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L'ILLOCUTOIRE EN GREC ET DANS LES LANGUES ANCIENNES
Françoise Letoublon Alain Pierrot et
Université de Grenoble III Université de Paris III
La théorie de 1'ênonciation et de l'illocutoire s'est faite
à partir des langues vivantes (anglais et français principalement).
Sa méthode (comparaison de différents types d'énoncés sémantiquement
voisins, en vue d'analyser les différents actes illocutoires qu'ils
permettent d'accomplir) semble appeler nécessairement le recours au
sentiment linguistique de la langue maternelle : les langues anciennes
paraissent donc a priori aux antipodes d'une telle théorie.
Or, plusieurs exemples empiriques montrent au contraire que
l'on ne peut expliquer l'évolution sémantique de certains termes dans
les langues anciennes autrement que par des emplois où le sens du
moc contient une allusion à l'acte illocutoire pour lequel il est
utilisé. Certains paradoxes dans la relation sémantique entre un
lexème et sa famille de dérivation, ou entre un lexème et le sens de
sa racine indo-européenne ne peuvent s'expliquer que par l'histoire
de la langue, en recourant à la théorie de 1'ênonciation. Inverse
ment il faudra conclure que l'évolution linguistique reste dans une (2)
certaine mesure inscrite dans chaque état de la langue
D'autre part, en synchronie, le recours à des règles de déri
vation illocutoire autorise une description satisfaisante d'emplois r
paradoxaux du verbe eidenai, "savoir" dans le corpus constitué par
les oeuvres de Platon, d'Aristophane et d'Euripide.
1. DERIVATIONS ILLOCUTOIRES A PARTIR DE LA MODALITE
DU SAVOIR
f
L'examen des emplois du verbe eidenai amène à se demander si
ce verbe, employé avec une subordonnée complétive ou une interrogative
indirecte, est l'élément central des énoncés auxquels il est intégré,
ou bien s'il fait bloc avec la subordonnée, ce qui lui donne le statut
marginal d'un adverbe modal.
"
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(3) O. Ducrot a noté que savoir " , du fait de sa "factivité",
occupe une position intermédiaire entre les verbes d'argumentation
comme démontrer et les verbes d'opinion comme se douter que. De
même que démontrer, savoir autorise l'enchaînement sur Le contenu
propositionnel de la subordonnée, ce qui tendrait à faire de celle-ci
un élément du posé, mais, comme se douter que, savoir présuppose la
vérité de la subordonnée. Pour éviter d'admettre la possibilité d'en
chaînement sur les présupposés, O. Ducrot envisage La solution qui
consiste â considérer que savoir pose en fait une croyance, et que les
enchaînements constatés reposent sur l'assertion de cette croyance,
considérée comme un argument valide pour la vérité de la proposition (4)
enchâssée, sans que la vérité présupposée de celle-ci intervienne
Cette analyse, d'ailleurs, étayée par une référence au débat
du Thêêtète, semble largement conforme aux faits grecs anciens.
r Le verbe eidenai possède effectivement des constructions
t _
factives, avec des complétives en hoti ou hos, ou avec une construction
participiale. Négation ou mise en question de l'énoncé global laissent
La vérité de la complétive hors de doute, comme en témoignent les exem-— ' - '. -
pies suivants : Platon, Lois 642b : o xene athenate, ouk oîsth'isos i t _ ± _ i * r i t
hoti tugkhanei hemon he hestia tes poleos oûsa humon proxenos. "Peut-être ne sais-tu pas, étranger d'Athènes, que le foyer de notre
ville se trouve être votre proxêne". i t * » i t i
id. Ion 535d : -oîstha oûn hoti kai ton theaton tous pollous thuta
taûta humeîa ergazesthe ; - kai mala kalos oîda.
"Ainsi donc, sais-tu que vous aussi, vous avez ce même effet sur la
plupart des spectateurs ? - Je le sais fort bien".
Malgré cette valeur factive, on constate des enchaînements
sur le contenu de la subordonnée, comme si le verbe principal se
comportait comme un adverbe modal marginal : _ r i i t
id. Critias 108d : mnesthentes gar hikanôs (...) ckhedon otd' hoti * _± ± t i j. '- >
toi de toi theatroi doxomen ta prosekonta metrios apotetelekenai. t x _ I l - i t f
toût'otin aut'ede drasteon, kai melieteon ouden eti.
"Car, en rappelant correctement..., je sais bien que cette assemblée
estimera que nous avons satisfait â notre tâche. C'est donc cela même
qu'il faut faire, sans plus attendre".
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Ce type d'enchaînement semble bien centrer l'information sur
la subordonnée, et non sur le verbe principal. Une analyse modale
serait étayée par d'autres arguments fondés sur des enchaînements en
dialogue, mais aussi par des faits syntaxiques.
Les enchaînements en dialogue attestent que l'interrogation
peut porter aussi bien sur le savoir que sur le contenu propositionnel,
quand oîstha, "tu sais", est construit avec une subordonnée interro-
gative indirecte :
' _ t t i i id. Euthydème 294c : - oîstha Euthudemon hoposous odontas ekhei kai
i — t i i _ r i ho Euthudemos hoposous su; - ouk exarkeî soi, ephe3 akoûsai hoti panta
* _ ± a i i i i t epistamstha; - medamos, e d'hos, alla toûto eti monon eipaton...
"- Sais-tu combien Euthydème a de dents, et lui combien tu en as ?
- Il ne te suffit pas, dit-il, d'entendre que nous savons tout ?
- Pas du tout, reprit-il, mais contentez-vous de nous dire encore
cela...".
t t t Aristophane Cavaliers 1069 : oîsth'ho H estin toûto; - Philostratos _ -1 _
he kunalopex,
"Tu sais ce que c'est ? - Philostrate le chien-renard !"
Dans les deux cas, le savoir de l'allocutaire est effacé der
rière l'interrogation sur le contenu propositionnel, qui est le véri
table objet du développement discursif.
"Mais sais-tu ce que tu dois faire ? Frappe du pied le rocher".
Dans ce type d'exemples, bien attestés, les deux actes marqués
entrent en concurrence, et l'usage du français exige soit de les juxta
poser, soit d'en éliminer un si l'on souhaite conserver 1'enchâssement.
I t .
Syntaxiquement, le grec présente plusieurs usages où evdenai
semble marginal par rapport à la structure de la phrase. On trouve
en effet des exemples d'impératif enchâssé sous oîstha :
' t ± i t
id. Cavaliers 1158 : otsth'oûn ho drâson; - ei de me, phraseis ge su.
"Tu sais ce que tu dois faire (litt. fais l) ? - Sinon tu vas bien
(me le) dire".
t * i i j . t
xd. Oiseaux 54 : all'oîsth'ho drâsonj toi skelei thene ten petran.
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r
Cette structure syntaxique est limitée à l'emploi d'eidenai comme verbe
introducteur,ce qui invite à rechercher sa raison d'être dans la valeur
de ce verbe plutôt que dans le système syntaxique du grec ancien.
Dans les systèmes hypothétiques, on trouve fréquemment ofd'/ t
otsth'hoti, "je / tu sais que" préposé à l'apodose, alors que le rapport
n'est pas établi entre la protase et l'expression du savoir, ni même
marqué grammaticalement :
Platon République V 471 d : ei de kai ta thelu. austvateuoibo, (...) t f _ f _ r r
oîd'hoti tautéi pantei amakhoi an eîen.
"Si même les femmes combattent avec eux (...), je sais qu'alors ils
seront absolument invincibLes".
Enfin on note des emplois en incise du verbe, généralement
déterminé par un adverbe; il semble dès lors plus proche d'un adverbe
d'énonciation que d'un prédicat susceptible d'ouvrir un développement
discursif.
' r J. ' — * ' i ' _ id* Apologie 37b : anti toutou de helormi hon eu. oîda ti kakon onton
t «, t toutou timesamenos;
"Dois-je à la place choisir quelque chose dont je sais bien (que c'est)
mauvais pour m'y condamner ?".
i L'ensemble de ces emplois tend donc plutôt à faire d'eidenai
(5) un modal marginal commentant 1'énonciation, limité à un rôle d'incise " ,
Toutefois, il paraît plus avantageux de considérer ces usages
comme dérivés par rapport à une valeur centrale, pleine, d'eidenai»
de manière à éviter de créer une classe syntaxique particulière pour
rendre compte de la "transparence" logique des énoncés du savoir.
Cette analyse peut s'appuyer sur le fait que, construit avec i
hoti dans une interrogative, otstria fait d'ordinaire véritablement
l'objet de l'interrogation : en témoigne l'exemple tiré d'Ion 535d cité
plus haut, où seul le savoir de l'allocutaire est en cause.
D'autre part, dans les enchaînements où le contenu de la
subordonnée est en question, c'est-à-dire lorsque celle-ci est en ques
tion dans le développement discursif, ou est une interrogation indirecte,
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certains exemples imposent de rapprocher savoir et croyance, conformé
ment à l'hypothèse d'O. Ducrot :
* £ I r ± _ i _
id. République 544d : otstk'oûnt en d'ego, hoti kai anthropon eide
tosaûta anagke etnai, hosaper kai pctiteion; e oisi ek druos pothen e I I I I ± F m I _ f
ek petrae tas politeias gignesthai, . . . - oudartos egog', ephey allothen jt
e ent^ûthen.
"Ainsi donc, dis-je, sais-tu qu'il y a nécessairement autant d'espèces
de caractères que de gouvernements ? Ou bien crois-tu que les gouver
nements viennent d'un chêne, ou d'une pierre, ... - Absolument pas,
dit-il, d'ailleurs que de là, pour ma part"(litt.).
La réponse porte à la fois sur le contenu du savoir {l'allocu-
taire reconnaît l'origine humaine des types de gouvernement), mais
aussi sur sa croyance personnelle, comme le marque la référence à la
première personne.
On trouve également des enchaînements où ce qui est requis est
le savoir de 1'allocutaire sur un point présenté dans une interrogative
indirecte. Le dialogue se poursuit alors sans que la réponse à l'inter
rogation contenue dans la subordonnée ait à être exprimée. Cet usage
est d'ailleurs bien représenté en français :
" - Sais-tu où est le marchand de vin où je vais d'ordinaire ? - Oui.
- Eh bien, va y acheter six bouteilles de Corton 47..."
' t i J. t _ t _ Platon Cratyle 434e : ... oude oîstha su nùn ho ti ego legoj - egoge,
t ri » r
dia ge to ethos, o philtate
"... et dès lors tu ne comprends (litt. "tu ne sais") même plus ce
que je dis ? - Si, par habitude, très cher".
Le groupe par habitude s'applique bien évidemment à comprendre,
qui fait l'objet de la question.
Si l'on veut voir un usage d'abord descriptif du savoir dans r
les expressionSoù eidenai est employé, il faut justifier la dérivation
des premiers exemples présentés. Or, cette dérivation est mise à jour
par certains textes, où l'acte d'interrogation est décomposé, avec
l'expression explicite des conditions préliminaires à son succès, sans
que cette décomposition ait l'apparence polémique qu'elle revêt dans
l'exemple de l'Euthydème cité plus haut :
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/ i i i i i i
id. Apologie 24d : ithi. de mm eipe coutois, tis autous beltious poieîj ~ i * t i i
delon gor hoti otstha, melon ge soi.
"Eh bien, dis-leur : qui les rend meilleurs ? Car il est évident que tu
(le) sais, étant donné que tu t'en préoccupes".
On peut reconstituer la dérivation ainsi : le succès d'une inter
rogation exigeant que l'allocutaire soit informé du point en question,
il est utile de s'assurer que l'allocutaire possède bien le savoir sur
lequel est fondée la suite du discours, en général une interrogation;
par conséquent l'interrogation sur le savoir concernant un point est
perçue comme préliminaire à une interrogation sur le point même, et
autorise une réponse directement sur le point, conforme à la maxime
de relation si le point est évidemment l'objet du développement dis
cursif. L'interrogation porte sur le savoir lorsque son auteur est clai
rement en possession de l'information évoquée par la subordonnée, soit
que celle-ci soit factive, soit que, comme dans l'exemple du Cratyle,
le locuteur auteur de l'interrogation ne puisse ignorer ce qu'il présente
sous forme d'interrogation indirecte. La dérivation de l'acte d'ordre
peut se fonder sur la condition préliminaire que l'allocutaire ne soit pas
sur le point d'effectuer de lui-même l'acte demandé. Quel que soit le
sens de la dérivation, il est probable que l'explication des deux emplois
doit faire intervenir des règles de dérivation illocutoire afin de ména
ger une description unitaire du lexème.
2. LE PASSAGE D'UN PRESENT MODAL A UN FUTUR GRAMMATICAL
Etymologiquement, i.e. *eimi, *eisi, *eiti, *ines... est un
présent (cf. le présent sanscrit emi et le présent latin eo). Ce
présent pré-historique est devenu un futur en grec de l'époque classique,
et le paradigme donné par les grammairiens pour le verbe grec "aller" ' - (7)
est prés, erkhomai, fut. eîmi, ao. elthon... On peut montrer que l'explication de ce fait d'évolution linguistique se trouve dans l'état
(3) homérique de La langue grecque : on constate en effet que chez Homère,
aînri est un présent à valeur modale à la première personne ("je veux
aller, je décide d'aller, je m'engage à aller") alors qu'il est un
futur à la troisième personne : eCsi "il ira" (sauf dans les comparaisons
où c'est un présent "il va" : cette discordance s'explique par l'archaïsme
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des comparaisons, qui constituent dans la langue épique des Ilots
conservateurs). L'opposition des valeurs temporelles entre la pre
mière et la troisième personne peut être interprétée par le recours (9)
à la théorie de l'énonciation et à l'opposition personne / non-personne
on reconstruisant les synchronies successives suivantes :
1) dans un premier état de langue (pré-grec, indo-européen si l'on
admet la cohérence du latin et du sanskrit) on a un présent
* ' . -
eimi "je vais, je pars" skr. erni, lat. eo
e^B^ "tu vas, tu pars"
eiti "il va, il part" skr. eii, lat. it
2) en grec : e£rni a la première personne prend une valeur semi-perfor-
native : "je veux aller, je m'engage à aller" (l'énonciation de eîmi
nu style direct sert de promesse, et parfois aide à faire attendre
un interlocuteur impatient ). Dans l'état de langue le plus
archaïque du grec alphabétique le verbe reste un présent dans
le reste du paradigme, état de langue attesté par les comparaisons.
j) dans l'état de langue "h^mêriqup récent" , la première personne
reste un présent modalisé comme dans l'état précédent, (chez Homère,
on n'a Jamais la première personne au sens d'un futur vrai : c'est
toujours un futur proche "je vais tout de suite" ou un présent
modalisé "je veux aller"); le sens futur attesté ailleurs pourrait
s'expliquer par l'influence de la valeur illocutoire de la première
personne dans le reste du paradigme, avec dégénérescence de la valeur
modale en valeur temporelle quand on passe de la personne à la non-
personne : le raisonnement sous-jacent est du type : "?Jdit "Je vais
tout de suite", donc il ira", dans une sorte de représentation mentale
du discours de l'autre. Le processus est analogue à celui de la
délocutivité généralisée qui explique selon O. Ducrot l'extension
du sens performatif des verbes performatifs dans l'ensemble de leur
paradigme (par exemple pour adhérer dans le sens de "donner son adhé
sion à" à partir de J'adhëre, pour promettre à partir de Je promets^
etc.).
4) après Homère (état de langue attesté à l'époque classique) l'ensemble
du verbe a pris un sens futur en s'alignant sur la "non-personne" :
après avoir entraîné la valeur de futur dans l'ensemble du paradigme
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de l'ancien présent, la première personne e-Cmi a donc subi à son
tour l'influence de la non-personne eîsi, et est devenue une forme
de futur par neutralisation de son ancienne valeur modale.
3. LES DELOCUTIFS
Le meilleur exemple de dérivé délocutif en grec ancien nous \ — (13)
paraît être le verbe skorakiao "maudire" ; le ;.; initial ne peut s'expliquer que par la préposition es, avec aphérèse de la voyelle
• '. brève initiale, non dans le mot (e) skorak-izo qui n'a sûrement jamais
i
existé, mais dans la "locution" {s)s kovakas "aux corbeaux '." utilisée
comme formule illocutoire de malédiction usuelle, et bien attestée par (14)
exemple chez Aristophane
Les critères formels sont moins probants dans le cas de hikétes
"suppliant". Mais c'est ici l'impossibilité de partir du sens du verbe
correspondant à ce nom d'agent, qui interdit de considérer ce mot comme
un dérivé "normal". Or, la formule illocutoire de supplication est ' ' ' (15) attestée chez Homère : htkano ta sa gounata , avec le sens "je touche
tes genoux" . On a donc dans un même état de langue un verbe hikano
"toucher", une formule de supplication dans un emploi performatif,
hikano ta sa gounata "je touche tes genoux" (et ce faisant,"je te supplie"),
et un dérivé nominal, hikétes "suppliant", alors que le verbe n'a pas le
(17)
sens "supplier" dans cet état de la langue : l'hypothèse de la déri
vation délocutive est ici nécessitée par la structure même du vocabulaire
homérique, et par les sens divergents du verbe et du nom d'agent qui en
dérive
Le vocabulaire homérique de la supplication comprend, outre
i j
hikétes, un verbe, lissomai, et un nom d'action, Lite, qui signifient
"supplier", "supplication" dès Homère : on ne peut pas ici faire l'his
toire du développement sémantique, et le sens no fait d'ailleurs pas de
problème en grec même. Mais le rapport de lissomai et Vite avec hikétes
est cnigmatique (pourquoi la langue n'a-t-elle pas formé le nom d'agent
sur la même base ou racine que le verbe et que le nom d'action ?), et
surtout, l'étymologie fait problème : les philologues ont refusé le
seul rapprochement possible (et morphologiquement vraisemblable), avec le
<
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lituanien lyteti, liêsti "toucher", parce que sëmantiquetnent trop
lointain. Or le verbe grec hik- {hiko, hikano...) vient de i.e.
etfe-"toucher", sens encore conservé en grec homérique et garanti par
le parallèle lituanien siekiu "toucher". Le même processus qui a abouti
à faire de hikétea un nom d'agent signifiant "suppliant" a pu intervenir
dans le cas de la racine lit- •. d'une formule illocutoire lityomai ta t
gounata signifiant "je touche tes genoux", indirectement attestée chez t i _
Homère dans le syntagroe lissesthai gounon "supplier (en prenant) par
les genoux", on a pu passer par dérivation délocutive au nom d'action -i
lite "supplication" et par délocutivité généralisée au sens "supplier",
étendu dans tout le paradigme verbal, cf. l'infinitif lissesthai "supplier".
C'est ici le problème étymologique, convergeant avec le besoin de donner
des justifications sémantiques à l'étrange système supplétif du vocabu
laire grec de la supplication, qui invite â l'hypothèse délocutive.
Dans tous ces exemples, on recourt â l'hypothèse de la délocu
tivité, donc de l'influence de 1'énonciation d'un terme linguistique dans
un contexte socio-culturel particulier avec telle ou telle valeur illo
cutoire conventionnelle sur le sens de ce terme ou de ses dérivés, pour
expliquer les relations sémantiques entre un lexème existant dans la langue _ r _
et les lexèmes de la même famille (à grec hikêtes et skorakizo, on peut (19) ajouter l'exemple de nêmesis cité par O. Ducrot , les exemples de
pcwenuxre et quivitave donnés par E. Benveniste ' ), ou avec le sens de
la racine indo-européenne dont il dérive, si ce sens peut être reconstruit (21)
d'une manière plausible à partir des langues apparentées (cas de grec '. . J * .
lissomai et lite par rapport à i.e. lit-, dont on reconstruit le sens
"toucher" en le supposant conservé sans changement par le verbe lituanien
correspondant phonétiquement).
SYNCHRONIE ET DIACHRONIE
La dérivation délocutive se manifeste parfois par des critères
formels évidents, qui sont interprétés comme des traces du processus dia-[223
chronique à l'intérieur même de la synchronie considérée : ainsi
l ' i m p é r a t i f dans vademeaum, nota bene, mernent1?, fao simule e t factotum;
rendez-vous, cessez-le-feu, (Hequiescat ; s u b j . ) , e t c . V i ' ou d i v e r s e s
a u t r e s formes ve rba l e s ou nominales (quorum, Kyriea Requiem, Te deum) ne
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pouvant s'expliquer autrement que par leur tonction dans la locution
a laquelle leur sens en synchronie fait allusion {Kyrie eleison, Requiem t _
dona eia domine, Requiescat in paee, etc.) : c'est le cas de akorakizo
en grec, du parallèle espagnol pordiosear "mendier", de adieu en fran-. 124)
çais
Dans certains cas, en l'absence de traces formelles manifestes
en synchronie, c'est l'histoire de la langue qui prouve un processus de
dérivation délocutive que l'on ne soupçonnerait pas autrement : c'est
le cas de lite et de lissomai en grec, de nombreux exemples parallèles
dans les langues vivantes (cf. les dérivés délocutifs "opaques", c'est-
à-dire intégrés dans la langue sans traces en synchronie de leur origine (25)
délocutive : kyrielle, messe, quolibez ). La délocutivité généralisée
aboutit dans le cas de gr. eîmi à la même opacité dans l'état de langue
classique (on ne comprend plus pourquoi ce futur est formellement un
présent? il faut remonter â l'état archaïque de la langue, attesté chez
Homère, pour constater l'équilibre différent du système, impliquant un stade
antérieur de l'évolution; encore les grammairiens anciens - et
plupart des grammairiens modernes - qui connaissaient la langue homé-
rique, n'interprétaient-ils pas ce système ). Certaines formules de i
salut sont dans cette situation, et. grec moderne ya sou < Hugeta ' (27)
(att. hugieia), "santé" et arménien otjoyn, "salut, santé"
Dans d'autres cas, la coexistence dans un même état de langue
de la formule illocutoire d'origine et du dérivé délocutif ou du délo-
cutif généralisé manifeste en synchronie que le processus diachronique
d'influence de la valeur illocutoire d'une formule sur le sens des
lexèmes apparentés est en cours, en train de se faire : le locuteur
n'a pas toujours conscience de la relation synchronique, mais il peut
en prendre conscience : ainsi en français pour les formules de salut
, -, coexistant dans la langue avec les lexèmes à/au, Dieu.,
revoir et avec les tormules comme Je vous recommande à Dieu, Je 60u!
vous revoir bientôt} parallèlement, on invoque le nom de Dieu pour dire
"bonjour" en Allemagne du Sud '7:»u9e Gott, on souhaite se revoir en se
séparant en allemand standard : auf '^iedersehn (et l'on peut intercaler
un adjectif entre la préposition et la forme d'infinitif : auf baldigem
Wiedersehn). De même en anglais de l'époque élizabéthaine pour j'arewell,
i
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littéralement "voyagez bien" (cf. ail. éutfahrt), d'où "au revoir „<28)
Ces exemples impliquent que toute synchronie est à interpréter
comme une coupe traversant le langage dans divers points de son évolu
tion diachronique : si l'on essaie de mettre en parallèle l'évolution de ' - - ! •*
grec eîmi, hikano et hikêtess lissomai et lite , la cohérence des faits implique nécessairement que lissomai est beaucoup plus avancé dans 1'évo-
t _
lution que hikano : ce dernier n'a probablement jamais atteint le même
stade que son concurrent (probablement â cause de cette concurrence même :
on n'avait pas besoin d'un verbe signifiant "supplier" puisque celui-ci
existait déjà dans la langue).
SYNCHRONIE I : indo-européen (reconstruit)
etmi
etsi
etc.
présent *sik- "toucher" Ht- "toucher"
n : . ' lityomai ta
i
gounata "je touche
tes genoux"
SYNCHRONIE II (époque homérique)
II a) état le plus archaïque
etmi présent raodalisé à hik-"toucher" la 1ère personne
r p i
eîsi présent neutre à la hikano ta sa non-personne
lit* 'supplication"
lissomai "supplier"
gounata formule illocu-toire de supplication "je touche tes genoux"
II b) homérique récent
eîmi présent modalisé à la lérp pprsonne
etsi futur â la non-personne
' rjtes "suppliant"
SYNCHRONIE III (grec de l'époque classique)
eîmi futur
futur
"supplication" hikêtes "suppliant" lite i _ i
hikano "supplier" lissomai "supplier" en poésie
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Une coupe synchronique devrait montrer la coexistence dans la
langue du présent modalisé à la première personne eîmi avec La troisième
personne à valeur de futur neutre cîsi et l'affleurement d'une couche
plus ancienne où e€ai reste un présont (alors que l'on n'a pas de traces
de Gtrrri, comme présent sans valeur modale à La première personne), la
coexistence de hikétes "suppliant" avec le sens "toucher" du verbe cor-
respondant, et l'opacité de Vite et de lisscmai, qui no sont pas mis en
relation en synchronie avec la formule illocutoire dont ils dérivent
probablement : on utilisera ici l'image saussurienne des couches stra-
tigraphiqucs.
coupe dans la synchronie homérique
H a
<J
"S ©
« 0 O <9
coupe dans la synchronie indo-européenne reconstruite
u e <u 3 J* if
w s*/ * , •/
W • • *
Les critères synchroniques et l'histoire de la langue concordent
donc, attestant que l'influence de formules ou locutions à valeur illo
cutoire aboutit à des évolutions sémantiques ou à des créations lexicales
dans des langues diverses et dans différentes étapes de leur développe-(29)
ment . Dans le cas de la dérivation délocutive, les différents stades
de l'évolution ne sont jamais tous clairement attestés dans les langues.
Mais Ll semble qu'il y ait un ordre constant dans ces étapes# une succes-
sivité obligatoire, le cas des étapes attestées dans une langue au moins
permettant de rétablir les stades intermédiaires dans les cas parallèles
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en l'absence de témoignages certains : ainsi pour l'aspect sémantique du
lexème arménien ofàoyn les parallèles du grec khairein et du latin salua r
du français salut et du grec moderne y a sou montrent que :
. Un mot signifie dans la langue "salut, santé" : S
. On utilise ce mot dans une formule illocutoire du type "sois bien portant",
"je te souhaite une bonne santé " : S , avec une valeur illocutoire défi
nie en fonction des rites de politesse en usage.
. Le mot prend le sens qu'il a dans la formule illocutoire : S^
. Le mot prend le sens de "voeu de bonne santé" et ce sens passe éventuel
lement dans les dérivés : dans les termes de J.-C. Anscombre, on est
passé de la dérivation délocutive formulaire à la dérivation délocutive
lexicale
Les parallèles permettent même de construire des lexèmes théori
ques auxquels la langue n'est pas arrivée en fait : ainsi, à partir de
l'utilisation symétrique du nom de Dieu dans les formules de salut, de men
dicité, etc. :
angl. God be with you esp. Por Dios .' fr. A Die • .'
Goodbye Adieu !
+ *
on attendrait angl. to goodbye, fr. adieuser, comme on a le verbe pordiosear "mendier" (en disant For Dioa) en espagnol.
Pour les formules de malédiction :
r angl. God daim, you f r . au diable ! gr . (e)8 Korakas
Goddam3
on attendrait la création d'un verbe to goddaxn, audiabler, comme on a t _
skorakizo "maudire" en grec. (32) '
A partir des formules de lamentation, Hélas, Las moi , gr. oimoi * . •* -
on attendrait hélas(s)er parallèlement au grec oimozo.
Adoptant les stades d'évolution établis par J.-C. Anscombre, on
essaiera de mettre en parallèle la dérivation délocutive de plusieurs termes
français, sur le modèle de "merci"
A. Merci Dieu gr. kyrios "seigneur" lat. missa "envoyée"
B. emploi dans une formule avec valeur illocutoire ; t t
Merci .' A Dieu ! Kyrie eleison itet missa est
C. merci Adieu Kyrie missa : le
<
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root désigne l'acte que l'on fait quand on dit "••:•:•.'•:•{.t à Dieu, Kyrie eleiso)
Ite, missa esz" : Kyrie désigne la prière commençant par Kyrie, missa
la liturgie se terminant par Ite missa est. Concurremment a Kyrie a
existé à ce stade C le délocutif kyrie eleison désignant La prière par
laquelle commencent les litanies.
D. merci., mille mercis. un adieu, des adieux, la messe {et."allez, la
messe est dice"). Kyrie n'est pas passé au stade Dt mais Kyrie eleison
au sens de "début des litanies" a donné kyrielle "début d'une longue
suite de mots", d'où "longue suite de mots", d'où "longue suite de...
(mots, choses, etc.)".
Il ne s'agit nullement cette fois d'une coupe synchronique, mais de mettre
en parallèle des stades de l'évolution lexicale qui n'ont pas nécessairement
eu lieu à la même époque, mais qui sont toujours attestés dans la même suc
cession diachronique, B, C ou D ne pouvant avoir lieu avant le stade qui lui
est antérieur.
Des phénomènes comme celui de la dérivation délocutive ou de la
délocutivité généralisée imposent donc aux linguistes de tenir compte de
l'histoire de la langue à l'intérieur même des études synchroniques : on
ne peut pas comprendre le système de l'opposition entre eîmi et eîsi en
grec, le rapport sémantique entre hikétes "suppliant" et hik- "toucher",
à plus forte raison le rapport de complémentarité paradlgmatique de hikétes J. t
avec les termes opaques lite et lissomai sans les hypothèses de la déri-
1
vation délocutive et de la délocutivité généralisée permettant de reconstruira
le système antérieur avec l'aide des langues apparentées. L'opposition entre
synchronie et diachronie ne peut plus être maintenue en toute rigueur.
Dans les images du Cours déjà, on peut trouver le modèle d'une intégration
de la diachronie dans la synchronie, ainsi dans la métaphore des couches
géologiques l'affleurement de couches stratigraphiques anciennes au milieu
des couches récentes en coupe synchronique, et l'évolution de la situation
respective des pièces noires et blanches au cours Je 1'"histoire" de la
partie d'échec : le déplacement des pièces, créant un équilibre nouveau,
est l'image du changement Linguistique ' . Saussure lui-même pratiquait
en fait une méthode mixte : c'est dans la structure des correspondances
phonétiques de diverses langues héritées de l'indo-européen qu'il a trouvé
les indices de l'existence théorique de phonèmes sonantiques appelés "schwa"
- 139
Les évolutions sémantiques s'expliquant par allusion et intégration de la
valeur illocutoire d'un lexème dans une formule sont en synchronie ce que
sont les phonèmes hérités des laryngales indo-européennes dans les diverses
synchronies des langues héritées : des aberrations du point de vue de la
stricte sémantique synchronique, comme les alternances vocaliques dans les
verbes en -mi du grec paraissent aberrantes dans une description synchro
nique du verbe grec attique.
La reconstruction phonologique des alternances vocaliques indo
européennes par Saussure diffère de la reconstruction d'évolutions séman
tiques s'expliquant par les valeurs illocutoires en ce que l'évolution de
H i.e. à skr. ̂ , gr.e, a, a s'est produite une fois dans l'histoire des
langues indo-européennes, alors que les processus de dérivation délocutive et
de délocutivité généralisée semblent se reproduire indéfiniment dans les
langues : l'usage de formules nouvelles entraîne la création de nouveaux
lexemes
La présence de l'illocutoire dans les langues anciennes, ou du
moins le fait que l'on recoure à cette notion pour expliquer des faits de
langue aberrants dans telle ou telle synchronie choisie, montre que le
sentiment intuitif de la langue n'est pas le seul critère (bien que l'on
utilise toujours les parallèles dans les langues vivantes et particulière
ment dans la langue maternelle) : Les phénomènes de dérivation délocutive
et de délocutivité généralisée dont nous pensons qu'ils expliquent l'évo
lution diachronique de eîmi vers un futur en attique, à partir d'un présent
indo-européen, ou le système lexical de la supplication en grec attique,
laissent des traces formelles dans la cohérence du système pour chaque état
synchronique de la langue. S'il en est ainsi pour les langues anciennes,
on doit trouver de même des traces formelles des phénomènes de ce genre dans
les langues vivantes : la délocutivité et la dérivation illocutoire, attes
tées dans la synchronie du français contemporain par divers indices struc
turels, impliquent la nécessité d'une explication diachronique, mais encore
plus manifestent que d'une certaine manière, l'histoire de la langue est
présente dans chacun de ses états.
D'une manière analogue on voit que les règles de dérivation se
marquent en synchronie dans les constructions exprimant le savoir : le rap
port entre une construction centrale, qui fournit une sorte de contexte
«
- 140 -
opacifiant , et une construction marginale, autorisant une lecture
transparente, invite à examiner d'une manière générale les ambiguïtés des
modaux, et à chercher des interprétations, en termes de dérivation, d'am-
biguîtés comme celles suscitées par les interprétations de re et de diatû
ou entre modaux êpistémiques et aléthiques.
Les concepts de dérivation dëlocutive, illocutoire par détache-(39)
ment du sens se montrent donc â la fois nécessaires et utilisables
pour l'étude de langues anciennes en dépit des difficultés d'enquête
qu'elles présentent.
* * * * * * *
- 141 -
NOTES
(1) Ce terme signifie pour nous qu'il a existé un état où ces langues
étaient des langues vivantes, et que nous avons certains moyens
(l'étude détaillée des OOYpUS) de reconstruire les systèmes synchro-
niques de ces langues, ou au moins des bribes de ces systèmes.
(2) Cf. Anscombre U980b) .
(3) Cf. Duc ro t (1972 , 2 6 6 - 2 6 9 ) .
(•i) Nous voyons une confirmation de cette interprétation dans le carac
tère inacceptable de l'enchaînement sur "il ne sait pas que p".
- X sait que p_, donc q, mais *X ne aait pas que p3 dono q.
Si l'enchaînement se faisait sur p, il devrait être possible.
(5) Cf. Rëconati (1979, 140), sur les objections à une interprétation
opaque de savoir dans "chacun sait que p".
(6) Cf. Grice (1975).
(7) Cf. Letoublon (1978).
(8) On pose l'hypothèse d'une synchronie homérique comme principe heuris
tique, sans ignorer les travaux philologiques portant sur le caractère
composite et même en partie artificiel de la langue épique, en réa
lité plus cohérente linguistiqueroent que ces travaux ne le laissent
supposer. Pour les verbes "aller" et en particulier eîmi, on verra
que l'on conclut à l'existence de deux états de langue successifs,
assez faciles à distinguer dans le texte homérique.
(9) Cf. Benveniste (1956).
(10) Cf. II. I, 425-426.: à Achille qui lui demande d'aller au plus vite
supplier Zeus, Thétis répond que Zeus est parti la veille chez les
Ethiopiens et qu'il reviendra dans onze jours : alors elle ira le
voir (eîmi); l'emploi du présent modalisé sert à faire patienter
Achille, en présentant le départ de Thétis comme déjà commencé.
(11) On ne connaît pas d'exemples du présent de l'indicatif en mycénien.
(12) En dehors des comparaisons, que les philologues rattachent au vieux
"fonds achéen" de la langue épique.
(13) Cf. Letoublon (à paraître) "Comment on envoie au diable en grec".
- 142 -
(14) Cf. Oiseaux 99 : Ouk et es korakas', "N'iras-tu pas aux corbeaux?",
et les exemples cités.
(15) on relève 7 exemples de la formule au style direct : 5 sont â la
première personne du singulier du présent (emploi performatif expli
quant la valeur illocutoire "supplier"), les deux exceptions sont
justifiées, l'une par les raisons métriques, l'autre par L'absence
de tout sens "supplier" dans le texte, cf. Letoublon (1980).
(16) Ce sens est garanti en synchronie par l'ensemble des emplois homé
riques du verbe, et sa syntaxe avec accusatif direct, en diachronie
par le parallèle du lituanien lyvësti, lyêati, "toucher".
(17) Le paradigme verbal de hik- attesté chez Homère avec le sens "toucher",
a pris le sens de "supplier" en grec attique, dans la Tragédie, par
délocutivité généralisée au sens de Ducrot (1972, 73-74), (1975, 84-86)
(1977a, 32-36), (1977b, 48-53) et Encio . riaudi, art. Enunziazione,
(18) Un processus de dérivation normale de hikétes à partir de hik- ne
pourrait aboutir qu'au sens "toucheur", ou si l'on s'en tient au
sens traditionnellement admis pour le verbe, "arriveur".
(19) Relisant Benveniste (1948, 79-80), Ducrot interprète le sens de
nemêsis "vengeance" par délocutivité à partir du sens nem- "par-r
tager" : on a dû crier "'.'emesis .'" en cas d'injustice dans un
partage.
(20) 1958 (= 1966, 279-281).
(21) Sur les principes et la méthode de la reconstruction sémantique,
cf. Benveniste (1954).
(22) Cf. Anscombre (1980b, cité n. 2 ci-dessus) pour le statut de la
synchronie et de la diachronie dans la dérivation délocutive et dans
la dérivation illocutoire, et id. (à paraître).
(23) Cf. Anscombre (1979 a, 72) et Letoublon, SEMANTIKOS (à paraître).
(24) Cf. Letoublon (à paraître) "Comment on envoie au diable en grec"
et Anscombre (1980b).
(25) Cf. Letoublon, SEMANTIKOS (à paraître).
(26) On parlait de la double valeur de eîmi, en ignorant L'opposition des
personnes. L'hypothèse de Wackernagel (1926-28, L60-161), qui voudrait
i
- 143 -
expliquer le passage de etnrù du sens présent au sens futur par une
valeur perfective, avec le parallèle des présents perfectifs du
slave qui prennent une valeur de futur, nous semble infirmé par
le fait qu'en slave même, le verbe hérité de i.e. eînrl est imperfec-
tif, et qu'il prend cependant la valeur d'un futur, cf. Vaillant
(1966, III, 471) sur 1'imperfectif idç, "je vais" qui signifie aussi
"j'irai", cf. aussi A. Meillet (1929, 256). De même eo a en latin
fréquemment une valeur de futur (cf. Wackernagel, Meillet, op. cit.),
en grec, longtemps après que eîmi se fut fixé comme futur grammati
cal du verbe "aller" à l'indicatif, on a pu employer comme futur r
expressif erkhomai (cf. Wackernagel, op. cit.) : on le fait encore
en grec moderne. Le développement d'une valeur de futur avec les
verbes de sens "aller" semble s'expliquer comme une particularité
sémantique de ce verbe, cf. encore en français j'y vais, je pars,
etc. pour le futur proche. i
(27) ïa sou, formule utilisée quand on rencontre quelqu'un ou quand on
le quitte, venant de "santé à toi". Le mot arménien >%Joyn "saluta
tion" Ko'ijoyn toi "donner le bonjour, saluer") s'explique de la même
manière par le sens "salut, santé", interprété étymologiquement par
une locution o%j oyn "sois bien portant", cf. de Lamberterie (1978,
279-280), Lindeman (1979, 335). En anglais, goodbye est expliqué
à partir de Gcd be with you par usure phonétique, puis déformation
du premier terme sous l'influence analogique de gooâ night (cf.
Oxford English Dictionary).
(28) Farewell, aujourd'hui vieilli, est bien attesté par exemple chez
Shakespeare. Le verbe moyen anglais faren signifie "aller, voyager",
cf. ail. fahrent en moyen anglais, on trouve le syntagme d'ordre
inverse à farewell, Welfare, avec semble-t-il les deux emplois :
voeu de bon voyage (sens littéral) et formule de séparation (déri
vé délocutif à partir de la valeur illocutoire du premier emploi)
(cf. Oxford English Dictionary, 3.0. fave, well). x ' '
(29) Ainsi la création de Vite "supplication" et de lissotnai, lisser
"supplier" â partir d'une formule à valeur illocutoire lit- + le nom
du "genou" aurait eu lieu à l'époque préhistorique, avant les
premiers témoignages en grec; la constitution de hikétes "suppliant"
«
- 144 -
aurait eu lieu avant Homère, mais la relation entre le dérivé et la ' _ i i t
formule illocutoire dont il dérive,hikano ta sa goutta ta est encore r _
visible on synchronie chez Homère ; la constitution de skoràkizo t
"maudire" a partir de la formule illocutoire de malédiction (e)s kc
s'est faite à l'époque classique {Vème IVèrae siècles avant J. C. :
le verbe dérivé est attesté chez Démosthène). En français, on a vu
des dérivés dëlocutifs se constituer dans chaque étape de la langue : I
kyrielle et quolibet sont attestés dans leur emploi actuel à partir
du XVème siècle, mais lavabo ne s'est détaché de la liturgie qu'au
XlXëme siècle, vidéo est daté par certains dictionnaires de 1964.
Certains termes dëlocutifs, ne vivant dans la langue que de l'allu
sion à la valeur illocutoire de la formule dont ils dérivent,
meurent avec elle : dire amen à tout s'entend encore, mais de pater
Jusqu'à amen au sens de de a à s semble avoir disparu de l'usage.
(30) Cf. Benveniste (1958 • 1966, 276-277) (et salue, uale, ibid., 278-i
279, gr. khaire, khairein, 279)), Cornulier (1976, 117-119),
Anscombre (1979 a, 73).
(31) 1980 b.
(32) Sur hélas, cf. Anscombre (1979 a, 82-83). Las moi {lasse moi)
vieilli en français, est cité pour le parallèle morphologique avec t
le grec oi-moi (interjection + datif du pronom personnel de première personne).
(33) Cf. sur merci Anscombre (1979 a, 75-76 (et sur remercier, 77-78)).
(34) Saussure utilise l'image des sections dans la tige d'un végétal,
cf. CLG, éd. T. de Mauro, 125. Dans la même édition, l'image du
jeu d'échec est p. 125-126, cf. 126 : "Enfin, pour passer d'un
équilibre à l'autre, ou — selon notre terminologie — d'une synchro
nie à l'autre, le déplacement d'un pièce suffit... Nous avons là
le pendant du fait diachronique avec toutes ses particularités."
Cf. aussi la troisième partie du Cours, intitulée Linguistique
diachronique, et dans la cinquième partie les 3 premiers chapitres,
traitant de l'intérêt de la grammaire comparée et du but des recons
tructions de l'indo-européen.
(35) Mémoire sur le système primitif des voyelles dans les langues indo
européennes. Leip2ig, 1878, cf. l'édition critique du CLG, 327-329.
.
- 145 -
(36) La délocutivitê est un des procédés du renouvellement lexical :
cf. la création de vidéoj l'expression née plus ultra, aujourd'hui
vieillie pour "le comble du chic", tend à être remplacée chez les gens
à la mode par muet (substantif en français, venu de l'emploi dêlocutif
en anglais du verbe d'obligation).
(37) Cf. Quine (1953, 139-157) et Récanati (1979, 31-47).
(3H) Voir une analyse de faits grecs dans Pierrot (à paraître).
(39) Cf. Cornulier (1980).
* * * * * * *
1
- 146 -
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