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- 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES Françoise Letoublon Alain Pierrot et Université de Grenoble III Université de Paris III La théorie de 1'ênonciation et de l'illocutoire s'est faite à partir des langues vivantes (anglais et français principalement). Sa méthode (comparaison de différents types d'énoncés sémantiquement voisins, en vue d'analyser les différents actes illocutoires qu'ils permettent d'accomplir) semble appeler nécessairement le recours au sentiment linguistique de la langue maternelle : les langues anciennes paraissent donc a priori aux antipodes d'une telle théorie. Or, plusieurs exemples empiriques montrent au contraire que l'on ne peut expliquer l'évolution sémantique de certains termes dans les langues anciennes autrement que par des emplois où le sens du moc contient une allusion à l'acte illocutoire pour lequel il est utilisé. Certains paradoxes dans la relation sémantique entre un lexème et sa famille de dérivation, ou entre un lexème et le sens de sa racine indo-européenne ne peuvent s'expliquer que par l'histoire de la langue, en recourant à la théorie de 1'ênonciation. Inverse- ment il faudra conclure que l'évolution linguistique reste dans une (2) certaine mesure inscrite dans chaque état de la langue D'autre part, en synchronie, le recours à des règles de déri- vation illocutoire autorise une description satisfaisante d'emplois r paradoxaux du verbe eidenai, "savoir" dans le corpus constitué par les oeuvres de Platon, d'Aristophane et d'Euripide. 1. DERIVATIONS ILLOCUTOIRES A PARTIR DE LA MODALITE DU SAVOIR f L'examen des emplois du verbe eidenai amène à se demander si ce verbe, employé avec une subordonnée complétive ou une interrogative indirecte, est l'élément central des énoncés auxquels il est intégré, ou bien s'il fait bloc avec la subordonnée, ce qui lui donne le statut marginal d'un adverbe modal. "

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Page 1: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 125 -

L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

Françoise Letoublon Alain Pierrot et

Université de Grenoble III Université de Paris III

La théorie de 1'ênonciation et de l'illocutoire s'est faite

à partir des langues vivantes (anglais et français principalement).

Sa méthode (comparaison de différents types d'énoncés sémantiquement

voisins, en vue d'analyser les différents actes illocutoires qu'ils

permettent d'accomplir) semble appeler nécessairement le recours au

sentiment linguistique de la langue maternelle : les langues anciennes

paraissent donc a priori aux antipodes d'une telle théorie.

Or, plusieurs exemples empiriques montrent au contraire que

l'on ne peut expliquer l'évolution sémantique de certains termes dans

les langues anciennes autrement que par des emplois où le sens du

moc contient une allusion à l'acte illocutoire pour lequel il est

utilisé. Certains paradoxes dans la relation sémantique entre un

lexème et sa famille de dérivation, ou entre un lexème et le sens de

sa racine indo-européenne ne peuvent s'expliquer que par l'histoire

de la langue, en recourant à la théorie de 1'ênonciation. Inverse­

ment il faudra conclure que l'évolution linguistique reste dans une (2)

certaine mesure inscrite dans chaque état de la langue

D'autre part, en synchronie, le recours à des règles de déri­

vation illocutoire autorise une description satisfaisante d'emplois r

paradoxaux du verbe eidenai, "savoir" dans le corpus constitué par

les oeuvres de Platon, d'Aristophane et d'Euripide.

1. DERIVATIONS ILLOCUTOIRES A PARTIR DE LA MODALITE

DU SAVOIR

f

L'examen des emplois du verbe eidenai amène à se demander si

ce verbe, employé avec une subordonnée complétive ou une interrogative

indirecte, est l'élément central des énoncés auxquels il est intégré,

ou bien s'il fait bloc avec la subordonnée, ce qui lui donne le statut

marginal d'un adverbe modal.

"

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(3) O. Ducrot a noté que savoir " , du fait de sa "factivité",

occupe une position intermédiaire entre les verbes d'argumentation

comme démontrer et les verbes d'opinion comme se douter que. De

même que démontrer, savoir autorise l'enchaînement sur Le contenu

propositionnel de la subordonnée, ce qui tendrait à faire de celle-ci

un élément du posé, mais, comme se douter que, savoir présuppose la

vérité de la subordonnée. Pour éviter d'admettre la possibilité d'en­

chaînement sur les présupposés, O. Ducrot envisage La solution qui

consiste â considérer que savoir pose en fait une croyance, et que les

enchaînements constatés reposent sur l'assertion de cette croyance,

considérée comme un argument valide pour la vérité de la proposition (4)

enchâssée, sans que la vérité présupposée de celle-ci intervienne

Cette analyse, d'ailleurs, étayée par une référence au débat

du Thêêtète, semble largement conforme aux faits grecs anciens.

r Le verbe eidenai possède effectivement des constructions

t _

factives, avec des complétives en hoti ou hos, ou avec une construction

participiale. Négation ou mise en question de l'énoncé global laissent

La vérité de la complétive hors de doute, comme en témoignent les exem-— ' - '. -

pies suivants : Platon, Lois 642b : o xene athenate, ouk oîsth'isos i t _ ± _ i * r i t

hoti tugkhanei hemon he hestia tes poleos oûsa humon proxenos. "Peut-être ne sais-tu pas, étranger d'Athènes, que le foyer de notre

ville se trouve être votre proxêne". i t * » i t i

id. Ion 535d : -oîstha oûn hoti kai ton theaton tous pollous thuta

taûta humeîa ergazesthe ; - kai mala kalos oîda.

"Ainsi donc, sais-tu que vous aussi, vous avez ce même effet sur la

plupart des spectateurs ? - Je le sais fort bien".

Malgré cette valeur factive, on constate des enchaînements

sur le contenu de la subordonnée, comme si le verbe principal se

comportait comme un adverbe modal marginal : _ r i i t

id. Critias 108d : mnesthentes gar hikanôs (...) ckhedon otd' hoti * _± ± t i j. '- >

toi de toi theatroi doxomen ta prosekonta metrios apotetelekenai. t x _ I l - i t f

toût'otin aut'ede drasteon, kai melieteon ouden eti.

"Car, en rappelant correctement..., je sais bien que cette assemblée

estimera que nous avons satisfait â notre tâche. C'est donc cela même

qu'il faut faire, sans plus attendre".

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Ce type d'enchaînement semble bien centrer l'information sur

la subordonnée, et non sur le verbe principal. Une analyse modale

serait étayée par d'autres arguments fondés sur des enchaînements en

dialogue, mais aussi par des faits syntaxiques.

Les enchaînements en dialogue attestent que l'interrogation

peut porter aussi bien sur le savoir que sur le contenu propositionnel,

quand oîstha, "tu sais", est construit avec une subordonnée interro-

gative indirecte :

' _ t t i i id. Euthydème 294c : - oîstha Euthudemon hoposous odontas ekhei kai

i — t i i _ r i ho Euthudemos hoposous su; - ouk exarkeî soi, ephe3 akoûsai hoti panta

* _ ± a i i i i t epistamstha; - medamos, e d'hos, alla toûto eti monon eipaton...

"- Sais-tu combien Euthydème a de dents, et lui combien tu en as ?

- Il ne te suffit pas, dit-il, d'entendre que nous savons tout ?

- Pas du tout, reprit-il, mais contentez-vous de nous dire encore

cela...".

t t t Aristophane Cavaliers 1069 : oîsth'ho H estin toûto; - Philostratos _ -1 _

he kunalopex,

"Tu sais ce que c'est ? - Philostrate le chien-renard !"

Dans les deux cas, le savoir de l'allocutaire est effacé der­

rière l'interrogation sur le contenu propositionnel, qui est le véri­

table objet du développement discursif.

"Mais sais-tu ce que tu dois faire ? Frappe du pied le rocher".

Dans ce type d'exemples, bien attestés, les deux actes marqués

entrent en concurrence, et l'usage du français exige soit de les juxta­

poser, soit d'en éliminer un si l'on souhaite conserver 1'enchâssement.

I t .

Syntaxiquement, le grec présente plusieurs usages où evdenai

semble marginal par rapport à la structure de la phrase. On trouve

en effet des exemples d'impératif enchâssé sous oîstha :

' t ± i t

id. Cavaliers 1158 : otsth'oûn ho drâson; - ei de me, phraseis ge su.

"Tu sais ce que tu dois faire (litt. fais l) ? - Sinon tu vas bien

(me le) dire".

t * i i j . t

xd. Oiseaux 54 : all'oîsth'ho drâsonj toi skelei thene ten petran.

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r

Cette structure syntaxique est limitée à l'emploi d'eidenai comme verbe

introducteur,ce qui invite à rechercher sa raison d'être dans la valeur

de ce verbe plutôt que dans le système syntaxique du grec ancien.

Dans les systèmes hypothétiques, on trouve fréquemment ofd'/ t

otsth'hoti, "je / tu sais que" préposé à l'apodose, alors que le rapport

n'est pas établi entre la protase et l'expression du savoir, ni même

marqué grammaticalement :

Platon République V 471 d : ei de kai ta thelu. austvateuoibo, (...) t f _ f _ r r

oîd'hoti tautéi pantei amakhoi an eîen.

"Si même les femmes combattent avec eux (...), je sais qu'alors ils

seront absolument invincibLes".

Enfin on note des emplois en incise du verbe, généralement

déterminé par un adverbe; il semble dès lors plus proche d'un adverbe

d'énonciation que d'un prédicat susceptible d'ouvrir un développement

discursif.

' r J. ' — * ' i ' _ id* Apologie 37b : anti toutou de helormi hon eu. oîda ti kakon onton

t «, t toutou timesamenos;

"Dois-je à la place choisir quelque chose dont je sais bien (que c'est)

mauvais pour m'y condamner ?".

i L'ensemble de ces emplois tend donc plutôt à faire d'eidenai

(5) un modal marginal commentant 1'énonciation, limité à un rôle d'incise " ,

Toutefois, il paraît plus avantageux de considérer ces usages

comme dérivés par rapport à une valeur centrale, pleine, d'eidenai»

de manière à éviter de créer une classe syntaxique particulière pour

rendre compte de la "transparence" logique des énoncés du savoir.

Cette analyse peut s'appuyer sur le fait que, construit avec i

hoti dans une interrogative, otstria fait d'ordinaire véritablement

l'objet de l'interrogation : en témoigne l'exemple tiré d'Ion 535d cité

plus haut, où seul le savoir de l'allocutaire est en cause.

D'autre part, dans les enchaînements où le contenu de la

subordonnée est en question, c'est-à-dire lorsque celle-ci est en ques­

tion dans le développement discursif, ou est une interrogation indirecte,

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certains exemples imposent de rapprocher savoir et croyance, conformé­

ment à l'hypothèse d'O. Ducrot :

* £ I r ± _ i _

id. République 544d : otstk'oûnt en d'ego, hoti kai anthropon eide

tosaûta anagke etnai, hosaper kai pctiteion; e oisi ek druos pothen e I I I I ± F m I _ f

ek petrae tas politeias gignesthai, . . . - oudartos egog', ephey allothen jt

e ent^ûthen.

"Ainsi donc, dis-je, sais-tu qu'il y a nécessairement autant d'espèces

de caractères que de gouvernements ? Ou bien crois-tu que les gouver­

nements viennent d'un chêne, ou d'une pierre, ... - Absolument pas,

dit-il, d'ailleurs que de là, pour ma part"(litt.).

La réponse porte à la fois sur le contenu du savoir {l'allocu-

taire reconnaît l'origine humaine des types de gouvernement), mais

aussi sur sa croyance personnelle, comme le marque la référence à la

première personne.

On trouve également des enchaînements où ce qui est requis est

le savoir de 1'allocutaire sur un point présenté dans une interrogative

indirecte. Le dialogue se poursuit alors sans que la réponse à l'inter­

rogation contenue dans la subordonnée ait à être exprimée. Cet usage

est d'ailleurs bien représenté en français :

" - Sais-tu où est le marchand de vin où je vais d'ordinaire ? - Oui.

- Eh bien, va y acheter six bouteilles de Corton 47..."

' t i J. t _ t _ Platon Cratyle 434e : ... oude oîstha su nùn ho ti ego legoj - egoge,

t ri » r

dia ge to ethos, o philtate

"... et dès lors tu ne comprends (litt. "tu ne sais") même plus ce

que je dis ? - Si, par habitude, très cher".

Le groupe par habitude s'applique bien évidemment à comprendre,

qui fait l'objet de la question.

Si l'on veut voir un usage d'abord descriptif du savoir dans r

les expressionSoù eidenai est employé, il faut justifier la dérivation

des premiers exemples présentés. Or, cette dérivation est mise à jour

par certains textes, où l'acte d'interrogation est décomposé, avec

l'expression explicite des conditions préliminaires à son succès, sans

que cette décomposition ait l'apparence polémique qu'elle revêt dans

l'exemple de l'Euthydème cité plus haut :

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/ i i i i i i

id. Apologie 24d : ithi. de mm eipe coutois, tis autous beltious poieîj ~ i * t i i

delon gor hoti otstha, melon ge soi.

"Eh bien, dis-leur : qui les rend meilleurs ? Car il est évident que tu

(le) sais, étant donné que tu t'en préoccupes".

On peut reconstituer la dérivation ainsi : le succès d'une inter­

rogation exigeant que l'allocutaire soit informé du point en question,

il est utile de s'assurer que l'allocutaire possède bien le savoir sur

lequel est fondée la suite du discours, en général une interrogation;

par conséquent l'interrogation sur le savoir concernant un point est

perçue comme préliminaire à une interrogation sur le point même, et

autorise une réponse directement sur le point, conforme à la maxime

de relation si le point est évidemment l'objet du développement dis­

cursif. L'interrogation porte sur le savoir lorsque son auteur est clai­

rement en possession de l'information évoquée par la subordonnée, soit

que celle-ci soit factive, soit que, comme dans l'exemple du Cratyle,

le locuteur auteur de l'interrogation ne puisse ignorer ce qu'il présente

sous forme d'interrogation indirecte. La dérivation de l'acte d'ordre

peut se fonder sur la condition préliminaire que l'allocutaire ne soit pas

sur le point d'effectuer de lui-même l'acte demandé. Quel que soit le

sens de la dérivation, il est probable que l'explication des deux emplois

doit faire intervenir des règles de dérivation illocutoire afin de ména­

ger une description unitaire du lexème.

2. LE PASSAGE D'UN PRESENT MODAL A UN FUTUR GRAMMATICAL

Etymologiquement, i.e. *eimi, *eisi, *eiti, *ines... est un

présent (cf. le présent sanscrit emi et le présent latin eo). Ce

présent pré-historique est devenu un futur en grec de l'époque classique,

et le paradigme donné par les grammairiens pour le verbe grec "aller" ' - (7)

est prés, erkhomai, fut. eîmi, ao. elthon... On peut montrer que l'explication de ce fait d'évolution linguistique se trouve dans l'état

(3) homérique de La langue grecque : on constate en effet que chez Homère,

aînri est un présent à valeur modale à la première personne ("je veux

aller, je décide d'aller, je m'engage à aller") alors qu'il est un

futur à la troisième personne : eCsi "il ira" (sauf dans les comparaisons

où c'est un présent "il va" : cette discordance s'explique par l'archaïsme

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des comparaisons, qui constituent dans la langue épique des Ilots

conservateurs). L'opposition des valeurs temporelles entre la pre­

mière et la troisième personne peut être interprétée par le recours (9)

à la théorie de l'énonciation et à l'opposition personne / non-personne

on reconstruisant les synchronies successives suivantes :

1) dans un premier état de langue (pré-grec, indo-européen si l'on

admet la cohérence du latin et du sanskrit) on a un présent

* ' . -

eimi "je vais, je pars" skr. erni, lat. eo

e^B^ "tu vas, tu pars"

eiti "il va, il part" skr. eii, lat. it

2) en grec : e£rni a la première personne prend une valeur semi-perfor-

native : "je veux aller, je m'engage à aller" (l'énonciation de eîmi

nu style direct sert de promesse, et parfois aide à faire attendre

un interlocuteur impatient ). Dans l'état de langue le plus

archaïque du grec alphabétique le verbe reste un présent dans

le reste du paradigme, état de langue attesté par les comparaisons.

j) dans l'état de langue "h^mêriqup récent" , la première personne

reste un présent modalisé comme dans l'état précédent, (chez Homère,

on n'a Jamais la première personne au sens d'un futur vrai : c'est

toujours un futur proche "je vais tout de suite" ou un présent

modalisé "je veux aller"); le sens futur attesté ailleurs pourrait

s'expliquer par l'influence de la valeur illocutoire de la première

personne dans le reste du paradigme, avec dégénérescence de la valeur

modale en valeur temporelle quand on passe de la personne à la non-

personne : le raisonnement sous-jacent est du type : "?Jdit "Je vais

tout de suite", donc il ira", dans une sorte de représentation mentale

du discours de l'autre. Le processus est analogue à celui de la

délocutivité généralisée qui explique selon O. Ducrot l'extension

du sens performatif des verbes performatifs dans l'ensemble de leur

paradigme (par exemple pour adhérer dans le sens de "donner son adhé­

sion à" à partir de J'adhëre, pour promettre à partir de Je promets^

etc.).

4) après Homère (état de langue attesté à l'époque classique) l'ensemble

du verbe a pris un sens futur en s'alignant sur la "non-personne" :

après avoir entraîné la valeur de futur dans l'ensemble du paradigme

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de l'ancien présent, la première personne e-Cmi a donc subi à son

tour l'influence de la non-personne eîsi, et est devenue une forme

de futur par neutralisation de son ancienne valeur modale.

3. LES DELOCUTIFS

Le meilleur exemple de dérivé délocutif en grec ancien nous \ — (13)

paraît être le verbe skorakiao "maudire" ; le ;.; initial ne peut s'expliquer que par la préposition es, avec aphérèse de la voyelle

• '. brève initiale, non dans le mot (e) skorak-izo qui n'a sûrement jamais

i

existé, mais dans la "locution" {s)s kovakas "aux corbeaux '." utilisée

comme formule illocutoire de malédiction usuelle, et bien attestée par (14)

exemple chez Aristophane

Les critères formels sont moins probants dans le cas de hikétes

"suppliant". Mais c'est ici l'impossibilité de partir du sens du verbe

correspondant à ce nom d'agent, qui interdit de considérer ce mot comme

un dérivé "normal". Or, la formule illocutoire de supplication est ' ' ' (15) attestée chez Homère : htkano ta sa gounata , avec le sens "je touche

tes genoux" . On a donc dans un même état de langue un verbe hikano

"toucher", une formule de supplication dans un emploi performatif,

hikano ta sa gounata "je touche tes genoux" (et ce faisant,"je te supplie"),

et un dérivé nominal, hikétes "suppliant", alors que le verbe n'a pas le

(17)

sens "supplier" dans cet état de la langue : l'hypothèse de la déri­

vation délocutive est ici nécessitée par la structure même du vocabulaire

homérique, et par les sens divergents du verbe et du nom d'agent qui en

dérive

Le vocabulaire homérique de la supplication comprend, outre

i j

hikétes, un verbe, lissomai, et un nom d'action, Lite, qui signifient

"supplier", "supplication" dès Homère : on ne peut pas ici faire l'his­

toire du développement sémantique, et le sens no fait d'ailleurs pas de

problème en grec même. Mais le rapport de lissomai et Vite avec hikétes

est cnigmatique (pourquoi la langue n'a-t-elle pas formé le nom d'agent

sur la même base ou racine que le verbe et que le nom d'action ?), et

surtout, l'étymologie fait problème : les philologues ont refusé le

seul rapprochement possible (et morphologiquement vraisemblable), avec le

<

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lituanien lyteti, liêsti "toucher", parce que sëmantiquetnent trop

lointain. Or le verbe grec hik- {hiko, hikano...) vient de i.e.

etfe-"toucher", sens encore conservé en grec homérique et garanti par

le parallèle lituanien siekiu "toucher". Le même processus qui a abouti

à faire de hikétea un nom d'agent signifiant "suppliant" a pu intervenir

dans le cas de la racine lit- •. d'une formule illocutoire lityomai ta t

gounata signifiant "je touche tes genoux", indirectement attestée chez t i _

Homère dans le syntagroe lissesthai gounon "supplier (en prenant) par

les genoux", on a pu passer par dérivation délocutive au nom d'action -i

lite "supplication" et par délocutivité généralisée au sens "supplier",

étendu dans tout le paradigme verbal, cf. l'infinitif lissesthai "supplier".

C'est ici le problème étymologique, convergeant avec le besoin de donner

des justifications sémantiques à l'étrange système supplétif du vocabu­

laire grec de la supplication, qui invite â l'hypothèse délocutive.

Dans tous ces exemples, on recourt â l'hypothèse de la délocu­

tivité, donc de l'influence de 1'énonciation d'un terme linguistique dans

un contexte socio-culturel particulier avec telle ou telle valeur illo­

cutoire conventionnelle sur le sens de ce terme ou de ses dérivés, pour

expliquer les relations sémantiques entre un lexème existant dans la langue _ r _

et les lexèmes de la même famille (à grec hikêtes et skorakizo, on peut (19) ajouter l'exemple de nêmesis cité par O. Ducrot , les exemples de

pcwenuxre et quivitave donnés par E. Benveniste ' ), ou avec le sens de

la racine indo-européenne dont il dérive, si ce sens peut être reconstruit (21)

d'une manière plausible à partir des langues apparentées (cas de grec '. . J * .

lissomai et lite par rapport à i.e. lit-, dont on reconstruit le sens

"toucher" en le supposant conservé sans changement par le verbe lituanien

correspondant phonétiquement).

SYNCHRONIE ET DIACHRONIE

La dérivation délocutive se manifeste parfois par des critères

formels évidents, qui sont interprétés comme des traces du processus dia-[223

chronique à l'intérieur même de la synchronie considérée : ainsi

l ' i m p é r a t i f dans vademeaum, nota bene, mernent1?, fao simule e t factotum;

rendez-vous, cessez-le-feu, (Hequiescat ; s u b j . ) , e t c . V i ' ou d i v e r s e s

a u t r e s formes ve rba l e s ou nominales (quorum, Kyriea Requiem, Te deum) ne

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- 134 -

pouvant s'expliquer autrement que par leur tonction dans la locution

a laquelle leur sens en synchronie fait allusion {Kyrie eleison, Requiem t _

dona eia domine, Requiescat in paee, etc.) : c'est le cas de akorakizo

en grec, du parallèle espagnol pordiosear "mendier", de adieu en fran-. 124)

çais

Dans certains cas, en l'absence de traces formelles manifestes

en synchronie, c'est l'histoire de la langue qui prouve un processus de

dérivation délocutive que l'on ne soupçonnerait pas autrement : c'est

le cas de lite et de lissomai en grec, de nombreux exemples parallèles

dans les langues vivantes (cf. les dérivés délocutifs "opaques", c'est-

à-dire intégrés dans la langue sans traces en synchronie de leur origine (25)

délocutive : kyrielle, messe, quolibez ). La délocutivité généralisée

aboutit dans le cas de gr. eîmi à la même opacité dans l'état de langue

classique (on ne comprend plus pourquoi ce futur est formellement un

présent? il faut remonter â l'état archaïque de la langue, attesté chez

Homère, pour constater l'équilibre différent du système, impliquant un stade

antérieur de l'évolution; encore les grammairiens anciens - et

plupart des grammairiens modernes - qui connaissaient la langue homé-

rique, n'interprétaient-ils pas ce système ). Certaines formules de i

salut sont dans cette situation, et. grec moderne ya sou < Hugeta ' (27)

(att. hugieia), "santé" et arménien otjoyn, "salut, santé"

Dans d'autres cas, la coexistence dans un même état de langue

de la formule illocutoire d'origine et du dérivé délocutif ou du délo-

cutif généralisé manifeste en synchronie que le processus diachronique

d'influence de la valeur illocutoire d'une formule sur le sens des

lexèmes apparentés est en cours, en train de se faire : le locuteur

n'a pas toujours conscience de la relation synchronique, mais il peut

en prendre conscience : ainsi en français pour les formules de salut

, -, coexistant dans la langue avec les lexèmes à/au, Dieu.,

revoir et avec les tormules comme Je vous recommande à Dieu, Je 60u!

vous revoir bientôt} parallèlement, on invoque le nom de Dieu pour dire

"bonjour" en Allemagne du Sud '7:»u9e Gott, on souhaite se revoir en se

séparant en allemand standard : auf '^iedersehn (et l'on peut intercaler

un adjectif entre la préposition et la forme d'infinitif : auf baldigem

Wiedersehn). De même en anglais de l'époque élizabéthaine pour j'arewell,

i

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- 135 -

littéralement "voyagez bien" (cf. ail. éutfahrt), d'où "au revoir „<28)

Ces exemples impliquent que toute synchronie est à interpréter

comme une coupe traversant le langage dans divers points de son évolu­

tion diachronique : si l'on essaie de mettre en parallèle l'évolution de ' - - ! •*

grec eîmi, hikano et hikêtess lissomai et lite , la cohérence des faits implique nécessairement que lissomai est beaucoup plus avancé dans 1'évo-

t _

lution que hikano : ce dernier n'a probablement jamais atteint le même

stade que son concurrent (probablement â cause de cette concurrence même :

on n'avait pas besoin d'un verbe signifiant "supplier" puisque celui-ci

existait déjà dans la langue).

SYNCHRONIE I : indo-européen (reconstruit)

etmi

etsi

etc.

présent *sik- "toucher" Ht- "toucher"

n : . ' lityomai ta

i

gounata "je touche

tes genoux"

SYNCHRONIE II (époque homérique)

II a) état le plus archaïque

etmi présent raodalisé à hik-"toucher" la 1ère personne

r p i

eîsi présent neutre à la hikano ta sa non-personne

lit* 'supplication"

lissomai "supplier"

gounata formule illocu-toire de suppli­cation "je touche tes genoux"

II b) homérique récent

eîmi présent modalisé à la lérp pprsonne

etsi futur â la non-personne

' rjtes "suppliant"

SYNCHRONIE III (grec de l'époque classique)

eîmi futur

futur

"supplication" hikêtes "suppliant" lite i _ i

hikano "supplier" lissomai "supplier" en poésie

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- 136 -

Une coupe synchronique devrait montrer la coexistence dans la

langue du présent modalisé à la première personne eîmi avec La troisième

personne à valeur de futur neutre cîsi et l'affleurement d'une couche

plus ancienne où e€ai reste un présont (alors que l'on n'a pas de traces

de Gtrrri, comme présent sans valeur modale à La première personne), la

coexistence de hikétes "suppliant" avec le sens "toucher" du verbe cor-

respondant, et l'opacité de Vite et de lisscmai, qui no sont pas mis en

relation en synchronie avec la formule illocutoire dont ils dérivent

probablement : on utilisera ici l'image saussurienne des couches stra-

tigraphiqucs.

coupe dans la synchronie homérique

H a

<J

"S ©

« 0 O <9

coupe dans la synchronie indo-européenne reconstruite

u e <u 3 J* if

w s*/ * , •/

W • • *

Les critères synchroniques et l'histoire de la langue concordent

donc, attestant que l'influence de formules ou locutions à valeur illo­

cutoire aboutit à des évolutions sémantiques ou à des créations lexicales

dans des langues diverses et dans différentes étapes de leur développe-(29)

ment . Dans le cas de la dérivation délocutive, les différents stades

de l'évolution ne sont jamais tous clairement attestés dans les langues.

Mais Ll semble qu'il y ait un ordre constant dans ces étapes# une succes-

sivité obligatoire, le cas des étapes attestées dans une langue au moins

permettant de rétablir les stades intermédiaires dans les cas parallèles

Page 13: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 137 -

en l'absence de témoignages certains : ainsi pour l'aspect sémantique du

lexème arménien ofàoyn les parallèles du grec khairein et du latin salua r

du français salut et du grec moderne y a sou montrent que :

. Un mot signifie dans la langue "salut, santé" : S

. On utilise ce mot dans une formule illocutoire du type "sois bien portant",

"je te souhaite une bonne santé " : S , avec une valeur illocutoire défi­

nie en fonction des rites de politesse en usage.

. Le mot prend le sens qu'il a dans la formule illocutoire : S^

. Le mot prend le sens de "voeu de bonne santé" et ce sens passe éventuel­

lement dans les dérivés : dans les termes de J.-C. Anscombre, on est

passé de la dérivation délocutive formulaire à la dérivation délocutive

lexicale

Les parallèles permettent même de construire des lexèmes théori­

ques auxquels la langue n'est pas arrivée en fait : ainsi, à partir de

l'utilisation symétrique du nom de Dieu dans les formules de salut, de men­

dicité, etc. :

angl. God be with you esp. Por Dios .' fr. A Die • .'

Goodbye Adieu !

+ *

on attendrait angl. to goodbye, fr. adieuser, comme on a le verbe pordiosear "mendier" (en disant For Dioa) en espagnol.

Pour les formules de malédiction :

r angl. God daim, you f r . au diable ! gr . (e)8 Korakas

Goddam3

on attendrait la création d'un verbe to goddaxn, audiabler, comme on a t _

skorakizo "maudire" en grec. (32) '

A partir des formules de lamentation, Hélas, Las moi , gr. oimoi * . •* -

on attendrait hélas(s)er parallèlement au grec oimozo.

Adoptant les stades d'évolution établis par J.-C. Anscombre, on

essaiera de mettre en parallèle la dérivation délocutive de plusieurs termes

français, sur le modèle de "merci"

A. Merci Dieu gr. kyrios "seigneur" lat. missa "envoyée"

B. emploi dans une formule avec valeur illocutoire ; t t

Merci .' A Dieu ! Kyrie eleison itet missa est

C. merci Adieu Kyrie missa : le

<

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- 133 -

root désigne l'acte que l'on fait quand on dit "••:•:•.'•:•{.t à Dieu, Kyrie eleiso)

Ite, missa esz" : Kyrie désigne la prière commençant par Kyrie, missa

la liturgie se terminant par Ite missa est. Concurremment a Kyrie a

existé à ce stade C le délocutif kyrie eleison désignant La prière par

laquelle commencent les litanies.

D. merci., mille mercis. un adieu, des adieux, la messe {et."allez, la

messe est dice"). Kyrie n'est pas passé au stade Dt mais Kyrie eleison

au sens de "début des litanies" a donné kyrielle "début d'une longue

suite de mots", d'où "longue suite de mots", d'où "longue suite de...

(mots, choses, etc.)".

Il ne s'agit nullement cette fois d'une coupe synchronique, mais de mettre

en parallèle des stades de l'évolution lexicale qui n'ont pas nécessairement

eu lieu à la même époque, mais qui sont toujours attestés dans la même suc­

cession diachronique, B, C ou D ne pouvant avoir lieu avant le stade qui lui

est antérieur.

Des phénomènes comme celui de la dérivation délocutive ou de la

délocutivité généralisée imposent donc aux linguistes de tenir compte de

l'histoire de la langue à l'intérieur même des études synchroniques : on

ne peut pas comprendre le système de l'opposition entre eîmi et eîsi en

grec, le rapport sémantique entre hikétes "suppliant" et hik- "toucher",

à plus forte raison le rapport de complémentarité paradlgmatique de hikétes J. t

avec les termes opaques lite et lissomai sans les hypothèses de la déri-

1

vation délocutive et de la délocutivité généralisée permettant de reconstruira

le système antérieur avec l'aide des langues apparentées. L'opposition entre

synchronie et diachronie ne peut plus être maintenue en toute rigueur.

Dans les images du Cours déjà, on peut trouver le modèle d'une intégration

de la diachronie dans la synchronie, ainsi dans la métaphore des couches

géologiques l'affleurement de couches stratigraphiques anciennes au milieu

des couches récentes en coupe synchronique, et l'évolution de la situation

respective des pièces noires et blanches au cours Je 1'"histoire" de la

partie d'échec : le déplacement des pièces, créant un équilibre nouveau,

est l'image du changement Linguistique ' . Saussure lui-même pratiquait

en fait une méthode mixte : c'est dans la structure des correspondances

phonétiques de diverses langues héritées de l'indo-européen qu'il a trouvé

les indices de l'existence théorique de phonèmes sonantiques appelés "schwa"

Page 15: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 139

Les évolutions sémantiques s'expliquant par allusion et intégration de la

valeur illocutoire d'un lexème dans une formule sont en synchronie ce que

sont les phonèmes hérités des laryngales indo-européennes dans les diverses

synchronies des langues héritées : des aberrations du point de vue de la

stricte sémantique synchronique, comme les alternances vocaliques dans les

verbes en -mi du grec paraissent aberrantes dans une description synchro­

nique du verbe grec attique.

La reconstruction phonologique des alternances vocaliques indo­

européennes par Saussure diffère de la reconstruction d'évolutions séman­

tiques s'expliquant par les valeurs illocutoires en ce que l'évolution de

H i.e. à skr. ̂ , gr.e, a, a s'est produite une fois dans l'histoire des

langues indo-européennes, alors que les processus de dérivation délocutive et

de délocutivité généralisée semblent se reproduire indéfiniment dans les

langues : l'usage de formules nouvelles entraîne la création de nouveaux

lexemes

La présence de l'illocutoire dans les langues anciennes, ou du

moins le fait que l'on recoure à cette notion pour expliquer des faits de

langue aberrants dans telle ou telle synchronie choisie, montre que le

sentiment intuitif de la langue n'est pas le seul critère (bien que l'on

utilise toujours les parallèles dans les langues vivantes et particulière­

ment dans la langue maternelle) : Les phénomènes de dérivation délocutive

et de délocutivité généralisée dont nous pensons qu'ils expliquent l'évo­

lution diachronique de eîmi vers un futur en attique, à partir d'un présent

indo-européen, ou le système lexical de la supplication en grec attique,

laissent des traces formelles dans la cohérence du système pour chaque état

synchronique de la langue. S'il en est ainsi pour les langues anciennes,

on doit trouver de même des traces formelles des phénomènes de ce genre dans

les langues vivantes : la délocutivité et la dérivation illocutoire, attes­

tées dans la synchronie du français contemporain par divers indices struc­

turels, impliquent la nécessité d'une explication diachronique, mais encore

plus manifestent que d'une certaine manière, l'histoire de la langue est

présente dans chacun de ses états.

D'une manière analogue on voit que les règles de dérivation se

marquent en synchronie dans les constructions exprimant le savoir : le rap­

port entre une construction centrale, qui fournit une sorte de contexte

«

Page 16: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 140 -

opacifiant , et une construction marginale, autorisant une lecture

transparente, invite à examiner d'une manière générale les ambiguïtés des

modaux, et à chercher des interprétations, en termes de dérivation, d'am-

biguîtés comme celles suscitées par les interprétations de re et de diatû

ou entre modaux êpistémiques et aléthiques.

Les concepts de dérivation dëlocutive, illocutoire par détache-(39)

ment du sens se montrent donc â la fois nécessaires et utilisables

pour l'étude de langues anciennes en dépit des difficultés d'enquête

qu'elles présentent.

* * * * * * *

Page 17: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 141 -

NOTES

(1) Ce terme signifie pour nous qu'il a existé un état où ces langues

étaient des langues vivantes, et que nous avons certains moyens

(l'étude détaillée des OOYpUS) de reconstruire les systèmes synchro-

niques de ces langues, ou au moins des bribes de ces systèmes.

(2) Cf. Anscombre U980b) .

(3) Cf. Duc ro t (1972 , 2 6 6 - 2 6 9 ) .

(•i) Nous voyons une confirmation de cette interprétation dans le carac­

tère inacceptable de l'enchaînement sur "il ne sait pas que p".

- X sait que p_, donc q, mais *X ne aait pas que p3 dono q.

Si l'enchaînement se faisait sur p, il devrait être possible.

(5) Cf. Rëconati (1979, 140), sur les objections à une interprétation

opaque de savoir dans "chacun sait que p".

(6) Cf. Grice (1975).

(7) Cf. Letoublon (1978).

(8) On pose l'hypothèse d'une synchronie homérique comme principe heuris­

tique, sans ignorer les travaux philologiques portant sur le caractère

composite et même en partie artificiel de la langue épique, en réa­

lité plus cohérente linguistiqueroent que ces travaux ne le laissent

supposer. Pour les verbes "aller" et en particulier eîmi, on verra

que l'on conclut à l'existence de deux états de langue successifs,

assez faciles à distinguer dans le texte homérique.

(9) Cf. Benveniste (1956).

(10) Cf. II. I, 425-426.: à Achille qui lui demande d'aller au plus vite

supplier Zeus, Thétis répond que Zeus est parti la veille chez les

Ethiopiens et qu'il reviendra dans onze jours : alors elle ira le

voir (eîmi); l'emploi du présent modalisé sert à faire patienter

Achille, en présentant le départ de Thétis comme déjà commencé.

(11) On ne connaît pas d'exemples du présent de l'indicatif en mycénien.

(12) En dehors des comparaisons, que les philologues rattachent au vieux

"fonds achéen" de la langue épique.

(13) Cf. Letoublon (à paraître) "Comment on envoie au diable en grec".

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- 142 -

(14) Cf. Oiseaux 99 : Ouk et es korakas', "N'iras-tu pas aux corbeaux?",

et les exemples cités.

(15) on relève 7 exemples de la formule au style direct : 5 sont â la

première personne du singulier du présent (emploi performatif expli­

quant la valeur illocutoire "supplier"), les deux exceptions sont

justifiées, l'une par les raisons métriques, l'autre par L'absence

de tout sens "supplier" dans le texte, cf. Letoublon (1980).

(16) Ce sens est garanti en synchronie par l'ensemble des emplois homé­

riques du verbe, et sa syntaxe avec accusatif direct, en diachronie

par le parallèle du lituanien lyvësti, lyêati, "toucher".

(17) Le paradigme verbal de hik- attesté chez Homère avec le sens "toucher",

a pris le sens de "supplier" en grec attique, dans la Tragédie, par

délocutivité généralisée au sens de Ducrot (1972, 73-74), (1975, 84-86)

(1977a, 32-36), (1977b, 48-53) et Encio . riaudi, art. Enunziazione,

(18) Un processus de dérivation normale de hikétes à partir de hik- ne

pourrait aboutir qu'au sens "toucheur", ou si l'on s'en tient au

sens traditionnellement admis pour le verbe, "arriveur".

(19) Relisant Benveniste (1948, 79-80), Ducrot interprète le sens de

nemêsis "vengeance" par délocutivité à partir du sens nem- "par-r

tager" : on a dû crier "'.'emesis .'" en cas d'injustice dans un

partage.

(20) 1958 (= 1966, 279-281).

(21) Sur les principes et la méthode de la reconstruction sémantique,

cf. Benveniste (1954).

(22) Cf. Anscombre (1980b, cité n. 2 ci-dessus) pour le statut de la

synchronie et de la diachronie dans la dérivation délocutive et dans

la dérivation illocutoire, et id. (à paraître).

(23) Cf. Anscombre (1979 a, 72) et Letoublon, SEMANTIKOS (à paraître).

(24) Cf. Letoublon (à paraître) "Comment on envoie au diable en grec"

et Anscombre (1980b).

(25) Cf. Letoublon, SEMANTIKOS (à paraître).

(26) On parlait de la double valeur de eîmi, en ignorant L'opposition des

personnes. L'hypothèse de Wackernagel (1926-28, L60-161), qui voudrait

i

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- 143 -

expliquer le passage de etnrù du sens présent au sens futur par une

valeur perfective, avec le parallèle des présents perfectifs du

slave qui prennent une valeur de futur, nous semble infirmé par

le fait qu'en slave même, le verbe hérité de i.e. eînrl est imperfec-

tif, et qu'il prend cependant la valeur d'un futur, cf. Vaillant

(1966, III, 471) sur 1'imperfectif idç, "je vais" qui signifie aussi

"j'irai", cf. aussi A. Meillet (1929, 256). De même eo a en latin

fréquemment une valeur de futur (cf. Wackernagel, Meillet, op. cit.),

en grec, longtemps après que eîmi se fut fixé comme futur grammati­

cal du verbe "aller" à l'indicatif, on a pu employer comme futur r

expressif erkhomai (cf. Wackernagel, op. cit.) : on le fait encore

en grec moderne. Le développement d'une valeur de futur avec les

verbes de sens "aller" semble s'expliquer comme une particularité

sémantique de ce verbe, cf. encore en français j'y vais, je pars,

etc. pour le futur proche. i

(27) ïa sou, formule utilisée quand on rencontre quelqu'un ou quand on

le quitte, venant de "santé à toi". Le mot arménien >%Joyn "saluta­

tion" Ko'ijoyn toi "donner le bonjour, saluer") s'explique de la même

manière par le sens "salut, santé", interprété étymologiquement par

une locution o%j oyn "sois bien portant", cf. de Lamberterie (1978,

279-280), Lindeman (1979, 335). En anglais, goodbye est expliqué

à partir de Gcd be with you par usure phonétique, puis déformation

du premier terme sous l'influence analogique de gooâ night (cf.

Oxford English Dictionary).

(28) Farewell, aujourd'hui vieilli, est bien attesté par exemple chez

Shakespeare. Le verbe moyen anglais faren signifie "aller, voyager",

cf. ail. fahrent en moyen anglais, on trouve le syntagme d'ordre

inverse à farewell, Welfare, avec semble-t-il les deux emplois :

voeu de bon voyage (sens littéral) et formule de séparation (déri­

vé délocutif à partir de la valeur illocutoire du premier emploi)

(cf. Oxford English Dictionary, 3.0. fave, well). x ' '

(29) Ainsi la création de Vite "supplication" et de lissotnai, lisser

"supplier" â partir d'une formule à valeur illocutoire lit- + le nom

du "genou" aurait eu lieu à l'époque préhistorique, avant les

premiers témoignages en grec; la constitution de hikétes "suppliant"

«

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- 144 -

aurait eu lieu avant Homère, mais la relation entre le dérivé et la ' _ i i t

formule illocutoire dont il dérive,hikano ta sa goutta ta est encore r _

visible on synchronie chez Homère ; la constitution de skoràkizo t

"maudire" a partir de la formule illocutoire de malédiction (e)s kc

s'est faite à l'époque classique {Vème IVèrae siècles avant J. C. :

le verbe dérivé est attesté chez Démosthène). En français, on a vu

des dérivés dëlocutifs se constituer dans chaque étape de la langue : I

kyrielle et quolibet sont attestés dans leur emploi actuel à partir

du XVème siècle, mais lavabo ne s'est détaché de la liturgie qu'au

XlXëme siècle, vidéo est daté par certains dictionnaires de 1964.

Certains termes dëlocutifs, ne vivant dans la langue que de l'allu­

sion à la valeur illocutoire de la formule dont ils dérivent,

meurent avec elle : dire amen à tout s'entend encore, mais de pater

Jusqu'à amen au sens de de a à s semble avoir disparu de l'usage.

(30) Cf. Benveniste (1958 • 1966, 276-277) (et salue, uale, ibid., 278-i

279, gr. khaire, khairein, 279)), Cornulier (1976, 117-119),

Anscombre (1979 a, 73).

(31) 1980 b.

(32) Sur hélas, cf. Anscombre (1979 a, 82-83). Las moi {lasse moi)

vieilli en français, est cité pour le parallèle morphologique avec t

le grec oi-moi (interjection + datif du pronom personnel de première personne).

(33) Cf. sur merci Anscombre (1979 a, 75-76 (et sur remercier, 77-78)).

(34) Saussure utilise l'image des sections dans la tige d'un végétal,

cf. CLG, éd. T. de Mauro, 125. Dans la même édition, l'image du

jeu d'échec est p. 125-126, cf. 126 : "Enfin, pour passer d'un

équilibre à l'autre, ou — selon notre terminologie — d'une synchro­

nie à l'autre, le déplacement d'un pièce suffit... Nous avons là

le pendant du fait diachronique avec toutes ses particularités."

Cf. aussi la troisième partie du Cours, intitulée Linguistique

diachronique, et dans la cinquième partie les 3 premiers chapitres,

traitant de l'intérêt de la grammaire comparée et du but des recons­

tructions de l'indo-européen.

(35) Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo­

européennes. Leip2ig, 1878, cf. l'édition critique du CLG, 327-329.

.

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- 145 -

(36) La délocutivitê est un des procédés du renouvellement lexical :

cf. la création de vidéoj l'expression née plus ultra, aujourd'hui

vieillie pour "le comble du chic", tend à être remplacée chez les gens

à la mode par muet (substantif en français, venu de l'emploi dêlocutif

en anglais du verbe d'obligation).

(37) Cf. Quine (1953, 139-157) et Récanati (1979, 31-47).

(3H) Voir une analyse de faits grecs dans Pierrot (à paraître).

(39) Cf. Cornulier (1980).

* * * * * * *

1

Page 22: - 125 - L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES

- 146 -

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