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COLLECTION

FOLIO/ HISTOIRE

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Jean Baechler

Le capitalisme Tome 1 : Les origines

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 1995.

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Pour Fabienne

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Avant-propos

Le sort idéologique du capitalisme a connu un renversement surprenant au cours des vingt-cinq dernières années. D'objet d'opprobre il est devenu la solution à la mode pour tous les maux qui accablent l'humanité. Alors que beaucoup prédisaient sa mort imminente, les pays rivalisent pour l'adopter. À y regarder de plus près, l'unani­mité paraît moins assurée, car certains enthou­siastes du capitalisme s'empressent de dénoncer et de rejeter le « capitalisme sauvage », en se gardant d'en donner la moindre définition.

Plus sérieusement et plus profondément, deux problèmes posés par le capitalisme restent à l'ordre du jour, qui ont été soulevés et saisis à bras-le-corps par deux géants de la sociologie his­torique, Karl Marx et Max Weber. L'un de ces problèmes s'attache à la place et à la portée du capitalisme dans la nature et le destin de cette phase de l'aventure humaine qu'il est convenu d'appeler la «modernité». L'autre problème est plus directement historique : pourquoi ce régime

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10 Avant-propos

nouveau de l'économique a-t-il émergé en Europe à partir d'une certaine date, et non pas ailleurs ni en un autre temps ?

La seconde question m'a occupé il y a plus d'un quart de siècle maintenant. Je ne l'ai pas perdue de vue depuis lors, mais je me suis davantage intéressé à la première et à tout ce qui touche à la modernité, en combinant et en alternant les points de vue politique et économique. Les deux problèmes sont évidemment liés. Le passé, le pré­sent et l'avenir du capitalisme sont reliés dans les faits et doivent être saisis comme une matière unique dans une problématique unique. C'est pourquoi il a paru opportun de reprendre un essai déjà ancien intitulé Les Origines du capitalisme, en l'intégrant dans une réflexion nouvelle et de plus grande dimension sur le capitalisme lui­même et sur l'âge moderne. Cette reprise en forme de refonte complète, par approfondisse­ment et par amplification, aura atteint son but si elle réussit à convaincre que le capitalisme demeure un objet privilégié de la réflexion histo­rienne et sociologique, et à persuader qu'il ne mérite les débordements ni de haine ni d'enthou­siasme.

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INTRODUCTION

On échappe mal au sentiment que nous vivons présentement une transition historique décisive, entre la phase européenne/occidentale de la modernité et son extension planétaire. L'hypo­thèse est très plausible. On pouvait la formuler dès avant l'évanouissement du communisme, avant la crise de l'Empire russe et avant la dissolution du dipôle américano-soviétique, qui avait paru blo­quer l'histoire pour des décennies. Si l'on était quelque peu attentif aux mouvements profonds de la matière historique, on pouvait se persuader que les années 1960 marquaient une sorte d'abou­tissement et que les années 1970 esquissaient une manière d'ouverture. Aboutissement de quoi et ouverture sur quoi? Voilà qui était plus difficile à déterminer.

Avec le recul d'une génération, il est possible d'y voir un peu plus clair et permis de préciser une hypothèse sur la nature de la transition. Je la formulerais volontiers dans les termes suivants : la modernité a commencé par être un facies, puis

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12 Introduction

une phase de la civilisation européenne. À ce titre, on peut et on doit l'interpréter et l'expliquer dans les cadres et les termes de l'aire culturelle euro­péenne. Ni l'interprétation ni l'explication ne peuvent être menées à bien si l'on ne procède pas à des comparaisons prudentes entre cette aire européenne et les aires culturelles moyen-orien­tale, indienne et chinoise, pour le moins. Mais cette modernité, qui a émergé en Europe pour des raisons contingentes et qui en a été affectée de caractères locaux eux-mêmes contingents, cette modernité avait une validité universelle. Ce qui a commencé par être, entre le XVIIe et le XIXe siècle, un trait culturel européen était en fait non pas une civilisation nouvelle, mais la matrice de civili­sations possibles à inventer.

Une hypothèse de cette nature ne saurait se démontrer, sinon rétrospectivement, dans quel­ques siècles ! En revanche, elle est assez riche en implications pour que l'on en tire une vision d'ensemble, susceptible d'intégrer une masse de données accomplies ou émergentes. La vision concentre en un foyer unique au moins deux aspects de la réalité. Le premier est une percep­tion ternaire de l'aventure humaine jusqu'à ce jour. Pendant une centaine de millénaires, l'humanité a vécu paisiblement son histoire natu­relle, dispersée en une multitude de bandes et de tribus paléolithiques. Au cours de la dernière dizaine de millénaires, cette même humanité a vu ses représentants se regrouper en chefferies, en

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Introduction 13

royaumes, en empires, se partager en civilisations distinctes et vivre des histoires séparées. En ce moment même, nous vivons la sortie de la phase néolithique et l'entrée dans la première histoire unifiée de l'humanité une.

Le second aspect de la réalité saisi par la vision rejoint notre propos. Cette première histoire uni­fiée de l'espèce devrait avoir des rapports détermi­nés avec la modernité. Si cette dernière n'est pas une civilisation mais une matrice nouvelle de civi­lisations, à la manière dont la transition du paléo­lithique au néolithique a signifié la mise en place d'une nouvelle matrice culturelle, elle se voit assi­gner une fonction paradoxale. D'un côté, elle joue un rôle positif, en faisant émerger un champ de possibles inédit. De l'autre, elle assure un rôle négatif de décomposition des civilisations héritées de la phase néolithique. j'ai le sentiment aigu que ce procès de décomposition est presque achevé, après quatre siècles, pour l'aire européenne, et que le tour est venu des autres aires, tout parti­culièrement de l'Asie occidentale, méridionale et orientale, sans parler de l'Afrique, précipitée presque directement du paléolithique dans l'âge moderne.

«Décomposition» peut se prendre en deux sens. Si l'on est pessimiste, on l'entendra comme un pourrissement et l'on se mettra à déplorer les mondes perdus ou en voie de l'être. Si l'on est optimiste, on s'attachera à l'étymologie du mot et l'on comprendra que le procès porte sur les

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14 Introduction

ensembles, et non sur leurs éléments. Ce que les civilisations et les cultures ont produit jusqu'ici en matière politique, économique, religieuse, éthique, ludique, érotique ... , toutes ces inventions sont un acquis pour l'humanité. Mais, alors que ces cultures et ces civilisations se concentrent sur leurs propres inventions et les organisent tant bien que mal en ensembles plus ou moins cohérents, leurs productions sont dès lors mises à la disposi­tion de l'humanité, à charge pour elle de les organiser en ensembles inédits et d'ajouter des inventions toujours nouvelles au stock déjà engrangé. Autrement dit, la matrice moderne des possibles abolit les anciennes matrices, mais elle hérite de leurs possibles et se réserve d'en pro­duire de nouveaux.

Si l'on ne se veut ni optimiste ni pessimiste, mais observateur froid, il faut commencer par refuser toute prédiction, dans la conviction que l'avenir est toujours infiniment plus riche et plus surprenant que l'on n'en peut prendre la mesure aujourd'hui. Il faut, ensuite, si l'on veut tester la validité de l'hypothèse et la plausibilité de la vision, se livrer à un exercice intellectuel délicat. Il consiste à analyser la matière historique en tant que fluente, c'est-à-dire non pas dans ses compo­santes figées, mais dans ses flux et ses procès. En fait, ce sont les mêmes objets, mais saisis sous deux points de vue distincts, à la manière dont un pho­ton est aussi bien un corpuscule qu'une onde, selon les points de vue. L'histoire comme flux

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Introduction 15

exige que l'on saisisse le passé en tant qu'il conduit au présent et le présent en tant qu'il est porteur d'avenir. C'est l'histoire perçue plutôt par Marx que par Weber, le capitalisme traité dans la perspective du Capital plutôt que dans celle de 1 'Éthique protestante.

Pour réussir l'exercice, ou éviter de trop échouer, il faut construire un point de vue ferme, c'est-à-dire une théorie, en l'occurrence de la modernité. On peut bâtir une théorie de la modernité en partant de ses expressions centrales et en en proposant une interprétation aussi exhaustive que possible. Si l'on définit, ainsi qu'il faut le faire, la modernité comme cette plage de temps qui se développe entre le tournant du XVIe

au XVIIe siècle et cette fin de xxe siècle, on peut isoler quatre ou cinq phénomènes majeurs qui sont ses expressions les plus marquées. L'un est politique, c'est la «démocratisation». Un deuxième est religieux, on peut l'appeler la «sécularisation». Un troisième est économique, on le désigne par les mots de « capitalisme », d'« industrialisation», de «développement». Un quatrième est plus difficile à désigner, car il est à la fois psychique et éthique. Nommons-le l'« indi­viduation » et entendons par là la promotion de l'individu idiosyncrasique au rang d'acteur ultime et fondateur des affaires humaines. Nous retien­drons un cinquième et dernier phénomène majeur, la naissance, le développement et l'épa­nouissement de la science et des sciences, et, plus

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16 Introduction

généralement, une rationalisation croissante des activités humaines.

j'ai, dès longtemps, plaidé dans différents tra­vaux que le phénomène central et décisif de la modernité était politique, et que tous les autres, sans en être le moindrement des expressions secondaires et subordonnées, supposaient la démocratisation non pas comme leur cause, mais comme leur condition fondamentale de possibi­lité. Il n'en demeure pas moins vrai que l'écono­mie propose un phénomène d'autant plus massif et visible qu'elle occupe, dans les préoccupations de cette seconde moitié du xxe siècle, une place qu'elle n'avait jamais occupée nulle part ni en aucun temps. Cette importance de l'économique aujourd'hui est, en soi, un symptôme historique décisif, qui devrait, si nous réussissons à en repé­rer l'étiologie, nous permettre d'asseoir notre hypothèse sur un fondement solide.

En un mot, il m'a paru opportun et convenable de chercher à vérifier le sentiment que l'humanité effectue présentement une navigation entre deux phases et deux mondes, en examinant à frais nou­veaux la nature du capitalisme, les expressions de cette nature, son enracinement dans des données culturelles et politiques européennes, ses capacités d'universalisation, l'actualisation de ces capacités et les conséquences putatives de l'actualisation pour l'humanité.

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PREMIÈRE PARTIE

LE CAPITALISME COMME PROBLÈME HISTORIQUE

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I

POSITION DE LA MODERNITÉ

Pour espérer réussir à préciser la place du capi­talisme dans l'histoire de l'espèce - puisque notre hypothèse initiale pose que la modernité et ses éléments centraux, quoique nés d'une histoire locale, ont valeur universelle -, il faut commen­cer par fixer sa place dans la modernité. À son tour, à la manière dont s'emboîtent des poupées russes, il faut définir la modernité elle-même dans ses traits essentiels.

Le mot lui-même semble avoir été inventé par Chateaubriand : il est repéré dans les Mémoires d'outre-tombe. Mais la racine du mot et ses avatars successifs ont une histoire très longue, qui remonte au bas latin du VIe siècle, qui a tiré de modo («il y a un instant», «récemment») moder­nus, pour désigner un temps auquel appartient celui qui parle ou, plus largement, une époque assez récente pour conserver quelque lien avec lui. Le mot multiplie ses surgeons-« moderniste», « moderniser », « se moderniser », « modernisa­tion », « modernisme » - dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et au long du XIXe siècle.

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Ne cherchons pas à tirer davantage de la séman­tique du mot. Il nous suffit de noter que, entre 1750 et 1850, ceux qui étaient capables de trans­former en conscience les mouvements de la matière historique ont eu le sentiment qu'émer­geait un segment nouveau de l'histoire humaine, un segment dont ils faisaient eux-mêmes partie et par rapport auquel se disposaient spontanément tous les autres segments, et même tous les aspects de l'aventure humaine. En effet, et c'est un des aspects les plus remarquables du phénomène, de la seule perception de 1 'émergence de quelque chose de tout nouveau sont nées des théories spontanées de cette nouveauté.

«Théorie», au demeurant, est un bien grand mot, pour désigner une prise de conscience plus ou moins vague, et distribuée surtout en notations multiples qui ne font pas système. Sans chercher à faire l'histoire de l'émergence spontanée de la modernité dans les consciences des contempo­rains, et en s'en tenant à quelques symptômes révélateurs piqués un peu au hasard, on peut les ranger en trois ou quatre classes, au moins pour la èommodité de l'exposé. Une première classe de perceptions/symptômes est immédiatement idéo­logique, au sens où la modernité ne laisse pas indifférent. Les usages des mots mêmes formés sur «moderne» sont soit péjoratifs soit laudatifs. Pour les uns, la modernité est l'entrée dans une phase de progrès indéfinis, alors que, pour les autres, elle signale une décadence, réversible ou non.

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Cette dualité de sentiments et sa transcription à peu près irrésistible en positions idéologiques contradictoires marquent aujourd'hui encore les perceptions spontanées du monde dans lequel nous vivons. Il faut s'imposer à soi-même un effort violent, pour réussir - mais la réussite n'est jamais complète ni durable - à analyser l'âge moderne avec la froideur distanciée que l'on peut conserver à l'égard de tout autre objet historique. Cette propriété de la modernité qui consiste à susciter toutes les nuances possibles de l'approba­tion ou de la défiance m'apparaît comme le symp­tôme le plus révélateur peut-être de ce que je tiens pour sa position historique centrale, à savoir son rôle de commutateur entre une matrice de pos­sibles qu'elle détruit et une matrice de possibles qu'elle installe. Selon que l'on est sensible à ce qui disparaît ou à ce qui émerge, les réactions sont soit hostiles, soit indulgentes, soit enthousiastes.

Une deuxième classe de perceptions pourrait rassembler tous les diagnostics portés spontané­ment sur le contenu même de la modernité. Selon les pays, les périodes, les appartenances sociales, les individus, et selon les événements, l'accent a été mis sur différents objets, qui apparaissaient comme nouveaux ou comme des nouveautés affectant des objets anciens. Les uns- davantage sur le continent, et en France, qu'en Angleterre; qui avait vécu sa modernisation politique entre 1688 et 1714- étaient sensibles à la démocratisa­tion. Certains l'entendaient comme un phéno-

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mène étroitement institutionnel et réagissaient à la participation croissante d'une fraction crois­sante de la population aux affaires publiques par la mise en place de régimes parlementaires et la marche au suffrage universel. D'autres étaient davantage frappés par l'effacement des distinc­tions légales d'état et de rang, et par la diffusion de l'esprit d'égalité.

D'autres encore étaient plus attentifs à l'essor massif des sciences et des techniques, la plupart, d'ailleurs, moins aux aspects cognitifs fondamen­taux du phénomène qu'à ses dérivations pra­tiques. Ailleurs, on insistait sur les développe­ments économiques, sur l'industrialisation, sur le capitalisme, sur l'exode rural et l'urbanisation, sur le bouleversement des genres de vie et des condi­tions sociales. Dans d'autres cercles encore, on soulignait l'émergence ou la consolidation des nations, sans trop bien savoir ce qu'est une nation, sinon qu'il s'agit d'une manière nouvelle et origi­nale de vivre « en société », une manière qui s'exprime aussi en sentiments nationaux, voire dans le nationalisme.

Certains observateurs identifiaient dans la modernité deux phénomènes liés : d'un côté, la montée de l'individualisme et, de l'autre, la disso­lution des communautés et des solidarités tradi­tionnelles. Ceux qui étaient capables d'élargir leurs horizons constataient une ouverture de l'Europe sur la planète entière et escomptaient une unification du genre humain par la conver-

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sion de la planète entière à l'Europe. Les plus nombreux, peut-être, étaient ceux que frappaient les altérations que SlJbissaient le sentiment reli­gieux, la place des Eglises chrétiennes dans les préoccupations publiques et privées, la position de la religion dans les conceptions de 1 'univers, de la société et de l'homme.

Tous ces contenus de la modernité pouvaient être perçus selon les deux modes du rejet ou de l'accord. Deux autres contenus étaient perçus de manière plus unilatérale. Beaucoup étaient atter­rés par la multiplication, réelle ou imaginaire peu importe, de traits pathologiques ou diagnostiqués comme tels : le crime, le suicide, la prostitution, l'alcoolisme, la misère, la clochardisation, la prolé­tarisation, les bas-fonds, les maladies mentales, l'immoralité. Ce sont des développements que l'on ne saurait approuver, mais que l'on peut interpréter soit comme les manifestations d'une corruption irrésistible soit comme une incitation à un sursaut et à un salut social. De même, la mon­tée de l'esprit de système et la multiplication des idéologies et des « -ismes » - que l'on peut défi­nir comme des formules pour assurer le bonheur des gens sans leur demander leur avis et sans rattacher ce bonheur à une quelconque béatitude dans l'au-delà - pouvaient difficilement être approuvées, soit que l'on gardât raison soit que l'on succombât à une idéologie, attitude dont le propre est d'être fanatiquement monopoliste. Mais on pouvait, ici aussi, avoir le sentiment de la décadence ou l'espoir d'un salut imminent.

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La perception spontanée de la modernité a pro­duit encore une troisième classe de phénomènes, la dernière que nous retiendrons. Psychiquement et logiquement, il est impossible de poser du « nouveau » et du « moderne » sans les opposer à de l'« ancien» et à du «non-moderne». Sponta­nément, le temps et l'espace reçoivent des déter­minations particulières. Du point de vue de l'Europe moderne, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, plusieurs faire-valoir ou repoussoirs étaient disponibles. L'un était, évidemment, le monde dont on avait le sentiment de sortir, qu'on le quittât avec regret ou avec soulagement. On peut convenir d'appeler« traditionnel» ce monde ancien, terme qui a fini par s'imposer, sans que l'on s'interrogeât trop avant sur ce qu'était, au fond, une tradition. On pouvait aussi mettre la modernité en contraste avec les mondes que l'expansion européenne avait rencontrés depuis le XVIe siècle. Ils se répartissaient manifestement en deux ensembles distincts. Les Indiens d'Amérique et les Noirs d'Afrique en composaient un, si éloi­gné de l'Europe à tous égards qu'il méritait le qualificatif de « primitif». Le second ensemble retenait des peuples à la fois non primitifs, non européens et non modernes, soit contemporains soit anciens : les Égyptiens, les Mésopotamiens, l'Inde, la Chine, le Japon, le Moyen-Orient musul­man ... On les nommait « Orientaux », et on incli­nait à les ranger dans la tradition, mais, comme il s'agissait de traditions à l'évidence différentes, ne

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serait-ce que parce qu'elles n'ont pas, comme la tradition. européenne, conduit à la modernité, le statut de ces« Orientaux» pouvait osciller entre la parenté avec l'Europe ancienne et l'étrangeté plus ou moins radicale par rapport à elle.

Ainsi, spontanément, le « sentiment de moder­nité» a imposé une vision ternaire de l'aventure humaine, qui dure encore aujourd'hui et qui par­tage l'espèce en primitifs, en traditionnels et en modernes, avec une incertitude sur le contenu réel de la classe des traditionnels, selon que l'on creusait ou comblait le fossé entre Européens et Orientaux. On peut préciser un peu plus encore la manière dont, spontanément toujours, sans chercher à fonder en raison ces perceptions de l'histoire et de la civilisation, les Européens perce­vaient les étapes qu'ils avaient dû parcourir pour en arriver à être modernes. En s'en tenant aux lignes de faîte, l'instruction distillée dans les col­lèges ne pouvait manquer de suggérer un partage de nouveau ternaire de l'histoire européenne. L'Antiquité gréco-romaine était une première étape, où l'essentiel avait été inventé et mis en place. Le Moyen Âge était une deuxième étape, tenue généralement pour malheureuse, sauf par ceux qui voyaient dans la modernité une catas­trophe ou, du moins, un affaissement. La troi­sième étape avait commencé en Italie quelque part au cours du XIV siècle, en opérant un retour à l'Antiquité par-dessus le Moyen Âge. Cette Renaissance italienne avait gagné toute l'Europe

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aux xve et XVIe siècles, et, à travers des développe­ments organiques successifs, la Réforme, la science, la philosophie, entre autres, avait fini par s'épanouir en modernité.

Au total, de la seule perception de la modernité comme de l'émergence d'une nouveauté radicale, un tableau complet de l'aventure humaine se met­tait en place, plus ou moins cohérent et complet, et très plausible, qu'on le regardât avec faveur ou avec dégoût. On peut plaider que la sociologie est née au XIXe siècle, pour fonder en raison ce tableau. Je ne prétends pas que le tableau ait été peint d'abord et que, ensuite, des savants se soient mis au travail, pour en proposer une explication rationnelle. En fait, les savants eux-mêmes et ceux qui avaient quelque prétention à la science, ont contribué à son dessin, en même temps que des idéologues et des gens de culture. Mieu.x encore, chaque contributeur a été à la fois chacun de ces personnages, mais plus ou moins l'un ou l'autre, et tout est dans ce plus ou moins. Cette hypothèse pourrait expliquer que la sociologie n'ait jamais réussi à se dépouiller de toute charge idéologique, sauf à verser dans le comptage et la description.

Quelque chose comme une sociologie ne pou­vait pas ne pas naître. En effet, dans la première moitié du XIXe siècle, il est devenu impossible de ne pas se rendre compte que la modernité est advenue. Les témoignages et les preuves se multi­plient de toutes parts et dans tous les domaines, concentrés et exemplifiés par la Révolution fran-

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çaise et ses séquelles, en France et dans toute l'Europe. Dans une civilisation qui développe depuis deux siècles, avec le plus grand succès, la connaissance rationnelle scientifique, en l'appli­quant au règne physique, il est inévitable que l'on songe à en appliquer les recettes au règne humain.

Mon propos n'est pas d'esquisser une histoire raisonnée de la sociologie, mais de préciser le lieu où je me situe, pour tenter de saisir la place et le rôle du capitalisme dans la modernité. Il faut, à chaque fois, décliner son identité scientifique, parce que la tentative de construire une science de la modernité et, par amplification, du social en général, a éclaté en nombreuses écoles, si nom­breuses et si divergentes que les sciences sociales rappellent mieux les efflorescences philoso­phiques et religieuses que l'arbre des sciences de l'inerte. Cet éclatement était inévitable pour deux raisons, dont l'une peut être tenue pour cir­constancielle. Cette raison épisodique était la charge d'idéologie que ne pouvait pas ne pas rece­ler toute perception de la modernité, du simple fait que sa nouveauté même forçait chacun à se prononcer pour ou contre le phénomène, selon ses croyances, ses inclinations et ses affinités. En cette fin de xxe siècle, l'émergence a suffisamment progressé et commence assez à révéler qu'elle est, comme toutes les matrices de possibles, grosse de tous les contraires, pour que 1' on puisse se résoudre sans trop d'effort à la considérer froide-

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ment comme un ensemble neutre de pro­grammes, qui tourneront bien ou mal, plus ou moins, selon ce que les acteurs historiques seront amenés à actualiser.

La raison de fond de l'éclatement des sciences sociales, toujours aussi irréductible, tient à la mas­sivité et à la complexité de l'objet à étudier. Il suffira à notre propos de relever une difficulté cruciale opposée par ces deux caractères de l'objet. Contrairement aux sciences de la nature inerte et, moindrement, du vivant, les sciences de l'humain peuvent difficilement suivre le conseil cartésien d'avoir à résoudre les problèmes complexes, en commençant par les décomposer en leurs éléments ultimes. Il est très difficile, et même impossible, de décomposer les affaires humaines en segments discrets, et ces segments en éléments ultimes, parce que tout se tient, dans les productions humaines. Affronté à un objet comme la modernité, il est vain de chercher à le saisir en le décomposant, parce qu'on n'a jamais fini de le décomposer et que, à force de le décomposer, on perd la possibilité de jamais le recomposer. Les statistiques sociales du XIXe siècle, héritières d'une longue tradition caméraliste qui remonte à la Renaissance italienne et qui a été entretenue par les monarchies bureaucratiques des XVIIe et XVIIIe siècles, en administrent la preuve. Ce n'est pas en multipliant à l'infini les statistiques et les descriptions, même vraies, des différents aspects disjoints de l'âge moderne que l'on fait

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avancer en quoi que ce soit l'analyse scientifique de l'âge moderne: au mieux, on précise davan­tage ce qu'il faut expliquer. La situation ne s'est pas améliorée aujourd'hui, où l'influence améri­caine, depuis 1945, a identifié, pratiquement, la sociologie avec sa composante caméraliste et sociographique, et l'a réduite à l'insignifiance, sinon pour conseiller le prince.

En partant de considérations de ce genre, il serait très possible de proposer une histoire rai­sonnée des théories sociologiques sur deux siècles à peu près. Notre propos sera plus modeste, en se contentant d'une classification rudimentaire des principales visions de la modernité, pour tâcher de savoir si, d'aventure, il ne resterait pas une case à explorer, à la fois disponible et prometteuse. Un premier rangement s'impose, entre les visions à dominante idéologique et les visions à ambition ou à prétention scientifique. Les visions idéolo­giques partent d'un diagnostic et d'une étiologie, pour se donner les moyens soit de proposer une thérapeutique, soit de prédire des développe­ments futurs. Conformément à la nature de l'idéo­logie, ces visions se rangent en pessimistes et en optimistes.

Dans les visions pessimistes, ou péjoratives, la modernité est perçue comme une catastrophe, une décadence, une corruption ou une perver­sion. Les unes contrastent la modernité avec la tradition européenne, à laquelle il conviendrait de revenir. Ainsi pensent les contre-révolutionnaires

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et les réactionnaires, comme Jose ph de Maistre et Louis de Bonald, qui identifient tradition euro­péenne et non pas même christianisme, mais catholicisme. Une autre variante, qui confondrait la tradition avec le «classicisme», en apposant cette étiquette à un ensemble culturel incluant l'Antiquité gréco-romaine et l'Europe chrétienne, n'apparaît pas dans la première moitié du XIXe siècle, où tout se met en place, probablement parce que l'Antiquité païenne, relayée par la Renaissance, a été annexée à leur camp par les visions idéologiques optimistes.

D'autres pessimistes mettent la modernité en contradiction avec le monde primitif. Dans ce camp, la modernité est interprétée comme une outrance de la civilisation, de toute façon corrup­trice de la nature. Cette vision peut se réclamer de Rousseau. On la trouve dans certains courants romantiques, dans certaines variétés de socialisme utopique, dans l'anarchisme, plus tard dans cer­taines dérivations réactionnaires et fascistes, et aujourd'hui dans des accents de l' écologisme mili­tant. On peut plaider que toutes ces visions et tous ces mouvements « primitivistes » sont des trans­criptions modernes d'un des courants idéolo­giques les plus profonds et les plus constants de ce que j'ai appelé la phase néolithique des histoires humaines : ce courant signale la perpétuation d'une sorte de nostalgie du paléolithique.

Les visions approbatrices et optimistes sont mieux connues et plus faciles à repérer. Elles déve-

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loppent les convictions et les illusions des Lumières, et voient dans la modernité l'accomplis­sement triomphal de la Science, du Progrès, du Bonheur, de la Liberté, de la Justice ... D'une manière générale, cette vision idéologique appose des majuscules à tel ou tel aspect de l'âge moderne, en l'isolant de son contexte et en l'« absolutisant ». C'est un procès intellectuel hérétique, au sens propre du terme, parce que toute hérésie consiste par nature à ne retenir qu'un élément dans un ensemble et à le dévelop­per si unilatéralement qu'il finit par conduire hors de l'ensemble. Le foyer ultime de toutes ces héré­sies modernistes est probablement la croyance dans la possibilité du triomphe de l'homme sur Dieu et sur la nature, c'est-à-dire de la déification de l'homme.

D'autres visions se rattachent à un schème men­tal très antique et universel, en plaçant la moder­nité en position basse entre deux positions hautes : la modernité est une épreuve détestable succédant à une phase d'équilibre, mais une épreuve qui peut et doit être surmontée, et conduire à une nouvelle phase d'équilibre. De Comte à Durkheim, tout un courant se nourrit ainsi d'une vision en trois temps, où l'individua­lisme anomique moderne a succédé aux commu­nautés traditionnelles et conduira à une nouvelle sociabilité. Un autre courant, thématisé par Marx, propose la succession du communisme primitif, du capitalisme moderne - précédé d'autres phases damnables - et du communisme final.

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Toutes ces visions idéologiques ne concernent pas la science, sinon comme objets d'études. Une seconde classe retient les visions scientifiques, qui proposent une explication cohérente et plausible de la modernité ou, du moins, s'efforcent de le faire. Une première sous-classe pourrait regrou­per les théories exogènes, celles qui pensent pouvoir isoler une « force » ou un « mouvement» qui entraîne les sociétés humaines et dont la moder­nité serait une étape ou un stade. Certaines théo­ries exogènes sont évolutionnistes, qui ont large­ment dominé dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les plus marquantes sont celles avan­cées par Auguste Comte, avec ses âges théolo­gique, métaphysique et positif, et par Herbert Spencer, avec son idée d'une évolution irrésistible du simple au complexe et de l'indifférencié au différencié. D'autres théories exogènes sont cycliques. La plus célèbre est probablement celle d'Oswald Spengler, pour qui la modernité est un moment inévitable dans l'évolution de la civilisa­tion occidentale, un moment qui a son analogue dans toutes les civilisations, parce qu'il est de la nature d'une civilisation de naître, de croître, de décliner et de périr. La modernité, dans cette conception, est le moment du déclin.

Les théories les plus sérieuses ont été avancées par quelques auteurs, considérés comme les pères fondateurs de la sociologie. Je les qualifierai de théories endogènes, en ce que, saisies dans leur hypo­thèse théorique fondatrice, elles consistent à isoler

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un aspect de la modernité, à en faire son élément dynamique et à expliquer tous les autres aspects à la lumière de ce centre focal. Il suffira, je pense, de rappeler que, pour Tocqueville, tout s'expli­querait par la démocratie, entendue comme un mouvement irrésistible vers l'égalité des condi­tions ; que, selon Marx, la clef devait être cherchée et trouvée dans 1' économie et les techniques de production ; que Durkheim voyait le nœud de la modernité dans la solidarité organique, c'est-à­dire dans la nation et dans le renouvellement qu'elle impose aux rapports entre individu et société ; que, d'après Weber, tout devait être rap­porté à un gigantesque procès de «rationalisa­tion», par quoi il entendait, selon les apparences, un mouvement tendant à identifier asymptotique­ment toutes les activités humaines à leur rationa­lité intrinsèque.

Pareto fait bande à part, peut-être parce qu'il était moins obsédé par la modernité, et certaine­ment parce que son ambition portait sur la construction d'une théorie générale de l'aventure humaine, une théorie assise sur une vision en termes d'équilibre ou de déséquilibre de forces contraires, où l'âge moderne ne se distingue pas par des traits exclusifs.

Si l'on s'intéresse à la modernité en tant qu'économique et capitaliste, et que l'on veuille partir des pères fondateurs pour en trouver l'explication, les deux seuls à proposer des pistes de recherche sont Karl Marx et Max Weber. Les

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pistes tournent court très vite, si on précise l'inter­rogation en la faisant porter sur les raisons qui pourraient expliquer pourquoi le capitalisme et l'économie modernes sont nés en Europe entre 1750 et 1850, et non pas en Chine sous les Song, au Japon sous les Tokugawa, ou en Inde sous les Moghols. La piste marxienne s'arrête presque aus­sitôt, parce que, en ramenant tout à l'économique comme à une dernière instance, Marx s'enfermait dans une tautologie lui interdisant de trouver une explication quelconque du passage d'un «mode de production » à un autre. La piste wébérienne, qui explorait la dépendance de l'économique par rapport au religieux et du capitalisme par rapport à certaines prémisses théologiques calvinistes, était si piquante qu'elle a tourné la tête à des généra­tions de philosophes et de sociologues. Quant aux historiens, ils ont dès longtemps ruiné la thèse, en en montrant la fragilité et l'inconsistance 1•

Si l'on peut, aujourd'hui, tenir la piste wébé­rienne pour une impasse, la position méthodolo­gique qui la fonde reste solide et, à dire le vrai, la seule possible. Saisie dans sa formulation la plus générale, elle pose que l'on ne peut expliquer le Même par le Même, mais qu'il faut chercher à l'expliquer par l'Autre. On ne peut pas expliquer une mutation de l'économique par de l' écono­mique, comme a cherché à faire Marx, parce qu'un élément d'un système ne peut pas fonder le

1. La théorie wébérienne sera examinée dans la IVe partie, chap. IV ( t. Il, pp. 78 sqq.).

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système. Il faut chercher à expliquer les mouve­ments de l'économique par un facteur non écono­mique, il faut tenter de fonder un système sur un élément extérieur au système. Weber a choisi le religieux comme facteur extérieur de l'écono­mique, ce qui l'a conduit aux merveilleuses ana­lyses de sociologie religieuse des Aufsiitze zur Reli­gionssoziologie, mais où l'on serait bien en peine pour trouver une théorie vérifiée de l'émergence de l'économie moderne.

J'ai proposé, il y a plus de vingt-cinq ans, d'iden­tifier le non-économique décisif pour la moder­nité économique avec le politique. L'hypothèse n'était pas inédite; elle se trouvait déjà dans De l'esprit des lois 1• Au demeurant, on peut considérer Montesquieu comme le vrai fondateur de la socio­logie ou, mieux, comme l'initiateur d'une sociolo­gie virtuelle, plus juste et plus féconde parce qu'elle communique en permanence avec la phi­losophie et l'histoire. Ce Montesquieu philosophe­sociologue-historien me paraît avoir retrouvé l'ins­piration authentique d'un autre historien-socio­logue-philosophe, Aristote, celui de la Politique, de la Rhétorique, de l'Éthique à Nicomaque et de La Constitution d'Athènes, notamment.

j'aimerais, aujourd'hui, reprendre l'hypothèse à frais nouveaux, en essayant de démontrer que le capitalisme est la transcription dans l'ordre écono­mique d'un principe qui, transcrit dans l'ordre

1. Voir ci-dessous, chap. v, pp. 117 sqq.

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politique, s'appelle la démocratie, et que ce sont les mouvements du politique qui déterminent ceux de l'économique. Je pense pouvoir montrer que cette hypothèse théorique rend compte de manière raisonnablement satisfaisante des grandes articulations de l'histoire économique jusqu'à ses développements actuels. J'ai aussi la conviction que l'hypothèse donne la clef de la modernité, de sa nature et de sa signification pour l'aventure humaine.

Il ne sera sans doute pas inutile de circonscrire la modernité dans l'espace et dans le temps. Ces délimitations retiennent toujours une part d'arbi­traire, car les histoires humaines ne se succèdent pas en blocs discrets. Les incertitudes pèsent moins sur les limites spatiales que sur les débuts temporels. La zone nucléaire de la modernité est, comme toujours, remarquablement étroite. Elle se réduit à l'Europe du Nord-Ouest, par quoi il faut entendre une aire incluant l'Angleterre, les Pays­Bas tels qu'au XVIe siècle, la France du Nord, la vallée du Rhin, la Suisse, l'Italie du Nord, pour l'essentiel. Une zone d'expansion immédiate a reçu très vite et sans obstacles particuliers les nou­veautés venues de la zone nucléaire. Elle couvre toute l'Europe occidentale, centrale et nordique. À mesure que l'on progresse vers l'est et en cer­taines zones méridionales, comme l'Italie du Sud et la Sicile, l'Andalousie et l'Alentejo, les frotte­ments augmentent, qui font obstacle à la moderni­sation, ou du moins la retardent. On peut ratta-

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cher à la zone nucléaire et à sa couronne immédiate une zone d'exportation plus ou moins différée, où la modernité a été transportée telle quelle, introduite et développée par des colons européens. Il s'agit des territoires de peuplement qui sont devenus les États-Unis, le Canada, cer­taines poches dans l'Amérique latine, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, des zones plus ou moins loca­lisées en Mrique du Sud.

La modernité est, à n'en pas douter, un phéno­mène européen en son principe et dans ses pre­miers développements. Mais elle n'est pas restée confinée à l'Europe. Elle a touché des zones de plus en plus exotiques, à commencer par le Japon, l'exemple le plus frappant de modernisation quasi instantanée. D'autres aires culturelles, au contraire, se sont montrées tout aussi remarqua­blement réfractaires à la modernité, la Chine par exemple et encore bien plus la Russie, malgré des tentatives renouvelées et des efforts inhumains pour y parvenir. L'Inde, semble-t-il, occupe une position intermédiaire, un peu comme l'Amé­rique latine, en mêlant le moderne et le non­moderne.

La délimitation temporelle est plus délicate, du moins du côté du passé, car vers le présent il saute aux yeux que la modernisation est encore en cours partout dans le monde. On serait tenté de désigner comme phase d'émergence décisive la période qui court de 1750 à 1850, n'était que rien de bien nouveau, et encore moins d'inédit, ne se

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fait remarquer aux alentours de la première date, dans aucun domaine des activités humaines. Il s'agit bien plutôt d'une phase d'accélération et de mise en forme de phénomènes qui ont tous leurs premiers développements au long du XVIIe siècle. j'incline à placer les débuts de la modernité vers 1600, au lendemain des grandes convulsions reli­gieuses qui ont secoué la fin du Moyen Âge. Mais, nous aurons l'occasion de le constater à maintes reprises, le XVIIe siècle, et encore moins la date ronde de 1600, n'a rien d'une rupture. Nous plai­derons plutôt que s'actualisent alors des possibles qui se sont mis en place à partir du XIe siècle. En fait, la période d'incubation décisive paraît plutôt aller du VIe au xe siècle. Un bon point de départ, pour qui veut prendre une vue complète et fon­dée de l'histoire européenne, pourrait être l'effondrement de l'Empire romain latin à la fin du ve siècle. Nous n'hésiterons pas à remonter bien plus haut, à l'occasion, car, dans les histoires humaines, les permanences sont aussi remar­quables que les ruptures.

Un mot sur la notion de« postmoderne »,qui a eu tendance à se répandre depuis une ou deux décennies. Elle me paraît inutile, ou dangereuse par sa charge idéologique possible. Nous vivons en ce moment même, et depuis une vingtaine d'années, la phase la plus décisive de l'histoire humaine - c'est en tout cas l'hypothèse avancée et plaidée dans cet essai. Mais ce n'est pas une phase qui fasse sortir de la modernité ; c'est, bien

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au contraire, son aboutissement logique. Ce n'est pas une affaire de mots, mais de vision historique.

La postmodernité ne s'impose pas davantage comme notion utile et véridique, si on lui donne un contenu plus concret. On peut plaider que la technologie et l'économie vivent depuis quinze à vingt ans une mutation profonde, et peut-être même la plus importante de l'histoire du capita­lisme. Mais la mutation de l'informatique ne dif­fère pas en nature de celles que furent la vapeur, la sidérurgie, l'électricité, la chimie, le moteur à explosion. On est dans la continuité des liens étroits noués entre les sciences, les technologies et les économies. On peut encore plaider que 1989-1991 et l'effondrement du communisme sont des événements majeurs pour l'histoire de l'espèce elle-même. Mais ces événements n'ont pas fait entrer cette dernière dans une ère nouvelle; ils ont plutôt refermé une parenthèse monstrueuse ouverte en 1914 et renoué avec la continuité histo­rique de la modernisation. On peut, enfin, plaider que l'unification multilatérale de l'histoire humaine à l'échelle de la planète tout entière est peut-être le développement le plus important de l'histoire de l'espèce en cent mille ans, mais c'est l'aboutissement et l'accomplissement d'un déve­loppement commencé au xve siècle, et dont la modernisation s'est emparée comme de sa desti­nation la plus authentique.

« Postmoderne » est aussi dangereux idéologi­quement, car l'étiquette peut servir de couverture

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à un avatar de l'anticapitalisme et de l'antimoder­nité consistant à mettre dans un sac « moderne »

commun le capitalisme et l'économie planifiée, la démocratie occidentale et le totalitarisme, le libé­ralistne et le communisme, et à précipiter le sac dans les oubliettes de l'histoire, au nom d'on ne sait quelle solution utopique inédite. Le danger est double. Politiquement, des idéologies « post­modernes» peuvent donner lieu à de nouvelles tyrannies idéocratiques. Intellectuellement, des notions fausses brouillent la perception juste de la réalité.

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II

MODERNITÉ ET DÉMOCRATIE

Une théorie politique du capitalisme moderne, voilà, résumée à l'essentiel, notre ambition. Il faut commencer par préciser ce que l'on entend par «théorie». Nous prenons le mot au sens fort de vision cohérente et de construction intellectuelle dont les éléments sont logiquement reliés entre eux, vision assise sur une hypothèse dont la plausi­bilité est admise par le bon sens et dont il est possible de déduire des propositions vérifiables par la réalité historique, le tout conduisant à une explication de ce qui s'est passé à la fois vraisem­blable, conforme aux faits et susceptible de bénéfi­cier de développements cumulés, au besoin sous la forme de réfutations progressives.

Une théorie de cette sorte n'est pas une philo­sophie, qui chercherait plutôt à tirer de l'étude de la modernité des enseignements, afin de mieux comprendre la nature et la condition humaines. Ce n'est pas non plus une histoire, qui ferait le récit plus ou moins exhaustif mais toujours construit d'événements et de développements sai-

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sis dans leur singularité. Notre entreprise relève de ce que, faute de mieux, on pourrait appeler une « sociologie historique », à savoir une explica­tion rationnelle de l'événement: pourquoi quel­que chose s'est-il passé là et alors tel qu'on le constate ? Ce qui implique un corollaire : et pour­quoi pas autrement, ailleurs et à un autre moment?

Pour se réserver des chances de réussite, il faut se prémunir contre les erreurs commises dans le passé par certaines théories de la modernité et du capitalisme, auxquelles nous avons fait allusion dans le chapitre précédent. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une vision neutre, endogène, non réductionniste. Une vision neutre ne doit être ni pour ni contre la modernité ou le capitalisme. Cette neutralité n'est pas l'objectivité exigée du savant. Être objectif, c'est appliquer les mêmes procédures intellectuelles à tous les objets entrant dans la juridiction d'une science. Un politologue peut et doit appliquer mêmement les mêmes outils à la démocratie helvétique et aux Khmers rouges. Mais il manquerait son objet même en étant neutre et en ne marquant pas que la démo­cratie suisse est une approximation décente de ce que doivent être les fins et les moyens du poli­tique, alors que les Khmers rouges en signalent une des perversions les plus radicales connues.

Il faut être objectif envers la modernité et le capitalisme, cela va sans dire. Être neutre signifie tout autre chose. Il faut être neutre, parce que la

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réalité est elle-même neutre. Si notre hypothèse est exacte, que la modernité est une mutation dans la matrice des possibles, elle impose de consi­dérer que cette matrice contient le meilleur, le pire et le médiocre, comme toutes les matrices, et que, du point de vue du bonheur et de la béati­tude des hommes, les possibilités nouvelles réser­veront, comme faisaient les anciennes, autant de chances et de risques de succès, d'échec et de résultat mitigé, sauf aberrations temporaires. On peut exprimer le même sens de la neutralité en avançant qu'il serait probablement contradictoire de tenir une phase fondamentale de l'aventure humaine comme structurellement favorable ou défavorable aux expressions de la nature humaine - « contradictoire » parce que l'on ne voit pas comment la nature pourrait produire de la contre­nature ou de la surnature, sinon de manière tran­sitoire.

Notre théorie doit être endogène, pour éviter l'évolutionnisme et la tautologie. On n'évite pas la tautologie, si l'on se confie à une théorie qui persuade que les événements ne pouvaient pas ne pas se dérouler comme ils l'ont fait, parce qu'ils sont l'actualisation nécessaire d'un programme défini au départ. Notre théorie doit être une his­toire, elle doit porter sur une matière historique qui incorpore du contingent. Parvenus au terme de notre enquête, nous devrions avoir le senti­ment conjoint que tout aurait pu être différent ou que même il aurait pu ne se rien passer, et que ce

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qui est advenu est intelligible et susceptible de recevoir une explication rétrospective. Une théo­rie endogène, avons-nous suggéré, explique le Même par l'Autre. C'est l'enseignement décisif que je crois pouvoir tirer d'Aristote, de Montes­quieu et de Weber. Le Même est, ici, le capitalisme et la modernité, et l'Autre, la démocratie. Aussi bien l'hypothèse fondatrice de la théorie peut-elle s'énoncer ainsi : la modernisation est un gigan­tesque procès de démocratisation affectant depuis quatre siècles tous les aspects de la condition humaine, d'abord en Europe, puis tendancielle­ment dans le monde entier. Bien entendu, si l'on veut éviter que la théorie ne flotte dans le vide, il faut proposer une explication de la modernisation elle-même, trouver l'Autre de ce Même. j'essaierai de montrer que cet Autre a été la réunion contin­gente en Europe, entre le ~ et le XVIe ou le XVIIe siècle, de toutes les conditions de possibilité de la démocratisation politique, qui, par ricochets innombrables dans une matière historique résul­tant d'histoires très compliquées, a produit des conséquences multiformes que nous appelons la «modernité», dont des conséquences écono­miques que nous nommons « capitalisme ».

Pour souligner le caractère non réductionniste de cette théorie neutre et endogène, on peut exprimer la même hypothèse dans les proposi­tions suivantes :

- des histoires développées sur environ cinq mille ans ont accumulé sur plusieurs aires cultu-

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relies - l'Europe, le Moyen-Orient, l'Inde, la Chine et leurs dépendances - des matières histo­riques variées ;

- en Europe, certains aspects de cette matière historique ont acquis, un peu par hasard, une configuration telle que des développements poli­tiques déterminés ont pu se déclencher spontané­ment;

- ces développements politiques ont provo­qué, en raison de la place centrale que le politique occupe dans le dispositif humain, des réper­cussions directes et indirectes dans tous les domaines;

- un domaine où les répercussions ont été particulièrement spectaculaires et profondes a été et est encore l'économique ;

- la modernité est une étiquette pour désigner l'ensemble du procès.

Dès lors, notre route est tracée, en trois étapes : les origines du capitalisme, politiques puis écono­miques ; les expressions typiques du capitalisme ; la mondialisation du capitalisme. Mais, avant d'être autorisé à nous engager dans la première étape, il faut commencer par fonder la plausibilité de l'hypothèse théorique, en définissant le poli­tique et l'économique, et en démontrant les affini­tés électives entre démocratie et capitalisme.

Une voie directe, pour saisir la nature du poli­tique, consiste à en dresser la généalogie, en rete­nant des traits successifs de la nature et de la

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condition humaine 1• Le caractère décisif de la nature humaine est de n'être pas programmée, ce qui fait que les hommes ont à inventer leur nature en produisant des cultures. L'homme est un ani­mal virtuellement parlant, mais qui, pour parler actuellement, doit pratiquer une des innom­brables langues possibles, dont aucune n'est ins­crite dans aucun code génétique. On peut expri­mer la même idée en avançant que la nature humaine pose aux hommes des problèmes, dont les cultures sont autant de solutions inventées par les hommes. Aucune solution ne peut être inven­tée dans la solitude absolue. Il faut toujours se mettre au moins à deux, en fait à quelques dizaines, pour produire des cultures.

L'homme, étant problématique, est aussi social. Il l'est en trois sens distincts. Les hommes fondent des groupes capables d'agir comme des acteurs collectifs pour atteindre des fins propres au groupe, que ce soit un couple, une famille, une entreprise, un club, une Église, une université ... Ils forment aussi des réseaux, qui mettent en contact des individus et des groupes, une cour d'école, un quartier, une paroisse, un marché, une classe sociale... Ils créent aussi des morphologies, le

1. Je résume, en quelques lignes et pour les seuls besoins de la présente argumentation, de longs développements que l'on pour­ra trouver dans jean Baechler, Le Pouvoir pur, Paris, Calmann-Lévy, 1978, Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 1994, et Contrepoints et Commentaires, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

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ciment qui fait tenir ensemble les individus, les groupes et les réseaux, et qui a nom « tribu »,

« cité », «nation », «féodalité » •••

Cet animal problématique et social est aussi un animal conflictuel. Il est inévitable que les indivi­dus et les groupes ne tombent pas d'accord entre eux. D'abord, ils le doivent à leur animalité, qui les rend d'humeur agressive et querelleuse. Ensuite, la conjonction de la non-programmation et de la pluralité des solutions possibles- il y en a toujours au moins deux, une bonne et une mau­vaise - fonde la possibilité de faire des choix distincts et de tomber en désaccord. Enfin, il faut partager les biens rares par nature que sont le pouvoir, le prestige et la richesse, des biens qui ne peuvent pas ne pas devenir les objets des passions humaines : des conflits naissent immanquable­ment sur les parts distribuées. Or, un conflit est, de nature, un duel entre individus, entre groupes, entre individus et groupes. Dans un duel, chacun a intérêt, pour gagner, à jeter tous ses moyens dans le combat, ce qui le fait monter aux extrêmes de la lutte à mort. En effet, la non-programmation humaine prive les hommes de ce mécanisme de blocage de l'expression de la violence entre congénères que l'on trouve chez toutes les autres espèces animales. Ainsi se trouve posé aux hommes sociaux un problème proprement vital : comment vivre ensemble et inventer les cultures humaines, sans s'entre-tuer? Le politique est la solution de ce problème.

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Il faut éliminer une fausse piste qui explorerait les possibilités de résoudre le problème en étei­gnant définitivement les conflits, parce que c'est impossible et que l'homme en serait dénaturé. La bonne solution de principe consiste à laisser les conflits se développer jusqu'à leur conclusion, mais en trouvant le moyen qu'ils ne versent jamais dans la violence. Ce serait instaurer un état non pas de non-conflit, mais de non-violence, ce que l'on peut convenir d'appeler la «paix». On posera la question : à quelles conditions des indivi­dus et des groupes renonceraient-ils à recourir à la violence dans leurs conflits? On répondra: si, usant de violence, ils risquent une violence encore plus grande ; si les choix sont justes, dès mainte­nant ou à terme, après réforme ; si chacun estime avoir une part juste ou a l'espoir de voir corrigé un partage injuste. En un mot, la paix peut être obtenue par la justesse des choix et la justice des partages. Comme les hommes peuvent toujours refuser des choix et des partages même justes, il faut prévoir un recours à la violence contre ceux qui ne respectent pas la paix juste. Ainsi se trouve défini un groupe humain distinct, que l'on appel­lera une « politie ». Une politie est le groupe humain dont les membres visent la paix entre eux par la justesse et la justice, à l'intérieur duquel les tricheurs qui recourent à la violence et à la ruse sont punis, au-delà duquel les conflits peuvent toujours dégénérer en guerre.

Cette solution pose un nouveau problème :

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comment s'y prendre pour l'atteindre? On appel­lera « régime politique » l'ensemble des dispositifs et des procédures devant permettre l'instauration de la paix par la justesse et la justice. Deux régimes au moins sont possibles ; celui qui permet cette instauration et celui qui l'interdit, auxquels il convient d'ajouter tous ceux qui la contrarient sans l'empêcher. Le commutateur qui fait bas­culer du bon dans le mauvais régime est la vio­lence. La violence est un moyen d'imposer sa volonté à autrui, en le pliant à l'obéissance. Mais la rencontre d'une volonté et d'une obéissance définit un pouvoir et nous ouvre la possibilité de fonder les régimes politiques sur le concept de pouvoir.

On peut définir le « pouvoir » comme la capa­cité pour un acteur A d'obtenir ou d'empêcher qu'un acteur B accomplisse ou n'accomplisse pas une activité X. Cette définition isole, dans toute relation de pouvoir, quatre éléments, à la fois liés entre eux et indispensables, sous peine de voir la relation se dissoudre ou ne pas même se nouer : le moyen dont A dispose pour imposer sa volonté; l'obéissance de B et le ressort qui l'y incline ; sa désobéissance possible, car s'il ne pouvait désobéir on aurait affaire à la relation d'une volonté avec un outil ; la punition de B par A, incluse dans le moyen dont dispose ce dernier. Il est très remar­quable et digne des méditations les plus approfon­dies que ces quatre éléments peuvent connaître trois modes radicalement différents. Un premier

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mode conjoint la violence de A, la peur de B, la révolte de B, une lutte à mort entre A et B. Appe­lons « puissance » ce mode. Dans un deuxième mode, A est investi d'un charisme et d'un vicariat par un principe transcendant ; B reconnaît et le principe et le vicaire, et s'incline devant eux ; il peut cesser de le faire par dissentiment ; il est excommunié de la communauté des fidèles. Nom­mons « autorité » ce mode. Dans un troisième mode, A est jugé compétent par B pour les conduire ensemble vers un objectif commun ; ce calcul avisé de B peut l'amener à tricher, pour accroître encore ses gains; il est puni par l'exclu­sion de l'équipe. Désignons ce dernier mode par le mot «direction».

Des relations de pouvoir, selon l'un ou l'autre mode, apparaissent spontanément et irrésistible­ment dans tous les groupes et dans tous les réseaux humains. La politie, en particulier, les suscite dans leurs trois modes. La direction est présente, puisque les citoyens sont disposés à obéir pour obtenir la paix, la justesse et la justice. L'autorité est indispensable, dont les règles du jeu doivent, pour être respectées scrupuleusement, être investies. La puissance est exigée contre les ennemis extérieurs et contre les tricheurs inté­rieurs. Mais les modes du pouvoir sont d'une nature telle que chacun tire dans un sens contraire à celui des autres, ce qui fait que l'on ne saurait les maximiser en même temps. Cette contrainte nous conduit à définir un régime poli-

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tique comme une combinaison spécifique des modes du pouvoir, exercé dans le cadre d'une politie.

Cette définition nous fait aussi accéder à une typologie simple, cohérente et réaliste des régimes politiques. Selon que l'accent est mis sur l'un ou l'autre mode, trois régimes fondamentaux se des­sinent, dont chacun est le genre de plusieurs espèces. Comme on ne peut se dispenser d'utiliser des mots, et malgré les dangers de malentendus qui naissent de mots trop chargés d'histoire, cou­rons le risque d'appeler« démocratie», le régime assis sur la direction, « hiérocratie » le régime fondé sur l'autorité et « autocratie » le régime armé de la puissance.

Pour repérer aussi précisément et aussi pure­ment que possible les liens étroits qu'entre­tiennent le politique et l'économique, et pour nous réserver des chances d'expliquer la moder­nité capitaliste, nous avons besoin de cerner cha­cun de ces trois régimes d'un peu plus près, en ne relevant que ce qui a rapport à notre problème. La démocratie trouve son point d'ancrage dans la direction. Cette dominante impose qu'on y obéisse par intérêt bien entendu, ce qui lui confère un caractère foncièrement contractuel. Ce caractère apparaît d'abord dans la nature des groupes démocratiques. Ils sont fondés par des individus, pour atteindre ensemble certaines fins. Trois règles fondamentales s'appliquent à eux. Chaque individu est libre de ne pas entrer dans un groupe quel qu'il soit, du moment que le bilan des

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avantages et des inconvénients penche en ce sens. Chacun est libre de sortir d'un groupe, si un nouveau calcul conseille de le faire. Chacun est libre de solliciter son entrée dans n'importe quel groupe, mais personne n'a le droit d'entrer, car les entrants doivent pouvoir contribuer positive­ment à la réalisation des fins du groupe. En d'autres termes, toute entrée prend la forme d'une cooptation par les membres du groupe et se trouve soumise à certaines qualifications, définies par la ou les fins recherchées par le groupe.

Chaque groupe se forme pour atteindre une fin définie. Nous avons vu que la politie a pour fins la paix et la justice. On pourrait dire que la famille a pour fins, d'une part, la reproduction biologique de l'espèce et, d'autre part, de conduire les géné­rations successives à l'âge adulte, par l'éducation et par l'instruction, de manière à permettre à chacun d'assurer le moins mal possible ses rôles humains et sociaux. Nous essaierons de montrer que la fin de l'entreprise est de fournir aux indivi­dus et aux groupes des biens et des services de la meilleure qualité et au meilleur compte, de manière à satisfaire le mieux ou le moins mal possible leurs besoins et leurs désirs. Toutes ces fins - il en est bien d'autres, que prennent en charge les différents ordres d'activité humaine -sont objectives, en ce sens qu'elles sont tout à fait indépendantes, dans leur nature ou leur essence, des individus et des groupes qui les poursuivent. Cette objectivité les rend passibles d'un savoir

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rationnel, comme sont susceptibles de savoir rationnel les institutions des groupes. Par exemple, la paix et la justice peuvent être objets de science, autant que les régimes politiques et les institutions qui les actualisent, et aussi bien que les entreprises et la prospérité qu'elles poursuivent. C'est pourquoi, en démocratie, il faut concevoir de la manière suivante les rapports entre les fins et les groupes: des fins sont assignées à l'espèce et à ses représentants, politiques, religieuses, écono­miques, éthiques... La réalisation des fins repose sur la formation de groupes. Les individus fondent des groupes, y entrent et les animent, pour atteindre ensemble les fins. Les individus doivent conformer leur comportement à ce qui est impli­qué par les trois points précédents: les fins et les groupes définissent des devoirs d'état, auxquels les individus doivent être fidèles, sous peine d'échecs collectifs.

Un troisième caractère de la démocratie est tout à fait décisif, c'est la distinction du public et du privé. On peut la faire émerger par la déduction suivante : chaque acteur social, individus et groupes, poursuit des intérêts, dont le contenu objectif est défini par les fins et le contenu sub­jectif par les interprétations que les acteurs imposent aux fins. La distinction des deux points de vue peut justifier le changement de vocabu­laire, en passant des fins aux intérêts. Les intérêts des acteurs peuvent être différemment qualifiés. Un intérêt «singulier» est le but ou l'objectif

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d'une activité humaine appropriée à une fin : aller au cinéma, poursuivre des études, acheter un meuble, écrire un livre sur le capitalisme ... Un intérêt« particulier» est le rangement imposé par un acteur à ses intérêts singuliers, selon des consi­dérations d'urgence et/ ou d'importance. Comme les acteurs sont soit des individus soit des groupes, il ne sera pas inutile de préciser qu'un intérêt particulier peut être individuel ou collectif. Enfin, un intérêt est «commun», quand un intérêt sin­gulier figure dans l'intérêt particulier de chaque acteur compris dans un cercle donné. Ainsi, la paix et la justice sont l'intérêt commun de tous les membres d'une politie, parce que de la paix et de la justice dépend la réalisation de l'intérêt parti­culier de chaque citoyen. L'intérêt commun n'est pas l'intérêt « général ». Ce dernier est une super­cherie idéologique, qui invente un intérêt de la politie en tant que telle, conçue comme une entité indépendante des citoyens qui la composent, si bien que l'intérêt général de la politie pourrait entrer en contradiction avec les intérêts parti­culiers des citoyens, alors que l'intérêt commun est le gage et la condition des intérêts particuliers.

Au total, les intérêts communs sont définis par et réalisés dans la politie en tant que telle, alors que les intérêts particuliers le sont par les indivi­dus et par les groupes qu'ils fondent. Comment réaliser ces deux catégories d'intérêts? Tous les intérêts particuliers sont politiquement légitimes, tant qu'ils respectent les règles du jeu, dont la

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première est de ne pas recourir à la violence et à la ruse pour se réaliser. Ils sont infiniment diversi­fiés par les ambitions, les goûts, les opinions, les calculs. Ils sont contradictoires. Personne n'est en position de les trier et de les ranger, car ce ne serait qu'un intérêt particulier parmi d'autres. Comment faire? Tout simplement laisser tous les intérêts particuliers se rencontrer sur des mar­chés 1 soustraits à la violence et à la ruse, négocier les uns avec les autres et conduire peu à peu à des solutions et à des points d'équilibre instantanés, qui sont autant d'intérêts mayens.

Les intérêts communs ne peuvent être réalisés qu'en commun, car si on laisse chacun définir les règles du jeu et punir les tricheurs - à quoi se résument les intérêts communs, outre la sécurité envers l'extérieur-, il n'y a pas de règle du jeu et on donne à chacun un droit de vie et de mort sur chacun! Mais, en commun, les divergences d'opi­nion sont inévitables sur des matières difficiles et délicates dans leurs détails. Pour accroître encore les difficultés, toutes les opinions sont politique­ment légitimes. La seule solution est d'organiser un espace social où toutes les interprétations de l'intérêt commun puissent être présentées, défen­dues, débattues, de manière que les intéressés, c'est-à-dire les citoyens, puissent en choisir une, soit par un vote qualifié soit en se ralliant una­nimement à une interprétation.

1. Pour éliminer les résonances économistes du mot « mar­ché »,je propose un néologisme transparent et commode:« ago­rie"·

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On conviendra d'appeler «privé» ce segment de l'espace social peuplé par les intérêts parti­culiers, par les marchés ou agories et par les inté­rêts moyens, et «public» le segment occupé par l'intérêt commun, par sa définition dans des débats contradictoires et par les tentatives pour le réaliser.

Un quatrième et dernier caractère de la démo­cratie est plus facile à cerner. Dans tous les groupes en général, et dans la politie en parti­culier, des relations de pouvoir s'instaurent, parce que la réalisation des fins exige la coopération et la coordination. Toutes ces relations doivent repo­ser sur le ressort de l'obéissance démocratique. Ce ressort est un calcul, dont la substance peut être saisie en ces termes: en obéissant à tel ordre dans le cadre de ce groupe, j'augmente les chances du groupe d'atteindre ses fins naturelles et, par rico­chet, mes chances propres de rencontrer mon intérêt particulier. Plus précisément, le calcul porte sur la compétence du donneur d'ordres, telle que définie par la fin poursuivie et appréciée par ceux qui obéissent. Par voie de conséquence, en démocratie, tout pouvoir est une délégation, toute délégation vient d'en bas, consentie par les obéissants, toute délégation est circonscrite, tem­poraire et réversible. Ces principes ont validité tant dans le public que dans le privé. Un problème pratique est ainsi posé, celui d'inventer les procé­dures qui respectent ces principes, dans tous les domaines, dont l'économique, qui nous intéresse au premier chef.

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Il faut dire quelques mots des deux autres genres fondamentaux ou régimes politiques, l'hié­rocratie et l'autocratie, et de certaines de leurs espèces, car les genres et les espèces intervien­dront en temps et lieu utiles dans l'argumenta­tion. L' hiérocratie est une pièce à trois personnages. Le premier est un principe transcendant, siège authentique et source unique de tout pouvoir. J'use à dessein de cette expression abstraite, parce que les désignations plus précises de ce principe varient indéfiniment: Dieu, les dieux, le Ciel, les Ancêtres, le Dharma ... Du fait même de sa trans­cendance, le principe n'exerce pas directement le pouvoir, du moins il n'en assure pas la gestion quotidienne. De ce fait, il a besoin ici-bas, dans le cadre d'une politie concrète, d'un représentant ou vicaire, qu'il a élu et qu'il a investi de ce que l'on conviendra d'appeler un «charisme». Ce vicaire a le titre de chef, de roi ou d'empereur. Il s'agit moins d'un individu que d'une lignée ou d'une dynastie, incarnée à chaque génération par un individu, moins important en tant que per­sonne que dans son personnage. Le troisième acteur de la pièce est le peuple des sujets. Il obéit, mû en quelque sorte par un double ressort, d'un côté par la reconnaissance de la transcendance du principe, de l'autre par celle du vicariat du prince. Tout repose sur des croyances et sur des représen­tations, ce qui fait que, dans l'hiérocratie, l'idéolo­gie - pour ainsi dire toujours empruntée à la religion, détournée de sa finalité propre au béné­fice du politique -joue un rôle important.

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L'hiérocratie ne se réduit pas à de l'idéologie. Elle a un contenu défini, qui est procuré par les fins mêmes du politique, la paix et la justice. Mais le dispositif proposé pour les atteindre est radi­calement différent dans son principe de celui que la démocratie met en œuvre. Le dispositif hiéro­cratique se révèle le plus clairement quand on repère à son fondement un double contrat, par­fois explicité dans l'idéologie, par exemple dans la notion chinoise de «Mandat du Ciel». Un pre­mier contrat lie le principe transcendant à une dynastie : le premier concède à cette dernière le vicariat du pouvoir, à charge pour le prince de rendre et de faire rendre au principe les hom­mages qui lui sont dus et d'assurer à ses peuples la paix, la justice et toutes les prospérités qu'elles produisent. Un second contrat lie le prince et le peuple. Le prince s'engage à procurer effective­ment les fins du politique, et le peuple à obéir et à fournir au prince les moyens de sa fonction, ce qui se ramène à deux devoirs d'état des sujets : ne pas se révolter et payer leurs impôts.

Telle est l'hiérocratie théorique, telle est-elle dans l'idéologie qui la justifie. La réalité du pou­voir peut être tout autre. Le point d'origine des variations possibles peut être saisi avec précision dans les droits et les devoirs du prince. Ses devoirs sont d'assurer les fins politiques et ses droits d'être obéi et pourvu en moyens. Non seulement le vicaire ne peut pas faire ce qu'il veut, mais encore il ne peut que s'il veut ce que ses devoirs d'état lui

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intiment de vouloir. Mais, d'autre part et quel que soit son statut ontologique dans l'idéologie, le prince est un homme corr1me les autres, suc­combant facilement à l'excès et au vice. Pour maintenir le prince dans ses devoirs, il faut des forces plus puissantes que l'idéologie. Ces forces plus puissantes sont présentes ou non, plus ou moins présentes ou absentes. On peut figurer la diversité des situations historiques, en construisant deux pôles extrêmes, reliés par un continuum. À l'un des pôles, on rencontre l' hiérocratie tempérée, où le pouvoir du prince est contenu par des contre-pouvoirs. Pratiquement, les seuls contre­pouvoirs efficaces sont des élites sociales qui occupent des positions de pouvoir, de prestige et de richesse indépendantes du pouvoir princier : on peut les appeler des «aristocraties». À l'autre extrême, on trouve l' hiérocratie absolue, où toutes les élites sociales sont des titulaires précaires de positions dans l'appareil civil, militaire et religieux du pouvoir central.

Pour compliquer encore un peu plus les choses, il faut tenir compte du fait que, en règle générale, les hiérocraties tempérées se rencontrent plus fré­quemment dans les polities menues, dans les chef­feries par exemple, alors que les hiérocraties abso­lues sont la règle dans les polities gigantesques, dans les empires. Les royaumes occupent une position intermédiaire et variable, en tirant vers l'un ou l'autre pôle. Or, plus une politie est éten­due et peuplée, moins le pouvoir central a les

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moyens de s'exercer effectivement, dans les condi­tions prémodemes des communications et des transmissions. D'où résulte une contradiction entre l'absolutisation croissante de l'hiérocratie à mesure qu'elle étend son empire sur un espace toujours plus grand et son impuissance croissante à imposer son emprise dans les faits. Ainsi, un pouvoir très absolu selon l'idéologie et la lettre des institutions peut, en fait, abandonner la plus grande autonomie aux provinces, et encore plus aux communautés locales et régionales. Inverse­ment, un monarque, dans une hiérocratie tempé­rée, peut se donner les moyens de contrôler per­sonnellement et directement les élites sociales qui lui font le plus d'ombre, et de parvenir ainsi à un pouvoir effectif bien plus grand que les institu­tions ne le prévoient. Les moyens d'un pouvoir fort sont plus faciles à réunir dans une politie de surface et de densité réduites.

L'autocratie est le contraire de la démocratie. Alors que dans cette dernière les citoyens sont le siège effectif du pouvoir et la source de toutes les délégations, dans l'autocratie le pouvoir est enra­ciné dans celui ou ceux qui le détiennent, qui l'ont arraché par la force et qui réduisent les obéissants au statut d'esclaves apeurés. Quand la démocratie a pour souci central la paix et l'extinc­tion de la violence entre citoyens, l'autocratie fait reposer le pouvoir sur la puissance et la violence. Là où les dirigeants démocratiques dévouent leurs compétences au bien commun, les autocrates ne

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s'occupent que de satisfaire leurs passions per­sonnelles. Et ainsi de suite.

Le dispositif autocratique, saisi dans son essence, est la mise en forme des conséquences de la puissance. Cette dernière repose sur la violence et la peur. Un régime autocratique est solidement en place s'il fait peur aux citoyens ou aux sujets. Un individu a peur s'il a le sentiment aigu que toute désobéissance sera punie par la violence, appliquée à lui ou à ceux qui lui sont chers. Ce sentiment est poussé au comble de l'acuité quand l'individu affronte seul une violence assurée. Seuls les héros disposés à témoigner pour la liberté par leur martyre n'ont pas peur dans ces cir­constances. Mais les héros sont rares et négli­geables dans l'appréciation du rapport des forces. L'autocrate tire de cette vérité la première maxime de son exercice du pouvoir : il faut tou­jours maintenir le peuple dans un état d'atomisa­tion tel qu'aucune coalition ne soit possible, qui lèverait la peur et conduirait à la révolte. L'idéal «social» de l'autocratie est la dissolution de tous les groupes et de toutes les communautés en indi­vidus isolés et identifiés aux rôles sociaux que l'autocrate leur assigne. Dans une telle situation, la distinction du public et du privé perd tout sens.

Pour maintenir le peuple en état d'atomisation et pour, malgré tout, conserver un minimum d'efficacité, l'autocratie a besoin d'un appareil du pouvoir, militaire, policier, civil. Cet appareil est d'autant plus développé que l'autocratie se veut

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plus extrême. Cette contrainte technique oppose deux difficultés à l'autocrate. La première tient au fait qu'il est bien obligé de déléguer du pouvoir à l'appareil, si ce dernier doit assurer sa fonction. Par le fait même, l'autocrate se crée des rivaux et se met dans le cas de risquer des coups de force. Ce danger impose la seconde maxime cardinale de l'autocratie: il faut contrôler l'appareil en ren­dant précaires toutes les positions, par des purges et des rotations arbitraires, par la multiplication des organismes parallèles et par leur espionnage réciproque. La seconde difficulté ne peut pas être résolue si facilement. Elle naît de ce qu'un appa­reil proliférant et soumis à ce genre de contrôle est par nature inefficace, non pas pour maintenir le peuple dans la peur et l'obéissance, mais pour assurer le minimum de prospérité exigé par les besoins de la sécurité extérieure et par l'impossibi­lité de faire périr tout le monde de misère. L'auto­crate peut être tenté de résoudre le problème en terrorisant l'appareil. C'est une mauvaise solution, parce que l'agitation affolée des membres de l'appareil n'augmente pas l'efficacité de l'ensemble ; au contraire, la panique risque d'accroître la pagaille.

L'autocratie est plus ou moins pure, plus ou moins attachée à suivre ses maximes et plus ou moins inefficace, dans les différentes espèces que le genre connaît. Nous pouvons négliger la tyran­nie, qui est une forme personnelle d'autocratie où peuvent s'abîmer à l'occasion les hiérocraties et

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les démocraties. La tyrannie n'est pas négligeable dans les histoires humaines, mais elle l'est pour notre propos, car elle est toujours éphémère et n'a pas de conséquences durables sur l'écono­mique et sur ses développements à long terme. Nous aurons, en revanche, à tenir un compte attentif du régime autoritaire et de l'idéocratie. L'idéocratie peut être définie comme le régime où une minorité cherche à imposer par la terreur une utopie à une réalité récalcitrante. On en ren­contre des esquisses et des épisodes dans les mondes prémodernes, mais c'est, pour l'essentiel, un phénomène moderne, et même une spécialité du xxe siècle, dans ses deux variantes fasciste et communiste. L'idéocratie tend à s'identifier à une autocratie pure et parfaite. Le régime autoritaire est mal nommé, parce qu'il prend l'autorité en un sens péjoratif qui lui convient mal. Dans ce régime, une minorité, en général l'armée, s'empare du pouvoir par la force, s'en assure le monopole contre toutes les concurrences, mais ne va pas jusqu'à prétendre imposer une utopie à la société. Ces caractères généraux conviennent pour le moment. Nous les préciserons en temps et lieu.

Cette présentation rapide du politique et de ses régimes suffit à fonder la plausibilité de notre hypothèse concernant la modernité et le capita­lisme. On peut admettre comme un truisme que l'on concevrait mal que le capitalisme fût né dans le cadre d'un régime autocratique. En fait, nous verrons que, s'il est vrai que le développement

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économique moderne ne pouvait pas naître dans un régime autocratique, un régime autoritaire peut très bien le mettre à son programme et réus­sir à l'implanter. On serait tenté de disqualifier aussi l'hiérocratie, sur la remarque de sens commun que, étant un régime prémoderne, elle ne peut pas être mère de modernité. Mais on est arrêté par la donnée empirique que le capitalisme est né en Europe sous des « Anciens Régimes » qui ont toutes les apparences de l'hiérocratie. Sans chercher aussi loin, on peut s'en tenir à la consta­tation d'une corrélation au moins chronologique entre démocratie et capitalisme, et retenir la conviction courante que le sens de la corrélation va du capitalisme à la démocratie, alors que notre hypothèse se fonde sur le trajet inverse, de la démocratie au capitalisme.

Pour débrouiller toutes ces obscurités, il convient de scruter plus attentivement la nature de l'économique et du capitalisme.

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III

ÉCONOMIE ET CAPITALISME

En déduisant le politique et ses régimes, nous avons repéré, dans le tourbillon indistinct des affaires humaines, un ordre, un ensemble d'activi­tés humaines ordonnées par une fin et les moyens de l'atteindre. Un problème est posé à une espèce animale libre, sociale et conflictuelle, un pro­blème qu'elle ne peut pas ne pas se poser : elle doit faire vivre ensemble ses représentants, sans qu'ils s'entre-tuent. La solution ultime du pro­blème est la paix par la justesse et par la justice, qui sont les fins du politique. La réalisation des fins pose de nouveaux problèmes, dont les solu­tions sont trouvées ou manquées au sein de régimes politiques. La même procédure d'enquête pourrait être appliquée aux ordres reli­gieux, démographique, ludique, pédagogique, éthique ... Nous devons l'utiliser, présentement, pour construire l'ordre économique, dont le capi­talisme paraît relever.

Le problème fondateur de l'ordre économique -ou de l'économique, pour faire bref- est plus

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délicat à cerner qu'il n'y paraît. On est tenté de se contenter d'une évidence, à savoir que les hommes ont des besoins, qu'ils se débrouillent pour les satisfaire et que, en les satisfaisant, ils se livrent à des activités économiques. S'il en allait seulement ainsi, tout le monde vivant, en tant que peuplé de systèmes énergétiques astreints à rem­placer l'énergie qu'ils consomment, se consacre­rait à l'économie. En soi, une telle proposition n'a rien de choquant, mais elle est stérile, car les besoins humains ont des particularités telles qu'il faudrait immédiatement isoler un mode humain de l'économique et le contraster avec un mode commun au reste du règne vivant. La différence humaine vient de la liberté, de la virtualité de la nature humaine et de ses actualisations cultu­relles. Les besoins du vivant sont définis pour chaque espèce, sauf pour l'espèce humaine. Les hommes doivent eux aussi s'alimenter, pour rem­placer l'énergie qu'ils dépensent comme orga­nismes vivants, et ils doivent le faire en respectant certaines contraintes quant à la composition de leurs aliments, sous peine de compromettre leur santé. Sur ces universaux diététiques, les cultures humaines ont développé les cuisines les plus variées.

Les besoins humains sont indéfinis quant à leurs contenus concrets. Ils sont aussi infiniment diversi­fiés par rapport à ceux du reste du vivant, dont les besoins sont, pour l'essentiel, énergétiques et reproductifs. Dans le règne humain, chaque ordre

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adresse la liste de ses besoins à l'ordre écono­mique, chargé de les satisfaire. L'alimentation, l'habitat, l'habillement sont des besoins énergé­tiques adressés par l'ordre «hygiénique», qui gère les problèmes de santé et qui a bien d'autres demandes à formuler. Le religieux, lui aussi, a des besoins, en temples, en produits à sacrifier en l'honneur des dieux, en entretien des spécialistes du sacré ... Le politique a des besoins en bâtiments publics, en armes, en dépenses de prestige, en personnel... Les besoins définis par chaque ordre varient, cela va sans dire, indéfiniment selon les cultures. Les besoins du religieux ne sont pas les mêmes chez les aborigènes australiens et dans la Rome de Jules II ou de Léon X.

Pour compliquer encore la situation, les besoins humains ne sont pas seulement indéfinis selon la nature et diversifiés selon les ordres, mais ils sont aussi affectés par les goûts. On peut entendre par ce mot vague que les besoins humains ont une tendance spontanée à dépasser ce qui est stricte­ment nécessaire au bon fonctionnement des ordres. Les besoins ne sont pas seulement indéfi­nis ; les goûts les rendent encore infinis. Cette tendance au dépassement continuel résulte d'une double pression. L'une est l'imagination humaine, qui s'invente des besoins toujours nouveaux ou, ce qui revient au même, des manières renouvelées de définir des besoins anciens. L'autre est la concur­rence des désirs, qui fait désirer à chacun ce que les autres désirent, de manière à en avoir autant ou, de préférence, plus que les autres.

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On serait tenté de tirer argument de cette infi­nitude des besoins pour introduire et recevoir la distinction entre les besoins et le luxe. Mais cette argumentation ne tient pas, dès qu'on essaie de l'appliquer à des ensembles concrets de biens et de services. Elle ne tient pas, parce que les besoins eux-mêmes sont tirés vers le luxe par l'imagination et l'ostentation, et que le luxe défini comme le superflu est lui-même un besoin, car c'est par le luxe et le superflu que l'humanité se distingue de l'animalité. Shakespeare a tout dit sur ce sujet:

0 reason not the need 1 Our basest beggars Are in the poorest things superfluous. Allow not nature more than nature needs, Man's life is cheap as beast's 1•

Mais il ne suffit pas aux besoins humains d'être indéfinis, diversifiés et infinis pour que surgisse l'économie. Il faut encore qu'un problème soit posé aux hommes, un problème qu'ils ne puissent pas décider d'ignorer. Il n'y aurait pas de pro­blème, si les besoins et les goûts pouvaient être satisfaits sans difficultés. L'économique naît avec la rareté, dont il existe deux modes. La rareté absolue est définie par le fait que les biens ne sont pas disponibles en quantités illimitées. La rareté est relative, quand les biens sont plus ou moins disponibles les uns par rapport aux autres. Les

1. William Shakespeare, King Lear, acte Il, sc. rv, v. 258-261.

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deux modes peuvent être réduits à une formule unique, qui est donnée dans un rapport entre les ressources en numérateur et les besoins plus les goûts en dénominateur : ressources

besoins + gouts La formule propose trois situations typiques.

Selon que le rapport sera égal, inférieur ou supé­rieur à 1, on parlera de prospérité, de pénurie ou d'abondance. L'infinitude des besoins humains, si elle ne rend pas l'abondance impossible, la fait du moins dépendre d'un contrôle des besoins à un niveau juste inférieur à celui des ressources. Le mouvement spontané et naturel est celui d'un dépassement des ressources par les besoins. Quant à la prospérité, on peut la tenir pour une situation idéale, soit rencontrée par hasard soit aménagée prudemment par l'appropriation des ressources aux besoins ou par celle des besoins aux res­sources.

Le dispositif humain des besoins est ainsi amé­nagé par la nature qu'ils tendent spontanément à la pénurie. Un problème est dès lors posé, en ces termes : comment éviter la pénurie ? L' écono­mique naît, parce que la nature des hommes ne les dispose pas à trouver la solution dans le contrôle des besoins, c'est-à-dire, au fond, des désirs, mais dans la production des ressources. En fait, la situa­tion est plus subtile. L'espèce a des désirs infinis. Chaque représentant de l'espèce tend à confor­mer ses désirs à ses ressources, sinon il serait trop malheureux. Comme chaque représentant de

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l'espèce en présente aussi les caractères fonda­teurs, il est disposé à en accepter et à en vouloir toujours plus. Ainsi, l'économique est l'ordre qui reçoit en charge la gestion des ressources et qui se voit imposer les besoins comme une donnée échappant à son contrôle et définie, d'autre part, par le psychisme humain et par les comédies humaine et sociale tels que réfractés dans les dif­férents ordres.

Quelle est la fin de cet ordre ? Ce ne peut être l'abondance, puisqu'elle est impossible par la voie de l'augmentation des ressources. Ce ne saurait non plus être cette augmentation recherchée pour elle-même, parce que des ressources qui ne seraient pas appropriées à des besoins seraient dépourvues de sens. La pénurie peut encore moins être une fin, d'abord parce que ce serait absurde, ensuite parce qu'il n'y aurait rien à faire, il suffirait de se laisser aller! Il reste la prospérité. La fin de l'économique est la prospérité, qu'il cherche à atteindre en proportionnant les res­sources aux besoins. Comme les ressources sont rares soit absolument soit relativement, on peut préciser que la fin doit être poursuivie en les ménageant, en produisant le plus avec le moins. Ce principe d'économie est une contrainte impo­sée à l'ordre économique dans la poursuite de sa fin. Pourquoi ? Parce que le principe inverse -obtenir le moins avec le plus - est le « principe de gaspillage», dont la conclusion logique est de n'obtenir rien avec tout, ce qui est absurde!

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La prospérité est la fin de l'économique. C'est aussi un problème adressé aux acteurs, d'avoir à inventer le bon régime de l'économique, l'ensemble des dispositifs et des procédures qui promettent des approximations convenables de la fin. Pour faire naître conceptuellement ce bon régime, il faut partir de la consommation. Elle est première ontologiquement, parce que sans besoins ni goûts, aucune demande ne serait adres­sée aux ressources, et aucune offre n'aurait lieu de se présenter. Mais, comme les ressources sont rares, l'offre vient en premier selon la chrono­logie : il faut commencer par produire les res­sources, avant de pouvoir les offrir. Or produire est une activité à deux faces. D'un côté, elle consiste à combiner du travail, des techniques, des matières premières, de manière à fabriquer des biens ou à pouvoir proposer des services. Ces biens et ces services ont une «valeur d'usage», mesurée par ce que les usagers peuvent en faire, et ce qu'ils en font est défini par l'utilité des biens et des services au regard des besoins et des goûts. D'un autre côté, on ne produit pas pour produire - ce serait du gaspillage -, mais pour des usages réels.

La seconde face de la production est tournée vers les consommateurs. Le producteur ne peut pas donner sa production au consommateur, sinon ponctuellement, car ce avec quoi il a pro­duit est rare : à donner unilatéralement, il épuise­rait vite ses ressources. Il ne peut faire autrement

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que d'échanger son produit. Contre quoi? Contre un autre produit, puisque tout doit être produit. Par conséquent, il faut que le consommateur soit ou ait été aussi un producteur. En fait, les produc­teurs- et chacun doit être producteur de quel­que chose, sous peine de ne pas pouvoir devenir consommateur, c'est-à-dire de ne pas pouvoir satis­faire le moindre de ses besoins- échangent entre eux. Dans l'échange, chacun cherche à obtenir le plus en cédant le moins, car le contraire serait un don, qui peut avoir un sens occasionnellement, mais qui ne saurait se perpétuer, puisque les valeurs d'usage produites par chacun sont finies. Comme chaque acteur fait le même calcul, l'échange, s'il doit se faire, se fait au point où s'échangent des égalités. Ce point est la «valeur d'échange » des biens et des services. Quand il existe un intermédiaire commun et accepté de tous, appelé «monnaie», la valeur d'échange s'appelle le« prix». Comme la monnaie a un coût de production, on peut postuler que la monnaie apparaît là où ses bénéfices excèdent ses coûts, c'est-à-dire là où les échanges dépassent un seuil minimal. Il revient à l'historiographie et à l'eth­nographie de vérifier ce postulat.

Ce raisonnement simple nous a conduits à la première solution du problème économique : il faut que les producteurs échangent entre eux leurs produits en quantités de valeur égale, ce qui per­met à chacun de consommer l'équivalent en valeur de ce qu'il a produit.

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Le travail, les techniques, les matières pre­mières, tout ce avec quoi on fait des biens et des services et que l'on appelle. des « facteurs de pro­duction », sont rares. Comme chaque producteur ne peut pas en recevoir des quantités infinies, il faut bien les partager entre eux. La contrainte du principe d'économie impose de partager les fac­teurs de manière à obtenir les combinaisons de facteurs les plus efficaces, celles qui procurent biens et services de la meilleure qualité en valeur d'usage et du meilleur rapport en valeur d'échange. D'autre part, les biens et les services produits avec ces facteurs rares sont eux-mêmes rares : il faut que les consommateurs se les par­tagent entre eux. Des problèmes de partage sont posés, entre producteurs et entre consommateurs.

Chaque producteur propose d'échanger une part de facteurs détenus par d'autres contre quel­que chose qu'il détient lui-même, soit une part de facteurs soit un produit antérieur. Chacun enché­rit et pousse ses enchères, en cherchant à obtenir le plus pour le moins. Comme chacun fait le même calcul, tous sont derechef conduits à échan­ger des égalités, exprimées par des prix si la mon­naie a été introduite. Par ces échanges, chaque producteur reçoit une part proportionnelle à ses capacités d'enchérir, elles-mêmes proportion­nelles à ses productions antérieures. Quant à la valeur d'échange de ses productions antérieures, elle est déterminée, d'une part, par l'efficacité de sa combinaison des facteurs et, d'autre part, par

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l'accueil que lui réservent les consommateurs. Plus l'efficacité est élevée, plus les coûts de production sont bas, et plus la demande est forte, plus la valeur d'échange est élevée: des coûts bas combi­nés à des prix de vente élevés procurent des pro­fits élevés. De leur côté, les consommateurs résolvent le problème de la même manière, en se partageant ce qui est offert dans des enchères concurrentes. Chacun emporte une part propor­tionnelle à ses moyens, qui sont eux-mêmes pro­portionnels aux offres antérieures de chacun, puisque, selon la chronologie, on ne peut devenir demandeur et consommateur sans avoir commencé par être producteur et offreur.

Ce développement nous a amenés à la deuxième solution du problème économique : il faut que les facteurs de production et les biens et les services soient partagés par des enchères entre demandeurs et offreurs.

En dernière analyse, les moyens de chaque acteur économique sont décidés par les réponses des consommateurs, par ce qu'ils sont prêts à donner en échange de ce qui leur est proposé. Or, selon le principe d'économie, les consommateurs veulent le plus de la meilleure qualité au meilleur compte. Ce principe finit par les conduire vers les producteurs les plus efficaces, ceux qui combinent les facteurs de manière à produire le plus, de la meilleure qualité, au meilleur coût possible. Ce sont eux qui emportent les plus grandes parts de facteurs combinés et de biens et services écoulés,

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et qui tirent des échanges les plus grands profits. L'efficacité, par le truchement des échanges et des partages, tourne au plus grand bénéfice et des producteurs et des consommateurs. Cette conclu­sion permet de poser deux propositions impor­tantes, que nous retrouverons et appliquerons plus tard:

- la rareté fait de l'économique un jeu à somme nulle, quand il est considéré dans une portion discrète du temps;

- l'efficacité le transforme en jeu à somme positive, quand il est envisagé dans la continuité du temps.

Nous avons ainsi atteint la troisième solution du problème économique : il faut que les produc­teurs, désireux d'accroître leurs profits, explorent les solutions les plus utiles, les plus efficaces, les plus adéquates et les plus agréables pour les consommateurs dans les combinaisons de facteurs transformés en biens et en services.

Au total et en résumé, la solution du problème économique - comment atteindre à la plus grande prospérité possible ? - est triple : elle repose sur des échanges, sur des partages et sur des explorations. Chacune de ces trois opérations peut être décomposée dans les deux mêmes élé­ments, qualifiés différemment: l'offre et la demande. Un échange met en présence une offre et une demande, chacune variable, puisqu'elles doivent s'ajuster l'une à l'autre pour parvenir au transfert d'égalités. Un partage confronte une

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offre fixe- au moment discret où elle se présente - et une demande variable, en fonction des enchères. Une exploration propose une demande fixe - un problème à résoudre - et des offres variables- les solutions successivement avancées jusqu'à ce qu'émerge la bonne. Dès qu'une offre et une demande entrent en contact, elles créent, par définition, un marché. Nous atteignons ainsi la formule ultime : la solution unique du problème de la prospérité économique est l'organisation de marchés économiques, où les acteurs économiques échangent, par­tagent, explorent.

Un dernier point, décisif, doit être introduit. Il faut que les marchés soient réglés, c'est-à-dire soustraits à la violence et à la ruse. Si, en effet, certains acteurs peuvent en tromper d'autres ou leur faire violence impunément, les échanges seront inégaux, les partages injustes et les explora­tions faussées. On peut poser en théorème que les marchés s'écarteront de la solution juste du pro­blème économique et de la prospérité à propor­tion de la violence et de la ruse qui leur seront infligées. Or nous avons vu que le contrôle de la violence et de la ruse relève, par nature, du poli­tique et que la démocratie est le régime du poli­tique le mieux capable de résoudre les problèmes politiques. Dès ce stade purement conceptuel de l'enquête, la liaison entre l'économique et le poli­tique, et entre leurs régimes respectifs, est établie, ainsi que le sens essentiel de la liaison: du poli­tique vers l'économique, comme condition de la perfection de ce dernier.

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Cette façon de déduire l'économique, sa fin et son régime, nous procure aussi le moyen de saisir ses deux états possibles. Ils sont définis par les deux rapports concevables et possibles entre pro­ducteurs et consommateurs. Un pôle extrême définit un état où producteurs et consommateurs sont complètement fondus dans les mêmes acteurs: chacun produit tout ce qu'il consomme et consomme tout ce qu'il produit, de telle sorte que chacun échange, partage et explore pour et avec lui-même. Au pôle opposé, on trouve un état où les producteurs et les consommateurs sont complètement disjoints: chacun consomme uni­quement ce que d'autres ont produit et produit exclusivement pour autrui, ce qui fait que chacun échange, partage et explore pour et avec les autres.

Aucun des deux états n'est jamais réalisé dans sa pureté conceptuelle. Même dans les économies les plus archaïques du paléolithique, une certaine répartition des tâches est présente, en fonction des sexes, des âges et des talents, et certains biens circulent de groupe en groupe. Même dans les économies les plus développées, les acteurs se rendent des services à eux-mêmes dans l'intimité de la vie privée. Si les deux états polaires sont des fictions heuristiques, le continuum reliant les deux pôles est très réel et permet de poser qu'un régime économique reçoit sa définition la plus essentielle du degré de disjonction entre la pro­duction et la consommation, et de leur attribution

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à des acteurs distincts. Comme, d'autre part, le continuum est ce que son nom indique, on peut postuler que les histoires des régimes écono­miques peuvent connaître des situations infini­ment variées tendant vers l'un ou l'autre pôle, et subir des évolutions soit imperceptibles, à travers des états successifs, soit brutales, au point de pas­ser par des mutations.

Or plus la disjonction est grande, plus l'effica­cité économique globale est élevée. Cette liaison doit être déduite des solutions du problème économique. À mesure que la disjonction s'appro­fondit, chaque producteur tend, poussé par les marchés et par la concurrence, à se spécialiser dans ce en quoi il est le plus efficace, ce qui revient à dire qu'il explore plus avant les solutions à sa portée. Ce faisant, il utilise plus efficacement les facteurs, ce qui limite les gaspillages et permet de produire à meilleur compte. Il a donc plus de clients, ce qui augmente son profit et son revenu. Plus son revenu est élevé, plus grandes sont les parts qu'il peut obtenir et comme producteur et comme consommateur. Puisque, enfin, l'efficacité fait baisser les coûts, les consommateurs doivent donner moins pour obtenir la même chose. Or la disjonction croissante entre production et consommation - de biens intermédiaires et finaux - se traduit mécaniquement par une intensification et une densification des opérations sur les marchés. Un théorème peut, dès lors, être posé, qui stipule que plus les marchés explorent,

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partagent et échangent, plus les ressources sont abondantes et bon marché.

C'est le moment de marquer fortement que tout ce qui précède n'a rien à voir avec le bonheur des hommes. D'abord, les hommes ne vivent pas que de pain, même s'il est raisonnable de tenir que la pénurie de ressources contribue mal au bonheur. Ensuite et surtout, la prospérité est un rapport égal à 1 entre les ressources et les besoins. Comme ces derniers sont rendus indéfinis par la liberté humaine et infinis par l'imagination et la compétition, on peut admettre sans chercher plus loin qu'ils augmenteront au moins aussi vite que les ressources. Il n'y a donc aucune raison pour qu'une économie plus efficace rende plus intenses les satisfactions. On peut même prévoir qu'elles auront tendance à diminuer, car il faut tenir compte d'une sorte de loi psychique qui veut que, à mesure qu'une situation s'améliore, les sujets perçoivent avec une acuité croissante ce qui lui manque pour être parfaite. Le bon sens indique une meilleure solution pour atteindre à la prospé­rité, qui consiste tout simplement à borner ses besoins aux ressources disponibles. Mais cette solution, si évidente qu'elle a été trouvée tout de suite, fait sortir de l'économique et entrer dans l'éthique, le religieux et les mœurs. Ce point a son importance, il est même crucial à certains égards, en ce qu'il souligne vivement que la fin de l'économique est une fin intermédiaire au service d'autres fins et que l'économique est lui-même un

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ordre de service : il a pour finalité de satisfaire le mieux possible les besoins définis non par lui­même, mais par les autres ordres.

Cette conclusion permet de retrouver une dis­tinction déjà posée par Aristote 1, entre l'écono­mie et la chrématistique. Pour Aristote, l'écono­mie, conformément à son étymologie, était la gestion des affaires du ménage, de manière à réu­nir les biens et les services indispensables à la bonne vie ; la chrématistique était les affaires choi­sies comme genre de vie et but dans la vie, l' enri­chissement vécu comme une fin. Dans le même esprit, nous définissons l'économie comme le rap­port des individus à l'économique en tant qu'acteurs poursuivant des fins autres qu'écono­miques et la chrématistique comme la rationalité propre de l'économique, attachée à produire le plus avec le moins, dans une course sans fin à la croissance et au développement.

C'est par rapport à l'économie et à la chrématis­tique qu'il faut réussir à repérer la nature du capitalisme. Le mot et la réalité qu'il désigne ont reçu, au cours du siècle et demi écoulé, une telle charge passionnelle et idéologique qu'il faut avan­cer avec précaution. Pour se mettre à 1' abri de tout soupçon, le plus sûr est de retenir les acceptions courantes du mot, d'en déduire par définition contradictoire ce que serait une économie anti­capitaliste 2 et de voir quelles étaient les situations

1. Voir Aristote, Politique, 1256al-1260b26. 2. Ce point recevra les développements appropriés dans la

VIe parùe, chap. III (t. II, pp. 335 sqq.).

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de l'économique dans les sociétés prémodemes non capitalistes. Par cette procédure, on doit pou­voir isoler ce qui caractérise l'économie moderne et capitaliste.

Une première acception du mot « capitalisme »

-forgé dans les années 1820 - le définit comme l'appropriation privée des « moyens de production ».

Cette expression marxienne et marxiste est trop vague, sauf à la déclarer synonyme de « facteurs de production ». Dans une économie capitaliste, selon ce premier sens, tous les facteurs de produc­tion sont appropriés dans la sphère privée, par des individus ou des groupes, les terres agricoles, les capitaux, les brevets, le travail - chacun est pro­priétaire de sa force physique, de ses qualifica­tions, de son habileté, de ses expériences -, le sol, les matières premières... De ce fait, tous les biens économiques se voient affecter des droits de pro­priété.

Dans une économie anticapitaliste, tous les fac­teurs de production sont ou seraient intégrale­ment étatisés, jusques et y compris le travail, ce qui transformerait tous les travailleurs en esclaves publics, sinon de nom, du moins dans les faits, en les concentrant dans des camps ou en leur assi­gnant des postes de travail sans leur demander leur avis.

Dans les sociétés prémodernes, les situations sont très variables. Il est utile de retenir la distinc­tion grossière entre mondes « primitif» et « tradi­tionnel », et possible de se risquer à quelques

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généralisations prudentes. Dans le monde primi­tif, l'appropriation privée est la règle générale, mais la propriété n'est pas attribuée à des indivi­dus: les titulaires en sont des lignées et des lignages plus ou moins étendus. La terre agricole, là où l'agriculture s'est imposée - en restant itinérante et à jachère longue -, la terre comme espace agricole virtuel est très fréquemment consi­dérée comme appartenant au lignage fondateur du village. Cette «propriété» a deux sens. D'un côté, le lignage «maître de la terre» est perçu comme entretenant une intimité plus étroite avec les divinités du sol et de la fertilité. De l'autre, ce lignage gère l'accès à la terre des lignages regrou­pés autour de lui. Dans ce cas, il n'est probable­ment pas pertinent de parler de propriété, ni publique ni privée. En revanche, les produits de la terre cultivée sont toujours la propriété de ceux qui l'ont travaillée, ménages ou familles étendues.

Dans le monde traditionnel, la terre est très souvent nominalement possédée par le roi ou l'empereur, qui en concède la jouissance aux membres de l'appareil et à ses sujets. Les mines et les matières premières, par exemple le sel, font souvent l'objet de monopoles publics, pour des raisons fiscales. Le travail est presque toujours libre - si l'esclavage est une institution très répan­due dès le monde tribal, très rares sont les sociétés dont l'économie repose sur le travail des esclaves.

Au total, le critère de la propriété ne suffit pas pour définir le capitalisme, car on la trouve, plus

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ou moins nettement définie, dans tous les régimes économiques, sauf dans certains régimes totali­taires extrêmes qui ont à leur programme la sup­pression de la propriété.

Le capitalisme est aussi entendu comme une économie de marché. Tout ce qui est produit et consommé tend à transiter par des marchés, pour y être soumis à des offres et à des demandes. Deux grands secteurs se dessinent spontanément : celui des activités de production, où les marchés traitent des facteurs et des biens intermédiaires, et celui qui propose aux consommateurs des biens et des services finaux. Tout ce qui est produit et consommé, passant par des marchés, est affecté d'un prix, exprimant sa valeur relative en termes de coûts et de rareté. Les transactions exigent un outil, la monnaie, qui est à la fois un étalon des valeurs, une réserve de pouvoir d'achat et un intermédiaire dans les échanges. Une économie de marché est une économie monétaire.

Dans une économie anticapitaliste, des agences étatiques sont substituées aux marchés. Un bureau central assigne à chaque unité de production ses parts de facteurs. Il distribue aussi les ressources entre biens de production et biens de consomma­tion. Il administre encore les prix, puisque, sans marchés, sans enchères ni échanges, il est impos­sible qu'émergent des prix exprimant les raretés relatives. La monnaie, si elle n'est pas supprimée, a des fonctions appauvries. La fonction d'étalon est réduite à une commodité comptable, puisque

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les prix sont administrés et n'ont pas de rapport avec la réalité. La fonction d'intermédiaire est limitée au commerce de détail, puisque le secteur des biens de production est administré.

Des marchés sont attestés dès le paléolithique supérieur, dès l'apparition de l'espèce Homo sapiens sapiens. Certaines matières premières, comme le silex ou l'obsidienne pour fabriquer des outils et les coquillages destinés à la bijouterie, sont échangées, parfois à des centaines de kilo­mètres de distance. Les marchés se multiplient et deviennent plus complexes, en liaison étroite avec l'augmentation du nombre des hommes, la strati­fication sociale, l'innovation technique, l'augmen­tation des richesses produites. Les marchés se développent selon deux axes. D'un côté, des mar­chés transpolitiques relient les polities entre elles. En raison du coût très élevé des transports, dû lui-même à des techniques rudimentaires, ces mar­chés se concentrent sur des produits de luxe, tis­sus de soie, bijoux, épices, esclaves ... Le transport maritime, moins coûteux que les autres, se charge de quelques pondéreux, céréales, bois, vin... Le second axe est celui des marchés intérieurs, sou­mis à deux contraintes. L'une est encore le coût des transports, qui impose ou la spécialisation dans les produits de luxe ou le transport par eau, le long des côtes, par cabotage, et sur les fleuves et canaux. L'autre est l'érection de péages, de ton­lieux, de droits, qui, en surhaussant les coûts, dépriment les échanges. Tous ces handicaps

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n'empêchent pas, à l'occasion, des expenences brillantes d'économies de marché, monétarisées, intégrées et accompagnées de phénomènes mar­qués d'industrialisation. Les exemples les plus remarquables se rencontrent dans la Chine des Tang et des Song, entre 750 et 11001, en Europe à partir du XIe siècle, au japon à partir du XVIe siècle, mais aussi dans l'Empire abbasside entre 750 et 950 environ, ou dans l'Inde des Moghols 2•

Le marché comme la propriété échouent à défi­nir le capitalisme, car l'un et l'autre sont si cou­rants dans le monde prémoderne que ou bien le capitalisme est présent partout, et donc nulle part, comme émergence historique distincte, ou bien l'on se condamne à chercher en vain un seuil quantitatif qui permette de décider raisonnable­ment que, en deçà de ce seuil, il n'y a pas de capitalisme, et qu'il y a capitalisme au-delà.

On peut encore entendre le capitalisme comme une économie d'entrepreneurs. Un entrepreneur est un acteur économique qui combine des facteurs non à son propre usage, mais pour le marché.

1. Voir R. Hartwell, «A revolution in the iron and coal indus­tries during the Northem Sung», The journal of Asian Studies, 21, 2, 1962, pp. 153-162, ''Markets, technology, and the Eleventh­Century Chinese iron and steel industry », The Journal of Economie History, 26, 1, 1966, pp. 29-58, «A cycle of economie change in Imperial China: coal and iron in Northeast China, 750-1350 », journal of the Economie and Social History of the Orient, 10, 1967, pp. 102-159.

2. Voir T. Raychaudhuri etH. lrfan ( eds.), The Camlrridge Econo­mie History of India, vol. 1, C. 1200-c. 1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1982.

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Comme toujours, ce peut être un individu ou un groupe, mais l'expérience prouve qu'il s'agit presque toujours d'un individu. Ces individus entrepreneurs se répartissent spontanément en trois grandes catégories. Les uns se consacrent à produire des biens intermédiaires et finaux, depuis le maraîcher le plus modeste jusqu'à LB. M. On les rangera dans le capitalisme «industriel». D'autres peuplent le capitalisme «commercial», parce qu'ils se spécialisent dans les échanges, soit entre producteurs soit entre producteurs et consommateurs, depuis 1' épicier de quartier jusqu'au courtier en matières premières. Une der­nière catégorie rassemble les spécialistes du capi­talisme «financier», qui traitent cette marchan­dise particulière qu'est la monnaie et qui comprennent aussi bien l'usurier de village que le banquier.

Tous ces entrepreneurs capitalistes sont à la recherche du profit, qui est le prix d'une initia­tive, un prix décidé par les marchés et par la différence entre les coûts des facteurs et de la production d'un bien ou d'un service, et ce que les acheteurs consentent à payer pour ces biens et ces services. Comme une initiative peut être imitée et qu'un profit est toujours tentant, une entreprise heureuse s'attire des concurrentes. La concur­rence banalise l'initiative et abolit le profit. Seules de nouvelles initiatives peuvent le restaurer.

Dans une économie anticapitaliste, les entrepre­neurs sont absents et interdits de séjour. Les initia-

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rives sont prises par des bureaucrates, des fonc­tionnaires, des responsables politiques. C'est une économie sans profit, puisque le régime ne connaît ni initiatives, ni marchés, ni prix. Les res­ponsables ne peuvent être mus que par des moti­vations non économiques, ou bien, si le souci du gain les anime, ils ne peuvent le calmer que par des vols plus ou moins rusés.

Dans le monde primitif, la production pour le marché est à peu près absente, car l'essentiel de ce qui est produit est soit consommé directement, dans le cadre de la famille, soit introduit dans des circuits de don et de contre-don, dont la finalité n'est pas ou guère économique. La seule excep­tion est celle des produits de luxe consommés par les élites, là où la stratification sociale est poussée. Dans ce cas, des embryons de capitalisme commer­cial sont souvent pris en charge par des nomades. Le capitalisme financier est inexistant.

Dans le monde traditionnel, les trois capita­lismes sont distinctement présents. Des produc­teurs se spécialisent dans des tissus précieux, des bijoux, des objets d'art, des armes, destinés à être écoulés sur des marchés. La Chine des Tang avait ses agriculteurs, qui assuraient la consommation courante des villes. Le capitalisme commercial est toujours actif, car les occasions de profit ne manquent pas, aux niveaux local, régional, natio­nal et transpolitique, parfois à très grande dis­tance, sur la route de la soie entre la Chine et la Méditerranée, à travers le Sahara, où circulaient,

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entre autres, l'or, le sel, les esclaves, ou entre l'Europe et l'Asie pour le commerce des épices aux XVIIt: et XVIIIe siècles. Le capitalisme financier se rencontre bien conformé à Rome, en Inde, en Chine, au Japon, en Europe dès le XIIe et le XIIIe siècle. Il est souvent en liaison directe avec les caisses publiques, car les besoins financiers du pouvoir politique excèdent fréquemment les ren­trées fiscales.

Les financiers peuvent se confondre avec les marchands. Les uns et les autres peuvent devenir très riches et se multiplier, au point de former une classe distincte dans l'ordre social, mais, sauf dans certaines cités marchandes, ils sont rarement considérés, car les élites sociales sont engagées dans les affaires politiques et religieuses, et valo­risent le loisir. Quand les financiers font de l'argent leur spécialité, ils font généralement l'objet d'un mépris particulier. C'est pourquoi le capitalisme financier est souvent abandonné à des étrangers domiciliés ou à des minorités religieuses et ethniques marginalisées, juifs, parsis, Chinois hors de Chine, chrétiens en terres d'islam, musul­mans en Chine ...

L'entrepreneur, sous ses différentes figures, ne suffit pas à définir le capitalisme. Il est assuré que ce dernier repose sur la propriété, sur le marché et sur l'esprit d'entreprise. Mais, comme les mondes prémodernes offrent d'innombrables exemples d'activités économiques ainsi caractéri­sées, ces acceptions du capitalisme ne suffisent

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pas à définir le capitalisme moderne. La seule issue est de définir le capitalisme comme chrématis­tique. Selon ce critère, une économie capitaliste présente ce caractère distinctif de se soumettre à la rationalité propre de l'économique et de la pousser jusqu'à ses conséquences ultimes. Cette pente suivie avec obstination entretient la ten­dance à faire transiter par le marché tout ce qui est consommé, et par conséquent à conférer un prix à tout, y compris aux soins apportés aux enfants, confiés à des nurses et à des crèches payantes, ou aux parents âgés, recueillis par des n1aisons de retraite et par des hôpitaux payants. Autrement dit, tout ce qui est consommé, dans tous les ordres, tend au statut de marchandise affectée d'un prix. La même pente nourrit la tendance à tout partager selon des procédures de marché, par des enchères concurrentielles. Les dons sont ten­danciellement éliminés, ainsi que toutes les redis­tributions spontanées par le truchement des grati­fications et des gestes d'aumône et de charité. La soumission à la rationalité économique pousse, enfin, la tendance à explorer toutes les possibilités de profit, en recherchant des combinaisons tou­jours nouvelles de facteurs, en injectant des inno­vations techniques, en traquant les besoins inex­primés.

Non seulement le capitalisme chrématistique se soumet à la rationalité économique et suit les tendances qu'elle impose, mais encore il le fait dans l'enthousiasme. L'ordre économique est

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valorisé pour lui-même, et l'augmentation perpé­tuelle des ressources tenue pour une fin. L' enri­chissement individuel et collectif devient la fin dernière de l'espèce et de ses représentants. Les individus tendent à être rangés en fonction de leur richesse à l'intérieur d'une politie, et les poli­ries à être ordonnées entre elles selon le critère de leur P.N.B., soit global soit par tête. La croissance et le développement sont des obsessions collec­tives, que traduisent les statistiques en termes de pourcentages annuels à la hausse ou à la baisse.

Ce quatrième critère et caractère du capitalisme ne recoupe pas les trois premiers dans la distinc­tion entre monde anticapitaliste et monde non capitaliste. Les économies anticapitalistes en termes de propriété, de marché, d'entrepreneur poussent la chrématistique jusqu'à l'obsession et à la caricature. En revanche, les économies prémo­demes, toujours plus ou moins capitalistes selon les trois premiers critères, sont anticapitalistes au regard du quatrième. Dans le monde primitif, il semble aller de soi que la richesse et 1' enri­chissement ne sont pas des fins, mais des moyens. De quoi ? De la bonne vie commune et du prestige social et politique. Les richesses sont soit consom­mées en groupes soit redistribuées pour asseoir, consolider et perpétuer des positions. Dans le monde traditionnel, toutes les religions, toutes les éthiques, toutes les philosophies, toutes les idéolo­gies, toutes les mythologies maintiennent toujours l'économique en position subordonnée et

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condamnent toujours, en la méprisant, la chréma­tistique. Bien entendu, les exemples de cupidité et d'avarice ne manquent pas, comme dans tous les mondes. Ce sont des passions individuelles, cer­tainement universelles et probablement présentes partout avec des variations d'intensité identiques. Mais la chrématistique n'est pas une passion indi­viduelle : un capitaliste rationnel peut être géné­reux et désintéressé à titre personnel, et mépriser l'argent. La chrématistique est, en quelque sorte, de la cupidité collective et socialement valorisée.

Nous sommes parvenus à une conclusion solide : une économie capitaliste est un régime de l'économique caractérisé par le développement unilatéral et sans contrôle de la solution du pro­blème économique, c'est-à-dire un régime où des marchés font se rencontrer des acteurs qui explorent, échangent, partagent de façon quasi obsessionnelle. On peut exprimer encore la même conclusion en avançant que l'économie capitaliste est celle où l'économique est laissé libre de suivre sa rationalité propre jusqu'aux extrêmes. Cette liberté ne peut lui venir que de facteurs non économiques, car si elle était un attribut analy­tique de l'économique, toutes les économies humaines seraient chrématistiques et capitalistes depuis les tout débuts de l'espèce humaine, ce qui est empiriquement faux.

Dès lors, la question à poser et à résoudre est la suivante: quels sont les facteurs non économiques propres aux sociétés européennes et absents des

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sociétés non européennes qui ont permis ou inter­dit, encouragé ou découragé la libération de l'économique entre 1750 et 1850? La théorie conseille de chercher ces facteurs du côté du poli­tique.

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IV

CAPITALISME ET DÉMOCRATIE

Le chapitre précédent a abouti à deux conclu­sions distinctes. Nous savons, d'abord, qu'une économie capitaliste est le développement unilaté­ral et indéfini de la solution du problème écono­mique, c'est-à-dire un régime de l'économique où des marchés font se rencontrer des producteurs qui partagent, échangent, explorent des facteurs de production, pour les transformer en biens et en services et proposer ces derniers à des consom­mateurs solvables, sur ces mêmes marchés ou sur d'autres. Nous sommes également persuadés que le développement économique ou le capitalisme - ces deux expressions sont des synonymes - ne peuvent être expliqués que par des facteurs autres qu'économiques, sinon toutes les économies seraient capitalistes et développées depuis tou­jours, ce que l'expérience nie sans recours.

Nous avons annoncé notre thèse dès le départ, en avançant que, pour nous, le facteur central est politique, à savoir le régime politique démocra­tique ou en voie de démocratisation des nations

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européennes modernes. Ce n'est, jusqu'ici, qu'une thèse plausible. Il reste à démontrer qu'elle est vraie. Nous le ferons en deux moments. Le premier consistera à démontrer que le capita­lisme est la transcription économique de principes dont la transcription politique est la démocratie, telle que nous l'avons déduite. Exprimée en d'autres termes, la démonstration doit prouver qu'une démocratie pure et parfaite aurait pour support économique un capitalisme pur et parfait. Dans un second temps, il conviendra de démon­trer que c'est l'ordre politique qui domine l'ordre économique, et non l'inverse, si bien que le capi­talisme est une conséquence de la démocratisa­tion, et non l'inverse, du moins en Europe et dans sa phase d'émergence historique. Dans le chapitre suivant, nous essaierons de dissiper ce qui devrait apparaître comme un bien grand mystère : com­ment l'évidence de cette liaison, perçue dès le XVIIIe siècle, a-t-elle pu être perdue de vue pendant deux siècles ?

Pour réussir la première démonstration, il faut envisager quatre points, dont le premier s'énonce ainsi : quel doit être, en démocratie, le statut des facteurs de production au regard du droit ? En d'autres termes : à qui la justice exige-t-elle qu'ils appartiennent? La réponse ne fait pas de doute, qu'on la trouve par une argumentation positive ou par une argumentation négative. Prenons l'initia­tive, qui est, au fond, le facteur de production le plus décisif, puisque, si aucun acteur ne décide de

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produire un bien ou un service, l'économie reste à l'état virtuel. L'initiative appartient à celui qui la prend, si l'on peut s'exprimer ainsi. La liberté d'initiative est inscrite analytiquement dans la défi­nition même du citoyen, en tant que chaque citoyen est politiquement libre de définir son inté­rêt particulier comme il l'entend, du moment qu'il respecte les règles du jeu que sont les lois. Prendre une initiative, économique ou autre, n'est rien d'autre qu'une certaine manière d'ordonner son intérêt particulier, en imposant un certain ordre de priorité et d'urgence à ses différents intérêts singuliers. Interdire les initiatives aux citoyens, c'est les priver d'une liberté si fonda­mentale que l'interdit poussé à la limite revien­drait à les priver de la liberté d'agir et à les ravaler au statut de machines mues par des volontés exté­rieures. Ce serait instaurer la tyrannie la plus extrême, si extrême même qu'elle ferait tomber dans l'inhumain, au sens propre.

À qui appartient le travail? Le travail a deux dimensions. D'un côté, il est la capacité, innée et acquise, d'accomplir une tâche définie. C'est une compétence, depuis la plus universellement humaine, comme de combiner des gestes avec les mains et les bras ou de marcher en portant une charge, jusqu'à la plus exclusive, par exemple celle de l'inventeur d'un algorithme subtil pour ordinateur. Même innée et universelle, une compétence doit être exercée et développée pour donner sa pleine mesure. Elle résulte toujours

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d'un certain effort, d'un investissement en éner­gie, en temps, en ressources diverses, consenti par le travailleur. En démocratie, ces compétences entrent évidemment dans la propriété des citoyens, puisqu'elles font partie de la définition même de leur «propre», de ce qui les définit comme acteurs libres. Cette propriété reste pleine et entière, même si l'on plaide, comme il est probablement licite de le faire, qu'il est du devoir du citoyen de mettre ses compétences au service du bien commun : il en reste le propriétaire, et c'est par un mouvement libre de rectitude qu'il sert autrui. Nier cette propriété, c'est affirmer que le citoyen ne s'appartient pas, c'est dire qu'il appartient à un autre ou à une collectivité, c'est sortir du cercle de légitimité de la démocratie. La seconde dimension du travail est la mise en œuvre de la compétence dans une activité actuelle. Enle­ver au citoyen la liberté du passage à l'acte, c'est tout bonnement le réduire en esclavage.

Le capital, dans sa définition ultime, est un revenu diminué de la part consommée, c'est une épargne. Comme le revenu n'a que trois sources possibles : le travail, le profit qui récompense une initiative ou le produit d'une épargne antérieure, l'épargne est la propriété du travailleur, de l'entrepreneur et du capitaliste, médiatement en ce qui concerne ce dernier, puisque le capital dont il tire un revenu est le résultat d'une épargne antérieure. Priver un épargnant de la propriété de son épargne, c'est le voler crûment ou le spolier

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par des ruses. Le vol est à la fois illégitime et illégal, en démocratie, du moins quand elle est pure et parfaite. Par ricochet, tous les investisse­ments en quoi se réalisent les épargnes et les capitaux, tous les outillages et les appareillages, notamment, sont appropriés par des particuliers, ils appartiennent à ceux qui les ont fabriqués à leur propre usage, à ceux qui ont emprunté pour les acheter ou bien à ceux qui ont investi dans leur achat. Quant aux techniques et aux savoir-faire, ce sont des compétences extériorisées et rendues indépendantes : elles appartiennent à leurs inven­teurs, qui peuvent vendre ou louer leurs brevets.

Les matières premières sont un autre facteur. Certaines sont fournies par la nature, comme les minerais, les eierres de taille, les produits de la mer, le bois ... A vrai dire, elles ne sont pas fournies par la nature, elles sont mises à disposition par elle. Le statut des matières premières est plus subtil. Quand elles sont, en quelque sorte, deve­nues secondes, pour avoir été extraites de la nature et rendues aptes à subir des transforma­tions ultérieures, elles ont incorporé des capitaux, des initiatives, du travail, des techniques. Elles sont de ce fait appropriées par quelqu'un. Tant qu'elles sont premières, au sens de virtuelles et de non extraites, ces ressources naturelles ne peuvent avoir qu'un propriétaire, la politie, c'est-à-dire le corps des citoyens en tant que corps. C'est un statut paradoxal, puisque la propriété relève du privé et que la politie est par nature publique. En

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fait, cette propriété est définie par rapport à l'extérieur, par rapport aux autres polities et par rapport à l'humanité : chaque politie définit un cercle d'appropriation découpé dans le patri­moine naturel de l'humanité, un cercle qui recoupe exactement l'espace physique occupé par la politie. La subtilité vient de ce que cet espace est public en tant qu'il sert de lieu à la politie, mais que ses contenus naturels sont la propriété collective du corps des citoyens. Ce dernier peut être tenu, au niveau conceptuel, comme le pro­priétaire collectif privé des contenus matériels de l'espace abstrait public·. Les citoyens, comme tous les propriétaires, peuvent vendre ou louer leurs propriétés, ou mettre aux enchères des droits d'accès aux matières premières.

On peut résoudre par le même raisonnement compliqué le statut de la terre bâtie et de la terre agricole. L'espace abstrait est public; son contenu concret qu'est le sol appartient collectivement au corps des citoyens, qui peuvent le vendre ou le louer.

Le statut des facteurs de production, en démo­cratie, ne laisse aucun doute. Ils font tous l'objet d'une appropriation privée. La justice démocra­tique veut que des droits de propriété leur soient affectés. Cette même justice exige que ces droits soient respectés. S'ils sont violés, les victimes doivent pouvoir trouver un recours dans la justice punitive et dans la justice restitutive, dans ce qu'il est convenu d'appeler le «droit pénal» et le

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«droit civil». Ainsi, la démocratie distribue des droits de propriété dans la sphère privée et en fait reposer le respect sur une sphère publique, qui a en charge l'intérêt commun. C'est à proportion de la réalisation de cet intérêt ou de ce bien commun par la définition de règles du jeu et par la punition des tricheurs que les droits de pro­priété sont garantis. L'économie est un point d'application local de la distinction du public et du privé inscrite dans l'essence de la démocratie.

Le deuxième point de l'argumentation, pour démontrer que démocratie et capitalisme ont par­tie liée, porte sur le mode de régulation des activi­tés économiques. La solution est ici évidente. Toutes les activités économiques relèvent du privé, en vertu du point précédent. Elles entrent, de ce fait, dans des intérêts particuliers, et doivent, par suite, passer par des marchés, pour y être trans­muées en intérêts moyens, par l'intermédiaire de partages, d'échanges et d'explorations. En un mot, une économie démocratique ne pourrait être qu'une économie de marché.

Il vaut mieux insister sur quelques remarques qui qualifient cette évidence. Il faut souligner qu'une démocratie ne devrait pas adopter une économie de marché sur l'argument que c'est la plus efficace. Si l'on veut l'une, il faut, par souci de cohérence, adopter l'autre, même si elle devait être moins efficace. Dans ce cas, il faudrait prendre l'inefficacité économique relative comme le coût à payer pour vivre sous un régime de

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libertés. Le marché est aussi et d'autre part plus efficace. C'est un bénéfice secondaire de la démo­cratie, ce n'est pas sa fin, qui est la paix par la justice sous l'égide des institutions appropriées à la fin.

L'intérêt commun doit toujours l'emporter sur l'intérêt particulier, au titre de condition de possi­bilité de ce dernier. Le public doit donc garantir les droits de propriété contre toute atteinte. Il doit régler les marchés, en en éliminant la violence et surtout la ruse sous toutes les formes de la fraude, de la tromperie, de l'escroquerie ... Il doit veiller au respect des contrats souscrits, en réservant des recours efficaces aux parties qui s'estiment lésées. De ce fait, l'expression « capitalisme sauvage » est une contradiction dans les termes, parce que le capitalisme est, par définition essentielle, réglé. Une économie peut devenir sauvage quand elle échappe à la loi et au droit, soit dans une politie tyrannique, soit entre polities, soit dans les bas­fonds, soit dans l'anarchie.

La sécurité extérieure de la politie est un intérêt commun. Elle passe donc avant l'efficacité écono­mique. Elle peut exiger des mesures publiques qui réduisent quelque peu cette efficacité: constitu­tion de réserves au-delà de ce que conseillerait le calcul économique; maintien d'activités non ren­tables, dont la disparition pourrait faciliter un blo­cus ; interdiction des échanges qui profiteraient à l'ennemi. La prudence suggérerait aussi de ne pas faire d'un ennemi potentiel un client si important

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qu'on en devient le captif. La même prudence politique, et même une plus grande encore, recommanderait de ne s'engager sur cette voie qu'avec des précautions extrêmes, car, comme nous le verrons plus tard, les groupes de pression économiques - qui ne sont rien d'autre que des intérêts particuliers coalisés - ne sont jamais las­sés de chercher à tricher avec les marchés et sai­sissent toujours tous les prétextes, bons ou mau­vais, pour imposer aux citoyens non coalisés leurs tricheries. Si on leur concède, en plus, la justifica­tion de la sécurité extérieure et de l'intérêt commun, leur virulence pernicieuse sera sans remède.

Une dernière remarque porte sur la concorde et sur l'aide mutuelle entre citoyens. Tous les citoyens d'une même politie sont embarqués pour une traversée commune. Ils se doivent un soutien mutuel. Les mécanismes de marché et le capita­lisme ne peuvent pas assurer à chacun qu'il saura les utiliser à son avantage. Des handicaps phy­siques, mentaux, psychiques, des accidents de la vie, des troubles affectifs, des infirmités sociales, une infinité de circonstances, petites ou grandes, temporaires ou durables, peuvent plonger des citoyens dans la pénurie. Les autres doivent les aider, par des gestes privés, de préférence, et par des mesures publiques. Ces mesures ne doivent, sous aucun prétexte fallacieux, aller contre le mar­ché. La démocratie l'exige, et l'efficacité écono­mique devient ici un argument de poids. Pour

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atténuer la misère, il existe toujours une solution démocratique et relevant du marché, et cette solu­tion est toujours plus efficace que la gestion bureaucratique, centralisée, anticapitaliste et anti­démocratique. L'État peut assurer à tous une pro­tection minimale contre les coups du sort, encou­rager un enseignement permettant à chacun de pousser le plus loin possible ses compétences vir­tuelles, doter la politie des infrastructures néces­saires, sans devenir assistante sociale, médecin, enseignant, ni entrepreneur de travaux publics.

Le troisième point de la démonstration réclame une argumentation plus serrée, parce qu'il est plus profondément enfoui dans la matière étudiée et qu'il a été emballé dans une gangue idéolo­gique épaisse depuis près de deux siècles. Une économie, même très purement démocratique, peut vivre presque sans marché, si les producteurs sont aussi les consommateurs de leurs propres produits, et réciproquement. L'économie est dite «de subsistance» ou «d'autoconsommation». Elle a régné presque partout jusqu'au XIXe siècle. À mesure que se précise et se creuse la distinction entre producteurs et consommateurs, la démocra­tie impose à l'économie un problème de déléga­tion de pouvoir. En effet, les producteurs exercent un certain pouvoir, puisqu'ils combinent d'une certaine manière des facteurs rares et qu'ils imposent cette combinaison aux consommateurs. Leur pouvoir réside dans le choix qu'ils opèrent entre toutes les combinaisons possibles et dans le

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fait que, en choisissant, ils abolissent tout autre choix possible. En démocratie, la règle est inflexible : tout pouvoir doit être consenti, à titre temporaire, circonscrit et réversible, aux compé­tents par les obéissants. Les obéissants sont ici les consommateurs. Quelle solution de principe adopter, qui respecte la règle ?

Nous avons tous les éléments nécessaires pour trouver la bonne réponse. Comme nous nous situons dans la sphère du privé, la seule procédure légitime est celle du marché. Ce dernier propose une solution simple, élégante et efficace. Chaque citoyen est laissé libre de lancer le pari qu'il existe une demande solvable pour un produit X. Ce fai­sant, il use de la liberté d'initiative que la démo­cratie lui garantit. Après quoi, le citoyen réunit les facteurs indispensables, techniquement, à la pro­duction du bien ou du service X, soit qu'il les possède déjà, soit qu'il les achète ou les loue. En un mot, il entreprend. À la fin de son entreprise, il se présente sur un marché avec son produit. De deux choses 1 'une : ou bien les consommateurs achètent le produit X, l'entreprise réussit et peut se renouveler; ou bien ils méprisent ce qui leur est offert, le pari était stupide, et le citoyen-entre­preneur rentre dans le rang, quitte à recommen­cer. Tous les principes de la délégation démocra­tique de pouvoir sont scrupuleusement respectés. Les consommateurs délèguent, par et dans leur acte d'achat, un pouvoir (de combiner des fac­teurs rares) à des acteurs qu'ils jugent compétents

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(pour leur offrir des produits de la meilleure qua­lité, au meilleur coût, en quantités désirées), à titre circonscrit (pour tel produit), temporaire (le temps d'un achat singulier), réversible (ils peuvent changer leur décision à l'achat suivant). Un marché économique est, ni plus ni moins, un forum de démocratie directe permanente, pro­bablement la seule qui soit vraiment possible dans les démocraties à la population importante.

Le profit est le prix de l'initiative, et non pas du travail de l'entrepreneur ni du risque qu'il prend. Comme il est de la nature d'une initiative de pouvoir se banaliser, nous avons déjà indiqué que le profit dégagé par les marchés pour tel produit tend toujours vers zéro. Seules de nouvelles initia­tives peuvent le restaurer. Il n'en reste pas moins que le profit - qui, en termes techniques, est le prix attribué par la demande à une offre de mono­pole, puisque l'initiative est unique au début, par définition - est le signal monétaire que la démo­cratie directe est respectée dans l'économie. Toutes les autres sources de profit n'en sont pas : ce sont généralement des vols rusés aux dépens des consommateurs.

La solution démocratique peut être rendue encore plus démocratique, par l'introduction d'un dispositif spécial. Supposons que l'on sépare la propriété d'une entreprise- qui est la matéria­lisation de l'initiative et la forme de cette matière - de sa gestion. Supposons encore que la pro­priété soit partagée entre des actionnaires, assez

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peu nombreux pour avoir les moyens de surveiller de près les résultats de la gestion, qu'ils confient à des compétences louées sur un marché des ges­tionnaires, et pour avoir intérêt à le faire. Suppo­sons, enfin, qu'il existe aussi un marché- appe­lons-le, pourquoi pas? une «Bourse» - où se puissent acheter et vendre les actions de l'entre­prise. Ces conditions remplies, on peut être assuré que le cours des actions en Bourse reflétera fidèle­ment les résultats de la gestion, que les fluctua­tions en baisse alerteront les actionnaires et que ces derniers prendront toutes les mesures pour que la gestion soit corrigée. Autrement dit, la Bourse est un instrument démocratique de contrôle indirect par les citoyens de la bonne gestion des entreprises. Cet instrument permet de minimiser les gaspillages.

Nous sommes conduits à la conclusion qu'une économie démocratique serait une économie d'entrepreneurs. Un problème démocratique dérivé est soulevé, dès le moment où l' entrepre­neur cesse d'être seul pour actualiser son initiative et où il doit s'entourer de collaborateurs, en ache­tant du facteur travail. L'entreprise, dès lors, devient un groupe, où, comme dans tout groupe, y compris le couple, se développent des relations de pouvoir. Quelles solutions la démocratie impose-t-elle ? Ici aussi, la réponse est nette et claire. L'entreprise est au service des citoyens­consommateurs, qui choisissent le chef d'entre­prise, directement ou indirectement, par l'entre-

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mise du conseil d'administration. Les employés, . quant à eux, choisissent l'entreprise, en deman­

dant à y entrer, en y étant reçus et en acceptant le salaire proposé. Ils échangent, en fait, un salaire contre l'usage actuel d'une compétence. Une compétence n'a pas un contenu général. Plus pré­cisément, une compétence donne toute sa mesure après qu'elle a été introduite à sa place dans le dispositif d'ensemble de l'entreprise. Le contrat d'embauche inclut, dans l'échange qu'il sanc­tionne, cette insertion dans le dispositif général. En conséquence, tout employé accepte par avance d'obéir aux ordres émanant de compétents -dont la compétence est définie par le dispositif d'ensemble-, dans l'exacte mesure où ces ordres contribuent à la finalité de l'ensemble, qui est de réussir sur un marché. Nous verrons plus tard les formes concrètes que l'histoire a tirées de ce prin­cipe pour l'organisation des entreprises 1•

Mais un pouvoir, dans l'entreprise comme ail­leurs, peut abuser, parce qu'il contient toujours de la puissance. En cas d'abus, la démocratie prévoit deux recours. L'un autorise toujours tout employé à actionner la justice corrective et, éventuelle­ment, punitive. L'autre, probablement plus effi­cace, est la liberté démocratique de sortir d'un groupe, une liberté d'autant plus effective que le marché du travail est plus fluide et les coûts de transaction plus faibles. Le marché du travail est le

1. Voir ci-dessous, ve partie, chap. II (t. Il, pp. 167 sqq.).

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meilleur remède aux abus qui peuvent toucher le travail.

Sans forcer ni fausser le moindrement la nature des choses inscrite dans leur concept, et en suivant fidèlement les indications et du concept et de la nature, nous avons pu démontrer qu'un régime économique purement démocratique instaurerait une économie de propriété, de marché et d'entre­prise. Qu'en résulterait-il, si une politie acceptait de se conformer à cette conclusion ? Organiser et régler des marchés serait se plier exactement aux solutions théoriques du problème économique et se promettre l'efficacité la plus grande possible. Distribuer et garantir des droits de propriété, ce serait tenir la promesse de l'efficacité maximale, en assurant les résultats de leurs efforts à ceux qui les obtiennent. Laisser les citoyens libres d'entre­prendre et les récompenser par le profit de leurs entreprises, ce serait encourager des innovations permanentes et perpétuelles, et garantir un déve­loppement économique sans fin. Les citoyens sui­vraient à peu près certainement et sans rechigner ce développement, parce que les désirs sont indé­finis et qu'ils ont une tendance spontanée à mon­ter au rythme de la croissance des ressources, et même à le dépasser, tant du moins que les citoyens entretiennent la mémoire et la crainte de la pénurie ou qu'ils ne contrôlent pas leurs désirs par une éthique de vie.

La conséquence presque inévitable de cette hypothèse devenue réalité serait une politie chré-

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matistique, marquée par le développement unila­téral des activités économiques, par la domination tendancielle de l'économique sur les autres ordres d'activités humaines et par une sorte d'obsession collective de l'enrichissement matériel. Ces déve­loppements, au demeurant, seraient en contradic­tion patente avec la position naturellement subor­donnée de 1' économique dans le dispositif humain général. Il en résulterait un déséquilibre, qui ne pourrait pas rester sans conséquences.

Ainsi peut être posée l'équation : économie démocratique = économie capitaliste = écono­mie chrématistique de développement indéfini. Si l'on n'aime pas ou si l'on déteste tel ou tel membre de l'équation, le seul recours est éthique, et non pas politique, car tout recours politique serait immanquablement antidémocratique.

Il reste à traiter deux points encore, pour par­faire la démonstration. Admettons qu'il existe un lien de dépendance entre démocratie et capita­lisme. Même si l'exposé a suggéré fortement que ce lien conduit de la démocratie au capitalisme, on ne peut pas exclure que l'on se soit abusé et que le lien coure en sens inverse, du capitalisme à la démocratie. Il faut encore se convaincre que le capitalisme est fonction de la démocratie, et non pas l'inverse. Plusieurs voies s'ouvrent, plus ou moins sûres, pour aller au but. La voie théorique serait la plus ambitieuse et la moins décisive. Elle consisterait, en substance, à démontrer que, dans le dispositif général des affaires humaines, le poli-

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tique occupe une place centrale, parce que tout ce qui s'y passe a des répercussions dans tous les autres ordres d'activités et, réciproquement, tout ce qui se passe ailleurs retentit dans l'ordre poli­tique. La proposition est vraie, mais elle n'exclut pas la possibilité qu'un développement écono­mique, lui-même conséquence d'un développe­ment peut-être religieux, ait fini par bouleverser l'ordre politique, en le faisant passer d'un régime traditionnel à un régime moderne, appelé « démocratie ».

La voie empirique est à peine plus sûre. Les précédents historiques du capitalisme les mieux conformés se rencontrent dans les cités mar­chandes de l'Antiquité méditerranéenne, du Moyen Âge européen et de l'Insulinde aux XVIe et XVIIe siècles 1• Dans ces cités, le capitalisme est pré­sent dans ses quatre acceptions, y compris la chré­matistique. Les régimes politiques de ces cités ne sont pas des démocraties au sens plein et entier, mais des oligarchies, c'est-à-dire des régimes à dominante de direction, mais où les sièges de toutes les délégations de pouvoir sont les riches. L'oligarchie compose avec le régime aristocra­tique deux des trois espèces d'un même genre: la troisième espèce est la démocratie, et le genre est défini par un pouvoir de direction. À chaque fois, le développement économique - pour l'essentiel

1. Voir D. Lombard, Le Carrifour javanais. Essai d'histoire globale, Paris, Éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1990, 3vol.

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assis sur les activités d'échange et, plus secondaire­ment, sur la production de biens, sauf exceptions, dans le textile et la métallurgie notamment -repose sur des marchés, sur des droits de pro­priété et sur l'esprit d'initiative, autorisés et garan­tis par un régime politique défini.

La différence principale avec le capitalisme moderne est que ces expériences capitalistes sont développées dans les interstices et aux marges des royaumes et des empires, que les cités servent, mais que le capitalisme ne bouleverse pas de fond en comble. Au contraire, c'est au cœur même de l'Europe des grands royaumes que se fera la transi­tion vers le capitalisme. D'autre part, ce capita­lisme moderne est marqué par un dynamisme sans commune mesure avec celui de ses précédents historiques, un dynamisme qui ne se contente pas des occasions de profit procurées par les transac­tions, mais qui transforme entièrement la produc­tion, la distribution et la consommation. On résiste mal à la tentation théorique d'attribuer les limites de l'expansion capitaliste, d'un côté, et son développement indéfini, de l'autre, aux diffé­rences qui affectent les régimes politiques dans les royaumes et les empires, d'une part, et dans les monarchies européennes, d'autre part. Nous essaierons de le montrer dans des développements ultérieurs. Pour le moment, il n'est pas possible d'exclure absolument que le capitalisme des cités ait produit leurs régimes oligarchiques et que les royaumes et les empires ne l'aient pas connu, ou

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très peu, pour une ou des raisons indépendantes à déterminer.

En Europe même, entre le XVIe et le XVIIe siècle, dans la phase préparatoire à l'explosion capita­liste, à partir des alentours de 1750, la chronologie plaide en faveur de la liaison du politique à l'économique. Les premières expériences capita­listes, encore sur le modèle des cités marchandes médiévales, mais où l'on pressent déjà des déve­loppements nouveaux, sont celles des Provinces­Unies, qui arrachent leur indépendance à l'Espagne entre 1564 et 1609- et définitivement en 1648. Les Province s-U nies sont une république à structure fédérale, dont le régime est nettement oligarchique. L'Angleterre se donne d'une manière formelle entre 1689 et 1714 les institu­tions politiques qui permettront son « décollage »

économique. Ces institutions sont celles d'une monarchie parlementaire, qui est à ranger, dans notre terminologie, parmi les régimes aristocra­tiques-oligarchiques. Mais on sent bien que la chronologie n'est pas assez précise pour faire accé­der à l'intimité des connexions entre politique et économie, ni pour infirmer l'hypothèse d'un lien inverse de celui que nous posons.

Une autre voie d'argumentation procéderait par élimination successive des théories alterna­tives. Expliquer la naissance du capitalisme en Europe entre le XVIIe et le XIXe siècle laisse peu de possibilités, si l'on exclut l'explication la plus plau­sible, par le politique. La moins plausible pos-

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sible, celle qui implique la religion, a été défendue avec génie par Max Weber 1• Je me contenterai de souligner deux ou trois points. Le premier est que Max Weber n'a jamais explicitement affirmé que l'éthique protestante calviniste était la cause du capitalisme. Au plus, il y aurait vu une condition nécessaire, mais en quelque sorte négative: le dogme calviniste, en justifiant aux yeux du croyant la chrématistique et en l'amenant à développer une éthique conforme et au dogme et à la rationa­lité économique, a fait sauter un verrou moral et mental qui, partout ailleurs, bloquerait le passage au capitalisme. Mais une condition nécessaire n'est pas nécessairement suffisante. Dans ses essais de la maturité sur la sociologie des religions, Max Weber rappelle presque à chaque page qu'il ne prétend pas expliquer l'histoire économique par l'histoire religieuse, mais en éclairer certains aspects importants.

Un second point à marquer est qu'il y a bel et bien une corrélation entre calvinisme et capita­lisme au xv! siècle, mais que le bon sens conseille vivement de l'inverser par rapport à ce que pré­conise Max Weber. En un mot comme en cent, ce n'est pas la foi calviniste qui a poussé aux affaires, mais le fait d'être dans les affaires, de se sentir mal aimé et mal compris par les autorités tant civiles que religieuses, de ressentir avec rancœur les mille entraves imposées aux activités économiques par

1. Voir ci-dessous, IVe partie, chap. IV (t. Il, pp. 78 sqq.).

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une société médiévale qui avait partie liée avec l'Église, ce sont ces raisons et d'autres encore qui ont incité des capitalistes sur le modèle médiéval à rallier le camp de la Réforme, quand elle eut éclaté. D'autres l'ont ralliée pour d'autres raisons: des paysans contre leurs seigneurs, des princes contre leur roi, des peuples contre la suffisance d'autres peuples. Quand une société ou une aire culturelle se partage en profondeur à propos d'un problème défini, les camps se forment en ralliant des individus et des groupes dont les motivations sont les plus variées. C'est par une illusion rétro­spective que l'on attribue à chaque camp une motivation unique exprimée dans ce qui le définit contre l'autre camp. Au-delà du XVIe siècle, la cor­rélation certaine entre banque et protestantisme, en France par exemple, n'a pas grand-chose à voir avec la grâce et la prédestination, mais beaucoup plus avec le fait que les affaires d'argent, dans les mondes prémodemes, tendent à être abandon­nées à des minorités exclues de la comédie sociale générale, parce que l'argent est sale et que ces minorités n'ont guère d'autres emplois auxquels se consacrer et dans lesquels réussir. D'où aussi la banque juive ou la banque parsie.

Les deux seules autres candidates à la parturi­tion du capitalisme sont la technique et la science. Elles peuvent être disqualifiées en deux mots. Le progrès technique est visiblement une consé­quence du capitalisme et du développement économique. C'est parce que le profit tend

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constamment vers zéro et que l'innovation seule peut le restaurer que les entrepreneurs sont à la recherche de techniques nouvelles toujours plus efficaces. Ici, la chronologie ne laisse pas place au doute. L'Europe, à l'aube du capitalisme, ne béné­ficie d'aucune avance technique sur les autres aires. L'avance se fera de plus en plus marquée à mesure que le capitalisme s'intensifiera. La science est, à n'en pas douter, la source ultime de l'innovation. Il est également peu niable que la science, née en Europe entre 1600 et 1630, a précédé le capitalisme. Mais, si le capitalisme moderne a besoin de la science, car sans elle il n'aurait pas dépassé ses expressions antiques et médiévales, l'inverse ne peut être soutenu : la science ne conduit pas au capitalisme comme le fleuve va à la mer. En effet, les applications de la science à l'économique n'ont rien d'évident ni de spontané, comme l'attestent les esquisses scienti­fiques à l'époque hellénistique et leur transmis­sion aux aires romaine, indienne, arabe. La conca­ténation est ici évidente : la demande économique stimule l'offre technique qui s'adresse à l'offre scientifique. Nous y reviendrons.

L'argument le plus fort en faveur de la thèse avancée est probablement le suivant, de nature logique. Si le capitalisme est la condition de la démocratie, et non l'inverse, il faut expliquer le capitalisme. On ne peut l'attribuer à un mouve­ment endogène de l'économique en tant que tel,

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sinon le capitalisme serait la chose du monde la mieux partagée. Le problème des origines reste irrésolu et devient insoluble. C'est la voie choisie par Karl Marx; elle l'a conduit à une impasse tautologique : le capitalisme existe une fois né, et il naît quand il devient du capitalisme! Si, au contraire, on choisit la liaison inverse, on se donne les moyens d'expliquer pourquoi les anciens régimes d'Europe recelaient des ferments de démocratisation 1 et pourquoi ces ferments politiques ont rencontré un sol favorable à l'essor du capitalisme 2• Qui plus est, on s'ouvre aussi la possibilité de relever, sur chaque point, des dif­férences décisives distinguant l'Europe des autres aires culturelles, qui, à première vue, étaient des candidates aussi plausibles à l'entrée dans la modernité.

Le second et dernier point à introduire pour parfaire la démonstration est une remarque et une mise en garde. Quand nous soutenons la thèse que la démocratie est la clef du capitalisme, il faut l'entendre en un sens très précis. La thèse porte sur l'invention du capitalisme, non sur sa diffusion ni sur son adoption. Un objet A peut se voir impo­ser la condition X pour son émergence, mais, une fois émergé, le même objet A, plus ou moins amo­dié, peut s'accommoder des conditions Y ou Z, pour peu que ces dernières ne lui soient pas abso-

1. Voir ci-dessous, Ille partie (pp. 315 sqq.). 2. Voir ci-dessous, IVe partie (t. Il, pp. 9 sqq.).

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lument hostiles. Cette remarque prendra tout son sens et toute son importance quand nous aborde­rons l'extension tendancielle du capitalisme à l'ensemble de la planète 1•

l. Voir ci-dessous, VIe partie (t. Il, pp. 291 sqq.).

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v DÉMOCRATIE, CAPITALISME

ET IDÉOLOGIE

Au XVIIIe siècle, il eût été sans doute inutile d'emprunter un détour théorique aussi compliqué que celui suivi dans les chapitres précédents, parce que tout un chacun aurait admis comme allant de soi que les activités économiques sont dans la dépendance des régimes politiques. Je ne retiendrai qu'un seul exemple, la manière dont Montesquieu met en rapport ses types de régimes avec des caractères centraux de l'économie:

Le commerce a du rapport avec la Constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est ordinaire­ment fondé sur le luxe, et quoiqu'il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices, et à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l'économie. Les négociants, ayant l'œil sur toutes les nations de la terre, portent à l'une ce qu'ils tirent de l'autre. C'est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d'Athènes, de Marseille, de Florence, de Venise, et de Hollande, ont fait le commerce.

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[ ... ]En un mot, une plus grande certitude de sa propriété, que l'on croit avoir dans ces États, fait tout entreprendre; et, parce qu'on croit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage ; on ne court de risque que sur les moyens d'acquérir: or, les hommes espèrent beaucoup de leur fortune.

[ ... ] Quant à l'État despotique, il est inutile d'en parler. Règle générale : dans une nation qui est dans la servitude, on travaille plus à conserver qu'à acquérir. Dans une nation libre, on travaille plus à acquérir qu'à conserver 1•

Tout y est : la liberté du côté du politique ; les droits de propriété, les marchés, l'esprit d'entre­prise, et même la passion d'acquérir, du côté de l'économique. Cela, en 1748. Cinquante ans plus tard et encore mieux cent ans après, l'évidence avait été perdue de vue. Ou bien le sens de la consécution se retrouve inversé, et c'est le mouve­ment économique qui a conduit aux idées et aux régimes de liberté, tous trois portés par une même figure historique, le bourgeois. On rencontre cette position du côté des libéraux, à commencer par Guizot, en France. Ou bien le problème est évacué, soit que le régime parlementaire et le capitalisme tombent victimes de la même abomi­nation, savoir d'être bourgeois, soit que l'écono­mie occupe tout le terrain et bénéficie d'une sorte d'aséité ontologique. Ces deux positions contra-

1. Montesquieu, De l'esprit des lois, livre XX, chap. IV. D'autres passages de l'ouvrage développent la même thèse.

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dictoires, mais à la manière dont un miroir contre­dit ce qui s'y reflète, sont développées par les socialismes, d'un côté, et par l'école économique, de l'autre.

Une histoire détaillée et raisonnée de ce voile­ment d'une évidence théorique et empirique serait peut-être le meilleur fil d'Ariane pour suivre les développements idéologiques qui, en Europe tout au moins, ont infecté deux siècles d'histoire. Par des biais multiples, cette histoire touche à notre propos, comme l'exposé le révélera peu à peu. C'est pourquoi il ne sera pas hors sujet de l'esquisser, en négligeant les détails et en insistant sur les raisons. On peut décomposer ces raisons en trois volets argumenta tifs enchaînés, qui abou­tissent à un retournement brusque et récent.

Le premier volet porte condamnation absolue du capitalisme. Nous montrerons combien, comment et pourquoi l'anticapitalisme est une dimension inévitable de la modernité 1• Je voudrais ici sou­ligner trois arguments, qui traduisent davantage une ambiance générale qu'une argumentation idéologique en bonne et due forme.

Un premier aspect de cette ambiance morale est une tradition aristocratique qui imprègne profon­dément les élites européennes. À gauche comme à droite, que 1 'on soit en faveur de la modernité et de la modernisation ou que l'on s'y oppose avec une ardeur variable, la réaction spontanée devant

1. Voir ci-dessous, ve partie, chap. VII (t. Il, pp. 268 sqq.).

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le développement économique est de méfiance et de mépris plus ou moins déguisé. Plus précisé­ment, le mépris s'adresse moins aux résultats du développement en termes de biens et de services mis à la disposition des gens qu'aux passions de lucre qu'il suppose et qu'il entretient, et encore plus aux acteurs qui portent le mouvement. Les marchands, les capitalistes, les industriels, les bourgeois, les entrepreneurs, toutes ces figures superposables de la modernité économique ont en elles quelque chose de douteux, qui les rend peu fréquentables.

Cette tradition de dépréciation de l'écono­mique n'est pas spécifiquement aristocratique, elle est universelle. En dehors des cités mar­chandes, toutes les élites traditionnelles ont tou­jours placé les activités de production en position déprimée et celles d'échange en position ignoble. Le producteur - l'agriculteur et l'artisan - se salit les mains et travaille pour autrui, mais, au moins, sa contribution à la prospérité commune est perceptible et tangible. Au contraire, le mar­chand, qui achète à un prix et revend la même chose à un prix supérieur, ne contribue pas de manière visible, il a toutes les apparences du para­site. Quant au financier, qui fait faire des petits à l'argent, c'est un voleur purement et simplement. Encore aujourd'hui, après deux siècles de théorie économique, le public se laisse facilement aller à accuser les« intermédiaires» de parasitisme et de vol. En Europe, cette méfiance universelle, que

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l'on peut tenir pour le bruit de fond normal dans lequel baigne l'économique comme chrématis­tique, a été poussée jusqu'à l'hostilité déclarée et par le fait que les élites étaient composées d'aristo­crates ou recevaient d'eux leur ton et par le chris­tianisme. Les valeurs aristocratiques sont celles de l'héroïsme, de la libéralité, de l'ostentation, du loisir, de la jouissance, toutes valeurs en contradic­tion avec celles du travailleur, de l'entrepreneur et du marchand. Quant au christianisme, il est diffi­cile de rencontrer une doctrine plus hostile aux riches et aux richesses. D'où, au demeurant, l'étonnement que ce soit précisément en terres chrétiennes que le capitalisme est né, et l'attrait de la thèse wébérienne, par son côté paradoxal et piquant. Gardons-nous d'oublier une autre composante de la méfiance, du mépris et de l'hos­tilité, à savoir l'envie, visible en particulier chez les intellectuels: comment ces gens-là osent-ils être plus riches que nous ?

Le deuxième aspect de l'ambiance morale anti­capitaliste est plus justifié. Réduit à son noyau rationnel, il résulte du rejet spontané de la chré­matistique comme intrinsèquement absurde. Dans le dispositif humain général, l'économique est un serviteur, qui reçoit la charge de procurer à chaque ordre les ressources dont il a besoin pour atteindre ses fins - ou, pour être plus exact, dont les acteurs de cet ordre estiment avoir besoin pour atteindre les interprétations des fins qu'ils avancent. La chrématistique consiste, à la lettre, à

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prendre les ressources elles-mêmes pour les fins et à faire du serviteur le maître. Cette substitution n'est pas absurde au sens où elle serait logique­ment contradictoire, sinon le capitalisme ne pour­rait pas exister, mais en ce qu'elle prive de sens l'ordre économique et, par ricochet, la civilisation et la vie humaine. Quel est le sens d'une vie consacrée à accumuler toujours plus de signes monétaires et d'une civilisation axée sur l'aug­mentation annuelle du P.N.B., global ou par tête, d'un certain pourcentage? Aucun. C'est une évi­dence, sauf pour ceux qui vivent dans la pénurie : pour eux, devenir moins miséreux et peut-être même devenir riches a un sens humain réel. Dans les élites européennes déjà marquées par l'esprit aristocratique et chrétien, et à l'abri des besoins les plus urgents, la dénonciation de la chrématis­tique, sous des avatars variés, a toujours été bien reçue, parce qu'elle a un fondement vrai. Mais dénoncer le capitalisme comme chrématistique, c'est se mettre en position de résister avec peine à sa condamnation dans ses trois autres acceptions. Pour y parer, il faut s'efforcer à un raffinement intellectuel qui n'a aucune chance de susciter une ambiance morale.

Le troisième déterminant de l'ambiance morale anticapitaliste a été le spectacle de la misère popu­laire. Le XIXe siècle a été obsédé par les classes miséreuses, soit dans un souci sincère du malheur des autres soit parce que des classes miséreuses peuvent devenir dangereuses, en fomentant des

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révolutions ou en se livrant au crime. Les histo­riens économistes ont fait justice, chiffres à l'appui, de la légende d'une paupérisation des classes laborieuses. Il eût été, au demeurant, para­doxal- et même peut-être absurde, au sens, cette fois-ci, de logiquement contradictoire - qu'un régime économique plus efficace entraînât un appauvrissement général et qu'une demande croissante du facteur travail en déprimât le prix. Peu importe, car ce qui compte, c'est que les gens ont généralement eu le sentiment que la misère s'étendait et s'approfondissait. Karl Marx a donné une forme théorique compliquée et contournée à un constat spontané de presque tout le monde.

L'explication de cette myopie des contempo­rains est double. L'augmentation du niveau de vie s'est faite en moyenne, par incréments faibles d'année en année et avec des reculs imposés par les crises. Elle apparaît comme évidente avec le recul d'un siècle et demi. C'est à partir des années 1960 que les progrès des niveaux de vie sont devenus si évidents que la dénonciation de la « société de consommation » a pu devenir popu­laire. Jusque-là, et surtout au XIXe siècle, à chaque moment, les observateurs de la condition ouvrière pouvaient être horrifiés par ce qu'ils voyaient. En effet, ces observateurs étaient, presque tous et presque par définition, des membres des élites sociales, qui comparaient la misère ouvrière à leur situation matérielle à eux. Au contraire, les nou­veaux citadins attirés par l'industrialisation

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comparaient leur condition à celle, bien pire, des campagnes surpeuplées qu'ils avaient quittées. Les points de vue étaient différents, et c'est pourquoi la classe ouvrière a trahi les espoirs révolution­naires placés en elle par son avant-garde intellec­tuelle d'origine bourgeoise! Il n'empêche que, indignation sincère ou calculée devant la misère, elle ne pouvait faire autrement que de désigner le capitalisme comme responsable de la paupérisa­tion, puisqu'il demeurait bien vrai que l'industria­lisation, l'urbanisation et les bouleversements de la stratification sociale étaient des expressions, parmi d'autres, de la modernisation économique par le capitalisme 1•

Cette ambiance anticapitaliste est propre à l'Europe. Elle manque complètement aux États­Unis, sauf à y être importée d'outre-Atlantique. Ce contraste s'explique facilement: les États-Unis n'ont pas d'aristocratie, sauf des poches en Nou­velle-Angleterre et dans le Sud. Les aristocrates, de naissance ou d'imprégnation, sont rentrés en Angleterre en 1783 ou se sont repliés sur le Canada. Les États-Unis sont un pays plébéien, en quelque sorte de fondation. Ce trait fondateur, du reste, explique l'hostilité sourde ou déclarée des élites européennes envers l'Amérique, déjà expli­cite dans les tirades de Stendhal ou de Baudelaire contre l'« américanisme». Les États-Unis sont aussi un pays d'immigrants, qui ont fui la persé-

1. Voir ci-dessous, ve partie, en particulier les chap. III, IV et v (t. II, pp. 187 sqq.).

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cution, l'oppression et surtout la misère, et qui voient dans l'Amérique la terre de la liberté et de toutes les occasions. Il n'y avait pas d'intellectuels pour tâcher de leur persuader qu'ils étaient très malheureux sans le savoir. Enfin, la dominante chrétienne antichrématistique s'est vu imposer, aux États-Unis, une sourdine si complète qu'on aurait peine à la repérer. Le puritanisme a effec­tivement rendu honorable l'esprit d'entreprise et le souci de bien-être matériel. Il est hautement douteux que cette position religieuse favorable à la chrématistique, sous certaines conditions d'hon­nêteté et de souci du bien commun, ait été déci­sive pour le développement économique améri­cain. Mais il est très certain qu'elle a donné bonne conscience au capitalisme américain et lui a épar­gné tout complexe.

Le deuxième volet des arguments qui ont conduit à nier ou à ignorer les rapports étroits entre capitalisme et démocratie a mené à leur disjonction complète. Ce volet se situe plutôt à gauche. À droite, dans le camp des réactionnaires et des contre-révolutionnaires, on incline plutôt à rejeter les deux en bloc. Malgré tout, ce rejet de principe est une incitation faible à analyser de plus près les rapports entre démocratie et capita­lisme. Si un lien est perçu entre les deux, il est plutôt conçu comme signalant une origine malé­fique commune. Cette communauté est la moder­nité elle-même, ressentie comme une décadence ou une corruption. Il n'empêche qu'il existe un

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anticapitalisme idéologique de droite, ou plutôt d'extrême droite, dont le rôle n'a pas été négli­geable dans l'entre-deux-guerres. Psychiquement, on incline à tenir l'ennemi de son ennemi sinon pour un ami du moins pour un être fréquentable. Politiquement, en raison de la polarisation propre à tout combat, il devient un allié, irrésistiblement. Dans l'anticapitalisme ont pu communier les alliances les plus étranges.

La disjonction effective est venue d'autres quar­tiers. On peut accepter la démocratie, c'est-à-dire tous les développements politiques, depuis la monarchie constitutionnelle la plus généreuse pour les pouvoirs du souverain jusqu'à la démo­cratie dite «représentative». On peut accepter la modernisation politique de manière sincère et sans réserve, tout en étant réticent à la chrématis­tique, voire même choqué par elle. Cette diver­gence de sentiments à propos des modernisations politique et économique est même naturelle et honorable. La solution honorable et naturelle est d'en tirer les conséquences pour soi-même, en s'interdisant de succomber à la cupidité et à l'ava­rice, et en traitant les questions économiques comme elles doivent l'être, comme chargées de procurer ses ressources à la« bonne vie». C'est un problème éthique, non pas politique, et encore moins idéologique. Mais une réaction sinon plus spontanée, du moins typique de la modernité telle qu'elle a émergé dans les consciences euro­péennes au XVIIIe siècle consiste à transformer ce

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problème éthique en problème «social», c'est-à­dire en un problème politique perverti par l'idéo­logie. On produit et on adhère à un programme de refonte de la société, au nom d'autres fins, une refonte qui garderait la démocratie et éliminerait la chrématistique.

L'idéologie permet ce strabisme divergent, parce que, en son fond ultime, elle est un désir rationalisé. Les fins - dans ces milieux, on parle plutôt de «valeur » ou d'« idéal » - peuvent être religieuses, esthétiques, éthiques, ludiques. On obtient, par exemple, un catholicisme, un protes­tantisme ou un judaïsme à la fois libéral et anti­capitaliste, au nom de la Bible. Ou bien l'on se détourne des laideurs de la société industrielle, pour faire ses délices des beautés de l'art ou de la nature, tout en se félicitant des libertés distribuées par la démocratie. Ou encore l'on crache sur les contraintes de la vie économique, pour rêver d'aventures, de voyages, de vacances, de loisirs, sans trouver trop à redire au régime politique. Ces attitudes, anodines selon les apparences, conduisent à opposer une résistance nulle ou molle aux idéologues anticapitalistes virulents et à perdre de vue que l'essentiel, ce dont tout dépend, y compris la défense des« vraies valeurs», est le régiine démocratique de libertés. Il finit par aller de soi, par n'être même plus perçu. Il est peu probable qu'il trouve des défenseurs ardents et efficaces contre les antidémocrates déclarés.

Un dernier camp a imposé la disjonction la plus

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radicale. Ce camp est sensible à la misère, à l'iné­galité, à l'injustice, à tous les aspects de la réalité qui dénoncent de manière criante les décalages entre l'idéal démocratique et la situation réelle. Il suffit d'être particulièrement sensible au côté économique de cette situation, ce qui est facile dans l'ambiance générale des deux derniers siècles, et d'être peu attentif à la vérité pour rap­porter les maux économiques à la propriété et au marché. Cette attribution est d'autant plus facile que les marchés produisent effectivement des iné­galités dans les partages et que la propriété enté­rine et garantit ces inégalités. Au-delà d'un seuil bas d'indignation, il est facile de se persuader que la suppression de la propriété, du marché et des capitalistes, qui en sont les produits les plus visibles, instaurerait la justice, l'égalité, la prospé­rité. C'est d'autant plus facile que, pendant long­temps, aucune expérience n'a permis de constater que toute autre solution est pire.

Les soldats de ce camp se sont partagés sponta­nément en deux armées. Les uns prétendaient souhaitable et possible de concilier la conservation de la démocratie parlementaire et représentative et la destruction du capitalisme. Les autres consi­déraient qu'il fallait détruire le capitalisme et son expression politique, pour accéder à la « vraie »

démocratie non capitaliste. Les premiers ont pro­duit les social-démocraties, les seconds les socia­lismes et les communismes.

Le troisième volet a imposé la disjonction entre

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capitalisme et développement. La voie d'argumen­tation choisie a été la plus simple. D'un côté, le capitalisme comme chrématistique est méprisable et damnable, d'autant plus que ses succès maté­riels profitent à une minorité seulement. De l'autre, la prospérité est une fin de l'homme, subordonnée sans doute, mais une fin, que la démocratie moderne reconnaît et défend. Pour concilier ces deux propositions contraires, sinon contradictoires, il suffit de reprendre la distinction entre les besoins et le luxe, entre le naturel et l'artificiel, entre le nécessaire et le superflu. Après quoi, il est facile d'identifier le capitalisme au luxe, à l'artificiel et au superflu, et le développe­ment avec le nécessaire, le naturel et les besoins. Cette dichotomie tranchée est d'autant plus facile à recevoir qu'il faudrait un effort intellectuel assez violent pour s'en tenir au vrai, à savoir que les contradictoires sont des pôles extrêmes et que tout bien ou service les retient tous deux, mais en proportions variables. On se laisse d'autant plus aisément capter par la disjonction que, d'autre part, elle rejoint marginalement la distinction vraie entre économie et chrématistique. Mais le propre du capitalisme est d'être les deux à la fois.

Une fois la disjonction opérée en pensée, on peut asseoir sur elle un programme économique nourri d'illusions faciles à attraper et à conserver. Deux d'entre elles sont notablement pernicieuses. L'une part de la conviction que la propriété indivi­duelle est égoïste, alors que la propriété collective

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serait altruiste. L'illusion s'enracine dans le sens commun, qui, dans le premier cas, isole un acteur dont l'égoïsme est probable, alors que, dans le second, il a affaire à un collectif, donc à personne, donc à l'impossibilité d'un égoïsme. La simple étymologie pousse en ce sens: «nous» n'est pas ego. En fait, le sens commun oublie complètement que tout groupe institué en unité d'activité agit par le truchement d'individus qui, eux, peuvent être égoïstes comme tout un chacun, et d'une manière bien plus virulente encore, puisqu'ils peuvent cacher leur égoïsme derrière le voile de l'intérêt commun. Cette illusion est très difficile à contrôler dans les pays d'Europe, quan~ le collec­tif concerné est l'Etat, parce que cet Etat, on le verra, a émergé historiquement d'une lutte séculaire contre les seigneuries au nom du public et de l'intérêt commun, et que cette revendication était en partie ou en grande partie justifiée.

La seconde illusion est plus difficile à dissiper, alors que, dans la première, on convainc assez facilement les gens qu'« ils» sont corrompus. Un intérêt particulier, qu'il soit individuel ou collectif, doit être poursuivi rationnellement, si l'on veut qu'il soit réalisé. C'est une évidence irréfutable. Or la politie est une unité d'action, dans la sphère d'intérêt de laquelle entre la prospérité. Donc l'économie politique doit devenir une politique économique conduite par l'État. Ainsi se trouve justifiée par un syllogisme du sens commun et par un sophisme une économie anticapitaliste où la

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propriété a disparu, où le marché est remplacé par le plan, où les entrepreneurs ont fait place aux bureaucrates. Le sophisme repose sur le contenu légitime de la politique économique, qui doit être recherché avec suite par la politie comme unité d'action. Mais ce contenu se limite à garantir les droits de propriété, à préserver les marchés de la violence et de la ruse, à faire respecter les contrats, à punir les fraudeurs. Tout au plus peut-on plaider que relèvent aussi du public et de l'État, avec réserve, les conditions communes de la prospérité, comme certaines infrastructures, une instruction de qualité, une inflation nulle, l'ouverture sur les marchés extérieurs ...

Le sophisme fonde, en lui donnant de bonnes raisons, la conviction que l'étatisation et la planifi­cation centralisée par des fonctionnaires condui­ront spontanément à un développement écono­mique rapide, harmonieux et égalitaire. En contraste, le capitalisme est traversé de crises économiques, il laisse subsister des zones de sous­développement et il maintient ou creuse les inéga­lités. Comment résister à un programme si pro­metteur ? Cette conviction peut être maintenue indéfiniment, tant qu'aucune expérience histo­rique ne permet de la tester. La révolution bolche­vique a entamé cette expérience. Ce fut une catas­trophe économique complète et sans recours, du début à la fin, pendant trois quarts de siècle. Pourquoi cette catastrophe a-t-elle été niée par l'intelligentsia extérieure ? Répondre à la question

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nous conduirait trop loin. Contentons-nous d'énoncer deux pistes. L'anticapitalisme a triom­phé dans une puissance mondiale: la puissance fascine les intellectuels. Cette puissance a été une alliée contre le nazisme: elle en est devenue honorable. Quoi qu'il en soit, les expériences soviétiques n'ont pas réussi à déchirer le voile idéologique.

Par un mouvement facile à reconstruire rétro­spectivement et en s'en tenant à l'essentiel, capita­lisme, démocratie et modernité se sont retrouvés disjoints. La mésaventure est un cas extrême d'aveuglement par l'idéologie, car une évidence n'a pas cessé un seul instant de s'offrir à l'atten­tion la plus négligente : le seul exemple connu de modernisation spontanée s'est déroulé sous l'égide conjointe du capitalisme et de la démocra­tie!

Depuis une dizaine d'années maintenant, ou un peu plus, on assiste à un retournement intellectuel en faveur du capitalisme, ou de l'économie de marché, pour ne pas froisser les susceptibilités idéologiques. Point n'est besoin de creuser bien avant pour trouver les raisons de ce changement d'attitude chez les intellectuels et les responsables politiques. Le délabrement pathétique des écono­mies anticapitalistes était patent pour tout le monde dès avant l'effondrement et la disparition du communisme, en 1989-1991. Même les idéo­logues les plus obtus ont fini par s'en rendre compte. Il est devenu à peu près impossible de

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défendre ouvertement le régime soviétique de l'économique. Quand, aujourd'hui, on ne réussit toujours pas à accepter la propriété, le marché et l'entreprise, on ne prône plus l'étatisation, la pla­nification et la gestion bureaucratique, on s'exprime en termes de« civilisation du marché», de «capitalisme social», de «contrôle de la sau­vagerie du capitalisme» ...

La seconde raison du retournement s'appuie sur les développements économiques foudroyants en Asie, à Taiwan, en Corée du Sud, à Singapour depuis une bonne génération, et depuis dix à quinze ans en Thaïlande, en Indonésie et surtout en Chine, où le développement, depuis 1979, a pris une allure explosive. Nous aurons à revenir sur ces expériences 1• Pour le moment, il est ques­tion d'idéologie et de perception. Tous ces déve­loppements asiatiques, précédés par celui du Japon, ont en commun d'être capitalistes, dans les quatre acceptions du mot : l'esprit d'entreprise est intense, les droits de propriété sont proclamés et à peu près respectés, 1' ouverture sur les marchés mondiaux est une condition manifeste du succès, et la chrématistique y a pris des proportions cari­caturales. Sans doute, en y regardant d'un peu plus près, on constate que le rôle du pouvoir politique n'est pas celui que lui réservent les manuels anglo-saxons. Malgré ces réserves et ces interrogations, il n'est pas possible de dénier à ces économies l'étiquette de capitalistes.

1. Voir ci-dessous, VIe partie, chap. v (t. II, pp. 380 sqq).

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Ces deux événements historiques -le premier qui clôt la parenthèse démoniaque du xxe siècle et le second qui signale l'entrée dans la nouvelle phase de l'histoire humaine - ont imposé la res­tauration de l'identité du capitalisme et du déve­loppement. Mais cette restauration n'a pas encore conduit à l'identité fondatrice du capitalisme et de la démocratie économique. Dans la plupart des pays sortis du communisme, en tout cas dans les polities qui ont émergé de l'éclatement de l'Empire soviétique, le passage au capitalisme et au marché est plutôt conçu comme un change­ment de manuel : les indications du précédent ayant conduit à la catastrophe, on en a changé, comme on remplace par un nouveau modèle plus prometteur une machine tombée en panne. Non seulement on ne change pas le mécanicien, mais le mécanicien n'a pas l'idée que la nouvelle machine ne peut fonctionner qu'après un boule­versement de l'organisation et des habitudes. Bref, on a abandonné l'économie soviétique, mais on n'est pas encore en économie capitaliste, faute précisément d'avoir transformé et le régime poli­tique et le régime économique.

Les phénomènes asiatiques n'encouragent pas un retour à des vues plus saines et plus vraies ou une avance vers elles. Les « tigres » asiatiques ne sont pas des démocraties, mais des régimes plus ou moins autoritaires, qui, parfois, se dissimulent derrière un régime à parti dominant, comme au Japon jusqu'à tout récemment. La Chine, pour sa

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part, demeure officiellement et peut-être dans les faits un régime communiste : quelle que soit l' opi­nion que l'on s'en fait, ce n'est certainement pas une démocratie politique. En contraste, l'Inde, qui est une démocratie politique à peu près bien conformée, est un handicapé économique. Ces constatations peuvent conduire à deux conclu­sions différentes. L'une induit des faits la proposi­tion que le développement économique est indif­férent au régime politique. L'autre en tire argument pour affirmer qu'un régime autoritaire n'est pas, par lui-même, contraire au développe­ment. Comme, en effet, il n'impose qu'un mono­pole sur le pouvoir politique au bénéfice d'une minorité qui s'est désignée elle-même, il se réserve la possibilité soit de laisser l'économie se débrouil­ler toute seule, soit d'imposer une politique économique axée sur le développement et respec­tueuse des solutions rationnelles des problèmes économiques, c'est-à-dire du capitalisme. En un mot, un régime autoritaire et capitaliste est pos­sible, et peut se révéler économiquement très effi­cace.

La première conclusion est peu défendable, car on voit mal comment on pourrait soutenir l'étan­chéité de l'économique et du politique l'un par rapport à l'autre, ni sur quelle théorie et sur quelles expériences historiques cette prétention pourrait s'appuyer. La seconde conclusion est plus plausible - nous plaiderons même qu'elle est vraie. Elle peut bloquer la restauration de l'iden-

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tité ultime entre capitalisme et démocratie. Il suf­fit d'oublier- ces oublis sont faciles, parce que toute perception est, par nature, sélective et myope- deux données qui n'échappent pas au bon sens. Ces « miracles » économiques supposent le marché mondial, créé et réglé par les États­Unis, l'Europe et le Japon. Autrement dit, les nouveaux capitalistes sont des surgeons du capita­lisme occidental. Or ce capitalisme occidental en voie de planétarisation est lui-même le descendant et l'extension du capitalisme né en Europe quel­que part entre le XVIIe et le XIXe siècle. Il se peut, par conséquent, que les régimes autoritaires soient compatibles avec le capitalisme, mais il se peut aussi que ce soit à condition que le capita­lisme ait déjà été inventé ailleurs. C'est pourquoi notre thèse centrale - le capitalisme est une expression de la modernité démocratique - peut recevoir et recevra un corollaire qui ne la contre­dit nullement: une fois inventé, le capitalisme peut être emprunté par d'autres régimes poli­tiques, sous certaines conditions.

Les développements récents de la réalité histo­rique et des perceptions que l'on en peut avoir peuvent paraître embrouillés, tant que l'on n'en a pas trouvé la clef. C'est pourquoi, semble-t-il, si les intellectuels et les idéologues ont abandonné l'opposition fallacieuse et délétère entre capita­lisme et socialisme, sur laquelle beaucoup ont vécu pendant cent cinquante ans, il n'est pas assuré qu'ils soient déjà parvenus aux parallé-

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lismes et aux contradictions vrais entre le libéra­lisme, de gauche et de droite, et le socialisme/ communisme comme régimes idéologiques ; la démocratie et l'idéocratie comme régimes poli­tiques; le capitalisme et l'étatisation/planification comme régimes économiques.

Nous sommes partis d'une interrogation banale : pourquoi la modernité est-elle née en Europe à partir du XVIIe siècle, et non pas ailleurs ni à une autre époque, et pourquoi cette moder­nité a-t-elle notamment conduit à un développe­ment économique sans précédent, appelé « capita­lisme»? Grâce à une station théorique, qui n'est jamais un détour, mais la condition de possibilité d'une réponse éventuelle, nous avons réussi à transformer l'interrogation en une question sus­ceptible d'être résolue: comment expliquer la réunion en Europe, et non ailleurs, des conditions politiques démocratiques du développement économique capitaliste ? La seconde étape de notre enquête doit s'attacher à répondre à cette question. Elle doit être historique et parcourue selon deux perspectives complémentaires. L'une doit s'attacher aux origines de la démocratie moderne en Europe, en comparaison avec ce qui s'est passé dans d'autres aires culturelles. L'autre doit examiner la production dans et par les démo­craties européennes des conditions du développe­ment économique, car s'il suffisait de la démocra­tie pour obtenir le capitalisme épanoui, ce dernier aurait été présent dès le paléolithique.

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DEUXIÈME PARTIE

LES ORIGINES DU CAPITALISME

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Cette partie reprend pour l'essentielle texte précédem­ment paru dans la collection Idées, aux Éditions Galli­mard, sous le titre Les Origines du capitalisme (Paris, 1971).

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Il est des problèmes d'histoire qui, par l'ampleur des questions qu'ils soulèvent, aiguisent la modestie du théoricien et l'incitent à s'en détourner, par peur de tomber dans la construc­tion intellectuelle grandiose, réfractaire à toute vérification empirique. Si l'on s'en tient à la civili­sation occidentale, trois mutations majeures tombent dans cette zone d'ombre de la réflexion: l'apparition du système de la cité grecque, la chute de l'Empire romain d'Occident 1 et, surtout, les origines du système capitaliste. L'explication de cette retenue est simple et tient à la nature de

1. Les apparences sont ici trompeuses. La littérature sur le Bas-Empire est gigantesque, et les explications proposées pour interpréter la crise de l'empire d'Occident à partir du me siècle sont légion, et ce, dès l'époque. Rares sont, pourtant, les analyses qui portent spécifiquement sur les explications et ambitionnent une théorie scientifique. La tentative la plus conséquente est, à mon sens, un court essai de Max Weber, le moins connu et peut-être le plus beau de cet auteur: Max Weber, «Die sozialen Gründe des Untergangs der antiken Kultur », Gesammelte Aufsiitze zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, Tübingen, ].C.B. Mohr, 1924, pp. 289-311. (L'essai en question date de 1896.)

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la raison historienne. Celle-ci fonde sa démarche sur l'élaboration de schémes intellectuels qui découpent le flux infini des sociétés humaines en unités isolables, susceptibles d'une saisie concep­tuelle. Il s'ensuit que les systèmes d'explication fonctionnent éventuellement bien pour chaque unité prise en sa singularité (puisque c'est le sys­tème qui constitue son objet), mais achoppent sur les mutations profondes qui peuvent affecter une société. En effet, toute réflexion sur les ensembles historiques les plus vastes (la société antique, la société féodale d'Occident ... ), sous peine de se perdre dans la juxtaposition éclectique d'exposés partiels, est condamnée à construire et à percevoir ces ensembles à partir d'un point de vue unique, dégagé par un procès de développement unilaté­ral d'un de leurs aspects majeurs (la cité, l'empire, le capitalisme, le sous-développement ... ). On aboutit forcément, à l'issue d'un tel chemine­ment, à la construction de la structure de cet ensemble, c'est-à-dire au système logique qui rend compte de ses composants et de leurs liens néces­saires ; or une structure est nécessairement sta­tique 1, même si l'analyse dégage les possibilités de variation d'une structure donnée. Il s'ensuit que la nouveauté radicale dans le devenir des sociétés humaines, par nature et par définition placée à la jointure de deux ensembles distincts, cette nou­veauté n'apparaît pas et ne peut pas apparaître

1. D'où la nécessité, pour une pensée structuraliste, d'élire ou de supposer des systèmes en équilibre.

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dans le champ de la conscience historienne. L'on masque le problème, en négociant la mutation qualitative en modifications quantitatives et, pour peu que l'on ait entendu parler de Hegel, le tour est joué.

À dire vrai, une explication plus prosaïque (qui ne contredit pas la précédente) peut être avancée. L'intellectuel, surtout s'il est français, n'est guère formé à envisager les grandes articulations de l'histoire humaine. Historien, le découpage admi­nistratif de sa discipline l'oblige à se cantonner en un secteur spatio-temporel de l'historiographie; à quoi il convient d'ajouter que, par profession, il répugne à retenir toute hypothèse qui ne se fonde pas sur un document, ce qui élimine automatique­ment les questions que je voudrais soulever. Car, jamais un document littéraire, épigraphique ou archéologique ne me donnera l'explication des origines de la cité grecque, car un tel document ne peut surgir que dans le cadre même de la cité. Philosophe, sa culture historique repose générale­ment sur des souvenirs d'école limités à quelques vagues notions d'histoire ancienne et contempo­raine et tout juste suffisants pour donner matière à un essai brillant et inutile.

Il n'y a donc nul mystère dans le fait, à première vue scandaleux, que l'historiographie, dont l'objet est, par essence, le devenir, le fuit constamment, faute de pouvoir le saisir en lui-même. La carica­ture de cette impuissance est offerte par les philo­sophies de l'histoire, de type Spengler ou Toyn-

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bee, qui, se donnant pour objet l'histoire comme un tout, n'aboutissent qu'à la juxtaposition d'his­toires partielles statiques, enfermées dans leur sin­gularité radicale.

Il n'est pas dans mon propos, aujourd'hui, de poursuivre plus avant l'élucidation de cette contra­diction entre la réalité historique dynamique et la conceptualisation historienne statique, en mon­trant qu'elle relève d'une antinomie de la raison, qui amène celle-ci à considérer le radicalement nouveau comme un effet du hasard, dont elle est incapable de rendre compte. Cela dit, il est tou­jours licite de vouloir réduire le plus possible la part d'irrationnel qui se glisse dans toute construc­tion intellectuelle. Aussi aije tenté ici de centrer l'intérêt sur une mutation majeure, les origines du système capitaliste, avec la prétention de faire de cette réflexion une esquisse d'une théorie du devenir. Réflexion que l'on pourrait formuler ainsi: quels résultats peut-on espérer atteindre lorsque l'on prend pour objet d'étude les origines d'un phénomène social total? Il ne s'agit pas de refaire, après tant d'autres, l'historique du phéno­mène, de retracer à grands traits l'évolution de l'économie occidentale, il s'agit de répondre, non pas au comment 1, au quand, à l'où, mais au pour-

1. C'est pourquoi je n'aurai, à aucun moment, besoin d'utiliser ni de critiquer les thèses célèbres de W.W. Rostow dans ses Étapes de la croissance économique (trad. fr., Paris, Éd. du Seuil, 1963). La lecture la plus favorable y verra bien décrits les cinq stades de l'évolution économique de l'humanité ; un œil critique y discerne­ra une réponse primaire au marxisme vulgaire. De toute façon, il n'y a pas un mot sur le problème qui m'occupe.

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quoi de ce phénomène qui régit les destinées occidentales depuis plusieurs siècles et régira celles de l'humanité à l'avenir. Pour ce faire, je partirai des thèses du penseur qui s'est attaché le plus à ce problème, Marx. Non pas que je veuille sacrifier à un culte ou révéler une quelconque érudition, mais parce que la critique d'une pensée déjà élaborée est la voie la plus commode pour parvenir à une nouvelle énonciation des pro­blèmes.

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1

LA THÉORIE DE MARX

Au cours de sa carnere intellectuelle, Marx a abordé à plusieurs reprises les origines du système capitaliste. Trois textes analysent longuement le problème : L ïdéologie allemande, les Fondements de la Critique de l'économie politique, Le Capital1

• Les solu­tions sont suffisamment divergentes pour justifier une analyse séparée.

«L'IDÉOLOGIE ALLEMANDE»

Marx envisage, en un seul survol audacieux, l'évoluti~n économique de l'Occident depuis le Moyen Age, plus précisément depuis le XIe siècle. Il distingue, ainsi, trois grandes étapes qui ont mené au capitalisme contemporain :

1. Les références renvoient aux éditions suivantes: L 1déologie allemande, Paris, Éd. sociales, 1966, Fe partie« Feuerbach»; Fonde­ments de la Critique de lëconomie politique (que l'on cite souvent, et moi aussi, sous l'appellation abrégée de Grundrisse), Paris, Anthro­pos, 1967, t. 1; Le Capita~ in Œuvres, Paris, Gallimard,« Bibl. de la Pléiade>>, t. 1, 1963, livre 1.

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1. La première est caractérisée et déclenchée par la séparation de la ville et de la campagne. À partir de cette césure initiale tout devient possible et même nécessaire: «L'existence de la ville implique du même coup la nécessité de l'adminis­tration, de la police, des impôts, etc., en un mot, la nécessité de l'organisation communale, partant de la politique en général » (p. 82). Cette séparation manifeste encore d'autres rapports originaux entre les hommes: «L'opposition entre la ville et la campagne ne peut exister que dans le cadre de la propriété privée. Elle est l'expression la plus flagrante de la subordination de l'individu à la division du travail, de sa subordination à une acti­vité déterminée qui lui est imposée» (ibid.). Enfin, « on peut aussi saisir la séparation de la ville et de la campagne comme la séparation du capital et de la propriété foncière, comme le début d'une exis­tence et d'un développement du capital indépen­dant de la propriété foncière, comme le début d'une propriété ayant pour seule base le travail et l'échange» (p. 83). Bref, la séparation de la ville et de la campagne s'accompagne de trois phéno­mènes qui lui sont organiquement liés: a) l'appa­rition de la sphère politique ; b) la division du travail et la constitution de la sphère économique extérieure à et contraignante pour l'individu; c) la naissance du capital industriel et commercial à côté de la propriété foncière.

Symétriquement, les villes médiévales se peuplent de serfs fugitifs qui arrivent dépourvus

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quasiment de tout, sauf de leurs bras et de qualifi­cations professionnelles spécifiques. « L' opposi­tion des intérêts des différents métiers entre eux, la nécessité de protéger un travail appris avec peine et l'organisation féodale du pays tout entier furent cause que les travailleurs de chaque métier s'unirent en corporations » (p. 84). Les corpora­tions une fois constituées, les serfs qui conti­nuaient à fuir l'exploitation seigneuriale se heur­taient à des portes fermées et à des situations acquises, et devaient se contenter de travaux de journaliers sans qualification, si bien que « la nécessité du travail à la journée dans les villes créa la plèbe» (p. 85).

Tout cela est encore primitif, embryonnaire, car la limitation des échanges empêchait l'apparition d'un capital en argent :

Dans les villes, le capital était un capital naturel qui consistait en logement, outils et une clientèle naturelle héréditaire, et il se transmettait forcé­ment de père en fils, du fait de l'état encore embryonnaire des échanges et du manque de cir­culation qui en faisaient un bien impossible à réaliser. Contrairement au capital moderne, ce n'était pas un capital que l'on pouvait évaluer en argent et pour lequel peu importe qu'il soit investi dans une chose ou dans une autre ; c'était un capital lié directement au travail déterminé de son possesseur, inséparable de ce travail, partant un capital lié à un état (p. 87).

Un degré supérieur dans la division du travail

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La théorie de Marx 149

fut atteint lorsque la production et le commerce se séparèrent, ce qui signifie:

- apparition d'une classe particulière de commerçants;

- accroissement de la sécurité publique et des voyages d'affaires en rapport avec la constitu­tion d'unités politiques où le pouvoir central était en mesure d'imposer son autorité;

- accroissement des besoins et des ressources dans l'aire considérée ;

- division du travail entre les villes : « la limita­tion primitive, la localisation commencent peu à peu à disparaître» (p. 88) ;

- « les bourgeois étaient contraints de s'unir, dans chaque ville, contre la noblesse campagnarde pour défendre leur peau; l'extension du commerce, l'établissement des communications amenèrent chaque ville à connaître d'autres villes qui avaient fait triompher les mêmes intérêts en luttant contre la même opposition. Ce n'est que très lentement que la classe bourgeoise se forma à partir des nombreuses bourgeoisies des diverses villes » (p. 88).

Cette division du travail culmine dans la nais­sance des premières manufactures, qui échappent au système corporatif. La manufacture repose sur trois conditions : a) un commerce international déjà bien développé; b) une concentration déjà poussée de la population ; c) une concentration déjà poussée du capital. La manufacture triompha d'abord et avant tout dans le textile, secteur où la

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division du travail se développe le plus naturelle­ment et où la machine peut être facilement intro­duite:« Le tissage, travail qui exige peu d'habileté dans la plupart des cas et qui se subdivisa vite en une infinité de branches, était de par toute sa nature réfractaire aux chaînes de la corporation. De ce fait, il fut surtout pratiqué dans les villages et dans les bourgades sans organisation corpora­tive qui devinrent peu à peu des villes et même rapidement les villes les plus florissantes de chaque pays » (p. 92).

Ainsi, la genèse du capitalisme, au-delà de la simple accumulation de capital que suppose tout ordre social, est liée d'une part à l'apparition d'un capital mobile entre les mains des marchands et, d'autre part, à la manufacture, dont le texte ci­dessus semble suggérer que sa formation découle de la nature de l'industrie textile. À son tour, la manufacture entraîne deux conséquencés essen­tielles : les luttes entre nations deviennent des luttes commerciales, « le commerce a désormais une signification politique» (p. 94) ; les rapports entre travailleurs et capitalistes deviennent des rapports d'argent.

Quant à la découverte de l'Amérique et à la colonisation, elles ne découlent pas du mouve­ment économique général. C'est un phénomène autonome (qui n'est pas expliqué), qui a de grandes répercussions sur le développement économique, du fait de l'apparition d'un marché mondial et de l'injection de masses considérables

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La théorie de Marx 151

d'or et d'argent dans le circuit économique. Cette brusque expansion des échanges, et donc de la production, a des conséquences sociales impor­tantes : « Le commerce et la manufacture créèrent la grande bourgeoisie ; dans les corporations, on vit se concentrer la petite bourgeoisie qui désor­mais ne régnait plus dans les villes comme autre­fois, mais devait se soumettre à la domination des grands commerçants et des manufacturiers» (p. 95).

2. « La deuxième période débuta au milieu du XVIIe siècle et dura jusqu'à la fin du XVIIIe siècle» (p. 97). Elle est caractérisée par la prépondérance massive du grand commerce international et colo­nial. La manufacture n'a qu'un rôle subordonné. Ce grand commerce repose sur le refus de la concurrence par le moyen des tarifs protecteurs, des prohibitions, des traités, de telle sorte que, «en dernière instance, ce furent les guerres et surtout les guerres maritimes, qui servirent à mener la lutte de la concurrence et décidèrent de son issue» (p. 97-98). Or de cette lutte l'Angle­terre sortit victorieuse et se trouva au centre du commerce mondial.

Cette étape est, d'autre part, marquée par une nouvelle mutation dans la nature du capital, dont le caractère monétaire s'accentue : « Cette pério­de est aussi caractérisée par la levée de l'inter­diction d'exporter l'or et l'argent, par la naissance du commerce de l'argent, des banques, des dettes d'État, du papier monnaie, des spéculations sur

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les fonds et les actions, de l'agiotage sur tous les articles, du développement du système monétaire en général. Le capital perdit à nouveau une grande partie du caractère naturel qui lui était encore inhérent» (p. 100).

3. La troisième étape se traduit par l'apparition de la grande industrie et du machinisme. Elle se relie directement à l'étape précédente. En effet, la prépondérance commerciale de 1 'Angleterre entraîna une demande massive de produits anglais, que l'appareil de production était inca­pable de satisfaire. C'est pour répondre à cette demande que les forces productives furent boule­versées, d'autres conditions nécessaires étant par ailleurs réunies : « La liberté de la concurrence à l'intérieur de la nation, le perfectionnement de la mécanique théorique, etc.» (p. 101). D'Angle­terre, la révolution industrielle passa nécessaire­ment dans d'autres pays: «La concurrence força bientôt tout pays qui voulait conserver son rôle historique à protéger ses manufactures par de nouvelles mesures douanières et force leur fut d'introduire peu après la grande industrie accompagnée de tarifs protecteurs» (p. 101).

À partir de là, le système industriel moderne est en place. Il est caractérisé, entre autres, par a) la création d'un marché mondial qui se subordonne les nations et les individus ; b) la dissolution de « tous les rapports naturels pour en faire des rap­ports d'argent»; c) la création des grandes villes industrielles, la destruction de l'artisanat et «la

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victoire de la ville commerçante sur la campagne »

(p. 102) ; d) l'apparition de la première classe internationale par nature, « une classe qui s'est réellement débarrassée du monde ancien et qui s'oppose à lui en même temps» (p. 103).

Si l'on tente de réduire le raisonnement à ses articulations essentielles, l'explication repose sur les points suivants:

- séparation ville-campagne ; - apparition d'un groupe social de mar-

chands; - extension des rapports commerciaux à une

aire de plus en plus vaste ; - apparition de la manufacture ; - extension du commerce au monde entier,

du fait de la découverte de l'Amérique et de la colonisation ;

- domination du marché mondial par une nation, 1 'Angleterre ;

- développement des forces productives pour répondre à une demande croissante, ce qui engendre la révolution industrielle.

Cette explication nous renseigne d'abord sur l'intuition centrale de Marx à l'époque où il rédi­geait, en compagnie d'Engels, L 1déologie allemande (1845-1846). Ce qui frappe, en effet, c'est l'impor­tance majeure attribuée à la création d'un marché mondial, chaque étape du développement du capitalisme se trouvant raccrochée à une exten­sion du marché. Le scandale est précisément l'existence d'un marché qui échappe au contrôle

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des hommes, devenus de simples pantins désarti­culés entre les mains de cette puissance aveugle; la fin de ce scandale réside dans le contrôle cons­cient du marché par l'humanité ; l'instrument de la mort du destin sera le prolétariat. Toute la réflexion sur les origines du système capitaliste est, en conséquence, axée sur le passage d'une écono­mie villageoise fermée au marché mondial. Ce point révèle une première règle, sur laquelle j'aurai à revenir, de toute histoire des origines: tout l'effort d'explication repose entièrement sur la définition que l'on donne du phénomène à expliquer ; suivant celle-ci, ou selon les aspects particuliers du phénomène que l'on valorise, le raisonnement choisira, dans la masse des faits his­toriques disponibles, ceux qui paraissent concou­rir à la genèse du phénomène étudié tel qu'il a été défini. Il s'ensuit, corollairement, que toute démarche de ce genre est nécessairement régres­sive. La masse infinie des faits qui constituent le passé d'un phénomène historique global est, par elle-même, indifférenciée, ce qui signifie qu'aucun de ces faits ne peut prétendre à une prééminence causale. C'est l'historien qui intro­duit une hiérarchie significative dans cette masse, en décidant que tel fait ou groupe de faits est pertinent pour le phénomène à expliquer. Or une telle démarche n'est possible qu'après que l'on a défini le phénomène en sa maturité. C'est par conséquent la définition du présent, et elle seule, qui permet de construire le passé et d'y distinguer

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La théorie de .Nlarx 155

les clivages ou les lignes de force qui ont mené au présent. Au niveau des principes, une démarche de ce style a donc toujours un caractère arbitraire, pour ne pas dire tautologique, ce qui me paraît découler de la nature antinomique de la raison historienne.

Cela dit, dans quelle mesure peut-on recevoir l'explication de Marx? Elle me semble double­ment fautive:

1. Dans le détail, chacun des seuils qui séparent une étape d'une autre reste inexpliqué. Pourquoi passe-t-on du village à la ville ? pourquoi les rap­ports commerciaux s'élargissent-ils ? pourquoi parvient-on au marché mondial ? Aucune de ces questions fondamentales ne reçoit de réponse. Autrement dit, ce n'est pas une explication, mais une description qui se veut explicative par elle­même.

2. Surtout, d'autres sociétés et d'autres époques ont connu une évolution du même type, sans aboutir à une révolution industrielle : passage de la cité grecque à l'empire hellénistique, unifica­tion de la Méditerranée par les Romains, constitu­tion d'un empire chinois. Partout l'on trouve des villes, des marchands, des capitaux, un marché «mondial», mais nulle part l'on ne trouve le saut d'une économie fondée sur la production agricole et la commercialisation de surplus en quantités limitées à une économie caractérisée par une croissance massive de la production et par sa diversification constante. Par conséquent, malgré

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tout ce que l'argumentation marxienne peut avoir de séduisant dans sa cohérence (sans parler de la qualité de l'information, remarquable si l'on considère l'état de l'historiographie médiéviste à l'époque où le texte fut rédigé) , elle ne touche pas au but, faute de s'être attachée à dégager les caractères originaux de l'évolution occidentale. Cela permet. de préciser la remarque précédente qui touche aux règles de toute histoire des ori­gines. Dans la définition que l'on finira par adop­ter du phénomène dont on pourchasse les ori­gines, il faut prendre le plus grand soin de noter ce qui constitue sa spécificité. Or cela ne se peut que si l'on a procédé, au préalable, à la détermina­tion des différences ql!i le distinguent des autres systèmes observables. A leur tour, ces différences n'affleurent que si l'on soumet les différents objets qui constituent la classe étudiée (en l'occurrence les systèmes économiques) au spectre de critères pertinents. Par conséquent, ma pre­mière tâche consistera dans l'élucidation du carac­tère unique du système économique occidental, avant de rechercher les singularités du destin de l'Occident qui peuvent m'aider à expliquer cette originalité.

LES « GRUNDRISSE »

Dans les années qui suivent la rédaction de L 1déologie allemande, Marx se consacre, comme l'on sait, à l'élaboration de son œuvre écono-

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mique. Tout son effort porte précisément sur la détermination de la spécificité du système capita­liste. Cette ambition est affirmée avec force dans la partie méthodologique de l'Introduction générale à la Critique de l'économie politique1 (p. 254-263), en particulier dans le passage suivant : « Dans toutes les formes de société, ce sont les conditions déter­minées d'une production qui assignent à toutes les autres leur rang et leur importance. C'est là un éclairage général, où baignent toutes les couleurs, et qui leur donne leur singularité. C'est un éther particulier qui détermine le poids spécifique de tout ce qui existe en lui de saillant» (p. 261). Je peux donc espérer une réponse plus substantielle que la précédente au problème qui me préoccupe présentement. Considérons d'abord les vues déve­loppées dans les Fondements de la Critique de l'écono­mie politique (1857-1858). Cet ouvrage est resté sous forme de manuscrit, jamais revu ni corrigé, mais entièrement refondu dans Le Capital. On y trouve cependant presque toutes les thèses fonda­mentales du CapitaL De longs passages sont consa­crés à mon problème, mais ils ont été écrits au courant de la plume, si bien que l'enchaînement des idées n'est pas toujours aussi rigoureux que le suggérerait la présentation que j'en donne.

L'essence du capitalisme réside dans la mise en présence d'un capital et d'une force de travail 2• Il

1. In Karl Marx, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade», t. 1, 1963.

2. Expression que Marx utilisera généralement dans Le Capita~ de préférence à « travail ''• couramment employé dans les Grund-

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se produit un échange entre les deux, et c'est cet échange qui fonde le capitalisme. Voici un extrait particulièrement net :

Le travail, c'est la valeur d'usage faisant face au capital qui est sa valeur d'échange. Le capital s'échange et, sous cette forme, il ne peut être qu'en relation avec du non-capital, avec la négation du capital par rapport à quoi seul il s'affirme comme capital : le seul véritable non-capital, c'est le travail.

Si nous considérons l'échange entre capital et travail, nous constatons qu'il se décompose en deux procès qui ne sont pas simplement formels, mais qualitativement différents, voire opposés:

a) L'ouvrier échange sa marchandise, le travail, valeur d'usage qui a un prix comme toutes les autres marchandises, contre une somme détermi­née de valeur d'échange, somme déterminée d'argent que le capital lui cède.

b) Le capitaliste reçoit en échange le travail, activité de valorisation, travail productif; autre­ment dit, il reçoit en échange la force productive qui conserve et multiplie le capital en devenant une force productive et reproductive, force du capital lui-même.

La coupure entre ces deux procès est évidente, puisqu'ils s'effectuent à des moments différents et ne coïncident aucunement. Le premier procès

risse, car «travail» est trop vague, puisqu'il peut désigner aussi bien la force de travail d'un individu (le travail latent) que l'utili­sation de cette force (le travail effectif) ou que ses résultats (les travaux).

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peut être achevé, et le plus souvent il l'est, avant que le second ne commence. Le second acte s'achève lorsque le produit est fini, mais le paie­ment du salaire ne peut attendre jusque-là (p. 222).

L'on pourrait multiplier les citatibns, qui toutes vont dans le même sens : ce qui distingue radicale­ment le système capitaliste de tous les autres modes de production, c'est le salariat, c'est-à-dire le fait que certains hommes peuvent acheter, non pas les résultats du travail, mais la force de travail d'autres hommes. Cet échange est inégalitaire, car le capitaliste ne paie que la contrepartie des biens nécessaires à la conservation et à la reproduction de la force de travail (la valeur du tout est conser­vée par l'ouvrier et transmise à la production pen­dant une fraction de la journée de travail, ce que Marx appellera le « travail nécessaire ») , mais il use de la force de travail au-delà du travail néces­saire, de telle sorte que le travail transmet à la production une valeur supérieure à celle corres­pondant au simple remplacement du travail néces­saire (ce que Marx appelle la « plus-value »). Par conséquent, le problème des origines du capita­lisme se posera dans les termes suivants : à l'issue de quels événements des hommes disposant d'argent ont-ils trouvé sur le marché des forces de travail disponibles 1 ?

1. La question des origines de la plus-value n'a pas à être posée. En effet, le fait que la valeur conférée à l'objet n'est pas intégralement payée à l'ouvrier est consubstantiel au capitalisme. La plus-value constitue la seule source où l'entrepreneur, le finan-

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160 Les origines du capitalisme

L'explication régressive, la seule possible, prend deux directions :

l'origine du capital, c'est le problème de l'accumulation primitive ;

- l'origine de la force de travail, c'est le pro­blème de 1' expropriation des travailleurs, paysans et artisans.

Sur le premier point, Marx achoppe immédiate­ment, se contentant de quelques remarques géné­rales, qui ne font qu'escamoter le problème.

Les conditions et les présuppositions du devenir et de la genèse du capital impliquent donc que le capital n'existe pas encore, ou qu'il est seulement en devenir; elles disparaissent avec l'existence du capital, lorsque celui-ci part de sa propre réalité et pose lui-même les conditions de sa réalisation. Ainsi on peut supposer que, dans la genèse de l'argent ou de la valeur existant pour soi sous forme de capital, il y a eu accumulation par le capitaliste, et même qu'il a économisé des pro­duits ou des valeurs créés par son propre travail lorsqu'il n'était pas encore capitaliste.

On peut donc supposer que l'argent devient capital grâce à des conditions préalables, détermi­nées et extérieures au rapport du capital. Mais,

cier et le propriétaire foncier puisent leur profit, leur intérêt et leur rente. En son absence, ces trois catégories de capitalistes n'auraient aucune raison de se livrer à une activité économique, puisqu'ils ne feraient que retirer du circuit économique l'équi­valent exact de leur mise. Par conséquent, dès que le capitalisme est donné, la plus-value l'est aussi. Elle n'a donc pas, à proprement parler, d'origine.

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sitôt que le capital existe en tant que tel, il crée ses propres présuppositions ; autrement dit, il pos­sède grâce à son procès de production, les condi­tions réelles pour produire des valeurs nouvelles sans donner d'équivalent en échange (p. 423).

Pour parler bref, lorsque les rapports capita­listes sont établis, le problème de l'origine ne se pose plus; avant, toute somme d'argent, quelle que soit sa genèse, peut devenir capital. Mais on ignore tout du passage d'une situation à l'autre. Nous avons là une illustration parfaite de l'anti­nomie que je suggérais dans mon introduction : lorsqu'on se place dans un système déterminé, considéré comme un agencement ordonné et nécessaire d'éléments nécessaires, il est impossible de rendre compte de la genèse aussi bien de l'agencement que des éléments. On aboutit néces­sairement à une tautologie: l'argent devient capi­tal dans le cadre du système capitaliste. Marx semble avoir eu le pressentiment de l'aporie, tout en reportant la solution à un ouvrage ultérieur :

Au reste, ce qui nous importe le plus, c'est que notre méthode mette en évidence les points où il faut introduire les faits historiques et où l'écono­mie bourgeoise, au travers purement historique de son procès de production, se rattache aux modes de production antérieurs. Mais il n'est pas nécessaire d'écrire l'histoire réelle des rapports de pr~ duction pour analyser les lois de l'économie bour­geoise. En fait, la juste conception et la déduction de ces lois en tant que rapports surgis au cours de

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l'histoire nous amènent sans cesse à établir des comparaisons évoquant le passé de ce système, comme pour les données des sciences naturelles. Ces évocations en même temps que la juste conception du présent, nous donnent la clé du passé : cela représente tout un travail que nous espérons pouvoir aborder un jour (p. 424).

Dans une lettre à Lassalle du 22 novembre 1858, Marx reprend ce dernier point, en lui faisant part de son intention de se livrer à trois travaux paral­lèles:

- une critique du système capitaliste, ce sera Le Capital;

- une critique de l'économie politique bour­geoise, dont on trouve plus que des ébauches dans la Critique de l'économie politique ( 1859), dans divers passages du Capital et dans les Théories sur la plus­value (œuvre posthume) ;

- une ébauche historique des rapports ou catégories économiques.

Ce dernier travail n'a jamais été réalisé, ni même commencé. Il est loisible de l'expliquer par le manque de temps ou par l'impuissance où le réduisaient ses présupposés. Tout ce à quoi il serait parvenu eût été la juxtaposition des modes de production historiques, et non le passage raisonné d'un mode à l'autre. je n'en veux pour preuve que le passage suivant, où Marx s'empêtre inextrica­blement dans les contradictions:

Considérons le rapport originel, tel qu'il existe

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avant l'entrée de l'argent dans le procès de l'auto­valorisation (c'est-à-dire la production d'une plus­value tirée de la force de travail). Il faut, de toute nécessité, que soient données ou développées diverses conditions historiques pour que l'argent devienne capital, et pour que le travail produise du capital et soit du travail salarié [ ... ].

Les conditions fondamentales sont exprimées par le rapport originel lui-même :

a) Il y a, d'un côté, la force de travail vivante sous une forme purement subjective, séparée des éléments de sa réalité objective, c'est-à-dire aussi bien des conditions du travail vivant que des moyens de subsistance pour maintenir en vie la force de travail ; bref nous avons d'un côté la possibilité vivante du travail dans toute son abs­traction.

b) Il y a, de l'autre côté, la valeur, ou le travail matérialisé. L'accumulation de valeurs d'usage doit être suffisamment grande pour fournir les conditions objectives nécessaires non seulement à la création des produits ou des valeurs servant à reproduire ou à conserver la force de travail vivante, mais encore à l'absorption du sur-travail ; bref, il faut qu'existe pour le travail le matériel objectif.

c) Il doit y avoir entre les deux côtés un libre rapport d'échange-circulation monétaire fondé sur la valeur, et non sur un rapport de domination et de servitude ; en d'autres termes, il faut qu'il y ait une médiation entre les deux extrêmes. La production ne fournit donc pas directement les moyens de subsistance aux producteurs: l'échange en est l'intermédiaire; comme il n'est

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pas possible de s'emparer directement du travail d'autrui, il faut acheter la force de travail à l'ouvrier dans le procès d'échange.

d) Enfin le côté représentant les conditions objectives du travail en tant que valeurs indépen­dantes et existant pour elles-mêmes, doit avoir la forme-valeur et avoir pour but l'autovalorisation et l'argent, et non pas la jouissance immédiate ni la création de valeurs d'usage (pp. 427-428).

Il est bien évident que ces quatre conditions ne sont pas extérieures au système capitaliste tel que Marx l'a défini, mais représentent de simples explicitations de sa définition. Elles ne résolvent donc en rien le problème posé. Le point d, qui vise ce qu'on pourrait appeler l'« esprit du capita­lisme», est particulièrement éloquent: ce n'est pas là une condition extérieure au système suscep­tible d'en éclairer les origines, mais un présup­posé inhérent à l'essence du système.

Voilà pour le capital, dont la naissance nous demeure mystérieuse. Voyons la genèse du deuxième élément du capitalisme : le travailleur libre.

Pour qu'apparût le travailleur libre, il a fallu: - «la dissolution des liens avec la terre»,

liens tissés à l'intérieur d'une commune (p. 460) ; - « la dissolution des rapports où l'homme

apparaît comme propriétaire de l'instrument » de travail (artisanat médiéval; p. 461) ;

- que le travailleur ne possédât pas les moyens de consommation nécessaires à sa survie

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pendant la durée d'un procès de production déterminé. Autrement dit, le travailleur doit être dépourvu de toute réserve (p. 461) ;

- « la dissolution des rapports dans lesquels le travailleur lui-même, force vivante du travail, fait encore directement partie des conditions objectives de la production et est approprié de la sorte, bref, où il est esclave ou serf» (p. 461).

Ces dissolutions en chaîne ont leurs correspon­dants symétriques dans la propriété, qui subit les transformations suivantes: fin de la propriété fon­cière considérée comme unique source de richesse; fin de la propriété des instruments de travail créés par le travail lui-même ; fin de la propriété des moyens de subsistance qui ne sont liés à la propriété ni de la terre ni de l'outil. Ce qui signifie, en clair, que le travailleur est dépourvu de toute réserve, alors que l'esclave et le serf étaient nourris, logés, vêtus 1•

Par conséquent, les dissolutions sont doubles : le procès qui amène la constitution de travailleurs libres, entraîne simultanément la libération des moyens de production. Ce n'est qu'à cette condi­tion que le capital, sous sa forme monétaire, trouve en même temps sur le marché et le travail libre et ses conditions d'existence.

1. Avouons qu'il faut une certaine dose de subtilité pour voir dans ce cas un type de propriété. D'une manière générale, toutes ces pages sont un véritable pastiche hégélien, qui rend la lecture irritante et fait violence au contenu par la recherche de symétries factices.

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On a donc, au total, trois procès conJOints: développement de la richesse monétaire, produc­tion du travailleur libre et libération des moyens de production. Ces trois procès sont en liaison dialectique :

Il est évident que l'époque de la dissolution des anciens modes de production et des modes de comportement du travailleur vis-à-vis des condi­tions objectives du travail correspond à celle où la richesse monétaire s'est déjà développée sur une base assez large et continue de croître et de s'étendre rapidement en vertu même des causes qui accélèrent la dissolution des rapports anté­rieurs. La richesse monétaire est d'ailleurs l'un des agents de cette dissolution tout comme cette dissolution est la condition de sa transformation en capital (p. 470).

La dernière phrase est particulièrement sympto­matique des contradictions où Marx se débat : pour qu'il y ait capitalisme, il faut ces trois procès, mais ces trois procès n'apparaissent que dans le sein du système capitaliste. On peut reprendre chacune des dissolutions qu'il révèle, elles ne s'expliquent que par un je-ne-sais-quoi, une puis­sance mystérieuse, qui n'est autre que le capita­lisme lui-même. On aura beau tenter de saisir les procès dans leurs aspects les plus primitifs, à l'état quasi naissant, la naissance elle-même n'est pas expliquée mais simplement constatée ou posée. Ici encore, Marx a été conscient de la difficulté, puisqu'il écrit :

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La simple existence de la richesse monétaire ou même le fait qu'elle ait pu conquérir la suprématie ne suffit pas pour que la dissolution de ces modes de production et de comportement aboutisse au capi­tal; sinon la Rome antique, Byzance, etc., eussent, avec le travail libre et le capital, clos leur histoire, ou plutôt en eussent commencé une nouvelle. La dissolution des anciens rapports de propriété y fut également liée au développement de la richesse monétaire, du commerce, etc., mais, au lieu de conduire à l'industrie, cette solution provoqua la domination de la campagne sur la ville (p. 470-471).

Quels sont le ou les facteurs qui expliquent la divergence des évolutions ? On ne trouve pas la réponse dans les Grundrisse. La trouverai-je dans Le Capital?

« LE CAPITAL »

Les Grundrisse, malgré leur titre, sont bien plus qu'une ébauche du Capital. Toutes les idées essen­tielles s'y trouvent (même si l'on ne rencontre pas les concepts centraux de capital constant et de capital variable, leur contenu y est). En fait, Le Capital apparaît comme la rédaction définitive, ferme, systématique de ce que Marx avait écrit comme pour lui-même, afin de s'assurer qu'il avait quelque chose à dire, dans les Grundrisse. Le pro­blème qui m'occupe est traité dans la huitième

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section,« L'accumulation primitive», L'exposé est ici beaucoup plus clair, précis, débarrassé de tout pastiche hégélien, et, surtout, il introduit quelques nouveautés intéressantes.

Le système capitaliste est de nouveau défini comme l'achat, par un capital monétaire, d'une force de travail libre, à qui il fait produire plus de valeurs qu'il ne lui en donne dans le salaire. Le trait original du système est donc le salariat qui, pour exister, durer et se répandre, repose néces­sairement sur le divorce survenu entre le travail­leur et les moyens de production (terre, outils), qui tombent aux mains du capitaliste.

Deuxième moment de ce procès: le travailleur doit pouvoir vendre sa force de travail où il l'entend ; la dissolution des liens serviles et de la hiérarchie corporative le place dans cette situa­tion. Cette dissolution le rend libre, mais en même temps lui enlève toute garantie solidaire, telle que l'assuraient les anciens liens sociaux: le travailleur n'est pas seulement libre de se vendre, il ne peut pas faire autrement.

Troisième moment: le capitaliste entrepreneur. Il lui faut se faire une place contre les maîtres des métiers et contre les seigneurs. En fait, il utilisera surtout les moyens détournés pour parvenir à ses fins, mettant à profit tout événement qui va dans son sens. «Les chevaliers d'industrie n'ont sup­planté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux

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dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son patron» (p. 1170).

Tout cela est bel et bon, mais ne satisfait guère. Car de deux choses l'une : ou bien ces trois procès sont liés et, dans ce cas, ils ne peuvent survenir que dans le cadre du système capitaliste. Ils ne peuvent pas plus expliquer sa genèse ici que dans les Grundrisse. Ou bien ils sont indépendants, mais ont fini par se rejoindre; dans ce cas la naissance du capitalisme est l'effet d'un pur hasard, conjonction de plusieurs séries de causes, conjonc­tion d'ailleurs tout à fait improbable. C'est un constat d'échec: le problème de l'origine tombe en dehors du champ de perception du système intellectuel.

Or c'est bien ce second terme du dilemme que retient Marx: «Dans l'histoire de l'accumulation primitive, toute révolution fait époque qui sert de levier à l'avancement de la classe capitaliste en voie de formation, celles surtout qui dépouillent de grandes masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les lance sur le mar­ché du travail, prolétaires sans feu ni lieu» (ibid.). cette impuissance à saisir l'origine se traduit logi­quement dans le découpage chronologique de l'histoire occidentale : alors que dans l'Idéologie ainsi que dans les Grundrisse, Marx faisait, à juste titre, remonter le problème au XIe siècle, Le Capital fait commencer le capitalisme au xvre siècle : « Bien que les premières ébauches de la produc­tion capitaliste aient été faites de bonne heure

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170 Les origines du capitalisme

dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capita­liste ne date que du XVIe siècle. Partout où elle éclôt, l'abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le régime des villes souveraines, cette gloire du Moyen Âge, est déjà en pleine déca­dence » (ibid.). Le choix de la date est parfaite­ment arbitraire ; peu importe, l'essentiel est que Marx n'envisage plus le capitalisme dans sa genèse, mais dans son état adulte : tout le pro­blème de l'origine est suggéré et escamoté dans le petit mot : « éclôt ». Ce passage à lui seul tendrait à prouver que Marx a renoncé à construire une théorie générale du devenir historique, pour se concentrer sur une étape déterminée de ce deve­nir.

Ayant renoncé à examiner les premiers pas du système capitaliste, toute son attention est centrée sur la naissance de la manufacture, puis de la grande industrie. Il retrouve, en fait, certains pro­blèmes esquissés dans l'Idéologie, en introduisant des précisions supplémentaires fort intéressantes. Je me contente de rapporter les articulations essentielles, car suivre Marx dans le détail alourdi­rait inutilement l'exposé. Son raisonnement le porte dans deux directions :

1. Explication de l'expropriation de la population rurale et de la genèse du fermier capitaliste. Le phéno­mène repose sur la violence, l'exaction, la disci­pline sanguinaire, l'intervention de l'État en faveur des propriétaires ... Pourquoi s'intéresse-t-il

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tant à ces phénomènes d'expropriation rurale 1 ? D'abord parce qu'il a besoin d'une production continue de force de travail libre. Mais surtout parce qu'il lui faut dissoudre l'autarcie paysanne pour créer un marché intérieur : en effet, les biens produits à la campagne étaientjusqu'ici en majo­rité consommés directement par les producteurs, sans passer par le truchement d'un marché; ils sont maintenant vendus en gros à des marchands; de même, tous les objets que les paysans fabri­quaient autrefois (textiles essentiellement) sont produits dorénavant par les manufactures. « C'est ainsi que 1 'expropriation des paysans, leur trans­formation en salariés amène l'anéantissement de l'industrie domestique des campagnes, le divorce de l'agriculture d'avec toute sorte de manufac­ture» (p. 1209). En fait, ce divorce est consommé avec l'apparition de la grande industrie.

Toute cette explication est rien moins que convaincante 2• L'expropriation des paysans n'a pu tenter les fermiers que parce que l'exploitation du sol leur garantissait des profits ; or ces profits sup­posent l'existence d'un marché où la production

1. Il les surestime, selon toute évidence. Toute l'histoire agraire retracée dans les chapitres XXVII et XXVIII de la 8e section est de l'histoire anglaise ; on ne retrouve rien de tel en France, en Belgique, en Allemagne, en Italie du Nord; or ces pays n'ont éprouvé aucune difficulté majeure à recevoir la révolution indus­trielle.

2. je laisse évidemment de côté toute critique nourrie du développement ultérieur de l'historiographie, pour m'en tenir aux incohérences logiques du raisonnement.

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puisse s'écouler; ce n'est donc pas la ferme qui crée le marché, mais l'inverse. Par conséquent, l'évolution de l'agriculture n'est possible, telle qu'elle est décrite, que dans le cadre du nouveau mode de production. D'autre part, l'anéantisse­ment de l'industrie rurale ne découle pas néces­sairement de la transformation des paysans en salariés; ces deux phénomènes n'ont pas de liens directs. C'est, au contraire, parce que la manufac­ture, puis la grande industrie produisaient à meil­leur compte que l'industrie rurale est morte.

2. La genèse du capital industriel. Elle est complexe, sans que Marx introduise une hiérar­chie dans les facteurs qu'il relève:

a) Au point de départ, on a un capital usuraire et un capital commercial. Cela n'a rien de parti­culier à l'Occident, on les trouve dans la plupart des régimes (p. 1211).

b) Ces capitaux deviennent du capital indus­triel. Pour tourner les obstacles du régime sei­gneurial et du système des corporations, « les manufactures nouvelles s'établirent de préférence dans les ports de mer, centres d'exportation, ou aux endroits de l'intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers »

(p. 1212). Une fois de plus je note l'escamotage du fait essentiel, le saut qualitatif au capital indus­triel.

c) La découverte de l'Amérique et de ses métaux précieux, la colonisation, la traite, puis les guerres mercantiles (qui vont jusqu'aux guerres

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de l'Opium des années 1840) sont une deuxième source d'accumulation. Malheureusement pour l'explication de la genèse du système, toutes ces méthodes d'accumulation ne sont pas extérieures au système, elles n'en sont que des manifestations. Marx l'affirme expressément un peu plus loin (p. 1216) : «De nos jours, la suprématie indus­trielle implique la suprématie commerciale, mais à l'époque manufacturière proprement dite, c'est la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle. De là le rôle prépondérant que joua alors le régime colonial. »

d) Il convient, cependant, de noter, dans le même passage, une notion essentielle, sur laquelle j'aurai à revenir ultérieurement:

Quelques-unes de ces méthodes [d'accumula­tion] reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre écono­mique capitaliste et d'abréger les phases de transi­tion. Et en effet la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent écono­mique (p. 1213).

Cette remarque est proprement géniale et, pour peu que Marx l'eût développée, elle l'aurait amené à des conclusions capitales. Or, cela reste une remarque ; pour la bonne raison que le sys­tème intellectuel marxien, philosophie de la tota-

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lité qui fait tout reposer sur le socle économique, interdit de penser l'autonomie des diverses dimensions de l'activité humaine, la dimension politique en particulier. De ce fait, en développant sa remarque, il aurait nécessairement établi qu'« en dernière analyse » le politique dépend de l'économique, que l'État moderne est l'expression du système capitaliste, et que, par conséquent, l'État ne peut expliquer sa naissance. On aura beau faire appel aux subtilités de la dialectique, on se cantonnera dans la tautologie ou l'on esqui­vera le problème.

e) D'autres facteurs non économiques sont rele­vés dans la suite de l'exposé, mais tout aussi peu développés :

La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l'accumulation primitive. [Elle] a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négo­ciables, aux opérations aléatoires, à l'agiotage, en somme aux jeux de Bourse et à la bancocratie moderne (p. 1217).

Le système protectionniste fut un moyen artifi­ciel de fabriquer des fabricants, d'exproprier des travailleurs indépendants, de convertir en capital les instruments et conditions matérielles du tra­vail, d'abréger de vive force la transition du mode traditionnel de production au mode moderne (p. 1219).

Pour résumer ces pages nourries d'un savoir

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profond et étendu, brillantes et exaltantes, car portées par une indignation de prophète ( « Le capital arrive suant le sang et la boue par tous les pores», p. 1224), l'on pourrait dire que Marx en revient au type d'explication qu'il avait suggérée dans L 1déologie allemande, l'explication par les étapes: du capital usuraire et commercial on passe au capital industriel ; celui-ci se retrans­forme en capital commercial grâce à la création d'un marché mondial ; pour satisfaire ces débou­chés immensément élargis, le capital industriel resurgit et domine désormais sans partage. Mais le passage d'une étape à une autre n'est pas expli­qué, malgré le pressentiment de l'importance de l'État. Bref, Marx n'a pas réussi à sortir du cercle où il s'était lui-même enfermé, en définissant le capitalisme par le système du salariat. La dernière phrase du livre 1 du Capital1 le réaffirme avec force: «Le mode de production et d'accumula­tion capitaliste, et partant, la propriété privée capi­taliste, présuppose l'anéantissement de la pro­priété privée fondée sur le travail personnel ; sa base, c'est l'expropriation du travailleur» (p. 1235), la base du système fait partie du sys­tème, elle ne peut donc en constituer le fonde­ment.

L'on touche ici au défaut majeur de toute la construction marxienne et marxiste. Elle se pré­sente comme un système d'explication total; sous

1. Devenue, grâce à l'intervention de M. Maximilien Rubel, la dernière phrase de l'avant-dernier chapitre.

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peine de tourner en rond et de se mordre la queue, une philosophie de la totalité valorise nécessairement un secteur de l'activité humaine, dont elle fait le fondement du système. Or il y aurait contradiction logique si le fondement ne faisait lui-même partie du système et donc n'était son propre fondement. Tout au long de cette analyse, j'ai buté sur cette aporie: l'origine du système capitaliste suppose le système capitaliste. Pour rn' exprimer en termes platoniciens, je dirais que le problème des origines est insoluble tant que l'on considère que le Même engendre le Même (l'économique l'économique, le politique le politique, la technique la technique ... ).Je tâche­rai de montrer que l'on arrive à des résultats plus satisfaisants en partant de l'hypothèse que le Même est engendré par l'Autre.

Pour en finir avec Marx et le marxisme, notons le paradoxe d'un système qui, d'une part, se pré­sente comme une philosophie de l'histoire et fonde toute explication sur le devenir historique et la singularité des étapes historiques, et qui, de l'autre, achoppe sur l'impossibilité de construire une théorie des origines et se réfute, de ce fait, elle-même. Le handicap est rationnellement insur­montable. Cela explique, sans doute, qu'on ait tenté, à partir d'Engels, de le surmonter irration­nellement. La seule façon d'y parvenir est de for­ger ou d'emprunter la fiction d'un fondement de l'histoire qui soit extérieur à l'histoire : la notion d'évolution en tient lieu. Alors que Marx se

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contentait de constater (avouant implicitement l'impossibilité de construire une théorie de l'his­toire) la succession du communisme primitif, de l'esclavage, du servage, du despotisme oriental, du capitalisme, ses héritiers présomptifs ont imaginé une évolution nécessaire. Non pas qu'ils se soient trompés ou qu'ils aient été des. sots, mais parce que la place d'une telle loi d'évolution était néces­sairement inscrite en une case du système intellec­tuel, de même que dans le tableau de Mendeleïev des cases étaient prévues pour des corps qui n'ont été inventés qu'ultérieurement. Destinée à pre­mière vue paradoxale mais finalement logique d'une pensée qui se voulait historienne, mais qui, pour rester cohérente, s'est vue obligée d'éliminer l'histoire en la fondant sur un principe non histo­rique : l'évolution.

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II

LES FAUSSES PISTES

Il était tentant de soumettre la conception de Max Weber à la même analyse critique que celle que je viens de faire subir aux thèses de Marx. Malheureusement, une telle démarche est impos­sible. En effet, l'explication wébérienne des ori­gines du capitalisme n'existe pas, ou plutôt elle est multiple. Suivant que l'on part de l'Éthique protes­tante, d'Économie et Société ou de l'Histoire écono­mique1, les perspectives varient.

En effet, pour Weber, le capitalisme n'est pas un, mais multiforme, en lui se traduit une grande part de ce qui fait l'originalité radicale de la civili­sation occidentale : la rationalisation des activités humaines. Il est donc vain de vouloir saisir ce concept si vaste en une définition simple, car elle ne peut être que partielle. C'est ainsi que, pour Weber, le salariat est essentiel au capitalisme, ille

1. Les citations feront référence aux éditions suivantes : L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964, Wirt­schaft und Gesellschaft, Kôln-Berlin, Kiepenheuer u. Witsch, 1964,

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concède sans difficulté à Marx ; mais le salariat n'épuise pas l'essence du capitalisme. Par conséquent, le problème de l'origine du système ne se pose pas vraiment chez lui. Elle se pose d'autant moins que, d'une manière générale, Weber est peu sensible aux problèmes du devenir. Non pas que cette indifférence relative découle d'un choix initial (Weber est profondément histo­rien), mais parce que sa méthode ne peut que les laisser dans l'ombre. En effet, la détermination constante des originalités par la méthode de l'idéal type entraîne à considérer les objets histo­riques dans leur pleine floraison, et non dans leur efflorescence progressive. Son œuvre la plus célèbre, L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, n'est en aucune façon une théorie de l'émergence du capitalisme à partir du protestantisme. Il a prétendu montrer que l'éthique protestante est une forme de rationalisation de la vie morale. Or le capitalisme est caractérisé, selon lui, par une rationalisation des activités économiques : il en conclut et il montre que le protestantisme est un des courants qui ont contribué à l'expansion du capitalisme et qu'il a influé sur certains aspects du capitalisme occidentaL En un mot, sans protestan­tisme, il y aurait tout de même eu capitalisme, mais il eût été différent. Si l'on admet cette inter­prétation, une grande partie de la controverse que l'essai a nourrie depuis des décennies, se retrouve

2 vol., Wirtschaftsgeschichte. Abriss der universalen Sozial - und Wirt­schaftsgeschichte, Berlin, Duncker u. Humblot, 1958.

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sans objet 1• Cela dit, ses analyses sont merveil­leuses, chacune prise pour elle-même, mais toutes ensemble ne dessinent pas un tableau, elles en sont chacune une ébauche particulière. C'est ce tableau que je me propose de présenter ici, en signalant, en son lieu, toute proposition qui va dans le sens des analyses de Weber.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il importe de régler des problèmes de terminologie. Je ne fais ni ne ferai ici aucune différence entre les expressions « système capitaliste » ou « capitalisme » et « sys­tème industriel», l'on verra pourquoi. Quant à l'expression « système socialiste » ou « socia­lisme »,j'avoue en ignorer l'usage adéquat. Si l'on entend par là le système économique pratiqué en U.R.S.S. et dans les démocraties populaires, j'ai tendance à y voir, sur le plan économique, une forme aberrante et inefficace : il s'agit d'une sorte de chimère née des œuvres d'idéologues qui ont pré­tendu et prétendent construire une économie, en ignorant systématiquement les lois de l'économie. Si, par contre, on entend par «socialisme» un type de société radicalement différente de la nôtre et des autres sociétés connues, ce n'est, pour le moment, tout au plus qu'une aspiration, dont les origines feront problème pour nos arrière-petits­neveux, le jour où elle aura été réalisée.

1. Les principaux éléments de cette controverse ont été commodément rassemblés par Ph. Besnard : Protestantisme et Capi­talisme. La Controverse post-webérienne, Paris. Armand Colin, 1970.

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La détermination de l'essence d'un phénomène historique comporte toujours une plus ou moins grande part d'arbitraire. Cela vient de ce que l'entendement se trouve dans l'obligation de pro­céder à toute une série d'opérations chirurgicales pour que le phénomène puisse surgir, débarrassé de tout appendice inessentiel. Cependant, il est possible de limiter la part d'arbitraire en se sou­mettant à quelques règles de méthode. Il convient, en premier lieu, de ne pas tenir compte de tout ce que Marx plaçait dans la rubrique des « conditions du capitalisme», c'est-à-dire de tout ce qui est censé être donné avant qu'un phénomène puisse survenir. En effet, il est généralement impossible de décider si la condition est cause ou consé­quence. Considérons l'exemple de l'agriculture. Il va de soi 1 que la révolution industrielle du XIXe siècle n'a été rendue possible que grâce aux

1. Ou, du moins, il devrait aller de soi. Car il a fallu plus de vingt ans pour que les responsables des destinées économiques du tiers-monde se rendissent compte qu'on ne peut bâtir une indus­trie florissante en l'absence d'une agriculture capable de laisser des surplus importants. Il faut espérer qu'il ne faudra pas autant de temps aux mêmes responsables pour parvenir à la conviction qu'on n'aura ni agriculture ni industrie en l'absence d'une trans­formation des mentalités par l'esprit d'entreprise. En consé­quence, il apparaît avec évidence que, dans la mesure où les pays non industrialisés visent la croissance économique la plus forte et la plus rapide, la solution est unique et simple. Il faut : 1 o former ou importer des entrepreneurs ; 2° les laisser entreprendre ; 3° accepter les inconvénients ; 4° attendre vingt ou trente ans. Mais est-il si certain que la croissance économique soit l'objectif prioritaire de leurs dirigeants, plus que l'indépendance natio­nale?

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progrès dans le travail de la terre, entamés au XVIIIe siècle et parachevés au XIXe. Et ce, aussi bien parce qu'une augmentation de la productivité par tête était nécessaire pour permettre un exode rural intense sans compromettre l'alimentation générale, que pour mener le revenu agricole à un point où, partagé entre un nombre décroissant de parties prenantes, il dégageât un surplus dispo­nible pour l'achat de la production industrielle naissante. Cependant, ces admirables progrès que furent la suppression de la jachère, l'usage des plantes fourragères, la sélection des semences, la science de l'assolement, puis, bien plus tard, la chimie des sols avec Liebig, tous ces progrès font évidemment partie du phénomène industriel: ils découlent d'une même mentalité et d'une même quête que la mise au point des machines à filer, à tisser ou des machines à vapeur. Si l'on remonte bien plus haut dans le temps, on constate que la Flandre avait, dès le XIIIe siècle, remplacé la jachère par des cultures dérobées; or la Flandre est, avec l'Italie du Nord, l'un des pôles de l'acti­vité capitaliste à l'époque, ce qui se traduit par une accumulation étonnante de population en un espace restreint; avec la lenteur et la cherté, sur­tout, des transports, cette population se serait vue constamment menacée par la famine, si, sur place, l'on n'avait réussi à augmenter de façon appro­priée la production agricole. Par conséquent, l'agriculture, sans doute, est une condition de l'activité économique capitaliste, mais elle en est

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aussi bien une manifestation. Remontons encore plus avant dans les fondements d'un système économique, pour nous débarrasser d'une illusion tenace, l'illusion technique. La première condi­tion de l'augmentation des rendements agricoles a été l'utilisation d'un outil capable de retourner en profondeur le sol, pour porter en surface les sub­stances nutritives et l'aérer, il a fallu que la char­rue à soc verseur vînt supplanter l'araire, qui se contentait d'égratigner le sol. Or la mise au point de cette charrue remonte probablement au VIIIe­

IXe siècle, qui représente une époque de profonde décadence économique. Autrement dit, et ce point me paraît essentiel, un progrès technique ne doit jamais être considéré comme le point de départ d'un progrès économique; il y a solution de continuité entre la mise au point d'un procédé et son usage généralisé. Cette discontinuité peut aller jusqu'au paradoxe historique. Songeons que les découvertes capitales du moulin à vent et du col­lier d'attelage (qui, en faisant porter l'effort sur le poitrail de la bête au lieu du cou, autorisait au minimum un quadruplement de la charge trac­tée; d'où la possibilité d'accroître l'efficacité des transports, et, surtout, d'exploiter les terres lourdes à limon de la grande plaine d'Europe du Nord), ces découvertes datent probablement du ve siècle apr. J.-C., qui vit l'effondrement écono­mique et politique de l'empire d'Occident. Leur usage économique et politique ne commence qu'au XI-XIIe siècle en Europe du Nord-Ouest et se

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trouve lié à l'essor du système capitaliste. Si je prends une autre aire géographique et écono­mique, je trouve l'exemple de la Chine. Dans d'admirables travaux 1, Joseph Needham a montré que l'habileté technique des Chinois ne le cède en rien à celle des Européens ; ce qui leur a presque constamment manqué fut de viser l'usage écono­mique des découvertes. J'ai donc tendance à considérer qu'il existe une très large autonomie entre les activités technique et économique (du moins jusqu'à l'époque contemporaine). Dès l'apparition de groupes d'hominiens au paléoli­thique supérieur, des individus, dont c'était la pente naturelle, se sont consacrés à la recherche technique, à la mise au point de procédés, qui ont reçu ou non un usage économique. Que l'on songe aux trésors de patience et d'ingéniosité, à la confrontation millénaire d'échecs et de succès qu'il a fallu pour mettre au point ce chef-d' œuvre que constitue la rizière inondée de l'Asie des moussons. De nos jours, cette spécialisation tech­nique naturelle, sans lien direct ni immédiat avec l'usage économique, subsiste dans le concours Lépine. L'histoire technique de l'humanité peut être considérée comme un gigantesque concours Lépine, où les décalages géographique et tempo­rel entre une découverte et son application peuvent être énormes.

Une première règle de méthode peut donc

1. Voir J. Needham, Science and Civilization in China, Cambrid­ge, Cambridge University Press, 4vol. parus de 1954 à 1971.

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s'énoncer ainsi: tout ce que l'on entend par conditions d'un système économique fait partie de ce système et ne peut donc l'expliquer. Une deuxième règle sera: les particularités psycholo­giques sur quoi repose un système économique lui sont conséquentes et non antérieures. En effet, quel que soit le genre de vie considéré, il faut, pour que les individus se meuvent à l'aise dans le cadre géographique, technique, économique, social, religieux ... , où le sort les a fait naître, il faut que certains traits de leurs caractères et de leurs tempéraments soient conformes aux rôles que la société attend d'eux. Prenons un exemple.

M. Jean-Pierre Vernant a montré 1 la conception particulière que la Grèce se faisait du travail artisa­nal:

Chaque metier constitue un système clos, à l'intérieur duquel tout est solidairement soumis à la perfection du produit à fabriquer : les instru­ments, les opérations techniques, et jusque dans la nature intime de l'artisan, certaines qualités spéci­fiques qui n'appartiennent qu'à lui [ ... ].

Il paraît plutôt établir, entre le fabricateur et l'usager d'un produit, un lien personnel de dépendance, un rapport de service. Dans la sphère de son métier, les capacités de l'artisan sont rigoureusement soumises à son ouvrage, son ouvrage rigoureusement soumis au besoin de l'usager (p. 221).

1. Voir J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspé­ro, 1965.

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Exprimons ces remarques en jargon marxien : l'on dira que la valeur d'usage prime entièrement sur la valeur d'échange. Or il y a une logique de la valeur d'usage: l'objet fabriqué vaut par lui­même, parce qu'il sert à un usage défini; cette valeur est déterminée par la tradition ou par un contact spécial avec le monde des idées, mais elle est une donnée qui préexiste au travail ; de même le besoin que l'objet est appelé à satisfaire est lui aussi une donnée quasi naturelle; il s'ensuit que le travail de fabrication ne peut être que très humble, au service de besoins et d'objets intan­gibles. Au contraire, lorsque la valeur d'échange l'emporte, tous les rapports sont inversés: l'objet n'est plus fixe, il peut être n'importe quoi, du moment qu'il trouve acquéreur ; le besoin devient lui aussi mouvant, puisque aucun lien, subtil mais nécessaire, ne le relie plus à des objets fantômes. Une telle situation valorise nécessairement le tra­vail en tant que tel, nouveau démiurge, indifféren­cié, placé au-dessus des travailleurs particuliers, qui ne sont que ses humbles serviteurs. Cette courte analyse prétend montrer qu'une telle trans­formation des rapports psychologiques au travail ne peut trouver son origine dans la conception mentale elle-même. Cela ressort évidemment de l'exemple grec: une telle configuration psycho­logique est rigoureusement cohérente, satisfai­sante à tous points de vue, donc immuable ; elle ne peut se transformer que sous l'effet de modifi­cations profondes survenues dans le monde du

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travail lui-même, ou bien dans une mutation appa­rue au niveau des mentalités non économiques. Il suit de là qu'en théorie toute modification inter­venue dans les mentalités peut avoir des consé­quences économiques. Il faut et il suffit que cette modification touche soit au système des besoins, soit aux rapports du travailleur avec son œuvre. Il convient donc d'éviter de retenir, dans la défini­tion du phénomène dont on recherche les ori­gines, toute donnée psychologique qui serait trop évidemment une conséquence du phénomène recherché.

Or donc, qu'est-ce que le système capitaliste? L'analyse des thèses de Marx a montré que l'on ne pouvait le définir comme la jonction d'un capital propriétaire de moyens de production et d'un salariat sans feu ni lieu. Non pas que cet aspect ne soit point constitutif du système (c'est là, bien au contraire, un de ses caractères originaux), mais parce que la recherche des origines à partir de cet énoncé me condamne à tourner en rond. Au demeurant, rares seraient, de nos jours, ceux qui prétendraient que l'essentiel est le mode d'appro­priation des moyens de production ; on tend à monter en épingle d'autres oppositions, en parti­culier celles qui ont trait au partage du pouvoir dans l'activité économique: le conflit s'est déplacé entre les gens investis du pouvoir de décision et les exécutants. Cependant, cette définition est à ce point vague qu'on retrouverait l'opposition dans

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n'importe quel système économique, si bien qu'on ne voit guère comment apparaîtrait la spéci­ficité du capitalisme. Dans les systèmes agraires pré-industriels, le pouvoir de décision des exé­cutants est, pour ainsi dire, inexistant. Une série de contraintes d'ordre religieux, magique, tech­nique, communautaire, soumet entièrement le travailleur à la volonté du chef ou des dieux. Dans les salines chinoises des Tang, le pouvoir écono­mique appartenait au concessionnaire; dans l'ate­lier de boucliers du père de Lysias à Athènes, il est peu probable que les esclaves aient eu leur mot à dire. On peut multiplier sans difficulté les exemples empruntés à toutes les civilisations et à tous les stades de développement: le partage iné­gal du pouvoir économique est une constante. On pourrait même soutenir, sans viser le paradoxe ni la provocation - j'aurai à y revenir -, que le système capitaliste est précisément la première organisation économique qui remette en question ce partage et rende possible une participation plus ou moins large des travailleurs aux décisions qui les concernent. Quant à savoir ce que pourrait être une économie sans pouvoir, où chaque tra­vailleur aurait une part égale aux décisions, j'attends de la voir réalisée pour admettre que c'est plus qu'une rêverie d'intellectuels.

Définira-t-on le capitalisme par l'économie de marché? Cette définition n'est pas assez spéci­fique non plus. En effet, il a fallu les délires de la planification stalinienne pour penser qu'il pût

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exister une économie qui ne serait pas de marché. Toute économie est de marché, car elle réalise la jonction entre des producteurs et des consomma­teurs; mais cette jonction est mouvante; une de ses limites est la détermination rigoureuse, par la tradition, des besoins et des façons de les satis­faire, ce qui réduit à presque rien les problèmes d'ajustement de 1' offre et de la demande ; sa limite opposée est la concurrence parfaite, où se confrontent sans entraves une demande libérée de toute tradition et de toute retenue et une offre parfaitement élastique. Ce sont des cas limites; la réalité historique se situe à des échelons variables sur l'échelle qui les relie. Il va sans dire qu'il faudrait nuancer fortement ces remarques concer­nant le marché. Marché et échange ne peuvent être confondus en toute rigueur. Il y a échange lorsqu'un bien quelconque passe d'une personne à une autre. À ce point de généralité, l'échange existe dans toute société, même dans une éven­tuelle cellule familiale originelle, car des biens seraient échangés entre conjoints et entre les parents et les enfants. Une forme plus limitée d'échanges est représentée par le don et le contre­don analysés par Marcel Mauss : 1' échange y est régi par toute une série de règles qui l'institution­nalisent et en limitent la spontanéité. Une troi­sième forme d'échanges serait la redevance, où le surplus dégagé par chaque exercice d'un appareil économique est entièrement absorbé par le pou­voir central. Le type presque idéal de redevance

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est l'Égypte pharaonique, et encore plus ptolé­maïque : le surplus est confisqué par le centre, qui procède ensuite aux distributions parmi les béné­ficiaires du système. À vrai dire, sous les pharaons, une partie de la production des fellahs et des temples était écoulée sur le marché, directement, sans passer par les réserves impériales. Il en allait de même du surplus écoulé sur le marché par la masse de propriétaires particuliers, pour se pro­curer vêtements, meubles, objets de parure et de luxe. Ces besoins sont satisfaits par la production des artisans libres. Enfin, il existe des marchands purs, qui s'occupent de toute sorte de transac­tions. L'iconographie et les textes indiquent, cependant, que les échanges portent sur de petites quantités et que les marchés sont purement locaux. Une autre forme d'échanges pourrait être la répartition, dont le seul cas semble être l'Empire inca, où la production est entièrement monopoli­sée par le pouvoir central, puis distribuée à tous les niveaux de la société.

Le marché, au sens strict du terme, est un échange qui suppose l'autonomie des cellules économiques qui échangent et repose donc sur la liberté du do ut des. À ce titre, le marché est une constante de toutes les sociétés humaines, au moins dans les relations économiques entre unités politiques souveraines. Il règne aussi dans la forme la plus universelle d'échange, celui des femmes: quelles que soient la complexité, la rigueur et la précision des règles du mariage, elles n'imposent jamais le mariage de tel avec telle, mais laissent

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toujours aux conjoints éventuels une marge de choix. Enfin, la quasi-totalité des sociétés complexes connues (en dehors du Pérou) sont un mélange de marché et de redevance, compte tenu du fait que la majeure partie de la production, jusqu'à l'apparition du système industriel, est autoconsommée. Par conséquent, lorsque j'affirme qu'il n'y a pas d'économie sans marché, cela doit s'entendre avec des restrictions variables avec les types de sociétés.

Il n'en reste pas moins que définir le système capitaliste par le marché, c'est manquer sa spécifi­cité historique. Ou, pour être plus exact, s'il est vrai que le système capitaliste occidental a poussé l'extension du système du marché jusqu'à des limites inconnues ailleurs, il est non moins vrai que les sociétés mésopotamienne, grecque, hellé­nistique, romaine, abbasside, chinoise (pour ne citer que les plus importantes) ont, elles aussi, connu des développements considérables du mar­ché. Par conséquent, pour marquer l'originalité de l'Occident, il faudrait introduire un critère quantitatif, qui puisse nous indiquer qu'à partir d'un certain seuil d'échanges effectués par l'inter­médiaire du marché, on se trouve en système capitaliste. Il va de soi qu'on ne peut construire un tel critère. Au demeurant, l'Occident, du XIe au XVIIIe siècle, ne révèle pas de différences substan­tielles, sur ce point, avec les autres civilisations. Il est probable que Maurice Lombard 1 a raison,

1. Voir M. Lombard, L'Islam dans sa première grandeur (VIII'­

XI' siècle), Paris, Flammarion, 1971.

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lorsqu'il considère que l'Islam a fondu en une unité économique des aires qui s'étaient peu à peu, pendant des millénaires, constituées autour de la Méditerranée, et que cette fusion a déter­miné un accroissement des échanges, qui font du monde abbasside une des plus brillantes réussites économiques, même si elle fut éphémère. L'Occident ne se distingue décisivement de tels exemples qu'à partir du XVIIIe siècle. Or, comme je prétends le montrer plus loin, c'est dès le XIe siècle que sont inscrits dans les faits les éléments structu­rels du système capitaliste. Par conséquent, si la dose de marché du système capitaliste est un élé­ment dont il faut évidemment tenir compte, elle ne suffit pas à le caractériser.

On ne peut non plus définir le capitalisme par la recherche du profit, car c'est la chose la mieux partagée. Du moins, si 1 'on prend le mot « profit »

au sens vague et général d'acquisition d'utilités supplémentaires. Il faut avoir dans la bonté de la nature humaine la confiance optimiste d'un Jean­Jacques Rousseau pour considérer que l'esprit de profit est lié à l'apparition de la propriété et de la vie en société. Ou bien il faut avoir sa vision pessimiste de l'homme social, pour éprouver le besoin de forger la fiction de la bonté de l'homme naturel. Il est, bien entendu, difficile de décider qui a raison dans cette affaire fondamentale. Il me paraît plus conforme aux faits et à l'image que l'homme donne de lui-même de supposer que les désirs sont illimités et que l'esprit de convoitise est

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propre aux humains. Comme la convoitise se satis­fait avec moins de peine par la rapine que par le travail, j'ai tendance à avoir de l'état de nature la vision qu'en avait Hobbes et à considérer qu'en dehors du contrat social l'homme est un loup pour l'homme. Pour qu'un groupement humain quelconque puisse simplement subsister, il faut que cet esprit de convoitise soit borné, d'une manière ou d'une autre, vers l'intérieur. Il s'ensuit qu'il s'exercera avant tout vers l'extérieur, aux dépens des autres groupements humains. Autre­ment dit, la guerre est la forme première de l'esprit de profit; et le but de guerre le plus primitif qui se puisse observer est le rapt des femmes, le bien rare par excellence, dont dépend la survie de l'espèce.

Il faut donc préciser le mode capitaliste de recherche du profit. Je trouve chez Max Weber des indications pertinentes.

Nous appellerons action économique « capita­liste» celle qui repose sur l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilités d'échange, c'est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de pro­fit (Éthique protestante, p. 15).

Si l'acquisition capitaliste est recherchée ration­nellement, l'action correspondante s'analysera en un calcul effectué en termes de capital (p. 16).

Tout se fait par bilans. Au début de l'entre­prise: bilan initial; avant chaque affaire: estima­tion du profit probable ; à la fin : bilan définitif

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visant à établir le montant du profit [ ... ]. L'impor­tant pour notre concept, ce qui détermine ici l'action économique de façon décisive, c'est la tendance effective à comparer un résultat exprimé en argent avec un investissement évalué en argent, si primitive soit cette comparaison (p. 17).

Mais cela ne suffit pas, car «il y a, en ce sens, dans tous les pays civilisés, un capitalisme et des entreprises capitalistes reposant sur une rationali­sation passable des évaluations en capital » (p. 17). Si je veux produire une illustration historique de cette affirmation de Max Weber, je n'ai que l'embarras du choix. Ainsi, dans la Mésopotamie antique, l'on connaît le système des karoum. Ce mot, d'origine akkadienne, désigne primitivement un port fluvial, puis, par extension, les entrepôts et les chambres de commerce, où se retrouvent importateurs, exportateurs, armateurs, banquiers ; ces chambres fonctionnent à l'occasion comme tribunaux de commerce. Paul Garelli 1 a pu étu­dier les karoum avec précision, grâce à une dizaine de milliers de tablettes assyriennes retrouvées en Cappadoce et datant du xxe-XIXe siècle. Elles ont révélé tout un réseau commercial, assumé par d'authentiques capitalistes. Sans doute sont-ils encore liés de près à l'État, qui leur afferme la perception de certaines taxes et impôts, et qui peut les surveiller grâce à une structure pyrami­dale dont la tête est à Assour. Malgré le contrôle

1. Voir P. Garelli, Les Assyriens en Cappadoce, Paris, 1963.

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ou, en tout cas, l'immixtion étatique, les karoum ont des activités commerciales propres et déve­loppent une série d'institutions, où l'on retrouve l'activité capitaliste telle que définie par Max Weber: des banques souscrivent des emprunts et consentent des prêts; d'immenses entrepôts concentrent les marchandises des associés; des comptes bancaires sont ouverts, où la plupart des opérations se font par compensations multilaté­rales. Un peu plus tard, toujours au début du deuxième millénaire, à Ur, puis à Larsa, le capita­lisme semble s'être entièrement affranchi du contrôle étatique. Des entrepreneurs privés se sont substitués au temple et au palais, dans leurs activités de prêts à intérêt (33% par an) ; ils font des avances aux négociants et dirigent les importa­tions de cuivre. Il faudra, cependant, attendre l'époque néo-babylonienne et achéménide (VIe­

w siècle) pour trouver des banques, dont les acti­vités ont un caractère tout à fait moderne. À Nip­pour et à Babylone, des firmes se créent par asso­ciation de capitalistes. Elles reçoivent des dépôts d'argent, émettent des chèques, se livrent aux prêts à intérêt et, surtout, elles participent directe­ment au mouvement économique, en investissant dans de multiples entreprises agricoles et indus­trielles.

Autre exemple, plus frappant encore et plus . proche de nous 1• Du VIlle au XIe siècle, le monde

1. Voir M. Lombard, L'Islam dans sa première grandeur, op. cit., pp. 149-150.

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abbasside a connu une activité capitaliste pleine­ment épanouie. Elle était portée par des hommes d'affaires musulmans, juifs et chrétiens, où se re­trouve le vieux fonds oriental d'initiative écono­mique. Ils créent de grandes sociétés commer­ciales, qui poussent des tentacules dans toutes les directions où un profit peut être escompté : vers le Soudan, où l'or s'échange contre le sel et la paco­tille ; vers l'océan Indien, où le port de Bassora voit arriver des chargements précieux venus jusque de Chine ; vers les fleuves russes, où les esclaves représentent les plus grandes chances de bénéfices. Ces grandes sociétés finissent par essai­mer des succursales tout au long des routes connues. Parallèlement se créent des banques, par association de capitaux : elles sont au fait de toutes les opérations bancaires. Enfin apparaît la forme décisive du capitalisme: le marchand entrepre~ neur. Ce personnage, enrichi par le grand commerce, cherche à faire fructifier ses capitaux dans les activités industrielles, textiles avant tout. Il se procure la matière première, la confie à des travailleurs, à qui il consent des avances finan­cières, puis se charge d' écoulèr le produit fini. Les bénéfices tirés de toutes ces activités sont systéma­tiquement réinvestis. Au total, l'historien découvre un monde des affaires fiévreux et dynamique, qui n'a rien à envier à l'Occident médiéval et moderne.

Je pourrais ainsi prendre une civilisation après l'autre, partout (ou presque, car il y a des excep-

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tions symptomatiques, sur lesquelles j'aurai à reve­nir) je trouverais des capitalistes, dont l'activité «repose sur l'espoir d'un profit par l'exploitation des possibilités d'échange». Il n'y a ici nul mys­tère. Le point de départ de l'évolution et sa logique interne me paraissent être - très gros­sièrement - les suivantes :

À l'origine, il y eut la création des empires, en entendant par ce mot tout système politique englobant un espace et un nombre tels qu'un appareil d'État au moins embryonnaire soit néces­saire. Les formes que prit cette création nous sont à jamais celées par les silences de la documenta­tion, pour la simple raison que les documents écrits ne peuvent apparaître qu'à partir du moment où quelque chose comme une bureaucra­tie a besoin de l'écriture pour tenir des archives, dresser des états comptables, publier des lois et transmettre des ordres. Il est licite de penser que ce n'est pas trop faire confiance à l'imagination historienne que de supposer que cela n'a été pos­sible que par la conquête ou l'expansion progres­sive à partir d'un noyau: la guerre a dû être la grande accoucheuse des civilisations. Cela a entraîné l'apparition décisive d'une élite poli­tique, militaire et religieuse, caractérisée par l'exemption de subvenir elle-même à ses besoins de subsistance. Il s'ensuit que le système de pro­duction des subsistances a dû atteindre un degré suffisant d'efficacité pour que, une fois décomptés l'entretien des producteurs et de leurs familles et

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les réserves obligées pour pouvoir recommencer le cycle de production, il restât un surplus que cette élite pût confisquer. C'est dans cette situa­tion que, pour mon compte, je vois les raisons de la mutation néolithique, c'est-à-dire l'adoption par des groupes humains des techniques de l'agri­culture et de l'élevage. Non pas que l'invention elle-même de ces deux techniques doive être attri­buée à des préoccupations en dernière analyse politiques ; comme je l'ai déjà suggéré, l'invention technique est probablement une activité libre, consubstantielle à l'Homo faber apparu au paléoli­thique supérieur. À ce titre, l'agriculture et la domestication de certains animaux ont pu être inventées n'importe où, simultanément ou succes­sivement en plusieurs lieux et époques. Par contre, l'extension systématique des nouvelles tech­niques, leur usage économique sont liés aux empires et à l'apparition d'une élite. Le lien est évident dans le cas des systèmes agraires dits hydrauliques, c'est-à-dire ceux où la production agricole repose sur des travaux d'assainissement ou d'irrigation des sols, ou, généralement, sur les deux à la fois. L'on connaît la thèse de Karl Witt­fogel1, d'inspiration marxiste : c'est pour assurer les travaux d'infrastructure indispensables à la production agricole que des États despotiques et bureaucratiques se sont mis en place. La thèse inverse me paraît bien plus conforme aux faits :

1. Voir K. Wittfogel, Le Despotisme orienta~ trad. fr., Paris, Éd. de Minuit, 1964.

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c'est parce qu'un pouvoir politique centralisé a été créé par la guerre que les travaux d'infrastruc­ture ont pu être menés à bien. La démonstration en est aisée. La désorganisation du système d'irri­gation égyptien suit régulièrement la décadence du pouvoir politique, décadence déterminée par des luttes intestines au sein de l'élite. De même l'Ifriqiya (l'ancienne Mrica romaine et la future Tunisie) a cessé d'être une terre à blé et à huile millénaire, à la suite des destructions opérées par des hordes hillaliennes au xe siècle. Ceylan offre un témoignage encore plus frappant, s'il est pos­sible. De nos jours, la population et les activités se concentrent dans les montagnes du Sud, alors que le Centre et le Nord sont abandonnés à la jungle, aux marais et à la malaria. Or, du ve siècle av.J.-C. au XIIIe siècle, le centre de la civilisation cingha­laise se plaçait précisément en ces lieux désolés. Grâce à un État capable de grands travaux d'irri­gation (12 000 barrages-réservoirs alimentaient tout un système de canaux et étaient eux-mêmes alimentés par les rivières descendues du massif méridional), une brillante société a pu se construire. La décadence intervient à partir du XIxe siècle, et la séquence des événements est carac­téristique : décadence de la monarchie, troubles civils, invasion des Tamils, anarchie ; le système des canaux et des barrages est désorganisé, les famines se multiplient, la population diminue, se réfugie dans les montagnes du Sud et cède la place aux forêts secondaires, aux eaux stagnantes et aux anophèles.

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Sur ce point comme sur d'autres, les exemples historiques ne manquent pas pour étayer la thèse que le fondement ultime de l'activité économique doit être cherché du côté du politique. Si j'ai insisté sur le rôle premier du pouvoir étatique pour expliquer la mutation néolithique, au risque de donner 1 'impression de perdre le fil de mon argumentation, c'est précisément parce que, comme il apparaîtra plus loin, je considère que la clé du problème des origines du capitalisme se trouve du côté du système politique.

J'en reviens à mes marchands. L'apparition d'une élite vivant de la confiscation du surplus crée ipso facto un marché, c'est-à-dire une demande solvable. Le marchand est l'intermé­diaire indispensable des échanges qui satisfont cette demande. Il va sans dire que le contenu matériel des échanges varie avec l'état de la civili­sation et se diversifie en fonction des mises au point techniques (dans le domaine des arme­ments, du vêtement, de l'ameublement, de la vais­selle, des parures ... ). Simultanément apparaît un commerce à longue distance, imposé par les besoins de matières premières spécifiques : or, argent, étain, cuivre. D'où un deuxième marché que les hommes d'affai~es peuvent mettre à profit. Enfin l'extension de l'Etat et de la fiscalité ouvre la voie à un troisième type d'activité capitaliste: l'affermage des revenus publics. Cette troisième source du capitalisme dépend du degré de perfec­tionnement de l'appareil étatique, en proportion inverse. L'exploitation de certains produits, objets

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d'un monopole étatique, est généralement concé­dée en fermage à des entrepreneurs spécialisés, car ils requièrent une main-d'œuvre nombreuse et un appareillage particulier. C'est le cas des salines, du fait que le sel est physiologiquement indispen­sable et facilement monopolisable, car il se trouve en des lieux rares et suppose des investissements relativement importants ; aussi le monopole éta­tique du sel est-il une technique fiscale universelle­ment répandue.

Ces remarques rapides m'amènent à une conclusion décisive. Le niveau atteint par l'activité des capitalistes dans une société donnée se situe au point d'intersection de deux courbes. L'une est dessinée par l'espace maîtrisé par la société, par le nombre des sociétaires et par la quantité des richesses créées dans un état donné des tech­niques. L'autre est tracée par le degré d'auto­nomie que l'appareil é!<ltique concède aux activi­tés d'échanges. Plus l'Etat se chargera de capter lui-même le surplus et de procéder lui-même à sa redistributiol!, moins l'activité capitaliste pourra se déployer. A la limite, elle doit disparaître entiè­rement. L'Empire inca en offre un exemple par­fait. Comme l'on sait1 il se caractérisait par une emprise totale de l'Etat sur toutes les activités sociales, en particulier économiques. La réparti­tion du revenu était intégralement opérée par le pouvoir central 1

• Le résultat est l'absence totale de

1. Cette vision, inspirée par les écrits de Louis Baudin, est fausse. Voir, pour une perception plus juste, les travaux de J.V. Murra. (Note de 1995.)

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marchands et d'activités capitalistes. Ce n'est que dans les provinces récemment conquises et à la périphérie de l'Empire que le commerce reste florissant ; au fur et à mesure que les provinces étaient incorporées au système, le commerce déclinait pour finir par disparaître. Ne subsistaient que les marchands chargés d'importer de l'exté­rieur quelques produits inconnus sur l'altiplano andin; à l'occasion l'Inca ne dédaignait pas de les utiliser comme espions.

Si l'on veut bien me concéder que l'état des techniques n'a varié que lentement jusqu'à une date toute récente et que les variations du niveau de la population dépendent étroitement des aléas de la politique intérieure et extérieure (alors que son niveau maximum est déterminé par les subsis­tances et par les techniques agraires), la conclu­sion s'impose que les deux courbes sont influen­cées par la politique. J'en reviens toujours à la même proposition : à la fin des fins, la solution du problème des origines du capitalisme doit être cherchée dans le système politique.

Il ne suffit donc pas de caractériser le capita­lisme par 1' exploitation des chances pacifiques du profit. Il faut introduire une détermination sup­plémentaire. Max Weber a recours à la suivante : «Dans les temps modernes, l'Occident a connu en propre une autre forme de capitalisme : l' organi­sation rationnelle capitaliste du travail (formelle­ment) libre» (p. 10) ; le trait essentiel, fondamen­tal, est l'organisation rationnelle du travail ; il

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s'agit donc d'expliquer «le développement du capitalisme d'entreprise bourgeois, avec son organisa­tion rationnelle du travail libre» (p. 22). Sije laisse de côté le qualificatif« libre» (sur lequel je revien­drai ultérieurement), le propre du capitalisme est donc, selon Max Weber, l'organisation rationnelle du travail. Je ne suis pas convaincu que cette défi­nition, adoptée en définitive par lui, me soit utile dans ma recherche. Ce dont j'ai besoin, c'est d'un caractère du système économique occidental qui ne se retrouve nulle part ailleurs, non pas simple­ment en raison d'une différence quantitative ou de degré, mais absolument. Or, l'organisation rationnelle du travail, même si l'on ajoute le quali­ficatif libre, n'a rien de spécifiquement occiden­tal : on la retrouve sous une forme ou sous une autre dans toute société humaine. En effet, on peut admettre qu'il y a économie à partir du moment où un besoin humain est satisfait par un travail; ce qui peut s'exprimer encore sous une autre forme : il y a économie du fait que les biens sont rares et doivent être hissés au niveau des besoins 1• Or tout acte économique comporte un noyau de rationalité, puisque tout acte écono­mique repose sur la recherche de l'efficacité maxi­male au coût minimal ; quel que soit le type d'économie considéré, cette règle vaut, ne serait-ce que parce que l'homme est naturelle-

1. C'est pourquoi l'on ne peut imaginer de société dépourvue d'activités économiques sans verser aussitôt dans l'utopie de l'âge d'or ou du paradis terrestre, c'est-à-dire des mondes d'abondance.

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ment paresseux et que l'on ne conçoit guère des individus produisant, en moyenne et régulière­ment, plus d'efforts physiques et mentaux qu'il n'est requis pour obtenir les biens que leurs besoins exigent. Or les conditions générales de l'efficacité économique se définissent aisément. Elles impliquent :

1. La division du travail et son corollaire nécessaire, l'échange. L'importance de la division du travail est évidente : plus les tâches à accomplir par une société sont distinctes et les procédés que leur réalisation requiert clairement dégagés, plus l'acti­vité humaine sera efficace, car la société pourra spécialiser tel ou tel groupe dans telle ou telle tâche. Un spécialiste pourra davantage réduire le temps nécessaire à l'accomplissement d'une tâche par élimination des temps morts et des gestes manqués, et mettre au point des procédés nou­veaux plus efficaces. Or la division du travail s'observe dans toute société, même la plus archaïque, ne serait-ce que par la répartition des tâches entre les sexes et les âges. Il importe peu ici de savoir si cette répartition originelle a un fonde­ment religieux ou biologique, le fait est qu'elle existe toujours.

La division du travail est nécessairement accompagnée de l'échange, puisque seuls des pro­duits entiers et un ensemble déterminé de pro­duits peuvent satisfaire les besoins des membres d'un groupe social. Par conséquent, comme on l'a déjà indiqué, toute société connaît un minimum

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d'échanges. Réciproquement, l'échange manifeste la rationalité intrinsèque de la division du travail. Si un homme excelle dans la fabrication des pagnes et un autre dans celle des masques, ils auront intérêt à se spécialiser chacun dans sa par­tie et à échanger leur production. Il va de soi, cependant, qu'ils ne pourront faire l'expérience de cet avantage que s'ils ont procédé effective­ment à des échanges et pu se livrer à des compa­raisons. Autrement dit, pour que la division du travail révèle ses supériorités, il faut que, dans une société donnée, les échanges aient atteint un cer­tain développement. Par conséquent, dans le cours historique des choses, ce sont les échanges qui jouent le rôle de moteur, ce qui m'amène à poser les propositions décisives suivantes: plus les échanges, dans une société, sont intenses, plus la divi­sion du travail est poussée et plus cette société sera efficace. Cela peut s'exprimer encore ainsi: plus la valeur d'usage est remplacée par la valeur d'échange, plus la société est efficace, la plus efficace étant celle où tout a un prix et peut s'échanger sans entraves. À vrai dire, c'est là une limite théorique que même nos sociétés actuelles n'atteignent pas.

Il n'est pas inutile de rappeler ici la loi des coûts comparés de Ricardo, qui montre que l'échange n'est pas avantageux seulement lorsque les échan­gistes excellent chacun dans un domaine, mais aussi lorsque l'un d'eux l'emporte sur l'autre dans les deux domaines. Je reprends mon exemple de tout à 1 'heure (Ricardo raisonne sur des échanges de textiles et de vins entre l'Angleterre et le Portu-

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gal) : si le premier individu l'emporte sur le second aussi bien dans la fabrication de pagnes que dans celle des masques, la recherche de l' effi­cacité maximale exige que le premier se spécialise dans la production où ill' emporte comparativement plus sur le second, et le second dans celle où il est comparativement le moins distancé. Le système d'ensemble sera le plus efficace possible, car chaque producteur se spécialisera dans ce pour quoi il est relativement le plus apte. Au fur et à mesure que le nombre des échangistes et des pro­duits échangés augmente, les choses se compliquent, mais la loi reste fondamentalement vraie. D'après Paul Samuelson, si un concours de beauté était organisé entre les lois économiques, la loi des coûts comparés devrait recevoir le pre­mier prix.

2. L'usage de l'argent, dans ses triples fonctions d'instrument de mesure des valeurs, d'intermé­diaire des échanges et de réserve du pouvoir d'achat. Ce deuxième point découle du premier : l'échange est une nécessité économique ; or il n'y a pas d'échange possible sans référence à un équi­valent universel, au moins abstrait. Ainsi, en Égypte pharaonique, il n'y a pas de monnaie au sens où nous l'entendons. Tous les échanges sont fondés sur le système du troc. Les salaires, même ceux des plus haut placés, sont versés en nature; au début de la XVIIIe dynastie (début du XVIe siècle av.J.-C.), le second prophète d'Amon reçoit pour traitement: des objets d'or, d'argent

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et de cuivre, des vêtements, des voiles de cheve­lure, des parfums, des serviteurs, du blé et des terrains. Mais les échanges de troc ne se font pas au hasard, ils s'effectuent par référence à un éta­lon métallique théorique (de cuivre, d'argent ou d'or, suivant l'importance des transactions), chaque bien a un prix déterminé, malgré l'absence de monnaie réelle. La situation est la même en Mésopotamie: il n'y a pas de monnaie, mais différents étalons, représentés par des céréales et surtout des métaux. Dans la Chine des Tang, la monnaie de billion en cuivre était trop incommode pour les transactions portant sur des sommes considérables. Pour ce faire, on utilisa, non plus, comme en Égypte et en Mésopotamie, un étalon théorique, mais une monnaie concrète : soit la soie (sous forme de vêtements), soit les métaux précieux (habituellement l'argent). Ces deux monnaies furent utilisées dans les échanges aussi bien publics que privés 1•

Ces trois exemples pour montrer que, s'il y a partout et toujours argent, il n'y a pas nécessaire­ment partout et toujours monnaie. La langue alle­mande fait mieux la distinction entre ces deux notions. D'un côté, on a die Münze (que je traduis par « monnaie »), qui désigne tout signe (métal­lique, de papier, de cuir ... ), validé par un pouvoir politique et servant d'intermédiaire des échanges,

1. Voir D.C. Twitchett, Financial Administration Under the T'ang Dynasty, Cambridge, Cambridge University Press, 2e éd., 1970, p. 70.

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d'étalon de valeurs et de réserve de pouvoir d'achat. De l'autre, on a das Geld (que je rends par « argent »), qui désigne toute chose investie, taci­tement ou expressément, de ces fonctions. Si l'argent-Geld est universel, la monnaie-Münze est née dans le monde grec archaïque. La beauté de l'affaire est que la naissance de la monnaie n'est probablement pas d'origine économique, mais religieuse et surtout politique. Édouard Will, reprenant et développant des hypothèses de B. Laum 1 et de sa postérité 2, a produit une théorie que je résumerais ainsi 3•

À partir d'une analyse des poèmes homériques, Laum conclut que l'estimation des biens est née du sacrifice et de la détermination de 1' offrande ; l'argent-Geld a d'abord servi de moyen de paie­ment entre mortels et immortels. À la base de l'argent, il faut tenir compte des notions de rétri­bution et d'acquittement. Ces notions ont, ensuite, été laïcisées et mises en relation avec l'idée de justice sociale rétributive. Par exemple, chez Aristote (Éthique à Nicomaque, V, 5, 6 sqq.), la

1. Voir B. Laum, Heiliges Geld. Eine historische Untf!rsuchung über den sakralen Ursprung des Geldes, 1924, et Ueber das Wesen des Münz­geldes, 1929.

2. Voir W. Gerloff, Die Entstehung des Geldes und die Anfiinge des Geldwesens, se éd., 1947.

3. Voir É. Will, «De l'aspect éthique des origines grecques de la monnaie», Revue historique, 212 (1954), pp. 209-221. «Ré­flexions et hypothèses sur les origines du monnayage», Revue numismatique, 17 (1955), pp. 5-23, Korinthiaka, Paris, De Boccard, 1955, pp. 495-502.

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monnaie «sert à maintenir la réciprocité des rap­ports sociaux sur le plan de la justice 1 ». Ce ver­sant éthique et social de la monnaie est confirmé par la sémantique du radical « nem- » : vo~oç, vo~(~w, VOJ!LO~a, VÉ!.Hù, vÉ~Eatç ... , visent une série de qualifications morales désignant l'appréciation, la rétribution, l'imputation, l'égalité, la propor­tion, etc., et s'opposent à 'Ô~QLÇ, qui est absence d'ordre et déchaînement des forces 2•

L'étiologie politico-sociale de la monnaie-Münze est confirmée par le cas de Corinthe. La première émission de monnaie date des dernières années du vue siècle av. J.-C., sous la tyrannie de Cypsélos. Édouard Will voit les événements de la manière suivante. Cypsélos commence par confisquer les terres d'une partie des grandes familles, les Bac­chiades, et les redistribue. Cela règle le problème de la terre, mais pas celui des dettes, deuxième grand problème de la Grèce archaïque. Pour ce faire, il aurait monnayé les objets d'argent confis­qués aux Bacchiades et aurait distribué les pièces au peuple, pour qu'il se libérât de ses dettes envers les Grands qui n'avaient pas été spoliés. Pour éviter une reconstitution instantanée des iné­galités, et provoquer la circulation monétaire, Cypsélos aurait imposé une dernière mesure: un impôt de 10 % pendant dix ans sur les revenus des Corinthiens. Les dépenses publiques, alimentées

1. Éd. Will, << De l'aspect éthique [ ... ] », art. cité, p. 218. 2. D'après E. Laroche: Histoire de la racine << nem- ,, en grec

ancien, Paris, Klincksieck, 1949.

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par cet impôt direct, devaient servir à amorcer et à entretenir le circuit.

Cette reconstruction habile, mais purement théorique, est entièrement confirmée par des recherches poursuivies, de façon tout à fait indé­pendante, par C.M. Kraay 1

• L'auteur, se fondant sur l'étude des anciens trésors monétaires grecs, a voulu vérifier une double hypothèse. Si la fonction monétaire est d'abord commerciale, les trouvailles de trésors monétaires devront être très dispersées et liées au commerce international. Or il n'en est rien : les monnaies ont une faible dispersion, les italiennes se trouvent en Italie, les siciliennes en Sicile, les corinthiennes en Carinthie ... ; à Athènes, les exportations de numéraire sont pra­tiquement nulles jusqu'au dernier quart du VIe siècle. Dans la même hypothèse, on devrait assister à une multiplication de la monnaie divi­sionnaire, pour assurer le commerce local; or son développement est très lent dans l'ensemble du monde grec. Au total, la carte de la circulation monétaire, essentiellement locale, ne coïncide pas avec celle du commerce. Par conséquent, la fonc­tion monétaire n'est pas d'abord une fonction d'échange. D'où l'hypothèse qui se confirme, d'une frappe liée aux besoins propres de l'État : solde des mercenaires, travaux publics, amendes,

1. Voir C.M. Kraay: « Hoards, Small Change and the Origin of Coinage »Journal of Hellenic Studies, 84 (1964), pp. 76-91 (compte rendu de Pierre Vidal-Naquet, Annales E.S.C., 23 (1968), n° 1, pp. 206-208).

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règlement des problèmes sociaux. Une dernière pièce peut être versée au dossier : la frappe de la monnaie apparaît en Égypte peu avant la conquête d'Alexandre, quand des pharaons nilo­tiques luttent contre l'occupation perse et recrutent des mercenaires grecs pour ce faire.

Il va de soi qu'une fois commencée, la frappe de la monnaie a considérablement facilité les échanges économiques et que 1' extension de ceux-ci a, réciproquement, encouragé la frappe. Il est donc normal que l'usage économique de la monnaie l'ait très rapidement emporté.

3. La mise au point d'une comptabilité permettant une saisie des pertes et des gains, des coûts et des profits et, surtout, des entrées et des sorties. Une comptabilité, au moins embryonnaire, doit exister partout, ne serait-ce que pour parvenir à un équi­libre des échanges. Dans toute société, la somme algébrique des échanges doit toujours être égale à zéro, sinon le système se dégraderait rapidement et finirait par être paralysé. Même dans une société comme la société égyptienne, où la rede­vance devient un système dominant, des biens sont renvoyés vers la base sous forme de protec­tion contre l'agression extérieure ou l'anarchie intérieure, d'intercession auprès des dieux, de secours en cas de cataclysme naturel... Sinon l'ordre se détériore, le peuple se soulève, fait grève (voyez l'àvaxd>QfiOLÇ à l'époque ptolé­maïque), bref le contrat social est rompu. De même dans toute société agraire, il faut au moins

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une comptabilité qui fixe le partage entre les récoltes consommables et les semences nécessaires à l'exercice suivant.

Lorsqu'un groupe parvient à la forme sociale de l'empire, tel que je l'ai défini ci-dessus, la comp­tabilité devient indispensable. En effet, la produc­tion d'un exercice est répartie entre différents ayants droit : État, fonctionnaires, propriétaires, temples, monastères et, bien entendu, les produc­teurs eux-mêmes. Pour que la répartition se. fasse correctement, une comptabilité s'impose. Elle est encore plus nécessaire du côté de ceux qui reçoivent que de celui qui donne. Le souverain (le pharaon, par exemple, ou l'Inca) concentre dans ses magasins centraux et locaux le produit des redevances ; il est, ensuite, réparti à nouveau, pour l'entretien du souverain et de son entourage, des fonctionnaires, des militaires ... Tous ces mouve­ments doivent être enregistrés par une comptabi­lité fondée sur les entrées et les sorties. L'hypo­thèse la plus vraisemblable (comme je l'ai déjà suggéré ci-dessus) fait sortir l'écriture de ces contraintes comptables. Elle est la plus vraisem­blable, car l'essentiel des centaines de milliers de tablettes cunéiformes retrouvées en Mésopotamie conservent les comptes des scribes palatiaux, de même que le déchiffrement récent (1953) du linéaire B a révélé les secrets des tablettes de Cnossos, Pylos, Tirynthe et montré qu'elles consti­tuent, pour le principal, les archives des comp­tables du roi. Personnellement, je verrais volon-

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tiers dans le quipou incaïque la première ébauche d'un système d'écriture, qui n'eut pas le temps de s'épanouir. On sait que le quipou est un cordon où s'attachent des cordelettes de couleurs variées, soit parallèles, soit divergentes, à partir d'un point commun. Le quipou désigne à la fois des chiffres et des objets ou des notions ; les nœuds indiquent les premiers, les couleurs les seconds. Toute une série de complications et de conventions faisaient du quipou une technique efficace de mémorisa­tion de données concrètes. Or l'usage de ce sys­tème est comptable: il a pour but d'enregistrer toutes les entrées et toutes les sorties du système social (et pas seulement économique: les données démographiques y figurent) ; l'ensemble fonc­tionne comme un magistral service statistique, doté de toute une hiérarchie, jusqu'au moindre échelon administratif.

Un autre lieu social est particulièrement pro­pice à l'épanouissement de la comptabilité, parce qu'elle lui est indispensable : les temples et les monastères. Par donations reçues des particuliers ou du pouvoir, ils se trouvent disposer de revenus considérables, qui doivent être recensés et perçus avec exactitude, avant d'être redistribués: pour les besoins quotidiens de la communauté, pour les constructions cultuelles, pour les œuvres chari­tables, pour les investissements (par exemple les défrichements et les assainissements), enfin pour les redistributions que Max Weber désignait par le terme intraduisible de Verpfründung: il s'agit du

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système par lequel les revenus du temple ou du monastère sont affectés à tel ou tel bénéficiaire, que celui-ci soit désigné par la communauté monastique ou par l'État. Toutes ces activités reposent, évidemment, sur un travail plus ou moins complexe de comptabilité.

4. L'agencement rationnel des mayens intellectuels, musculaires et techniques, en entendant par rationnel l'usage pertinent d'un moyen en vue de la fin poursuivie. A ce titre, la magie est un moyen rationnel, puisque son utilisation peut être consi­dérée comme pertinente dans une société don­née. Bien entendu, cela ne préjuge pas de l' effica­cité d'un usage rationnel, et tout le monde admettra que les engrais sont plus efficaces que la bénédiction des champs.

Les modernes ont une tendance fâcheuse à considérer que les techniques prémodemes sont simples et d'accès facile. Il n'en est rien. La taille des silex suppose un apprentissage considérable, et produire du feu en frottant deux morceaux de bois l'un contre l'autre n'est pas une donnée immédiate du savoir-faire humain. Theodora Kroeber a raconté comment des ethnologues amé­ricains avaient dû apprendre patiemment et lon­guement d'Ishi cette technique 1• De même, les techniques agraires sont d'admirables mises au

1. Voir Th. Kroeber, !shi, trad. fr., Paris, Plon, 1968. Gaston Bachelard, dans sa Psychanalyse du Jeu (Paris, Gallimard, coll. Idées), a noté le caractère hautement élaboré de cette technique du feu, pour y voir une transposition de l'acte sexuel.

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point (sélection des semences et des sols, prépara­tion des champs, semailles, protection contre les parasites végétaux et animaux), qui n'ont pu être obtenues qu'après des millénaires de tâtonne­ments et d'essais plus ou moins fructueux. Or la sélection progressive des solutions les plus effi­caces est une activité éminemment rationnelle.

Il faut insister fortement sur le fait que ces quatre conditions sont consubstantielles à l'effica­cité économique, ce qui revient à dire que, dans toute société humaine, quelle qu'elle soit, on en trouve au moins des embryons, parce que toute société repose sur un soubassement économique, doté d'une certaine efficacité, sinon ces sociétés disparaîtraient purement et simplement. Il en résulte inversement que, dans toute recherche sur les origines d'un système économique, il est vain d'espérer les trouver dans une quelconque de ces conditions : des modifications dans celles-ci sont toujours des conséquences de changements surve­nus ailleurs.

Ainsi la comptabilité en partie double n'est pas cause du développement économique médiéval, ni la lettre de change (elles apparaissent à l'aube de la longue phase de dépression des :xive et xve siècles), mais des adaptations de la comptabi­lité et de la monnaie consécutives à 1' essor des échanges entre les XIe et XIIIe siècles. Au demeu­rant, l'invention de la lettre de change n'est en rien une originalité occidentale. Les conquêtes ont fait de Rome aux ne et 1er siècles une grande

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place financière, où affluent les capitaux de toute la Méditerranée, où la spéculation se déchaîne, où se négocient les emprunts et les participations aux entreprises financières ou commerciales. La très grande banque d'affaires fait partie du paysage social. Or la lettre de change y est couramment pratiquée. De même en Chine 1, on trouve, à par­tir de 750 apr.J.-C. environ, un usage courant de la lettre de change (sous le nom imagé de« mon­naie volante »,fei-ch'ien). Elle servait aux transferts des sommes considérables, liées au développe­ment du commerce du thé, cultivé dans le sud du pays. Les envois de thé étaient compensés, sur le plan des paiements, par les taxes que le gouverne­ment, installé dans le nord, percevait dans ses provinces méridionales. Ici non plus, il n'y a point de mystère et il n'est nul besoin de faire appel à la notion d'emprunt ou de diffusion des techniques. La lettre de change consiste, dans son essence, à faire circuler des ordres de paiement en place de signes monétaires métalliques. Dès que les paie­ments atteignent un niveau tel que le transport matériel des signes monétaires fait problème, il est normal qu'on leur substitue des ordres. Cela sup­prime tout encombrement et tout risque de détournement en cours de route. Bien entendu, pour que la lettre de change puisse entrer dans les mœurs, il faut que les paiements soient équilibrés entre les différentes places; tout se règle par

1. Voir D. Twitchett, Financial Administration [ ... ], op. cit., p. 72.

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compensation et jeux d'écriture; seul, le solde, positif ou négatif, fait l'objet d'un transfert de fonds. Incidemment, cette condition d'équilibre suggère qu'à Rome, du fait de la structure unipo­laire du système financier (car tout convergeait vers Rome), l'usage de la lettre de change a dû rester limité. Au contraire, en Occident, la distri­bution des activités entre deux centres principaux et équilibrés, l'Italie du Nord et la Flandre, a permis à la lettre de change d'entrer dans la vie quotidienne et de suivre le développement des échanges à partir de ces deux pôles.

Cela me paraît assez évident. Un peu moins évidente est l'affirmation parallèle que l'extension des échanges ne peut jamais être tenue pour cause d'une mutation dans l'activité économique. Le niveau des échanges est déterminé pour chaque système économique, il lui est lié par des liens infrangibles. Il s'ensuit une proposition décisive, qui me servira ultérieurement: l'accroissement des échanges par une extension du marché, aussi bien spatiale que par conversion croissante des valeurs d'usage en valeurs d'échange, ne tire pas son origine des activités économiques elles­mêmes, mais doit être expliqué par des modifica­tions survenues dans une autre sphère des activités sociales. Exprimée autrement, cette proposition revient à dire qu'une mutation dans un système économique ne peut être qu'exogène.

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III

L'ESSENCE DU CAPITALISME

Tout acte économique est, par nature, ration­nel, et vise l'efficacité maximale. Pourtant, l'inter­férence d'autres valeurs, religieuses, magiques, esthétiques, politiques, limite, dans des mesures très variables, l'efficacité économique. Or le carac­tère le plus original du capitalisme occidental, ce qui le distingue radicalement de tous les autres systèmes économiques, est son efficacité. Il est le premier système qui se puisse caractériser par la croissance massive, jusqu'ici sans limites, de la production, de la circulation et de la consomma­tion. La question que j'ai à résoudre se posera donc dans les termes suivants : pourquoi l'Occident, et lui seul, a-t-il connu un système économique caractérisé par la maximisation de l'efficacité ? Ou encore : pourquoi les Occiden­taux, et eux seuls, ont-ils adopté un comporte­ment économique caractérisé par la quête inces­sante de l'efficacité maximale? Ces deux propositions ne sont pas équivalentes : la première suggère qu'un système économique se développe

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de lui-même en vertu de sa logique interne ; la seconde met l'accent sur l'activité des hommes qui animent un système, non pas nécessairement en toute conscience, mais en vertu d'une multitude d'actions locales dont la somme ordonnée consti­tue le système. Un système n'est pas un objet historique, mais une construction intellectuelle a posteriori. Par conséquent, partir du système pour en expliquer la genèse est impossible, comme je l'ai montré à propos de Marx; non pas que je considère cette démarche illégitime ; elle est légi­time, mais à condition de prendre le phénomène une fois pleinement développé, pour le reconstruire idéalement par développement unila­téral de certains traits. Lorsqu'on s'intéresse aux origines, une telle procédure est impossible ; il faut partir des comportements réels des sujets et tenter de les expliquer.

Pourquoi donc un comportement occidental tourné vers la recherche de l'efficacité écono­mique maximale ? Posé en ces termes, le pro­blème est insoluble.

Pour bien saisir ce point essentiel, considérons un exemple simple: la natalité. Dans l'hypothèse d'une liberté complète de la conjonction entre les sexes d'une indifférence parfaite quant aux consé­quences de cette conjonction, la natalité attein­drait son taux biologique (que les spécialistes fixent aux environs de 70 %o). Toutes les fois que ce taux «naturel» n'est pas atteint, cela signifie que des entraves sont imposées à la conjonction

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ou que l'attitude à l'égard de la conception est restrictive. Il en résulte que, chaque fois que ce taux monte, l'augmentation doit être imputée à la levée d'une entrave quelconque. Par conséquent, toute question concernant l'accroissement du taux des naissances doit toujours être posée néga­tivement : qu'est-ce qui fait qu'une population donnée renonce à limiter sa fécondité ? Pour compléter l'argumentation, il convient d'ajouter ceci : le taux naturel ne 1' est que dans le cadre d'une constitution biologique donnée de l'homme ; une mutation naturelle ou provoquée de cette constitution (raccourcissement, par exemple, des grossesses ou multiplication systéma­tique des naissances plurielles) modifierait le cadre et, conséquemment, l'ordre de grandeur du taux.

Si je tente de généraliser cet exemple, j'obtiens une proposition qui peut s'énoncer ainsi : il y a un état défini des activités humaines dans chaque ordre considéré (économie, politique, morale, esthétique ... ) où ces activités se développent selon leur loi propre, et où, par conséquent, ces activités atteignent leurs limites naturelles. L'activité tend toujours vers cette limite, ce qui veut dire qu'elle ne comporte aucun cran d'arrêt propre.

Cette proposition me paraît suffisamment importante pour mériter quelques développe­ments complémentaires.

C'est le mérite immortel de Clausewitz d'avoir dégagé ce qu'il appelle le concept de la guerre,

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c'est-à-dire sa logique interne. La guerre est un duel qui vise à imposer, par la violence, notre volonté à l'ennemi; cette imposition devient pos­sible à partir du moment où l'ennemi est désarmé, si bien que le désarmement de l'ennemi devient le but des opérations de guerre. n· suit de cette nature de la guerre, qu'elle tend nécessairement vers les extrêmes, pour devenir une lutte à mort. Ce, en vertu de trois mouvements dialectiques appelés actions réciproques. En premier lieu, il n'y a pas de limite intrinsèque à la manifestation de la violence, car celui qui donne sans ménage­ment dans la violence est avantagé par rapport à celui qui use de retenue. En deuxième lieu, le désarmement est le but des deux ennemis, de telle sorte que chacun doit tendre à abattre son ennemi, sous peine d'être abattu. En troisième lieu, les efforts de chacun, pour vaincre, doivent excéder la volonté et les moyens de l'autre; comme chacun fait le même calcul, il n'y a pas de limite à l'engagement.

Or, l'expérience prouve que la guerre n'est qu'exceptionnellement une lutte à mort. Il faut, donc, que certains freins viennent limiter la mon­tée aux extrêmes. Ils sont trois. D'abord, les deux ennemis ont quelque connaissance l'un de l'autre et peuvent supputer les moyens et la volonté de l'autre; ils proportionneront leur effort à cette supputation ; ce calcul joue comme un principe modérateur. Ensuite, dans les faits, le premier engagement n'est pas décisif; la guerre est, ainsi,

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engagée dans la durée et chaque ennemi propor­tionnera son effort à ce qu'il estime devoir être celui de l'autre. Enfin, la défaite est quelque chose de relatif, à quoi l'avenir peut porter remède; l'espoir d'un retournement futur incline à la modération dans l'engagement des forces.

Même si Clausewitz ne le dit pas expressément, il est constant que les freins jouent un rôle subor­donné par rapport à la montée aux extrêmes. Il suit que toute modification dans l'efficacité des freins aura pour conséquence immédiate d'accroître le caractère de lutte à mort de la guerre. Si, par exemple, les duellistes sont des inconnus les uns pour les autres (c'est le cas des conflits entre sociétés appartenant à des aires culturelles indépendantes, par exemple entre Européens et autochtones du Nouveau Monde), la guerre aura tendance à être une guerre d'extermi­nation; il en ira de même si les belligérants refusent de se reconnaître, car ils vivent dans deux univers idéologiques différents; c'est le cas des guerres de religion ou du conflit germano-sovié­tique. Si les ennemis ne peuvent compter sur la durée, ou si une défaite initiale est irrémédiable, la montée aux extrêmes interviendra nécessaire­ment : il en irait ainsi dans l'hypothèse d'une guerre nucléaire entre les États-Unis et l'U.R.S.S.

j'ai tenté une analyse comparable sur les phéno­mènes révolutionnaires1

• Toute société tend à se sui-

1. Voir J. Baechler, Les Phénomènes révolutionnaires, Paris, P.U.F., 1970.

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eider, du fait de l'arbitraire des valeurs et des institutions, et des inégalités résultant du partage des biens rares par nature que sont la richesse, le prestige et le pouvoir. Je veux dire que toute société connaît des conflits qui s'alimentent à ces trois sources, et que, si aucune limitation ne leur est imposée, ils mènent la société à la dissolution de l'anarchie et à la mort. Or, ici aussi, l'expé­rience prouve qu'il n'en est rien, sauf exceptions: des freins fonctionnent donc. Le plus puissant et le plus constant est le fait que, dans le combat où s'affrontent l'ordre et la révolution, l'ordre bénéfi­cie normalement d'une supériorité décisive aussi bien pour le nombre et les moyens que pour la volonté. Il y a bel et bien lutte à mort, mais sa moisson est limitée par le faible nombre de combattants. Un deuxième frein est procuré par le fait que toute société développe des méca­nismes de socialisation, par quoi les règles et les normes qui assurent l'ordre sont imposées aux nouveaux membres, aux jeunes ; par conséquent, la majorité des sociétaires est modelée de telle sorte qu'ils s'adaptent et se satisfont du sort qui leur est fait, ou, du moins, contiennent leur mécontentement dans des bornes compatibles avec le maintien de l'ordre. Ces freins sont seconds par rapport à la logique de la dissolution. Cela veut dire que toute modification dans le mécanisme des freins tendra à accroître les ten­sions révolutionnaires. Si 1' ordre n'use pas ou use mal de la force dont il a le monopole, la révolu-

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ti on triomphera ; or, la théorie et l'expérience prouvent que la condition la plus générale pour qu'une telle conjoncture survienne est la division de l'élite dirigeante. Si les mécanismes de sociali­sation se grippent, les manifestations révolution­naires se multiplieront du même pas; or l'occurrence la plus probable d'une telle situation est l'incertitude, non sur les mécanismes, mais sur les règles et normes à imposer. Le lecteur voudra bien manifester de l'indulgence pour ce résumé ultra-simplifié: il m'importait surtout d'indiquer les ordres de priorité dans un système d' explica­tion de phénomènes complexes.

Un dernier exemple: le pouvoir politique. Tout pouvoir consiste, en son essence, dans la possibi­lité pour un homme ou un groupe d'influer sur le comportement des autres selon sa volonté. En ce sens, tout pouvoir tend vers l'absolu, car l'imposi­tion de la volonté ne connaît pas d'autre limite naturelle que l'annihilation de la volonté des autres ; celle-ci est atteinte, lorsque la volonté annihilée reçoit avec joie et reconnaissance la vio­lence qui lui est faite. Le prince accède à la puis­sance suprême, lorsque ses sujets donnent leur vie avec enthousiasme pour une cause dont il est seul à connaître le secret, et que la valeur du sacrifice réside entièrement dans le sacrifice lui-même. Si une situation de ce genre n'est pas inconnue dans l'histoire (on la trouve de préférence dans des contextes religieux, où le croyant s'efface avec joie devant la puissance divine), elle est, cependant,

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rare. Des freins sont, derechef, à l'œuvre. Procé­der à une recension complète mènerait trop loin. Quelques indications devraient suffire à indiquer la voie. Il y a d'abord des obstacles d'ordre maté­riel; le nombre et l'espace opposent des bornes à l'exercice de la volonté du prince, telles qu'il doit se contenter d'une soumission simplement néga­tive: il lui suffit que les sujets n'entrent pas en dissidence. Dans le même ordre d'idées, les néces­sités techniques le contraignent à consentir des délégations de pouvoir, pour la bonne raison qu'il ne peut pas veiller personnellement à tout. Il faut, ensuite, que le prince soit animé par la soif du pouvoir absolu. S'il est possible, et même pro­bable, qu'en toute société il existe des individus aptes à cette fonction, la chance qu'ils accèdent effectivement au pouvoir est faible. En effet, le prince est sélectionné selon des mécanismes qui tendent à éliminer ou à neutraliser ces personnali­tés. Enfin, la pluralité et la concurrence des inté­rêts et des convictions font qu'il est difficile au prince d'éviter tout centre plus ou moins auto­nome de décisions; il lui est difficile d'imposer une volonté illimitée simultanément et au même degré à la religion, à l'économie, à l'armée, à l'administration; généralement, il devra s'appuyer sur un instrument contre les autres, ce qui confé­rera un certain degré d'autonomie au premier comme aux autres. Ces freins - et il y en a d'autres - peuvent perdre de leur efficace. L'amélioration des procédés techniques de col-

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lecte et de transmission de l'information étend considérablement les possibilités de surmonter les obstacles du nombre et de l'espace : les moyens dont dispose n'importe quel dirigeant actuel sont sans commune mesure avec ceux des princes de l'ère prét~9linique. Lorsque le pouvoir est vacant et ouvert' la concurrence d'ambitions venues de tous les horizons et de toutes les couches de la société, la probabilité augmente que l'emporte un homme assoiffé de pouvoir absolu. C'est pourquoi les exemples de tyrannie sont liés à des crises profondes d'une société et à des événements révo­lutionnaires. Lorsque le prince est mû par une idéologie révolutionnaire et que celle-ci est parta­gée par de larges fractions du peuple, son pouvoir tendra plus facilement vers l'absolu, car sera levé l'obstacle que constitue la divergence des opi­nions; le danger sera d'autant plus grand que l'idéologie sera définie par le détenteur même du pouvoir, et non par une autorité indépendante, comme dans le cas d'une religion révélée. Je pour­rais multiplier les remarques, qui, toutes, ten­draient à indiquer que la possibilité, sinon la pro­babilité, qu'un pouvoir devienne absolu, a été considérablement renforcée par les développe­ments de la civilisation contemporaine.

J'ai la faiblesse de penser que ces réflexions sont de quelque importance: les sociétés humaines sont en permanence menacées d'évolutions qui les mèneraient à des situations extrêmes et signe­raient simultanément leur mort. Ce n'est que par

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une série de freins, liés soit à des impossibilités de fait, variables selon le niveau technique, soit à des rééquilibrages nés de la vie en société, qu'elles ont, en général, évité ces catastrophes. Rien ne permet d'affirmer que ce bonheur a été garanti à jamais à l'humanité. Et j'en reviens au capitalisme, dont je ne me suis éloigné qu'en apparence: c'est l'état de l'économie qu'elle doit atteindre lorsque rien ne vient entraver sa loi, c'est-à-dire la loi de l'efficacité. Or le modèle d'une société où l'effica­cité serait maximale peut se construire ; il sup­pose:

1. Que les producteurs aient comme seul objectif la recherche du profit maximum, non point pour jouir des biens de ce monde, mais pour le profit lui-même. Cette passion doit donc être accompa­gnée d'une ascèse rigoureuse, qui pousse l'épargne jusqu'aux limites permises par les néces­sités de la survie. Cette épargne doit être systéma­tiquement réinvestie. Toute dépense superflue, toute activité ludique doivent être prohibées. L'on obtient une caricature de l'entrepreneur capita­liste. Caricature qui ne s'éloigne guère de la réa­lité. L'éthique protestante n'est nullement indis­pensable - même si elle permet de comprendre certains traits particuliers - pour expliquer le comportement des entrepreneurs capitalistes dans quelque société que ce soit ; ils se rapprochent tous plus ou moins de cette caricature : recherche du profit pour le profit, caractère exclusif de cette activité, et multiplication systématique des occa-

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sions de profit. Les capitalistes de tous les temps et de tous les pays ont un air de famille. Il peut s'expliquer par le fait que là où il y a des activités capitalistes, celles-ci produisent un type humain adapté. Personnellement, je tendrais plutôt à considérer que, dans toute société, il existe des individus qui poussent à un degré extrême le goût de la possession et le goût du risque, car ces deux passions coexistent dans l'esprit capitaliste ; pour peu que les circonstances deviennent favorables, ils peuvent se lancer et montrer leur savoir-faire. Ce qui m'incline à cette deuxième interprétation est - outre la conviction de l'unité du genre humain et du nombre limité des modes d'accomplissement de la destinée humaine - le fait que, comme les exemples que j'ai déjà pro­duits et d'autres que je produirai encore l'indiquent clairement, chaque fois que la réalité s'y prête, le capitaliste est là. Rien n'indique que son apparition nécessite une mutation dans les mentalités: il est tout simplement là, entièrement formé et adapté à sa tâche. Mon interprétation par la permanence des types humains me paraît la plus économique pour expliquer ce fait.

2. Que l'activité intellectuelle de la société soit entièrement consacrée à dégager les procédés scientifiques et techniques qui permettent d'abais­ser les coûts. Toute recherche gratuite entreprise pour la seule satisfaction de l'entendement doit être bannie. Il est entendu qu'il n'est pas facile de faire le départ entre ce qui est gratuit et ce qui ne

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l'est pas. Une recherche entreprise pour des rai­sons purement spéculatives peut recevoir des applications industrielles tout à fait inattendues. Je n'insiste pas sur ce problème devenu un lieu comn1un politicojournalistique. Disons plutôt que l'activité intellectuelle doit être formée à dépister partout les applications pratiques de la recherche.

3. Que les travailleurs (et tout le monde doit travailler, ce qui suppose l'élimination des inadap­tés, des vieillards, de toute la population struc­turellement non active) réduisent leurs loisirs et temps de repos au minimum compatible avec la survie ; que leur adaptation aux variations de l'appareil économique soit parfaite et immédiate (ce qui signifie aptitude parfaite à changer de résidence, d'emploi et de qualification). C'est dans cette perspective qu'il faut considérer la question du travail libre. Il n'y a aucun lien néces­saire, d'essence, entre le système capitaliste et le travail libre. Il y a des exemples historiques d'entreprises à main-d'œuvre servile: les mines d'argent du Laurion ; les grandes exploitations agricoles de la Rome républicaine analysées par Caton l'Ancien; les usines attenant à certains camps de concentration. On pourrait concevoir une société industrielle construite sur ces modèles. Cependant, sur le plan de l'efficacité, elle souffrirait de deux handicaps majeurs. Tout d'abord, plus la contrainte dans le travail est grande et plus ce travail est dépourvu de sens pour le travailleur, plus le freinage est important. Autre-

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ment dit, la productivité des esclaves est excessive­ment faible ; aussi bien, ce système ne peut-il appa­raître que sporadiquement et temporairement, en des périodes où l'inefficacité de ce facteur de production est compensée par son bas prix, c'est­à-dire par sa surabondance (conquête romaine, traite, Europe nazie) ; dès que son prix monte, en raison d'une rareté croissante, la rentabilité de l'entreprise s'effondre, et des économistes ont pu affirmer et montrer, avec un certain humour macabre, que dans les États du Sud c'étaient les esclaves qui exploitaient leurs maîtres. Un deuxième handicap de l'esclavage réside dans la rigidité excessive du marché du travail. Au contraire, des travailleurs libres se répartissent automatiquement en fonction des besoins de l'appareil de production (ou de l'absence de besoins, ce qui donne le chômage), répartition qu'aucun planificateur, si aidé fût-il par des cer­veaux électroniques, n'est en mesure d'effectuer aussi vite et aussi bien. Il n'est donc pas question de nier que la liberté du travail joue un rôle dans le système industriel, mais on ne peut lui accorder le rôle central que lui consent Marx et, au fond, Weber aussi. Pour moi, la liberté du travail est un aspect, mais un aspect parmi d'autres.

4. Que 1' absorption de la production par 1' orga­nisme social ne souffre aucune entrave, ce qui suppose une parfaite élasticité des besoins indivi­duels et collectifs, toute découverte nouvelle susci-

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tant sans délai un besoin correspondant. On peut concevoir plusieurs types de sociétés répondant à cette condition : l'une comprimant au maximum les satisfactions individuelles au bénéfice des satis­factions collectives (armements, monuments, équipements socioculturels ... ), l'autre faisant le choix inverse, une troisième poursuivant de front les deux directions.

5. Que les quatre conditions précédentes ne subissent aucune limitation d'aucune sorte: cultu­relle (les modèles de consommation peuvent constituer une entrave puissante: à une popula­tion habituée à se nourrir de pain, il est pratique­ment impossible de faire rapidement contracter le goût du riz, alors que la recherche de l'efficacité peut introduire la nécessité, à un moment donné, de concentrer tous les efforts sur la production de riz), morale (la recherche du gain est un mal, ou bien le loisir est la valeur suprême), intellectuelle (la curiosité peut entraîner des esprits à se consacrer à d'autres problèmes que ceux se rapportant à l'efficacité). Aucune limitation politique non plus, car il faut que la confrontation des efficacités se fasse librement sur un marché libre; cela signifie que le marché doit gagner le monde entier, car toute limitation fait obstacle à cette confrontation et risque, de ce fait, de perpétuer des efficacités moindres ; le système le plus efficace est donc celui qui instaure une concurrence parfaite à l'échelle mondiale. Enfin, aucun obstacle social: la recherche de l'efficacité entraînera forcément des

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souffrances momentanées; toute mesure prise pour limiter celles-ci limitera par le fait même l'efficacité.

Une telle société n'existe pas et n'existera pro­bablement jamais. J'ai prétendu, non pas décrire une société existante et encore moins idéale, mais établir quels traits surgiraient nécessairement dans une société où la recherche de l'efficacité écono­mique serait poussée à sa limite.

Tous ces traits sont tout simplement les condi­tions générales de la concurrence parfaite, telle qu'elle a été analysée par les économistes clas­siques et néo-classiques. Conformément à ma thèse générale sur les activités humaines, le fait qu'une telle société n'existe pas, signifie que, jusqu'à présent, toutes les sociétés ont posé des obstacles à la recherche de l'efficacité écono­mique, soit globalement, en refoulant l'activité économique le plus possible, soit sur tel ou tel trait du modèle (entrepreneur, technique, travail­leur, rigidité des besoins, limitation du marché, etc.). Cependant, toutes les sociétés n'ont pas posé les mêmes obstacles, ce qui donne une échelle précise pour classer les sociétés en fonction de leurs activités économiques. Une société a poussé le plus loin la levée des obstacles: la société occi­dentale. Par conséquent, et à la fin des fins, la question que je poursuis depuis si longtemps sur les origines du capitalisme doit se poser en ces termes: pourquoi la civilisation occidentale, et elle seule, a-t-elle levé les obstacles qui limitaient la recherche de l'efficacité économique ?

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Comme l'on voit, la grande difficulté, en science, est de poser une question; une fois celle-ci construite, la réponse est, en général, facile à obtenir. Mon travail, en effet, sera dorénavant largement facilité. Il me suffira de repérer, dans l'histoire occidentale, les traits ou les faits spéci­fiques qui expliquent qu'en Occident, chaque terme du modèle que je viens de dégager a été produit à un degré supérieur aux autres sociétés. Pour vérifier que je ne suis pas victime d'une illusion ethnocentrique, je m'efforcerai, à chaque fois, de déterminer si d'autres sociétés n'ont pas rempli les mêmes conditions avec les mêmes conséquences. En fin d'analyse, il devra apparaître que, ou bien l'Occident est la seule société à avoir rempli toutes les conditions exigées par le modèle, ou bien qu'une ou deux conditions (les autres se retrouvant ailleurs sans conséquences décisives) ont été déterminantes.

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IV

LA GENÈSE DU BOURGEOIS

Henri Pirenne avait raison d'affirmer que le secret de la société occidentale doit être recherché dans ces siècles qui font la transition entre le monde antique et le Moyen Âge. Il s'est passé, entre le ve et le xe siècle, quelque chose d'extra­ordinaire, une rétraction invraisemblable du nombre des hommes, de leur emprise sur le milieu, de leurs horizons, un éparpillement incroyable du pouvoir politique et de la puissance des armes. Mon propos n'est pas, pour cette fois, d'expliquer cette décadence (qui n'est d'ailleurs le fait que des provinces occidentales de l'Empire romain), de trancher la question de savoir si la faute en incombe aux Barbares (thèse de Piga­niol), aux contradictions internes du système romain (thèse de Rostovtseff) ou à la conquête musulmane du bassin méditerranéen (thèse de Pirenne). Considérons simplement le tableau économique tel qu'il se présente aux IXe et xe siècles, époque la plus sombre de l'histoire de l'Occident. Il est impossible de donner des

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chiffres sur la population ; il est assuré, cependant, que l'occupation du sol, entre l'Atlantique et l'Elbe, entre la mer du Nord et la Sicile, est très réduite: les implantations doivent être vues comme des clairières au milieu d'une immense forêt ou des oasis au milieu des solitudes. Les échanges sont réduits à leur plus simple expres­sion : le marché se cantonne dans l'échange d'infimes surplus de village à village dans une aire limitée ; seuls quelques produits de grand luxe (soieries, bijoux, esclaves), réservés à quelques grands seigneurs, font l'objet d'un trafic à grande distance assumé par quelques groupes marginaux, Orientaux, Juifs, Cahorsins, Vénitiens ... Les villes, sur quoi était assise la civilisation antique, sont mortes ou moribondes ; seules réussissent à végé­ter celles qui conservent leur rôle de centre de la vie de relation, essentiellement les villes épisco­pales; Rome, qui, d'après Carcopino, aurait compté deux millions d'habitants à l'époque des Antonins, n'en compte plus guère que 20 000 (et c'est, de loin, la plus grande ville d'Occident) au IXe siècle, les troupeaux paissant paisiblement au milieu des ruines grandioses des forums impé­riaux.

Le monde politique offre le même tableau déso­lant. L'empire de Charlemagne n'est que la réali­sation fugitive d'un rêve désespéré de reconstruc­tion de la Chrétienté ; la faiblesse des moyens matériels empêche la constitution d'armées nom­breuses et permanentes; l'immensité des dis-

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tances interdit une administration centralisée et efficace, et renforce l'autonomie des instances locales (l'institution des missi dominici est une solu­tion inévitable, astucieuse et inefficace). Après le sursis du règne de Louis le Pieux, sursis dû au seul hasard (il était le seul héritier), le partage de l'Empire à Verdun entre Lothaire, Louis le Ger­manique et Charles le Chauve déclenche un pro­cès que personne ne. pourra enrayer et qui abou­tira à la pulvérisation du pouvoir en une multitude d'unités quasi souveraines. La faiblesse du pouvoir politique se révèle en quelques épisodes saisis­sants. Il a fallu la réunion de la fine fleur de la chevalerie« française» sous la direction de Robert le Fort pour battre, en 854 sur la Loire, une malheureuse équipée de Normands ; il a fallu, après des décennies de tentatives infructueuses, la mobilisation quasi générale des forces armées pour déloger, vers le milieu du xe siècle, une poi­gnée de Sarrasins installés à la Garde-Freinet et qui, de cette forteresse, écumèrent pendant un siècle et demi la Provence et la vallée du Rhône. C'est, en effet, l'extraordinaire faiblesse des moyens qu'on leur opposait qui explique seule les incursions incessantes et dévastatrices des Nor­mands, des Sarrasins et des Hongrois.

L'on aurait pu craindre une disparition pure et simple de l'Occident, si deux institutions n'avaient permis de réserver l'avenir. L'Église d'abord, seul corps organisé et seul porteur de l'idée d'une originalité de l'Occident et d'une communauté de

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destin; grâce à elle fut conservée, malgré tout, une aire culturelle où, après la tourmente, allait pouvoir se produire la reconstruction. La féodalité ensuite, où, n'en déplaise aux marxistes, il n'y a pas l'ombre d'un système de production. La féo­dalité repose sur le serment de fidélité qui lie hiérarchiquement deux hommes; l'inférieur, le vassal, prête serment d'allégeance entre les mains de son seigneur, ce qui se traduit avant tout par la nécessité de lui assurer le concours de ses armes en cas de conflit ; de son côté, le seigneur promet aide et assistance à son homme lige et, pour lui permettre de subsister et d'entretenir un cheval et des armes, il lui donne un fief, c'est-à-dire les revenus d'une terre, seule source possible de sur­plus. Il convient de préciser que, si le lien féodal est hiérarchique, il lie deux hommes libres, égaux en essence et entrés librement dans le lien. Le sens de cette institution 1 est évident : c'est une solution désespérée, mais singulièrement efficace, pour tenter de triompher de l'insécurité générale et d'adapter le pouvoir à ses ressources rétrécies. En effet, une telle organisation sociale ne se conçoit que dans l'absence d'un pouvoir central fort, capable de faire respecter la loi par son admi-

1. Ou mieux, de ce qui deviendra une institution bien plus tard, sous l'action des légistes qui, désireux d'aider à la reconstitu­tion de monarchies fortes et incontestées, inventeront la pyramide féodale, où la superposition des allégeances culmine dans le serment des grands seigneurs entre les mains du roi, suzerain des suzerains, responsable devant Dieu seul.

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nistration, ce qui se traduit, au niveau des indivi­dus, par la loi de la jungle et la nécessité impé­rieuse de survivre en cherchant protection auprès d'un homme un peu plus fort que les autres. C'est pourquoi des amorces de féodalité apparaissent toujours, lorsque, au sein d'une unité politique déterminée, le pouvoir central s'évanouit, par exemple dans l'Egypte de la décadence, le Japon de la fin de 1 'époque de Heian, certains pays d'Amérique latine ... Ce besoin désespéré de sécurité se retrouve aux échelons inférieurs de la société, dans la masse paysanne. Loin d'être une exploitation éhontée de la paysannerie, le servage est un système cohérent et adapté aux cir­constances, qui garantit aux masses la défense contre les incursions de pillards, barbares ou chré­tiens; quant à l'attachement à la glèbe, on a peine à imaginer qu'il ait été ressenti comme une servi­tude intolérable, dans un monde où les échanges sont pratiquement nuls et où les déplacements devaient apparaître comme une aventure terri­fiante.

Le rétrécissement de la vie de relation, l'insé­curité généralisée et l'ordre qui est né de cette situation ont ainsi dessiné une organisation sociale tout à fait originale, caractérisée par la survivance de trois catégories sociales, et trois seulement : les clercs, chargés de régler les rapports avec le sacré et seuls porteurs de la culture intellectuelle; les nobles, qui se consacrent aux activités politiques et militaires ; enfin le peuple, qui subvient aux

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besoins de l'ensemble, par ses travaux agricoles et artisanaux. Ou plutôt, l'originalité ne réside pas tant dans ces trois catégories, que dans l'absence complète, aussi bien dans la réalité que dans la conception que la société a fini par se faire d'elle­même, de tout marchand. Par conséquent, une première originalité, qui me paraît cruciale pour l'évolution ultérieure de l'Occident, est la consti­tution d'une société consciente de former une vaste unité - la Chrétienté - mais qui ignorait totalement tout groupe social chargé des échanges. Saisissons bien l'originalité de la situa­tion et son caractère unique : le souvenir de l'Empire et l'Église entretenaient la conscience d'une unité, au moins à titre de projet; l'Occident ne constituait donc pas une simple juxtaposition de segments, groupés ou dispersés en fonction des fluctuations de la politique, ces segments repré­sentaient des éléments potentiels d'un organisme plus vaste, dont l'aire était définie à partir de considérations culturelles et religieuses. Or le ciment d'une société complexe n'est pas seule­ment culturel ; il doit être également politique et économique, c'est-à-dire que doit régner un ordre et s'imposer une certaine division du travail qui entraîne l'obligation d'échanger. L'Empire romain avait représenté la réalisation la plus par­faite de ces trois exigences et l'Occident européen a gardé la nostalgie de cette unité qui garantissait sa grandeur.

Une telle situation était éminemment instable.

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Il a suffi qu'à la suite de transformations internes que nous connaissons mal, qu'en raison d'une lassitude qui dégoûtait des raids saisonniers, ou qu'à cause d'un sursaut politique (fixation des Normands de Rollon par le traité de Saint-Claire­sur-Epte en 911, ou victoire d'Otton sur les Hon­grois au Lechfeld en 955), il a suffi de ces change­ments dans la situation générale, pour que l'insé­curité diminuât, que la population se mît à croître fortement, que le pouvoir politique se remît à bouger dans le sens d'une reconstitution des organes centraux et que les échanges écono­miques renaquissent. Ainsi s'explique le « miracle » du XIe siècle, tournant crucial (bien plus important que le XVIe ou même le XIXe siècle) de l'Occident; la dépression accidentelle entraî­née par la dislocation de l'Empire avait été si profonde, que seules deux issues étaient pos­sibles : la disparition ou la résurrection 1• Grâce à l'Église probablement, cette deuxième issue fut trouvée. Mais elle ne débouchait pas sur un nouvel ordre: les siècles obscurs avaient légué sans doute

1. Je considère qu'il y a dans la vie des sociétés des situations de degré zéro, à partir desquelles les sociétés disparaissent ou trouvent en elles des réserves suffisantes d'énergie pour repartir sur des données nouvelles. En général, ces situations sont provo­quées par une bataille qui fait date. Chéronée et Zama me semblent être des terminus ad quem, alors que Iéna ou Juin 1940 sont des terminus a quo. L'originalité du haut Moyen Âge est d'avoir prolongé le degré zéro pendant plusieurs siècles. Cette conjoncture rappelle celle qui régna en Grèce du xue au VIIIe siècle, après les invasions doriennes.

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un ordre spirituel, mais un profond désordre poli­tique et économique.

Examinons d'abord le désordre économique, qui va engendrer le bourgeois. L'originalité de la ville occidentale a été merveilleusement analysée par Max Weber dans Wirtschaft und Gesellschaft (pp. 923-1033). Retenons l'essentiel. Ce qui dis­tingue radicalement la ville d'Occident (antique et médiévale) de toutes les autres villes (que l'on trouve dans toute société complexe) est sa consti­tution en communauté réunissant des individus libres. La raison fondamentale de cette originalité est l'absence d'un pouvoir étatique et bureaucra­tique englobant les villes et disposant librement de l'armée et de la force. Max Weber ne donne pas d'explication ultime de cette singularité. Pour mon compte, j'avancerais la suivante. Pour le Moyen Âge, il faut l'attribuer à la dislocation de l'Empire romain. Pour la Grèce archaïque, la rai­son en est très certainement les invasions doriennes de la fin du ne millénaire, qui ont détruit de fond en comble les principautés mycé­niennes, sans les remplacer par un empire bureau­etatique, d'où quatre siècles encore plus obscurs que ceux qu'a connus le Moyen Âge, avec, ici aussi, la nostalgie d'un ordre culturel original, dont témoignent les poèmes homériques. Dans cette hypothèse, la cité grecque apparaît comme la forme politique adaptée à l'éparpillement effectif du pouvoir joint à un niveau culturel qui dépassait cet éparpillement, ce qui expliquerait du même

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coup que la cité ait été une forme si fugitive, bientôt dissoute dans un empire. La cité, telle qu'elle survit dans les empires macédonien, hellé­nistiques et romain, change de sens et de finalité, par la p€rte d'une grande part de son activité politique, plus particulièrement par la perte du droit de décider souverainement de la paix et de la guerre. Le fait décisif est donc que, dès les origines, la ville occidentale est apparue comme capable de s'armer elle-même, donc composée de citoyens-soldats. Mais ici s'arrête l'identité. En Grèce archaïque il n'existait pas de pouvoir poli­tique susceptible d'englober les cités. Au contraire, le Moyen Âge avait maintenu, au titre de virtualités, des unités politiques plus vastes, qui allaient se transformer en monarchies plus ou moins centralisées. Les conséquences sont capi­tales:

La ville antique spécifique, ses couches diri­geantes, son capitalisme, les intérêts de sa démo­cratie sont tous, et d'autant plus que se précise la spécificité de l'Antiquité, fondamentalement orientés vers 'les activités politiques et militaires (p. 1021).

La cité antique était, pour résumer, depuis la création de l'ordre hoplitique, une corporation de guerriers (p. 1026).

Au contraire:

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[ ... ] la ville médiévale était, sous la domination des corporations, une formation étonnamment orientée dans le sens d'une organisation ration­nelle de l'activité économique [ ... ]. Les bourgeois pouvaient user de la force militaire en tant qu'adjuvant, mais, dans les villes de l'intérieur, elle ne constituait pas le fondement de leur acti­vité économique. Celle-ci était, du fait que la force militaire suprême ne résidait pas dans les villes, engagée sur le chemin d'une économie ration­nelle (p. 1029).

Le point essentiel est donc l'apparition des villes, qui se trouvent dessaisies peu à peu de toute activité politique et militaire, condamnant les bourgeois à se consacrer entièrement aux activités économiques. La preuve a contrario de l'impor­tance décisive de ce détail, pour l'évolution ulté­rieure, est donnée par le destin de villes qui ont eu la possibilité de développer une activité politique importante: Venise, Gênes, Florence, les villes de la Hanse, toutes celles qui durent attendre des siècles pour être incorporées dans des unités poli­tiques englobantes, toutes ces villes, quelles que fussent leurs richesses et l'importance de l'aire économique qu'elles contrôlaient, manquèrent le capitalisme et les révolutions successives que connut le système économique occidental. J'entends bien l'objection: la décadence de ces villes, à partir du XVIe siècle, s'explique par la découverte de l'Amérique et par le déplacement du centre de gravité économique de l'Occident vers l'Atlantique. C'est là une opinion reçue, car

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elle a pour elle une apparence d'évidence: l'Atlantique joue un rôle croissant. Cette évidence me paraît sujette à caution, car l'éloignement est quelque chose de relatif, et il n'est pas sûr que Gênes soit beaucoup plus loin des Amériques que Séville et Hambourg qu'Amsterdam; ensuite et surtout, seuls ont profité à long terme les pays qui ont connu une organisation politique forte, c'est­à-dire avant tout la France et l'Angleterre, alors que Portugal et Espagne ont rapidement suc­combé à l'accroissement démesuré de la circula­tion monétaire. Autrement dit, il me semble que les historiens pourraient réviser leurs idées sur le déplacement des activités économiques vers l'Europe du Nord-Ouest, qu'ils mettent en rela­tion avec la découverte de routes maritimes nou­velles, en le reliant à l'apparition d'États forts et centralisés. Comme j'aurai encore l'occasion de le préciser, les grands rythmes de l'histoire écono­mique occidentale (et probablement mondiale) me semblent devoir être mis en rapport avec les phénomènes politiques, et non l'inverse, comme l'on fait toujours. Je maintiens donc l'affirmation que Venise et Florence, pour ne parler que d'elles, ont vu leur destin, à l'époque moderne, basculer, à partir du moment où elles sont devenues capi­tales d'empire, où leurs activités politiques ont connu un grand essor. Inversement, il convient de noter que c'est l'Angleterre, après la conquête normande, qui réalise le plus pleinement ce schéma : unification royale et fin du danger exté-

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rieur entraînent la disparition complète du rôle militaire des villes.

Si les villes apparaissent dès que la société atteint une complexité suffisante pour exiger des centres de la vie de relations (politiques, adminis­tratives, religieuses, économiques ... ), et se re­trouvent partout, la ville antique et médiévale est unique. La forme qui se rapproche le plus de la cité grecque est la ville mésopotamienne. Elle est également centre d'une politique autonome, avec, cependant, deux différences notoires. La pre­mière est la permanence d'un contraste entre population des villes et population des cam­pagnes, contraste marqué par les conflits et le refus obstiné des campagnards de se laisser incor­porer à des empires, alors que la cité grecque est simultanément citadine et rurale. Une deuxième différence, moins décisive, est la tendance des cités mésopotamiennes à se transformer en capi­tales d'empires, avec, au demeurant, une remar­quable constance dans l'échec ; cette différence est moins décisive, car les cités grecques, Athènes par exemple, ont eu, elles aussi, des visées impé­riales. En forçant un peu les choses, on dira que la cité grecque est un organisme politico-social complet, alors que la cité mésopotamienne est une sorte de kyste envahissant, mal toléré par l'environnement 1•

La ville chinoise offre une figure radicalement

1. Voir L. Oppenheim, La Mésopotamie. Portrait d'une civilisation, trad. fr., Paris, Gallimard, 1970, p. 95-97 et 123.

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distincte. Elle constitue le lieu où s'exerce le pou­voir impérial, par le truchement des mandarins, et elle est entièrement dépourvue d'autonomie administrative. Ce faisant, elle contraste remar­quablement avec les villages, qui échappent par­tiellement au pouvoir impérial et ont une adminis­tration propre, assise sur les parentages 1•

L'on objectera, avec raison, que cela ne suffit pas. Toute société complexe, je l'ai déjà montré, connaît un groupe social entièrement voué à l'activité économique, plus précisément aux échanges. Il faut donc introduire une originalité supplémentaire de l'Occident médiéval. Or ce trait, on l'a déjà noté: l'organisation de la société médiévale n'avait pas prévu le marchand. Il s'est donc posé à lui un double problème : d'une part se faire une place au soleil, et, d'autre part, se trou­ver un principe d'identité. Le premier problème s'est résolu de lui-même, puisque les marchands remplissaient une fonction de plus en plus néces­saire dans une société où les échanges ne cessaient de se multiplier. Au contraire, le deuxième pro­blème a mis des siècles à trouver sa solution. Tant que les valeurs suprêmes de la société occidentale ont été des valeurs nobiliaires et ecclésiastiques, l'homme voué à accumuler des gains n'avait

1. Voir M. Weber, « Konfuzianismus und Taoismus "• Gesam­melte Aufsiitze zur Religionssoz.iologie, Tübingen, ].C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1963, t. 1, pp. 380-381. L'interprétation wébérienne est confirmée par Étienne Balazs, La Bureaucratie céleste, Paris, Galli­mard, 1968, «Les villes chinoises "• pp. 206-218.

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qu'une activité illégitime; le seul moyen d'être reconnu par les autres était, dans un premier temps, de singer les couches supérieures, et, dans un deuxième temps, de s'y agréger par l'anoblisse­ment et l'accession à un mode de vie nobiliaire, caractérisé par la possession d'une terre et de rentes. Par conséquent, les strates supérieures de la bourgeoisie n'ont cessé d'être, au cours des siècles, écrémées au profit des activités non écono­miques. Là où, au contraire, l'activité économique s'est trouvée valorisée pour elle-même, la bour­geoisie a connu un développement bien plus intense. C'est ainsi qu'il faut, à mon sens, reprendre le rapprochement célèbre que Max Weber a établi entre éthique protestante et esprit du capitalisme. L'éthique protestante n'a pas agi tellement en conférant à l'activité économique sa rationalité, mais en donnant aux bourgeois le sen­timent que leur mode de vie était légitime. Le cas des États-Unis est particulièrement typique; leur destin s'est décidé non pas tant du fait de l'éthique protestante que de l'absence des valeurs nobiliaires et ecclésiastiques: le bourgeois, n'ayant personne à imiter, a suivi sa propre loi (au contraire, la société esclavagiste du Sud était imprégnée de valeurs nobiliaires et a manqué la révolution industrielle).

Il serait faux d'affirmer que seuls les capitalistes occidentaux ont désespérément cherché à échap­per à leur condition. Cette tendance est probable­ment universelle. Pour ne prendre qu'un

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exemple, dans le Japon d'avant Meiji -j'aurai à revenir sur les curieuses analogies du ] apon avec l'Occident-, les activités capitalistes étaient pro­fondément méprisées et il était interdit aux mar­chands de porter l'épée, de prendre des noms de samouraïs et de s'intégrer subrepticement à l'aris­tocratie. Bien entendu, ils n'ont eu de cesse de tourner ces interdits et y sont parvenus, soit en rachetant des terres de samouraïs ou de daïmyo tombés dans la misère, soit en faisant adopter leurs fils par des nobles contre de grosses sommes (ce qui contraste avec la technique occidentale, qui consistait à marier une fille de bourgeois à un noble). La dévalorisation universelle des activités marchandes fait problème. Une hypothèse simple consisterait à dire qu'elle tient au fait que, par nature, le marchand ne produit rien et ne contri­bue pas aux activités sociales par un apport tan­gible; comme, d'autre part, il est un intermédiaire et que, jusqu'à une date récente, il satisfaisait la demande d'une mince élite, il apparaissait, du côté du peuple, comme un parasite, et, du côté de l'élite, comme un factotum indispensable mais subordonné. Outre la mauvaise conscience que cette situation a instillée aux capitalistes eux­mêmes, elle explique un trait fréquent : les activi­tés capitalistes sont réservées ou accaparées par des groupes marginaux ou parias, comme les juifs, ou les parsis de Bombay.

Pour résumer ce développement, je dirai que la genèse du bourgeois s'explique par plusieurs ori-

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ginalités de l'évolution occidentale à partir du haut Moyen Âge :

disparition quasi complète de la vie de rela-,tion;

formation d'un système social adapté à cette situation et ignorant le marchand ;

- renaissance des villes, dépouillées de toute fonction politique et militaire, condamnant, de ce fait, leurs membres aux activités économiques ;

- caractère illégitime de ces activités, qui oblige le bourgeois soit à s'assimiler aux couches légitimes, soit à faire triompher ses valeurs propres.

La société occidentale a donc produit cet être bizarre qu'est le bourgeois, voué exclusivement au profit et profondément insatisfait, parce que son genre de vie n'est pas reconnu par le groupe et qu'illui est impossible d'atteindre à la dignité sans renoncer à lui-même. Un homme riche, de plus en plus, et de plus en plus puissant, mais qui ne peut rien faire de sa puissance.

Le problème qui se pose maintenant est de savoir comment ces hommes ont réussi progres­sivement à augmenter leur influence au point de désintégrer le vieil ordre social. Car on peut imagi­ner une société stable qui aurait cantonné les activités bourgeoises dans un rôle modeste, juste suffisant pour accomplir les fonctions d'échange que suppose toute société complexe. Le problème porte donc sur la multiplication et l'amplification de ces fonctions, sur la constitution d'un marché

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de plus en plus vaste, non seulement par l'aire qu'il recouvre, mais surtout par la transformation progressive des valeurs d'usage en valeurs d'échange.

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v LA GENÈSE DU MARCHÉ

ET DE LA SPHÈRE ÉCONOMIQUE

C'est ici que l'on risque le plus de tourner en rond, car l'extension du marché suppose l' exten­sion des activités économiques, et celles-ci reposent sur l'extension de celui-là. On pourra retourner les propositions comme 1' on voudra, tant que l'on reste dans le domaine de l'écono­mie, il n'y a pas de solution. Il faut donc le quit­ter ; tournons-nous vers la politique.

J'ai dit que le bourgeois occidental est né du désordre introduit dans la société féodale par la reprise de la vie de relation à partir du XIe siècle. Je pense que, de même, l'extension constante du marché, en étendue et en intensité, est issue de l'absence d'un ordre politique étendu à l'ensemble de l'Europe occidentale. Cette situa­tion a des conséquences décisives sur 1' économie aussi bien vers l'extérieur que vers l'intérieur.

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LE GRAND COMMERCE

INTERNATIONAL

Il est entendu qu'il n'y a pas de société parfaite­ment stable, que toutes connaissent le change­ment, mais à des rythmes très variables. La stabi­lité, même relative, d'un groupe social repose sur la stabilité de ses institutions (religieuses, cultu­relles, politiques, économiques ... ) et sur l'ordre qui régit les échanges (femmes, informations, biens, commandements ... ). Plus les échanges sont réglés et plus ces règles constituent un système cohérent, moins la stabilité risque d'être menacée. Or il est permis d'admettre que tout groupe social tend à persévérer dans son être, c'est-à-dire tend à élaborer ce système de règles qui garantit la stabi­lité et à éliminer par des procédures diverses tout élément perturbateur. Si, par conséquent, les groupes humains n'entraient pas en contact, l'humanité aurait sans doute connu le change­ment, mais avec une lenteur infinie. En effet, la seule possibilité constante et efficace d'instabilité est le contact: par la guerre, par l'emprunt ou par l'échange. Ce sont donc, à mon sens, les relations internationales qui constituent le fondement du devenir des sociétés humaines 1•

1. Est-il besoin de préciser que je me refuse à retomber dans les errements des philosophies de la totalité? Pas plus que Max Weber ne prétendait remplacer l'économie par les systèmes reli-

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Revenons au capitalisme. Dans un ensemble politique unijïé et stable (à l'échelle humaine, cela va sans dire), l'organisme social a le temps de sécréter les règles qui, dans les divers cadres de l'activité humaine, garantissent la stabilité.

Dans le domaine économique, cela signifie que, dans chaque société considérée, il y a une concep­tion et une organisation déterminée du travail, que le nombre et la qualité des objets fabriqués sont définis, que la fraction de la production sou­mise à échange est à peu près constante ... Bref, le marché est stable ; ce qui ne veut pas dire forcé­ment limité : on peut concevoir une société stable, où 100% de la production seraient échangés. Or, le propre de l'Occident, depuis plus de mille ans, est qu'il n'a jamais réussi à construire ne serait-ce que l'amorce d'un ordre politique, européen d'abord, puis mondial depuis le XVIe et surtout le XIXe siècle. Ce cas est presque unique (je dis presque unique, car il y a un parallèle japonais, sur lequel je vais revenir tout de suite), dans l'his­toire universelle : une société fondée sur la même civilisation matérielle et morale qui n'a jamais débouché sur l'unité politique, bref sur l'empire. Ce phénomène est propre non à l'Occident en général, puisqu'il y a eu Alexandre et les Romains, mais à l'Occident issu de la féodalité. Pendant des

gieux pour expliquer, en dernière analyse, les sociétés humaines, je ne veux la remplacer par la politique extérieure. j'estime sim­plement qu'il ne serait pas sans intérêt de partir de ce point et de voir jusqu'où mènerait l'analyse.

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siècles (en gros, du ve au xe siècle), les Occiden­taux ont vécu repliés sur eux-mêmes, sans liens politiques entre eux ; lorsque la résurrection sur­vint, les particularismes (linguistiques en parti­culier, comme en témoignent déjà les actes du Partage de Verdun) ont eu le temps de se préciser et de s'approfondir, si bien que la renaissance du pouvoir se fera au profit d'unités politiques res­treintes, souveraines et en lutte les unes contre les autres. Or toutes les tentatives pour constituer un ordre politique occidental ont échoué : les empe­reurs germaniques, les papes, les Habsbourg, Napoléon, Guillaume Il, Hitler, et la communauté européenne. Selon les penchants, cette persévé­rance dans le désordre ou l'anarchie suscitera l'accablement ou l'admiration. Elle n'a pas de quoi étonner, car elle s'explique aisément. Toute unité politique tend simultanément à préserver son indépendance et à s'étendre vers l'extérieur. Or, quand un système international englobe de nombreuses unités politiques (ce que Raymond Aron appelle un « système pluripolaire homo­gène »), il n'y a aucune chance pour que l'une quelconque des unités atteigne une puissance suf­fisante pour construire un empire par absorption des autres unités. En effet, le rapport des forces est tel que la coalition des unités menacées est tou­jours assez forte pour battre l'ambitieuse. Le sys­tème tend donc vers l'équilibre, grâce à la forma­tion et au renversement des alliances, et cet équilibre signifie la perpétuation de la division en

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unités souveraines. Il y a, au moins, une exception, qui gênait déjà Clausewitz : la Pologne, qui a bel et bien disparu au XVIIIe siècle. Clausewitz s'en tirait en affirmant que les Polonais n'étaient pas des Européens, mais des Tartares égarés en Occident ; disons plutôt que l'indépendance suppose un minimum de volonté et de capacité de l'élite à surmonter ses conflits internes. Un pareil système est éternel, tant que les luttes intestines qu'il détermine ne mènent pas au suicide, par épuise­ment réciproque des partenaires-adversaires, qui s'offrent au Barbare audacieux. La guerre du Pélo­ponnèse a ouvert la voie aux Macédoniens ; les guerres européennes n'ont profité ni aux Mon­gols, ni aux Turcs, ni, jusqu'à présent, aux Russes.

Les conséquences de cette situation politique sur l'économie sont évidentes, car l'absence d'ordre politique interdit tout ordre économique. En effet, le marché international est nécessaire­ment anarchique et réglé seulement par d'éven­tuels mécanismes purement économiques (la balance des paiements, par exemple, jusqu'en 1914). Les échanges internationaux sont réglés par la loi de l'efficacité, le plus fort dans un sec­teur donné l'emportant sur les autres (voir la loi des coûts comparés de Ricardo).

J'ai déjà indiqué que le propre des activités économiques est de ne pas connaître de cran d'arrêt interne: dans les relations internationales, il n'y a pas de cran d'arrêt du tout. Cela me paraît expliquer que le grand commerce international,

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depuis le XIe siècle jusqu'à nos jours inclusive­ment, ait dominé toutes les activités économiques et constitue le principal régulateur des grands rythmes économiques. Le x.xe siècle est particuliè­rement éclairant. Les gouvernants ont répliqué à la grande dépression de 1929 par une série de mesures qui avaient pour conséquence d'entraver les échanges internationaux: le résultat a été une perpétuation de la crise jusqu'à la guerre. En 1945, le souvenir de la dépression et la Théorie générale de Keynes (qui avait fini par parvenir aux hommes politiques) ont amené les gouvernants à intervenir dans la vie économique, pour obtenir simultanément le plein emploi et la maîtrise des cycles. Ces objectifs ont été à peu près réalisés pendant une bonne vingtaine d'années. Mais, à la surprise générale, on a obtenu en plus, comme par un don gratuit de la« main invisible» d'Adam Smith, une croissance rapide du revenu national et un développement massif des échanges inter­nationaux. La surprise et le miracle s'effacent si, comme je le crois, on renverse l'ordre des faits et si l'on attribue les succès de l'économie occiden­tale, de 1945 aux années 1960, à J'extension des échanges internationaux: grâce au plan Marshall, à l'édification du Marché commun et à la libérali­sation extérieure du marché américain, les crans d'arrêt politiques du commerce international ont été levés et ont mené à une sorte d'explosion économique, dont les autres aspects sont des conséquences et non des causes.

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Or, le commerce international ne peut connaître un développement continu et, tendan­ciellement, indéfini, que là où des unités politiques souveraines coexistent dans une aire culturelle hom~ gène. Ce dernier point est capital: les échanges n'atteignent une importance décisive que dans une aire culturelle homogène. Aux frontières de ces aires, les échanges ne peuvent concerner que quelques biens de luxe (bijoux, tissus précieux, animaux rares, ivoires ... ). C'est pourquoi ces échanges marginaux sont toujours abandonnés à des groupes marginaux : Phéniciens, ports égyp­tiens de la mer Rouge, Palmyre, oasis de la route de la soie, aventuriers (éléments majeurs de toute la colonisation européenne depuis le XVIe siècle), comptoirs coloniaux, compagnies à chartes ... Tous ces phénomènes ne sont que des bourgeonne­ments, des excroissances d'un système écono­mique, mais ne le fondent pas. Cela permet de remettre à sa vraie place la colonisation, que quel­ques théoriciens mettent à la base du capitalisme : la découverte de l'Amérique et de ses métaux précieux a sans doute donné un coup de fouet à l'activité économique, elle a surtout ruiné de fond en comble l'Espagne. Une preuve complémen­taire peut être tirée des exemples des conquêtes grecque, romaine, musulmane, mongole, turque, qui ont mobilisé d'énormes capitaux thésaurisés, déterminé une activité économique importante, ruiné à l'occasion l'économie de la métropole, mais n'ont pas mené au capitalisme occidental. Le

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rôle décisif des diverses vagues de colonisation occidentale dans l'émergence du capitalisme est un mythe, qui se nourrit, en Occident, d'une mau­vaise conscience liée à la nostalgie du néolithique et aux émotions des belles âmes ; ailleurs, il est un moyen commode et rassurant de reporter sur autrui ses propres insuffisances.

Tout cela est, au fond, évident. De même que deux hommes ne peuvent échanger des propos que s'ils parlent la même langue, de même deux systèmes économiques ne peuvent communiquer que s'ils sont fondés sur les mêmes règles ; sinon il n'y a pas échange du tout ou bien destruction du plus faible par le plus fort. En fait, la colonisation n'a eu d'importance que là où elle a amené une extension spatiale du système capitaliste : États­Unis, Mrique du Sud, Australie ... , bref, toutes les colonies dites de peuplement.

Par conséquent, l'explication ultime de l'exten­sion des activités économiques en Occident est le décalage entre l'homogénéité de l'espace culturel et la pluralité des unités politiques qui se le par­tagent. L'expansion du capitalisme tire ses origines et sa raison d'être de l'anarchie politique. Outre ses consé­quences sur le commerce international, cette situation retentit sur l'économie par d'autres voies encore. D'abord, l'État ne peut pas ne pas inter­venir dans la vie économique, pour la favoriser. Dès les origines, la croissance des villes au bas Moyen Âge et l'influence croissante des bourgeois s'expliquent par l'utilisation de leurs jeunes forces

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par le pouvoir royal contre les grands seigneurs. Sans la possibilité de mobiliser des armées nom­breuses et permanentes, c'est-à-dire sans argent, les rois n'auraient pu les vaincre. L'anarchie inté­rieure, héritée de l'ordre féodal, fut donc le moteur de l'expansion capitaliste. De même, sur la scène internationale, les unités politiques souve­raines, dont le poids sur cette scène dépendait en grande partie des ressources économiques, voyaient leur importance politique fluctuer en fonction de leur importance économique. L'inter­vention inévitable de l'État dans les activités économiques a eu des conséquences heureuses ou fâcheuses pour celles-ci, selon qu'elle se contentait de mettre en place les fondements matériels de la prospérité (routes, ports, ponts ... ) ou institution­nels (monnaie stable, suppression des péages et des douanes intérieures), et n'exténuait pas le pays par des impositions excessives, ou qu'il ne se substituait pas aux agents économiques eux­mêmes : le collectivisme et l'étatisme ne sont des réussites que dans les manuels à l'usage des enfants des écoles (voyez le jugement constamment favorable qu'ils portent sur le col­bertisme).

Les relations internationales n'ont pas joué seu­lement par les implications économiques de la dialectique de la puissance et de la défense, mais aussi d'une façon beaucoup plus large et subtile par l'émulation. La pluralité des· sociétés dans un même ensemble culturel fait qu'elles sont à même

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de parcourir le champ des possibilités qu'offre cet ensemble ; la volonté de se distinguer et celle de se hisser au niveau des autres font qu'un système concurrentiel est moins stable dans ses choix et plus varié dans ses réalisations. Ce trait est frap­pant dans l'art occidental, dans sa pensée et sa science- j'y reviendrai; il n'a pu que jouer un rôle favorable en économie : à chaque période, depuis le XIe siècle, au moins un haut lieu de la richesse (Flandre, Italie du Nord, Pays-Bas, France, Angleterre ... ) a servi de référence aux autres et les a obligés à puiser en eux-mêmes pour l'égaler.

L'AUTONOMIE DE L'ÉCONOMIE

Je ne suis pas certain que l'ouverture du marché extérieur eût suffi à garantir l'expansion capita­liste. Il y a fallu le complément que fut la limita­tion du pouvoir politique à l'intérieur de chaque pays. Les raisons pour lesquelles l'Occident a connu le pluralisme politique sont complexes ; les analyser en détail m'éloignerait de mon propos. J'ai tendance à y voir une sorte de miracle histo­rique, un événement historique d'une extrême improbabilité. Un mot, pour indiquer dans quel sens il faudrait chercher les explications. Comme je l'ai indiqué ci-dessus, tout pouvoir tend vers l'absolu; s'il n'est pas absolu, c'est que des limita­tions efficaces jouent. En Occident, plusieurs limi-

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tations sont perceptibles: d'abord l'Église, qui, de par son statut transnational, ne pouvait pas être absorbée par l'État (voyez la défaite des empe­reurs dans la Querelle des investitures) ; ensuite les élites sociales, issues de la féodalité et non émanées du service de l'État ; les villes et la bour­geoisie aussi, dont j'ai indiqué les origines; enfin les communautés villageoises, largement auto­nomes, sinon par rapport aux puissances locales, du moins par rapport à l'État. Il va sans dire que les titulaires du pouvoir central ont sans cesse essayé de rogner sur ces limitations. Ils n'y sont jamais parvenus, pour une raison qui me paraît encore liée au système international: la limitation de la puissance vers l'extérieur et la menace constante d'un assaut étranger (les deux carac· tères d'un système pluripolaire) ont fait que le pouvoir était également limité vers l'intérieur et devait s'appuyer sur les centres autonomes de décision et les ménager. À quoi l'on peut ajouter le rôle de l'émulation, et la canalisation des éner­gies et des aspirations vers des objectifs offerts par l'étranger. Dans ce domaine, le rôle du modèle anglais, à partir de la fin du XVIIe siècle, pour les destinées politiques de l'Occident, me paraît déci­sif.

Cette situation originale a retenti directement sur l'activité économique, en lui évitant d'être absorbée par l'État : les entrepreneurs ont bénéfi­cié d'une très grande latitude pour entreprendre et, lorsque les circonstances le permettaient, ils

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a':aient même la possibilité de faire pression sur l'Etat, pour l'amener à prendre des mesures qui leur fussent favorables. Pour formuler ma thèse par une proposition extrême, je dirai que les liber­tés politiques ont fondé la prospérité économique de l'Occident. Si l'on y réfléchit bien et si l'on consent à vç>ir que les interventions contempo­raines de l'Etat dans la vie économique ont des justifications autres qu'économiques (mais sociales, politiques et idéologiques), cette proposi­tion perd son côté paradoxal et résonne comme un truisme. La croissance économique n'est pos­sible que si toutes les occasions de profit sont perçues et exploitées et cela n'est possible que si on laisse les hommes de profit s'activer librement. Or, il est impensable que l'État, quel qu'il soit, puisse se résigner à accorder de lui-même cette liberté. En effet, parmi beaucoup de raisons, deux me paraissent décisives. La première est que, comme déjà indiqué, tout pouvoir politique tend à réduire tout ce qui lui est extérieur, et qu'il faut des obstacles objectifs puissants pour qu'il n'y par­vienne pas. La seconde est que le libre jeu des forces économiques tend à provoquer des pertur­bations profondes dans le tissu social ; ces pertur­bations ne peuvent pas ne pas déclencher des réactions violentes de la part des groupes menacés dans leur position et leur style de vie ; le capita­lisme est un ferment de rupture des équilibres, qu'un pouvoir politique craint toujours et s'efforce de dominer. Autrement dit, le degré de

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liberté accordé par un système aux activités écono­miques dépend de la limitation imposée au pou­voir politique. Moins celui-ci s'immiscera dans l'économie et plus il tolérera les perturbations entraînées par la croissance (au besoin en inter­venant aux côtés des entrepreneurs pour réprimer les oppositions), plus l'économie sera prospère.

Je pense que ces analyses, malgré leur brièveté, permettent de comprendre pourquoi c'est en Angleterre que le pas décisif dans 1 'évolution capi­taliste a été franchi. Si la structure politique glo­bale de l'Occident était favorable à l'expansion économique, celle-ci devait être la plus marquée dans les pays où le pouvoir politique était le plus limité et tolérait la plus grande autonomie de la société civile. L'Angleterre s'est trouvée dans cette position, pour des raisons qui me paraissent tenir aussi bien à l'histoire qu'à la géographie. La conquête normande a imposé à l'Angleterre un ordre politique caractérisé par l'existence d'un pouvoir central, limité par l'autonomie féodale des barons ; le système féodal a été réalisé dans sa pureté, comme il arrive généralement, lorsqu'un système est exporté (il est pur également en Sicile et en Palestine, pour les mêmes raisons). Or, à travers les siècles jusqu'en 1688, le pouvoir s'est toujours révélé incapable de briser 1 'autonomie des élites sociales : celles-ci ont pu se développer avec le maximum de libertés, sans, pourtant, remettre en cause l'existence et la nécessité d'un pouvoir central, c'est-à-dire que les libertés ont été

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garanties sans verser dans l'anarchie, ce qui est probablement la meilleure définition d'un État policé. L'insularité a joué en garantissant le pays contre toute nouvelle invasion, et en lui permet­tant de se mêler au jeu international aux moindres frais, diminués encore par l'habileté des élites dirigeantes, qui ont su jouer à leur profit des rivalités continentales, par le principe magistral du justum equilibrium. Sauf pendant la guerre de Cent Ans, qui détermine précisément une phase de dépression économique.

Le lecteur risque d'être désarçonné par la démonstration que je viens de tenter, et, s'il est malveillant, il pourra l'attribuer à un délire inter­prétatif. Pourtant, l'histoire comparée apporte de l'eau à mon moulin et consolide ma position. Je ne prendrai que trois exemples, Byzance, la Chine impériale et le Japon d'avant Meiji, pour vérifier mes deux affirmations, que les ressorts profonds de l'expansion capitaliste sont, d'une part, la coexistence de plusieurs unités politiques, dans un même ensemble culturel, et, d'autre part, le plura­lisme politique, qui libère l'économie.

VÉRIFICATION

Du vue à la fin du XIe siècle, Byzance offre un bon exemple d'économie dirigée. Elle est entière­ment sous la coupe de l'État, en la personne de l'éparque ou préfet de Constantinople. Il contrôle

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directement et soumet à ses ordonnances : la pro­duction, la vente; l'exercice de certaines profes­sions financières et judiciaires (banquiers, chan­geurs, notaires, avocats) ; les ateliers de fabrication, les magasins de vente et les marchés. Artisans et négociants sont groupés en corpora­tions, pourvues d'un règlement, dirigées par un syndic et étroitement surveillées par l'éparque. Celui-ci veille à l'application rigoureuse des règle­ments et a le droit de punir les contrevenants. Enfin, il veille à limiter les bénéfices commerciaux et la spéculation, et à éliminer les accaparements et les cumuls de bénéfices.

Toute cette réglementation tatillonne vaut, en principe, pour Constantinople ; mais, du fait du poids de la ville dans l'empire, la compétence de l'éparque est, en pratique, sans limite. Ce n'est pas tout : l'État ne se contente pas de surveiller et de régler, il intervient à tous les stades du mouve­ment économique, par ses monopoles. Il y a des monopoles sur un grand nombre d'industries essentielles, comme la fabrication du pain. L'État a le monopole de l'achat aux frontières de pro­duits de luxe (la soie grège de Chine, les épices des Indes, les parfums d'Arabie, les esclaves du Caucase) ; des commerciaires, agents de l'État, sont chargés des transactions. Les très grands mar­chés de l'Empire, Constantinople, Antioche, Alexa~drie (avant la, conquête arabe), sont dirigés par l'Etat. Enfin, l'Etat se fait lui-même produc­teur, par exemple de soieries dans les gynécées du

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Grand Palais. Au total, l'État domine toute la vie économique: il réglemente, fabrique, achète, vend, se réserve des monopoles et surveille les entreprises privées, fixe la qualité, la quantité, les prix et les salaires.

Pourquoi cette attitude envahissante ? Parler d'un héritage du Bas-Empire n'est pas suffisant, car il faudrait expliquer pourquoi l'héritage a été accepté. La raison première est tout simplement l'existence d'un État fort et centralisé, qui tend à absorber les activités sociales. Ici, la tendance était renforcée par la nécessité de ravitailler Constanti­nople et de garantir une activité minimale pour que le peuple restât calme ; renforcée aussi par les besoins des caisses de l'État. À quoi s'ajoutait un élément éthique : la volonté de refréner la cupidité des marchands. Une anecdote illustre assez bien le mépris dans lequel étaient tenues les activités mar­chandes. L'impératrice Théodora s'étant laissée aller à commanditer un navire, l'empereur Théo­phile (829-842) le fit brûler avec sa cargaison, car cela était indigne d'une impératrice.

Une organisation de ce genre repose sur un pouvoir central fort. Or il s'effrite à partir des Comnènes (fin XIe siècle) : aussitôt les monopoles disparaissent et un marché libre se forme. Mais cette libération ne profite pas aux entrepreneurs byzantins, elle va à des étrangers plus dynamiques, aux républiques marchandes italiennes : elles obtiennent des concessions permanentes à Constantinople et des privilèges commerciaux.

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Cette évolution est intéressante, car elle révèle qu'il ne faut pas qu'un pouvoir soit faible pour libérer l'activité économique, mais libéral; le mouvement politique a conduit Byzance du mono­pole à la décadence, non au pluralisme.

L'histoire économique de la Chine impériale confirme de façon frappante mes hypothèses 1• Le système chinois est caractérisé par l'emprise que l'État, par le truchement d'une classe de lettrés­fonctionnaires, exerce sur la vie sociale. Le trait le plus distinctif, déjà indiqué, est l'absence de toute autonomie des villes, sièges de l'administration. Le libre jeu de l'activité marchande est interdit par la menace constante des exactions des fonc­tionnaires et l'intervention arbitraire de l'État. Or il existait en Chine des individus disposés à et capables de se lancer dans les affaires ; il y avait également une curiosité technique et scientifique suffisante pour déboucher éventuellement sur une mutation industrielle ; il y avait enfin une accumu­lation substantielle de capitaux. L'hypothèse naît aussitôt qu'un effacement du pouvoir bureaucra­tique central, c'est-à-dire, étant donné l'organisa­tion de l'espace chinois, une victoire des particula­rismes provinciaux, devait permettre un essor des activités économiques. L'histoire économique confirme entièrement cette hypothèse. Chaque fois que la Chine a été politiquement divisée, le capitalisme s'est déployé. Le fait est très net pour

1. Je m'appuie sur le beau livre d'Étienne Balazs, La Bureaucra­tie ci/este, ap. cit.

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la période étudiée par Balazs : la fin des Tang et surtout les Song (seconde moitié du VIlle siècle­XIIIe siècle). On retrouve la même évolution dans un passé plus reculé : la période dite des Royaumes combattants (453-221 av.J.-C.), proba­blement la plus riche et la plus brillante de toute l'histoire de la Chine ; celle des Trois Royaumes (220-280 apr.J.-C.), enfin celle dite des Six Dynas­ties (316-580 apr.J.-C.), où la Chine se trouva divisée entre royaumes barbares du Nord et dynas­ties nationales du Sud. Cependant, même dans ces périodes favorables, les activités marchandes étaient bloquées à un certain niveau par l'emprise bureaucratique, maintenue dans chaque princi­pauté. Par conséquent, mes deux hypothèses paraissent entièrement vérifiées: le capitalisme, pour naître et se développer, suppose la division d'une aire culturelle en plusieurs unités poli­tiques, et, pour prospérer, un pouvoir politique limité à l'intérieur de chaque unité.

Le cas japonais administre une preuve supplé­mentaire et éclatante.

Le Japon entre dans l'histoire au VIe siècle apr. J.-C., avec la crise politique déclenchée par le contact avec la Chine 1• Pour maintenir leur indé­pendance, les élites japonaises répondirent par la formation d'un pouvoir central d'un style très par­ticulier. L'État est aux mains d'une minorité, qui

1. j'utilise le livre de Michel Vié, Histoire du japon, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je? 1969, un petit chef-d'œuvre de précision et d'intelligence dans la concision.

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combine les dominations particulières dans les provinces et l'unification dans la cour; d'où un alliage original de forces centripètes et centri­fuges, de deux systèmes politiques, l'un provincial, l'autre central. Quant à la clef de voûte du sys­tème, l'empereur ou tenno, il n'a aucun pouvoir, mais représente le symbole de l'unité culturelle.

Cette organisation originale a été maintenue, malgré de nombreux avatars, à travers les siècles : permanence d'un symbole impuissant de l'unité, unification culturelle croissante (par opposition à la Chine, puis aux Occidentaux, à partir du XVIe siècle), et émiettement du pouvoir entre des principautés rivales. Cette situation rappelle de façon frappante le système international d'Occident. Michel Vié le dit excellemment: «Le Japon, juxtaposition de principautés autonomes, formait une société internationale, où une coali­tion victorieuse maintenait un statu quo à elle favorable. L'État resta loin de l'unité 1• » «Le Japon de Tokugawa n'avait jamais cessé d'être intérieurement un milieu international 2• » La Restauration de Meiji n'a pas introduit de modifi­cations substantielles dans ce schéma: empereur impuissant; pouvoir exercé par une élite, émanée du pluralisme social et traversée par des conflits divers; maintien d'une unité culturelle; volonté farouche d'indépendance nationale. Au total, une emprise étatique faible, mais suffisamment éclai-

1. M. Vié, Histoire du Japon, op. dt., pp. 9&-97. 2. Id. Ibid., p. 109.

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rée pour répondre efficacement aux défis exté­rieurs.

Cette structure politique entraîna, presque dès les débuts, une économie de marché florissante. J'en rappelle les principales étapes. Au VIlle siècle, la cour est le moteur du marché, par la dépense du surplus dans la construction des capitales et l'entretien de l'aristocratie. Aux XIe et XIIe siècles, les marchés locaux se multiplient, un commerce interrégional apparaît, et des guildes de mar­chands-artisans se forment à Kyoto, Nara, Hakata et Naniwa (dans ces deux dernières villes, parce qu'elles sont le lieu d'arrivée des marchands chinois). Le Moyen Âge (qui désigne la période qui va du xne au XVIe siècle) est caractérisé par la montée des forces provinciales guerrières, c'est-à­dire par l'accentuation de la décentralisation et l'élargissement de l'aristocratie. Les conséquences économiques sont patentes. On note une expan­sion commerciale vers la Chine et la naissance de grands ports autonomes : Hakata, Hyogo et sur­tout Sakai. L'économie de marché étend son influence. Elle est stimulée par les transferts fis­caux des provinces vers la cour, et par les centres de perception et de consommation que consti­tuent les monastères et les shoen (domaines de l'aristocratie). Les échanges font retour des villes et des centres vers les campagnes: à partir de 1300 surtout, l'économie villageoise s'ouvre et les pay­sans deviennent partie prenante sur le marché. En conséquence de ce mouvement, une population

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de plus en plus spécialisée de marchands et d'arti­sans forme le noyau des villes et se dote d'institu­tions spécifiques (les toya et les za) ; pourtant, seule la ville de Sakai parvient à l'autonomie complète ; ailleurs, à Kyoto, Nara, Hakata et Hyogo, les marchands ne disposent du droit de police que dans les limites d'un quartier. À partir de la seconde moitié du xve siècle se forme un réseau de villes et de routes ramifiées, particulière­ment dense dans le Japon central, le Kansai. L'expansion économique est favorisée par les guerres entre principautés, car elles éliminent les élites anciennes, favorisent la mobilité sociale et limitent le prélèvement fiscal.

Entre 1560 et 1615, un renversement politique se produit, qui rétablit un pouvoir central, sans éliminer le pluralisme traditionnel de l'élite. Quel­ques personnalités fortes, Oda Nobunaga (1534-1582), Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) et Toku­gawajeyasu (1542-1636), installent, par la guerre, le régime shogunal et inaugurent l'époque d'Edo, qui durera jusqu'en 1871. Ces hommes, pour financer leurs entreprises militaires, avaient besoin d'une activité commerciale florissante. Il est remarquable qu'ils aient été suffisamment au fait des lois économiques, pour y parvenir, non pas en absorbant l'économie, mais en la libérant: ils encouragent le grand commerce, libèrent les marchés, suppriment les péages, réparent les routes et réforment la monnaie. Les résultats sont probants. Les échanges internationaux s'intensi-

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fient. L'économie de marché s'étend; à la fin de la période, pour ne prendre qu'un exemple, les deux tiers de la production agricole totale et 30 à 40 % de celle du riz sont commercialisés. De nou­velles catégories de capitalistes apparaissent : les grands munitionnaires alimentent et bénéficient des guerres du début de la période ; au XVIIe siècle, des marchands-banquiers sont solidement installés à Osaka, des maisons d'armement et de commerce en gros se multiplient, les Mitsui et les Sumitomo sont solidement en place dès 1680; au XVIIIe siècle naissent de nombreuses entreprises à monopole; enfin, à partir de 1800, prolifèrent les marchands et les marchands-entrepreneurs, autour des grandes villes et dans les campagnes. L'explosion économique a été supportée par l'explosion démographique du XVIIe siècle, liée à la fin des guerres et à ce qui apparaît comme une mutation agricole (doublement de la surface cultivée grâce aux endiguements, canalisations et drainages; généralisation d'un outillage efficace ; utilisation des engrais; mise au point d'un peigne de bois pour égrener le riz; accroissement des cultures industrielles, sources de profits et de numéraire : tous ces progrès, sauf les premiers, réalisés par l'État, ont été l'œuvre de l'initiative privée et d'investissements par des particuliers). La popula­tion a probablement triplé. Au XVIIIe siècle, une limite est atteinte : des disettes et des famines

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poussent la population à limiter sa fécondité, par l'infanticide 1•

Deux limites à cette expansion économique : l'habitude de travailler à l'abri des privilèges publics, et le non-accès aux fonctions publiques, monopolisées par l'élite militaire (d'où un risque permanent de confiscation des biens des mar­chands). La question se pose: le Japon était-il en passe d'inventer la mutation industrielle, avant d'avoir à subir l'ouverture sur l'Occident? Il est certain que Meiji n'est pas un miracle, mais un couronnement : une agriculture développée, une économie de marché, des capitaux privés, une classe d'entrepreneurs actifs et compétents, un niveau d'instruction élevé, une élite ouverte et dynamique, tout contribuait à rendre le passage à l'âge industriel presque naturel. Deux points m'inclinent, pourtant, à douter que le contact occidental fût inutile, en tout cas superflu. D'abord, il faut tenir compte de l'étroitesse des bases matérielles de 1' économie japonaise : en l'absence d'une expansion militaire au-delà des mers (qu'on ne peut exclure en toute rigueur), on ne voit pas sur quelles ressources naturelles en matières premières et en sources d'énergie une industrie japonaise aurait pu s'édifier; l'accès aux marchés mondiaux, donc le contact avec l'Occident, paraissent avoir constitué une condi­tion indispensable. Un second trait japonais me

1. Voir Akira Hayami : "Aspects démographiques d'un village japonais, 1671-1871 »,Annales E.S.C., 24 (1969), no 3, pp. 617-637.

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semble plus décisif encore : l'activité économique s'est développée dans les interstices d'un système social qui ne lui imposait que de faibles entraves ; mais à aucun moment on ne note de fixation sur l'économique, comme en Occident. La mobilité sociale déterminée par l'expansion économique du Moyen Âge n'a pas fait monter aux sommets une bourgeoisie capitaliste, mais le bushi, le guer­rier. C'est le guerrier qui représente l'idéal social, le modèle offert à l'imitation des ambitieux. Dans le système des valeurs japonais, les valeurs mili­taires et aristocratiques précèdent de loin les valeurs économiques. Les bushi sont, dès la pério­de d'Edo, intensément curieux de toutes les tech­niques nouvelles qui filtrent d'Occident; mais cette curiosité est mise au service d'une fierté nationale que l'on peut déjà appeler nationaliste.

Par conséquent, dans ma quête des singularités occidentales, il me faut considérer dans quelle mesure le système des valeurs occidentales a joué au profit des valeurs économiques, pourquoi une sorte de gigantesque transfert collectif s'est effec­tué sur elles.

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VI

LA GENÈSE DE L'ENTREPRENEUR

ET DU TECHNOLOGUE

Le bourgeois tel qu'il apparaît au XIe siècle n'est pas encore un entrepreneur: il se contente d'organiser les échanges, de les multiplier, son profit consistant dans le prix qu'on lui paie pour ce service. Il devient entrepreneur à partir du moment où il intervient dans la production des biens soumis à l'échange. La première figure du capitalisme moderne est donc le marchand entre­preneur (apparu dès le XIIe-XIIIe siècle), qui se pro­cure la matière première (avant tout textile, c'est­à-dire laine, lin, un peu de coton produit dans le bassin oriental de la Méditerranée), la fait travail­ler par des artisans (pratiquement toujours des paysans, pour échapper aux corporations, qui n'ont été une entrave que dans l'imagination des théoriciens), puis se charge de la commercialisa­tion. La troisième étape de la rationalisation de l'économie commence au XVIIIe siècle, lorsqu'elle s'applique à l'organisation du travail (manufac­ture, puis usine) et à la recherche technologique. Ni l'organisation de l'artisanat rural, ni la manu-

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276 Les origines du capitalisme

facture, ni le progrès technique ne sont des phé­nomènes premiers: ce sont des formes de l'acti­vité économique qui découlent nécessairement de l'esprit industriel qui, dans sa plus grande généra­lité, peut être défini comme l'application de la pensée rationnelle au domaine économique. Il s'ensuit que toute pensée ou activité rationnelles peuvent contribuer à l'émergence du système industriel, dès qu'elles s'appliquent au domaine économique, même lorsque l'économie n'est pas envisagée comme fin en soi.

On peut, à la suite de Max Weber, relever le rôle des moines, non seulement en Occident, mais aussi au Tibet, au japon, en Chine, partout où des communautés fortement structurées ont à gérer un patrimoine ou, tout simplement, à assurer leur subsistance. Voici un passage caractéristique:

À cette époque, le moine est le premier être humain qui vit rationnellement, qui travaille méthodiquement et par des moyens rationnels à poursuivre un but, à savoir l'au-delà. [ ... ] La vie économique des communautés monastiques était rationnelle 1•

Dans le même sens vont les analyses célèbres de l'Éthique protestante. Il faut rappeler, une fois de plus, que, dans ce livre, Weber met en relation

1. Max Weber, Wirtschaftsgeschichte. Abriss der universalen Sozial­und Wirtschaftsgeschichte p. 311.

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La genèse de l'entrepreneur 277

deux phénomènes, pour montrer comment une éthique religieuse a pu agir sur certains aspects d'un certain capitalisme: l'esprit ni la lettre du texte ne permettent d'établir une relation de cause à effet. Plus tard, dans d'autres textes 1, il sera beaucoup moins prudent: il y affirmera sans ambiguïté que la Réforme constitue un tournant de l'histoire économique, car elle sécularise l'ascèse, transférée à la vie quotidienne d'ici-bas. Poussée à ces extrêmes, la théorie est, au mieux, fausse, au pire, absurde. On peut multiplier les exemples et montrer les conséquences écono­miques des rationalisations successives des armées à travers toute l'histoire ; ou encore les retombées économiques des différents nationalismes contem­porains ; ou, enfin, les sous-produits économiques de l'idéologie marxiste-léniniste en U.R.S.S. Par­tout où il y a tension vers un but et utilisation rationnelle des moyens, l'appareil économique devra en profiter. Mais le capitalisme, c'est tout autre chose, ce n'est pas seulement la rationalisa­tion des activités humaines, que l'on trouve par­tout, c'est avant tout une propension originale à appliquer les pensées rationnelles aux activités économiques. C'est cela qui fait problème.

Je m'aventure en terrain miné, mais il faut accepter de prendre des risques. Je pose comme hypothèse de travail que, s'il n'est pas impossible que l'homme aspire au nirvana ou ait la nostalgie

1. En particulier dans la Wirtschaftsgeschichte, op. cit., pp. 312-314.

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278 Les origines du capitalisme

du sein maternel, cette tendance se cache bien sous une apparence contraire : l'agitation. Pascal considérait que le propre de l'homme est de ne pouvoir rester seul dans une chambre pendant vingt-quatre heures, à ne rien faire. S'il est d'innombrables modes de s'agiter ou de s'activer, il faut, pour qu'une activité ait des conséquences sur la collectivité, qu'elle ait de nombreux ama­teurs, ou, du moins, des amateurs qui la pour­suivent systématiquement. Ces activités sociale­ment efficaces sont en nombre limité. Je n'en vois guère que quatre : la religion, la guerre, la poli­tique et l'économique. Ma deuxième hypothèse sera la suivante: si l'on peut adrnettre que, dans toute société complexe, il y a une répartition à peu près égale de personnalités particulièrement douées pour chacune de ces activités, on peut aussi admettre que l'accent mis, pour une raison ou pour une autre, sur l'une d'entre elles, opé­rera, par des mécanismes de formation et de sélec­tion, une concentration relativement plus impor­tante d'individus doués dans ce secteur ; si, inversement, une société tend à dévaloriser une, deux ou trois activités, il est probable que les individus seront enclins à se spécialiser et à se perfectionner dans les activités restées ouvertes. Il va de soi que les possibilités de variations de ce genre dépendent étroitement de la libération par rapport aux simples nécessités de la survie. Les contraintes du travail font que la plupart des hommes n'ont pas à choisir ce qu'ils vont faire de

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La genèse de l'entrepreneur 279

leur vie. Le choix d'une activité est un privilège réservé aux élites; c'est une petite minorité qui définit une civilisation (qui est l'organisation origi­nale qu'une société introduit entre les activités possibles) et qui fait l'histoire, car elle en a le temps. Je me propose, en conséquence, d'exami­ner dans quelle mesure l'Occident a eu tendance à fermer l'entrée dans les activités religieuses, mili­taires et politiques et à diriger les élites vers les activités économiques.

LA DÉVALORISATION

DES VALEURS RELIGIEUSES

C'est là une question immense, que je ne peux qu'effieurer ici. Si j'en avais le loisir, j'orienterais mon argumentation dans les trois directions sui­vantes:

1. La séparation de l'Église et de l'État. Elle est typique du christianisme, dès ses débuts (Reddite quae sunt Caesaris Caesari, et Dei Deo). Sans doute, l'investissement progressif de la société romaine p~ le christianisme a fini par en faire une religion d'Etat sous Théodose; mais jamais n'est apparu quelque chose comme une théocratie (à part la tentative d'Innocent III, sans lendemain) ; tou­jours le pouvoir politique a prétendu et réussi à dominer le pouvoir religieux et à l'utiliser à ses propres fins. La conséquence capitale de cet état de fait est que la société occidentale a toujours eu

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280 Les origines du capitalisme

la possibilité d'établir des frontières entre ses acti­vités séculières et religieuses ; ce qui signifie la possibilité de cantonner la religion dans la vie pri­vée, sans remettre en question l'ordre social dans son ensemble ; ce qui signifie aussi la possibilité de tolérer la mort de Dieu sans que toute la civilisa­tion s'effondre (au contraire, les sociétés isla­miques et hindoues seraient pulvérisées par la disparition du principe religieux). Autrement dit, le propre de l'Occident, du fait de la séparation originelle de l'Église et de l'État, est d'avoir comp­té au nombre de ses évolutions possibles l'incroyance religieuse, sans remettre en question ses propres fondements.

2. La pensée théologique. Le malheur du christia­nisme est d'être apparu dans une société où la spéculation intellectuelle était largement répan­due et avait atteint un haut degré de raffinement. Que ce fût pour se défendre contre les attaques ou parce que les clercs avaient été eux-mêmes nourris de cette pensée, le christianisme s'est presque immédiatement orienté vers la rationalisation du message divin. Les conséquences de cette orienta­tion sont graves. La pensée théologique peut se définir comme un système rigoureusement logique et cohérent, fondé sur un ou plusieurs postulats révélés (que l'on peut appeler « dog­mes »). Or le christianisme comporte au moins deux ambiguïtés structurelles insurmontables: le statut ontologique du Christ et le problème du salut. Le premier a soulevé des passions et des

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conflits invraisemblables au :we siècle, lors de la querelle arienne ; le second a déchiré l'Occident du XVIe au XVIIIe siècle. Considérons le premier point seulement. Que le Christ soit fils de Dieu soulève logiquement des problèmes insurmon­tables. En effet, ou bien il n'y a aucune différence entre les deux hypostases, le Christ n'est que Dieu, et l'on retombe dans le monothéisme juif, ce qui détruit la spécificité du christianisme (hérésie de Sabellius, reprise par les diverses formes de monarchianisme) ; ou bien le Christ n'est qu'un homme et l'on retombe dans la difficulté pré­cédente (hérésie d'Arius, des anoméens et des monophysites). Le seul moyen de maintenir l'ori­ginalité du christianisme est de proposer une solu­tion située entre ces deux extrêmes ; or les solu­tions sont multiples. Entre 341 et 351 on ira jusqu'à envisager sept formules, les positions finis­sant par se stabiliser autour des trois formules connues: homoousiens, homoiousiens, homéens.

Si un spécialiste venait à lire ces lignes, qu'il veuille bien excuser cette vue cavalière. j'ai simple­ment voulu suggérer que le traitement rationnel des données de la foi dégageait nécessairement ses ambiguïtés et menait inévitablement à des héré­sies successives (l'orthodoxie pouvant être définie comme l'hérésie provisoirement dominante). Cette passion pour la querelle théologique, resur­gie avec une force renouvelée à partir du XIe siècle, portait en elle les germes de sa destruc­tion. Le dégagement constant, par la théologie, de

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ses fondements (postulats ou dogmes) devait mener un jour de la formule augustinienne (Credo ut intelligam) à la formule anselmienne (lntellego ut credam), avant de déboucher sur les sarcasmes de l'incroyance.

3. La science. En un livre merveilleux, Lucien Febvre a montré que, pour que l'incroyance triomphât, il fallait au préalable découvrir un nou­veau fondement de l'ordre du monde. Le concept de nature, peu à peu précisé, élargi et approfondi par la science, en tiendra lieu. Ce n'est donc qu'à partir du XVIIe siècle et surtout du XVIIIe siècle, que l'incroyance pourra triompher. Il est inutile d'insister sur ce point, connu et admis de tous. Le résultat de ce vaste mouvement que Max Weber appelait «désenchantement du monde» est non pas la disparition du religieux 1, mais son can­tonnement dans une petite part de la vie quoti­dienne ou dans des groupes marginaux. Le fait est que, depuis le XVIIIe siècle, l'Occident n'a jamais pu mobiliser les foules à l'appel des valeurs reli­gieuses.

LA SPÉCIALISATION

DE L'ART MILITAIRE

Il serait paradoxal d'affirmer que la guerre et les valeurs militaires ont disparu d'Occident. Cependant, dans ce domaine aussi, l'évolution

1. Il me paraît constituer une dimension nécessaire de la condition humaine, née de la conscience et de l'horreur de la

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occidentale a été originale. La constitution des monarchies centralisées a eu pour résultat de transférer l'usage de la force à l'autorité publique. Vers l'intérieur, la conséquence en fut l'élimina­tion tendancielle de la violence (luttes entre les seigneurs, entre familles, brigandage). Vers l'exté­rieur le soin de conduire la guerre fut confié à des professionnels, la piétaille étant recrutée dans la lie de la population européenne.

Une fois encore, l'intuition, indémontrable en elle-même, que les activités économiques sont d'autant plus intenses que la passion guerrière recule, cette intuition peut se vérifier par quelques faits. j'ai déjà noté le cas de l'Angleterre; son insularité et le jeu subtil de bascule qu'elle menait sur le continent lui permirent de réduire son armée à sa plus simple expression, le soin de la défense reposant, rempart ultime, sur sa flotte de guerre. Un des résultats les plus importants de cette orientation fut la part prise par la noblesse aux affaires. On ne note pas en Angleterre, et ce dès la consolidation de la conquête normande, une transformation de la noblesse terrienne en rentier du sol, mais en entrepreneur. La seule explication est que c'est tout ce qui lui restait à faire, l'exutoire de la guerre lui étant fermé, et les bornes fiXées au pouvoir royal lui ayant évité la transformation en cour parasitaire.

mort. Lorsqu'une société lui refuse une sphère spéciale où il peut se développer, le numineux se reporte sur d'autres activités, poli­tiques, économiques, esthétiques ...

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Autre exemple typique: les États-Unis. Toute leur histoire, jusqu'en 1914 et en dehors de la guerre de Sécession, se caractérise par l'insigni­fiance de leur politique extérieure, et la faiblesse de leur armée. Je citerai encore les cas de l'Alle­magne et du Japon depuis 1945, dont l'expansion industrielle étonnante après une défaite écrasante ne peut s'expliquer que par l'impossibilité ou le refus d'avoir une politique extérieure active. Ter­minons cette revue des faits par le plus frappant. La phase décisive de l'industrialisation de l'Occident se situe entre 1815 et 1914, c'est-à-dire en un siècle marqué par un équilibre européen stable, et par la rareté ou la brièveté des conflits, surtout entre 1871 et 1914 1

L'originalité occidentale par rapport aux autres civilisations est variable. Tantôt les activités belli­queuses sont limitées vers l'intérieur de la société, tantôt elles le sont vers l'extérieur, mais il est assez rare qu'elles le soient dans les deux directions en même temps. Par exemple, la société japonaise, du fait de son insularité et par sa volonté d'indé­pendance, n'a pratiquement pas connu de guerres étrangères jusqu'à la fin du XIXe siècle (on ne peut guère noter que des tentatives d'installation en

1. Pour éviter toute ambiguïté, je précise que les thèses cé­lèbres de Saint-Simon, Comte, Schumpeter, Veblen, qui affirment que la société industrielle éliminera la guerre, sont exactement à l'inverse des miennes. C'est, selon moi, dans la mesure où les valeurs militaires sont éliminées ou bornées, pour des raisons où l'économie n'entre pour rien, que la société industrielle se déve­loppe. La paix fondée sur les valeurs économiques est un leurre.

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Corée au vne siècle à la fin du XVIe, et deux tenta­tives malheureuses d'invasion mongole en 1274 et 1281, sous Kubilai) ; par contre, les conflits inté­rieurs ont été constants, particulièrement féroces, et ont pris la forme de guerres en raison de la structure internationale du système social. À l'inverse, les Incas semblent avoir éliminé tout conflit intérieur, mais ont mené une politiqu~ extérieure fort active. L'Empire chinois a connu une situation plus complexe. L'absence, à ses alen­tours, d'une puissance menaçante (en dehors des Barbares, toujours prêts à exploiter une faiblesse du pouvoir impérial) l'a gardé aussi bien d'une politique agressive que des nécessités de la défense : la stabilité du monde chinois par rapport à l'extérieur est symbolisée par la Grande Muraille, ouvrage de défense assez théorique. D'où l'absence à peu près complète dans la galerie des héros chinois de tout capitaine et le mépris profond dans lequel le type social du soldat était tenu. Par contre, à l'intérieur de l'espace chinois, les conflits n'ont jamais manqué, guerres entre principautés aux époques de division, guerres pay­sannes, bandes de brigands, seigneurs de la guerre en rupture de légalité ...

Toutes ces notations sur des faits massifs de civilisation sont sujettes à impression et à dis­cussion. Pourtant, la situation originale de l'Occident me paraît bien établie. Il a réussi simul­tanément, à partir du XVIIIe siècle surtout, à construire un ordre international fondé sur l'équi-

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libre des puissances, et un ordre intérieur visant à éliminer la violence publique et privée. L'impor­tant est que cette évolution a retenti sur l'échelle des valeurs, en dévalorisant relativement la car­rière militaire et en en détournant les sujets les plus doués.

LA LIMITATION

DES ACTIVITÉS POLITIQUES

ET DE L'APPAREIL D'ÉTAT

J'ai déjà montré comment cet aspect des socié­tés occidentales a contribué de façon décisive à la naissance du capitalisme. Il a probablement joué aussi par un autre biais, en influant sur le matériel humain. Par rapport aux sociétés gréco-romaines, l'organisation politique issue de la féodalité est caractérisée par un appareil d'État appliqué à un vaste espace, alors que dans l'Antiquité, même romaine, d'innombrables cités s'administraient elles-mêmes. Selon toute vraisemblance et malgré l'absence évidente de chiffres, il est probable que la proportion d'hommes qui se mêlent de la chose publique a été moindre en Occident. Si on tourne la comparaison vers les systèmes politiques mono­polistes, de loin les plus nombreux, elle est égale­ment à l'avantage de l'Occident. En effet, les monopoles politiques, pour s'installer et durer, ont dû développer des bureaucraties. Or, il est connu qu'une bureaucratie tend à proliférer

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d'elle-même, à la manière d'un cancer; comme, par ailleurs, les bureaucrates font partie de l'appa­reil d'État et détiennent une fraction du pouvoir, ils bénéficient d'un prestige tel que les ambitions des générations nouvelles vont à l'intégration dans la bureaucratie. L'exemple chinois est le plus frap­pant: la classe des fonctionnaires-lettrés n'a cessé, pendant deux mille ans, de drainer les plus capables et les plus ambitieux. II me semble donc, sinon établi du moins vraisemblable, que le maté­riel humain mobilisé par les fonctions politiques et administratives a été moindre en Occident que dans les autres sociétés. En Occident même, il y a des différences significatives dans le système économique selon la plus ou moins grande impor­tance des activités politiques. Là où, comme aux États-Unis, en Suède, en Suisse ou en Angleterre, l'appareil d'État était réduit à sa plus simple expression et la passion politique limitée, l'activité économique a été plus intense qu'en France, dotée, dès l'Ancien Régime, d'une bureaucratie proliférante, et, à partir de 1871, d'un personnel politique pléthorique. L'Allemagne et l'Italie ont stagné pendant des siècles, où la multiplicité des centres politiques mobilisait une large fraction des élites ; la croissance a fait un bond à partir de l'unité et de la réduction relative du personnel politique. j'entends bien que d'autres facteurs ont joué pour expliquer ces divergences et que, au total, les résultats économiques ont été compa­rables dans les divers pays. Je tends, pourtant, à

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croire que l'homme est un bien rare, et que les affectations qu'une société lui attribue, ne sont pas sans conséquences sur les résultats qu'elle atteint.

Ces quelques remarques avaient simplement pour but de suggérer que la grande originalité de l'Occident depuis le XIe siècle est d'avoir peu à peu dévalorisé les valeurs religieuses, militaires et politiques. Qu'on ne m'attribue pas la naïveté de penser que cette dévalorisation a été poussée jusqu'à son terme. Pour moi, la condition humaine est ainsi faite que les dimensions où elle se réalise sont multiples, mais que l'importance relative que toute civilisation leur attribue est variable et que par conséquent, toute civilisation tend à privilégier certaines valeurs et à canaliser, de ce fait, les énergies vers elles.

Ainsi l'évolution originale de l'Occident a tendu à rejeter dans l'ombre, parmi tous les types sociaux possibles, le prêtre, le politicien, le mili­taire, pour privilégier deux types, facteurs décisifs de l'industrialisation, voués, les uns, à la recherche exclusive du profit, les autres au progrès scienti­fique et technique: je les nomme entrepreneurs et technologues. Ces deux catégories ne sont ni historiquement ni conceptuellement liées. L'entrepreneur est l'avatar du bourgeois que nous avons vu apparaître au XIe siècle; le technologue est la réincarnation moderne de la rationalisation intellectuelle apparue en Ionie vers le VIe siècle av. J.-C. Or ces deux activités devaient nécessaire-

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ment se rejoindre. Dans un régime de concur­rence, l'utilisation du progrès technique est source de profits énormes. Comme la concur­rence finit toujours par égaliser les chances, soit par adoption par tous les concurrents du progrès considéré, soit par élimination des inadaptés, la concurrence engendre à son tour la recherche du progrès technique. Ce point est trop évident pour que j'insiste. Que la recherche scientifique et tech­nique débouche sur l'économie est moins clair. On peut la saisir d'abord au niveau le plus géné­ral. L'attitude scientifique tire, comme l'attitude religieuse, ses origines du fossé que l'homme constate entre la fragilité de son être et la puis­sance terrifiante de son environnement. Une des directions constantes de l'activité humaine a été de combler ce fossé, soit par des constructions intellectuelles destinées à maîtriser conceptuelle­ment le milieu I, soit par la mise au point de techniques capables de le maîtriser matérielle­ment.

Autrement dit, les attitudes conceptuelles (y compris magiques) et prométhéennes sont

1. Claude Lévi-Strauss me paraît avoir touché une idée essen­tielle dans sa préface à Anthropologie et Sociologie, de Marcel Mauss. Il suggère que, dès que le langage fut donné à l'homme, celui-ci eut à sa disposition tout le signifiant possible et que la tâche de l'humanité a consisté, depuis le début, à faire coïncider ce signi­fiant disponible avec le signifié que constitue le monde. Le surplus de signifiant provisoirement non affecté à un signifié précis, ille nomme mana. Il n'y a donc pas de césure, à ce niveau, entre pensée magique ou sauvage et pensée scientifique.

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consubstantielles à la condition humaine et sont liées entre elles par des liens indissolubles. Il en résulte que, dans toute société, l'appareillage tech­nique et l'armature conceptuelle sont adaptées les unes aux autres: plus les techniques sont fragiles, plus le comportement magique doit être accen­tué; inversement, plus la pensée s'engage sur la voie de l'efficacité scientifique, plus les techniques seront elles aussi efficaces.

Ici encore l'histoire nous transmet des faits qui confirment cette hypothèse. Dès l'Antiquité la spé­culation intellectuelle s'est accompagnée, souvent chez les mêmes hommes, de recherche technique (Archimède en est le symbole) 1

; toute la Renais­sance s'est caractérisée par une curiosité intense pour la science et les machines (le symbole pour­rait en être Léonard de Vinci). Or le désenchante­ment du monde occidental s'est accompagné d'une puissante promotion de la spéculation intel­lectuelle, qui s'est traduite (sans relation de cause à effet, car il s'agit d'une orientation identique) par un intérêt fébrile pour le progrès technique. Que l'on songe à ces étonnantes académies de la province française au XVIIIe siècle, où l'on se pas­sionnait pour l'agronomie, pour la betterave, le

1. Par contre, cette curiosité technique n'a pas débouché sur une transformation économique notable; elle est restée pure­ment spéculative, à part des applications militaires. L'explication ne me paraît pas devoir être cherchée, comme on le fait d'ordi­naire, dans l'esclavage, largement surfait, mais dans la rareté des entrepreneurs et dans l'absorption des royaumes hellénistiques dans l'Empire romain, c'est-à-dire dans la fermeture du marché.

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sainfoin et la luzerne. Que cette passion soit à l'origine purement désintéressée, on n'en peut douter. Le Japon me sert à nouveau de vérifica­tion. Dès l'époque d'Edo (début du xvne siècle), on note une sécularisation de la pensée. Dans l'académie d'Edo et dans les écoles provinciales créées par les daimyo à l'usage des bushi (guer­riers), on enseigne une version laïque du confu­cianisme (tirée du commentaire de Tchou Hi, philosophe chinois du XIIe siècle), qui mettait l'accent sur les problèmes d'ordre et d'harmonie sociale et sur l'identité entre nature et société. De l'ordre social on passait sans peine à l'ordre natu­rel, d'où une grande réceptivité de l'élite japo­naise à la science et à la technique occidentales.

Les conséquences économiques de la passion désintéressée pour la science et la technique sont inévitables. Prenons le cas typique de la recherche agronomique en Hollande, Angleterre et France aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'amélioration des façons culturales et la mise au point de techniques agraires capables de supprimer la vieille servitude de la jachère ont permis de développer dans des proportions inouïes la production. Cela signifiait, tendanciellement, l'augmentation des quantités produites par travailleur et donc (outre des consé­quences démographiques et sociales sur lesquelles je reviendrai) la transformation d'une portion croissante de la production en valeur d'échange. Il va de soi qu'à partir de la fin du XVIIIe siècle la liaison entre technologie et esprit d'entreprise

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s'est faite plus intime, pour atteindre la quasi­fusion que l'on note depuis une vingtaine d'années.

Le transfert collectif sur les activités écono­miques peut se vérifier sur un autre plan. La civili­sation est un luxe, qui suppose la faculté humaine de produire davantage qu'il n'est indispensable à la survie. Ce que l'on exprimerait plus justement, en disant que la civilisation naît de la retenue que les hommes s'imposent ou qu'on leur impose, et qui fait que les producteurs ne consomment pas tout ce qu'ils produisent. Une fraction est retenue et libérée pour des usages variables. Une civilisa­tion se définit le mieux par l'usage qu'elle fait de cette fraction. L'Égypte antique la consacrait pour une part à des fondations pieuses, destinées à honorer les morts, pour l'autre à construire des temples, des tombeaux, des pyramides, des statues destinées à fixer dans la pierre et le métal un système religieux et intellectuel : la finalité de tout le système social (non seulement pour les élites, pour autant que les textes permettent de supputer les sentiments du peuple), cette finalité était méta­physique 1• La civilisation gréco-romaine a investi ses surplus, par priorité, dans la construction et l'embellissement des villes; les élites hellénis­tiques et romaines ont pratiqué l'évergétisme, c'est-à-dire l'émulation des riches dans les dépenses destinées à embellir leurs cités et à

1. L'expression est de François Daumas, dans La Civilisation de l'Égypte pharaonique, Paris, Arthaud, 1967, pp. 244-246.

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entretenir et amuser le peuple 1• L'Occident médiéval et moderne a construit des villages, des villes, des monastères, des églises, des cathédrales, des châteaux... Depuis la fin du XVIIIe siècle et surtout le XIXe siècle, il est la première société à avoir systématiquement drainé le surplus vers des investissements productifs. La tendance du sys­tème est d'accroître l'efficacité, pour accroître le surplus et la fraction réinvestie. L'apport original de l'Occident contemporain à l'aventure humaine, ce sont les usines. Elles bénéficient d'une priorité relative sur toutes les autres réalisa­tions : constructions monumentales, amusement du peuple et entretien d'une élite oisive vouée à la prière, à la guerre, à la spéculation intellectuelle, aux émotions esthétiques ou au plaisir. Quel que soit le sentiment avec lequel on ressent cette muta­tion, elle est indéniable et manifeste de manière éclatante une mutation plus profonde survenue dans 1' échelle des valeurs.

1. Voir le bel article de Paul Veyne, "Panem et circenses: l'évergétisme devant les sciences humaines,,, Annales E.S.C., 24 (1969), n° 3, pp. 785-825.

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VII

LA GENÈSE DU TRAVAILLEUR ET DU CONSOMMATEUR

Le modèle d'une société parfaitement efficace dans le domaine économique, tel que je l'avais construit dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, se met peu à peu en place. J'ai montré comment l'Occident avait produit le bour­geois, le marché en expansion, la libération poli­tique de l'économie, l'entrepreneur et le tech­nologue. Il me reste à faire naître le travailleur et le consommateur pour toucher au port. Ces deux éléments ne soulèvent guère de problèmes.

Je rappelle les deux caractéristiques principales du travailleur idéal : une vie consacrée entière­ment au travail et une adaptation parfaite aux variations de 1' appareil de production. Encore faut-il qu'il y ait des travailleurs et en nombre suffisant. Le seul point qui fasse vraiment pro­blème, comme on l'a vu avec Marx, est de savoir où les premiers entrepreneurs ont trouvé leur main-d'œuvre. Marx s'est empêtré dans des diffi­cultés inextricables, alors que la solution est des plus simples. Il suffit de se rappeler que le travail

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agricole est, pour des raisons naturelles, soumis à un rythme très particulier : sauf pour des cultures très spécialisées et localisées, comme la vigne, le travail se concentre sur quelques périodes limitées de l'année (labours, semailles, moissons, engran­gements) ; l'accomplissement de ces tâches sup­pose une quantité déterminée d'heures de travail, donc de bras. Mais entre ces périodes de pointe, le travail se ralentit. Le résultat est, en moyenne, un surplus considérable d'heures de travail dispo­nibles par rapport aux heures effectivement requises par les travaux agricoles proprement dits. En certains systèmes agraires, ce décalage peut être énorme, par exemple dans le système de la rizière inondée, qui mobilise, en moyenne, pen­dant 140jours par an; mais, pendant ces périodes de pointe, la quantité de main-d'œuvre nécessaire pour l'accomplissement des façons représente des densités normales de 500 à 1 000 au km2• L'on a ainsi une idée des quantités considérables d'heures de travail disponibles dans les campagnes pour d'autres tâches.

Dans toute société agraire, ces heures ont tou­jours été consacrées à des travaux multiples, que, pour simplifier, on nommera artisanaux (avec souvent, comme en Chine ou aux Indes, une véri­table spécialisation des villageois dans telle ou telle production, qui se trouvait ainsi commerciali­sée). L'on comprend que le système du mar­chand-entrepreneur n'ait eu aucune difficulté à se glisser dans le « marché du travail » villageois et à

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296 Les origines du capitalisme

distraire à son profit une fraction de ces heures disponibles. Il n'était nul besoin de détruire, pour ce faire, le servage, car, d'une part le servage n'a jamais gagné toute la population (il a toujours existé des alleux, même si l'historien est hors de mesure d'en calculer la proportion), mais, sur­tout, le seigneur percevait sa part de l'emploi du serf par l'entrepreneur, par l'intermédiaire des redevances. Il faut abandonner toute conception rigide et juridique des systèmes sociaux, qui sont toujours beaucoup plus souples qu'ils n'appa­raissent dans les manuels.

L'extension et l'expansion du capitalisme se sont appuyées sur l'intégration de masses de plus en plus fortes de travailleurs dans le nouveau sys­tème. Le réservoir de travail s'est donc révélé insuffisant, qui avait servi pratiquement du XIe au XVIIIe siècle. C'est ici qu'intervient la mutation agricole, condition première de la mutation indus­trielle. L'augmentation de la productivité dans l'agriculture a libéré des masses de travailleurs dépourvus de capitaux et de terres, qui pendant des décennies ont hanté les campagnes (voyez la Grande Peur de 1789) avant d'être absorbés peu à peu dans l'industrie. L'Occident, surtout, a connu une évolution démographique originale. Depuis le XIe siècle il a connu trois mouvements profonds : après le dépeuplement du haut Moyen Âge, on note une véritable explosion du XIe au XIIIe siècle, à la fin duquel la France, par exemple, a atteint un degré de défrichement qu'elle n'a plus jamais

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La genèse du travailleur 297

connu depuis ; puis, pendant deux siècles, les ca­tastrophes se succèdent (pestes, guerres, famines), suivis de deux siècles d'équilibre instable (en par­ticulier le XVIIe siècle, fort sombre sur le plan démographique) ; puis, à partir du XVIIIe siècle jusqu'au début du xxe siècle, la croissance est extraordinaire. La démographie historique en est encore à ses premiers pas, si bien que l'explication de ces cycles ne peut être qu'hypothétique. Il semble, cependant, hautement probable que le comportement occidental dans le domaine de la procréation n'a guère dû varier jusqu'au XIXe siècle, c'est-à-dire que la natalité n'a guère varié non plus. C'est donc la mortalité qui doit expliquer les cycles. Ce qui ne fait guère diffi­culté: la natalité étant stable (ou à peu près), les générations successives accumulent sur un terri­toire déterminé des surplus jusqu'à ce que la charge démographique soit trop forte pour les ressources agricoles. À partir de ce moment se déclenchent des processus régulateurs (famines et épidémies) qui ramènent la population à un niveau compatible avec les ressources 1• La grande nouveauté, qui émerge au XVIIIe siècle et s'installe à partir du milieu du XIXe, est d'avoir, par la

1. En certains cas, par exemple si des guerres prolongées viennent ajouter aux hécatombes de la faim et de la peste, le recul peut être tel que l'équilibre est rompu en sens inverse, le nombre des hommes tombant en dessous du niveau requis pour faire fonctionner un système social donné. L'Allemagne a mis près de deux siècles à se remettre de la guerre de Trente Ans.

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révolution agricole, bouleversé les données « natu­relles» du problème, en repoussant, à des limites que nous ignorons encore aujourd'hui, la charge démographique que peut supporter une société : le nombre des hommes a cessé d'être déterminé par la quantité des calories disponibles. Cette mutation dans les fondements de la démographie occidentale a multiplié le nombre des travailleurs, qui, à son tour, a accéléré le procès d'industrialisa­tion, car, dans un système qui, dès le XVIIIe siècle, est axé sur l'efficacité économique, la multiplica­tion des hommes multiplie les débouchés, les énergies, le goût du risque et de l'entreprise, ainsi que les chances de progrès scientifiques et tech­niques 1• La quantité des travailleurs n'a donc pas fait problème (en moyenne et sur le long terme), même sans faire appel à la thèse marxienne de l'armée de réserve. Je n'ai pas dit que la pression démographique a déterminé la mutation indus­trielle, mais, sans elle, elle n'aurait pu se produire. Si je cède à nouveau à mes penchants compara-

1. Il m'est impossible, ici, d'entrer dans les controverses qui, depuis Malthus, secouent la démographie. Il m'importait seule­ment d'établir, ce qui me paraît une vérité première, que depuis deux siècles l'explosion démographique a été une conséquence de la révolution agricole et un puissant stimulant pour la révolu­tion industrielle. Les analyses d'Alfred Sauvy ont, d'autre part, montré que dans un système industriel qui se donne la croissance économique comme objectif prioritaire, l'augmentation continue de la population reste aujourd'hui encore indispensable. Par conséquent, tout programme de limitation des naissances, en sys­tème industrie~ ne pourra se fonder que sur des arguments extra­économiques.

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tistes, je constate que l'augmentation du nombre des hommes favorise les activités capitalistes. Ainsi la Chine des Tsing (depuis le milieu du xvne siècle), a connu simultanément un fort accroissement démographique et une intensifica­tion des échanges marchands ; j'ai déjà signalé le triplement probable de la population japonaise au XVIIe siècle, accompagné d'un essor capitaliste. Inversement, la chute démographique (l'oligan­thropie des Anciens) est suivie d'une baisse de l'activité économique : ainsi, dans la Grèce propre pendant la période hellénistique, sous le Bas­Empire romain, ou en Espagne à partir du XVIIe et au XVIIIe siècle.

Le parallèle entre population et activité écono­mique a quelque chose de si évident et de si nécessaire qu'on oublie de rendre ce parallèle intelligible. Si, en effet, je conçois sans peine un lien direct entre, d'une part, la pression démo­graphique, et, d'autre part, les défrichements et l'extension des terroirs, l'ardeur guerrière et la puissance militaire, ou, au-delà d'un certain seuil, la disette, la famine, les épidémies ... , il ne m'appa­raît pas qu'il y ait relation directe avec l'accroisse­ment des échanges marchands. Il faut introduire des médiations, en raisonnant à peu près ainsi. Pour que de grands marchands capitalistes trouvent à s'employer, il faut qu'il y ait une demande et une offre portant sur des produits de luxe, du moins sur des biens excédant la simple subsistance. Mettons que l'offre ne pose pas de

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problèmes sérieux : au besoin on fera appel aux fournisseurs étrangers à l'aire économique consi­dérée. Par contre, la demande fait question : pour qu'elle s'accroisse de façon sensible, il faut que la demande solvable de ces biens augmente. Or, l'on. peut dégager trois liens intelligibles entre l'aug­mentation de la demande solvable et la pression démographique. En premier lieu, l'État voit sa matière fiscale croître: les dépenses de l'entou­rage princier et celles des services publics aug­menteront en conséquence. Ensuite, la pression démographique, conformément à la théorie ricar­dienne, finira par faire monter la rente foncière, par mise en valeur de terres moins fertiles et raréfaction des terrains: les rentiers du sol verront leurs revenus augmenter et détermineront une deuxième demande de biens de luxe. Enfin, la pression démographique entraînera des consé­quences dans la répartition du sol : la multiplica­tion des hommes amène une pulvérisation des exploitations; or, plus les exploitations- pour un niveau donné des techniques agraires - sont petites, plus elles sont économiquement fragiles, car sensibles aux aléas climatiques et sans réserve; il s'ensuit que les petits exploitants ruinés devront transférer leurs terres aux plus chanceux et aux plus habiles. Au total, la pression démographique doit tendre à éliminer les exploitations moyennes, multiplier les minifundia, trop petits pour assurer la subsistance de leurs propriétaires, et multiplier les grandes propriétés, mises en valeur, selon des

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modalités variables (métayage, petit fermage ou grande exploitation avec ouvriers agricoles), par les surnuméraires de la deuxième catégorie 1• Ainsi se trouve dégagée une troisième demande sol­vable, celle des fermiers des grandes exploitations. En résumé, la pression démographique, en sys­tème agraire, aura tendance à augmenter les reve­nus des gouvernants et de leurs satellites, des ren­tiers du sol et des grands exploitants (en termes économiques, on parlera d'une augmentation des rentes et des profits) ; ce sont ces revenus crois­sants qui déterminent la demande de biens de luxe et donnent occasion au marchand de s'acti­ver. Mais il est évident que, en l'absence d'une mutation technique dans l'agriculture, la pression ne peut dépasser un certain seuil, sans entraîner des mouvements compensatoires. La grande nou­veauté du xvnf et surtout du XIXe siècle a été de rompre le cercle. Par conséquent, si la pression démographique est un stimulant des activités capi­talistes, elle est hors d'état de provoquer une rup­ture décisive dans le système économique et de le faire passer au capitalisme industriel.

L'Occident a donc disposé de travailleurs en nombre suffisant. Encore fallait-il que ces travail­leurs eussent les qualités requises par un système industriel, à savoir, comme déjà dit, la mobilité des qualifications et 1 'ardeur au travail. Le premier

1. Emmanuel Le Roy-Ladurie a suivi pas à pas ce processus en Languedoc : voir Les Pa_vsans de Languedoc, Paris, Flammarion, 1969.

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point se rattache à l'extension de l'instruction dans les couches inférieures de la société. Il serait faux d'affirmer que la transmission à tous du savoir, à commencer par le plus élémentaire: savoir lire, écrire et compter, ait été introduite par machiavélisme économique. L'explication est à la fois morale et politique. C'est parce que, depuis la Renaissance, les élites ont développé une idéolo­gie qui fondait le Bien et le Bon sur le savoir, et parce que, depuis la Révolution française, l'Occident a été saisi du vertige de l'égalité, c'est pour ces deux raisons que l'instruction pour tous est devenue une revendication majeure, qui a sub­mergé l'enseignement primaire, puis le deuxième degré, avant d'atteindre, en ce moment, les uni­versités. Une fois de plus la ruse de l'histoire occidentale a détourné ce beau projet au profit de l'économie. En effet, plus le travailleur est intellec­tuellement épanoui, plus il peut apprendre à apprendre et plus il peut facilement s'adapter aux transformations du système économique. Comme toujours la conscience est en retard sur la réalité, et ce n'est que depuis une ou deux décennies que ce phénomène est volontairement mis au service de l'économie, entraînant les crises que l'on sait. La mobilité des qualifications est la plus impor­tante pour le système industriel, et elle dépend de l'instruction 1• Elle n'est pas la seule. La mobilité

1. E.F. Denison a tenté de chiffrer la contribution de l'en­seignement à la croissance économique au xxe siècle : voir « La mesure de la contribution de l'enseignement (et du "facteur

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géographique joue un rôle certain. En effet, plus une population active est disposée à changer de résidence pour s'adapter aux variations de la conjoncture économique, plus le système aura de souplesse et sera efficace. Dans les terres de colo­nisation européenne comme l'Amérique du Nord ou l'Australie, l'absence d'un vieil enracinement paysan et provincial (particulièrement fort en France) facilite les déplacements et tarit une source de rigidité du système.

L'ardeur au travail nous ramène à des pro­blèmes de mentalité. Tristan Bernard a atteint la profondeur philosophique en lançant sa boutade célèbre. L'homme n'est pas fait pour le travail, et sa pente naturelle est d'en faire le moins possible.

Il faut donc de puissants motifs pour qu'il s'y livre. Les méthodes que l'homme s'est ingénié à mettre au point pour s'y contraindre peuvent toutes se ramener à trois types principaux. La moins efficace est la violence, le travail forcé imposé en permanence à une fraction de la popu­lation (esclaves, prisonniers) ; cette méthode est la moins efficace, disje, en raison du freinage consi­dérable qu'elle détermine et des frais énormes de surveillance et d'organisation qu'elle entraîne. La plus efficace est l'enthousiasme, c'est-à-dire le don volontaire que l'on fait de ses forces et de son temps pour l'accomplissement d'une tâche collec­tive; c'est plutôt une méthode idéale, car les sodé-

résiduel") à la croissance économique>>, in Le Facteur résiduel et le Progrès économique, publicaùon de l'O.C.D.E., 1965.

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tés humaines ayant toujours été jusqu'à ce jour hiérarchiques, l'enthousiasme aurait joué surtout au bénéfice des couches supérieures, ce qui rédui­sait d'autant ses chances de survenir; les rares exemples qu'on peut noter sont liés à des cir­constances exceptionnelles (périodes de guerre ou de révolution), par nature transitoires. Il reste la dernière méthode, c'est-à-dire la nécessité de subvenir à ses besoins. Or il n'y a pas de besoins naturels ou élémentaires. Sont élémentaires les besoins considérés tels dans une société donnée : Versailles peut être considéré, à certains égards, comme un besoin élémentaire de la monarchie absolue. Même la simple satisfaction des besoins alimentaires est susceptible de prendre une infi­nité de formes, étant donné que, jusqu'à présent, aucune collectivité ne s'est contentée d'avaler sim­plement des calories. Par conséquent, plus la société diversifie et multiplie les biens qui peuvent être l'objet d'un désir, plus les besoins, illimités par nature, puisqu'ils sont limités par la culture, s'accroissent. Il en résulte que la nécessité de sub­venir à ces besoins, partant le travail, sont propor­tionnels aux désirs. Il n'y a donc nul mystère dans ce fait choquant qu'à mesure que l'humanité accroissait son empire sur la nature et sur les techniques de production, elle augmentait paral­lèlement le temps consacré au travail. Travailleurs et consommateurs sont deux synonymes. Par conséquent, la raison profonde pour laquelle le système industriel a trouvé les travailleurs qu'il lui

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fallait est la libération des besoins. La logique profonde du système n'est nullement, comme le croyait Marx et le croient encore quelques épi­gones attardés, l'appauvrissement et l'asservisse­ment du grand nombre, mais la production de consommateurs de plus en plus nombreux et de plus en plus prospères. Étant entendu que la libé­ration des besoins repousse toujours plus loin le point de satisfaction et accroît parallèlement l'insatisfaction 1• La tendance est à la libération des besoins. Encore faut-il que cette tendance ne soit pas contrariée. En effet, comme toute activité humaine, les besoins reconnus comme élémen­taires par une société (et par les diverses catégo­ries sociales de cette société) tendent à former système et donc à se limiter d'eux-mêmes : ne sont effectivement désirables que les biens tolérés par un genre de vie considéré. Pour un misérable des slums de Calcutta, une Cadillac n'est pas désirable et ne peut être ressentie comme un besoin. De même, pour le Français moyen, lajouissance d'un château en Sologne. La genèse des besoins dans le capitalisme occidental s'identifie donc à la dissolu­tion des genres de vie traditionnels. Depuis près de mille ans toute l'évolution de l'Occident pousse dans ce sens. Les facteurs politiques sont, une fois de plus, au premier plan : la création

1. Pour une analyse plus approfondie de ce point, on se repor­tera au livre de mon ami Pierre Ken de, L'abondance est-elle possible ?, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1971 (plus particulièrement à la ne partie) .

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d'unités politiques de plus en plus vastes, à partir du XIe siècle, a supprimé le cloisonnement entre les classes supérieures de la société occidentale: les besoins de la noblesse et de la haute bourgeoi­sie ont brusquement été libérés et se sont traduits par une frénésie de dépenses somptuaires, dont a profité le développement des arts majeurs et mineurs au moins jusqu'au XVIIIe siècle. Les guerres rendues inévitables par la coexistence en un même espace culturel de plusieurs unités poli­tiques ont multiplié les contacts et, de ce fait, les besoins (que l'on songe aux conséquences des guerres d'Italie sur la construction des châteaux). Enfin les grands voyages et surtout les diverses colonisations ont mis l'Occident en contact avec une multitude de genres de vie ou systèmes de besoins; les genres de vie occidentaux ont perdu, de ce fait, leur nécessité et ont pu facilement être démantelés, en libérant la boîte de Pandore. L'évolution interne est allée dans le même sens; l'urbanisation, la concentration des hommes sur des espaces réduits, les migrations internes, tous ces changements ont brisé l'isolement de genres de vie et ont libéré les besoins 1• Je n'insiste pas, car tout cela est au fond évident. J'ai ainsi le quatrième point de mon modèle: un consomma­teur élastique, capable d'absorber toutes les nou-

1. La cuisine et les systèmes alimentaires pourraient faire l'ob­jet d'une étude passionnante: comment l'on est passé d'une cuisine limitée mais cohérente, en chaque région, à une cuisine sans frontière mais hétéroclite.

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veautés. Sans doute l'élasticité n'est-elle pas parfaite, car des freinages réapparaissent inévitablement : le pouvoir sans limite de la publicité sur le consomma­teur est un mythe cher à une certaine « intelligent­sia prolétaroide » (l'expression est de Max Weber), mais ce n'est qu'un mythe.

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Je pense avoir résolu le problème que je m'étais posé et trouvé les raisons de l'apparition du capita­lisme en Occident. Le raisonnement que j'ai suivi s'est fondé sur l'enchaînement de propositions suivant:

- le caractère spécifique du système capita­liste est la recherche privilégiée de l'efficacité économique ;

- la condition première de la maximisation de l'efficacité économique est la libération de la société civile par rapport à l'État ;

- cette condition est remplie lorsqu'une aire culturelle est divisée en plusieurs unités politiques souveraines ;

- pour que ces virtualités donnent toutes leurs conséquences, il faut aussi que le système des valeurs se modifie au détriment des valeurs reli­gieuses, militaires et politiques, et que les besoins soient libérés;

- seul l'Occident a connu une évolution qui a tendu à remplir toutes ces conditions : 1' ordre

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féodal issu de la décadence des provinces occiden­tales de l'Empire romain ignorait les échanges ; lorsque ceux-ci ont réapparu, ils ont produit un être original : le bourgeois, voué aux tâches économiques et démuni de toute légitimité. L'absence d'un ordre politique européen a entraîné l'anarchie du marché et l'impossibilité de créer un ordre économique. La dévalorisation des fonctions religieuses, politiques et militaires a concentré les énergies sur les activités écono­miques. Enfin la destruction des genres de vie a libéré les besoins et produit le consommateur moderne.

Le même raisonnement permet d'expliquer pourquoi la mutation industrielle a eu lieu en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Jusqu'à présent, on se contentait d'enregistrer le fait ou de le porter au crédit de certaines particularités évidem­ment liées au phénomène à expliquer. Par exemple, l'accroissement de la demande de coton­nades a requis une augmentation du tissage ; d'où mise au point et adoption du métier à tisser ; un goulot d'étranglement apparaît, alors, du côté du filage ; d'où le métier à filer, et ainsi de suite. Mon hypothèse met l'accent sur le fait que le système pluraliste anglais est définitivement en place au XVIIIe siècle ; que l'Europe est parvenue, après des siècles de guerres intérieures et extérieures, à une grande stabilité politique ; que les États sont uni­fiés par une administration efficace ; que l'esprit scientifique a fait des progrès décisifs en Angle-

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terre à partir de Newton; que l'élite anglaise s'occupe d'économie, faute de débouchés poli­tiques et militaires. Je crois que les preuves sont assez nettes et que l'avance anglaise n'a rien d'un miracle. Cela dit, c'est l'ensemble du système européen qui était favorable à l'éclosion du sys­tème industriel; c'est pourquoi il n'a rencontré aucune difficulté sérieuse pour s'étendre à la France, aux Pays-Bas, à la Belgique, à l'Allemagne, à l'Italie du Nord, à la Bohême. Si le XVIIIe siècle (et, à sa suite, de façon plus décisive encore, le XIXe siècle, et pour les mêmes raisons, après la parenthèse de la Révolution et de l'Empire) réa­lise pour la première fois l'ensemble des condi­tions posées dans mon raisonnement, il est constant qu'il faut remonter au XIe siècle pour saisir la genèse progressive de ces conditions.

Tout raisonnement comme celui que j'ai pour­suivi dans cet essai repose sur une définition et sur un postulat. La définition délimite l'objet de l' expli­cation. Toute définition est contestable, parce qu'elle est arbitraire; cependant, il m'a semblé que la définition que j'ai fini par adopter permet­tait le mieux d'interpréter les faits. Il va de soi que si l'on recherchait les origines du système anglais à l'époque victorienne ou les origines du Welfare State, l'explication régressive devrait tenir compte de faits plus précis: j'espère seulement que les conclusions ne contrediraient pas les principales articulations de mon argumentation. Le postulat pourrait s'exprimer ainsi : à partir du moment où

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est apparu un animal doté de la parole et capable d'user de sa main comme d'un outil, un champ de possibles a été dessiné, au rang desquels figurait le système capitaliste. Tout mon effort a donc consisté à établir pourquoi l'Occident a saisi cette possibilité. Ma réponse est que la cause ultime doit être cherchée dans la coexistence de plusieurs unités politiques dans une même aire culturelle. J'ai constamment insisté sur le caractère fortuit de cette évolution: le capitalisme n'était pas plus à l'horizon de l'Antiquité classique qu'à l'horizon de la Chine des Han, mais il l'était autant. On peut, par conséquent, légitimement se demander si le système capitaliste ne serait pas de toute façon apparu sur terre, même si les singularités de l'his­toire occidentale n'avaient pas été données. Une telle question n'est pas passible d'une réponse rigoureuse. Je dirai simplement ceci: le capita­lisme étant une possibilité, virtuelle dès le paléoli­thique et actuelle depuis le néolithique, la multi­plicité et la diversité des cultures qui se sont développées sur le globe rendaient hautement probable que l'une d'elles finît un jour, qui aurait pu être un siècle ou un millénaire à venir, par saisir cette possibilité. Toute philosophie de l'his­toire fondée sur l'idée d'une évolution linéaire et nécessaire me paraît à la fois fausse et dépourvue d'intérêt. Elle est dépourvue d'intérêt, parce qu'elle repose sur une pétition de principe, à savoir que la seule histoire possible est celle qui s'est trouvée effectivement réalisée; affirmer sa

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nécessité, c'est seulement avouer son impuissance à explorer les autres possibles. Elle est fausse, parce qu'elle est constamment contredite par les faits : les sociétés humaines ne sont pas emportées par un destin qui les dépasse et leur échappe, elles se livrent depuis des millénaires à des expériences, que couronnent succès et échecs. Peu à peu, en additionnant toutes les expériences, on voit se dégager, puis se préciser un champ des possibles. Le travail scientifique consiste à isoler les cir­constances et les raisons qui font qu'un possible se trouve réalisé. Or - et si cet essai a quelque mérite, c'est celui que je lui vois -la méthode la moins aléatoire consiste dans le comparatisme. Il permet, par la saisie des différences, de détermi­ner peu à peu les variables pertinentes du phéno­mène étudié. Pour le capitalisme, la variable déter­minante est apparue politique.

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TROISIÈME PARTIE

LES CONDITIONS POLITIQUES DU

CAPITALISME

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LE CONCERT EUROPÉEN

La conclusion principale des deux premieres parties porte qu'il faut chercher du côté de l'émergence en Europe de régimes démocratiques à l'époque contemporaine les raisons premières et ultimes du développement économique. L'enquête doit s'attacher aux facteurs dont la pré­sence a permis cette émergence en Europe et dont l'absence l'a bloquée partout ailleurs, plus ou moins selon les cas. La forme du raisonnement est simple et se présente, schématiquement, comme ceci : soit un phénomène X à expliquer dans son émergence historique. Commençons par repérer la ou les conditions décisives A, B, C ... dont l'existence de X dépend. Isolons les facteurs x, y, z. .. qui ont permis que fussent remplies ici les conditions A, B, C ... et dont l'absence là a bloqué les conditions. Une fois A, B, C ... expliqués de manière plausible, on sait pourquoi X était pos­sible et probable. L'explication de X n'est pas complète, car il resterait à expliquer pourquoi la possibilité ou la probabilité a été saisie. Jusqu'ici,

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nous avons cru démontrer que le capitalisme (X) a pour condition première A, la démocratie. Nous devons présentement repérer les facteurs x, y, z. ..

Cette démarche intellectuelle se réclame d'un genre historique particulier. Pour le caractériser brièvement, le mieux est de le contraster avec deux autres genres, dont il se distingue nettement et qui sont beaucoup plus courants. Le premier genre est l'« histoire d' »un objet historique, dont la taille et la nature varient à l'infini. Si l'on ne confond pas histoire et documentation, cette der­nière concernée par l'analyse des documents et l'établissement des faits, l'« histoire de» consiste dans le récit raisonné du développement dans le temps d'un objet historique, à travers la confusion des actions et des réactions des acteurs, individuels et collectifs. La difficulté insigne de ce genre, en supposant résolus tous les problèmes de docu­mentation - une supposition très audacieuse -, réside dans l'obligation d'éviter deux erreurs contradictoires, l'une qui prive le récit de sens, parce qu'il ne retient que le chaos et la contin­gence des événements, l'autre qui donne le senti­ment que l'histoire est l'actualisation de la néces­sité. L'histoire fidèle à sa vocation consiste à rendre la matière historique intelligible par la contingence.

Un deuxième genre, qui est une application locale du premier, est la «genèse d'» un objet historique. Il s'applique à cerner aussi précisé­ment et aussi exactement que possible la zone

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indécise où l'objet à peine émergé n'est pas encore pleinement formé. Les risques à prévenir sont les mêmes que dans le premier genre. Il faut éviter de donner le sentiment que l'objet nouveau est tombé du ciel ou n'est venu de nulle part, ou de faire croire qu'il était déjà formé entièrement avant de naître. Ici aussi, il faut que l'intelligible épouse la contingence.

Nous pratiquerons le troisième genre, celui des «origines de », qui s'attache à la réunion, plus ou moins aléatoire, des conditions de possibilité de la genèse et de l'histoire d'un objet historique. L'intelligibilité visée par ce genre réside dans les connexions entre les conditions et l'objet qu'elles rendent possibles, et la contingence, d'une part dans les conditions, qui auraient pu ne pas être réunies, et d'autre part dans l'objet lui-même, qui aurait pu être empêché de saisir les chances que lui proposaient les conditions.

Une « Histoire du capitalisme » sinon exhaus­tive du moins complète devrait probablement commencer au XIe siècle dans les cités italiennes et flamandes, et se développer jusqu'à ce jour, en marquant et en cherchant à expliquer les étapes successives parcourues et les développements apparus, sans oublier de relever des esquisses plus ou moins poussées de capitalisme ailleurs, dans la floraison des empires musulmans, dans la Chine des Song, dans l'Inde musulmane et moghole, dans le Japon des Tokugawa, pour ne prendre que les cas les plus visibles et les mieux conformés.

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Une « Genèse du capitalisme » aurait une tâche plus circonscrite mais plus délicate à remplir. Elle consisterait à repérer et à expliquer les indices de l'émergence du capitalisme qui s'épanouira à par­tir de 1750 dans les deux siècles peut-être qui précèdent, en tâchant de distinguer ce qui pour­rait s'interpréter dans les cadres de l'économie médiévale et ce qui est symptôme et indice d'un régime nouveau de l'économique. On inclinerait à considérer l'œuvre braudélien comme l' exem­plaire le plus achevé d'une telle « genèse » 1•

Les «Origines du capitalisme», somme toute, se détournent du capitalisme, pour s'attacher à la démocratie et à ses conditions de possibilité, si, du moins, l'on se rallie à notre position théorique. Le capitalisme ne redeviendra le thème central que dans un deuxième temps, quand il s'agira d'isoler et d'expliquer les conditions proprement écono­miques du capitalisme. Si la théorie est cohérente, ces conditions économiques auront un statut his­torique à la fois précapitaliste et capitaliste, et il faudra attribuer au politique le rôle de commuta­teur d'un statut à l'autre.

Je suis ici obligé d'introduire des conclusions auxquelles m'ont conduit d'autres travaux exposés

1. Voir F. Braudel, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe Il, Paris, Armand Colin, 1990 (Ire éd. 1949), Capitalisme et Vie matérielle, Paris, Armand Colin, 1968, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, Paris, Armand Colin, 1993 (Ire éd. 1979).

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ailleurs 1• Je les résumerai en quelques proposi­tions abruptes :

- la démocratie est le régime politique natu­rel de l'espèce humaine ; elle a été inventée par tout le monde et par personne ; on la rencontre dans les contextes sociaux et historiques les plus variés;

- mais il est évident, empiriquement, qu'elle n'est réalisée, même approximativement, ni par­tout ni toujours ;

- il faut donc que certaines conditions soient réunies, pour que la nature puisse s'exprimer ;

- on peut repérer ces conditions en combi­nant le raisonnement, la mise en série d'expé­riences démocratiques et la comparaison avec des expériences non démocratiques ;

- par ce moyen, on peut isoler trois ensembles de conditions cruciales : la structure des polities et des transpolities ; le caractère des élites et du peuple ; les données morphologiques portant sur la structure fondamentale des sociétés.

Pour espérer cerner les origines des démocra­ties européennes, il devrait nous suffire d'exami­ner ces conditions de possibilité l'une après l'autre, en deux étapes successives. Après avoir défini chaque condition et montré pourquoi elle est requise, nous chercherons à savoir pourquoi elle a été réunie en Europe et pourquoi elle a été absente, plus ou moins, ailleurs. Nous limiterons

1. Voir J. Baechler, Démocraties, Précis de la démocratie et Contre­points et Commentaires, op. cit.

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ces comparaisons histonques à la Chine, à l'Inde et au Japon. La matière est immense, mais nous n'avons à la traiter que du point de vue très précis défini à l'instant.

Commençons par la transpolitie. Deux mots de définition sont indispensables. J'entends par « politie » le groupe humain défini par la recherche de la résolution pacifique des conflits entre ses membres vers l'intérieur et par le risque perpétuel de guerre vers l'extérieur. Une «trans­politie » est le système d'action défini par au moins deux yolities en rapports réciproques. La France, les Etats-Unis, la Chine, la Suisse ... sont des polities. L'Europe, entre 1815 et 1914, était une transpolitie. Le lien qui relie la structure d'une transpolitie à la démocratie peut être repéré par un raisonnement simple. Ce lien a quelque chose d'inattendu, parce qu'il apparaît d'abord sous forme négative.

Soit une aire culturelle, qui peut s'étendre sur quelques millions de kilomètres carrés dans le monde traditionnel. Une aire culturelle explore, par une dialectique de thèmes et de variations développée sur des siècles et des millénaires, un champ de possibles linguistiques, religieux, éthiques, esthétiques, économiques, cognitifs ... qui est commun à toutes les populations qui habitent cette aire ou à la plupart d'entre elles. Politiquement, une aire peut connaître deux états polaires : ou bien elle est rassemblée en une poli­rie unique, ou bien elle est partagée entre au

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moins deux polities, mais le nombre peut monter jusqu'à des milliers. Une aire culturelle unifiée en une politie s'appelle un « royaume » ou un «empire», qui sont les résultats d'entreprises de conquête et de contrôle conduites par une dynas­tie ou une succession de dynasties. Un royaume ou un empire sont régis, en raison des contraintes exercées par la conquête et les besoins du contrôle politique, par des régimes hiérocratiques, de la variante soit tempérée soit absolue, et jamais par un régime démocratique, du moins durable­ment. Donc la démocratie suppose que l'aire culturelle où elle s'installe n'ait pas été unifiée. Ou bien, ce qui revient au même, la démocratie exige comme terreau une aire culturelle partagée dura­blement en au moins deux polities.

La question, dès lors, s'énonce en ces termes : à quelle(s) condition(s) une transpolitie ne se résout-elle pas en politie ? Il est très remarquable que les conditions se ramènent à deux seulement. Le nombre des polities incluses dans une transpo­litie est la condition déterminante. La puissance développée par chaque politie du système est une condition annexe. Tous les jeux transpolitiques peuvent être ramenés à trois configurations fonda­mentales, qui induisent des rationalités très dif­férentes et les imposent aux polities/joueurs.

La « structure dipolaire » rassemble deux poli­ries de puissance grossièrement équivalente, car si l'une l'emportait décidément sur l'autre on aurait affaire à une puissance et à son satellite, et il n'y

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aurait pas de transpolitie à proprement parler. Chaque politie vise soit la puissance soit la sécurité, qui sont les deux seuls objectifs ultimes possibles d'une politique extérieure. Or la sécurité aussi bien que la puissance ne sont définitivement assurées que par l'élimination de l'autre politie, soit absolument soit par conquête et absorption. Chacune a donc intérêt à éliminer l'autre. En conséquence, chacune doit calculer que l'autre calcule selon son intérêt, car il serait mortellement imprudent de ne pas le faire. Dès lors, la méfiance et le soupçon sont inévitables. Les deux polities ne peuvent pas se faire confiance l'une à l'autre. Chacune doit s'attendre que l'autre saisisse la pre­mière occasion de l'éliminer. Donc chacune a intérêt à prendre les devants et saisira la première occasion de tout emporter, puissance et sécurité réunies. Un système dipolaire est intrinsèquement instable, parce qu'il repose sur un calcul contraint de tout ou rien. Tôt ou tard, une transpolitie dipolaire conduit à l'unification en une politie. À trois ou quatre, le jeu est tout aussi instable et mêmement unificateur, parce qu'il se forme des coalitions de deux contre deux ou de trois contre un.

À l'extrême opposé, on peut observer une « structure polypolaire », Elle réunit de nom­breuses polities, plus d'une vingtaine, de puis­sance équivalente. Le jeu imposé à chacune est très différent. Les polities sont trop faibles pour que l'une quelconque puisse espérer l'emporter

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sur la coalition des autres. Chacune aurait donc intérêt à une stratégie défensive garantissant la sécurité. Mais les polities sont trop nombreuses, moins pour définir des règles du jeu que pour les faire respecter. En effet, les coûts de transaction sont élevés et contrarient la spontanéité des coali­tions défensives. Si une politie est attaquée, les autres ont intérêt à rester passives, car si l'une réagit en étant seule à le faire elle risque gros. C'est la situation des voyageurs désarmés d'une rame de métro confrontés à un malfrat armé qui agresse l'un deux: la prudence conseille à chacun de ne pas bouger. Il en résulte que, en système polypolaire, les tricheurs ont de fortes chances de n'être pas punis. Les tricheries sont inévitables. Donc tout le monde triche, car les non-tricheurs seraient perdants.

Chaque politie essaie de s'agrandir aux dépens de ses voisines, sous peine d'en tomber victime. La guerre est permanente et sauvage. Si les puis­sances étaient exactement égales, elle pourrait devenir perpétuelle. Mais des inégalités appa­raissent toujours, de situation topographique, de poids démographique, de ressources mobilisables, de détermination ... La guerre actualise et renforce ces discontinuités, des polities sont éliminées petit à petit, la structure polypolaire est conduite irrésis­tiblement vers une configuration tétra-, tri- ou dipolaire et vers l'unification impériale. La.struc­ture est, elle aussi, intrinsèquement instable, non par faute d'une position d'équilibre dans un jeu

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de tout ou rien, mais parce que les coalitions ont des coûts de transaction trop élevés.

La « structure oligopolaire » réunit de cinq à dix polities - ou une vingtaine, dans le monde tribal -, dont le rapport de puissance est tel qu'aucune ne peut l'emporter sur la coalition de toutes les autres. Le jeu en est tout changé. Cha­cune a peu à gagner et tout à perdre. Une straté­gie défensive de sécurité est plus payante qu'une stratégie de conquête aux dépens de l'une d'entre elles, parce que nul ne sait à l'avance quelle serait la victime désignée. Il devient possible de définir des règles du jeu, et surtout de les faire respecter, car le nombre limité des joueurs annule presque les coûts de transaction. Si une politie est assez téméraire pour tendre à l'hégémonie, la coalition des autres sera assez puissante pour la ramener à la raison. Il en résulte un système indéfiniment stable, parce· que sa stabilité repose sur des équi­libres changeants mais perpétuellement restaurés par des coalitions renouvelées. Une transpolitie oligopolaire résiste durablement à l'unification impériale. Cette unification ne peut guère venir que de l'extérieur de la transpolitie, ou bien exige des millénaires, si elle doit être endogène. Le monde tribal est spontanément oligopolaire, ce qui explique sa longévité et sa résistance à l' émer­gence néolithique des royaumes et des empires.

Ce détour théorique nous a, en fait, conduits tout droit à la première condition de possibilité de la démocratie, probablement la plus exclusive:

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des démocraties ne peuvent prospérer que dans des polities incluses dans une transpolitie oligopo­laire. Sous ce chef, l'Europe révèle un contraste vif avec les autres aires culturelles.

Machiavel est le premier, à ma connaissance, qui ait tiré argument de la pluralité des polities européennes, pour expliquer, dans son cas, la multiplication des grands capitaines en Europe et leur rareté en Asie et en Mrique :

L'Asie n'offrit que peu de grands hommes, parce que, réunie presque tout entière sous un seul empire, son immensité la maintenait le plus souvent en paix, et arrêtait tous les efforts d'un génie entreprenant. Il en a été de même de l'Mrique, à l'exception de Carthage où parurent quelques noms illustres.

[ ... ] L'Europe, au contraire, remplie de répu­bliques et de monarchies toujours en défiance les unes des autres, était forcée de maintenir dans toute leur vigueur ses institutions militaires et d'honorer ses grands capitaines.

[ ... ] S'il est vrai que le nombre des grands hommes dépend du nombre des États, il faut en conclure que, lorsque ceux-ci s'anéantissent, le nombre des grands hommes diminue avec les occasions d'exercer leur capacité 1

De fait, le caractère le plus remarquable et, à plus d'un égard, le plus riche de conséquences de

1. Machiavel, L i<lrt de la guerre, II, 13, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibl. de la Pléiade "• 1952, p. 785.

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l'histoire européenne est négatif: l'Europe n'a jamais été réunie en un empire. Plus précisément, ce caractère est notable et fécond parce que l'Europe non impérialisée compose depuis des millénaires une aire culturelle unique, depuis l'Atlantique jusqu'aux alentours du Dniepr, et de la Méditerranée jusque-là où les glaces, en recul depuis le xe millénaire avant notre ère, laissent les hommes s'installer. Déjà le magdalénien, de part et d'autre de -15 000, est européen. Sans remonter aussi haut et en ne considérant même pas la pério­de des archers épipaléolithiques et des agri­culteurs néolithiques, entre le VIne et le IVe millé­naires, depuis le bronze moyen, au IIIe millénaire, et l'indo-européanisation complète de la pénin­sule européenne, cette dernière forme une aire culturelle distincte.

Cette réalité tend à échapper à une illusion d'optique entretenue par l'historiographie offi­cielle, encore sous l'influence de l'évolutionnisme du XIXe siècle. Pour lui, la « civilisation » était née en Mésopotamie et en Égypte, et c'est de là qu'elle avait diffusé vers l'ouest. Dans une première étape, la « civilisation » avait converti les Grecs puis les Romains, et c'est par eux que le reste de l'Europe avait fini par être gagné. Cette vision, juste dans ses grandes lignes, a l'inconvénient de masquer le fait premier que les Grecs et les Romains sont des Européens, sans doute dans la mouvance culturelle moyen-orientale, immédiate ou médiate, mais des Européens qui n'ont rien

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d'asiatique dans leurs fonds politique, morpholo­gique, religieux, mythologique ... Le millénaire qui va du VIe siècle av. J.-C. au w siècle apr. J.-C. peut être caractérisé comme l'épisode méditerranéen de l'histoire européenne, un épisode si vivement éclairé que, par contraste, il maintient dans l'ombre le reste de l'Europe, qui en émerge par pans successifs: l'Espagne, la Gaule, la Bretagne, les pays du Rhin et du Danube avec l'expansion de l'Empire romain, l'Europe centrale sous les Caro­lingiens, la Scandinavie par les Vikings et 1 'Europe slave grâce au Drang nach Osten germanique à partir du XIIe siècle.

L'aire culturelle européenne forme une unité aussi distincte que les aires d'Asie occidentale, de l'Inde et de la Chine. Toutes ont une antiquité de sept à huit millénaires. L'Asie occidentale a été unifiée politiquement dans l'Empire perse, entre Cyrus et Alexandre, de -539 à -331. L'Inde a été unifiée par ASoka entre -274 et -236. La Chine a réalisé le modèle de l'empire à partir de -221. L'Europe n'a jamais été réunie dans un empire, sinon de manière éphémère et superficielle par Napoléon et par Hitler. L'Empire romain avait son centre de gravité en Méditerranée, parce que Rome avait été embarquée dans un jeu transpoli­tique qui l'avait conduite à vouloir unifier les trois plaques culturelles européenne, moyen-orientale et nord-africaine. Cette orientation est la raison profonde du fait que Rome n'a même pas conquis la moitié de l'Europe.

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La date de 9 apr. J.-C., année où un obscur chef tribal germanique du nom de Hermann ou d'Arminius anéantit les trois légions d'un général romain oublié appelé Varus, cette date devrait être choisie par les Européens comme la plus impor­tante de toute leur histoire. Elle marque symbo­liquement l'arrêt de l'avance romaine, qui avait dépassé l'Elbe, pouvait atteindre l'Oder, la Vis­tule ... , d'autant plus sûrement que les armées romaines pouvaient aussi s'avancer à partir des Balkans et de la mer Noire. Ce qui aurait dû -selon les enseignements procurés par les autres grandes aires culturelles - se passer, la fondation d'un Empire européen en bonne et due forme, ne s'est pas produit, et les Romains ont fini, après quelques hésitations, au 1er siècle, entre Tibère et Trajan, par borner leurs ambitions au limes du Rhin et du Danube. L'empire de Charlemagne a été éphémère, partiel et superficiel du point de vue de l'impérialisation de l'Europe. Son impor­tance historique majeure est ailleurs, elle est dans le fait qu'il a conduit à son terme le transfert millénaire du centre de gravité de l'histoire depuis le Moyen-Orient jusque dans le nord-ouest de l'Europe.

Pourquoi cette pérennité dans la non-impériali­sation de l'Europe ? Comme toujours, les raisons mêlent la nécessité et la contingence. Dans l'épi­sode antique et romain, la nécessité a été la mobi­lisation des forces romaines en Méditerranée pour empêcher la dislocation d'un empire probable-

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ment artificiel, puisqu'il prétendait unir trois plaques culturelles distinctes, et la contingence la bataille du Teutoburger Wald en 9 apr.J.-C., vécue par un Auguste au bord du tombeau - il mourra cinq ans plus tard, à soixante-dix-sept ans- et de tempérament très circonspect. L'épisode suivant, le plus décisif, évidemment, pour l'émergence de la modernité, commence avec l'effondrement de l'empire de Charlemagne et la manière d'implo­sion politique qui affecte les polities héritières. Cette implosion résultera dans la féodalité, que nous retrouverons plus loin. En termes de struc­ture transpolitique, la féodalité instaure une poly­polarité très pure, où chaque seigneurie figure une politie ou une quasi-politie ayant droit de paix et de guerre, et l'exerçant à son gré.

Conformément à la théorie, il en résulte des guerres permanentes et sauvages, marquées de temps à autre par des batailles décisives. En accord aussi avec la théorie, ces guerres perpétuelles ont imposé la réduction constante du nombre des acteurs, par leur élimination, leur absorption ou leur ralliement. Cette réduction s'est traduite par la constitution et la restauration de principautés et de royaumes, qui feront l'histoire politique et mili­taire. Ce mouvement de restauration des polities hors de la dispersion féodale devient visible au tournant du xue et du XIIIe siècle, s'épanouit au xve siècle et aboutit au « concert des nations euro­péennes »,que l'on peut faire partir des traités de Westphalie en 1648.

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L'élément contingent, dans cette aventure intel­ligible, a été que le mouvement hors de la polypo­larité n'a pas conduit à un jeu à quatre, trois ou deux polities, mais à une structure oligopolaire. De la fin de la guerre de Cent Ans et du début des guerres d'Italie, dans la seconde moitié du :xve siècle, jusqu'à 1914 et même à 1939, il y a toujours eu de cinq à dix polities actives en même temps sur la scène transpolitique européenne. L'Angleterre et la France y ont agi en perma­nence. Selon les siècles, elles ont été rejointes par l'Espagne, telle ou telle cité italienne, la Papauté, la Suisse, les Pays-Bas, la Suède, l'Autriche, la Prusse, la Bohême ... Le rapport des forces était tel qu'une coalition était toujours assez forte pour contenir des velléités hégémoniques, contre la France et contre l'Allemagne surtout. Le chiffre de cinq à dix et l'équilibre général des forces ont été un hasard, même si, comme on le verra ci­après, les polities européennes incorporent dans leur dessin une dose non négligeable de nécessité. On ne rend pas compte d'un hasard: on l'enre­gistre et on le décrit.

Comme tout se tient dans les affaires humaines, la pérennité de la pluralité des polities euro­péennes doit aussi être rapportée à leur régime politique. L'on peut aussi soutenir que le régime politique, qui a tendu partout, sauf dans les cités - elles ont, comme toutes les cités du monde, développé le régime oligarchique -, vers des formes très distinctes d'hiérocratie tempérée, que

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ce régime hiérocratique est une conséquence, en partie du moins, de la structure transpolitique : dans une large mesure, l'équilibre des forces transpolitiques garantissait l'équilibre des forces politiques entre les monarques et leurs aristocra­ties. La séquence causale est bien celle-là, de la transpolitie oligopolaire à l'hiérocratie tempérée. Mais une fois développé l'effet de la cause, il retentissait sur elle en retour, en rendant très difficilement concevable la conquête définitive d'une politie européenne. Machiavel a noté ce fait aussi, le premier, toujours à ma connaissance :

[ ... ] toutes les Principautés desquelles la mémoire dure se trouvent avoir été gouvernées en deux diverses manières : ou par un Prince avec d'autres qui sont tous ses esclaves, lesquels, par sa grâce et permission, l'aident, comme ministres, à régir le royaume ; ou par un Prince et par des Barons, lesquels, non par la grâce du Prince, mais par ancienneté de leur sang, tiennent ce rang 1•

[ ... ] Qui donc considérera ces deux façons de gouverner, il trouvera qu'il y a difficulté à usurper le pays du Turc, mais étant une fois conquis, grande facilité à s'y maintenir. [ ... ]

Tout au retour advient des royaumes gouvernés comme celui de France, parce que facilement on y peut entrer et gagner quelque baron du royaume.

1. La distinction recoupe exactement les régimes hiérocra­tiques que nous avons baptisés absolu et tempéré ; Machiavel donne le Grand Turc et le roi de France comme exemples ty­piques de ces deux variantes.

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Car il se trouve toujours assez de malcontents et de ceux qui demandent choses nouvelles. Ceux-là, pour les raisons dites, te pourront bien ouvrir le passage pour entrer au pays, aidant bien fort à le conquérir ; mais après, à en vouloir garder la pos­session, il y a des empêchements infinis, tant avec ceux qui ont suivi ton parti, qu'avec ceux que tu as opprimés. Outre qu'il ne te suffit pas d'éteindre le sang royal, car il restera toujours des seigneurs qui se feront chefs de nouveaux changements ; et comme tu ne les peux contenter ni éteindre tous, à la première occasion qui s'offrira, tous les États acquis seront perdus 1•

La Chine offre le contraste le plus vif avec l'Europe: c'est un exemple parfait d'empire réussi et durable. L'aire culturelle chinoise, non seulement au nord du Yang-tsê mais également au sud, semble être en place depuis le néolithique au moins, l'archéologie en témoigne. Elle permet même de supposer que la future Chine est déjà une province à part dans les cultures paléoli­thiques. Les sources écrites et archéologiques per­mettent de vérifier, comme dans un laboratoire à échelle historique, la logique des structures trans­politiques, sur environ deux mille ans.

Au ne millénaire avant notre ère, la Chine est encore formée d'une poussière de polities, enser­rées dans des réseaux de chefferies et de super­chefferies. L'ensemble est, officiellement, coiffé

1. Machiavel, Le Prince, chap. IV, in Œuvres complètes, op. cit., pp. 299-300.

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par une dynastie «impériale», celle des Shang, mais cette dénomination est trompeuse, comme elle l'est en Afrique occidentale, quand les histo­riens parlent des empires de Gao, du Mali, et même des Songhaï. Il ne s'agit pas d'empires, mais de pyramides plus ou moins lâches de cheffe­ries et de superchefferies, à qui un même lignage royal procure leurs responsables. Cette polypola­rité, composée de peut-être dix mille petites poli­ries, est perpétuellement en guerre, ce qui impose des mouvements de convection et de concentra­tion, dont les conséquences transpolitiques deviennent éclatantes sous la dynastie des Zhou, en place à partir du xne siècle av. J.-C. C'est surtout dans leur deuxième phase, après -771, que la Chine des Zhou saute d'un système polypolaire à un système tripolaire. Le nombre historique des poli ti es à l'époque dite « des Printemps et des Automnes» (-722 à -481) est de sept principautés, ce qui serait un nombre oligopolaire, mais, à chaque période, seules trois principautés sont actives, les autres étant réduites au statut de satel­lites. Ces «Royaumes combattants», entraînés dans un jeu tripolaire, conduiront à l'unification impériale par Qin, en -221.

La solidité de cet empire, compromise une seule fois de manière durable, entre le me et le VIe siècle de notre ère, est due à plusieurs facteurs, dont nous retrouverons quelques-uns plus tard. Il nous suffira de citer les principaux. L'orographie et l'hydrographie sont ainsi proposées par la

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nature que l'aire chinoise, nettement circonscrite par des montagnes et des plateaux, par des déserts et des mers, est enserrée dans un quadrillage d'est en ouest et du nord au sud qui rend les communi­cations faciles, tout en conférant personnalité et capacité d'autonomie à chaque compartiment. L'unité culturelle et le sentiment de son identité sont très poussés depuis la plus haute Antiquité. L'appareil impérial est remarquablement léger et peu visible pour le peuple, ce qui rend son accep­tation plus facile. Les élites sociales se définissent comme ayant vocation à l'exercice du pouvoir dans un appareil impérial, ce qui en fait les sou­tiens naturels et dévoués de toute dynastie bien installée, prêts à la lâcher pour une autre aux premiers signes confirmés de la perte du « Mandat du Ciel».

L'Inde présente le contraste le plus marqué avec la Chine : c'est un exemple parfait d'impéria­lisation manquée. Du point de vue transpolitique, l'histoire de l'Inde, jusqu'au w siècle av. J.-C., est moins pédagogique et paraît moins sortie d'un manuel. Ce cours plus chaotique semble dû à deux traits structuraux, l'un géographique, qui est la dualité entre la plaine Indo-Gangétique et le plateau du Deccan, et l'autre mi-géographique et mi-culturel, qui est 1 'ouverture au nord-ouest sur l'aire moyen-orientale et, au-delà, sur les mouve­ments de peuples de l'Asie centrale. Par là sont venus les Aryens, les Persans, les Moghols, entre autres. Si l'on isole une période aryenne, qui

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débuterait après l'effacement mystérieux de la civilisation de l'Indus et dans la seconde moitié du ne millénaire avant notre ère, on peut noter, non pas dans le détail, parce que, ici, les sources écrites ne sont pas historiennes comme en Chine, mais religieuses et philosophiques, la transition d'un système polypolaire tribal à une polypolarité de chefferies et de royaumes, en guerre permanente entre le VIlle et le w siècle. Ces guerres aboutissent à l'unification impériale maurya par Candragupta, vers -320. C'est son fils ASoka qui étend l'Empire à l'ensemble du sous-continent, au Ille siècle av.J.-C. Il éclate dès sa mort, et ne sera reconstitué, de manière éphémère et fragile, qu'à deux reprises, par les Gupta entre 320 et 500 apr. J.-C. et par les Moghols entre 1526 et 1707.

Cet échec impérial paraît devoir être rapporté ultimement à des facteurs géographiques structu­raux. Contrairement à ce qui se passe en Chine, où les conditions naturelles sont centripètes, celles de l'Inde sont centrifuges. Les zones de peuple­ment et d'activité sont à la périphérie et isolées les unes des autres, le cabotage est difficile ou impos­sible, les fleuves sont peu navigables et ont une direction ouest-est ou est-ouest exclusive. Dans ces conditions, un appareil impérial, avec les moyens techniques et financiers prémodemes, est prati­quement empêché de contrôler solidement l'ensemble. L'unité culturelle est très poussée, mais elle n'a pas les mêmes allures qu'en Chine. Ici, elle tend à l'uniformité, parce que la culture

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est portée par une classe de lettrés passés par le même moule, alors que là, en Inde, elle est déve­loppée par un ordre de brahmanes dispersés en un grand nombre de réseaux provinciaux et régio­naux.

Mais jamais l'éclatement de l'Empire n'a abouti à une situation oligopolaire de cinq à dix polities stables, se partageant le sous-continent dans l'équilibre des forces. La situation en quelque sorte normale est la polypolarité, assise sur une myriade de chefferies locales, que les hasards de la guerre et les fluctuations du rapport des forces inclut dans des principautés et des royaumes plus ou moins durables. Ces principautés et ces royaumes, à leur tour, ont pour aboutissement logique une dipolarité composée du Deccan et de la plaine Indo-Gangétique. Ainsi, entre l'empire unificateur et la dispersion polypolaire, l'Inde a connu la plus grande fluidité transpolitique, jusqu'à ce que les Anglais lui imposassent une unité provisoirement stable. Mais jamais ne s'est même esquissée une transpolitie oligopolaire.

Le Japon offre un cas intermédiaire curieux. Il a toutes les apparences d'une unité politique à la chinoise, mais c'est une apparence trompeuse. L'unité a été acquise très tôt, dès le v siècle de notre ère, à partir d'une situation tribale classique et d'une évolution vers un système de chefferies et de superchefferies, accélérée par l'arrivée d'enva­hisseurs au Ille siècle av. J.-C. Mais la dynastie qui a unifié l'archipel japonais autour de Yamato se

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lance, au VIIIe-Ixe siècle, dans une imitation du régime absolu des Tang. Cette tentative de sinisa­tion politique intégrale échoue complètement, et si complètement que le Japon de Nara connaît un affaissement du pouvoir central qui le conduira, par dégradations successives, à une situation euro­péenne de dispersion en une multitude de sei­gneuries locales. Pendant plusieurs siècles, avec une phase d'intensité maximale entre le xme et le XVIe siècle, une situation polypolaire s'installe, ·et, avec elle, la guerre devient permanente. L'origina­lité tient à la conservation de l'unité formelle, symbolisée par la dynastie qui se perpétue à Kyôto, mais confinée dans une fonction exclusive de sym­bole hiérocratique et destituée de tout pouvoir effectif.

L'approfondissement de l'anarchie polypolaire entre le XIIIe et le XVIe siècle provoque une intensi­fication de la guerre. Elle impose, comme en Europe, des tris successifs entre vainqueurs et vain­cus. Ils finiront par conduire, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, au système Tokugawa, que l'on peut schématiser ainsi : une vingtaine de grandes principautés - émergeant d'environ deux cent cinquante seigneuries, la plupart menues ou minuscules - ont survécu à la sélec­tion séculaire, chacune très largement autonome, jusqu'à s'approcher grandement de l'indépen­dance. Cette dernière n'est pas atteinte parce que les chefs des principautés, les daïmyo, prêtent un serment d'allégeance personnelle au plus puissant d'entre eux, appartenant à la lignée Tokugawa,

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installée à Edo et contrôlant à peu près un tiers de l'ensemble. Tokugawa donne à son tour son allé­geance à l'empereur, toujours confiné à Kyôto. Avec le titre de shogun, Tokugawa impose au Japon deux siècles et demi de paix et de réclusion. Ainsi, le Japon présente la particularité d'être à la fois une politie et une quasi-transpolitie. En tant que transpolitie, il se rattache plutôt à la structure oligopolaire.

La conclusion de cette première condition de possibilité est que, si une transpolitie oligopolaire est la condition de toute démocratisation future, le classement que l'on pourrait introduire entre les différentes aires culturelles est à peu près le suivant: l'Europe vient en tête, suivie par le Japon ; l'Inde vient loin derrière, tout en précé­dant encore la Chine, bonne dernière.

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II

LES POLITIES

Une politie est un groupe humain qui cherche pour ses membres la paix par la justice et qui doit affronter vers l'extérieur le risque de la guerre. Notre propos ne porte pas sur la guerre et sur la paix, ni sur la politie comme forme spécifique de la sodalité humaine, mais sur les origines du capi­talisme en tant qu'elles sont dans la dépendance de données politiques et démocratiques. Comme ces origines n'ont à peu près certainement rien à voir avec le monde primitif, nous pouvons négli­ger ici les problèmes posés par le statut des polities dans les sociétés lignagères, et nous concentrer sur le monde traditionnel.

Une politie doit être donnée, avant qu'une expérience démocratique puisse seulement débu­ter. Ce truisme paraît superflu et enfoncer une porte ouverte. Puisque, par définition, un régime politique est l'organisation des relations de pou­voir au sein d'une politie, il faut bien que ce cadre soit donné pour qu'un régime quelconque puisse s'installer. Sans doute, mais, comme presque tou-

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jours, les choses sont un peu plus compliquées. Un régime autocratique, reposant sur la force, définit la politie comme l'espace social où elle s'exerce et où les gens obéissent, parce qu'ils ont peur. Un régime démocratique, au contraire, est instauré entre citoyens que réunit la volonté de vivre ensemble et de gagner ensemble la paix par la justice. Le groupe politique qu'ils forment doit avoir une substance propre en tant que groupe de destinée collective. Théoriquement, cette sub­stance pourrait être conférée à la politie par la seule volonté délibérée des intéressés de se lier par un contrat d'association. Mais la théorie serait bien en peine de citer à comparaître un seul cas historique illustrant cette fondation contractuelle d'une politie. Les seuls exemples qui paraissent s'en rapprocher sont ceux de cités médiévales dont les habitants se fondent par serment dans une «commune». Précisément, le contrat ne porte pas sur l'agglomération ni sur la commu­nauté des gens, qui toutes deux préexistaient ; il porte plutôt sur la définition d'un cercle public et la transmutation des habitants- ou d'une partie d'entre eux- en citoyens. Pour mieux faire saisir ces différences subtiles mais essentielles, il est peut-être permis de s'exprimer en ces termes : la matière de la politie est donnée par l'histoire ; le contrat et le serment lui donnent une forme poli­tique.

Depuis cinq à dix mille ans environ, l'histoire qui a donné leur matière aux polities a été une

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Les polities 341

histoire militaire. C'est la guerre qui a produit les polities. Comme la guerre est un phénomène placé dans la dépendance exclusive des systèmes transpolitiques, les polities sont dans la dépen­dance étroite des transpolities. Le sens de la dépendance est, en quelque sorte, inversé par rap­port à celui qu'elle avait dans le chapitre pré­cédent. Là, c'était le nombre des polities qui don­nait ses caractères et sa logique à la transpolitie. Ici, la transpolitie impose ou non aux polities une stabilité plus ou moins grande, en fonction de sa structure. Car la stabilité des polities, une stabilité durable sur des siècles, est la condition de possibi­lité recherchée pour les expériences démocra­tiques. Les expériences autocratiques créent par leurs mouvements mêmes les polities où elles sévissent. Les expériences hiérocratiques occupent une position intermédiaire, selon qu'elles s'orientent vers leur pôle tempéré ou vers leur pôle absolu.

Pourquoi la stabilité des polities est-elle exigée par les expériences démocratiques ? On peut avan­cer deux raisons distinctes. La première est la lenteur avec laquelle se mettent en place les insti­tutions démocratiques. Si l'on en juge par les précédents historiques, antiques, médiévaux et modernes, il faut compter deux à trois siècles pour qu'une démocratie atteigne son acmé - après quoi, au demeurant, elle a une tendance fâcheuse à entamer une lente décadence. Pourquoi cette lenteur? Il serait déraisonnable de la rapporter

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342 Les conditions politiques du capitalisme

aux difficultés intellectuelles de l'invention démo­cratique, car rien n'est plus simple à concevoir. De deux situations l'une. Ou bien la démocratie se développe à partir d'un régime non démocra­tique. C'est le cas de loin le plus fréquent. Il impose à la démocratie d'avoir à se débarrasser d'une infinité de particularités héritées et qui la contrarient ou la blessent. Mais à ces particularités sont attachées des habitudes et des intérêts, qui résistent aux réformes. L'héritage impose un défi­cit démocratique qui, du fait de ces résistances, met très longtemps à se combler. Ou bien, comme dans le cas des États-Unis, les institutions démocra­tiques sont imposées à une cire quasi vierge. Dans ce cas, la lenteur est imposée par ce que l'on pourrait appeler l'« adaptation à la singularité». Au départ, les institutions sont générales et abs­traites, elles définissent un champ de possibles démocratiques. C'est à l'expérience et à l'épreuve de problèmes résolus qu'elles deviennent concrètes, en s'inscrivant dans le contexte propre d'une histoire unique.

Il n'est pas assuré que les États-Unis, nés en 1787, aient déjà atteint leur acmé institutionnelle à ce jour, de même que l'Angleterre politique inaugurée en 1688 n'a pas développé toutes ses virtualités avant au moins deux siècles. Si la taupe démocratique est aussi lente que l'histoire l'indique, la stabilité des polities qui servent de cadre aux démocraties est indispensable, pour des raisons devenues évidentes. Leur instabilité

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contraindrait des corps renouvelés de citoyens de recommencer toujours leurs expériences. À quoi il faudrait ajouter deux autres handicaps de l'insta­bilité: d'une part les occasions qu'elle procurerait aux dérapages tyranniques, d'autre part la proba­bilité de l'impérialisation de l'ensemble de la zone d'instabilité.

La seconde raison qui fait reposer la démocratie sur la stabilité des polities est de nature différente. Si 1 'on combine la structure oligopolaire et la stabilité des polities qui la composent, on obtient une situation où, pendant des siècles, ce sont les mêmes acteurs qui se rencontrent sur la scène transpolitique. Les mêmes polities se retrouvent parmi les amis et les ennemis, parmi les parte­naires et les adversaires, les mêmes d'âge en âge, car les contraintes du rééquilibrage transpolitique imposent des renversements d'alliances, ce qui fait de chacune tantôt une amie, tantôt une ennemie. La conséquence sur la guerre est que, les ennemis se connaissant bien et sachant la puissance que chacun peut développer, ils proportionnent les uns sur les autres la mobilisation de leurs res­sources. Ce calcul réciproque a pour vertu, déjà notée par Clausewitz, de modérer la montée aux extrêmes de la violence guerrière. Une consé­quence intérieure de cette situation est un ren­forcement de l'attachement de chacun à la politie dont il relève comme à une communauté de des­tin. Cet attachement est favorable à l'union et à la concorde des citoyens, essentielles aux expé-

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riences démocratiques, qui reposent d'abord sur la volonté de vivre ensemble et de viser la bonne vie, malgré toutes les raisons, bonnes et mauvaises, que les citoyens ont d'entrer en conflit. Devant l'ennemi, on se sent solidaire. Quand on s'est senti solidaire pendant des siècles, la solidarité est plus ferme que lorsque les aléas de la guerre font passer les gens de politie en politie.

La stabilité séculaire des polities est une fonc­tion directe des structures transpolitiques. Les sys­tèmes dipolaire et polypolaire sont instables par nature, faute de pouvoir se maintenir durable­ment dans une position déterminée. Les polities incluses dans les systèmes deviennent instables par répercussion, en fonction des succès et des échecs militaires. Comme les transpolities tendent irrésis­tiblement à l'unification impériale, toutes les poli­ries se dissolvent tôt ou tard dans une politie ulti­mement victorieuse. Mais l'empire lui-même est une politie instable par nature. Il est, en effet, assis sur la conquête de peuples variés, que seule la force tient ensemble. C'est pourquoi les empires imposent l'autocratisation des régimes politiques, soit directement dans une autocratie en bonne et due forme, soit, plus couramment, en poussant une hiérocratie vers son pôle absolu. La stabilité d'un empire repose, finalement, sur la capacité d'une dynastie à maîtriser les forces centrifuges et à contrôler les assauts extérieurs. Tôt ou tard, cette capacité disparaît, et l'empire éclate.

En système oligopolaire, tout est changé. Les

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petits et les faibles peuvent éviter d'être absorbés par les grands et les forts en sollicitant et en acceptant leur protection, et en se réservant la possibilité de changer d'allégeance par des renver­sements d'alliance. Les grands et les forts ont intérêt à se concilier les petits et les faibles, parce qu'ils renforcent leur position ou l'affaibliraient par un refus, qui profiterait à d'autres. Mais ces satellites ne sont pas captifs, parce qu'ils peuvent changer de camp, si leur intérêt l'impose. Enfin, les grands et les forts s'équilibrent dans un rap­port de forces général, ce qui interdit à chacun l'espoir de conquérir les autres et l'audace de s'emparer de leurs satellites. La conclusion est ferme, que l'on peut tirer de ces indications: en système oligopolaire, une fois qu'une politie a émergé et a atteint un degré convenable de consis­tance, il est à peu près impossible qu'elle dispa­raisse ou qu'elle soit substantiellement modifiée, et ce pendant des siècles. Une structure oligopo­laire tend à garantir la stabilité des polities qu'elle incorpore.

La stabilité des polities est essentielle aux expé­riences démocratiques. Leur structure est moins décisive, mais il convient malgré tout d'en dire un mot. Deux modèles polaires sont possibles. Dans la structure unitaire, l'espace politique est homo­gène et isotrope, si bien que le pouvoir politique s'y exerce à l'identique en n'importe quel point et que tous les points se confondent en un centre unique qui ne se distingue en rien de sa péri-

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ph érie. C'est, bien entendu, un pôle idéal, qui supposerait des coûts de transaction nuls. Comme ils ne le sont jamais, la politie la plus unitaire ne peut pas éviter une certaine hétérogénéité entre la capitale et les provinces, ni entre les centres pro­vinciaux et les bourgades, les villages, les hameaux. La structure fédérale est très différente. Elle emboîte des unités hétérogènes, en les inté­grant dans des niveaux de définition croissante. Le raisonnement et l'expérience indiquent que l'optimum est atteint avec trois ou quatre niveaux d'intégration, depuis les communautés locales jusqu'au centre fédéral.

Le modèle fédéral n'est pas indispensable à la démocratie, mais il lui est plus sympathique, pour plusieurs raisons convergentes. Il facilite le respect des droits et des libertés des minorités, qui peuvent plus facilement devenir une sous-unité dans l'emboîtement général, alors que la structure unitaire favorise la domination des majorités. En confiant la gestion des problèmes d'intérêt commun au niveau d'intégration le plus bas pos­sible, le modèle fédéral accroît l'efficacité, parce que les problèmes sont moins complexes et mieux connus que par le centre lointain et engorgé de la structure unitaire. En fédération, les délégués politiques sont plus proches des citoyens, ce qui leur rend plus facile la perception des besoins et des humeurs de leurs mandants, et à ceux-là le contrôle du personnel politique que dans une politie unitaire, où les hommes politiques se

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perdent dans l'anonymat d'une capitale popu­leuse. Enfin, comme les affaires, dans une fédéra­tion, sont traitées au plus près des citoyens, cette proximité favorise le dévouement de ces derniers aux affaires publiques, parce qu'ils peuvent moins escompter le dévouement d'autrui, comme ils y sont incités quand le bien commun est celui d'un ensemble lointain et abstrait. Les avantages sont certains et importants. Mais il ne s'ensuit pas que toute expérience démocratique soit interdite à la structure unitaire. Malgré tout, on peut tenir compte de ces différences de modèles, quand on se livre à des analyses comparées sur le potentiel démocratique des différentes aires culturelles.

La stabilité extrême des polities européennes vérifie les attentes de la théorie de manière satis­faisante. Elle s'observe depuis le grand tournant politique du XJve-xve siècle, qui, à plusieurs égards, doit être tenu pour le seuil d'où part la route vers la modernité. C'est dans cette période qu'émergent et se précisent les principales polities qui animeront l'histoire européenne: l'Angle­terre, la France, l'Autriche, la Suisse, la Bohême ... L'espace allemand est à peu près circonscrit, même si l'on ne peut pas parler de l'« Alle­magne» au singulier. Au-delà, la carte euro­péenne connaîtra des modifications, sans doute, mais aucun bouleversement. Quelques polities nouvelles apparaîtront, soit en gagnant l'indépen­dance, comme les Provinces-Unies en 1648, la Bel­gique en 1830, la Norvège en 1905, soit par l'unifi-

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cation, comme l'Italie en 1870 et l'Allemagne en 1871. Mais toutes ces nouveautés ne sont pas des créations ex nihilo, elles définissent politiquement des réalités d'une haute antiquité. On note une seule disparition de politie, celle de la Pologne, partagée pour la première fois en 1772, entre la Prusse, la Russie et l'Autriche.

C'est à partir de la seconde moitié du rr siècle, entre la fin de la guerre de Cent Ans et le début des guerres d'Italie, que nous avons noté l'esquisse du concert des nations européennes. Ce serait peut-être un moyen de renouveler l'histoire diplomatique et de lui redonner son lustre que de montrer, à la fois dans le détail et en illuminant les détails par l'analyse sociologique, comment les interactions de la transpolitie et de la construction des polities ont été permanentes, dans un jeu séculaire dominé par la recherche de l'équilibre. Autrement dit, dans l'interaction, c'est la transpo­litie qui est l'élément dynamique, ou plutôt la contrainte dont les acteurs ne peuvent pas ne pas tenir compte et qui guide leurs décisions et leurs actions. Toute la politique française au XVIIe siècle, celle de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV, est un bel exemple de soumission délibérée et lucide aux données stratégiques et transpolitiques.

La carte politique qui finit par émerger à partir du rr siècle n'est pas arbitraire. Il serait très pos­sible de remonter plus haut dans le temps. À travers des situations et des évolutions complexes, on serait conduit, du moins à l'ouest et au centre

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de l'Europe, aux royaumes barbares successeurs de l'Empire romain dans sa partie européenne latine. Les Francs, les Burgondes, les Ostrogoths, les Wisigoths, plus tard les Anglo-Saxons, les Nor­mands, les Slaves et les Hongrois, les seuls qui soient venus de l'extérieur de l'aire européenne, tous ces peuples s'installent sur des aires qu'occuperont plus tard les polities européennes. Autrement dit, les grandes lignes du partage poli­tique européen se mettent en place entre le VIe et le xe siècle. Rien n'interdit à la curiosité histo­rienne de chercher au-delà encore dans le temps les racines des polities européennes. Elle serait satisfaite de repérer facilement, en filigrane du moins, les entités distinctes que sont déjà l'Italie, l'Espagne, la Gaule, la Bretagne - c'est-à-dire l'Angleterre-, la Germanie, les pays du Danube et des Balkans.

Au total, on peut plaider que se mettent solide­ment en place à partir du xve siècle les polities européennes qui seront appelées à vivre la démo­cratisation moderne, et que cette mise en place peut être expliquée par les contraintes exercées par une transpolitie oligopolaire sur une matière ethnique et politique, dont la première mise en forme date du haut Moyen Âge, mais que l'on peut faire remonter au moins au 1er millénaire avant notre ère.

L'examen de la structure des polities euro­péennes permet d'entrer plus avant dans l'analyse de leur stabilité et révèle des discordances, dont la

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signification historique n'est pas négligeable. Repartons du système transpolitique, de manière à souligner une fois encore son importance. Un système oligopolaire favorise la structure unitaire contre la structure fédérale, pour deux raisons distinctes. La première lui est commune avec tous les systèmes transpolitiques. Les contraintes de la guerre et la nécessité de concentrer toujours au moins autant de ressources que l'ennemi, et même de préférence un peu plus que lui, poussent chaque politie à mettre ces ressources directement au service d'un pouvoir central. La raison en est simple : les ressources militaires, dans le cadre de principautés, de royaumes et d'empires, sont d'abord des ressources fiscales.

Tout peut être ramené à un problème tech­nique de ponction fiscale exercée par le pouvoir politique sur la richesse - essentiellement agri­cole - produite dans la politie. Si le pouvoir exerce lui-même cette ponction, il en perçoit une plus grande fraction que si elle est effectuée par des sous-unités qui, ensuite, en reversent une par­tie au niveau central. Sans doute, une fédération fidèle à son concept doit fournir à chaque niveau d'intégration les ressources fiscales nécessaires à son fonctionnement, en mettant les citoyens direc­tement à contribution à chaque niveau pour ce qui le concerne: comme la guerre est l'affaire du centre fédéral, il finance les affaires militaires avec les sommes prélevées directement sur les citoyens. C'est ainsi que les choses se passent dans les fédé-

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rations démocratiques modernes. Dans le monde traditionnel à régime hiérocratique, il n'en pou­vait aller ainsi. De deux choses l'une: ou bien le monarque et son appareil administratif avaient accès direct à la matière fiscale, ou bien ils devaient compter sur les largesses de sous-unités subordonnées. Cette dernière issue dessinait un jeu à somme nulle : ce qui restait aux sous-unités manquait au centre. Par conséquent, une politie traditionnelle de structure fédérale condamnait le centre à l'infériorité militaire par rapport à une politie unitaire. La conclusion est évidente: dans le monde traditionnel des royaumes et des empires hiérocratiques, la guerre et la fiscalité favorisaient la structure unitaire d'une manière si unilatérale qu'il faut rapporter à des circonstances contingentes son absence ou son imperfection.

La circonstance la plus décisive est la seconde raison qui a favorisé la structure unitaire en Europe. Il ne faut jamais perdre de vue que, avant l'âge moderne, l'efficacité des communications était si limitée et leur coût si élevé que la capacité politique de contrôler un espace et une popula­tion se heurtait très vite à des impossibilités phy­siques. C'est une des raisons de la fragilité des empires. Ils s'étendaient irrésistiblement, jusqu'à rencontrer un obstacle géographique ou une puis­sance égale, et, à mesure qu'ils s'étendaient, le centre devait concéder une autonomie croissante à la périphérie. Un exemple pédagogique de cette « loi » pourrait être l'Empire perse, le plus

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grand qui fut jamais, et aussi le plus fragile. En Europe, l'oligopolarité a maintenu, pour des rai­sons strictement arithmétiques, des polities petites et peu étendues, et par conséquent des polities plus faciles à contrôler fiscalement par un centre. La France, à cet égard, était probablement trop grande pour les moyens de contrôle de sa monar­chie. Ce « trop » est peut-être dû à un accident, à la croisade des Albigeois, qui a, au xme siècle, rattaché le sud de la Loire à la couronne royale. Il est vrai que la France a compensé le handicap de l'étendue d'une part par la fécondité de ses popu­lations et par la richesse de ses terroirs, et d'autre part par un renforcement du centre, exemplifié par la « monarchie administrative » de Louis XIV. Cette dernière est manifestement une solution délibérée au problème posé.

Le fait est que les deux polities européennes qui ont, de siècle en siècle, toujours été présentes sur la scène transpolitique et y ont constamment joué un rôle déterminant sont l'Angleterre et la France, et que toutes deux sont des modèles de structure unitaire de la politie. Elles ont fixé la norme pour l'Europe traditionnelle, et c'est par rapport à cette norme que les expériences diver­gentes ont été appréciées. Çà et là, en Europe, des circonstances locales et accidentelles ont bloqué la contrainte transpolitique et ont favorisé la struc­ture fédérale, que l'on peut tenir pour plus natu­relle et plus spontanée, parce qu'elle est mieux adaptée à la diversité humaine et à la complexité des affaires humaines.

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L'exception la plus frappante et la plus connue est la Suisse. La fédération helvétique en bonne et due forme n'existe que depuis 1848. Mais cette institutionnalisation ultime a été préparée pen­dant plus de cinq siècles. Les circonstances les plus décisives, dans cette aventure qui a toutes les apparences d'un miracle historique, paraissent avoir été les suivantes : la plus antique est pro­bablement le mauvais caractère des bergers qui s'unirent par serment en 1291. Ce mauvais carac­tère, c'est-à-dire un sens aigu de l'indépendance et de la liberté, qui ne supporte pas les intrusions extérieures, peut être rapporté au fait que la Suisse était sur le limes romain et occupait une zone frontière et, qui plus est, montagneuse, favo­rable à l'autonomie. On rencontre ailleurs en Europe ces particularités et ce «mauvais carac­tère», au Tyrol et au Pays basque notamment. La deuxième circonstance est la Réforme, qui a ruiné les capacités suisses à jouer un rôle actif sur la scène européenne. Une troisième est le fait que la Suisse, de par sa position géographique, est une zone stratégique décisive. L'équilibre oligopolaire européen exigeait qu'aucune puissance n'occupât cette position, si bien que l'indépendance puis la neutralité helvétiques arrangeaient les grandes puissances.

Le cas suisse est exceptionnel. D'autres le sont à peine moins. Par exemple, l'Espagne et l'Italie sont formées de régions et de provinces dont la personnalité, pour des raisons qui remontent au

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moins au Moyen Âge et parfois beaucoup plus haut dans le temps, est si marquée que toute tentative de centralisation se voit opposer des résistances efficaces et conduit à des situations tôt ou tard explosives. On peut plaider que l'imposi­tion aux Espagnes d'une monarchie administra­tive à la française par les Bourbons, à partir de 1700, n'est pas sans rapport avec l'instabilité poli­tique que l'Espagne a connue aux XIXe et xxe siècles, jusque vers 1975. De même, le fait que l'Italie ait été imposée aux Italies par en haut et un peu subrepticement au XIXe siècle a un rapport direct avec l'aventure fasciste et avec les incerti­tudes de la politique italienne après 1945.

Mais c'est le cas allemand qu'il serait le plus intéressant d'étudier, pour son étrangeté et pour son importance historique. Il nous suffira peut­être de marquer que, jusque dans la première moitié du ~ siècle, l'aire germanique connaît une évolution normale hors de la polypolarité féodale et vers la reconstitution d'une monarchie forte et stable à la française et à l'anglaise. Cette évolution a été bloquée entre la seconde moitié du~ siècle et le rr siècle: l'Allemagne est res­tée les Allemagnes. La seule explication plausible de cette étrangeté est, à mes yeux, un hasard, à savoir le fait que le sous-système transpolitique allemand s'est trouvé accidentellement en posi­tion oligopolaire durable. Les Allemagnes - sym­bolisées par le chiffre « oligopolaire » des sept puis neuf Électeurs de l'empereur- s'équilibraient en

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termes de puissance, et des coalitions tournantes pouvaient bloquer toute tentative d'hégémonie. Cette situation a duré jusqu'en 1871, date à laquelle la Prusse a réussi à imposer l'unité sous son égide. Le moins que l'on puisse dire est que cette Allemagne-là a eu un sort malheureux. En fait, la solution rationnelle n'a été trouvée qu'en 1949 et parachevée en 1991, par la république fédérale d'Allemagne. La solution fédérale esquis­sée par le Saint Empire romain germanique n'allait pas assez loin dans le sens unitaire pour que l'Allemagne pût contribuer pour sa part et en tant que telle à l'équilibre européen. Cette faille majeure dans le dispositif européen a eu des conséquences catastrophiques pour l'Europe, depuis la guerre de Trente Ans, au XVIIe siècle, jusqu'aux deux guerres du xxe siècle, et tragiques pour l'Allemagne elle-même, au moins en deux épisodes, la guerre des Paysans, en 1525, et le nazisme, de 1933 à 1945.

Les contre-exemples espagnol, italien et alle­mand semblent confirmer l'argument défendu : une démocratisation réussie exige une politie durablement stable. Voyons ce qu'il en est en Asie. La Chine propose un exemple contrasté, qui rend difficile tout jugement sur sa stabilité en tant que politie. D'un côté, il n'est pas douteux que l'empire instauré en 221 av.J.-C. s'est révélé très solide à l'usage. L'historiographie occidentale a eu tendance à en exagérer la fragilité, probable­ment parce qu'elle est tombée inconsciemment

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victime d'une vision cyclique des affaires chinoises, au demeurant avancée et développée par l'historiographie chinoise elle-même. La vision peut convenir à la succession des dynasties, mais elle s'applique mal à la politie. Somme toute, l'Empire chinois n'a connu qu'une seule longue interruption de son unité, de 220 à 581, si longue qu'elle dépasse la simple parenthèse. C'est une période intermédiaire, où l'on peut voir l'ana­logue de la période mérovingienne et carolin­gienne en Europe, des périodes qui, tout en rete­nant l'essentiel de ce qui précède, mettent en place une nouvelle matrice culturelle de possibles. Une autre interruption survient entre les Tang et les Song, entre 907 et 960. C'est tout, et c'est peu pour une histoire politique de plus de deux millé-naires.

D'un autre côté, les tensions, à l'intérieur de l'Empire, ont été permanentes. D'une part, diverses populations allogènes ont été incorporées de force à des époques variées, ou bien se trou­vaient vivre de temps immémorial sur des terri­toires inclus dans l'Empire. Ces populations non Han sont restées mal ou peu assimilées. Mais les tensions réelles, celles qui menacent l'intégrité même de l'Empire, viennent de la Chine propre­ment dite, celle des Dix-Huit Provinces. La géo­graphie et l'histoire ont collaboré pour donner à chaque province une personnalité forte. Il n'est pas besoin d'une imagination vive pour inventer, à l'usage de la Chine, une histoire très différente,

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où, plutôt que dans un empire, elle aurait vécu dans une transpolitie oligopolaire, réunissant sinon exactement dix-huit polities, du moins une dizaine. Bref, la Chine est composée de sous-uni­tés qui, par le chiffre de leur population, par leur capacité d'autarcie, par leur identité culturelle­toujours chinoise, sans doute, mais distincte au sein de la sinité, un peu comme on est français, sans cesser d'être breton, alsacien ou provençal -,sont très à même de devenir des polities. Aussi bien, la stabilité de l'Empire est bien celle d'un empire, que l'appareil du pouvoir a été capable de presque toujours garder dans l'unité, et non pas celle d'une politie, à laquelle ses habitants tiennent par leurs fibres affectives. Ce sont plutôt les élites chinoises qui concevaient l'Empire comme le cadre naturel de la sociabilité humaine. Le peuple semble y avoir tenu beaucoup moins. Quant à la structure fédérale, on n'en aperçoit pas la moindre expérience. L'idéologie impériale s'y opposait, qui voyait la Chine comme une entité homogène. S'y opposait aussi ce qui vient d'être dit de l'Empire et de ses tensions internes: son existence même reposait sur la négation et le contrôle de l'identité des provinces, qui ne pou­vaient être conçues que comme des découpages administratifs.

La situation de la politie indienne propose le contraste le plus vif avec la situation chinoise. La structure de la politie indienne a toujours été, si loin qu'il soit possible de remonter, c'est-à-dire

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jusqu'aux alentours du Ille siècle av.J.-C., du type fédéral. En effet, les pouvoirs politiques - régis, à tous les niveaux, par une variante très absolue d'hiérocratie- se trouvaient distribués en quatre niveaux distincts. À la base, on observait une pous­sière de chefferies locales, dominant en moyenne une centaine de villages. Les chefferies peuvent être considérées comme les briques avec lesquelles étaient bâties les polities indiennes. Un deuxième étage était fait de principautés régionales. Ces der­nières étaient à leur tour réunies par des royaumes de dimensions variées. Enfin, les royaumes étaient unifiés sous un empire. C'est du moins ainsi que l'idéologie officielle voyait les choses et que la réalité, à l'occasion, se dessinait. C'était plus un idéal, en fait, qu'une réalité. En effet, la stabilité diminuait à mesure que l'on mon­tait dans les niveaux d'intégration.

L'empire, nous l'avons dit, n'a été réalisé que très rarement et très brièvement, sous les Maurya, les Gupta et les Moghols. Les royaumes étaient plus constants, mais en tant que niveaux d'intégra­tion, non comme unités concrètes : les royaumes se faisaient et se défaisaient de siècle en siècle, au gré des succès et des échecs militaires. Même les principautés révélaient une tendance forte à se décomposer et à se recomposer. Les chefferies étaient plus constantes, mais les titulaires du pou­voir changeaient et les frontières fluctuaient. Il faut imaginer l'Inde politique traditionnelle comme un fluide immense, travaillé constamment

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par des mouvements de convection d'amplitude variée et distribuant sa matière en cellules de volume variable et toujours changeantes.

Cette instabilité permanente des polities est le trait politique le plus remarquable de l'aire indienne traditionnelle. On a le sentiment qu'une fluidité de type tribal s'est étendue aux dimen­sions d'un sous-continent. Il n'est pas facile de proposer une explication, faute de cas analogues sur lesquels tester les hypothèses. La plus simple est peut-être vraie, celle qui fait tout dépendre de la fragilité du niveau impérial et qui rapporte cette fragilité aux forces centrifuges imposées par la géographie. Faute de clef de voûte solidement en place, l'édifice politique tend à s'effondrer jusqu'à l'état de tas de briques. Mais ce tas n'est pas inerte, et de sa masse informe ne cessent de jaillir des mouvements de reconstruction. L'Inde a oscillé constamment entre une politie impériale et une transpolitie polypolaire, et l'oscillation a été per­pétuelle, parce que l'Empire succombait toujours à des forces centrifuges et que la transpolitie ne s'est jamais stabilisée en position oligopolaire. L'explication vaut ce qu'elle vaut. Le fait est que l'Inde en tant que politie propose, au regard de toute démocratisation possible, une conjonction curieuse d'instabilité contraire à une telle expé­rience et de structure fédérale qui lui serait plutôt favorable.

Le Japon présente un tableau encore différent.

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Du point de vue de la stabilité de la politie, il l'emporte même sur l'Europe. Le Japon comme politie émerge d'une polypolarité de chefferies entre 250 av.J.-C. et 300 apr.J.-C. Le détail de l'émergence, rapporté par 1 'historiographie chinoise, confirme de manière pédagogique la théorie des transpolities et de leur marche inexo­rable vers l'unification politique, sauf quand elles se retrouvent bloquées en position oligopolaire. Cette dernière ne s'est pas rencontrée au Japon, et il a été unifié par la principauté de Yamato. Depuis lors, et même dans la période de disper­sion féodale la plus intense, celle dite Ashikaga ou Muromachi, entre le xiV et le XVIe siècle, l'unité n'a jamais été remise en cause. D'âge en âge, elle a été incarnée et symbolisée par la même dynastie. L'empereur, le tenno, confiné, après la période de Nara (710-784) et l'échec radical de la tentative de sinisation politique, à Kyoto, où il demeurera jusqu'en 1868 et l'ère Meiji, l'empereur est devenu pur symbole hiérocratique de l'unité. C'est précisément parce que ses représentants étaient privés de la plus petite capacité de gouver­ner que la dynastie a pu se maintenir. La stabilité et l'unité ont aussi été favorisées par la position insulaire.

L'unité n'est pas l'uniformité, le Japon tradi­tionnel en témoigne. Yamato a unifié les princi­pautés qui avaient fini par se former à partir du pullulement des chefferies. Ces principautés n'ont jamais été oblitérées et ont conservé une grande

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personnalité jusqu'à aujourd'hui. C'est cette per­sonnalité, jointe à la puissance de l'aristocratie, qui a fait échouer la tentative de l'empereur Taiho d'imprimer au Japon l'hiérocratie absolue et bureaucratique des Tang. Lorsque, huit siècles plus tard, au XVIIe siècle, les shoguns Tokugawa réussissent à instaurer un nouvel ordre stable, ce n'est pas un ordre unitaire qui se met en place, mais une structure quasi confédérale. En effet, le shogun est assez fort pour enjoindre la paix aux daïmyo qui contrôlent les principautés reconsti­tuées, mais pas assez pour leur refuser l'autono­mie la plus large. Dans chaque principauté, le daïmyo agit comme un hiérocrate qui, transfor­mant ses samouraïs en bureaucrates, impose à sa quasi-politie une monarchie administrative qui ressemble fort à ce que l'on trouve à Versailles et, mieux encore, à Potsdam. En fait, la structure unitaire sera dictée au Japon par Meiji et par la volonté de moderniser au plus vite, pour rattraper et dépasser peut-être l'Occident.

À l'issue de ces analyses rapides, risquons-nous à classer les quatre aires culturelles retenues. Selon le critère de la stabilité des polities, on ne court aucun risque à mettre le Japon en tête et l'Inde en queue ; l'Europe viendrait en deuxième position, et la Chine en troisième, mais on peut discuter et inverser cet ordre. Selon le critère de la structure fédérale, l'Inde précède tout le monde, suivie de l'Europe, puis du Japon, la Chine arrivant en der­nier. Comme politie et transpolitie sont étroite-

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ment unies, avec cependant une antériorité d'influence de la transpolitie, nous pouvons tenter d'établir un classement, en combinant les conclu­sions atteintes à propos des unes et des autres. Nous obtenons, du point de vue des conditions de possibilité de la démocratisation réunies dans ces deux domaines par les aires respectives, l'ordre décroissant suivant : Europe, Japon, Inde, Chine. Jusqu'ici, les faits semblent indiquer que l'Europe précédait le Japon dans sa capacité à se démocrati­ser et, par développement induit, à inventer le capitalisme, que le Japon précédait l'Inde, et celle-ci la Chine. J'ai souligné «inventer», car nous ne cherchons pas, présentement, à tester les capacités à adopter le capitalisme dans les diffé­rentes aires. Voyons si d'autres critères, proposés par la structure sociale et par la morphologie, confirment ou non ce résultat provisoire.

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III

LES ÉLITES

Les deux chapitres précédents ont tendu à démontrer que, parmi les conditions les plus géné­rales de possibilité d'une démocratisation, il faut placer une transpolitie oligopolaire composée de polities durablement stables. Le chapitre présent et le suivant chercheront à prouver qu'il faut y ranger aussi une structure sociale assise sur une aristocratie et sur une paysannerie. Nous quittons la problématique politique pour une probléma­tique sociale.

La « structure sociale » est une notion ambiguë, que l'on peut utilement décomposer en deux notions mieux circonscrites. La première est la morphologie sociale, que nous examinerons plus tard 1• La morphologie, comme définition de départ et d'attente, est le ciment des sociétés humaines, leur principe de cohérence et de cohé­sion, ce qui fait tenir ensemble les individus, les groupes et les réseaux. La deuxième notion est

1. Voir ci-dessous, chap. v, pp. 411 sqq.

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celle de composition sociale. Elle désigne l'ensemble des rôles sociaux, leur définition, leur répartition, leur raison d'être ... Comme nous avons affaire, dans cette partie, à des sociétés traditionnelles, leur composition sociale est simple. Réduites à la nomenclature des rôles sociaux les plus généraux, et si l'on fait abstraction des rôles définis dans le cadre de la famille, ces sociétés se composent d'aristocrates, de clercs, de fonctionnaires, de marchands, d'artisans, d'agriculteurs, de pasteurs, de pêcheurs, de mendiants ...

Une troisième notion doit être introduite, elle aussi souvent confondue dans la « structure sociale». La stratification sociale est le classement des rôles sociaux et de leurs titulaires sur une échelle graduée en termes de pouvoir, de richesse et de prestige. Cette échelle distribue spontané­ment la population d'une politie donnée en trois grandes catégories, susceptibles de connaître des subdivisions variées. On conviendra d'appeler: « élites » les individus, les familles, les lignages, les groupes, tous les porteurs de rôles sociaux qui occupent les positions dominantes en termes de pouvoir, de richesse et de prestige; «peuple» tous les acteurs, individus et groupes, qui bénéfi­cient de parts moyennes de ces mêmes biens rares ; « canaille » - un vieux mot français dési­gnant un« ramassis de gens méprisables ou consi­dérés comme tels » - tous ceux qui, pour des raisons diverses, sont rejetés en marge de l'ordre social et qui, entièrement exclus du pouvoir et

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encore plus du prestige, ne recueillent que des miettes des richesses, par l'entremise de l'aumône, du crime et de travaux occasionnels ou méprisés.

Pour être à peu près complet, il convient d'introduire encore la notion de hiérarchie sociale. On peut la définir comme la sanctification et la légalisation par l'idéologie et le pouvoir politique d'une stratification et d'une composition sociales. Selon que l'accent est mis sur la stratification ou sur la composition, une hiérarchie tend vers une définition ternaire ou peut se négocier en un nombre élevé de degrés de dignité et d'indignité sociales.

Toutes les sociétés humaines sont cimentées par une morphologie. Toutes ont une certaine composition, car nulle part tous les rôles ne sont confondus en un seul, joué indistinctement par chacun ; au minimum sont distingués les rôles d'hommes et de femmes, dejeunes et de vieux, de parents et d'enfants, de chasseurs et de cueil­leurs ... La stratification est un développement néo­lithique qui accompagne spontanément l'augmen­tation des richesses produites, la concentration et l'institutionnalisation du pouvoir politique, la diversification des rôles sociaux. La hiérarchie est un phénomène lié, pour l'essentiel, au régime politique hiérocratique.

Je plaiderai la thèse selon laquelle, dans le monde traditionnel, une condition de la démocra­tisation incipiente a été la présence d'une aristo­cratie, et une condition de la démocratisation

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réussie l'existence d'une paysannerie. L'une et l'autre ont pu exercer cette influence historique, parce qu'elles sont peuplées de centres auto­nomes de décision, capables de se transformer en contre-pouvoirs privés du pouvoir politique public. L'Europe, suivie de très près par le Japon, avait cette aristocratie et cette paysannerie, l'Inde et la Chine les ignoraient plus ou moins complète­ment.

La thèse peut être démontrée théoriquement par la démarche suivante, en ce qui concerne les élites: par définition, ces dernières ont un accès privilégié au pouvoir, au prestige et à la richesse. Dans le monde traditionnel - ce serait moins vrai dans le monde primitif, et encore moins dans le monde moderne-, les trois biens rares n'ont pas la même incidence sur la sélection des élites. Le prestige est soit individuel soit social. Dans le pre­mier cas, il repose sur l'admiration suscitée par des accomplissements remarqués dans telle ou telle activité : ce prestige-là ne se transmet pas ou se transmet difficilement aux héritiers, et ne joue presque aucun rôle dans la promotion sociale. Le prestige social, quant à lui, est lié à l'admiration ou au respect adressés à un rôle social. Ce dernier est prestigieux en fonction du pouvoir ou de la richesse qui lui sont attachés.

La richesse, de son côté, est, pour l'essentiel, dans la dépendance du pouvoir. En cherchant à définir le capitalisme, nous avons vu que, dans une société prémoderne, les occasions proprement

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économiques de devenir riche sont limitées au commerce de luxe à grande distance. Localement, des activités de production, dans le textile par exemple, peuvent enrichir. Le trafic de l'argent aussi, mais les opérations très lucratives ont pour partenaire la cassette royale ou impériale. Ces richesses privées et d'origine économique -ou plutôt chrématistique - sont précaires, parce qu'elles peuvent être confisquées par le pouvoir politique, sous des prétextes variés, et que les régimes économiques prémodernes ne per­mettent tout simplement pas de perpétuer la richesse mobilière.

Le seul moyen sûr de faire partie durablement des élites est d'investir dans la terre et de partici­per au pouvoir politique. Dans les sociétés pré­modernes et postprimitives, le véritable critère de sélection des élites, en moyenne et sur le long terme, est le pouvoir. C'est la participation au pouvoir politique qui est décisive, parce que, s'exerçant dans le cadre d'une politie, il peut contrôler tous les autres pouvoirs et, par réper­cussions directes et indirectes, toutes les positions de prestige et de richesse.

Les élites sociales, c'est le point crucial de l'argumentation, peuvent participer au pouvoir politique de deux manières radicalement dis­tinctes. Elles peuvent être le siège du pouvoir, soit en l'occupant soit en le déléguant. Ou bien elles peuvent recevoir délégation du pouvoir par en haut, de la part de celui qui le détient. Cette

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distinction est essentielle, car elle conduit à repé­rer deux modes d'élites sociales de nature fon­cièrement différente. D'un côté, on observe des élites jouissant d'assises sociales, économiques, ter­ritoriales, politiques, indépendantes du pouvoir politique. On conviendra d'appeler« aristocratie» une élite ainsi caractérisée. Une aristocratie se compose de lignages ou de lignées qui, de généra­tion en génération, exercent le pouvoir dans tout ce qui relève de leur privé - sur leurs proches, leurs clients, leurs alliés, leurs domestiques, leurs fermiers- et contrôlent le pouvoir public soit en déléguant eux-mêmes les titulaires et en les pre­nant dans leurs rangs, soit en reconnaissant un monarque, considéré comme un primus inter pares. Ces mêmes aristocrates fondent leur richesse sur un patrimoine foncier important, sur les dépouilles conquises à la guerre, sur leur contrôle direct ou indirect des caisses publiques. Ils mono­polisent, enfin, le prestige social et fournissent leurs titulaires à toutes les positions prestigieuses, notamment aux rôles religieux.

Le second mode élitaire reçoit substance et réa­lité du fait exclusif d'être membre de l'appareil du pouvoir politique, de l'appareil civil, militaire ou religieux. Les positions sont précaires, parce que le pouvoir a intérêt à leur précarité, qui permet d'éviter que les membres de l'appareil n'usurpent le pouvoir. Bref, le pouvoir, la richesse et le pres­tige dépendent étroitement de la participation aux affaires publiques et de l'arbitraire de celui

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qui en a la maîtrise. Les titulaires sortent du néant social et y retombent selon les caprices et les manœuvres du maître.

Pour se donner les moyens de saisir les réalités historiques de plus près, il est utile de considérer ces deux modes d'élites comme deux pôles contra­dictoires, de les relier par un continuum et de repérer sur ce continuum la position occupée par les élites dans telle principauté, dans tel royaume ou dans tel empire historiques. Du côté du pôle aristocratique, les élites sont de plus en plus auto­nomes, mais la mobilité sociale n'est pas nulle, la participation effective au pouvoir politique influe fortement sur la richesse et le prestige, et le monarque peut se donner les moyens de contrôler les élites, par exemple en les intégrant à sa cour. Du côté du pôle bureaucratique, les élites sont de plus en plus constituées de créatures du pouvoir, mais elles peuvent gagner une certaine autono­mie, développer des clientèles, s'implanter locale­ment, transmettre leurs positions aux générations suivantes: bref, une bureaucratie tend à s'aristo­cratiser.

Il ne reste qu'un élément à introduire, pour parfaire la thèse. Tout pouvoir politique, avons­nous vu, est un mélange de puissance, d'autorité et de direction. Tout pouvoir abandonné à lui­même tend à absorber la direction dans l'autorité et l'autorité dans la puissance. En termes plus courants, tout pouvoir tend spontanément vers l'absolu. La seule possibilité de bloquer ce mouve-

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ment est que le pouvoir contrôle le pouvoir ou que le pouvoir politique se voie balisé et contrôlé par des contre-pouvoirs. Ces contre-pouvoirs doivent provenir de l'extérieur du pouvoir poli­tique, car ce dernier ne se limite pas de lui-même.

L'analyse des élites conduit à la conclusion qu'un pouvoir politique est efficacement et dura­blement limité et contrôlé seulement là où les élites sont des aristocrates, parce que ceux-là composent autant de centres autonomes de déci­sion. Inversement, là où les élites sont des émana­tions précaires du pouvoir politique, il n'est contrôlé par rien, sinon par les contraintes de la complexité et des distances. Or nous avons vu que, dans les principautés, les royaumes et les empires prémodernes, le régime normal était une hiéro­cratie, et qu'une hiérocratie pouvait être soit tem­pérée soit absolue, en tirant plus ou moins dans l'un ou l'autre sens. Nous pouvons maintenant préciser que les hiérocraties tempérées le sont par des aristocrates et que les hiérocraties absolues sont aux mains de dynasties mal contrôlées par leurs appareils de pouvoir. Dès lors, on peut for­muler l'hypothèse selon laquelle un régime hiéro­cratique est d'autant plus démocratisable que les élites sociales tendent vers le pôle aristocratique, et d'autant moins que les élites s'identifient au pôle bureaucratique. Les données historiques comparées confirment l'hypothèse de manière concordante.

L'Europe est un exemple très pur de société

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aristocratique depuis les temps les plus reculés, depuis le Ille millénaire avant notre ère, quand le continent a été indo-européanisé à partir de l'est et du sud-est. L'archéologie, la sémantique et la mythologie sont à l'unisson pour révéler une société tribale de pasteurs-agriculteurs dans les terres d'origine que sont les steppes de Russie méridionale. Ils le sont devenus, sans que l'on sache exactement comment - selon une thèse classique, ils ont occupé une Europe déjà néolithi­sée et gagnée au travail de la terre 1, alors qu'une thèse plus récente voit en eux les porteurs mêmes de la conversion à la production alimentaire, par­tant de l'Asie Mineure à plus haute époque 2• Le fait est que, à l'arrivée, au bronze moyen (à partir de 2500 av. J.-C. environ), on obtient des sociétés tribales formées de la juxtaposition de pyramides sociales. Chacune a un sommet, occupé par une lignée aristocratique, propriétaire de terres, de

1. Voir M. Gimbutas, « Cultural change in Europe at the start of the Second Millenium B.C. A contribution to the Indoeuro­pean problem "• in Selected Papers of the Fifth !nt. Congr. of Anthrop. and Ethn. Sciences, Philadelphia, 1956, «The first wave of Eurasian steppe pastoralists into Copperage Europe », journal of Indo-Euro­pean Studies, 5, 1977, no 4, pp. 277-338, et « the Kurgan wave n° 2 ( c. 3400-3200) into Europe and the following transformation of culture ''• journal of Indo-European Studies, 8, 1980, n° 3-4, pp. 273-315.

2. Voir C. Renfrew, Archaeology and Language. The Puzzle of lndo-European Origins, New York, Cambridge University Press, 1988, et "Les origines des langues indo-européennes "• Pour la science, n° 146, déc. 1989, pp. 74-85.

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troupeaux et d'esclaves. Le corps de la pyramide est constitué par des paysans-éleveurs, proprié­taires de leurs terres et de leurs troupeaux. Au bas de la pyramide, on trouve les esclaves, des prison­niers de guerre dont la vie a été épargnée et probablement des gens du peuple tombés hors de la propriété, dans le vagabondage et la misère.

Tous les hommes libres sont des guerriers, les aristocrates comme cavaliers et les gens du peuple comme fantassins. Une assemblée tribale, en charge de la gestion des intérêts communs- dont les principaux sont la guerre et les conflits inter­nes entre aristocrates -, réunit les élites et le peuple. Une société aristocratique peut se donner un régime qui ne soit pas purement aristocra­tique, puisque le peuple participe aux affaires publiques, même si ce n'est, comme chez Homère, que pour approuver ou désapprouver les conclusions de délibérations conduites par les seuls aristocrates.

Un dernier trait complétera le tableau: entre aristocrates, les liens personnels sont puissants, qui permettent de regrouper les pyramides autour d'un chef plus riche, plus prestigieux, plus valeu­reux, de les rassembler en équipées de pillage ou en armées, en cas de besoin. Ces liens personnels reposent sur la fidélité et le dévouement réci­proques, et unissent des individus à la fois égaux, puisqu'ils sont du même monde d'aristocrates, et inégaux, puisqu'il y a des supérieurs et des infé­rieurs. D'autre part, entre lignées aristocratiques

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et peuple - dont il est très possible que, déjà à très haute époque, il ait abandonné plus ou moins la structure lignagère, pour vivre en ménages et en familles nucléaires -, des liens personnels se nouent aussi, mais des liens de patrons à clients au sein d'une même pyramide. Ces liens sont de nature et de substance différentes, car ils sont fortement dissymétriques et mettent en contact des acteurs sociaux essentiellement inégaux.

On en est réduit aux hypothèses les plus géné­rales et les plus vagues pour tenter d'expliquer une composition et une stratification sociales aussi distinctes. Une clef est offerte par la constatation du fait que les Indo-Européens sont une culture parmi d'autres cultures occupant l'immense écharpe de steppes qui court de la région du Dniepr et du Don jusqu'au Pacifique, dans toute l'Asie intérieure. Toutes ces cultures qui, à époque historique, s'appelleront, entre autres, Scythes, Cimmériens, Huns, Turcs, Mongols, Mandchous présentent les mêmes traits généraux.

Cette constatation incite à rattacher l'aristocrati­sation à deux facteurs propres à ces sociétés. Le premier est l'économie pastorale, qui est, par nature, plus stratifiante que l'économie agricole. Elle doit ce caractère au fait que les troupeaux sont plus sensibles aux épizooties, alors que les champs le sont davantage aux intempéries. Or une épidémie peut frapper le troupeau de l'un et épar­gner celui de son voisin, alors qu'un été pourri et un hiver rigoureux frappent également tout le

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monde sur de vastes surfaces, et affectent des communautés entières. Des agriculteurs séden­taires sont stratifiés de l'extérieur par la guerre et le pouvoir politique, alors que des pasteurs le sont par des accidents endogènes, qui produisent, au hasard, des riches et des pauvres : le seul recours de ces derniers est d'entrer dans la clientèle des premiers. Le second facteur est la domestication du cheval, au rve millénaire, probablement tout à l'ouest de la zone steppique, en Russie méridio­nale. Le cheval domestiqué a reçu, comme tout outil, des usages pacifiques et militaires. Des cava­liers sont apparus, qui ont renforcé la stratification et lui ont donné une justification militaire. Un cheval coûte cher à entretenir, de sorte que seuls les riches peuvent devenir cavaliers ; la cavalerie aristocratise, comme le notait déjà Aristote. On rencontre des développements analogues ailleurs dans le monde, où se combinent économie pasto­rale et cavalerie - à cheval, mais aussi à chameau et à dromadaire - : dans la zone sahélienne d'Mrique occidentale au sud du Sahara et dans la péninsule arabique.

Les lndo-Européens, à la manière dont pro­céderont beaucoup de cavaliers nomades des steppes asiatiques pendant des millénaires, jusqu'aux Mongols et aux Turcs, jusqu'au déploie­ment de l'artillerie au XVIe siècle par les Russes et les Chinois, les lndo-Européens, entre le Ille et le 1er millénaire, quitteront en bandes leurs steppes natives pour gagner et conquérir des terres plus

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prometteuses. Certains iront en Asie Mineure: ce sont les Hittites. Les Mitanniens occuperont le nord de la Mésopotamie. Les Iraniens, dont sorti­ront plus tard les Mèdes et les Perses, s'installeront dans les montagnes et sur les plateaux de la future Perse. Une branche, les Aryens, ira conquérir la plaine Indo-Gangétique. D'autres encore, par vagues successives, occuperont toute l'Europe et lui imprimeront une marque aristocratique constante sinon uniforme, dès la fin du Ille millé­naire.

Tous les peuples historiques ou protohisto­riques d'Europe se rattachent à eux, et tous ont cette structure aristocratique typique, qu'ils soient restés tribaux, qu'ils se soient moulés, comme les Grecs, dans des cités ou qu'ils aient emprunté la voie de la chefferie et du royaume. On peut citer les Grecs, les Scythes, les Latins - dont les Romains -, les Celtes, les Illyriens, les Germains, les Slaves, les Scandinaves, les Baltes. La première et la plus belle description littéraire d'une société aristocratique, on la trouve dans les poèmes homé­riques, dans ces lignées de héros rattachant leur immémorialité à des dieux ou à des héros, dans cet univers de guerriers combattant à partir de chars, dans ces assemblées publiques où chacun a droit à la parole et à la décision finale, dans ces propriétés de champs et de troupeaux, dans cette « maison » que chaque aristocrate dirige et qui comprend sa famille immédiate, ses esclaves et ses clients, et, enfin, dans ces liens personnels puis-

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sants qui unissent, par exemple, Achille et Patrocle.

Les sociétés européennes sont restées aristocra­tiques, toutes sans exception, jusqu'au XIXe siècle. On peut soutenir que l'Angleterre est aujourd'hui encore aristocratique, mais le reste de l'Europe, où les aristocrates peuvent prospérer et le font à titre personnel, en quelque sorte, n'a plus ses élites structurées par l'aristocratie. Cette péren­nité, peu banale sur quelque cinq mille ans, peut être attribuée à un facteur structurel et à un épi­sode conjoncturel. Le facteur structurel est ce non-événement qui domine les destinées euro­péennes, c'est le fait que l'Europe n'ait pas été impérialisée. Un empire développe irrésistible­ment la variante absolue de l'hiérocratie et évolue vers le pôle bureaucratique. Les contraintes exer­cées par les pressions extérieures et par les forces centrifuges internes sont trop fortes pour qu'il en aille autrement. Seul l'Empire perse semble avoir voulu concilier, dans une certaine mesure, l'empire et un régime tempéré par des fortes doses d'aristocratie, en accentuant une structure fédérale et en accordant une large autonomie aux peuples conquis. Mais cet Empire n'a duré que deux siècles. La logique impériale ne recommande pas la solution perse. Quand un empire est le fait d'une aristocratie ou incorpore une aristocratie conquise, la logique impose de la détruire, de préférence physiquement. L'exemple le mieux documenté se rencontre hors d'Europe,

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en Russie, où Ivan IV le Terrible assoit définitive­ment l'autocratie, au XVIe siècle, sur le massacre des boyards. La raison en est dans la définition même de l'aristocratie comme composée de lignées indépendantes du pouvoir central et enra­cinées dans des positions locales et régionales : les aristocrates incarnent les forces centrifuges les plus mortelles pour un empire, à terme plus ou moins rapproché.

L'Empire romain, dans sa partie latine - la partie grecque asiatique n'avait plus d'aristocratie depuis longtemps, là où elle avait pu en avoir, ce qui n'a pas peu contribué à la divergence des destinées de Byzance et de l'Europe-, a entamé cette logique avec la décimation du patriciat romain par les Julio-Claudiens au 1er siècle apr. J.-C. Il n'est pas allé jusqu'au bout, pour deux raisons. L'une est la faiblesse de l'appareil impé­rial, due aussi bien à des problèmes fiscaux qu'à la nécessité de maintenir, sur des frontières constamment menacées par les Germains, les Sas­sanides, les Bédouins, les Berbères, des moyens militaires qui ne sont plus disponibles à l'inté­rieur. D'où la seconde raison, complémentaire de la première : la stabilité de l'Empire a été assise sur un réseau dense de villes et sur l'administra­tion de ces villes par les élites locales et régionales.

Les aristocraties préromaines, en Espagne, en Gaule, en Bretagne, en Illyrie, ont été mobilisées au service de l'Empire et ont aisément survécu en se latinisant et en se romanisant. Ainsi, l'aristocra-

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tie gauloise s'est perpétuée en devenant gallo­romaine. Ses positions ont été puissamment ren­forcées par la crise de l'Empire, à partir de 235 et surtout au ve siècle, et par un phénomène de « désurbanisation » au bénéfice de grands domaines quasi autarciques. C'est ce système des villae que vont reprendre les envahisseurs ger­mains à partir du VIe siècle. Ces Barbares sont restés très purement aristocratiques dans leurs élites. Non seulement les nouveaux aristocrates n'éliminent pas les anciens, mais ils nouent avec eux des liens patrimoniaux et matrimoniaux si étroits que les aristocraties latines/ romaines et germaniques se fondent dans l'aristocratie carolin­gienne, qui sera fons et origo de l'aventure euro­péenne. Comme aucune puissance n'imposera jamais un empire à l'Europe, cette aristocratie ne tombera jamais victime de la logique impériale. Bien entendu, la perpétuité de l'aristocratie ne doit pas être confondue avec celle des aristocrates. La mobilité est réelle, une lignée ne dure guère plus de deux siècles en moyenne, des hommes nouveaux émergent, qui fondent des lignées nou­velles, bref le réservoir des aristocrates se renou­velle en permanence.

Le facteur conjoncturel est de taille, puisqu'il s'agit de la féodalité. Comme elle nous occupera dans un chapitre ultérieur 1, nous pouvons nous contenter ici de signaler deux conséquences. La

1. Voir ci-dessous, chap. v, pp. 419, sqq.

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première est une revitalisation puissante des aris­tocraties européennes sur tout le continent, entre le IXe et le xnf siècle, du simple fait que, les pou­voirs centraux s'étant presque évanouis, les centres régionaux et locaux ont été renforcés. Ce renforcement a été si intense que les pouvoirs royaux reconstitués à partir du :xroe siècle n'ont jamais été capables de les abolir. Toutes les monarchies européennes ont été plus ou moins tempérées par des aristocraties plus ou moins fortes.

La seconde conséquence de la féodalité est plus subtile. La féodalité, nous y reviendrons, est une affaire entre aristocrates, qu'elle distribue en deux strates, la haute et la basse aristocratie. En Europe, la basse aristocratie est sortie de l'âge féodal avec une très forte capacité d'autonomie, non seule­ment à l'égard du pouvoir royal, mais aussi envers la haute aristocratie. L'exemple pédagogique est la gentry anglaise, qui se révélera, au XVIIe siècle, comme l'opposition la plus efficace aux tentatives absolutistes des Stuarts et l'assise la plus solide de la monarchie parlementaire à partir de 1688.

L'Inde est la moins aristocratique des aires culturelles, du moins elle l'est devenue. En effet, les Aryens qui l'envahissent par le nord-ouest, peut-être à la moitié du ne millénaire avant notre ère, sont une branche détachée de la famille ira­nienne des Indo-Européens. La société que l'on peut reconstituer à partir des indications des Veda, dans sa composition comme dans sa stratifi-

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cation, est typiquement celle que nous avons décrite dans ses grandes lignes. Mille ans plus tard, les sources grecques sur la société maurya ne révèlent pas le plus petit souvenir d'aristocratie. Entre ces deux états de la société indienne, les sources sont parcimonieuses. Il faut se rabattre sur les Jâtaka, sur ces contes rapportant les vies anté­rieures du Bouddha. Les quelques renseignements à glaner penchent déjà du côté maurya: il n'y a plus d'aristocrates, mais un grand nombre de chefs, de princes et de rois, qui se disputent l'hégémonie en Inde du Nord. Dans notre termi­nologie, l'Inde du Nord, entre le VIlle et le Ive siècle, forme une transpolitie polypolaire, tra­vaillée par la guerre sauvage et en marche vers l'unification impériale. Dans ces principautés en lutte, le régime politique a déjà atteint la variante absolue de l'hiérocratie. De ces maigres indica­tions, on peut induire que les aristocrates indiens ont été anéantis dans cette phase de sortie de l'organisation tribale vers l'empire où se sont for­més des principautés et des royaumes éphémères.

L'aristocratie disparue dans la tourmente ne se reconstitua jamais, pas même de manière embryonnaire. Après la dissolution de l'empire d'ASoka, à la fin du Hie siècle et au début du ue siècle av.J.-C., et dans le millénaire environ qui suit -la civilisation indienne est la plus pauvre en données historiques et en dates sûres, pour des raisons délibérées et profondes défendues par ses élites brahmaniques -, les brahmanes au service

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des princes successeurs imaginent une hiérarchie sociale officielle en quatre ordres/ états, ou vama : les brahmanes/prêtres, les ksatriya/guerriers, les vaisya/ agriculteurs, artisans, marchands, et les südra/serviteurs. Les kSatriya ne sont pas des che­valiers européens, ni des samouraïs japonais. Ce ne sont pas des aristocrates qui auraient une exis­tence sociale indépendante du pouvoir politique. Leur situation est même exactement l'inverse de celle d'une aristocratie : ce sont les titulaires exclu­sifs du pouvoir politique dans le cadre d'une poli­rie. Loin de composer les contre-pouvoirs qui pourraient tempérer une hiérocratie, ils sont les porteurs et les bénéficiaires de sa variante absolue. Au demeurant, cette quadripartition est une fic­tion idéologique, qui recouvre ou finira par recou­vrir une réalité à trois strates : les brahmanes, les südra et les intouchables. Dans cette tripartition, il est explicitement reconnu ce qui devait se prati­quer dès l'époque des Jataka, à savoir que sont titulaires du pouvoir ceux qui ont réussi à s'en emparer.

Les dynastes avaient besoin, comme partout, de s'appuyer sur un appareil de pouvoir. L'inconsis­tance des polities indiennes, leur dissolution pé­riodique et leur reconstitution inlassable ont défi­nitivement empêché les membres de l'appareil d'engager un procès d'aristocratisation. Ce procès repose sur la stabilité des polities et des dynasties, favorable à des stratégies familiales poursuivies patiemment et prudemment sur des générations.

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Ceux qui bénéficiaient de cette stabilité et de cette continuité étaient les brahmanes, parce qu'ils avaient le monopole légitime et légal du sacré, et que les hiérocrates avaient besoin d'eux pour sanLt;onner leur pouvoir. C'est pourquoi les élites indiennes ont tendu à se confondre avec les brah­manes, et pourquoi cette confusion a imprimé à la civilisation indienne sa coloration religieuse dis­tinctive.

La Chine réalise un « modèle élitaire » radicale­ment différent. À aucune époque, aussi haut que l'on puisse remonter dans le temps, il n'y a eu d'aristocratie au sens propre. Les sources épigra­phiques puis littéraires sont ici assez abondantes - la civilisation chinoise est, elle, historiographe d'inclination - pour donner un tableau peu sus­ceptible d'être contesté. À très haute époque, à peu près certainement dès le néolithique- mais les données archéologiques ne sont pas assez élo­quentes - et très certainement dès le Ille millé­naire, on a un modèle tribal très différent de celui où se rencontrent des aristocraties. C'est un modèle de chefferies et de superchefferies à clan royal, où ce dernier dépêche ses lignages et ses lignées, en fonction du rang de la naissance, pour occuper toutes les positions politiques, non seule­ment celles de chefs régionaux et locaux, mais également celles de dignitaires de cour. En un mot, les élites sociales sont le clan royal, qui s'identifie, dès l'origine, à l'appareil du pouvoir. Le régime politique est une hiérocratie, très tem-

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peree non par des aristocrates, mais par les lignages et les lignées à l'intérieur même du clan royal. En un mot, l'ensemble chinois ne se compose pas de pyramides juxtaposées dont les sommets autonomes se lieraient par des liens per­sonnels entre égaux; il est fait de confédérations de chefferies soudées par un clan royal.

Telle est la situation que l'on peut reconstituer pour l'époque des Shang (XVIe-XIIe siècle av.J.-C.) et des Zhou occidentaux (1122-771). À partir du VIlle siècle av.J.-C., nous l'avons vu, la Chine s'engage dans un tourbillon de guerres sauvages qui la conduiront à l'unité impériale en 221 av. J.-C. À mesure que des poli ti es perdaient leur indépendance et se trouvaient absorbées par d'autres, leurs élites- qu'elles se rattachassent au clan impérial Zhou ou qu'elles appartinssent à un clan d'usurpateurs - étaient ou bien éliminées physiquement ou bien rejetées dans un vivier de compétences politiques et culturelles, où les dynasties provisoirement victorieuses pouvaient recruter les lettrés dont elles avaient besoin pour peupler leurs bureaux. Confucius lui-même est un exemple archétypique de prince issu d'une princi­pauté vaincue, reconverti en lettré et recruté comme fonctionnaire.

Ces lettrés chinois qui vont fournir à la Chine ses élites pendant deux mille cinq cents ans ont une existence double et paradoxale, du moins au début. Socialement, ce sont des héritiers, qui peuvent se réclamer de dynasties vaincues et de

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principautés abolies. Ils ont, de ce fait, une consis­tance sociale marquée. Mais, physiquement en quelque sorte, leur survie dépend des emplois que leur fournissent les vainqueurs. Cette ambiguïté dure jusqu'à Qin, l'unificateur impérial, qui tente de la résoudre par l'instauration d'une sorte de terreur idéologique. Elle est le signe que le pas­sage à l'hiérocratie absolue est à l'ordre du jour. La terreur exercée par Qin est si extrême et si mal supportée que la dynastie disparaît avec son fils, dès 206 av.J.-C. Les Han, qui se maintiennent pendant quatre siècles, accepteront et imposeront un compromis avec les élites lettrées. Les termes du contrat sont la fidélité sans faille de la part des lettrés et la garantie du monopole des positions bureaucratiques de la part des empereurs.

Ce compromis tiendra, somme toute, jusqu'en 1911. Cette stabilité durable, que les changements de dynasties affecteront peu, permit aux lettrés­fonctionnaires de poursuivre avec succès le procès d'aristocratisation, en poussant leurs racines régio­nalement et localement, et en les enfouissant dans l'appropriation de la terre. Mais, et c'est l'origina­lité de la solution chinoise, jamais ces lettrés n'ont oublié leur vocation première, qui était le service public, et jamais ils n'ont pu s'en dispenser, parce que le seul moyen de perpétuer la position sociale d'un lignage était qu'un de ses membres accédât périodiquement à une fonction importante dans la bureaucratie impériale. Réciproquement, les dynasties avaient besoin des lignages de lettrés,

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moins pour peupler les bureaux que pour contrô­ler le pays à moindres frais. Les avantages étaient si complémentaires que les deux parties au contrat ont toujours fini par se retrouver. Mais l'équilibre était fluctuant. Il pouvait verser du côté des élites et leur permettre d'accéder à un statut quasi aris­tocratique. Ce fut le cas pendant la grande pério­de d'éclatement, entre le me et le VIe siècle. Il pouvait aussi verser du côté de la dynastie et lui permettre de renforcer son contrôle bureaucra­tique sur les élites. Ce fut le cas dans la première phase des Tang, entre 618 et 752, où fut introduit le système des concours et du mandarinat. Cette fluctuation pro-impériale de l'équilibre devait l'emporter définitivement à partir du XIe siècle et des Song.

Le Japon est dès l'origine aussi aristocratique que l'Europe, et il l'est resté tout autant jusqu'au bout. L'origine est, de ce point de vue, le me siècle av. J.-C., époque à laquelle des cavaliers guerriers envahissent et occupent l'archipel. Ils sont venus du continent, des zones orientales de l'immense bande steppique dont la zone occidentale a donné à l'Europe ses aristocrates indo-européens. Eux aussi sont des pasteurs semi-nomades aristocrati­sés, qui vont devenir les maîtres d'agriculteurs sédentarisés et qui imposeront dès lors au Japon cette structure en pyramides juxtaposées qui nous est apparue comme typique d'une société aristo­cratique. Cette aristocratie originaire s'est perpé­tuée, dans un parallélisme frappant et troublant

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avec l'Europe. L'unification par Yamato peut être assimilée à celle de l'Empire romain. Nara rap­pelle, mutatis mutandis, les tentatives de Dioclétien pour imposer un empire bureaucratique : au Japon, l'empereur essaie d'éliminer l'aristocratie et de la remplacer par un modèle mandarinal chinois. L'échec est complet. Non seulement, comme en Europe, l'aristocratie n'est pas vaincue, non seulement elle survit à la tentative de sinisa­tion et en triomphe, mais elle sort renforcée et revitalisée des siècles de féodalité qui suivent la décomposition du pouvoir central, tant impérial que shogunal. Cette période s'achèvera, à la fin du XVIe siècle, par la victoire ultime d'un féodal, Hideyoshi, relayé par les Tokugawa dès 1600, et par la reconstitution d'un Japon politiquement stable, comme en Europe les monarchies ont res­tauré les royaumes et les pouvoirs régaliens.

Une différence, pourtant, doit être relevée, pos­siblement importante pour notre démonstration. En Europe, l'aristocratie, renforcée par la féoda­lité et transmise aux anciens régimes, s'est parta­gée en deux strates distinctes : en une haute et une basse aristocratie. Au Japon aussi, l'aristocra­tie superpose les daïmyo et les samouraïs. La dif­férence n'est pas dans cette dichotomie, qui semble caractériser toutes les aristocraties, mais dans le fait que, en Europe, la basse aristocratie a ses positions propres d'autonomie, au niveau local, où elle est propriétaire, patronne et guide d'opinion, alors que, au Japon, les samouraïs sont

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intégralement transformés en membres des appa­reils de pouvoir des daïmyo et du shogun. Ces samouraïs sont l'analogue social de la gentry anglaise, mais non son analogue politique : ce ne sont pas des contre-pouvoirs, mais des instruments du pouvoir. La « révolution » de Meiji, en 1868, consiste dans la suppression de la superstructure féodale maintenue par les Tokugawa entre les daimyo et le shogun. Ces derniers disparaissent, mais les samouraïs demeurent. Leur service est dorénavant consacré, dans l'administration, dans l'armée, mais aussi dans l'enseignement et l'indus­trie, au Japon réunifié sous la direction nominale de l'empereur, et non plus aux provinces gérées par les daïmyo.

Concluons ce chapitre par un nouveau classe­ment. Selon le critère de la contribution des élites sociales à toute démocratisation possible, 1 'Europe vient nettement en tête, suivie par le Japon, qui distance la Chine, elle-même précédant largement l'Inde.

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IV

LE PEUPLE

Du point de vue de la stratification sociale, le peuple est la deuxième catégorie, regroupant les strates intermédiaires entre les élites et la canaille. Par nature, ces strates occupent, sur les échelles du pouvoir, du prestige et de la richesse, les degrés intermédiaires. Ces degrés représentent pour le peuple une condition matérielle tenue pour décente dans une société donnée, la garantie de n'être opprimé par personne, et même la possi­bilité de remplir, au niveau local, certaines fonc­tions de responsabilité, enfin la satisfaction sinon d'être considéré, du moins de n'être pas méprisé. Quant à la composition sociale, ce même peuple peut être désigné comme l'ensemble des « classes moyennes». Selon l'état de la société et surtout de l'économie, ces classes moyennes sont faites d'agriculteurs, d'artisans, de commerçants, d'ouvriers qualifiés, d'employés, de cadres, d'enseignants ... Une approximation statistique grossière accorde au peuple de représenter de 70 % à 80 % d'une population néolithique ou postnéolithique quelconque.

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Pour apprécier les contributions éventuelles du peuple ainsi défini à un procès de démocratisa­tion, nous devons commencer par établir quel genre de peuple un tel procès exige, avant de regarder quels peuples les sociétés prémodemes peuvent proposer, puis d'évaluer ce que les dif­férentes aires culturelles ont eu à offrir comme matériau populaire aux développements poli­tiques.

Pour saisir la place du peuple dans la démocrati­sation, la voie la plus simple et la plus directe est de partir de la typologie des régimes politiques. Conceptuellement et historiquement, tout se joue entre trois régimes fondamentaux ; démocratique, hiérocratique et autocratique. Les démocraties modernes sont nées de régimes politiques pré­modernes. Ce n'est pas un truisme, car il n'est pas inconcevable que la modernité soit apparue dans des démocraties prémodernes. Les données empi­riques indiquent une séquence différente, où les régimes prémodemes sont, en Europe, des hiéro­craties, c'est-à-dire des régimes où le pouvoir d'une dynastie et d'un monarque s'enracine dans un principe transcendant, dont ils se tiennent et sont tenus pour les viciaires.

Selon les enseignements du chapitre précédent, il semble établi qu'une première condition sociale de toute démocratisation est la présence d'élites sociales constituées en centres autonomes de déci­sion et que les élites les plus à même de fournir ces centres sont les aristocraties. Une hiérocratie

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assise sur une aristocratie ne peut être que de la variante tempérée. Les aristocrates, en effet, ont à la fois la volonté et la capacité de contrôler le pouvoir royal, parce que leur richesse, leur pou­voir et leur prestige ont des origines indépen­dantes et que cette indépendance est à la fois quelque chose à quoi l'on tient et un atout per­mettant de la perpétuer. Dans tous les contextes historiques, la présence d'une aristocratie est l'indice le plus assuré d'un régime hiérocratique tempéré. On en trouverait des exemplaires accomplis dans le monde tribal indo-européen, dans les cités grecques archaïques et dans la Rome primitive, ou encore dans les monarchies euro­péennes émergées de la féodalité à partir du ~­xve siècle.

La première étape sur la voie de la démocratisa­tion en Europe a été la transformation de ces hiérocraties tempérées en régimes aristocra­tiques/ oligarchiques. Les deux premiers exemples de transformation ont été les Provinces-Unies et l'Angleterre au XVIIe siècle. Les premières ont développé une histoire institutionnelle si compli­quée et si atypique - une république oligar­chique qui accorde à une dynastie une position éminente et exclusive - que c'est l'expérience anglaise de monarchie parlementaire qui s'est proposée comme modèle à l'Europe libérale. Du point de vue strictement institutionnel, le passage de l'« ancien » au « nouveau » régime paraît peu de chose. De part et d'autre, on trouve une dynas-

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Le peuple 391

tie, des aristocrates, des libertés, une sphère publique et une autre privée, etc. Pourtant, tout est changé, parce que deux matrices distinctes de possibles sont en présence. Les anciens régimes oscillaient logiquement entre les deux pôles de l'hiérocratie, le pôle tempéré et le pôle absolu, alors que les nouveaux régimes sont tendus entre les variantes aristocratiques/ oligarchiques de la démocratie et ses variantes populaires. Ce sont deux logiques politiques distinctes, définies cha­cune par le lieu où s'enracinent à chaque fois les relations de pouvoir.

Dans l'hiérocratie tempérée, les centres auto­nomes de pouvoir bloquent en fait la montée du pouvoir royal. Ce fait peut être institutionnalisé dans des libertés coutumières. Mais le respect des coutumes se fonde sur un équilibre des forces politiques entre la monarchie et les grands. Au contraire, du côté démocratique - même si le peuple s'identifie à l'aristocratie et à la bourgeoi­sie -, le pouvoir est incarné dans le peuple, seul habilité à le déléguer à des compétents désignés par lui. La meilleure preuve qu'il s'agit de deux logiques différentes est que nulle part le passage d'un ancien régime à une monarchie parlemen­taire ne s'est fait sans conflits ni ruptures, ce que l'on appelle une «révolution». Certaines, en Angleterre et en France, ont été des déflagrations majeures, qui ont affecté durablement la percep­tion européenne de la naissance de la modernité politique.

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Le passage à la démocratie proprement dite signifie l'élargissement au peuple de la souverai­neté. Dès lors, les élites et le peuple deviennent conjointement le siège du pouvoir, c'est-à-dire la source de toutes ses délégations. Cette seconde étape de la démocratisation - au-delà, peut-être inéluctables, surviendraient la corruption de la démocratie et sa subversion soit en hiérocratie soit, plus vraisemblablement, en autocratie -peut se faire par réforme et sans révolution, par simple élargissement du droit de suffrage, par exemple. L'étape est irrésistible, parce que, tôt ou tard, des éléments du peuple demandent à partici­per au pouvoir, car de la participation au pouvoir politique dépend le poids social des groupes et des populations. Ces éléments ne manquent jamais de trouver un appui auprès de dissidents des élites, au nom de la liberté et de l'égalité, inscrites même au cœur du régime aristocratique le plus fermé. C'est pourquoi les conservateurs n'ont à opposer aux réformistes aucun argument de principe. Les premiers ne peuvent avancer que des arguments d'intérêts égoïstes, que les seconds balaient sans peine.

Or, l'étape initiale, le passage d'une hiérocratie à une aristocratie/ oligarchie, est rendue possible par la seule tempérance imposée à la première par des élites constituées en centres autonomes de décision, c'est-à-dire en contre-pouvoirs privés capables de contenir le pouvoir public. On peut postuler que la seconde étape ne peut réussir que

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si le peuple, lui aussi, se constitue en contre-pou­voirs, c'est-à-dire s'il est composé lui aussi de centres autonomes et privés de décision. Si le peuple est fait de molécules amorphes, suscep­tibles de se coaguler en foules sensibles aux accents des démagogues, les chances de la démo­cratie sont très compromises, et les risques presque infinis de verser dans une forme ou une autre d'autocratie populaire.

Les deux étapes de la démocratisation sont logi­quement et socialement liées. Elles le sont logi­quement, car si une fraction de la population d'une politie devient citoyenne, les autres frac­tions le deviendront aussi tôt ou tard. Elles le sont socialement, au sens où les élites comme le peuple doivent avoir des assises indépendantes du pou­voir politique et composer une société civile dyna­mique face à l'État. Quant à la canaille, on peut la négliger, dans cette problématique. Comme elle recueille, par définition, tous ceux qui tombent ou sont rejetés hors de la société, elle ne peut faire partie de la société civile sur laquelle se fondent les libertés. En fait, la canaille ne joue un rôle historique qu'en période révolutionnaire, quand une vacance prolongée du pouvoir et une levée provisoire des mécanismes du contrôle social lui donnent des occasions de pénétrer sur la scène publique. À l'occasion, il peut en résulter une tyrannie, qui saura se servir d'éléments de la canaille pour peupler l'appareil de la terreur.

La question se pose d'elle-même: quel peuple

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une société prémoderne peut-elle procurer à la seconde étape de la démocratisation ? La réponse, dans une première formulation, est facile à ren­contrer. Une société prémoderne est une société précapitaliste et préindustrielle. C'est donc une société agraire. Dans son immense m~orité, le peuple est composé d'agriculteurs, de travailleurs de la terre. On trouve, sans doute, aussi des arti­sans et des marchands, mais ils sont d'autant plus minoritaires et négligeables pour l'analyse poli­tique que nous conduisons que les seuls biens qui circulent sont des objets précieux mobilisant peu d'effectifs et que le travail artisanal est, pour beau­coup, celui des agriculteurs eux-mêmes pendant les temps morts des cycles agricoles.

La vraie question est la suivante : à quelles conditions des agriculteurs peuvent-ils devenir des centres autonomes de décision, susceptibles de procurer à la démocratie ses citoyens ? On peut ramener ces conditions à quatre. Il faut et il suffit que:

- les agriculteurs soient distribués en ménages, composés du père, de la mère et de leurs enfants, et non plus rassemblés en lignées et en lignages­en effet, la famille nucléaire est plus individuali­sante que la famille élargie, parce qu'elle promeut la responsabilité individuelle ;

- les ménages soient maîtres et responsables de leurs décisions économiques, qu'ils soient autant d'entrepreneurs au petit pied, à qui incombe le soin de trouver, dans un contexte donné, la combinaison de facteurs la plus efficace ;

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- les entrepreneurs soient propriétaires de leurs exploitations, ou du moins qu'ils en soient des possesseurs assez assurés pour que leur sort écono­mique et social dépende pour l'essentiel de leurs efforts et de la sagacité de leurs décisions ;

- les propriétaires ou possesseurs des exploita­tions/ entreprises agraires soient réunis en commu­nautés locales, habituées de temps immémorial à gérer ensemble, c'est-à-dire par la mobilisation individuelle des représentants des ménages, les problèmes d'intérêt commun.

Ces déductions nous autorisent à construire un étalon gradué pour repérer la situation du peuple dans les différentes cultures, sa situation du point de vue d'une démocratisation éventuelle. L'étalon s'étend d'un pôle où le peuple est composé de paysans libres, propriétaires d'une exploitation assez importante pour les faire vivre et qu'ils gèrent sous leur responsabilité personnelle, et réu­nis en petites républiques locales autogérées, à un pôle opposé, où le peuple est fait d'ouvriers agri­coles ou de métayers, au statut social déprimé, vivant dans la dépendance étroite des élites et sans responsabilités directes dans la gestion des communautés rurales. Entre ces deux pôles, on peut, comme toujours, repérer des situations intermédiaires. Plus ces situations s'avancent vers le pôle « paysan », plus les chances d'une démo­cratisation réussie augmentent. Inversement, elles diminuent jusqu'à s'abolir du côté du pôle « agri­culteur dépendant », dont la forme extrême est l'esclave embrigadé sur une plantation.

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Avec cet étalon à l'esprit, on note des diffé­rences sensibles entre l'Europe, le Japon, la Chine et l'Inde. Il n'est guère douteux que l'Europe procède le plus loin vers le pôle «paysan», et qu'elle propose même à l'historien et au socio­logue le modèle d'une société agraire paysanne. Celle qui finit par s'imposer au moment même où l'industrialisation va la rendre obsolète en quel­ques décennies résulte d'une histoire très longue et très compliquée, mais où les grandes étapes et les caractères décisifs sont clairement marqués. La « néolithisation »de l'Europe s'est opérée, à partir de l'Orient, entre 6500 et 4500 av. J.-C., selon trois voies de pénétration : par sauts de puce le long des côtes méditerranéennes; en remontant le Danube jusqu'en Suisse et en Bourgogne; et par le système du Dniepr, du Dniestr et de la Vistule jusque dans la plaine du nord. L'archéologie ne permet pas, pour le moment, de préciser le statut de la terre. Il est malgré tout probable que l'on y trouvait ce que connaît l'ensemble du monde tri­bal, à savoir la propriété du sol attribuée au lignage le plus ancien sur le terroir et son exploita­tion répartie entre les lignages venus s'y installer. En fait, le premier lignage est moins un proprié­taire que le gestionnaire des droits d'accès au sol et le propitiateur de ses dieux.

Le point de départ de l'histoire agraire euro­péenne est, de nouveau, le Ille millénaire et l'indo-européanisation, si, du moins, l'on ne se rallie pas à l'hypothèse qui confond néolithisation

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et indo-européanisation 1• Les peuples in do-euro­péens sont faits d'agriculteurs et d'éleveurs, tou­jours les deux à la fois, mais avec des accents variés, selon les climats et les périodes. Ces agri­culteurs et ces éleveurs sont déjà des paysans au sens défini, libres, propriétaires de leurs terres et de leurs troupeaux, et d'autre part soldats. Il manque encore, semble-t-il, deux traits: le ménage comme cellule agricole de base et la répu­blique villageoise. Du moins, on le croirait volon­tiers, en raison de la morphologie typiquement tribale. Mais si, par nature, cette morphologie est assise sur des segments et des lignages, elle n'inter­dit pas que le segment ultime soit le ménage. De même, la tribu n'empêche pas la gestion des affaires communales par le conseil des chefs de famille, même si la règle la plus générale est celle du conseil des chefs de lignée. Chez Homère, qui, il est vrai, décrit de préférence les élites aristocra­tiques, le ménage est manifestement la cellule la plus fondamentale et la plus vivante, mais le monde homérique est celui de la cité, et non de la tribu. La cité, comme morphologie, se signale pré­cisément par la tendance à disloquer le système lignager et à promouvoir le ménage et la famille nucléaire, du moins dans le peuple. C'est, en tout cas, le modèle qui s'impose dans l'Antiquité grecque et romaine. Ce monde antique est un univers de paysans. La conquête romaine, l' expan-

1. Voir ci-dessus, p. 371.

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sion de l'esclavage et la constitution de grands domaines n'ont oblitéré cette paysannerie que localement.

À partir du nie siècle de notre ère, dans la partie latine de l'Empire, une évolution divergente appa­raît, qui aurait pu conduire loin de la paysannerie ancestrale. Pour des raisons à la fois économiques, politiques et peut-être culturelles, le monde romain se ruralise, et il le fait par la création de grandes propriétés/ exploitations, appropriées par l'aristocratie et travaillées par un peuple tombé dans sa dépendance. Les grands domaines tendent à l'autarcie économique et à se trans­former en petites seigneuries. La villa, unité à la fois économique, de vie et quasi politique, devient le modèle dominant sous les Mérovingiens et les Carolingiens, avant de constituer la norme à l'âge féodal, entre le IXe et le XIIIe siècle.

Mais il convient d'imposer deux réserves à cette description. La première est que la villa n'a pas triomphé partout, il s'en faut de beaucoup. C'est avant tout un phénomène de l'Europe du Nord. En Europe méditerranéenne survivent les commu­nautés paysannes traditionnelles. À l'âge féodal, elles ne seront pas fondues dans de grandes exploitations, mais se verront expropriées et sou­mises aux exactions fiscales des seigneurs. Ailleurs, même là où la villa triomphe, des paysans réus­sissent à rester indépendants et maîtres de leurs alleux. La seconde réserve est que, même sur les grands domaines et sous le servage le plus dur,

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l'unité de travail reste le ménage paysan. En effet, ces grandes propriétés voient les terres divisées en deux grands ensembles: une partie est travaillée par corvées au bénéfice du maître, l'autre est sub­divisée en lots confiés à des ménages pour leur subsistance. Tous ces ménages vivent ensemble et forment une communauté. Le réseau français des villages et des communes tel qu'il apparaît au XIXe siècle avec ses trente-six mille points date pour une bonne part de l'époque mérovingienne. Rien ne serait plus étranger à la réalité que d'ima­giner ces villae comme de grandes plantations tra­vaillées par des équipes d'esclaves dirigés par des contremaîtres, ainsi qu'on les voit sous la Répu­blique romaine tardive. II faut plutôt les voir comme des villages dont les habitants ont un sta­tut déprimé, dont le terroir appartient à un grand propriétaire et, plus tard, à un seigneur, mais qui réunit en une communauté de vie des ménages travaillant leurs propres lopins de terre.

Du XIe au XIIIe siècle, les seigneurs et les cou­vents se transforment aussi en entrepreneurs agri­coles et se mettent à défricher vigoureusement la forêt européenne. Entretenus par une immense allégresse démographique et l'entretenant en retour, ces défrichements multiplient les établisse­ments humains, et l'Europe se couvre de millions d'exploitations paysannes, regroupées en villages autour de leur chapelle romane. Car l'activité agri­cole reste plus que jamais le fait du ménage paysan sur son exploitation. Ce mode ne s'imposait pas

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seulement par habitude et par révérence envers le passé: il correspondait aussi au principe d'écono­mie et à la rationalité économique, en minimisant pour les propriétaires les coûts de gestion et en maximisant la productivité, parce que des ménages libres et maîtres de leurs exploitations étaient incités à rendre leurs efforts plus intenses et plus efficaces.

Plus précisément, les efforts et la productivité dépendaient du statut de l'exploitation. Le moins favorable, de loin, était le métayage, puisque l'exploitant devait céder au propriétaire une frac­tion du revenu de son travail. Le plus favorable était la propriété pleine et entière de l'exploita­tion, car toute amélioration bénéficiait directe­ment au ménage. Le fermage se rapprochait, de ce point de vue, de la propriété, parce que le fermier, en payant une somme fixée par contrat pour une certaine période, recueillait la totalité de ce qu'il produisait au-delà du bail. Or les grands défrichements ont fonctionné principalement sur le système du fermage et, qui plus est, sur un fermage à baux de très longue durée, de sorte que le fermier bénéficiait en plus de l'inflation et de la dépréciation monétaire, irrésistibles à long terme.

A partir du xw siècle, on assiste à une poussée continue et inlassable du monde paysan, pour transformer les fermes en propriétés. Des straté­gies matrimoniales et patrimoniales conduites, de génération en génération et de siècle en siècle, par des ménages de minuscules entrepreneurs ont

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fini par produire une multitude de propriétaires. Les stratégies ont réussi, parce qu'elles ont été favorisées par des développements distincts. On les repère le mieux en recherchant les concur­rents potentiels de la paysannerie pour la pro­priété de la terre. Trois concurrents principaux se présentent, qui ont été tôt ou tard disqualifiés. L'aristocratie a le trait économique distinctif de vivre au-dessus de ses moyens. Son genre de vie marqué par l'ostentation et la libéralité conduit l'une ou l'autre génération à devoir équilibrer ses comptes en vendant des terres. Les métayers et les fermiers guettent ces minutes de vérité écono­mique.

Plus difficile à débusquer est le clergé, qui, de legs en donations et en fondations, accumule des terres immenses, que la mainmorte rend inalié­nables. La Réforme, là où elle a triomphé, a sécularisé ces biens de mainmorte, dont une bonne partie a fini par parvenir aux paysans. En France, il faudra attendre la Révolution et la trans­formation des biens du clergé en biens nationaux pour que, par mutations successives jusque sous la Restauration, les terres de mainmorte soient appropriées par le monde paysan.

Le troisième concurrent était le citadin enrichi et décidé, par prudence financière et par vanité sociale, à investir une partie de sa fortune dans la terre. Cette concurrence, probablement la plus redoutable à long terme pour la paysannerie, parce que ces citadins ont plus de moyens qu'elle

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et peuvent à la longue, comme le cas chinois nous en convaincra, accaparer toute la terre et trans­former toute la paysannerie en agriculteurs pré­caires et pressurés, cette concurrence a été d'abord minimisée, puis effacée. Elle a été minimi­sée par le fait que les bourgeois enrichis, qui, dans une société aristocratique, ont pour objectif exclu­sif de devenir des aristocrates, ont dépensé leur fortune en mariages flatteurs et en achats de fonc­tions anoblissantes. Ces mêmes bourgeois enrichis ont aussi acquis des rentes sur l'État, parce que les tensions imposées aux monarchies par la transpo­litie oligopolaire les faisaient vivre elles aussi au­dessus de leurs moyens et les forçaient à recourir à l'emprunt public. En un mot, les riches citadins ne consacraient qu'une fraction de leurs moyens à l'achat de terre agricole, et ne le faisaient guère qu'à la périphérie de leur résidence. Cette pra­tique a disparu presque complètement avec l'essor du capitalisme, au XIXe siècle, et la possibilité de trouver des investissements beaucoup plus ren­tables.

Cette esquisse d'histoire de la propriété pay­sanne s'est attachée aux lignes dominantes, mar­quées par l'émergence d'une paysannerie de ménages propriétaires et exploitants. Une analyse plus poussée, mais qui nous éloignerait de notre propos, devrait relever trois exceptions. L'une est la présence en Europe même de poches de grandes propriétés travaillées par des ouvriers agricoles, de zones, par conséquent, dépourvues

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de paysannerie. Les plus marquantes sont en Italie du Sud et en Sicile, en Andalousie et dans l'Alen­tejo. Une deuxième exception est beaucoup plus massive, puisqu'elle inclut toute l'Europe orien­tale, où, à partir du XVIe siècle, s'installe un second servage, imposé par des aristocrates entrepreneurs à des paysanneries mal ou peu protégées par le pouvoir royal. C'est hors d'Europe, en Russie, que ce système connaîtra son épanouissement, jusqu'à l'abolition du servage en 1861 1

• La troisième exception est l'Angleterre, où, dès le XVIe siècle, la gentry aristocratique concentre la propriété de la terre et confie la gestion de grandes exploitations à des fermiers entrepreneurs. Cette exception anglaise est, en fait, un premier symptôme d' émer­gence du capitalisme.

Des ménages gestionnaires puis propriétaires de leurs exploitations, telle est la norme de l'agri­culture européenne prémoderne. Pour rendre ce peuple encore plus apte à porter et à gérer en citoyens une démocratie, il faut introduire un der­nier trait. Dès le XIe siècle, et dès avant le mouve­ment des communes urbaines, les communautés villageoises se transforment en communes libres, en obtenant de leurs seigneurs ou en leur arra­chant des chartes de liberté. Ces communes

1. Voir J. Blum,'' The rise ofserfdom in Eastern Europe», The AmericanHistoricalReview, LXII, n°4,juillet 1957, pp. 807-836, Lard and Peasant in Russia From the Ninth to the Nineteenth Century, Prince­ton University Press, 1961, et The End of the Old Order in Rural Europe, Princeton University Press, 1978.

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rurales, qui ne se confondent pas exactement avec le réseau des paroisses, mais à qui ces dernières donnent aussi une dimension spirituelle, repré­sentent des dizaines de milliers de petites répu­bliques, qui gèrent elles-mêmes leurs affaires communes. Réunis en assemblées tantôt de la commune tantôt de la paroisse, les paysans feront au long des siècles 1' apprentissage de la vie publique et acquerront le sens du bien commun, même si leur horizon n'excède guère un rayon de cinq à dix kilomètres autour de leur village 1•

Malgré un point de départ indo-européen ana­logue, l'Inde a développé un modèle agraire qui l'a rapprochée du pôle« agriculteur dépendant». L'évolution politique et morphologique a doté le sous-continent de régimes hiérocratiques absolus et de castes-fâti - que nous retrouverons dans le prochain chapitre-, qui ont des retentissements variés sur la situation faite au peuple des agri­culteurs. Une première conséquence est que nulle part l'unité de base n'est le ménage, mais le lignage et la caste. C'est dans ces cadres commu­nautaires que sont traités les problèmes agricoles et que sont prises les décisions économiques. L'individu et le ménage existent, évidemment, comme partout ailleurs, mais ils n'ont de per­tinence et de capacité sociales que dans le cadre de la famille étendue et de ce groupe héréditaire très original qu'est la caste.

1. Voir J.-P. Gutton, La Sociabilité villageoise dans l'ancienne France, Paris, Hachette, 1979.

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Le peuple 405

Le regtme politique a eu pour conséquence d'attribuer la propriété de la terre au souverain. Plus précisément, le titulaire du pouvoir politique est tenu pour le propriétaire éminent de toutes les terres de la politie qu'il domine. Selon l'idéologie développée dans les traités de dharma, le souverain reçoit en quelque sorte délégation d'en haut de cette propriété, dont il délègue à son tour à ses peuples la conséquence principale, à savoir le droit de travailler la terre. La conclusion pratique est simple : le souverain a un droit légitime sur les produits de la terre, un droit qui confond loyer et impôt. Mais la structure fédérale des polities indiennes vient interférer avec cette disposition de principe. Elle multiplie, entre l'agriculteur et l'empereur, les niveaux de pouvoir, dont chacun prélève sa part sur ce que l'agriculteur produit. Le niveau de pouvoir le plus local se place dans le village lui-même, où il est occupé par la caste dominante. Cette caste prélève son dû à la source, puis en cède une fraction au niveau supérieur, qui, à son tour. .. , et ainsi de suite jusqu'au som­met. Dans un tel système, les agriculteurs sont formellement libres, mais ils sont pressurés jusqu'aux limites de la survie biologique. Ils le sont d'autant plus sûrement que les agriculteurs sont sous la coupe immédiate et quotidienne de la caste dominante et n'ont même pas la ressource de chercher à tromper le percepteur, comme dans les régimes fiscaux administrés par une bureaucra­tie extérieure et plus ou moins lointaine.

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Le village indien, loin d'être une république autogérée, n'est même pas une communauté. Il se compose, en effet, de segments de castes, à la fois refermés sur eux-mêmes et reliés entre eux par des liens d'obligation réciproque. Quant aux affaires communes qui échapperaient au traite­ment par ces échanges, elles incombent à la caste dominante du village.

L'histoire agraire de la Chine est infiniment plus compliquée 1• Retenons-en les principaux traits pour le dernier millénaire. Vers l'an mille, on trouve un système manorial, où les agriculteurs sont attachés au sol et vendus avec la terre ; cer­tains sont des serfs à proprement parler, liés per­sonnellement et héréditairement à leur maître. Le domaine se confond généralement avec un vil­lage, contrôlé directement par le propriétaire ou son régisseur. Les instruments aratoires sont la propriété du domaine. Cette situation perdure jusqu'au XVIe siècle. Une toute nouvelle lui suc­cède au XVIIe siècle, pour deux raisons distinctes :

1. H. Maspero, La Chine antique, Paris, Presses universitaires de France, 1965 (1re éd. 1927) ; D.C. Twitchett, « Monastic Estates in T'ang China», Asia Major, 5, 2, 1956, pp. 123-146; id., «Lands under State Cultivation Under the T'ang ••, journal of the Economie and Social History of the Orient, 2, 1959, pp. 162-203; id., «Sorne Remarks on Irrigation Under the T'ang ••, T'oung Pao, 48, 1960, pp. 175-194 ; id., Financial Administration Under the T'ang Dynasty, Cambridge, Cambridge University Press, 2e éd. 1970 (1re éd. 1963); E. Balazs, La Bureaucratie céleste, Paris, Gallimard, 1968; M. Elvin, «The Last Thousand Years of Chinese History. Changing Patterns in Land Tenure "• Modem Asian Studies, IV, 2, 1970, pp. 97-114.

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Le peuple 407

la première est une série de soulèvements des serfs et des tenanciers, explicitement contre le système manorial et animés d'un puissant esprit égalita­riste ; la seconde, plus décisive, car les soulève­ments agraires n'ont pas attendu le XVIIe siècle pour éclater, est une avancée considérable de l'économie marchande. Les régions deviennent interdépendantes même pour des produits cou­rants, comme les céréales, les vêtements de coton, les outils de fer, la vaisselle. Cette avancée du capitalisme en tant qu'économie de marché est accompagnée de plusieurs phénomènes. Les pro­priétaires deviennent absentéistes, car ils pré­fèrent dorénavant s'installer en ville. Le contrôle sur les tenanciers baisse, d'autant plus qu'ils tendent à devenir locataires de parcelles apparte­nant à des propriétaires différents. L'industrie rurale se développe, ce qui rend les agriculteurs moins dépendants de la terre et augmente leur pouvoir de négociation avec les propriétaires.

La conséquence de ces développements est que la terre est devenue une forme moins attractive d'investissement pour les riches. Ils préfèrent pres­surer les agriculteurs de manière indirecte, par le prêt usuraire en argent ou en grains. Il n'en résulte pas, au demeurant, une généralisation de la propriété paysanne. Ce sont, dorénavant, des citadins qui sont propriétaires, mais ils le sont de petites parcelles, dispersées un peu partout, souvent pour un total médiocre. Quant aux tenan­ciers, ils ont gagné la stabilité de tenures devenues

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permanentes. Les exploitations - depuis toujours minuscules et relevant plutôt de l'horticulture -sont constituées de la juxtaposition de parcelles appartenant à des propriétaires différents. Dans la première moitié du XIXe siècle, le vieil ordre manorial a disparu, remplacé par une sorte de dichotomie: les propriétaires sont en ville, et les agriculteurs dans des campagnes égalitaires, compétitives et fragmentées.

Pour ce qui est de l'apprentissage de la vie publique par les agriculteurs, il est à peu près nul. Dans le cadre d'un même village, généralement peuplé par un seul lignage d'apparentés, la ges­tion des affaires communes incombe aux aînés. Au niveau du réseau d'une vingtaine de villages reliés par un marché commun, réseau qui est l'unité de base de la socialité chinoise 1, les affaires sont aux mains des représentants locaux de l'élite lettrée.

L'histoire agraire du Japon- qui a fait l'objet d'une étude pr~cise et d'accès facile 2 - rappelle par certains traits celle de la Chine et par d'autres, plus décisifs, celle de l'Europe. Les techniques agraires sont, à toutes les époques, de type chinois. Comme en Chine, les terres cultivées ont toujours consisté en jardins travaillés par des ménages. En Chine comme au Japon, quand on parle de grande propriété et de système manorial, il ne s'agit jamais de grandes exploitations travaillées

1. Voir ci-dessous, chap. v, pp. 430 sqq. 2. Voir Th.C. Smith, The Agrarian Origins of Modern ]apan,

Stanford University Press, 1959.

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Le peuple 409

en équipes. L'horticulture chinoise repose sur des injections si massives de travail que la solution la plus efficace a toujours été le ménage sur son jardin. Saisie dans ses traits ultimes, l'histoire agraire se partage entre deux phases très contras­tées. Entre le IXe et le XVIe siècle, la grande pro­priété est la règle, une grande propriété faite de parcelles dispersées et détenue par l'aristocratie et par les monastères. Les travailleurs de la terre sont des métayers plus ou moins asservis. Quant à la communauté villageoise, elle est composée de lignées gérées par leurs anciens, à la chinoise.

La sortie de l'âge féodal et la paix imposée par les Tokugawa à partir du XVIIe siècle sont accompa­gnées d'une transformation radicale des cam­pagnes. Les grandes propriétés disparaissent, au bénéfice des agriculteurs eux-mêmes, et non pas, comme en Chine, à celui de citadins absentéistes. Ce bénéfice ne se traduit pas, d'ailleurs, par une amélioration sensible du niveau de vie, d'une part en raison de la pression démographique et de l'exiguïté des parcelles, et d'autre part parce que ce que l'agriculteur payait autrefois à son proprié­taire comme redevance, il le paie maintenant à son daïmyo sous forme d'impôt. Il n'empêche qu'une classe de paysans propriétaires de leurs exploitations apparaît. D'autre part, les familles étendues éclatent et deviennent obsolètes. Elles sont remplacées par le ménage comme unité de base. Il en résulte que la communauté villageoise devient une petite république autogérée par ces ménages paysans. Le facteuJ principal qui permet

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d'expliquer cette mutation du peuple japonais dans les campagnes est, comme en Chine, une expansion profonde et continue de l'économie marchande à partir du XVIe siècle. L'industrie rurale se développe, et les produits agricoles prennent eux-mêmes le chemin du marché. Il en résulte une réorientation des investissements ail­leurs que dans la terre et une valorisation du facteur travail, qui, comme toujours, favorise l'individualisation et la famille nucléaire.

Tâchons une fois encore de résumer toutes ces indications dans un classement des quatre aires culturelles retenues. Quant à la contribution spé­cifique du peuple des agriculteurs à une démocra­tisation éventuelle, l'Inde est bonne dernière, de loin. La Chine la précède largement. On, peut hésiter entre mettre l'Europe et le japon au même rang et donner une certaine avance à l'Europe. La première solution est suggérée par le parallélisme des évolutions et des aboutissements. La seconde semble devoir être préférée, car le poids politique de la paysannerie japonaise paraît moindre que celui de la paysannerie européenne, en raison et de l'exiguïté infime des exploitations et de la dis­tance immense qui la sépare des aristocrates.

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v LES NATIONS

Le dernier facteur retenu qui ait pu contribuer au procès de démocratisation en Europe est plus délicat à cerner dans sa réalité, et sa part plus difficile à apprécier. Pour réussir à le saisir comme réalité, on peut peut-être procéder de la manière suivante. Que répondrons-nous à une question comme celle-ci : qu'est-ce que la France ? Nous pouvons aussi généraliser la question sous la forme suivante : qu'est-ce qu'une société? La France est d'abord une politie, un groupe humain à finalité déterminée. C'est aussi un ensemble de groupes plus restreints: des familles, des entre­prises, des communes, des clubs, des églises ... C'est encore un acteur dans une transpolitie euro­péenne qui se rapproche d'une confédération, et dans une transpolitie planétaire en voie d'émer­gence. La France est aussi un ensemble de réseaux plus ou moins locaux, étendus et serrés, des voisi­nages, des agglomérations, des marchés, des publics, des audiences ... Vers l'extérieur, la France est encore un relais dans un réseau culturel de

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grandes dimensions, la civilisation européenne et chrétienne. Il est inutile d'allonger la réponse. On peut la résumer en une proposition générale: la France est l'accrétion, dans un cadre politique, d'une infinité de groupes et de réseaux, de défini­tions les plus variées. Ainsi en va-t-il de toute société humaine.

Procédons présentement à l'inverse, et tâchons de soustraire par la pensée à l'entité France tous les groupes et tous les réseaux qui la composent et dont elle fait partie, jusques et y compris la politie. Que reste-t-il, à la fin de l'effort de soustraction ? Il reste ce qui fait tenir ensemble le tout, il subsiste ce qui constitue les principes de cohérence et de cohésion de la France et des sociétés humaines, il demeure ce qui cimente les individus, les groupes et les réseaux. J'appelle « morphologie » ce ciment et ces principes de cohérence et de cohé­sion. On peut tenir le concept de morphologie comme un développement de la notion de «soli­darité sociale » forgée par Émile Durkheim 1•

Durkheim distinguait deux types seulement de solidarité, l'une mécanique, assise sur la combinai­son de segments interchangeables, l'autre orga­nique et qui intègre fonctionnellement des parties dans des touts. Si la solidarité organique est claire­ment identifiable avec la nation, la solidarité mécanique est trop vague et indifférenciée pour être un outil opératoire. Il est plus efficace et plus

1. Voir É. Durkheim, De la division du travail socia~ Paris, Presses universitaires de France, 1967 (1re éd. 1893).

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réaliste d'isoler une dizaine de morphologi~s, dont la nation est la dernière en date, émergée en Europe à partir des xive et xve siècles. Les autres morphologies ont noms la «bande», la «tribu», la « cité », la «chefferie », le « royaume», l'« empire», la «caste», la «féodalité», C'est, du moins, une liste que j'ai cru pouvoir dresser empi­riquement 1•

Le concept de morphologie relève de la soda­lité humaine, de ce qui fait que les hommes vivent «en société», Nous n'avons ici à la considérer qu'en tant qu'elle touche au politique en général et à la démocratie en particulier. La morphologie touche au politique par au moins deux aspects .. Le premier concerne la politie. Il répartit les mor­phologies en deux classes distinctes. La première est caractérisée par une disjonction radicale entre morphologie etpolitie, et réunit la bande, la tribu, la caste et la féodalité. La seconde est marquée par une juxtaposition tendanciellement parfaite des deux réalités et regroupe la chefferie, le royaume, l'empire, la cité et la nation. Le second aspect politique de la morphologie est qu'elle favorise ou contrarie plus au moins tel ou tel régime poli­tique. Des corrélations même très grossières devraient nous suffire pour élaborer notre problé­matique:

- la bande, la tribu et la cité sont directement favorables à l'éclosion du régime démocratique, la

1. Voir]. Baechler, « Le concept de morphologie », La Revue du M.A.U.S.S., n° 7, nouv. série, 1990, pp. 34-59.

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bande à la démocratie la plus pure, la cité à l' oli­garchie la plus typique, la tribu à la gamme la plus étendue, jusqu'à y inclure l'hiérocratie la plus tempérée - la tribu et la cité peuvent connaître des épisodes tyranniques marqués ;

- la chefferie, le royaume et l'empire ont par­tie liée avec l'hiérocratie, de la plus tempérée à la plus absolue- des épisodes tyranniques sont pos­sibles;

- la féodalité a des affinités intelligibles avec des régimes aristocratiques ;

- la caste- dont il n'y a qu'un seul cas histo­rique, en Inde, ce qui limite les possibilités de l'analyse- est en corrélation avec l'hiérocratie la plus absolue, mais nous verrons que, paradoxale­ment, ses vertus directement et indirectement démocratisantes ne sont pas négligeables ;

- la nation est la morphologie dans laquelle est née la démocratie moderne, et celle qui admet ses corruptions autoritaires et ses perversions idéo­cratiques.

Sur ces fondements un peu succincts, mais assez explicites pour être plausibles, nous pouvons déve­lopper une problématique en quatre points : qu'est-ce qu'une nation? en quoi une nation est­elle une condition moderne de la démocratie ? quels rapports entretenaient les quatre aires cultu­relles avec la nation ? dans quelle mesure les mor­phologies prémodemcs des quatre aires ont-elles des vertus démocratisantes modernes autres que la nation?

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Sur le premier point, quelques généralités suffi­ront. La nation, avons-nous dit, est une morpho­logie inventée en Europe à partir des :xive et xve siècles, portée à son point de perfection au XIXe siècle et exportée, avec plus ou moins de succès, un peu partout dans le monde au xxe siècle. Elle se définit, dans sa plus grande généralité, comme une collectivité réelle ou désirée d'indivi­dus. Elle est à la fois et intimement des individus et l'ensemble qu'ils composent. Du fait de cette intimité, tous les groupes et tous les réseaux inter­médiaires tendent à se dissoudre ou bien à deve­nir secondaires et subordonnés. Comme la nation est une collectivité d'individus, et non pas simple­ment leur collection, une corruption peut s'intro­duire, qui consiste à séparer idéologiquement la collectivité des individus qui la composent et à passer de la nation à la Nation, et du sentiment national au nationalisme.

Pour saisir la nature du principe de cohésion et de cohérence, le plus simple est de reprendre les définitions avancées par Ernest Renan dans une conférence célèbre en Sorbonne 1• Une nation est cimentée par la conviction des nationaux d'avoir un passé, un présent et un avenir communs, réels ou imaginaires. Le passé commun ne consiste pas dans la seule accumulation des générations succes­sives en un même lieu, ce qui est la définition, tout

1. Voir E. Renan, ''Qu'est-ce qu'une nation?» (conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882), in Œuvres complètes, Paris, Calmann-Lévy, 1947, t. 1, pp. 887-906.

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autre, de la natio latine et médiévale. Il consiste en épreuves et en souffrances vécues et surmontées en commun, des souffrances et des épreuves infli­gées par des guerres contre d'autres nations et par des convulsions internes. Elles accompagnent l'actualisation de ce qui devait naître, le passé est un avènement douloureux. Ce premier thème est lié à la guerre, à la constitution des polities et à la transpolitie.

Les nationaux ont également un présent commun. Il est fait de passions communes adres-­sées aux autres nations, l'orgueil, la vanité, l'envie, l'ambition, la cupidité ... , vécues collectivement. Ils ont des représentations communes, un passé his-­torique idéologisé, mais aussi des productions intellectuelles, spirituelles, esthétiques, réelles ou imaginaires, qui sont présentées comme des pro­duits nationaux, et non comme des variations locales et individuelles sur des thèmes européens. Le présent est fait aussi d'intérêts communs, parce que la répartition des tâches et la division du travail ont été poussées au point que chacun a besoin de chacun et tous de l'ensemble qui les réunit, et que l'on a le sentiment d'être engagé avec les autres nations dans un jeu à somme nulle.

Une nation a, enfin, un avenir commun en ce que les nationaux ont la volonté ferme d'avoir un destin commun. Cette volonté reçoit des transcrip­tions très variées, selon les rapports que la nation entretient avec la politie. Si leur coïncidence est à peu près satisfaisante, comme en France et en

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Angleterre, la volonté est de perseverer dans l'être, de surmonter ensemble de nouvelles épreuves et de produire de nouveaux monuments témoins de la grandeur nationale. Quand la nation est incluse dans un empire, qu'il soit autri­chien, russe ou ottoman, la volonté s'exprime d'abord dans l'aspiration à l'indépendance. Là où la nation est dispersée politiquement, comme dans les Allemagnes et dans la péninsule italienne, la volonté est tendue vers l'unification et l'unité.

Sur le deuxième point et sur les affinités de la nation avec la démocratie et avec ses corruptions, nous pouvons avancer les arguments suivants : la nation, contrairement aux apparences, est indivi­dualisante, car elle disqualifie ou subordonne tous les corps intermédiaires. Ainsi fait aussi la démo­cratie, qui prétend rassembler des individus dans des liens CJntractuels. En sens contraire, la nation globalise, puisqu'elle se veut une collectivité. Comme cette collectivité veut se constituer en politie, la nation peut éviter à la démocratie les excès de l'individualisme et encourager chez les démocrates le sens du bien commun. En effet, livrée à sa logique intrinsèque, la démocratie résiste mal à deux excès fatals, l'un qui consiste pour les citoyens à ne considérer que leurs inté­rêts particuliers et à perdre de vue que les intérêts particuliers ne peuvent être réalisés que s'ils incluent les intérêts communs, l'autre qui confine l'individu uniquement dans des sociétés à respon­sabilité limitée, jusque dans le couple et dans la

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famille, alors que l'on peut plaider que l'équilibre affectif des personnes exige l'immersion dans des communautés.

D'autre part, la nation comme morphologie contribue indirectement à la démocratisation, en renforçant deux autres de ses conditions. Elle donne à la politie une cohérence et une cohésion qui en font une communauté de vie, et en ren­forcent d'autant la stabilité. Sans le ciment natio­nal, les polities modernes et démocratiques cour­raient le risque d'être réduites elles aussi au statut de sociétés à responsabilité limitée, ce qui aug­menterait d'autant leur fragilité et leur instabilité. Mais en donnant à la politie de la consistance, la nation renforce aussi la stabilité d'une transpolitie oligopolaire. À vrai dire, comme nous le verrons, elle en est un produit, en partie. Par un échange de bons procédés, elle stabilise son producteur, en animant la volonté d'indépendance contre l'aban­don et l'absorption.

En un mot, la nation contribue à la démocrati­sation en lui procurant ses conditions de possibi­lité -l'individualisme, la consistance de la politie, la stabilité transpolitique - et en l'empêchant de succomber à ses excès. Mais la nation peut aussi tuer la démocratie, en tombant victime de ses propres excès, quand l'idéologie disjoint la Nation et les nationaux et précipite ces derniers dans le nationalisme et les délires idéocratiques.

En matière morphologique, l'Europe et le Japon sont si proches et leurs histoires si parallèles

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Les nations 419

qu'il convient de les examiner ensemble. Aux deux extrêmes de l'Eurasie et sans que l'on puisse soupçonner la moindre influence dans un sens ou dans l'autre, on rencontre, en une période déter­minée et cruciale, une morphologie remarquable : la féodalité. On ne la rencontre explicite et ache­vée que dans ces deux seuls cas. Sous le nom suspect de «féodalisme», on a essayé jadis d'en faire un stade dans l'évolution de l'humanité ou, du moins, une situation fréquente dans les his­toires humaines. Comme la notion demeure confuse ou prête à confusion avec la féodalité, il vaut mieux éviter de parler de « féodalisme ».

La féodalité, saisie dans ses traits communs à la fois en Europe du IXe au XIIIe siècle et au Japon entre le XIIIe et le XVIe siècle, est la combinaison de trois éléments disjoints par eux-mêmes. Le pre­mier est la féalité ou vassalité, qui désigne les liens personnels de fidélité noués entre les membres de l'élite aristocratique. Ce lien vassalique unit un supérieur et un inférieur en termes de pouvoir, de prestige et de richesse, mais des égaux en essence sociale, si l'on peut s'exprimer ainsi, c'est-à-dire des individus et des lignées qui appartiennent au même monde aristocratique. Le lien vassalique est très différent, malgré les apparences et des recou­pements à la marge, du lien de clientèle. Ce der­nier met en rapport un patron et un client, qui appartiennent à deux mondes différents et qui se trouvent occuper des positions si dissymétriques que la distance sociale entre eux est infinie. Le

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vassal et son seigneur sont liés par un contrat exclusif à vie, où s'échangent la protection et l'entretien de la part du seigneur contre le service armé du vassal. L'entretien promis peut avoir la forme du gîte et du couvert assurés dans la maison même du seigneur ou bien se matérialiser en un quasi-salaire, représenté par les revenus d'une terre ou par une fraction de ces revenus. Le contrat est solennisé par un serment explicite entre les deux parties. Le sens de cette institution est clair : concentrer de la puissance militaire en jouant sur des liens personnels.

Le deuxième élément de la féodalité n'a, en soi, rien à voir avec le premier. Il consiste dans l' exer­cice, par les seigneurs et par les vassaux, des droits régaliens de fiscalité, de justice, de police, de légis­lation, sur des portions du territoire et sur leurs habitants. En termes plus techniques et plus perti­nents, une seigneurie est une quasi-politie, à l'inté­rieur de laquelle règne un régime politique aux tendances autocratiques accentuées.

Cette situation conduit au troisième trait majeur de la féodalité, à savoir la réduction du peuple des agriculteurs à un statut de demi-liberté, que l'on peut convenir d'appeler le« servage». Ce dernier peut paraître difficile à saisir dans son essence, parce qu'il mêle plusieurs réalités conceptuelle­ment distinctes. Dans le servage, l'agriculteur est considéré à la fois comme un tenancier, qui doit des redevances à son propriétaire, et comme un sujet, qui est redevable d'impôts envers son souve-

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rain. Cette confusion complète entre le privé et le public résulte de ce que ou bien une propriété rurale privée a été transformée en seigneurie ou bien une seigneurie a fini par devenir la propriété privée de son responsable. Pour accroître encore la confusion, la nature du pouvoir s'exerçant dans une seigneurie est d'essence autocratique, ce qui fait que les travailleurs peuvent être assimilés offi­cieusement à des esclaves, mais à des esclaves qui appartiendraient non pas à un maître/proprié­taire, mais à la seigneurie/propriété.

C'est la combinaison de ces trois institutions qui est rare et remarquable, et non pas chacune d'elles prise isolément. La féalité en elle-même est fréquente, et même banale, dans tout le monde aristocratique des steppes eurasiatiques. C'est ce lien personnel entre aristocrates qui soude les équipes des raids, des razzias, des incursions, des conquêtes. César et Tacite nous en parlent expli­citement à propos des Celtes et des Germains. La seigneurie comme quasi-politie est pour ainsi dire la règle dans les phases de décomposition et d'anarchie qui peuvent affecter un royaume ou un empire : quand le centre s'effondre, la périphérie voit surgir spontanément une multitude de puis­sants locaux et régionaux. L'asservissement des agriculteurs est lui aussi très fréquent. Nous l'avons déjà rencontré en Chine dans la phase manoriale de son histoire agraire, entre le XIe et le XVIe siècle. On peut le rencontrer un peu partout, en Mrique et en Asie, là où une hiérocratie ten-

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dant à l'absolu rémunère l'appareil du pouvoir par la concession de domaines ruraux : la terre est concédée avec ceux qui la travaillent. Au demeu­rant, c'est pour désigner soit le phénomène sei­gneurial, soit le phénomène domanial que l'expression «féodalisme» a été avancée, sans rendre toujours assez claire la distinction.

Pourquoi la féodalité comme combinaison des trois institutions ne se rencontre-t-elle qu'au japon et en Europe ? La réponse générale est à la fois simple et subtile. Les deux aires ont été affrontées au même problème, auquel elles ont donné la même solution, mais problème et solution ont résulté tous deux de la présence d'une aristocratie puissante. Il suffira d'indiquer les grandes lignes de la réponse. Dans les deux cas, le point de départ est l'échec complet d'une tentative d'impé­rialisation et d'imposition d'une variante absolue d'hiérocratie, par Nara au Japon et par les Caro­lingiens en Europe. Dans les deux cas, l'échec est venu de la résistance d'une aristocratie vigou­reuse, qui a accoutumé de temps immémorial, plongeant dans son passé tribal, de nouer des liens personnels entre ses membres. Dans les deux cas, l'aristocratie profite de l'échec qu'elle a imposé pour occuper les positions de pouvoir. Comme le centre est réduit à l'impuissance, la structure politique se décompose, l'anarchie s'ins­talle et le phénomène seigneurial s'épanouit. Il en résulte une situation polypolaire, une guerre sau­vage permanente, une insécurité généralisée, que

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les aristocrates essaient de gérer et de maîtriser en utilisant les liens personnels et en créant des réseaux de fidélité. Quant au peuple, sa réduction au seiVage permet à l'aristocratie féodale d'assu­mer les frais de la solution et d'un certain genre de vie. D'un autre côté, c'est aussi le seul moyen d'échapper un tant soit peu à l'insécurité. Dans une certaine mesure, le peuple échange son asser­vissement contre la protection de cette quasi-poli­rie qu'est la seigneurie.

En quoi ce monde féodal, lointain et à nos yeux étrange, intéresse-t-il notre sujet? Il le touche le plus directement en ce que l'on peut plaider un lien direct de filiation entre la féodalité et la nation. Je ne prétends pas que la morphologie de la nation est née par parthénogénèse de la mor­phologie de la féodalité, mais je soutiens que la féodalité a participé de manière puissante à la procréation de la nation. En nous en tenant aux lignes de faîte de l'argumentation, nous pourrions isoler trois dossiers successifs. Le premier plaide­rait que la féodalité est, probablement avec l'empire, mais pour des raisons très différentes, la seule morphologie qui soit intrinsèquement ins­table. Elle doit cette instabilité à une structure spontanément polypolaire. Les guerres perma­nentes qu'elle induit conduisent mécaniquement à un tri entre forts et faibles, et à la sortie ultime de la féodalité, au bout de trois siècles environ, selon les enseignements des deux seuls cas connus. On sort de la féodalité pour entrer dans

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des polities reconstituées, dans des principautés et des royaumes. Ces polities, au ] apon comme en Europe, sont durablement stabilisées dans un équilibre oligopolaire, mais ce dernier résulte d'un hasard.

Le deuxième dossier argumentaire s'appuierait sur le fait central que la féodalité est, au fond, une affaire d'aristocrates. C'est tellement vrai, qu'elle aristocratise tous ceux qui pénètrent dans les liens vassaliques. En Allemagne, par exemple, la féoda­lité a introduit dans les rangs de la basse aristocra­tie, jusqu'aux ministeriales, souvent des esclaves purs et simples, mais des esclaves occupés dans l'appareil de la seigneurie. Tous les belligérants du système polypolaire féodal sont du même monde et respectent les mêmes règles du jeu. Voyez la chevalerie, qui en est la codification, et les romans de chevalerie, qui en sont l'illustration littéraire. Les monarques et les daimyo qui finissent par émerger au sommet des pyramides oligopolaires n'éliminent pas les aristocrates, ils les font, au contraire, participer au pouvoir. Ils les éliminent d'autant moins qu'ils seraient bien en peine de le faire. L'aristocratie se perpétue ainsi et évite le sort des élites sociales dans les régimes absolus, comme celui des boyards en Russie sous Ivan IV dit le Terrible (1533-1584). En un mot, les régimes politiques instaurés dans les principautés et les royaumes issus de la féodalité sont des hiéro­craties tempérées par les aristocraties.

Le troisième dossier serait le plus difficile à

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plaider, non que la thèse soit contestable, mais parce qu'il faudrait, pour convaincre, retracer des histoires très compliquées. La thèse nous suffira. Les hiérocraties tempérées ne sont pas des régimes figés. Il est de leur essence de connaître une tension permanente, et jàmais stabilisée en une position définitive, entre une tendance de sa composante hiérocratique à évoluer vers une variante absolue et une tendance de sa compo­sante tempérée à verser dans un régime aristocra­tique 1 oligarchique. À travers les siècles,. cette ten­sion et ses variations imposent un tri progressif entre une sphère publique prise en charge par les rois et les daïmyo, aidés de leur bureaucratie, et une sphère privée où les élites et le peuple peuvent se consacrer à leurs affaires particulières. Ce peuple est devenu un peuple de paysans, car les agriculteurs ont quitté le servage, grâce à l' évo­lution économique et à la reconstitution des pou­voirs centraux: le servage a cessé d'être une bonne solution pour les différentes parties.

Il suffit d'un saut ultime pour passer du royaume à la nation. Dès lor~ que les sujets se persuadent que les souverains gèrent les intérêts communs, ils ne sont pas loin de prendre cons­cience du fait que «l'État, c'est nous». En termes morphologiques, cette prise de conscience s'exprime par le sentiment d'une communauté de destin embrassant les individus et les groupes pri­vés. II suffit, psychiquement, que la multitude des liens bilatéraux qui unissent chaque sujet au sou-

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verain deviennent multilatéraux, et unissent cha­cun à chacun dans la communauté nationale, pour que la nation émerge avec ses caractères distinctifs. En Europe, cette transformation s'est faite peu à peu entre le XV: et le XIXe siècle. Au Japon, elle s'est opérée presque instantanément au contact de l'Occident en 1854, en une généra­tion à peine. Ici comme là se sont imposés le sentiment d'un destin historique commun contre d'autres destins et la volonté des individus et des groupes de le partager.

L'Inde propose une morphologie unique et remarquable, le régime des castes. Sous ce mot «caste», on a confondu pendant longtemps deux réalités très différentes et qui sont indépendantes l'une de l'autre. D'un côté, nous savons déjà que les populations indiennes sont traditionnellement distribuées en vama, c'est-à-dire en ordres ou états. Quatre vama - de brahmanes, de kSatriya, de vai§ya, de südra - rangent les individus et les groupes en strates, qui ont une validité légale et idéologique. Cette manière de sanctionner une stratification sociale est assez banale dans le monde, dès la morphologie tribale et la chefferie. En fait, l'histoire a d'ailleurs fini par imposer une tripartition encore plus banale, entre brahmanes, südra et intouchables, qui est une variation sur le partage entre élites, peuple et canaille.

D'un autre côté, une caste est une jiiti, dont il existe des milliers et qui a quelque chose d'unique. En fait, le régime des castes est le

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régime des jati. Il s'agit d'un groupe constitué et institué, réunissant des lignées exogamiques ou gotra, qui est l'unité sociale de base. La jati est strictement endogame: on y naît et on y meurt, sans possibilité d'en jamais sortir. C'est un groupe implacablement refermé sur lui-même, coupé des autres par une minutie de restrictions et de tabous, notamment alimentaires. Les affaires internes de la jati sont réglées par un conseil, souvent élu, et par une assemblée. Toutes les jati sont rangées les unes par rapport aux autres sur une échelle du prestige, définie religieusement en termes de pureté et d'impureté, et exprimée en termes de vama, quand elle est perçue dans son ensemble.

La disposition spatiale des ja,ti peut être schéma­tisée de la manière suivante: par rapport à la structure en quatre niveaux des polities indiennes, on peut avancer des généralisations prudentes. Les jati d'intouchables et de südra s'étendent typi­quement sur une même chefferie, soit une cen­taine de villages. Celles de brahmanes ont une diffusion à l'échelle des principautés, parfois à celle des royaumes, jamais à celle de 1' empire. C'est peut-être au niveau local, à celui du village, que la situation est le plus originale. Dans le vil­lage, on ne rencontre que des segments de jati. Chacun en réunit plusieurs, juxtaposés spatiale­ment, les dominants résidant au centre et les intouchables à la périphérie. Le segment de la jati dominante contrôle la terre et gère les affaires

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communes. L'ensemble des segments ne forme à aucun égard une communauté. Le village est plu­tôt une sorte de marché social de prestations et de contre-prestations, où des services sont échangés contre des services et des produits de la terre. La plupart des jiiti sont des généralistes de l'agri­culture, mais beaucoup aussi pratiquent des spé­cialités exclusives ; blanchisseurs, tanneurs, arti­sans ... Étant donné la place du religieux dans la civilisation indienne, chaque village contient au moins un segment de jiiti de brahmanes. Leur spécialité est l'organisation des sacrifices rituels, qui, il convient de le noter, ne sont jamais communs à tout le village.

Pour expliquer une morphologie aussi origi­nale, j'ai avancé naguère une théorie plausible et difficile à vérifier 1

: j'ai soutenu qu'elle avait été inventée, sur des siècles, par des brahmanes, avec des éléments tribaux survivants, avec des ordres développés dans des royaumes et dans un empire, avec des corporations de métiers formées dans des mouvances monarchiques, pour résoudre un pro­blème de vide morphologique créé par la dissolu­tion de l'Empire après ASoka et par l'instabilité permanente des poli ti es qui s'en est ensuivie. La solution - comme toutes les solutions morpholo­giques - est remarquable de simplicité, d'élé­gance et d'efficacité, parce que, en définissant les jiiti au niveau des chefferies et en rendant leurs

1. Voir J. Baechler, La Solution indienne. Essai sur les origines du régime des castes, Paris, Presses universitaires de France, 1988.

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segments complémentaires au niveau du village, elle isole, à la base de la société indienne, des cellules autosuffisantes et les place à l'abri de toutes les fluctuations politiques. Ces dernières se réduisent à des changements de dynasties et de distribution des cellules de base.

Les contributions du régime des jati à une démocratisation éventuelle ne sont pas aussi négli­geables qu'il y paraît. Ce n'est pas un hasard si les institutions empruntées à l'Angleterre ont pris racine et fait de l'Inde contemporaine une démo­cratie à peu près en état de fonctionner. Ce n'est pas du côté de la nation qu'il faut chercher les raisons du succès : une société segmentée en jati exclusives ne peut pas évoluer en une nation subs­tantielle, tout au plus peut-elle verser dans l'idéo­logie et l'exaltation nationalistes. Les vertus démo­cratisantes du régime des jati ne sont pas dans le régime, mais dans les jati, à deux titres. Chacune est, en elle-même, un centre autonome de déci­sion et contribue à une segmentation très élevée de la population. Il en résulte que tout pouvoir politique se voit opposer d'innombrables contre­pouvoirs de fait; que tout pouvoir central est constamment bridé par des pouvoirs périphé­riques et freiné par des forces centrifuges; que la segmentation rend difficile l'atomisation du peuple et sa réduction à l'état de foule - l'Inde est la seule grande société agraire à n'avoir pas connu les révoltes agraires et les guerres pay­sannes; que des coalitions spontanées se forment,

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de segments de jiiti et de jiiti de plus en plus englobantes, sous la direction de brahmanes. En un mot, la morphologie a procuré à l'Inde une société civile active et autosuffisante, qui se dresse spontanément en face d'un pouvoir politique, dont elle n'a presque pas besoin.

Ces avantages sont payés par des handicaps démocratiques marqués. Une absence à peu près complète du sens de la distinction entre le public et le privé est l'envers de l'autosuffisance de la société civile. Cette absence a pour conséquence que la scène publique est complètement envahie par des groupes de pression, à savoir par ces mêmes coalitions spontanées, mais qui cessent de l'être pour s'organiser. D'autre part, les inégalités sociales sont vertigineuses et rigides, ce qui ne favorise pas la formation d'un corps de citoyens, mais le clientélisme. Enfin, l'absence de la nation et l'obsolescence actuelle de la morphologie tradi­tionnelle posent un problème renouvelé de cohé­sion de la politie et de sens des destinées collec­tives.

La morphologie chinoise est encore très dif­férente. Elle est connue et étudiée pour la période Qing (1644-1911) 1

• La description vaut probable­ment pour les Ming déjà (1368-1644), et peut-être même pour la seconde moitié des Tang et les Song (à partir de 750 environ). À la base, on a des villages, fondés et peuplés le plus souvent par des

1. Voir G.W. Skinner,« Marketing and social structure in rural China», The journal of Asian Studies, XXIV, 1, 1964, pp. 3-43.

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essaimages de familles et de lignées. Les hab~otants tendent à être tous apparentés sur une même zone. Les structures lignagères sont fortes et per­pétuées par le culte des ancêtres, mais, depuis la plus haute Antiquité, l'unité fonctionnelle écono­mique est le ménage, à cause de l'horticulture sur des exploitations miniatures. Au-dessus de la pous­sière des villages, une hiérarchie à trois niveaux de marchés assure les échanges. Un marché local contrôle à peu près 50 kilomètres carrés, 8 000 habitants, 1 500 maisonnées et 18 villages. Le tout compose la cellule de base de la société chinoise, une cellule à peu près autosuffisante en termes économiques, démographiques, religieux, ludiques, et le lieu de la sociabilité la plus vivante, grâce au marché et à la maison de thé.

Le troisième niveau, celui du marché central, assure les fonctions de gros. Y entrent et en sortent tous les biens venus d'ailleurs et d'en bas. Ces centres sont toujours installés en des points stratégiques du réseau de transport, un gué, un pont, un croisement. Entre le marché local et le marché central, des centres intermédiaires sont installés, qui sont intermédiaires à tous égards.

Cette structuration de la société chinoise devient très remarquable, quand on la rapporte à la structure administrative de l'Empire. Elle est également, par tradition, à trois niveaux : district, préfecture, province, dans l'ordre croissant. Or les marchés locaux ne coïncident jamais avec aucun de ces trois niveaux politiques ; seuls une minorité

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de marchés intermédiaires le font ; la majorité des marchés centraux sont dans ce cas. Autrement dit, l'appareil du pouvoir impérial est remarquable­ment léger, et la société chinoise, pour l'essentiel, s'auto-organise et s'autocontrôle. Cette situation a favorisé à la fois la stabilité de l'Empire et la vitalité de la société chinoise. Elle a un rapport direct avec le développement économique récent de la Chine 1•

L'autorégulation est assurée au niveau de la cellule de base constituée par une vingtaine de villages et leur marché local. Elle forme une communauté à l'unité fortement liée, par le mar­ché, par la maison de thé, par l'endogamie, par un sanctuaire commun. Cette unité économique, reli­gieuse, culturelle est ouverte sur l'extérieur par deux canaux. L'un est procuré par l'insertion dans le réseau hiérarchisé des marchés écono­miques. L'autre est assuré par les élites sociales. En Chine traditionnelle, en faire partie signifie être propriétaire foncier, oisif et lettré. Les familles de lettrés ne résident jamais dans les vil­lages, mais tout centre local en a quelques-uns. Ces notables locaux tiennent leur cour dans la maison de thé, arbitrent les querelles entre vil­lages, règlent les litiges entre les propriétaires et les tenanciers. Ils servent aussi d'intermédiaires et de tampons avec l'administration impériale, à qui ils fournissent ses titulaires à tous les niveaux. Ce

1. Voir ci-dessous, VIe parùe, chap. v (t. II, pp. 380 sqq.).

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sont des gens du même monde et souvent de la même famille, de la capitale au centre local. Ces lettrés locaux reçoivent, filtrent, adaptent les édits impériaux, les biens et les services venus d'ailleurs, les éléments de la grande tradition culturelle, les idéologies des élites : grâce à eux les unités de base sont reliées au centre et à la civilisation chinoise.

Les contributions de la morphologie chinoise à la démocratisation sont à peu près nulles. Les élites sont formées au service du pouvoir impérial et y aspirent, même si, d'autre part, elles tendent à s'aristocratiser au niveau local. Le peuple est entiè­rement exclu de toute vie politique, même dans le cadre du village, où les affaires sont réglées par les chefs de lignées. La nation n'est pas un avatar plausible de cette morphologie, malgré la cons­cience la plus aiguë qui soit de l'identité cultu­relle. Être chinois est une manière de vivre, de se comporter, d'être humain d'une façon détermi­née, c'est beaucoup moins se sentir la cellule indi­viduelle d'un corps commun. L'histoire et la civili­sation chinoises sont les plus étrangères qui soient à toute expérience démocratique, depuis toujours, c'est-à-dire aussi haut que les documents per­mettent de remonter.

Le critère morphologique impose un classe­ment net entre l'Europe et le japon, que l'on peut classer en tête ex œquo, l'Inde, qui vient loin der­rière, et la Chine, bonne dernière, quoique son éloignement de toute inclination démocratique

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ne doive pas faire oublier l'autonomie de sa société civile. Si, maintenant, nous fondons tous les critères de démocratisation étudiés dans cette partie en un seul et si nous affectons à chaque aire culturelle traditionnelle retenue un indice de «virtualité démocratique», nous obtenons le clas­sement suivant de valeurs décroissantes : Europe, Japon, Inde, Chine. En fait, ce classement est trompeur. Il serait plus conforme aux réalités his­toriques de classer d'un côté l'Europe et le Japon, et l'Inde et la Chine de l'autre. La conclusion atteinte s'énonce ainsi: l'Europe avait le plus grand potentiel historique pour réinventer la démocratie; le Japon avait un potentiel élevé d'adoption et d'adaptation de la réinvention; l'Inde avait un potentiel faible, mais réel; la Chine avait un potentiel imperceptible.

Pour que la réinvention de la démocratie débouchât sur l'invention du capitalisme, des conditions de possibilité autres que politiques devaient être réunies. Il nous faut présentement repérer la réunion en Europe des conditions économiques du capitalisme. Nous allons voir qu'elles ne sont pas une exclusivité européenne. En fait, elles sont soit naturelles et universellement humaines, soit culturelles et produites dans toutes les grandes aires traditionnelles. Par conséquent, ce sont bien les conditions politiques qui sont déterminantes et discriminantes pour l'invention du capitalisme. Mais il est possible qu'elles cessent

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de l'être pour sa diffusion là où les conditions économiques sont réunies, c'est-à-dire à peu près partout, sauf peut-être en Mrique sud-saharienne.

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Avant-propos

Introduction

Première partie

9

Il

LE CAPITALISME COMME PROBLÈME HISTORIQUE

1. Position de la modernité

II. Modernité et démocratie

Ill. Économie et capitalisme

IV. Capitalisme et démocratie

V. Démocratie, capitalisme et idéologie

Deuxième partie

LES ORIGINES DU CAPITALISME

1. La théorie de Marx

Il. Les fausses pistes

Ill. L'essence du capitalisme

IV. La genèse du bourgeois

19

41

65 93

117

146

178

218

234

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V. La genèse du marché et de la sphère écono-mique 251

VI. La genèse de l'entrepreneur et du technologue 275

VII. La genèse du travailleur et du consommateur 294

Troisième partie

LES CONDITIONS POLITIQUES DU CAPITALISME

1. Le concert européen 315

Il. Les polities 339 III. Les élites 363

IV. Le peuple 388 v. Les nations 411

Bibliographie 437

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DU MÊME AUTEUR

POLITIQUE DE TROTSKY, Paris, Armand Colin, 1968 (épuisé).

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QU'EST-CE QUE L'IDÉOLOGIE?, Paris, Gallimard, 1976.

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DÉMOCRATIES, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

LA SOLUTION INDIENNE. ESSAI SUR LES ORIGINES DU

RÉGIME DES CASTES, Paris, Presses universitaires de France, 1988.

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L'HISTOIRE (1914-1991), Paris, Calmann-Lévy, 1993.

PRÉCIS DE LA DÉMOCRATIE, Paris, Calmann-Lévy, 1994.

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Composition Euronumérique et impression B.C.I. à Saint-Amand (Cher), le 15 mars 1995. Dép()t légal: mars 1995. Numho d'imprimeur: 11280. ISBN 2-07-032841-4./lmprimé en France.

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