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ANDRE GUERIN 1940 : L E BATAILLON FORMA LE CARRE C et été de 1980 verra refleurir la littérature militaire classique, signée de spécialistes incontestés, rompus à l'art de présenter à la postérité des batailles remises en ordre, des récits dûment gommés, et léchés, et, comme on disait à Saint-Cyr, « peaufi- nés ». Avec des olives bien tracées, et des hachures, et des flèches. C'est-à-dire l'essentiel pour illustrer les futures leçons de l'Ecole de guerre, comme au temps où elle enseignait le génie napoléonien, ou l'inébranlable doctrine des fronts continus. Déjà le général baron de Marbot, en ses Mémoires, avait admis, si vaillant que fût son culte pour le vainqueur d'Austerlitz, qu'il était parfois difficile d'ignorer, au plus fort des victoires, de désastreuses « bavures », fussent-elles impériales. Ce qui n'empêchera d'ailleurs pas, le genre littéraire l'exigeant, de nous camper comme devant, penchés sur des cartes et déplaçant leurs armées, corps d'armées et divisions, un œil implacable fixé sur l'ennemi, guettant la première faute que l'ennemi va commettre, des stratèges impavides, leurs idées de manœuvre en tête. Des stratèges à qui il arrive de perdre, sans doute — mais alors ce sont les autres qui n'auront pas joué le jeu : lés généraux autri- chiens d'Italie déblatérant contre Bonaparte. Peut-être serait-il d'actualité, à l'occasion de ces anniver- saires, de reparler aussi de ce procès de Riom, en 1942, monté de toutes pièces pour accabler le régime parlementaire, Daladier et Léon Blum, responsables de tout. Ce procès si imprudem- ment ouvert et si vite étouffé, quand il étala au grand jour que la III e République avait accordé tous les crédits — et même plus demandés par le commandement pour la défense natio-

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ANDRE GUERIN

1940 : LE BATAILLON FORMA LE CARRE

Cet été de 1980 verra refleurir la littérature militaire classique, signée de spécialistes incontestés, rompus à l'art de présenter

à la postérité des batailles remises en ordre, des récits dûment gommés, et léchés, et, comme on disait à Saint-Cyr, « peaufi­nés ». Avec des olives bien tracées, et des hachures, et des flèches. C'est-à-dire l'essentiel pour illustrer les futures leçons de l'Ecole de guerre, comme au temps où elle enseignait le génie napoléonien, ou l'inébranlable doctrine des fronts continus.

Déjà le général baron de Marbot, en ses Mémoires, avait admis, si vaillant que fût son culte pour le vainqueur d'Austerlitz, qu'il était parfois difficile d'ignorer, au plus fort des victoires, de désastreuses « bavures », fussent-elles impériales. Ce qui n'empêchera d'ailleurs pas, le genre littéraire l'exigeant, de nous camper comme devant, penchés sur des cartes et déplaçant leurs armées, corps d'armées et divisions, un œil implacable fixé sur l'ennemi, guettant la première faute que l'ennemi va commettre, des stratèges impavides, leurs idées de manœuvre en tête. Des stratèges à qui il arrive de perdre, sans doute — mais alors ce sont les autres qui n'auront pas joué le jeu : lés généraux autri­chiens d'Italie déblatérant contre Bonaparte.

Peut-être serait-il d'actualité, à l'occasion de ces anniver­saires, de reparler aussi de ce procès de Riom, en 1942, monté de toutes pièces pour accabler le régime parlementaire, Daladier et Léon Blum, responsables de tout. Ce procès si imprudem­ment ouvert et si vite étouffé, quand il étala au grand jour que la IIIe République avait accordé tous les crédits — et même plus — demandés par le commandement pour la défense natio-

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nale, mais que le commandement, sclérosé depuis 1918, avait laissé dans leurs caisses les matériels mis à sa disposition, à si grands frais.

Mais reviendra-t-on beaucoup sur ce procès de Riom, qui tourna à la confusion des accusateurs ?

En revanche nous aurons droit, bien sûr, à des versions un tantinet ennoblies des faits.

Restent les témoins, les vrais témoins. Ceux des combat­tants qui en sont revenus. Et qui ont noté ce qu'ils virent en 1940, là où les troupes françaises se battirent. Avec le droit et probablement le devoir de le relater, si possible sans retou­ches.

Les oubl iés

Non, le printemps terrible de 1940 ne se résuma pas, comme d'aucuns l'ont dit, pour les besoins de causes diverses, en une déroute.

Certes, la défaite fut écrasante pour une armée française mal outillée, mal préparée, trop souvent mal commandée au sommet, devant un envahisseur qui avait désappris une guerre périmée, et capable de s'assurer, le jour qu'il fallut et là où il le fallut, une supériorité massive en blindés et en avions, trouant nos défenses, bousculant nos articulations et notre stratégie magistrale, contournant, comme en Pologne, nos arrières, disper­sant nos réserves et jetant dans la panique civile des soldats désarmés et démoralisés.

Très exactement ce qu'avait décrit dès novembre (je l'avais vue passer dans le service militaire des chemins de fer) une note parfaitement clairvoyante sur le sort de Rydz-Smigly. Mais accompagnée d'un commentaire plus que réconfortant : Gamelin, c'était quelqu'un d'autre. Et le commandement continua à sourire, supérieurement.

S'ensuivit la surprise. Il y eut tout cela. Mais il y eut aussi — on l'a bien parcimonieusement

retenu — le comportement devant l'ennemi d'unités résolues, parce que vraiment encadrées, qui durant des jours et des jours firent face, accrochées au sol malgré les Panzerdivisionen ou

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manœuvrant quand même, sous un ciel rugissant de stukas, unités dont on a trop volontiers oublié le sacrifice.

Les chasseurs n'ont pas été les seuls à maintenir, dans le désespoir, une certaine fierté française. Ni, parmi les chasseurs, ceux du 10e.

S'annonce pourtant hautement symbolique, et comme une réparation, la prochaine commémoration du combat de Blaregnies, livré le 23 mai par le 10e B.C.P. de Saverne, 43 e division, celle de Strasbourg, 158e d'infanterie, 6e de tirailleurs marocains, et 4 e demi-brigade ( l r e , 10e, 29e) de chasseurs à pied, 12e d'artil­lerie, Vernillat étant, croit-on se rappeler, le nom du général.

U n bourg paisible du Hainaut belge

Blaregnies, un moyen bourg du Hainaut, entre Mons et Maubeuge, côté belge, au pays paisible des vaches « bleues ». Tout près du « pays noir » borain.

Le bataillon, après trois mois d'avant-postes sur la fron­tière lorraine, se trouve au repos dans la vallée de la Marne, quand l'alerte l'embarque, le 14 mai, en gare de Maizy pour monter à la rencontre. Bon. On s'y attendait, parbleu. Adieux aux populations amies de Vincelles, et à leur maire, Taroni, promu caporal d'honneur. Et à bientôt, quand on les aura repoussés, comme en 1914. Mais oui, on l'a promis aux Vincel-lois, qui nous dédieront une plaque sur leur place, et dont le Champagne, quoique doux, vaut les grandes marques. A bientôt, Champenois !

Seulement tout de suite, pour le bataillon, c'est le drame. Près de Guignicourt, dans l'Aisne, une escadrille de Junker

fonce à deux reprises, et lâche ses bombes sur le convoi. Les voitures de tête flambent et explosent. Des infirmiers anglais arrivent pour aider les nôtres à retirer des corps affreusement déchiquetés : plus de trente morts, cinquante blessés qu'il faut laisser sur le quai, car la guerre continue. Amen camarades... La voie remise en état, le bataillon repartira amputé de la moitié de sa compagnie d'accompagnement — mortiers et mitrailleuses.

Jeumont, Recquignies... Des camions devaient nous pren­dre en direction de Charleroi, mais on se sent entré, hélas !

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dans le désarroi, et les camions ne viendront pas. C'est à pied que les compagnies pénétreront dans une Belgique déjà marquée par les bombardements, en se frayant difficilement passage dans le flot inverse des fugitifs. Un peloton de chasseurs ardennais redescend vers le sud à bicyclette, en sueur sous les casques :

« Salut les gars. Vous allez au front, ou vous en revenez ? — On ne sait pas, mais on a bien du mal. » Ils ne savent pas. Nous n'en savons guère plus, en déchif­

frant les bouts de papier qui nous parviennent, parfois. Ce sont alors des marches et contremarches sur le cours

de la Sambre jusqu'en vue de Charleroi, sans renseignements qui vaillent sur l'ennemi, dont on apprend par raccroc qu'après avoir rompu le « front » vers Sedan, il s'est « infiltré » au nord de Maubeuge. Infiltré ? Une Wallonne accorte, invitée à la rou­lante, s'émerveille : « Les Français, ils ont le moral. » Mieux valait peut-être ne pas tout savoir.

Vaguement apprend-on que l'on va s'installer sur la Sambre. Face au sud ? Face au sud.

Un itinéraire jalonné par l'ennemi

En bon ordre, le bataillon marche. Avec le sentiment qu'il faut marcher, c'est certain, mais que les choses tournent de plus en plus mal. De la division, plus de nouvelles. Peu de la demi-brigade. En revanche, on tâte l'ennemi partout. Ses rafales d'artillerie nous harcèlent aux carrefours, et des bombardiers descendent si bas qu'à Lobbes on voit les pilotes se pencher sur nous, comme pour nous dénombrer avant de nous anéantir. En narguant les éclats d'une D.C.A. dérisoire, nos chasseurs font connaissance avec les balles traçantes, et les giclées de mitraillette venues des arbres. En fait, ils n'avaient guère, jusque-là, entendu parler de ces mitraillettes qu'ils prirent d'abord, dans les mains des Allemands aperçus, pour des longues-vues. Avec cela, à gauche, à droite, des maisons qui brûlent, comme si Fritz voulait nous rappeler qu'il est là, jalon­nant notre itinéraire. Il ne nous lâche pas et ne nous lâchera plus. On croirait qu'il s'amuse à allumer des feux de Bengale.

Déprimantes péripéties pour une troupe harassée, coupée de tout, d'ordres comme de renseignements, qui s'est d'abord

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nourrie de ce qu'elle récupérait dans les fermes vides, restes de confitures, de crème et de fruits confits.

Très vite elle n'a plus rien trouvé du tout dans ce pays pillé et repillé jusqu'à la dernière miette, que l'épouvante a dépeuplé. N'aura-t-on pas à secourir à Quévy un malheureux vieillard que les siens ont quitté en épinglant sur son lit « Ayez pitié d'un paralytique aveugle » ? Horreurs de la guerre.

Nos camarades du 158e R.I. et du 6e marocains, leurs liaisons pareillement perdues, ne sont pas mieux partagés, tous éprouvant l'affreuse impression d'être taillés en pièces. Et pour­tant le 20, le colonel André, du 12e d'artillerie, a entrepris de reprendre en main, avec ses canonniers, les éléments, plus ou moins dispersés, de chasseurs, de fantassins et de tirailleurs qui se battent autour de Maubeuge, dans un décor de « fortifica­tions » malheureusement théoriques. Et cela s'appelle, sur le papier, la ligne Maginot « prolongée » !

C'est dans ce climat que le bataillon prendra position, durant deux jours, sur une ligne dite de résistance en avant de la ville, une ligne comportant des « ouvrages » comme Ber-sillies, Salmagne, Boussois, mais des ouvrages inachevés, dont les possibilités de tir sont bouchées et les consignes incertaines, et qui sont surtout des façons de parler.

Que se passe-t-il ailleurs ? On devine, sans plus, car les transmissions sont muettes et les agents de liaison interceptés, que la bataille de la Meuse est perdue. Des tirailleurs tunisiens éperdus ont dit l'effroi provoqué par les stukas, l'absence de l'aviation alliée... Cependant que parvenait, transmis par la demi-brigade « boîte aux lettres », l'ordre de tenir sur place «sans esprit de recul», en attendant une très problématique contre-attaque de la forêt de Mormal. Contre-attaque qu'on ne verra jamais venir et pour cause, les Marocains ayant été massacrés avant d'avoir pu la déclencher, et les chasseurs du 29e broyés au sol à La Longueville, avec leur chef de corps, le capitaine Cappelier. Il est trop évident que sur nous le cercle se referme.

Tenir sur place ? Il apparaît, plutôt le 21 au soir, que le repli s'impose, par la seule voie ouverte, Valenciennes.

Le colonel André s'y décide. Le 10e, qui a fait mouvement, dangereusement, de Leernes

sur Villers-Sire-Nicole et Bersillies, continuellement pris à partie

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par les avions et les batteries adverses, se voit inséré dans une colonne qui essaiera de se faire jour vers le nord-ouest où l'on espère joindre le gros des forces alliées en retraite. On ignore encore que les Allemands ont déjà dépassé Valenciennes et Tournai.

Mais que n'ignore-t-on pas, alors que Ton sent de toutes parts la pression de l'Allemand en force qui, sur nous, règle ses tirs, nous arrose d'averses automatiques, et disparaît ; qui s'amuse, dirait-on. Qui s'amuse de nous et de cette ligne Maginot « prolongée ». De nous, de nos pioches et de nos pelles.

En tout cas, on repart, on va se dégager de ces terrasse­ments pour rire, ou plutôt pour pleurer, et peut-être de cette situation d'assiégés sans moyens de riposte contre un ennemi dont les obus et les bombes fouillent les moindres recoins.

Voici la nuit du 21. Le bataillon a droit à la place d'hon­neur. En la circonstance l'arrière-garde, tout en ayant fourni en pointe un détachement offensif, 3 e compagnie Legros et corps franc Lecuyer. Et le décrochage de la ligne dite fortifiée (si peu fortifiée) se fait presque sans encombre, malgré les avions qui vrombissent bas sur nos têtes. A l'aube du 22 nous sommes — nous nous retrouvons — à Quévy-le-Grand, avec des artilleurs qui viennent d'épuiser leurs derniers projectiles sur des rassem­blements de chars repérés dans la nature.

On s'efforce de dormir — toujours sans manger — dans ce village sinistrement abandonné. Curieusement, les Allemands ne se manifestent pas. Ils attendent, en se regroupant, que nous repartions en fin d'après-midi. Chez nous, toujours l'idée de tenter la dernière chance, de rompre l'encerclement.

L'encerclement

On ne le rompra pas. Ils sont trop. Les fameuses « infil­trations » signalées par les rares messages reçus sont devenues inondation. Leurs divisions blindées font ce qu'elles veulent sur les routes, et leurs motocyclistes sur les chemins. Où sont nos chars ? Et nos avions ? Depuis notre entrée en campagne nous en avons vu un — et encore un belge — qui nous a frôlés en rase-mottes.

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Dès la sortie de Quévy, la colonne est reprise à partie par un observateur, qui la moucharde en lançant des fusées, puis par des mitrailleuses. Il faut, à tout instant, ralentir et s'arrêter pour nettoyer les parages, et nos F .M. ne font pas toujours le poids.

Blaregnies... Blaregnies, c'est là devant, tout près. A deux kilomètres de Quévy, à peine plus. Mais quelle étape, dans cet accompagnement diabolique de fusées et de rafales traçantes. Le soir tombe, et on piétine toujours, les chasseurs emmenant avec eux une douzaine de prisonniers ramassés sur le parcours, dont un capitaine tout étonné, porteur d'un lot de cartes routières que nous aurions aimé obtenir de l'intendance de Reims : mais elle détenait, paraît-il, une réserve de guerre à laquelle nul ne devait toucher. Misère !

Pourtant on finit par discerner dans la nuit claire les abords de Blaregnies, et par apprendre — le commandant s'est porté en avant à motocyclette — qu'avec le détachement du 158% Legros et Lécuyer ont réussi à traverser le bourg et à progresser. Atta­qués de toutes parts, ils pousseront, le premier jusqu'à Thulin, le second, toujours en combattant lui aussi, jusqu'au Pont rouge, sur la Lys, le 28 mai, valeureusement.

Seulement, l'irruption allemande n'a guère tardé à couper le bataillon de cette avant-garde, et la l r e compagnie Goussault n'a pu suivre, clouée aux dernières maisons par des tirs croisés infranchissables. Une ultime tentative coûtera la vie à l'adjudant-chef Jedor.

Le bataillon — ce qui reste du bataillon — est enfermé. On n'a pas des heures pour prendre une décision. Celle du commandant Carlier est de former le carré, comme

on disait jadis : la l r e compagnie face à l'ouest et au nord, la 2 e compagnie Gillet, face à l'est et au sud, le P.C. avec la C.H.R. à la sortie est, vers Quévy.

Mais il ne s'agit plus guère que de succomber correctement. J'entends encore le commandant Carlier répéter « proprement ». Et observer, sa pipe aux dents, qu'on ne peut pas toujours gagner.

Avant le lever du jour, le colonel André, qui a fait le coup de feu avec ses artilleurs, doit se résoudre, la mort dans l'âme, à considérer sa mission comme terminée. On ne passera plus. Alors, liberté aux uns et aux autres de prendre leurs risques

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à travers les bois, s'il est possible encore à la faveur de l'obscu­rité de rejoindre les Franco-Anglais vers Ostende. Lui-même, après avoir rendu ses pièces inutilisables, sera tué, peu après, en tentant, avec une poignée d'hommes, de se frayer un chemin.

Au commandant Carlier incombent donc, désormais, toutes les responsabilités. Il les assume allègrement, poussant toujours ses bouffées de scaferlati, tandis que des chasseurs accourent pour signaler : les voilà.

Les voilà !

Les voilà, les Allemands. La brume s'est dissipée, et le soleil, brusquement, luit. Les voilà. Devant nous, sur le plateau, venant de Quévy. Les voilà, cette fois. Bien en vue.

Des colonnes par trois qui s'avancent vers nous, qui gardons la lisière. Plastronnant, eux. L'arme à la bretelle, stupidement, comme s'ils pensaient nous avoir déjà supprimés, avec leurs Minen de toute la nuit, ou n'avoir plus qu'à nous prendre. Ils sifflent des airs à eux.

Alors c'est une sorte de rage qui s'est emparée des chas­seurs. Enfin. Enfin un ennemi que l'on voit. D'aucuns se jette­raient au-devant, à découvert, si le capitaine Riottot ne les rete­nait pas. Très beau, Riottot, avec la jugulaire serrée, dressé de toute sa stature. Un militaire et un guerrier à la fois, bien qu'il ait depuis treize jours, tous ses camarades l'attestent, pressenti qu'il n'en reviendrait pas. Solide comme à la manœuvre, il les regarde, les autres, s'avancer de leur pas mécanique, presque un pas de l'oie. Et Riottot rayonne, pendant que le sergent-chef Piguet, posément, surveille l'alignement de ce qui nous reste, au bataillon et à la demi-brigade, de mortiers et de mitrailleuses.

Maintenant, les autres, ils chantent. Comme des imbéciles, trouve-t-on.

Ils chantent, mais il vont danser. Commencez le feu... Riottot a jeté l'ordre. Sur la troupe

qui vient devant vous ! Hausse, tambour, commencez le feu ! Soudain, c'est un spectacle qui jaillit. Le bataillon est

debout pour acclamer les arrivées. Il faut dire que les 60 et 81 font merveille, comme il fut dit jadis, inopportunément, des chas-sepots. En plein dans les paquets de vert-de-gris, qui se déban-

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dent et détalent et sauve qui peut. Comme n'importe qui ferait à leur place. Bien qu'il n'y ait pas beaucoup de place pour se terrer, dans ces herbages.

On les comprend, mais c'est bien leur tour. Nous ont-ils, depuis dix jours, assez manœuvres, assez traqués, assez cisaillés, assez pris à revers ? Leur tour. Et l'on voit, au bout des fusils, brandir des casques à cor de chasse et des calots à pompon vert. Victoire, comme à Valmy !

Victoire : il faut le dire très vite. Ce régiment motorisé à trois bataillons qui s'est déployé imbécilement devant Blaregnies, nous croyant tous morts, a pris une drôle de leçon, et les quelques hitlériens roses et bien rasés qui sont restés entre nos mains en conviennent. Quelle surprise ! Et pourtant ils étaient arrivés si frais et si dispos dans leurs camions (des Belges assureront que plusieurs de ces camions portaient l'insigne sanitaire de la Croix-Rouge) que nous devions faire piètre figure devant eux, aux vareuses d'été et aux manches retroussées, avec nos capotes que l'intendance n'a pas été capable de renouveler depuis Louis-Philippe, nos capotes et nos bardas à la mode du Second Empire. Une drôle de leçon, infligée à un régiment modernisé par les cinq cents encore présents du 10e : les Alle­mands admettront plus tard trois cents morts couchés sur le terrain, dont un Hohenzollern, fils du Kronprinz.

Une victoire. Mais dont tout le monde sait qu'elle n'ira pas loin. Faute de munitions.

Fin de munitions

Car un à un, les mortiers s'éteignent. Fin de munitions... Fin de munitions... Tout a été tiré. C'est la panne, l'affreuse panne mortelle. Encore quelques bandes de mitrailleuses, et pour les mitrailleuses aussi, terminé. Retombe un morne silence, que crève seulement la mousqueterie du capitaine Gillet, cramponné à sa crête. Un coup de mousqueton aussi que, malgré l'ordre, un attardé ne peut s'empêcher de lâcher.

C'est moi, et Riottot me pardonne de son sourire de colosse. Il est 10 h 30. Dans le bourg, criblé de plus belle par les Minen, les

sections se regroupent. L'abbé Le Sourd, officier de renseigne-

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ments, monte sur le parapet d'une tranchée hâtivement creusée, et donne l'absolution générale. « Descendez, Le Sourd », lui crie le commandant. Car les éclats sifflent. Et tout de suite, une clameur : la Sidi Brahim !

Oui. Ces hommes affamés, sales, en loques, qui au surplus se savent perdus, trouvent encore un réfoncort dans le vieux refrain de guerre des chasseurs, entonné par un sergent et par le commandant, puis à pleines voix par toute la ligne.

Mais les dernières reprises de la Sidi Brahim s'envoleront dans un crépitement d'orage. Cependant qu'on entend crier Heil Hitler, et Die Hände hoch, haut les mains. A quoi nos Alsaciens répliquent dans une langue, paraît-il, plus que verte. L'ennemi a rouvert le feu de toute son artillerie, à pleins caissons.

Dans la rue du bourg, le commandement a réuni les capi­taines. Ils savent. Lui aussi :

« Messieurs, l'heure est venue. » Comment se faire des illusions ? Des renforts allemands

descendent de partout et leurs canons motorisés veulent en finir. Sans aucun doute, l'heure est venue. L'heure de brûler les fanions — celui du bataillon a disparu dans le bombardement de Guignicourt. L'heure aussi de tirer les baïonnettes et de foncer quelque part, car on ne va tout de même pas se laisser massa­crer. Objectif : les bois du nord de Blaregnies. Ultérieurement Valenciennes, si l'on peut. Mais qui peut dire s'il reste encore des passages ?

Et le bataillon, par échelons, va repartir, sous un déluge d'obus. Le bataillon perdu... Sous un feu d'extermination « qui barre, qui encage et qui se venge ».

Le bataillon est reparti vers le ruisseau, puis sur le plateau. Mais sera décimé sur place.

U n chef

Le commandant (plus tard général) Carlier dans sa relation de ces heures finales a évoqué le flottement de l'ennemi devant cette dernière charge d'un vaincu récalcitrant : ne vit-on pas des officiers allemands, pistolet au poing, ramenant à leurs empla­cements des recrues sans entrain ? Il a dit le dernier assaut, avec la compagnie Goussault renforcée de Marocains, le capi-

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taine-mitrailleur Toulouse, dont les pièces sont muettes, et le capitaine de la compagnie hors rang qui, par ordre, a détruit ses équipages, s'élançant tous deux, le mousqueton au poing avec les voltigeurs. Il a cité Le Sourd, l'épaule fracassée et le lieutenant Malessard qu'il faudra amputer d'un bras, le capitaine Riottot, éventré, demandant qu'on le tourne pour ne pas mourir avec le soleil dans les yeux, le chasseur Bonnet faisant un pansement au commandant et décapité lui-même par un obus, la fin héroïque des lieutenants Baduel d'Oustrac, de Penfentenyo de Kerveregen et Maquet, et du capitaine Gillet qui, refusant de se rendre, a été abattu.

Aura-t-il eu le temps de voir, comme moi, le sous-lieutenant Lauber se tordre de douleur sur le sol, et l'adjudant Chaumont, l'épaule traversée, refusant de se faire soigner par les infirmiers allemands ?

Ce qu'il n'a pas dit, le commandant Carlier, c'est que, jusqu'au bout, jusqu'à l'ultime ruée des Allemands sur un champ de bataille jonché de capotes ensanglantées et de blessés sans armes sur lesquels se pencheront les médecins Baylon et Grunewald, les chasseurs du 10e auront eu les yeux sur lui. Ces chasseurs de Saverne qu'il connaissait tous. Ces chasseurs dont, pieusement, il dénombrera les noms parmi les disparus de Gui-gnicourt, de Blaregnies et d'ailleurs.

Ce qu'il ne dit pas assez, en sa modestie, c'est que dans la soirée du 23 mai 1940, alors qu'il gisait, atteint par cinq blessures de plus — s'ajoutant à celles de la Première Guerre —, des officiers de la Wehrmacht vinrent le saluer sur son brancard et le féliciter, au nom de leur colonel, de la bravoure de son bataillon.

Ils pouvaient. Et le grand regret de l'auteur de ce récit sera de ne pouvoir

mentionner tous ces hommes du 10e, avec ou sans grades, Alsa­ciens, Lorrains, Bourguignons, Lyonnais, Dauphinois, Limousins, Parisiens, qui furent, en ces journées tragiques, de ceux qui sauvèrent l'honneur national.

Il a vu autour de lui de l'active ou de la réserve, des adjudants comme Chaumont, des sous-officiers comme Guesdon. Le commandant, à l'hôpital de Mons, a retrouvé le sergent Chalier, le clairon Graton, les chasseurs Bouvin, Manvieux, Grange, Millet, Rivault, Cousy. La liste a pu être établie de

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ceux qui moururent à Guignicourt, des soixante de Blaregnies. Mais combien d'autres devaient succomber des suites de leurs blessures ? Et combien d'autres obscurs, tombés en 1940 sur la frontière belge, dans les intervalles de Maginot, sur la Somme, sur la Seine, sur la Loire, combien portant les écussons d'autres bataillons bleus, vers qui les pensées iront, le 24 mai prochain, à la commémoration de Blaregnies, quarante ans après ?

A N D R E GUERIN

ESSO C H I M I E

MISE EN PAIEMENT D'UN ACOMPTE SUR DIVIDENDE

Le conseil d'administration d'Esso Chimie, dans sa séance du 15 février 1980, a décidé, comme l'année pré­cédente, de répartir aux actionnaires un acompte sur le dividende au titre de l'exercice 1979. Cet acompte est égal à F 20 par action de F 130 de nominal, auquel s'ajoute l'impôt déjà payé au Trésor (avoir fiscal) de F 10, soit un revenu global de F 30.

L'acompte (coupon n° 5) sera payable le 27 février 1980 aux guichets des établissements suivants : Banque de Paris et des Pays-Bas, Banque Nationale de Paris, Crédit Lyonnais, Société Générale, Crédit Commercial de France, Crédit Industriel et Commercial, Banque de l'Union Euro­péenne.