologique et le politique devait trouver et trouve encore, selon Agamaben, sa traduction concrte dans une localisa-tion de la relation de ban, dans sa matrialisation concrte sous la forme du camp comme nomos de lespace politique. Pour Agamben le camp nest pas un accident du politique, une dviation de la ra-tionalit instrumentale des modernes, comme le croient mme ceux qui voient, des Lumires la ngation totalitaire des Lumires, une mme histoire o la raison manifeste son hybris dans sa domina-tion intgrale sur lexistence humaine. Car qui dit dviation sup-pose quil existe une rationalit politique autolimite que lon peut sefforcer de garantir par des mcanismes juridico-politiques. Cette hypothse ne serait pas valable face diffrents phnomnes comme leugnisme dEtat pratiqu avant et aprs le IIIe Reich35

    33 Agamben rappelle ainsi que les expriences pratiques sur les cobayes humains eu-rent lieu bien avant 1940, sur des prisonniers condamns mort aux Etats-Unis. En tout cas la condition des V.P (Versuchepersonen, cobayes humains) sous le national-socialisme nous renvoie bien cette zone-limite entre la vie et la mort, cette vie nue, ceci prs que le mdecin et le scientifique entrent ainsi dans un espace o seul le sou-verain pouvait avant pntrer. 34 Agamben donne lexemple de la dfinition de la mort crbrale comme critre de la mort, remplaant le critre traditionnel (arrt cardiaque, fin de la respiration). Or la ques-tion est de savoir si ce critre, form par une commission spciale de lUniversit de Harvard en 1968, qui servira par la suite autoriser des prlvements dorganes, ne re-place pas lindividu dans une indtermination entre la vie et la mort. Se pose le pro-blme des nomorts, qui auraient le statut lgal des cadavres et qui pourraient conser-ver, en vue dventuelles transplantations, certaines caractristiques de la vie. 35 On renvoie louvrage de Jean-Jacques Salomon, Les scientifiques entre savoir et pouvoir, Albin Michel, Paris, 2006, en particulier la deuxime partie, Les chercheurs au pril de lhistoire (9-10), o lauteur montre laffinit de leugnisme et de la rationalit politique dans les pays anglo-saxons avant la seconde guerre mondiale. Pour ce qui est de leugnisme pratiqu aprs le IIIe Reich, on rappellera la politique de strilisation de certains malades mentaux dans les pays dmocratiques bien longtemps aprs 1945.

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  • ou encore la rtention des immigrants36 . En dautres termes lerreur est de faire du camp un accident irrptable de lhistoire, alors que ce serait la catgorie centrale du politique actuellement. A la diffrence des camps modernes, les camps nazis se fondaient non pas sur le droit pnal mais sur la Schutzhaft (dtention prventive), institution juridique datant de 1852 permettant dincarcrer quel-quun, indpendamment de tout acte relevant du pnal, pour vi-ter de mettre en danger la sret de lEtat. Le dcret des nazis avait ceci de particulier quil ne comportait nullement lexpression dtat dexception ce dcret dura donc jusqu la chute du rgime et ltat dexception devint la norme. La consquence de cette identit fut louverture des camps, comme espace o ltat dexception est normalement ralis, o le biopouvoir se trouve en face de la vie nue : tout devient possible car le droit et le fait passent immdia-tement lun dans lautre. Cest ainsi que sexpliquent la totale aju-ridicit qui rgne en ce lieu limpression dun arbitraire total et en mme temps la normalit de lanormal sous la forme dun or-dre propre qui se maintient le camp comme univers parallle co-hrent. Agamben considre que si lessence du camp consiste dans la matrialisation de ltat dexception et dans la cration qui en rsulte dun espace o la vie nue et la norme entrent dans un seuil dindistinction 37 , il y a camp chaque fois quon a une telle structure au Vlodrome dHiver o on enferma les juifs, dans les zones dattente des aroports internationaux comme Roissy o se trouvent les trangers dsireux de se voir reconnu le statut de rfu-gis. Ce quAgamben appelle le camp est lcart croissant entre la naissance (la vie nue) et lEtat-Nation . A un ordre juridique sans localisation (ltat dexception o la loi est suspendue) correspond dsormais une localisation sans ordre (le camp comme espace per-manent dexception).

    36 On emploie le conditionnel car il sagit ici de la thse dAgamben ; on lui laisse ici lentire responsabilit de son propos dans ce rapprochement entre la politique eug-niste et la fonction des centres de rtention ou de transit dans les Etats contemporains. 37 H.S,I, p. 187.

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  • Le systme politique norganise plus des formes de vie et des normes juridi-

    ques dans un espace dtermin, mais contient en lui une localisation dislo-

    quante qui lexcde, et lintrieur de laquelle toute forme de vie et toute

    norme peuvent virtuellement tre prises. Le camp en tant que localisation dislo-

    quante est la matrice cache de la politique o nous vivons encore et que nous

    devons apprendre reconnatre, travers toutes ses mtamorphoses, dans les

    zones dattente de nos aroports comme dans certaines priphries de nos vil-

    les. Il est ce quatrime lment qui vient sajouter, en la brisant, lancienne

    trinit Etat-nation (naissance)-territoire 38

    .

    Cette analyse de la relation de ban constitue le pralable lanalyse de la gouvernementalit contemporaine qui aurait ceci de propre quelle abolit la distinction entre le normal et lexceptionnel, puisque ltat dexception est devenu le paradigme de gouvernement39 . Ici aussi la distinction entre Etats dmocrati-ques et Etats non-dmocratiques nest plus pertinente car les Etats contemporains ont de plus en plus recours aux dispositifs relatifs ltat durgence ou dexception, la nouveaut tant que lexception nest plus en dehors de la rgle mais le fonctionnement rgulier de la rgle40 . Ltat dexception reprsente une structure juridique ori-ginale o le droit inclut en soi le vivant travers sa propre suspen-sion, comme le montrent diffrentes dispositions prises dans le ca-dre de la lutte antiterroriste41 . Cest lors de la premire guerre mondiale et les annes qui suivirent quont t expriments et mis au point les mcanismes et les dispositifs de ltat dexception comme paradigme de gouvernement, par exemple labolition pro-visoire de la distinction des trois pouvoirs en donnant lexcutif des comptences lgislatives de plus en plus grandes. Dans Homo sacer, II, 1, Agamben se livre une archologie de ltat

    38 Ibid., p. 189. 39 H.S., II, 1. 40 H.S., II, 1, p. 11-12. 41 Agamben cite comme exemples les diffrentes dispositions prises sous la prsidence de Georges W. Bush aprs les attentats du World Trade Center : le military order du 13 novembre 2001 (dtention illimite des suspects et commissions militaires) et le US Pa-triot act du 2 octobre 2001 qui autorisait la garde en dtention de tout tranger suspect. Le military order fait des dtenus de simples dtenus auxquels ne sappliquent ni les conventions internationales ni les lois amricaines.

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  • dexception en analysant linstitution de droit public romain quest le justitium 42 quil rattache lauctoritas des snateurs par opposi-tion la potestas43. Ce qui compte ici cest le bilan de cette archolo-gie mene depuis Homo sacer, I : le but nest pas de revenir un tat de vie antrieur la relation avec le droit mais la politique qui t clipse par sa contamination avec le droit, en se concevant comme pouvoir constituant, comme violence qui pose le droit ou comme pouvoir ngociant avec le droit :

    ce qui est vritablement politique, cest seulement laction qui tranche le lien

    entre violence et droit. Et cest seulement partir de lespace qui souvre ainsi

    quil sera possible de poser la question dun usage ventuel du droit aprs la d-

    sactivation du dispositif qui, dans ltat dexception, le liait la vie 44

    .

    La conclusion de louvrage ouvre une recherche quAgamben a dveloppe sous deux formes : soit sous la forme dune communaut venir dstatise o le lien entre violence et droit est tranch, soit sous la forme dune poursuite de lenqute archologique sur la biopolitique moderne dans le cadre dune ar-chologie de la thologie politique. Dans la premire direction Agamben ne propose pas un manifeste politique mais lide dune communaut venir fonde sur la singularit quelconque par oppo-sition luniversalisme du sujet de droit45 . Du point de vue stric-

    42 Lorsque le snat tait inform dune situation mettant en pril la Rpublique, il met-tait un senatus consultum ultimum demandant aux consuls ou aux proconsuls, aux pr-teurs et aux tribuns de la plbe, voire tout citoyen, de prendre toute mesure nces-saire au salut de lEtat. Ce senatus-consulte se fondait sur un dcret qui dclarait le tu-multus (situation durgence cause par une guerre extrieure, une insurrection ou une guerre civile) et qui donnait lieu la proclamation dun justitium comme suspension du droit. Cela na rien voir avec la dictature qui reste une magistrature dans le droit public romain alors que ce nest pas le cas du justitium. 43 Dans le droit priv romain lauctoritas signifie la caractristique de lauctor, de celui qui confre une validit juridique lacte dun sujet. Par exemple lauctoritas dun tuteur rend valide lacte dun incapable. En droit public romain lauctoritas signifie la ratification des dcisions populaires et la possibilit de dcider le justitium alors que potestas ren-voie aux magistrats et au peuple. 44 H.S, II, 1., p. 148. 45 La communaut qui vient, Seuil, Paris, 1990.

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  • tement politique, lobjectif est ici de penser une singularit qui ne soit pas recodifie dans le langage juridique valid in fine par lEtat, car la dconstruction de luniversalisme juridique aboutit une recomposition du droit sur dautres bases46 . La scission mar-xienne entre lhomme et le citoyen est maintenant remplace par celle de la vie comme porteuse opaque de la souverainet et les multiples formes de vie recodifies en identits juridico-sociales47 .

    Une vie politique, cest--dire oriente vers lide de bonheur et rassemble

    dans une forme-de-vie, nest pensable qu partir de lmancipation de cette

    scission, de lexode irrvocable de toute souverainet 48

    .

    Cette vie politique suppose de passer de la vie nue une forme-de-vie, une vie o la pense intervient comme pense commune. Agamben rattache cette exprience du commun aux af-firmations de Dante dans le De Monarchia sur lIntellect commun ralis par la multitude et non par lindividu singulier49 . Or lEtat ne peut tolrer que des hommes forment une communaut sans condition dappartenance reprsentable car il ne sintresse pas la singularit comme telle. Ce qui importe cest linclusion de celle-ci dans une identit quelconque. Cette insignifiance de ltre priv de toute identit reprsentable pour lEtat est dissimule par le dogme hypocrite du caractre sacr de la vie et les dclarations vides des droits de lhomme 50 . Dans la seconde direction Agamben poursuit son enqute sur lhistoire des paradigmes de la biopoliti-que tout en ne perdant pas de vue cette vie quil sagit de raffirmer

    46 Dans cette perspective parler du droit des minorits, cest encore utiliser un code juri-dique, cest recodifier les singularits. 47 Moyens sans fin, Forme- de-vie (1993), Rivages poche, 2002. 48 Ibid., p. 19. 49 Cette rfrence lIntellect commun de Dante est comparer avec ce que Negri ap-pelle le General Intellect dont on parlera plus loin. Pour Dante on se rapportera aux u-vres compltes, De la monarchie, la Pochothque, Paris, 1996 : dans le livre I Dante tablit que la fin suprme de lhumanit est dactualiser sans interruption toute la puis-sance de lintellect possible, en premier lieu pour connatre et en second lieu, par consquent, pour agir, par extension de cette puissance (p. 442-443). 50 H.S, I, p. 89.

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  • politiquement contre sa juridicisation. Dans Homo sacer, II, 2, Le rgne et la gloire, Agamben identifie deux paradigmes antinomi-ques de la biopolitique partie de la thologie chrtienne51 et continue son travail sur la nudit de cette vie devenue vulnrable.

    Par rapport Homo Sacer I et II,1 lenqute thologique offre

    une vue synthtique de plus grande ampleur : les controverses sur le statut du Dieu un et trine, les questions poses par la prsence de Dieu en ce monde comme Providence sont un jalon dcisif pour penser lorigine de cette identification entre le gouvernement normal des choses et ltat dexception. Ce qui est jeu ici, au travers des controverses thologiques internes au christianisme et de la si-gnification conomique de Dieu (son articulation trinitaire) cest la naissance de la gouvernementalit moderne et de la communication comme scularisation du gouvernement divin (le rgne) et de la glorification de Dieu (la gloire). Agamben approfondit ici ce quil disait de la vie nue comme vie fragilise, rsiduelle et indique comment la machine gouvernementale essaie de la capturer. Larchologie de la racine thologico-politique des dmocraties est ici la voie choisie par Agamben52.

    La doctrine chrtienne apporte quelque chose de nouveau par rapport lAntiquit, lide dune fracture entre ltre de Dieu et son agir, car la cration du monde suppose la libert de Dieu et ne dcoule pas de sa ncessit. Cette fracture ontologique entre ltre de Dieu et son agir pose un problme fondamental : quel

    51 H.S., II, 2. Deux interprtations de la thologie chrtienne donnent deux paradigmes antinomiques de la biopolitique : la thologie politique, qui fonde dans le Dieu unique la transcendance du pouvoir souverain, et la thologie conomique, qui y substitue lide dune oikonomia, conue comme un ordre immanent domestique et non politi-que au sens strict la vie divine et la vie humaine. Du premier paradigme drivent la philosophie politique et la thorie moderne de la souverainet ; du second, la biopoliti-que moderne, qui stend jusquau triomphe actuel de lconomie et du gouvernement sur tout autre aspect de la vie sociale (p. 17). 52 H.S, II, 2, p. 221. La vocation conomico-gouvernementale des dmocraties contemporaines nest pas un incident de parcours ; elle est une partie intgrante de lhritage thologique dont elles sont les dpositaires .

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  • peut tre le rapport entre Dieu et sa cration, si on exclut lidentification (panthisme) et lindiffrence (contraire la doc-trine du salut) ? La rponse au problme passe par lide dune providence divine gouvernant le monde et dune providence int-grant lexception :

    le paradigme du gouvernement et celui de ltat dexception concident dans

    lide dune conomie, dune praxis gestionnaire qui gouverne le cours des

    choses, en sadaptant chaque fois (conformment lintention du salut) la

    nature de la situation concrte laquelle elle doit se mesurer 53

    .

    On ne sera pas surpris de retrouver ici le thme de lexception, objet de lanalyse dAgamben depuis le premier tome dHomo sacer : lexception est ici pense comme lintervention du crateur dans la cration, ce qui correspond bien la zone dindcision caractristique de lexceptionnel, sauf quici elle est dabord acte de gouvernement divin avant de devenir acte de gou-vernement tout court. Par toute une srie de mdiations historico-philosophiques, Agamben montre comment les Pres de lEglise jusquaux auteurs scolastiques des XII-XIIIe sicles ont rsolu ce problme du rapport entre Dieu et le Fils, entre Dieu et le monde par la distinction entre rgner et gouverner, entre la providence g-nrale de Dieu et la providence spciale54 , entre la cause premire de ltre et les causes secondes qui renvoient la sphre du cr dans une autonomie toute relative par rapport au crateur. Ici aussi Agamben se dmarque de Foucault en contestant la gense du bio-pouvoir telle que ce dernier la proposait dans son cours de 1977-1978, Scurit, Territoire, Population : la gouvernementalit mo-

    53 H.S, II, 2, p. 86-87 54 Cest le trait latin Liber de causis, pitom arabe de Proclus, qui donne la tholo-gie mdivale le moyen conceptuel de penser le rapport entre la cration du monde et son gouvernement par Dieu. Dans le commentaire thomiste du Liber de causis et De gubernatione mundi, on voit comment larticulation hirarchique des causes premires et des causes secondes fournit son modle larticulation entre providence gnrale et providence spciale. Dans le Liber la distinction de la cause premire et des causes se-conde rend possible larticulation de limmanence et de la transcendance et la pense dun gouvernement divin du monde.

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  • derne ne natrait pas au XVIe sicle avec lide dun Dieu agissant selon des lois gnrales par une rupture avec la pastorale chrtienne contemporaine de la naissance de lpistm classique55 . La diff-rence entre le rgne et le gouvernement ne vient pas du rationa-lisme moderne mais de la scularisation de la phnomnologie des causes premires et secondes, de cette synthse par laquelle la tho-logie chrtienne cherchait relier le cr au crateur tout en les dis-tinguant. La thologie chrtienne aurait ainsi invent la machine gouvernementale que lon retrouve au principe des Etats modernes : la division du pouvoir lgislatif et du pouvoir excutif renverrait la distinction entre le gouvernement immdiat de Dieu et le gou-vernement du monde par la mdiation des causes secondes o la pluralit des agents est requise pour la bonne marche des choses. LEtat moderne hriterait de cette machine thologique du gouver-nement en se prsentant tantt comme Etat-providence, tantt comme Etat-destin : soit il lgifre de manire universelle en lais-sant libres les cratures, assumant ainsi la fonction synoptique de Dieu, soit il prend la forme du destin en contraignant les indivi-dus dans la connexion des causes immanentes et des effets que leur propre nature a contribu dterminer. Ce qui ferait du para-digme conomico-providentiel le paradigme du gouvernement dmocratique tout comme le paradigme thologico-politique serait celui de labsolutisme.

    Si cette gense thologico-politique de la gouvernementalit est intressante, en quoi la gloire de Dieu peut-elle concerner le po-

    55 Scurit, territoire, population, Cours au Collge de France, 1977-1978, Gallimard-Seuil, Paris, 2004 : Un monde entirement finaliste, un monde anthropocentr, un monde de prodiges, de merveilles et de signes, un monde enfin danalogies et de chif-fres, cest cela qui constitue la forme manifeste dun gouvernement pastoral de Dieu sur ce monde. Or cest cela qui disparat quelle poque ? Exactement entre les annes 1580 et 1650, au moment de la fondation de lpistm classique. Cest cela qui dispa-rat () on peut dire que le dploiement dune nature intelligible dans laquelle les cau-ses finales petit petit vont seffacer, lanthropocentrisme va tre mis en question, un monde qui sera purg de ses prodiges, de ses merveilles et de ses signes, un monde qui se dploiera selon des formes dintelligibilit mathmatiques ou classificatoires qui ne passeront plus par lanalogie ou le chiffre, tout cela correspond ce que jappellerais, pardonnez le mot, une un dgouvernementalisation du cosmos (pp. 241-242).

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  • litique ? La thologie conomique de ltre trinitaire de Dieu a un rapport avec la gloire car lconomie permet la rvlation de Dieu, comme le montre le sens de lIncarnation de Dieu dans leschatologie chrtienne. Cest dans le miroir de la gloire que r-gne et gouvernement semblent concider et que Dieu sera tout dans tous 56 . Il y a cependant ici un paradoxe : la gloire appartient Dieu de toute ternit sans que rien ni personne ne puisse laugmenter ou la diminuer et pourtant les cratures lui doivent pour cela reconnaissance et gloire. Comment penser cette gloire de Dieu ? Essentiellement comme sabbat, dsuvrement cest ce que lon voit dans certaines reprsentations iconographiques de la gloire de Dieu comme un trne vide qui ne signifie pas la royaut mais le sabbat, le dsuvrement. Le dispositif de la gloire trouve son chif-fre parfait dans la majest du trne vide. Si la doxologie57 et le c-rmonial sont si essentiels au pouvoir, cest pour capturer ce ds-uvrement central de la vie humaine

    [] de mme que la machine de loikonomia thologique ne peut fonctionner

    que si elle inscrit en son centre un seuil doxologique o Trinit conomique et

    Trinit immanente passent sans cesse et liturgiquement (cest--dire politique-

    ment) lune dans lautre, de mme le dispositif gouvernemental fonctionne dans

    la mesure o il a captur dans son centre vide le dsuvrement de lessence

    humaine. Ce dsuvrement est la substance politique de loccident, laliment

    glorieux de tout pouvoir. 58

    Plus prcisment cest la vie ternelle comme nom de ce cen-tre inoprant de lhumain, de cette substance politique de lOccident que la machine de lconomie et de la gloire cherche sans cesse capturer en son sein. La gloire est aujourdhui diss-mine dans les mdias sous forme de la mesure de lopinion pu-blique, cette forme modernise de lacclamation, de la liturgie ac-

    56 Paul, I, Eptre aux Corinthiens, 15, 28.Co 15, 28). 57 Doxa veut dire la fois opinion et gloire. 58 H.S., II, 2., p. 366-367.

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  • compagnant la gloire de Dieu ou celle de leur image sur terre59 . LEtat holistique fond sur la prsence immdiate du peuple ac-clamant et lEtat neutralis dissous dans les formes communica-tionnelles ne sopposent pas vraiment : la gloire immdiate et subjective du peuple acclamant et la gloire mdiatique et objec-tive de la communication sociale sont deux figures de la doxa. Ce qui donne une chose son caractre politique, cest la gloire sous laspect du Pre et du Fils, du peuple-substance, du peuple-communication :

    le peuple rel ou communicationnel auquel, en quelque sorte, le govern-

    ment by consent et loikonomia des dmocraties contemporaines doivent invi-

    tablement renvoyer, est, dans son essence, acclamation et doxa. Dterminer en-

    suite [] si la gloire recouvre et capture comme vie ternelle cette praxis

    particulire de lhomme vivant que nous avons dfinie comme dsuvrement et

    sil est possible, comme cela avait t annonc la fin de Homo sacer I, de

    penser la politique au-del de lconomie et de la gloire partir dune dsar-

    ticulation inoprante aussi bien du bios que de la zoe, telle est la tche qui reste

    assigne une recherche venir 60

    .

    Larchologie thologique de la gouvernementalit sachve ainsi sur une critique de la rationalit communicationnelle cense assurer du ct des gouverns la bonne marche du systme dmo-cratique garanti par des mcanismes juridico-politiques protec-teurs. Luniverselle communicabilit des opinions, garantie par la libert de la presse, et qui assure la communication des gouverns aux gouvernants est la scularisation de lacclamation par laquelle le peuple chrtien clbrait son Dieu et ce titre elle est solidaire de la machine gouvernementale, scularisation de la machine gouverne-mentale divine. Pas plus une critique des mdias quune critique de la politique ne permettent donc une pense de la vie ternelle chappant aux rets de lconomie et de la gloire.

    59 Cest par la liturgie des fidles que la gloire de Dieu est acclame, de mme que cest par la mesure de lopinion publique que lon dtermine la popularit des gouvernants en place. La communication serait ainsi lanalogon de la gloire et de la liturgie. 60 H.S., II, p. 385.

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  • Negri : multitude et ontologie de la puissance Avec Agamben on parvient une tension entre une vie ter-

    nelle et une machine gouvernementale qui essaie de la domestiquer par tout un ensemble de dispositifs juridico-politiques. Le bilan de sa pense est que lincorporation politique se fait au prix dune rduction de la vie ternelle la vie pure, une vie vulnrable sans dialectique possible permettant de rconcilier la vie lse avec la vie elle-mme. De manire consquente Agamben en appelle une dpolitisation de la vie : la mtaphysique de lEtat et du droit de-vrait cder la place une mtapolitique, un dpassement de la poli-tisation de la vie. Cest le potentiel dautorparation de cette vie quon tudie prsent avec Antonio Negri en organisant cette pr-sentation selon trois points afin davoir une vue synthtique de sa pense : dabord la situation politique prsente, ensuite la multitude comme immanence de la vie productive de soi et du monde, enfin la pense du commun dans le cadre dune nouvelle grammaire du politique61 .

    La situation politique prsente

    Pour comprendre le rle clef que joue la multitude dans la pense politique de Negri, il faut rappeler en quelques mots la si-tuation historique actuelle. La rflexion politique ne peut faire abs-traction de donnes lmentaires qui peuvent la guider, si elles ne la dterminent pas entirement. Depuis la publication de louvrage Empire, cocrit avec Michael Hardt, Negri affirme avec constance que lEtat-Nation est devenu une rfrence obsolte pour penser le

    61

    Fabrique de porcelaine, Pour une nouvelle grammaire du politique, cours au Collge international de philosophie, 2004-2005, Stock, Paris, 2006

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  • politique : la postmodernit politique se caractrise par le passage du monde des Etats-nations lEmpire comme nouvel espace pro-duit par la mondialisation des relations conomiques et sociales62 . La rapparition de la guerre juste, autrefois bannie entre les Etats-nations, et la transformation de la guerre en oprations de police ponctuelles visant la stabilisation de lordre mondial permettent de parler du contexte politique mondial comme de celui dun Em-pire63 . En glosant on pourrait dire que cet Empire correspond la formation dun espace suprapolitique postmoderne : si la politique a t longtemps le monopole des Etats-nations, lEmpire et la sou-verainet impriale ne correspondent pas une politique la puis-sance deux, comme si lEmpire tait un super-Etat capable dimposer sa loi aux autres Etats64 . Comme dans le cas dAgamben, un des interlocuteurs de Negri est Foucault : les ana-lyses foucaldiennes du pouvoir ne valent que pour le pass, en ex-pliquant le passage de la socit disciplinaire la socit de contrle mais nous laissent dpourvus devant la production biopolitique contemporaine. Dailleurs Negri demande quon distincte claire-ment le biopouvoir et la biopolitique afin de distinguer le structural et le dynamique :

    Le biopouvoir se tient au-dessus de la socit, il est transcendant, limage

    dune autorit souveraine, et il impose son ordre. La production biopolitique est

    en revanche immanente au social ; elle cre des relations et des formes sociales

    travers des modalits de travail coopratives 65

    .

    La mort prcoce de Foucault en 1984 est videmment la cause de ce silence de la thorie, mais lobjection de Negri est plus profonde et concerne les raisons dun diffrend philosophique : la

    62 Empire (2000), p. 31. 63 Ibid., p. 32 ; voir aussi Multitude (2004), I. 1 Simplicissimus et I. 2 Dispositifs antisub-versifs. 64 Erreur que commettent la plupart du temps ceux qui, par prcipitation, identifient la souverainet impriale avec un pays, les Etats Unis. Cest dans la partie IV, 2 dEmpire que Negri et Hardt nous rappellent de ne pas confondre Etats-Unis et Empire. 65 Multitude, I, 3, Rsistance, p. 121.

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  • microphysique structuraliste du pouvoir ne permettrait pas de penser la dynamique de la vie, la production et la reproduction du bios dans les formes postmodernes actuelles66 . Cette question philosophique renvoie ici la dfinition du sujet de la politique et sera tranche avec le sort que Negri fait au concept de multitude dans une interprtation matrialiste de la philosophie spinoziste. Le biopouvoir ne permet pas de rendre compte de la formation dun espace politique dterritorialis quest lEmpire sous linfluence de deux facteurs de nature politique et conomique.

    Politiquement lide contemporaine de lEmpire est ne de lexpansion mondiale du projet constitutionnel interne aux Etats-Unis, en raison de ce qui distingue la souverainet des Etats-nations europens et la souverainet amricaine. Celle des Etats-nations eu-ropens repose sur une naturalisation de la souverainet politique en souverainet nationale sous la forme dun Etat produisant la so-cit et soccupant du vivant (le biopouvoir proprement dit). Cette naturalisation de la souverainet produit ce qui est cens la pro-duire, savoir le peuple comme ensemble homogne, identique soi qui trouvera son expression idologique dans le racisme colo-nial67 . Lide de souverainet amricaine est diffrente en prin-cipe68 : dune part elle repose sur une conception immanente du pouvoir par opposition la Souverainet de lEtat-nation avec son rapport asymtrique entre gouvernants et gouverns, car elle est le rsultat des synergies productives de la multitude . Cest la multi-tude qui construit ses propres institutions politiques et constitue la 66 Multitudes, n 1, Negri, La production biopolitique, n 1, 2000,

    http://multitudes.samizdat.net/, Archives pour consulter les anciens numros publis sur la toile. 67 Empire, II, 2, La souverainet de lEtat-Nation. 68 On renverra aux analyses de Negri dans Le pouvoir constituant, Essai sur les alterna-tives de la modernit (1997), Puf, Paris, en particulier le chapitre IV, Lmancipation poli-tique dans la constitution amricaine, o Negri souligne la particularit de la Rvolution amricaine comme celle dune rpublique expansive qui signifie dabord la capacit de reconqurir un espace entirement nouveau. Dans le vocabulaire philosophique de Ne-gri, on parlera dune une ontologie de la puissance constitutive des masses dans lespace.(p. 238).

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  • socit sans faire de lEtat une structure transcendantale du pou-voir69 . Dautre part cette souverainet se caractrise par une ten-dance vers un projet ouvert et expansif, oprant sur un terrain sans limites. Ce principe de lexpansion lutte contre les forces de limita-tion ou de contrle et correspond une tendance dmocratique qui na rien dimprialiste au sens de la conqute, du pillage, de la co-lonisation. Cette filiation idologique avec lide de la souverainet amricaine ne signifie pourtant pas une coextensivit de celle-ci avec la souverainet impriale : la souverainet postmoderne ne repose plus sur la distinction entre lespace public limit (national) et les espaces laisss au priv, car la mondialisation des changes, de la production, a rendu poreuse la distinction entre lintrieur et lextrieur. Les relations entre espace public et espace priv ne sont plus celles du libralisme avec un espace public comme lieu du politique et avec ses institutions dvolues au temps politique, la discussion et la dlibration. Il ny a plus dextrieur au sens dun Autre, dun ennemi car lEmpire recouvre tout et les guerres de-viennent des oprations de police intrieure. Le march mondial pourrait servir de schma emblmatique de lEmpire, de mme que le panopticon servait de schma pour le pouvoir moderne selon Foucault dans Surveiller et Punir. En labsence de toute distinction entre lintrieur et lextrieur, lEmpire est littralement u-topia, non-lieu : comme le Dieu spinoziste qui tant tout ne saurait tre nulle part, lEmpire est la forme dterritorialise que prend le poli-tique comme forme chappant au nomos fixateur et diffrencia-teur70 . Dans cet espace, le racisme moderne (fond sur la hirar-

    69 Dans Le pouvoir constituant, au lieu de faire du fdralisme amricain comme Arendt dans son Essai sur la Rvolution (1963) une sorte de transcendantal de la raison, un espace libre o peut tre constitue la libert collective (pp. 226-227), Negri y voit au contraire la perte de capacit cratrice des individus et le retour dune conception absolutiste de lEtat qui rintgre la puissance dans le mcanisme institutionnel de la di-vision des pouvoirs. 70 Cette forme dterritorialise du politique soppose videmment au nomos schmittien o un espace juridico-politique sans prise de terre na pas de sens (Le nomos de la terre, Puf, Paris, 1998, chap. 1, Cinq corollaires introductifs,1 le droit comme unit dordre et de localisation).

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  • chie) est remplac par un racisme postmoderne ou imprial qui met au premier plan la sgrgation, produit dune gestion des micro-conflictualits, lintrieur dun domaine en continuelle ex-pansion. La souverainet impriale a trois buts dans sa production sociale de subjectivit : intgrer des subjectivits culturellement dif-frentes au nom dune neutralit, diffrencier en favorisant lidentification des diffrences clbres dans une perspective culturelle, grer cette diversit71 .

    Economiquement trois processus ont constitu une tape dans le passage de limprialisme lEmpire : 1) le processus de dcolo-nisation qui recomposa le march mondial selon des lignes hirar-chiques partant des Etats-Unis ; 2) la dcentralisation progressive de la production avec la formation dun march mondial avec ses nouveaux agents que sont les entreprises multinationales ; 3) la construction dun cadre de relations internationales diffusant dans le monde entier le rgime de la production et la socit disciplinai-res dans leur volution successive72 . Cela ne signifie pas ncessai-rement la disparition de la politique, soulignent Negri et Hardt, mais son autonomisation dans un cadre post-national sous la forme dune constitution hybride, diffrente de la reprsentation idale du rgime mixte polyben. Cette constitutionnalisation se fait sur un plan supranational sous une forme pyramidale, trois tages faisant intervenir la fois des agents politiques et conomi-ques73 . Si on voulait encore rendre un dernier hommage au rve de

    71 Empire, II, 6, Souverainet impriale, pp. 249-250. 72 Ibid., p. 303. 73 Ibid., III, 5, Constitution mlange. 1e tage : (1) la pointe troite de la pyramide se trouve une superpuissance (les E.U) qui dtient lhgmonie sur lutilisation mondiale de la force ; (2) un groupe dEtats-nations contrlant les instruments montaires mondiaux essentiels (G7, clubs diffrents, etc.) (3) des associations ou Etats-nations qui dploient le monopole culturel et biopolitique sur le plan mondial. 2e tage : (1) rseaux de flux financiers, technologiques, etc. forms par les socits capitalistes transnationales ; (2) Etats-nations qui remplissent diffrentes fonctions mdiation politique face aux soci-ts transnationales, redistribution des revenus en fonction des besoins biopolitiques lintrieur de leurs territoires limits. 3e tage : des groupes reprsentant les intrts populaires dans le dispositif de pouvoir mondial mdias et O.N.G. (pp. 378-380).

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  • la conciliation des opposs dans le rgime mixte, on pourrait dire que le moment monarchique fonctionne comme gouvernement mondial unifi organisant la circulation des biens et comme mca-nisme dorganisation du travail social collectif ; le moment aristo-cratique dploie son autorit hirarchique et ses fonctions de com-mandement sur larticulation transnationale de la production et de la circulation. La cl de ces transformations rside dans le moment dmocratique de la multitude74 qui ne peut sexprimer car le ci-ment qui tient ensemble ces lments est le spectacle comme virtua-lisation du rel, selon les analyses de Debord75 , qui fait disparatre lchange et la participation politiques et la peur comme nouvelle superstition distille par les mdias. Cependant cet Empire qui nest nulle part et est partout en faisant du monde entier le champ de ses oprations nest quun gant aux pieds dargile. Dans un mouvement de pense qui peut tre pris pour un paradoxe, Negri et Hardt indiquent que penser la nouvelle positivit de lEmpire cest penser les conditions de son dclin : lEmpire ne tire son tre que de sa rsistance ce qui soppose lui, tous les mouvements ponctuels, sa marge et en son sein, toutes les actions communes de la multitude qui inventent de nouvelles formes de vie76 .

    La multitude et la biopolitique

    On vient de parler plusieurs reprises de multitude, il est temps de la dfinir plus prcisment pour penser la nouvelle fi-gure du politique lheure de la souverainet impriale. Comme les uvres et les articles o Negri dfinit la multitude sont en grand nombre, on sattachera ici aux formulations philosophiques quil en donne et aux consquences que cela entrane pour lincorporation politique des individus. Il sagit pour Negri de

    74 Ibid., III, 5, p. 387. 75 Debord, La Socit du spectacle (1967). 76 Empire, IV, Le dclin et la chute de lEmpire.

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  • penser un nouveau type de relation entre le pouvoir et la vie la biopolitique sous les formes contemporaines de la production et de la reproduction de la vie sociale et conomique alors que, dun point de vue plus philosophique, Negri dfinit la multitude par-tir dune ontologie de la puissance. On commencera par prsenter la signification ontologique de la multitude avant de voir sa dimen-sion biopolitique. Alors que chez Agamben, la dfinition de la vie repose sur un dialogue avec Foucault, Schmitt et les disciplines comme le droit ou la thologie, chez Negri la dfinition de la mul-titude renvoie la philosophie politique et lontologie77 du corps en action : la multitude est la fois irrductible toute incorpora-tion par subsomption sous une unit politique, dans le cadre dune interprtation matrialiste de Spinoza, et est pense comme chair en rfrence aux travaux de Merleau-Ponty. Negri lui-mme donne une dfinition synthtique de la multitude partir des concepts dimmanence, de classe, de puissance78. A chaque fois on montrera comment ces concepts oprent un dbordement de la thorie classique de lincorporation politique, cest--dire de la subsomption des individus sous le rgime de lunit, par le dou-ble mcanisme de lautorisation et de la reprsentation tel quon le trouve chez Hobbes79 .

    La multitude se dfinit dabord comme immanence au sens o elle est un ensemble de singularits non totalisables par le Souverain sous la forme dun peuple. Le jusnaturalisme moderne

    77 Negri fait en permanence rfrence la dimension ontologique de la multitude. En ef-fet lontologie de la puissance ne recoupe pas une phnomnologie de laction qui parti-rait de la conscience des sujets alors que Negri part du corps et de la chair. 78 Multitudes n 9, mai 2002, Pour une dfinition ontologique de la multitude, mai 2002. 79 Cest dans le Lviathan (Ie partie, chap. XVI, Des personnes, des auteurs, et des tres personnifis) que Hobbes dveloppe la doctrine de ce double mcanisme. La rela-tion dautorisation est celle par laquelle les auteurs (les individus) autorisent les actions de lacteur (le souverain), tout en conservant leurs droits et en confrant au second le droit dagir au nom du droit des auteurs. Le droit et la volont publique de la personne civile ne sont ainsi pas trangers aux sujets. A travers les actes du reprsentant/acteur (le Souverain) cest chacun des individus reprsents/auteurs qui est cens agir : lacte du reprsentant/acteur est un acte collectif des reprsents/auteurs.

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  • dissout en effet le plan dimmanence de la multitude en transfor-mant les individus en propritaires reprsentables alors que ce sont des singularits non reprsentables 80 . Cette rhabilitation de la multitudo vient dune interprtation subversive de la pense de Spinoza faisant de ce dernier le philosophe de la dmocratie abso-lue, une anomalie sauvage en son temps81 . La physique spinoziste 82 qui pense lindividualit non pas comme une individualit ato-mique, sparable, mais comme compose dun nombre n de corps diffrents (matire) et dune structure qui lui donne son unicit et son individualit, est le moyen pour Negri de dconstruire le corps fictif du peuple en rejetant lide dune multitude comme dispersion originaire dindividus la multitude serait ainsi lattente dune unit quelle recevrait de lextrieur, par un tiers suprieur et extrieur au plan dimmanence83 . La multitude est un concept qui rend inoprante la dialectique qui ne voit dans le mul-tiple que limage inverse de lunit (politique) et luniversel, le re-tour lun comme vrit du multiple. La multitude nest pas plus ce qui reste lorsquon fait abstraction de la subsomption du pou-voir Souverain quelle nest coextensive une rationalit communi- 80 Multitudes, Pour une dfinition ontologique de la multitude. 81 Cest dans Lanomalie sauvage, Puissance et pouvoir chez Spinoza (1981), ditions Amsterdam, Paris (2007) que Negri prsente Spinoza comme le penseur du matrialisme rvolutionnaire (p. 41) et insiste sur la porte de la multitudo dans une philosophie qui subsume la crise sous lontologie et permet ainsi de penser une ontolo-gie productive de ltre qui est anti-dialectique car elle exclut toute ngativit et toute to-talisation : lide de multitudo transforme le potentiel utopique et ambigu qui la carac-trise la Renaissance comme articulation et constitution conscientes de lensemble, de la totalit. Cest pourquoi la rvolution et son bord sont chez Spinoza le terrain sur lequel se fonde une extraordinaire opration de prfiguration du problme fondamental de la philosophie des sicles qui suivront : la constitution du collectif comme pratique (p. 66). 82 Alexandre Matheron, Individu et communaut chez Spinoza, Editions de Minuit, 1969, I partie, chap. 3, Lunification externe : individualit complexe et univers organis. 83 Multitude, II 3, Traces de la multitude, o Negri et Hard commentent la citation de Spinoza le corps humain est compos dun trs grand nombre dindividus (de nature diffrente), chacun deux tant lui-mme extrmement compos (Ethique, L. II, prop. 13, postulat 1). Ce qui vaut du corps singulier vaut du macro-corps que forme la multi-tude.

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  • cationnelle reliant des monades entre elles par des moyens techni-ques modernes. Afin dinverser le ngatif en positif, Negri parle souvent de la multitude en recourant au terme de chair du dernier Merleau-Ponty84 :

    plus quun corps politique, la multitude est la chair vivante qui se gouverne

    elle-mme 85

    La multitude est comme une chair singulire qui refuserait lunit organique

    du corps 86

    Il nous faut crire une sorte danti-De corpore dress contre tous les traits

    modernes du corps politique, un trait mme de saisir cette nouvelle relation

    entre tre-commun et singularit propre la chair de la multitude 87

    On pourrait multiplier les rfrences mais cela naurait pas dintrt particulier, ce qui compte ici cest cette rfrence la chair qui semble tre ici une manire de dpasser la phnomnologie de la conscience dans le cadre dune ontologie matrialiste qui part du corps vivant, produisant, aimant, parlant comme nouveau corps politique dcentr, clat. De mme que la chair est la prcondition ontologique de la diffrenciation sujet/objet, de mme la multitude comme chair est la condition ontologique pour penser une action commune qui ne soit pas rductible une intersubjectivit close qui ne ferait que rpter la clture des subjectivits sur elles-mmes. La chair comme catgorie matrialiste remplace latome des philosophies contractualistes (lindividu) et renvoie une totale immanentisation du politique la vie sans rien qui puisse les spa-rer - si incorporation politique il y a, ce ne peut tre que par lentrecroisement infini des corps que Negri pense en termes dhybridation, de mtissage et non par la concentration dans un par-ti, une organisation. La chair est un concept qui permet de com-prendre pourquoi Negri se rclame de lontologie et non pas dune

    84 Merleau-Ponty, Le visible et linvisible. 85 Multitude, I, 3, Du biopouvoir la production biopolitique, p. 126. 86 Multitude, II 1, Classes dangereuses, p. 129. 87 Multitude, II 3, Traces de la multitude, p. 230.

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  • phnomnologie qui mettrait au premier plan la conscience des agents et subjectiviserait laction politique. La chair dans le Visible et lInvisible tablit une communaut originaire entre le proto-sujet percevant et le monde de la vie : la chair du monde est cette relation pr-rflexive que Merleau-Ponty pense en terme dinsertion ou dentrelacs, ce qui invalide davance toute pense de lincarnation ou de lincorporation qui fait du corps la prsence seconde dune conscience ou dun esprit prexistant. Merleau-Ponty prcise bien que cette chair nest pas la matire physique ou la ralit biologi-que, cest un lment dans lequel et le corps et le monde se trou-vent, cest la possibilit de la facticit, quil y ait quelque chose. Lintrt de la chair est dintroduire la possibilit de la subjectivit sans faire de la chair le corps subjectiv qui renverrait un ego sen-sible pour soi, car la multitude comme chair est le concept dune multiplicit excentre qui na pas vocation devenir un ego trans-cendantal exemplifi dans une communaut quelconque. Lontologie matrialiste de la multitude destitue lego transcendan-tal en partant du corps vivant et de la chair comme coprsence ano-nyme au monde. Autrement dit la multitude nest pas plus la sphre des individus prsents sur un territoire (citoyens passifs et actifs) quelle nest identique aux votants (citoyens actifs) ou bien encore cette socit civile universelle, fantme dunit : elle est in-nombrable par principe88 .

    En pensant la multitude au moyen de la chair, Negri est amen parler de la multitude comme bios, comme vie productive. Cest loccasion pour lui de se dmarquer du concept agambien de vie nue et de rejeter toute interprtation vitaliste de sa pense qui en ferait une variante post-moderne du bergsonisme. Le bios de la multitude est productivit tourne vers lavenir alors que la vie nue dAgamben serait pour ainsi dire affecte par la dconstruction

    88 Multitude, II, 1, Les multitudes dmoniaques : Dostoevski lit la Bible, p. 172 : [la multitude] dtruit la distinction numrique elle-mme. () Depuis lAntiquit, la pense politique est fonde sur la distinction de lun, le petit nombre et le grand nombre. La mul-titude dmoniaque ignore toutes ces distinctions numriques. Elle est la fois une et multiple. Le nombre indfini de la multitude menace tous les principes dordre

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  • de la souverainet dont elle est le produit : alors que pour Negri la vie est puissance de production minant la souverainet impriale, Agamben voit dans cette vie une impuissance radicale qui djoue les mcanismes biopolitiques comme si parler de puissance au sujet de la vie risquait de faire de la vie un doublet de ce pouvoir souve-rain. La vie chez Agamben est pour ainsi dire pense comme une allergie face toute biopolitique qui deviendrait alors fatalement un biopouvoir, ce qui se traduit pour une fascination pour cette vie marginale, cette vie la marge du biopouvoir. Negri voit dans cette dqualification politique de la vie un danger dimpuissance89 , quil exprime plusieurs reprises lorsquil juge la pense dAgamben. Dune certaine faon cette vie nue nexiste pas, isole de son proces-sus de production et dautoreproduction90 . Parfois mme Negri explique en quoi son dsaccord est plus profond avec Agamben au sujet du paradigme du camp cens rvler la logique des Etats contemporains91 . Faire rfrence au bios pour penser la multitude nquivaut pas non plus accepter un no-vitalisme une crativit thique la Bergson92 .

    89 Fabrique de porcelaine, Atelier n 5, La critique du postmoderne comme rsistance marginale. Negri y juge les tentatives de Derrida et dAgamben de penser une rsistance possible contre la consistance radicale et totalitaire de la subsomption capi-taliste de la socit . Or ce qui frappe Negri, cest lintrt de Derrida et Agamben pour ce qui est de lordre de la marge , du bord , de la faille alors que qui dit rsis-tance dit puissance, construction, invention (pp. 120-121). On se rapportera aussi Kairos, Alma Venus, Multitude, Calmann-Lvy, Paris, 2000, Alma Venus, Prolgomnes du commun, 18 ter, p. 89. 90 Futur antrieur, 1995/1996, n 25-26, Negri, A quoi sert encore lEtat http://multitudes.samizdat.net/. Comme le dit Agamben, pour construire le concept dtat, il faut avant tout dfinir la "vie nue" : mais celle-ci nexiste pas ! Il nexiste que des "formes de vie" et la construction du pouvoir ne peut apparatre comme transcen-dante par rapport leur dveloppement complexe . 91 http://multitudes.samizdat.net/Entretien-avec-Toni-Negri. Negri reproche Agamben de dshistoriciser le biopouvoir et critique surtout le dlire anti-totalitaire dans lequel il rduit le monde en camp dextermination, o il ne reste que des marges extrmes, dans une pense ngative compltement dialectique qui merge seulement quand on a tout vcu, qui merge seulement la limite 92 Multitudes, n 9, mai 2002, Pour une dfinition ontologique de la multitude : La mul-titude se prsente donc comme une s