Le Bildungsroman en France

I- Le Bildungsroman allemand

L'histoire littéraire au 19ème siècle s'est surtout développée en Allemagne, Karl Morgenstern en 1803 forge le terme de « bildungsroman » (~roman de formation). Le terme n'existe pas pour les auteurs dont il est question, il est retrospectif et concerne avant tout le 18ème siècle. => on observe que les allemands ont développé une narration axée sur la formation du personnage.

Le roman au 19ème siècle apparait en Allemagne comme un genre « nouveau », qui cherche sa voie entre l'épopée et le théâtre.

Le grand romancier de la période est Goethe, que l'on considère comme le créateur du bildungsroman avec Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister.

Le Bildungsroman « présente la formation du héros, ses débuts et sa progression jusqu’à un certain degré de perfection ». […] « Par cette représentation même, il contribue, plus que tout autre forme de roman, à l’éducation du lecteur »

Morgenstern

Wilhelm Dilthey s'intéresse aussi au genre, plus particulièrement à 4 auteurs: Goethe, Novalis, Tieck et Jean Paul.

La base du bildungsroman est de prendre l'individu au début de sa vie, on lui fait alors vivre une série d'épreuves pour atteindre un degré de perfection ultime.

Cinq éléments fondamentaux:1. L’idée de Bildung, c’est-à-dire de formation, d’éducation2. L’individualisme, l’accent mis sur l’unicité du protagoniste3. L’élément biographique4. L’élément psychologique5. L’idéal d’humanité

Le héros suit un parcours difficile, plein d'obstacles, le mouvement du récit est presque toujours le même: de l'erreur à la vérité, de la confusion à la clarté, du doute à la certitude,...

II- En France

Le bildungsroman allemand va servir de modèle aux autres pays, sauf en France où le roman éducatif se forge sur le modèle de roman picaresque espagnol (mais on trouve des points de contact avec le bildungsroman).

On présente plus une ascension sociale manquée ou réussie, et non pas une formation en tant que telle. Cette conception du bildungsroman renvoie à la société post-révolutionnaire et bourgeoise, en plein mouvement (difficile avant, dans une société caractérisée par l'immobilisme).

Rappel: le roman a longtemps exclu le bourgeois et le peuple en général de son univers. Le roman du 18ème est révolutionnaire car il inclut la bourgeoisie. Le roman d'ascension sociale nait quand l'ascension sociale est possible.

Le roman picaresque date du 16ème siècle en Espagne: société encore plus fermée que la France du 18ème. Il ne se donne dès lors pas comme un roman d'ascension sociale, mais plutôt de l'impossibilité de celle-ci (à cause d'une vision théologique de la société => picaro condamné à l'abject, le noble à l'honneur).

En France on épargne au picaro cette dimension théologique, on lui donne la possibilité d'évoluer.

3romans phares au 18ème:– Histoire de Gil Blas de Santillane, Lesage– Le paysan parvenu, Marivaux (=> ascension sociale, mais pas de formation

intellectuelle ou morale)– Margot la Ravaudeuse, Louis-Charles Fougeret de Monbron (originalité du

personnage féminin, développe une nouvelle perception de l'individu en termes de possession et non de nature).

Le roman d'éducation français développe la même perception de l'homme et de l'individu que dans Le Rouge et le Noir.

Le Rouge et le Noir,Stendhal, 1830

Julien Sorel, fils de charpentier, condamné à demeurer dans son milieu, mais dont l'ambition et l'intelligence le poussent à s'en extraire.

Stendhal nous raconte ici le destin d'un individu, on peut le lire de plusieurs manières:

– roman d'amour– lecture sociologique: histoire de l'opposition de

l'individu au groupe => Julien est en guerre contre tous les milieux auquel il est confronté.

Contexte:

On est en 1830, comme l'indique le sous-titre: Chronique de 1830; après la Révolution, l'Empire et la Restauration. La fin de l'histoire est contemporaine de l'écriture et des évènements de juillet. Le récit s'inscrit donc profondément dans l'actualité, il est de fait très critique.

Stendhal s'inspire de l'Histoire mais la transcende par le style: tous ces récits (La Chartreuse de Parme, Les Chroniques Italiennes, Lucien Leuwen, ...) sont fondés sur des moments précis de l'Histoire.

Il s'inspire aussi de la petite histoire: celle des chroniques est des tribunaux, ici les affaires Berthet (1827) et Lafargue (1829).

Le Titre

Prête à de nombreuses discussions, les interprétations les plus communes sont les suivantes:

– Allusion aux jeux de tripots, Julien mise tout sur une couleur.– Astrologie– Opposition entre les habits de l'armée et de la prêtrises (les carrières entre

lesquelles Julien hésite).– Renvoie à la représentation de la lutte entre les classes sociales: Le Rouge et le

Noir serait une représentation des luttes de 1830, où le Rouge incarnerait le

renouveau, ce qui bouge, tandis que le Noir renverrait à l'immobilisme des forces anciennes.

Concernant le sous-titre, il y a un contradiction entre celui-ci et l'avertissement au lecteur: Stendhal raconte que le roman a été écrit en 1827, pour prendre de la distance avec la révolution des Trois Glorieuses, mais il y a beaucoup d'allusions aux évènements d'après 1827.

« Cet ouvrage était prêt à paraître lorsque les grands événements de juillet sont venus donner à tous les esprits une direction peu favorable aux jeux de l’imagination. Nous avons lieu de croire que les feuilles suivantes furent écrites en 1827 »

(RN., Avertissement de l’éditeur, p.7)

Roman exclusivement politique:

– 1815: fin de l'élan révolutionnaire avec la défaite de Waterloo => Napoléon est une figure très importante pour Stendhal, un modèle pour Julien Sorel.

– Louis XVIII monte sur le trône, il comprend qu'il est impossible d'en revennir à l'Ancien Régime et met en place la Charte de 1814.

=> division de la société entre les ministériels, anciens républicains favorables aux réformes, et les ultras, royalistes opposés à Louis XVIII.

– 1824: Charles X, frère de Louis XVIII, monte sur le trône: retour en arrière comme en témoigne son sacre (déifié comme les précédents rois). Règne sous lequel se situe la première partie du roman, allusion à ses ministres Villèle et Polignac.

– 1830: Révolution de Juillet => on passe aux Orléans avec Louis-Philippe, début de la monarchie bourgeoise.

=> se retrouve face à une très forte opposition: la « Sociétés des amis de la fois » dont fait partie le marquis de la Mole, pour laquelle Julien assiste à une réunion.

Le roman et l'héritage picaresque:

Julien Sorel est un picaro moderne. Mais, volontaire, il décide de faire son destin et de l'imposer au monde. Il se considère comme né dans un milieu qui ne lui correspond pas.

=> Importance de l'approfondissement psychologique

Le roman est aussi l'histoire d'un individu d'élite, écrasé par la société qui l'entoure: Julien est paranoïaque, il voit tout le monde en ennemi (récurrence du mot importante) autant sa famille que les milieux aristocrates, bourgeois et ecclésiastiques

qu'il va traverser tour à tour pour échapper à la condition de paysan.

• 1er milieu: Verrières (ville imaginaire, ressemble à Grenoble où Stendhal a vécu et qu'il a détesté).

=> conformisme de la Restauration=> médiocrité et ennui qui poussent Julien à partir

=> obsession de l'argent: confusion entre l'être et l'avoir (on est ce qu'on possède) que Stendhal critique. Procès du régime qui a mis des imbéciles au pouvoir. Les bourgeois et les aristocrates sont cupides et n'ont aucun soucis du peuple ou de Julien.

=> Mme de Rénal est la seule à sortir du lot, tombe véritablement amoureuse de lui et tente de l'aider, ce dont il ne se rend compte qu'à la fin.

• 2ème milieu: le séminaire=> Crise de la vocation: Julien n'a pas la foi, mais le séminaire est un moyen

pour accéder à un certain milieu.=> Mais se rend compte que personne là-bas n'a vraiment la foi, on y

enseigne avant tout des notions pour rentrer dans le système.=> Milieu de la fermeté et de la délation, dont le but est de fabriquer des

éléments dociles dans une visée politique (cf conflit entre l'État et le pape que l'on accusait de vouloir gouverner la France)

=>Mais Julien ne peut renoncer à son intelligence et s'adonner à l'hypocrisie. Il affiche une intelligence subversive, son génie est de le cacher, d'apprendre à mentir et à passer pour candide.

=> Un allié: l'abbé Béliard qui le propulse à Paris.

• 3ème milieu: l'aristocratie parisienne=> Maison du marquis de la Môle: milieu conformiste et légitimiste.=> comme au séminaire: absence d'idées propres. Julien est une individualité

et donc une menace pour ce milieu sclérosé.

Le roman entier est placé sous le signe de la Révolution, sans qu'elle soit mentionnée une seule fois. À la différence du picaresque, Stendhal, comme son personnage, s'oppose et conteste l'univers qui l'entoure.

=> il existe une jeunesse issue du peuple mais bloquée par l'aristocratie.

Mathilde, la fille du marquis, pourrait être porteuse d'espoir, mais on découvre alors sa personnalité exécrable: elle est imbue d'elle-même, orgueilleuse et s'ennuie de tout. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle se tourne vers Julien.

C'est une femme romanesque, livresque, qui rêve sans cesse de héros chevaleresques, un personnage théâtral qu'il faut continuellement dompter.

On la voit passer de l'indifférence à l'égard de notre héros à la passion, elle se fabrique une image idéale du preux chevalier, cristallise ses espérances en lui et se convainc de l'aimer.

De fait, elle va se comporter comme son idole, Marguerite de Navarre, et recueille la tête de son amant après sa mort. À l'opposé, Mme de Rénal se tait, reste digne, mais succombe à la mort de Julien (le véritable amour?).

Julien ou la société:

Un perpétuel état de guerre => développement d'un vocabulaire martial, reflet de la passion de Julien pour Napoléon.

Le roman est entièrement focalisé sur Julien, on voit le monde à travers le prisme de son regard: répétitions nombreuses qui rendent compte de sa conscience où tout n'est que haine et mépris.

=> personnage d'origine « ignoble »: constamment inadapté, à la fois par sa naissance et par son intelligence. (ambiguïté sur la grandeur/petitesse de Julien).

Il n'est pas pour autant un arriviste vulgaire: il s'agit d'un être qui a un besoin vital de sortir de sa condition, n'est pas calculateur, mais fonctionne à la sensibilité (poussé à l'hypocrisie par la force des choses).

L'amour pour Mme de Rénal est une chance de bonheur manquée, à cause de son ambition démesurée.

Julien est prisonnier de sa situation, il doit jouer un rôle dans ce monde d'apparences, pourtant sa seule religion est l'héroïsme et celui-ci n'a pas sa place dans le monde auquel il est confronté.

À la différence du picaresque, où l'individu s'insère dans le monde aussi bien que possible, chez Stendhal la vie est un champ de bataille entre l'individu et le monde.

L' Église ou l' Épée?L'armée est un rêve, mais Julien se rend bien compte qu'elle n'était possible pour

faire carrière que sous Napoléon. Il choisit l'Église, nouveau pouvoir remis en place par Charles X, où l'héroïsme est absent...

Julien est un danger pour le système car on peut voir derrière lui une révolution du peuple: raison pour laquelle on le bloque.

=> Lorsqu'il semble parvenir à s'extraire de sa condition (en épousant Mathilde, et donc en acquérant un nom), le masque tombe à cause de Mme de Rénal et Julien

retrouve sa vraie nature. Tout se bouscule, s'accélère, Julien perd pied et fini par être condamné à mort: il va tirer sur Mme de Rénal, qu'il considère comme une ennemie, sans se rendre compte de son amour (raisonne dans sa logique militaire).

Ce qui tue Julien, ce n'est pas la tentative du meurtre, mais le discours révolutionnaire qu'il tient à ses juges.

Roman prophétique?

Il est souvent considéré ainsi parce qu'il annonce le virage de 1830 et les changements dans les rapports sociaux avec l'émergence d'une opposition entre peuple et bourgeoisie.

=> Dans Le Rouge et le Noir, on passe du monde de Charles X à celui de Louis-Philippe, un monde bourgeois qui aura raison de Julien (et non l'aristocratie).

On passe d'un conflit de castes à un conflit de classes sociales. Le seul vainqueur est le nouvel ordre social.