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1 @ YOGA ET TRANSMISSION Ruptures, obstacles et continuité Thierry Jumeau [email protected] Résumé Le cours collectif occidental contemporain est-il un espace-temps pour la transmission du yoga classique de l’Inde ? Ce texte condense un parcours de réflexions du yoga classique indien au yoga dénaturé, pour questionner le yoga acculturé dans ces objectifs. Certes, il répond à certains besoins de l’homme occidental, mais conduit-il à la finalité du yoga établi dans les textes ancestraux ? Ruptures, obstacles et continuité échelonnent notre réflexion afin de nous conduire à ce qui semble être le cœur de la transmission, la dynamique de la relation.

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@

YOGAETTRANSMISSIONRuptures,obstaclesetcontinuité

[email protected]

Résumé Le cours collectif occidental contemporain est-il un espace-temps pour la transmission du yoga classique de

l’Inde ? Ce texte condense un parcours de réflexions du yoga classique indien au yoga dénaturé, pour questionner

le yoga acculturé dans ces objectifs. Certes, il répond à certains besoins de l’homme occidental, mais conduit-il à

la finalité du yoga établi dans les textes ancestraux ? Ruptures, obstacles et continuité échelonnent notre réflexion

afin de nous conduire à ce qui semble être le cœur de la transmission, la dynamique de la relation.

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Faust de Goethe

« Ce dont tu as hérité de tes pères, conquiers-le afin de pouvoir le posséder. »

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Introduction : de l’expérience au questionnement

Nous enseignons depuis presque vingt-cinq ans le yoga dans différents milieux. Durant ces

années nous nous sommes rapidement confrontés aux différents courants de yoga en France.

Nous nous sommes par conséquent assez rapidement questionnés sur la transmission du yoga.

Le cheminement de notre réflexion est passé par de nombreuses questions. La première fut celle

de la place (le rôle) du professeur de yoga dans la société. Elle a évolué au cours de notre

parcours en anthropologie à l’université d’Amiens, pour questionner l’utilité du yoga, ce qui

par ricochet permettait de répondre en partie à la question initiale.

De l’enquête probatoire réalisée alors, trois axes se dégagent. Le yoga semble répondre à un

besoin de se soigner ou se maintenir en santé autrement (dimension de la santé), de vivre

ensemble dans l’équanimité (la dimension relationnelle), et enfin de trouver des pistes de

réflexion quant au sens de la vie (la dimension spirituelle).

Il est clair lorsque vous enseignez le yoga dans un centre culturel par exemple, que le souci

premier des participant(e)s, n’est pas la recherche spirituelle. Nombre de personnes se

présentent pour des problèmes de santé, de stress, voire en mode préventif, nous pensons aux

futures mamans qui préparent l’accouchement en pratiquant le yoga.

En Inde, traditionnellement le yoga se transmet de maître à disciple dans une relation

interindividuelle actée par la demande motivée de ce dernier et l’acceptation (qui peut être

symbolisée par un acte comme le tranchage d’une noix de coco d’un coup sec de machette,

signifiant l’anéantissement de l’égo sur la voie spirituelle.) du maître après évaluation de la

motivation du futur « apprenti disciple. »

Ainsi, dans le cadre des cours collectifs1 qui en occident est le mode majeur d’enseignement du

yoga, la question d’une « véritable transmission » du yoga ou d’une transmission du « véritable

yoga » nous est apparue de plus en plus légitime. A tout bien y penser, lorsque nous enseignons

le yoga dans le centre social où nous intervenons, est-ce que nous transmettons le yoga ? Un

yoga traditionnel ? Précisons, un yoga traditionnel classique défini par les anciens

textes fondateurs ?

De cette question centrale de la transmission du yoga en cours collectif vont découler deux

questions directes qui elles-mêmes se déclineront :

1 Notons d’emblée, qu’il existe des cours collectifs de natures différentes du fait de la structure où ils sont proposés. Les institutions, comme un centre social par exemple, accueilleront toutes les personnes sans discrimination, car cela fait partie de leur politique interne. Une école privée pourra sélectionner son public en fonction du type de yoga proposé. Ce que font certaines écoles en n’acceptant pas des personnes ayant des problèmes de santé.

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1) Qu’est-ce que le yoga ?

a. Qu’est-ce que le yoga classique ?

b. Le yoga en France est-il classique ou acculturé ?

2) Qu’est-ce que la transmission ?

a. Qu’est-ce que transmettre ? Est-ce différent d’enseigner ? Peut-on transmettre

sans enseigner ?

b. Peut-on transmettre un yoga classique en occident, en cours collectif, sans le

dénaturer ?

Une troisième question découlera de ces deux premières :

3) Qu’est-ce qui pourrait faire obstacle à la transmission du yoga en occident dans les

cours collectifs ?

Afin de tenter de répondre à ces questions, nous nous sommes appuyés sur plusieurs disciplines

des sciences humaines, entre-autres la philosophie, l’anthropologie, la psychologie.

Ce sont les questions de la transmission et de l’interculturalité qui ont orientées notre choix.

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I) Le yoga classique : une transmission spirituelle comme objectif impossible à tenir et pourtant réalisable au quotidien

Lorsque l’on nous demande « quel yoga enseignez-vous ? », nous avons pour habitude de botter

en touche en disant le « yoga du yoga. »

Effectivement, il n’est pas aisé de répondre à cette question car il existe une foultitude2 de yoga

et des lignées de transmission non moins nombreuses. Il est délicat également de répondre à

qu’est-ce que le yoga ? Notre premier réflexe serait de donner une des définitions d’un des

textes fondateurs, le Yoga Sûtra de Patanjali : « le yoga est la faculté d’orienter et de focaliser

l’activité mentale. »3

Néanmoins, la réponse n’est pas tout à fait satisfaisante, si nous n’établissons pas de lien avec

notre époque, avec notre vocabulaire qui ne recouvre pas complétement les mêmes réalités ou

descriptions du monde que la langue sanskrite. Il nous faut décrire également le cadre culturel

dont le yoga est issu et pénétré afin de saisir l’impact de l’imprégnation des valeurs et concepts

culturels sur la méthode yoga.

1) Le yoga, une pratique corporelle, un point de vue philosophique.

Afin de saisir pleinement si nous transmettons le yoga, en cours collectifs, il nous faut apporter

quelques précisions sur cette méthode ou voie spirituelle.

Le mot yoga vient de la racine sanskrite YU qui veut dire « unir. » Elle a également donné YUJ

(joindre) et YUD (se battre). De cette souche découleraient les mots jugum et jugere en latin et

joug en français.

Le mot yoga s’apparente à cette racine et a en conséquence cette notion de joindre deux

éléments sous le même joug. Il désigne plus le fait d’atteler que la pièce de bois (le joug). C’est

mettre sous le harnais.

Le sens s’est élargi ensuite à toute méthode, quel que soit le champ de son application. Il peut

se référer, en sanskrit classique, à n’importe quelle discipline ou pratique

(Feuga & Michaël 2012).

Toutefois, la toute première acception du yoga est « la paix mentale. » (Angot Michel 2016)

Ces éléments soulignent que le mot lui-même engage d’emblée la notion de lien, de mise en

relation.

2 Pour plus d’informations sur les différents yogas, voir annexe 1 3 « Yoga Sûtra de Pantajali » chapitre I aphorisme 2 – Bernard Bouanchaud- Editions : Âgamât- 1995 - 315 pages

– p.26

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Concernant l’histoire du yoga, nous avons peu d’éléments, car il est difficile pour ne pas dire

impossible de dater l’apparition du yoga car il faisait l’objet d’une transmission orale. Il y a

donc peu de « documents » quelle que soit la forme, pour témoigner de son histoire. D’aucuns

disent que les Aryens pénétrant en Inde, connaissaient déjà le yoga même s’il ne portait pas

encore ce nom. D’autres affirment qu’il était déjà présent parmi les populations autochtones et

que peu à peu les Aryens l’intégrèrent dans leur système de croyances.

Toutefois, le yoga a été formalisé entre l’IVe siècle avant JC et l’IVe après sous forme de texte,

entre autres le texte des Yoga Sûtra de Patanjali.

Mais les mythes fondateurs rapportent que le genre humain en détresse pria Dieu de l’éclairer.

Celui-ci envoya un sage nommé Patanjali (signifiant « recueillir la sagesse issue de la pratique

du yoga dans nos mains harmonieusement jointes et recourbées en forme de coupe. ») qui

proposa trois traités :

- Un sur la médecine, Caraka Samitha, permettant de conserver un corps sain,

- Un sur la grammaire, Mahabhasyam, permettant la communication entre les êtres humains,

- Un sur le yoga, Yoga Sûtra, permettant d’avoir un mental pacifié et « d’atteindre les plus

hauts niveaux auxquels est destiné l’être humain. »

D’autres textes sacrés indiens expliquent que le premier yogi fut Dieu lui-même, chaque

religion hindoue considérant que son Dieu est le fondateur du yoga. (Feuga & Michaël 2012)

Notons un fait important : à l’origine de la demande se trouve la souffrance liée à l’existence

elle-même. C’est cette souffrance qui créera le désir de chercher et trouver « une solution »

pour la diminuer, voire la transcender. Contrairement à l’Occident, le yoga en Inde n’est pas

une pratique corporelle quelconque. Un premier objectif fondamental est très clairement

« posé » dès le départ : sortir des causes de souffrances, trouver la contemplation.

En Inde, le yoga est à l’origine plus qu’une pratique corporelle, c’est l’un des six darshana,

système philosophique classique. Ils fonctionnent par paires :

* Mimâmsâ4 Vedanta5

* Sâmkhya Kârikâ6 Yoga

* Nyâya (logique) Vaisheshika (cosmologie)

De nombreux textes y font référence et pourraient participer à une définition du yoga classique ;

les Upanishad, la Bagavad Gîtâ par exemple. Nous nous appuierons principalement sur le Yoga

4 « … « Méta-ritualisme » dans lequel la réflexion s’exerce d’abord sur le mécanisme des rites pour s’élever ensuite à l’intelligence de la structure de l’univers. » Encyclopédie Universalis. 5 La fin des Vedas, textes les plus anciens de l’Inde. 6 Enumération des principes à l’origine de la vie

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Sûtra de Patanjali pour définir le yoga classique qui est un texte largement reconnu par les

différents mouvements de yoga.

Les aphorismes 2, 3 et 4 du premier chapitre (YS I.2 à I.4) nous disent : "le yoga est la faculté

d'orienter et de focaliser l'activité mentale" afin que "l'Être Profond" (le témoin, le vrai Soi)

s'établisse dans la réalité. "Sinon, il y a identification avec l'activité mentale. »7 En ce cas,

(identification à l'activité mentale), cela engendre la confusion entre le relatif et l'absolu, le

temporaire et le permanent, l'angoisse et le plaisir d'exister (YS II.5). Cette méconnaissance

(due à l'agitation du mental) est cause de toutes nos souffrances.

Cette définition plus aboutie, nous aide à souligner deux éléments fondamentaux : le yoga est

une recherche intérieure afin d’établir en soi le Soi authentique. Mais pour cela, il est nécessaire

de diminuer les causes de souffrance en cessant de s’illusionner. En d’autres termes c’est faire

preuve de discernement. Nous retrouvons dans le second chapitre des Yoga Sûtra (II.2) cette

information complémentaire qui contribue à affiner la définition : les buts du Yoga (de l’action)

sont l’obtention progressive de l’état de contemplation et la diminution des causes de

souffrances. Ceci nous est également confirmé par un autre texte, la Bagavad Gîtâ (II.53 -

Editions ; Les Belles Lettres 1967), qui à la fois définit le yoga, « quand, détaché de la

révélation, la pensée sera fixée, stable, inébranlable dans la contemplation, alors tu seras en

la possession du yoga. », et ajoute que l’action appartient à l’homme, non ses fruits. Ces termes

soulignent un élément important supplémentaire, le détachement quant aux résultats.

Par ailleurs, souvenons-nous que le mot yoga recouvre deux réalités : le but ou l’état de yoga

et la méthode. Il est essentiel de ne pas les confondre.

Sans rentrer dans les détails, nous allons présenter la méthode et ses outils.

La méthode comporte trois axes (Yoga Sûtra II.1) :

- la pratique d’une discipline de vie

- la réflexion sur soi par les textes sacrés

- l’abandon des fruits de ses actions à une Force supérieure.

Dans le texte des Yoga Sûtra, plusieurs outils sont présentés en fonction de l’avancée de l’élève

sur le chemin du développement spirituel ; néanmoins dans le second chapitre ils sont

synthétisés en huit étapes qui décrivent à notre sens pleinement l’amplitude du yoga :

La réflexion sur soi :

1) Les principes de respect à l’égard d’autrui

7 « Miroir –Itinéraire vers soi-même à travers le Yoga Sûtra de Patanjali » Bernard Bouanchaud – Editions : Âgamât

– 1995 – 317 pages – p.26 à 28

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2) Les principes personnels d’action positive

La pratique d’une discipline de vie :

3) La posture

4) Le contrôle du souffle

5) Le retrait des sens ou relaxation

6) La concentration

L’abandon des fruits de l’action :

7) La méditation

8) La contemplation

Précisons, qu’il faut situer le yoga de Patanjali parmi d’autres formes de yoga. Même si la

finalité reste identique, les méthodes employées sont différentes. Toutefois, une méthode

n’exclue pas l’autre et l’on peut pratiquer le yoga de Patanjali tout en étudiant les textes (Jnâna

yoga) en faisant preuve de dévotion si l’on est croyant, et cela quelle que soit sa religion, (Bhakti

yoga) et en ayant une action concrète dans notre quotidien (karma yoga).

Quelle que soit sa forme, le yoga, pour être opérant, s’inscrit dans une temporalité. La notion

de temporalité est nécessaire pour comprendre comment le yoga de groupe s’inscrit dans la vie

occidentale, en perspective de la vision indienne.

2) Domaine de l’action du yoga, le quotidien

Dans le temps d’une vie tant de choses peuvent arriver, mais notre quotidien nous présente en

Occident, deux voies principales de réalisation de soi.

La première est celle du travail. Elle nous permet d’établir une sécurité matérielle fondamentale

mais également, pour une part nous donne l’occasion d’une voie de réalisation tant par les

interactions sociales que le travail suscite que par la possibilité de se connaître et de s’accomplir

par les « œuvres concrétisées » au sein d’un groupe.

D’autre part, la vie affective représente une seconde voie, et non des moindres, pour se réaliser.

Elle est liée à la sphère de l’intime, du privé.

En Inde comme en Occident, nous retrouvons ces différents aspects. Pour l’Occident, c’est en

référence à la psychodynamique, pour l’Inde la tradition présente quatre buts de la vie dont font

partie Artha l’aspect matériel de la vie, Kama lié aux plaisirs, aux désirs… Les deux autres

étant Dharma (les règles liées au social et au religieux) et Moksha (la libération spirituelle).

Toutefois, en Occident, entre le temps consacré au travail et celui consacré à l’intime, il nous

semble qu’un troisième espace-temps se dégage, celui du temps libre. Un temps libre qui peut

être investi de diverses façons.

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Le culte et les pratiques religieuses peuvent être une manière d’occuper ce temps. En cela, nous

serions proches des étapes de Dharma et Moksha.

La vie politique, c’est-à-dire les réflexions, actions qui ont pour objet l’organisation du pouvoir

au sein de la société.

Les divertissements, avec ce qui s’y attache le plus souvent, c'est-à-dire le souhait de s’évader,

de s’échapper du quotidien, tiennent une place très importante dans notre société. Ces

divertissements peuvent dans certains cas représenter un risque, d’un point de vue de la

réalisation de soi, de se perdre dans mille et une activités distrayantes, à la mode…

Enfin, nous distinguons une autre façon d’employer son temps libre en développant nos

connaissances, notre culture générale ou spécifique. Dans l’histoire de notre société, il y a un

phénomène qui est en partie à la source de cela, c’est l’éducation populaire. Bien que ce terme

soit désuet, il est la base de ce qui aujourd’hui est l’animation socio-culturelle. Créer pour

développer le savoir des ouvriers et ouvrières peu formés, ce terme recouvre bien l’idée de

proposer à chacun, quel que soit son milieu social, la possibilité de s’informer, de se former, de

s’éduquer. En d’autres termes, une possibilité d’évoluer socialement et personnellement. Ce

peut être dans ce cadre laïque, des méthodes pour mieux se connaitre, voire se libérer des causes

de souffrance liées à l’existence même.

Cela évoque pour nous ce qu’Aristote développe clairement dans le livre X de l’Ethique à

Nicomaque où il écrit ce « …temps libre et de méditation qui se définit en totale opposition par

rapport au travail… » Ce temps, Aristote l’appelle " loisir " (skholè).

Toutefois, il précise que ce n’est pas « à travers le loisir au sens de divertissement … ayant

pour seule fin de nous procurer des plaisirs, que l’homme peut réaliser son humanité. »8

Bien sûr, pour une majorité ce temps libre est fait d’un peu de tout cela. C’est aussi dans ce

temps libre que le yoga s’immisce. Ce temps libre, des loisirs, où les individus s’appliquent à

une technique telle que le yoga, est comme un pas de côté. Ce pas de côté permet une

interrogation plus profonde qui ne s’engage que peu souvent pour les personnes qui n’ont pas

de pratiques religieuses ou spirituelles.

Ce pas de côté est un pas qui permet de prendre du recul, de s’observer dans ses

fonctionnements, ses actions, ses réactions face à la réalité. Cela engendre une connaissance

plus fine de soi et par la même une interaction avec son entourage plus humaine.

Toutefois, il sera important de nous questionner, dans le chapitre sur le yoga en Occident, sur

les dérives possibles de l’exploitation du yoga dans la société.

8 http://www.philocours.com/new/cours/pages/cours-travail.html

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De fait, lorsqu’un élève s’inscrit à un cours collectif, sans être un disciple, il est mu par une

motivation. Mais de quel ordre est-elle ? Est-ce dans un désir d’accomplissement de soi, d’un

soulagement d’une souffrance ?

Nous constatons que d’une manière massive les personnes qui s’inscrivent à un cours de yoga

y viennent parce qu’elles souffrent d’une façon ou d’une autre. Lors de la crise de 2008, les

cours étaient bondés. Il a fallu en créer d’autres. Nous analysons cet épisode plus comme un

signe de recherche d’une solution pour sortir de la souffrance immédiate que comme un

engagement de fonds. Encore que pour certains ce fut l’occasion d’une découverte et d’une

nouvelle appréhension du monde.

3) Evolution de la conscience de soi

Ainsi, l'utilité du yoga en Occident questionne à la fois l'investissement du temps libre et les

notions de connaissance voire d'accomplissement de soi.

Cette notion de temps libre, en contraste au temps travaillé, c'est à dire un temps subordonné à

des obligations prescrites, nous met face à un vide, une disponibilité qui nous renvoie à ce que

nous voulons réellement, à ce que nous sommes ou désirons profondément devenir.

Cet espace de liberté, de vacuité, trop souvent rempli par des activités de divertissement qui

nous donnent le sentiment de nous évader pour un temps de notre quotidien, de notre vie

ordinaire, peut aussi nous poser la question de ce qu'est la vie, de qui nous sommes au-delà de

nos statuts, de nos rôles sociaux. Ce souci d’une connaissance de soi approfondie afin de

diminuer voire d’éviter la souffrance est partie intégrante du yoga comme nous l’indique la

notion de « svâdhyâya », la réflexion sur soi.9

Cet espace-temps de liberté peut, par conséquent, nous perdre ou nous conduire à nous

connaître en profondeur. Le questionnement sur soi, auquel nous renvoie ce face à face, est un

questionnement très ancien. Dans de nombreuses cultures, les hommes confrontés à

l'impermanence de la vie, de l'existence ont mobilisé leur intelligence, afin de mettre en place

des principes pour endiguer voire éradiquer (pour les plus sages) la souffrance générée par les

changements du monde et surtout par le non-contrôle qu'ils ont sur ces changements incessants

liés à la nature, au temps, à autrui. Ainsi, à mesure que ses capacités d’analyse et de

compréhension évoluaient, l’homme a modifié la conceptualisation de son environnement. Il a

élaboré des concepts du monde et de son au-delà en fonction de son évolution technique, de

l'emprise croissante qu'il avait sur la nature. 10 Nature dont il se sentait à l'origine « l'enfant »,

9 « Miroir – itinéraire vers soi-même à travers les Yoga Sûtra de Patanjali » Bernard Bouanchaud – Editions :

Âgamât – 1995 – 317 pages – p.99 10 « Petit traité d’histoire des religions » Frédéric Lenoir – Editions : Plon – 2008 - 378 pages

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avec laquelle, il entretenait un lien symbiotique. Il était partie intégrante d’un élément de celle-

ci. Puis il s'en est progressivement détaché, en en devenant l'observateur et en essayant de la

maîtriser. La conception magique des causes des manifestations de la vie, de son émergence a

progressivement évolué vers une conception divine avant d'atteindre irrémédiablement une

conception scientifique.

Cette séparation symbiotique de l'homme et de la nature sur des millions d'années n'est pas sans

incidence dans notre monde moderne. Elle est sous-jacente aux conceptions scientifiques et par

extension aux conceptions que nous avons de notre corps et de l’homme dans le monde. Cette

partie sera développée dans le second chapitre.

D’ores et déjà nous pouvons nous demander si cette « séparation symbiotique » de la « Mère

Nature », ce développement d’un esprit scientifique n’est pas en relation avec la césure de

l’homme à sa vie intérieure ? La séparation d’un grand Tout que serait la Nature, et

l’individualisation dans nos vies modernes qui en découle, pourraient-elles être une origine

fondatrice d’un désir de retour à un partage d’une nature et expérience commune expliquant le

développement de la transmission sous forme de cours collectif en Occident ? Quoiqu’il en soit,

ce sentiment d'appartenir à une globalité inter-agissante rappelle la définition de la spiritualité

décrite par Philippe Filliot. Définition que nous approfondirons au paragraphe suivant.

4) Accomplissement de soi, yoga et spiritualité

En Occident, dans la Grèce antique, les philosophes enseignaient des voies de sagesse pour

vivre sereinement. Comme nous le rappelle Bernard Honoré dans « Ouverture spirituelle de la

formation », « pour les stoïciens, philosopher, c’est s’exercer à vivre consciemment et

librement. »11 Un objectif très proche des principes fondateurs du yoga. Les yogis modernes

seraient-ils des apprentis philosophes ?

Ces savoirs se sont perdus avant d'être à nouveau mis à jour par des philosophes contemporains

(Pierre Hadot et Michel Foucault entre autres). Ils nous explicitent la cause de cette perte :

« nous assistons actuellement à une volonté de retrouver les « savoirs de la spiritualité » qui

ont été recouverts par le développement des « savoirs de la connaissance » à partir des

temps modernes. »12

Toutefois, l'interruption de la pratique de ses voies n'a pas permis à ce qu'aujourd'hui elles soient

en vigueur, usitées par nos semblables. Le besoin d'une voie de libération des causes de

souffrance ainsi que le manque d'outils et de principes pratico-pratiques dans notre culture ont

11 « Ouverture spirituelle de la formation » Bernard Honoré – Editions : L’Harmattan – 2013 – 200 pages 12 « L'éducation au risque du spirituel » P. Filliot – Éditions : Deslée de Brouwer – 2011 – p.38

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sans doute grandement contribué à ce que les « chercheurs/euses de paix intérieure et

extérieure » se tournent vers l'Orient et plus particulièrement vers l'Inde. L'Inde où une

philosophie spirituelle et concrète est restée vivante sans interruption à travers le yoga

notamment. En Occident, le yoga serait-il comme une greffe s’installant dans un terrain sensible

au développement spirituel de l'être, anciennement satisfait par les approches philosophiques

antiques ou religieuses ?

Cette pratique yoguique expérimentée par des individus depuis des millénaires, transmise

oralement de maître à disciple, puis formalisée peu ou prou avant notre ère, semble rester

étonnamment opérante pour aider les personnes du 21ème siècle à s'extraire des causes de

souffrance au quotidien. Néanmoins, le palier suivant, la contemplation, semble comme hors

de portée. Des causes de souffrance qui certes n'ont pas la même forme que celles de nos

ancêtres, mais qui pour la plupart en ont les mêmes sources ; dans le Sâmkhya Kârika

d’Îshvarakrishna, trois causes de souffrances sont citées : âdhyatmika (le désir d'avoir ce que je

veux et que je n'ai pas, les répulsions pour ce que j'ai et que je ne veux pas, en d’autres termes

ce qui vient de soi) âdhibhautika, ce qui provient des autres créatures, âdhidaivika, ce qui vient

de la nature (comme par exemple un cyclone, un tremblement de terre…)13. En cela les cours

de groupe répondent au moins à un critère du yoga : la diminution des causes de souffrances.

Le yoga répond pleinement au besoin d'une voie de libération enracinée dans une discipline

ancestrale qui a fait ses preuves et qui en même temps est d’une incroyable modernité si l'on en

croit son adaptation à nos rythmes de vie et à notre culture occidentale.

En fait le but du yoga en Occident pourrait peut-être se résumer à satisfaire notre besoin de

globalité (spiritualité) de façon autonome (individuelle) dans un système cohérent (avec la

société actuelle) sans pour autant devoir intégrer des croyances « ésotériques »14 ou du moins

des croyances auxquelles nous n'adhérons pas du fait de la culture dans laquelle nous avons

grandi. Ce ne serait plus un yoga classique, mais un yoga acculturé.

Il en découle, la nécessité de clarifier trois termes qui sont évoqués précédemment :

- La religion,

- La philosophie,

- La spiritualité.

13 Par ailleurs, dans les Yoga Sutra de Pantanjali, le yoga discerne de cinq causes de souffrances : l’ignorance,

l’ego, la passion, la répulsion, l’angoisse existentielle. Chapitre II aphorisme 3. 14 C'est-à-dire obscure ou réservée seulement aux initiés.

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a. La religion

Commençons par envisager le mot religion dont l’étymologie est controversée. Plusieurs

sources en sont données : du latin « religio » ce qui attache, lien moral, ou « relegere »

rassembler, ou encore « religare » relier.15 Pour cette dernière traduction, nous noterons qu’elle

est très proche de l’étymologie du mot yoga.

La religion, ce qui relie au divin, est une voie spirituelle qui se pratique dans un cadre social

institué et bien établi. Par exemple la participation aux cérémonies de naissance ou de deuil, les

offices réguliers... Cette communauté des croyants, liés entre eux par une définition commune

« à l'invisible transcendant » (F. Lenoir), par des pratiques et rituels, des interdits également,

peut se révéler un soutien, une aide, voire un réconfort dans des circonstances de vie difficiles.16

Majoritairement, les religions répondent à une hiérarchie, ce qui entraine un lien avec le divin

passant en grande partie par un « professionnel du sacré », le prêtre. Le lien individuel à la

divinité se retrouve pour les plus impliqués dans la prière quotidienne, voire pour certains dans

la méditation. Il faut noter également la forte conceptualisation du monde et de son

fonctionnement, ainsi que de l'au-delà.

En cela, le yoga est souvent assimilé à une religion, car l'un de ses sens est l'union. Toutefois,

nous citerons Philippe Cornu, qui dans son article « Se libérer des illusions » nous explique

qu'au début le yoga n'est ni hindou, ni bouddhiste, et qu'il « se verra intégré dans les deux

courants, avec des méthodes variées, comme moyen de libération ou d'éveil. »17

b. La philosophie

Le mot philosophie quant à lui, vient du grec. Mot composé de « philos » qui signifie ami,

amour d’amitié et de « sophos » la sagesse, mais aussi l’habileté manuelle dans les arts.18 Ce

travail de recherche intérieure de la sagesse nous relie initialement à nous-mêmes pour mieux

nous relier aux autres. La philosophie occidentale est composée de plusieurs courants de pensée.

Dans la philosophie antique, elle était liée à la figure du sage (Roger-Pol Droit). Hormis ses

préceptes, elle se composait également d’exercices du corps et de l’âme (Pierre Hadot). Une

« méthode » qui pourrait se rapprocher le plus de ce qu’est le yoga. Le yoga étant considéré lui-

même comme une philosophie (darshana, traduit également par « point de vue. »)19

15 http://atheisme.free.fr/Religion/Religion_definition.htm 16 Le journal du psychologue N°303, dossier « la spiritualité, quels bénéfices pour le sujet ? » 17 Article « Se libérer des illusions » Philippe Cornu dans Le Point Références « Aux origines de la méditation »

juillet-août 2014 18 https://sites.google.com/site/etymologielatingrec/home/p/philosophie et

http://cafe.rapidus.net/neturcot/textes/1999/sagesse.html 19 Ces quatre points de vue philosophiques sont présentés au paragraphe sur le yoga page 6.

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c. Le souci de soi et la spiritualité

La spiritualité, quant à elle, se situerait entre ces deux voies, mais aussi à la fois dans l'une et

dans l'autre. Elle aurait une position intermédiaire, « flottante » (Filliot), n'étant « ni

philosophique, ni religieuse, mais aussi ni non philosophique, ni non religieuse. »20

Ce travail d'évolution spirituelle met en évidence un concept qu'il nous faut clarifier. C'est le

concept de « souci de soi », c'est-à-dire « le fait de s'occuper de soi, de se préoccuper de soi. »21

C'est une notion issue de la philosophie grecque antique. Le « souci de soi », contrairement à

ce que disent les mots, n'est pas uniquement une attitude vis à vis de soi, mais une position plus

globale. Ce travail sur soi vise à développer une attitude au-delà de soi, pour s'étendre à un

comportement altruiste à l'égard des autres et du monde.

Le souci de soi ne consiste pas à prendre soin seulement de son aspect extérieur comme nous

pourrions l'interpréter de nos jours. Ce qui pourrait être une dérive d’objectifs du yoga

occidental dans certains cas. C'est avant tout une façon de penser, d'être vigilant à son état

mental, à son mode de penser. C'est une démarche très proche du yoga classique.

D’une manière générale, les néophytes perçoivent le yoga comme un travail postural, plutôt

gymnique. Au contraire, le yoga peut être compris comme un mode d'entreprendre le monde.

Le principe du « souci de soi », tout comme le yoga, s’occupe à la fois d’états intérieurs et

désigne des exercices, des procédures. Ils regroupent tous les deux des actions qui conduisent

à des transformations profondes. Ces transformations profondes, issues d’un entrainement par

les exercices spirituels, telle la méditation par exemple, aboutissent à une meilleure

connaissance de soi qui elle-même permettra un « vivre ensemble » plus supportable. L’accès

à la vérité, qui est un autre nom pour l’aspect pratique de la voie spirituelle, n’est pas « donnée

de plein droit »22 Le sujet doit se transformer en profondeur pour y avoir accès. Ce travail de

transformation n’est pas le seul effet de ce chemin spirituel. L’accès à la vérité est à la fois le

résultat de ce travail, mais aussi quelque chose de plus ; « l’illumination du sujet. » « La vérité,

c’est ce qui illumine le sujet ; la vérité, c’est ce qui donne la béatitude ; la vérité c’est ce qui

lui donne la tranquillité de l’âme. Bref, il y a, dans la vérité et dans l’accès à la vérité, quelque

chose qui accomplit le sujet lui-même, qui accomplit l’être même du sujet, ou qui le

transfigure. »23

20 « L'éducation au risque du spirituel » P. Filliot – Éditions : Deslée de Brouwer – 2011 – p. 38 21 « L'herméneutique du Sujet » - cours de Michel Foucault 1981-1982 – page 1 22 Op. cit. p.9 23 Op. cit. p.10

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Ce travail sur soi est la base du métier de professeur qui par la suite sera amené à guider d’autres

personnes sur ce chemin de découverte. Ce gouvernement de soi permettra de gouverner24 les

autres, en l’occurrence, dans le cadre de la pédagogie du yoga, accompagner les élèves sur la

voie de la connaissance d’eux-mêmes, de l’autonomie à soi, de l’accomplissement de soi.

d. La spiritualité dans une vision éducative

Approfondissons à présent la notion de spiritualité. Pour cela, nous nous référerons à l'ouvrage

« L'éducation au risque du spirituel » de P. Filliot. A partir des travaux de Michel Foucault,

Philippe Filliot retient sept caractéristiques pour définir la spiritualité. Pour lui, la spiritualité

est à la fois :

1) « Une transformation du sujet. » La spiritualité engendre une transformation profonde

de l'identité du sujet. Par une pratique réelle et opérante, l'individu accède à la vérité.

Nous rappelons que ce n'est pas une « vérité première » et externe qui va aider cette

évolution du sujet mais la mutation de la personne qui lui permet d'atteindre la vérité.

2) « Un travail de soi sur soi. » L'évolution de l'individu peut se faire selon différentes

modalités. En Occident, selon Michel Foucault, il y aurait deux voies principales :

1. l'êros (l'amour), extirpe le sujet à la réalité et lui donne accès « directement

à l'illumination de la vérité. »

2. l'askêsis (l'ascèse, l'exercice) qui passe par une « auto transformation

progressive, longue et laborieuse, pour devenir enfin capable de vérité. »25

C'est un vrai travail de soi sur soi. L'individu se prend lui-même pour objet

de recherche. Comme s'il se regardait dans un miroir, il s’astreint à un face-

à-face. Notons que les exercices ne sont pas proposés pour une simple

maîtrise du corps ou du mental, mais bien pour une transformation profonde

de l'être. Cet aspect se retrouve entièrement dans la voie du yoga. Peut-être

plus précisément, dans la notion de « svadyaya » l'étude de soi (tout

particulièrement par les textes sacrés.)

3) « Une certaine qualité d'être. » Ce qui témoigne de l'évolution spirituelle de l'être c'est

une qualité d'être qui se présente par exemple comme une profonde tranquillité, un

sentiment de sérénité... « La spiritualité vient modifier le mode d'être du sujet, son

rapport à lui-même, et plus généralement le rapport aux autres et au monde. »26

4) « Une orientation vers l'intérieur : la spiritualité comme retour sur soi. » Ce

24 Op. cit. p.16 25 « L'éducation au risque du spirituel » P. Filliot – Éditions : Deslée de Brouwer – 2011 – p.28 26 Op. cit. – p.29 et 30

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retournement vers l'intérieur est fondamental et caractérise toute spiritualité. Pour

chacune, le but reste identique : réorienter son regard de l'extérieur pour le tourner vers

le dedans de soi. Toutes les mondanités sont faites pour nous tourner vers l'extérieur

et nous diluer dans la dispersion. Le « divertissement comme fuite du face-à-face avec

soi-même prend une actualité particulièrement vive dans notre société de spectacle

qui nous sollicite en permanence vers le dehors. »27

5) « Un dépassement de l’ego : la spiritualité comme sortie hors de soi. » Cette étape

permet de signaler que bien qu'il y ait un retour sur soi-même, il n'est pas question d'un

« enfermement dans la sphère étroite du « moi » » mais au contraire un dépassement

de l'ego, une distanciation du sujet d'avec lui-même. Ce processus « peut aller jusqu'à

la renonciation du moi, voire sa disparition complète dans le cas des mystiques

d'Occident ou d'Orient. »28 Dans toutes les voies spirituelles, la transcendance est un

élément caractéristique de la spiritualité. L'objectif dans cette phase n’est pas de se

libérer de l'emprise de l'attachement aux objets extérieurs mais principalement de

rester centré en soi-même et d'être maître de soi. Afin d'établir cette maîtrise de soi, un

des préliminaires est de se connaître soi-même dans sa personnalité et son

fonctionnement. Ce mouvement vers l'intérieur doit être doublé d'un second

mouvement « vers quelque chose « d'autre » que le soi, et qui en est, dit Sénèque, la

« meilleure partie. » »29 En yoga, cette étape peut être assimilée à ce que certains

courants appellent « l’éveil du témoin. »

6) « Une connaissance holistique. » Différencions ici le savoir purement intellectuel et la

connaissance spirituelle. Cette dernière implique un cheminement de transformation

profonde de l'être dans les différentes dimensions de sa vie. C'est une expérience qui

se déroule dans le quotidien, à tous les niveaux, sans en exclure aucun.

7) « Une pratique dans la vie de tous les jours. » Ce n'est donc pas une fuite vers un

monde abstrait, voire idéal mais bel et bien une façon pleine et entière de voir

différemment le monde qui nous entoure. Toutes les situations concrètes de la vie sont

par conséquent des possibilités de « formation spirituelle. » La vie est comme un

espace d'expérimentation conduisant à une connaissance et une transformation de soi

afin de progresser sur la voie de la sagesse. « C'est pourquoi la vie, dans son

surgissement permanent et imprévisible, doit être l'objet d'une certaine mise en forme

27 Op. cit. – p.32 28 Op. cit. – p.33 29 Op. cit. – p.33

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et ce, grâce à ce travail intérieur que permet la techê (au sens des « techniques de

soi » dont le concept est repris de Mauss. »30

En résumé, la spiritualité est une transformation profonde de l'individu obtenue par un face-à-

face issu d'un entraînement régulier et intense où sont utilisés des exercices spécifiques. Cette

profonde transformation engendre une qualité d'être qui est le révélateur de l'expérience

spirituelle. Afin d'atteindre cette qualité d'être, un double mouvement est nécessaire. Il faut à la

fois « un retournement vers l'intériorité ; et en même temps, un dépassement de l'ego qui s'ouvre

à l'altérité. »31 Ce double « jeu du dedans et du dehors » concerne l'Être dans sa totalité et dans

tous les temps de son existence.

Cette définition de la spiritualité, résumée du travail de P. Filliot, décrit parfaitement ce qu'est

la voie du yoga. Il nous semble que ces différents éléments contribuent à définir plus

précisément ce que nous pourrions appeler le yoga classique.

5. Pédagogie et transmission spirituelle

e. La présence et le silence

Il nous reste à exposer comment la transmission s’opère de manière « traditionnelle » dans la

voie spirituelle du yoga. Nous pouvons d’emblée signaler que c’est classiquement une

démarche individuelle. Le maître (guru) ou le grand maître (le sad guru) accueille et vérifie la

motivation du futur disciple. Ainsi si celui-ci est digne de l’enseignement, il entamera son

chemin de développement spirituel. C’est donc chez le maître, au quotidien, que le disciple sera

initié puis incorporera les principes du yoga par la pratique mais surtout par la présence

continuelle du « transmetteur. » Par ailleurs, nous pouvons préciser que les savoirs sont plutôt

dispensés par le « pandit » (le savant), et que le guru32, lui, transmet le yoga dans son essence.

Cette essence que nous avons tenté d’éclaircir ci-dessus. Cette présence journalière permet au

disciple d’observer comment le maître réagit dans la vie de tous les jours : routine, ennui,

imprévu, impermanence, changements…

Dans cette transmission traditionnelle, le silence occupe une place centrale. Le silence

« support » de la parole. Ainsi une parole concise au sein d’un « océan » de silence sera un outil

plus efficient dans la voie du développement de soi, en contraste au verbiage qui lui ne fera

qu’activer les mots (les maux ?) du mental. Le silence et la parole « juste » soutiennent la

30 Op. cit. – p.36 31 Op. cit. – p.37 32 Il existe un autre « transmetteur » l’accarya qui se rapproche du professeur de yoga occidental. C’est une

personne qui a elle-même suivi le chemin du développement spirituel avant de guider les autres. A la différence du guru (du maître) qui a développé des qualités présentes en lui et le sad guru (grand maître) qui est né avec l’état de contemplation.

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présence dans la relation.Le concept de présence développe l’idée d’un enseignement incarné

des techniques et des savoirs. Cela engage le comportement du professeur qui lui-même

implique un travail sur l’ego (faire de la place) et par conséquent le concept de soucis de soi,

qui rappelons-le n’engage pas tant l’individu au niveau psychologique qu’au niveau du

collectif. Car ce travail sur soi est plus un travail pour le collectif humain et le système planète

que pour l’ego individuel. Cela rejoint la notion de spiritualité définie par Filliot que l’on peut

reformuler ainsi : un retour sur soi pour un allé vers l’Autre.L’idée de présence n’implique pas

uniquement la personne sur le plan corporel et psychique, mais également la notion de

temporalité. La présence du professeur dans une proximité physique et dans une temporalité

ancre le disciple dans une généalogie, une filiation, une suite d’hommes et de femmes qui

cherchent depuis la nuit des temps « la même chose », la cessation de la souffrance, en utilisant

des moyens similaires (le yoga).Dans le silence, rien ne s’enseigne et pourtant quelque chose

se transmet. Au-delà de la parole, dans le silence, c’est par le comportement, par exemple, que

la transmission du yoga, de l’esprit du yoga s’opère. Le silence permet à la fois un temps

d’intégration et de maturation de l’expérience et du modèle proposé.

f. La transmission

Sans doute avant de poursuivre plus avant, serait-il nécessaire d’explorer la notion de

transmission. Le concept de transmission implique l’idée de relation et par conséquent les

principes de transfert et contretransfert que nous ne développerons pas dans ce texte.

En Inde c’est un maitre qui institue, un maitre lui-même reconnu, bordé, encadré, inséré dans

la culture de l’Inde (croyance, mythe, statut…). Le maître agit comme le modèle d’une personne

qui a dépassé les obstacles et peut aider le disciple à les franchir à son tour. Cela implique une

pédagogie axée sur le signifiant plus que sur la forme. En Occident transmettre le yoga devient

un métier. Ce n’est plus une expérience spirituelle personnelle développée et aboutie que le

maître partage avec son disciple, mais un champ de compétences formalisées et formelles.

Même si le yoga nous enseigne « qu’il est préférable d’avoir une once de pratique, plutôt qu’une

tonne de savoir », le professeur occidental acquiert des compétences et affirme

son professionnalisme d’enseignant.

De fait, il nous faut à nouveau clarifier nos propos afin de comprendre pleinement ce que nous

entendons par transmission.

Qu’est-ce que transmettre ? La réponse semble simple et rapide. Elle se calquerait sur la

définition que l’on trouve dans les dictionnaires :

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- Transmettre, c’est « faire passer ce qu'on possède en la possession d'un autre. Transmettre

un privilège. La donation transmet la propriété des choses données. »33

Le mot est issu du latin « transmittere », de « trans », au-delà, et « mittere », envoyer. Dans un

langage plus ancien, la forme « trametre » était plus utilisée.34 La transmission est donc

l’« action de faire passer un bien d'une personne à une autre » (MONTAIGNE, Essais, II, 21, éd.

P. Villey et V.-L. Saulnier, p. 678)35

Au-delà de cette définition linéaire et généraliste, la transmission dans le domaine de

l’éducation et/ou de la pédagogie peut-elle se formuler aussi simplement ? Dans le cadre qui

nous intéresse, nous pouvons noter d’emblée que la transmission implique le lien social. Le lien

social convoque le collectif. Sans lien pas de transmission possible. De fait, nous pouvons nous

demander comment la transmission s’effectue d’un individu à l’autre ou d’un groupe d’individu

à un autre. Est-elle toujours consciente ? Une partie de cette transmission se déroule-t-elle à

notre insu ? Un autre aspect également présent initialement dans la notion de transmission est

le concept de filiation. A ce propos, Marcel Gauchet, philosophe et historien, après nous avoir

informé dans son article « Rupture dans la transmission », que « l’observateur contemporain »

est interpelé fortement par « un retrait significatif des adultes, parents ou enseignants, de l’acte

de transmission au profit de la liberté de choix et de l’expérimentation par soi-même. »36, ajoute

que toutes appartenances et affiliations sont vécues comme un empêchement à la liberté d’être

soi et à sa créativité (Gauchet 2014). Ce « refus d’une affiliation » serait-elle présente dans le

milieu du yoga et quelles en seraient les conséquences ?

Depuis une quinzaine d’année l’activité yoga s’est largement développée et tout

particulièrement avec le public enfant, comme en témoigne la littérature jeunesse qui, sur ce

thème, a littéralement explosé. Cette liberté, cette créativité (il existe en Europe des yogas de

toutes sortes : yoga du rire, accro-yoga, yoga sur chaise…) engendrent de nouveaux « produits »

qui pour la plupart ont perdu toutes racines avec les sources (textes anciens) du yoga

traditionnel. Néanmoins, transmettent-elles l’esprit du yoga ? Nous aborderons ce point dans le

chapitre suivant.

De plus, M. Gauchet souligne qu’à notre époque, la hiérarchie « entre les êtres » n’est plus

convenable, ni tolérable. Or, dans la transmission traditionnelle du yoga, la relation maître

33 http://www.littre.org/definition/transmettre 34 http://www.littre.org/definition/transmettre 35 http://www.cnrtl.fr/etymologie/transmission 36Gauchet, M. (2014). Rupture dans la transmission ? En ligne http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2014/02/07/31003-20140207ARTFIG00313-ecole- comment-transmettre-pourquoi-apprendre.php, consulté le 24 avril 2016.

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disciple est des plus essentielle. C’est par elle que l’esprit du yoga est transmis de génération

en génération. La transmission basée d’ordinaire sur « la différence des générations » est

soupçonnée en Occident « d’asseoir la supériorité des anciens » et non l’épanouissement de

l’individu. Pourtant, ce philosophe, nous explique que la transmission atteint toute sa

signification dans « cette chaîne des générations conçues idéalement pour ne pas

s’interrompre », cette chaîne qui implique les protagonistes au-delà d’eux-mêmes. « Elle vient

d’avant et elle est destinée à se poursuivre après. » Il précise que seul le don est un « ressort

assez puissant pour activer ce lien de succession. » Puis, il spécifie que c’est ce lien qui est

« l’âme du progrès du savoir dans le temps. » Ces propos soulignent, selon nous, l’importance

du lien dans la transmission et la nécessité d’un rapport de confiance. Le cas échéant, cela (cette

non-affiliation) pourrait expliquer ce qui empêche une transmission traditionnelle du yoga. Par

conséquent la transmission d’un yoga classique indien avec une hiérarchie bien définie, un lien

social fort peut-elle être réaliste en Occident ?

Je ne développerai pas la déliaison sociale comme obstacle à la transmission. Déliaison qui

impacte la relation pédagogique qui elle-même peut conduire à entraver la transmission,

voire l’interrompre.

Précisons qu’au-delà de la transmission d’une lignée, c’est la transmission « psychique », ainsi

nommée par les psychiatres et psychanalystes qui nous intéresse plus particulièrement. Sous

cette appellation, qui est également qualifiée d’« existentielle » par Blais, Gauchet et Ottavi (p.

58), se groupent les « transmissions morales qui ont pour objet les valeurs aussi bien que les

comportements et les manières d’être, et les transmissions cognitives qui portent sur le sens de

collectif, le rapport au travail, la place du langage et de l’abstraction. »37

De manière générale, ces transmissions nous impactent au plus profond de notre être, elles

donnent « un sens à l’existence de chaque être (la vie, le nom, l’amour, la mémoire). » C’est le

manque de l’une d’elle qui nous informe de leur importance car elles peuvent provoquer des

effets notables voire pathologiques. D’ailleurs la psychanalyse et les thérapies familiales

imputent aux manques dans la transmission de nombreuses pathologies. (p.58)

Nous voyons mieux ainsi que le cours collectif de yoga en Occident est une « dose

homéopathique » de ce qu’est l’engagement dans la voie spirituelle. Cette dose minimum reste-

t-elle opérante pour une transmission du yoga ?

37 « Transmettre, apprendre » M-C Blais, M Gauchet, D Ottavi – Editions Pluriel – 2016 – 251 pages – p. 58

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II) Le yoga acculturé : de la tradition aux besoins contemporains

Dans le prolongement du yoga classique de l’Inde, nous allons, à présent, questionner ce qui

nous semble être le yoga en Occident, tel qu’il apparait à ce jour aux observateurs et dans la

littérature des sciences sociales. Un auteur tel M. Angot nous annonce que le yoga en Occident

est d’une autre nature. En ce qui nous concerne, nous serons plus mesurés dans nos propos en

distinguant deux « catégories » de yoga : le yoga acculturé et le dénaturé

6. Le yoga acculturé

Le yoga acculturé est un yoga qui se veut issu de la source indienne telle que nous l’avons

définie précédemment, mais un yoga qui s’adapte aux symboles et à la culture occidentale.

Néanmoins, il s’efforce à maintenir un lien fort et étroit avec le yoga classique et la pédagogie

traditionnelle. Il devient un métier, se professionnalise. Une autre forme de reconnaissance se

met en place. Qu’est-ce qui institue le statut de l’enseignant dans ce cadre occidental ? Ce qui

fait référence, qui garantit le statut du professeur de yoga, ce sont les fédérations et les

formateurs qui pour la première génération étaient très en lien avec l’Inde. Ces institutions sont

essentielles pour maintenir la cohésion car pour la génération suivante les liens avec la source

(l’Inde, les textes) semblent plus relâchés. De plus, signalons que la loi française ne reconnaît

pas cette fonction.

g. Les lignées représentées par les fédérations

Nous savons maintenant qu’il existe plusieurs yogas et que celui-ci est codifié par la culture

indienne. En Inde c’est le cadre culturel qui institue la fonction du « transmetteur ». Mais en

Occident, nous pourrions nous demander qu’est-ce qui fait autorité ? Qu’est-ce qui institue ?

Qu’est-ce qui tient le collectif ? Il se peut même que cette organisation institutionnelle soit à la

source de la diffusion massive du yoga sous forme de cours collectifs. Les cours collectifs qui

seraient comme un prolongement de l’éducation populaire de masse.

Afin d’affiner notre compréhension de cette nébuleuse, explorons deux points importants :

- Les mythes fondateurs liés au yoga d’une manière générale

- Les mythes qui sont véhiculés dans une lignée de yoga et qui nous le constatons

fondent la relation et l’action au quotidien.

Nous allons succinctement décrire ces mythes qui, tout compte fait, sous-tendent la relation et

tout particulièrement la relation pédagogique. Comme nous l’avons déjà établi, les mythes

suivants nous rappellent qu’initialement était la souffrance. Ils nous racontent, que les humains

invoquèrent la conscience universelle supérieure (pouvant être nommée Dieu, sachant qu’en

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Inde Dieu a de multiples visages). Cette conscience universelle répondit aux humains en leur

envoyant un sage (Patanjali) muni de trois traités : un traité de médecine ayurvédique pour

soigner le corps, un traité de grammaire sanskrite permettant une communication précise et

ainsi limiter les heurts, un traité sur le yoga pour éduquer, apaiser, transformer le mental.

D’autres légendes racontent qu’un poisson nommé Manu a entendu l’enseignement que donnait

Shiva (un des trois dieux principaux de l’Inde) à sa femme Parvatti. Puis l'enseignement ayant

transformé Manu en homme, il fut transmis aux autres humains.

Dans cette première approche des mythes collectifs qui fondent la discipline, il y a l’idée

centrale d’un enseignement transmis d’un individu à l’autre, un savoir, savoir-faire, savoir être

issu d’un lieu et d’un temps hors de la mémoire des hommes. Ceci lui confère un aspect sacré.

C’est un point important car il instaure d’emblée une transmission verticale de maître à disciple

quelle que soit la forme de la légende. Les motivations peuvent être diverses mais l’objectif de

sortir de la souffrance est présent en premier lieu avant même celui de réalisation (ici de la

transformation de soi) qui, toutefois, se place dans son prolongement.

Une fois ce point de transmission verticale qui instaure un lien avec une dimension

transcendante, supérieure donc une relation de soi à Soi, un second point, et non des moindres,

se place ; pour le mettre en comparaison avec le point précédent nous pourrions le nommer une

transmission horizontale, d’humain à humain. Il nous faut, par conséquent, expliquer l’histoire,

dans ses grandes lignes, de la lignée qui est à la source de l’enseignement d’une des fédérations

françaises de yoga. Ainsi nous saisirons pleinement l’impact de cette transmission horizontale

qui fonde une tradition au sein de la tradition indienne, sur l’enseignement et la transmission

du yoga en cours collectifs.

Une lignée, c’est comme une histoire de famille. Il y a des éléments qui sont « dits » et d’autres

qui sont « tus. » En France, il existe plusieurs fédérations de yoga qui chacune représente une

lignée voire même un aspect particuliers d’une lignée. Afin d’être plus clair dans nos propos,

nous nous référerons à l’histoire d’une de ses lignées.

Bien que la mère ait un rôle majeur en Inde, c’est d’un « patriarche » dont nous allons exposer

l’histoire. Un homme, Krishnamacarya, qui après des études brillantes en sciences, en

philosophies, et en médecine à l’université, part pour une retraite de yoga de sept ans auprès

d’un maître dans l’Himalaya. Puis sur ordre de ce dernier retourne dans « le monde » pour y

créer une famille et transmettre le yoga. Il va enseigner auprès d’un Maha Raja, créer une école

dans un palais avant de s’installer dans un quartier pauvre de Madras où il transmettra le yoga

aux femmes et aux occidentaux, ce qui à l’époque était peu ordinaire voire très mal considéré.

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Son enseignement s’est diffusé sous plusieurs formes de par le monde. En France, il est l’objet

de plusieurs fédérations qui se veulent représentatives de cet enseignement chacune à

leur façon.

Cette histoire nous donne à réfléchir sur les valeurs qui sous-tendent l’enseignement reçu et sur

lesquelles une fédération a été construite. Peut-être est-il possible de retenir comme base de

réflexion les éléments suivants ; l’érudition (connaissance approfondie des textes),

investissement total et authentique (retraite solitaire), mais aussi le détachement de ces deux

points pour transmettre à autrui, donc une notion de partage de l’expérience…

Il nous semble que ces valeurs ont été reprises, mais pas toujours en conscience, par les

créateurs des fédérations. Ce sont ces valeurs de partage, d’authenticité, de justesse des savoirs,

savoirs-faire et savoir être qui sous-tendent l’activité d’enseignement du yoga. Un yoga qui,

dans cette lignée, se veut centré sur la personne (et non sur le yoga), c'est-à-dire un yoga

adaptatif à l’état de santé de l’élève mais aussi à sa culture. Ces valeurs se retrouvent dans les

formations des professeurs de yoga de cette fédération et par conséquent dans les cours,

collectifs entre autres, qu’encadrent ces professeurs.

Toutefois, aucune instance n’est garante au quotidien dans la pratique de l’enseignement de ces

valeurs. Elles sont transmises pendant la formation, évaluées en fin de parcours mais aucun

code déontologique ne vient poser une éthique professionnelle. Bien sûr celle-ci est intégrée

aux textes étudiés et dès lors présente au quotidien mais malgré tout, aucun travail spécifique

n’a été à ce jour élaboré par la fédération dans une dimension culturelle occidentale. Mais est-

ce nécessaire ?

Hormis ces valeurs et une certaine conception du yoga comme indiqué ci-dessus, ce qui tient le

collectif, ce sont les formations continues obligatoires pour pouvoir être admis à adhérer à la

fédération. Cependant, il semble que ce soit un collectif très fragile, qui s’auto-dicte ses lois et

risque de s’enfermer sur lui-même au lieu de s’ouvrir à d’autres façons de voir la discipline.

Toutes les fédérations sont spécialisées dans un yoga ; une seule fait le pari de rallier différentes

lignées et cela ne semble pas être des plus faciles.

Nous nous sommes demandés quels référents à interroger quand « ça bascule. » Il semblerait

qu’en cas de conflit ou pour délibérer d’un problème pédagogique, relationnel… ce sont les

formateurs ou formatrices, « héritiers » de l’autorité fondatrice de cet enseignement. Ils sont

censés avoir acquis la « sagesse » inscrite dans les textes, et par leur pratique l’avoir rendue

« vivante » pour l’utiliser dans la relation à autrui, au monde. Ils sont comme une autorité de

tutelle à laquelle on peut se référer, s’adresser. La parité enseignant-apprenant ne semble pas

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un fait. Il y a une hiérarchie placée par la fédération, comme pour une entreprise. En s’engageant

dans l’enseignement, on engage également celui qui nous a formés, ce qui fait que

naturellement, comme un « parent », il fait référence, autorité.

Ceci nous conduit à questionner la notion de tradition, car dans ce milieu l’expression « yoga

traditionnel » est utilisé plus qu’à son tour.

h. La tradition, les traditions

Lorsque le mot « tradition » est posé dans une conversation, il se veut d’emblée comme un

garant de la source ou plutôt de la « bonne façon de faire. » La tradition vend l’assurance du

« bon produit » façonné selon les normes ancestrales. La tradition vend la confiance « du bien

faire » qui garantit l’obtention des résultats escomptés. C’est également, la fidélité au passé, à

une lignée de maîtres et d’élèves, c’est l’inscription dans une famille de pensée. La tradition

vend la sécurité, la certitude de ne pas se tromper.

Nous pourrions résumer nos propos par cette définition « La tradition désigne une pratique ou

un savoir hérité du passé, répété de génération en génération. On attribue souvent aux

traditions une origine ancestrale et une stabilité de contenu. »38

Toutefois, aucune tradition n’est fixe. Elle subit de micro changements, imperceptibles dans le

temps d’une vie. Le corpus central des actes reste, lui, suffisamment visible pour entretenir

l’illusion du non-changement. Néanmoins, au même titre qu’un organisme vivant, un

enseignement pour rester valide et opérant, se doit de prendre en compte le nouveau ; l’époque,

la culture, les changements de l’âge, les transformations de la pensée… S’il n’y a pas de

changement, ce n’est plus vivant, c’est la mort assurée. Ainsi le yoga acculturé pourrait être

une forme dans l’évolution du yoga classique indien. Ceci permettrait d’affirmer que la forme

de cours collectifs occidentale est effectivement un lieu et un temps de transmission du yoga.

Dans l’idée de tradition, il semble y avoir « quelque chose » qui se répète à l’identique, qui

traverse le temps, les époques sans changement. La tradition comme représentation d’un

immuable ; la tradition en opposition à l’évolution qui serait mouvement perpétuel. La tradition

comme ce qui a été retenu comme valide, important, essentiel, pour la vie d’un groupe donnée.

La transmission du yoga en cours collectifs pourrait être à l’articulation de cette mise en tension

de ces deux extrêmes que sont la tradition et l’évolution.

Pour les anthropologues, « une tradition ne doit pas être traitée comme un héritage du passé,

mais comme une pratique présente, par laquelle « nous choisissons ce par quoi nous nous

38 « La culture » Nicolas Journet (coordonné par) – Editions : Sciences Humaines – 2002 – 370 pages – p. 218

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déclarons déterminés »39 Le cours collectif serait une manifestation, une actualisation. Même

si l’étiquette traditionnelle jette un voile sur le passé (des objets qui les portent) et les institue

comme symboles auxquels s’identifier, pour chaque tradition, les savoirs et les actions sont

porteurs de sens, de valeurs, de signification pour vivre le quotidien. Pour Gérard Lenclud, une

tradition est « un morceau de passé taillé à la mesure du présent. »40

Rappelons également, qu’il est bon de distinguer la tradition du yoga en Inde, les traditions du

yoga dans les lignées, les traditions du yoga acculturé à l’Occident. Par ailleurs, il ne faut pas

oublier qu’on ne peut pas parler du yoga, mais des yogas d’autant que chacun est transmis par

un lignage qui les colore d’une tradition personnalisée. Souvenons-nous que lorsque nous

parlons de yoga, nous parlons à la fois d’un yoga pluriel, avec des formes, des compréhensions,

des interprétations de ces formes par les lignées. Néanmoins, nous pouvons distinguer sous-

jacent à ces formes de yoga « un esprit du yoga » qui peut être explique cette illusion d’unicité.

Cet esprit du yoga que nous pourrions résumer ainsi : l’incarnation des valeurs humanistes,

l’engagement intense et persévérant dans la discipline avec détachement quant aux résultats,

une pratique psychocorporelle (de la posture à la méditation), la recherche d’un état de

conscience libéré de la souffrance comme réponse possible à cette démarche.

7. LeYogadénaturé

Par ailleurs, en Occident nous pouvons discerner un yoga d’une autre nature, un yoga que nous

pouvons qualifier de « dénaturé. » Cette dénomination met en perspective les deux autres types

de yogas : classique et acculturé. A ce qu’il nous apparait, pour le yoga dénaturé, le lien ne

semble se trouver qu’à travers le nom « yoga » qui perd ses liens avec ses racines classiques.

C’est comme une coquille vide dont les concepts se sont échappés et dont il ne reste que le

nom. Ce sont tous ces yogas modernes : accrob-yoga, yoga du rire, yoga bikram…

Par ailleurs, la pédagogie traditionnelle s’estompe de plus en plus, ce qui semble créer de la

confusion entre les finalités du yoga et d’autres approches comme le pilate, le stretching…

Ainsi, les personnes pratiquent le yoga devant leur écran (Youtube, les apply sur smartphone,

Internet) ou en lisant un des nombreux livres sur ce thème. Toutefois, comme nous avons tenté

de le démontrer au chapitre procédent, peut-il y avoir transmission du yoga du fait que la

relation interpersonnelle n’est pas au cœur de la pratique ?

39 Op. cit. – p.218 40 Op. cit. – p.218

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Dans cette approche, la nature du yoga est différente. Le yoga peut être « vu » comme un

médicament, une méthode de soin qui guérit le corps, qui donne des résultats à court terme et

cela sans demander trop d’effort.

De fait, la mise en perspective du yoga acculturé et du yoga dénaturé, nous conduit à

questionner l’acte d’enseigner en contrepoint de l’acte de transmettre.

8) De l’enseignement à la transmission

i. Enseigner

Enseigner implique qu’une personne ou un groupe de personne est besoin d’acquérir un savoir,

un savoir-faire ou un savoir être. Cet apprentissage peut être nécessaire pour sa survie, pour son

expansion, pour comprendre, pour sauvegarder le résultat d’une expérience qui peut avoir une

valeur, un apport pour le groupe, voire pour sa libération des causes de souffrance comme le

propose le yoga.

Par conséquent, apprendre devrait être mu par une motivation personnelle (dans le meilleur des

cas). Cette motivation, ce désir sera la source de l’engagement dans le temps pour une

instruction progressive et adaptée aux capacités et savoirs de l’instant. C’est là tout l’art de la

pédagogie que de proposer une parcelle du « contenu » visé par l’apprenant. Car face à cette

tâche idéale, mais insurmontable, d’un apprentissage global et instantané, l’apprenant peut

aisément se décourager, voire abandonner son projet d’apprendre, d’autant si la motivation est

faible et les résultats présentés peu réalistes et réalisables.

Apprendre pourrait se définir comme « …un processus cérébral mis en jeu par un stimulus

alliant perception, traitement et intégration de l’information. »

(« Transmettre et apprendre » p.203)

Toutefois, en plus des fonctions cognitives, l’apprentissage sollicite l’être dans sa totalité, c’est-

à-dire corporelle et affective. Comme nous l’avons souligné, sans motivation (émotions

positives) pas d’apprentissage. Si le corps n’est pas disponible et en santé, apprendre n’est

également pas possible. La disponibilité du corps doit être tant physique qu’affective.

Ainsi dans la transmission du yoga en Occident, quelle place occupe le corps, et peut-il être un

obstacle à la transmission du yoga classique ?

j. Le corps en Occident

En toute logique, lorsque l’on nomme le corps, on songe au corps biologique, au corps

physique. Néanmoins, en Occident comme en Orient, le concept de corps recoupe plus que ce

qu’il nomme au quotidien. Il impacte d’emblée la personne dans son entier : corps, esprit peut-

être si l’on y intègre une dimension spirituelle : « l’âme. »

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Commençons par examiner comment notre pensée actuelle sur le corps s’est progressivement

modifiée tout au long des siècles. L’homme enfant de la Terre, déesse de la vie, s’est

progressivement séparé d’elle pour se tourner vers un Père tout puissant qu’il a progressivement

détrôné et peut-être même « assassiné » dans une certaine mesure afin de prendre son autonomie

d’adulte « bien-pensant. » Pour cela l’esprit scientifique l’a accompagné. La notion de corps a

évolué elle aussi en fonction des croyances et des découvertes de la science. Finalement nous

pourrions dire que la science a élargi la brèche qu’à la base les religions du livre ont prôné. Ce

qui domine dans ces religions « …ce sont des idées de « séparation » et de « liaison ». Dieu et

le monde sont séparés. Dieu est esprit, le monde est matière. L’homme est entre les deux, il est

à la fois esprit et matière, âme et corps. Et c’est pourquoi il existe des religions afin de

surmonter cette séparation, de relier les humains et Dieu. De la même manière, les êtres

humains sont séparés les uns des autres, au sens où ce sont des individus indépendants. Et ces

personnes différentes doivent inventer des manières de se relier les unes aux autres : l’amour,

l’amitié, la solidarité. »41

Progressivement, la nature a perdu ses mystères, elle a été désacralisée et le corps dans sa

continuité a été impacté. Les hommes l’ont étudié, disséqué, anatomisé. Cette connaissance

approfondie du corps humain et de ses systèmes de fonctionnement a contribué à améliorer la

santé et la longévité de l’homme mais a eu un « coût » quant au changement de perception de

l’humain dans son environnement. Du corps anatomisé au corps machine, il n’y a « qu’un pas »

qui fut franchi avec le début de l’ère industrielle. Nous ne prendrons que le cas le plus signifiant,

celui des ouvriers coupés du sens d’un métier, qui travaillaient dans des fabriques où les

cadences des machines n’avaient plus rien à voir avec les rythmes de l’homme et de la nature.

Le corps était alors considéré comme une annexe au service de la machine pour ne pas dire une

machine lui-même. Le film « Les Temps Modernes » de Charlie Chaplin nous semble en être

une parfaite illustration artistique. Ceci a entrainé une conception d’un corps « objet », non

représentatif d’une personne mais possession de celle-ci (Le Breton p.69), où les pièces sont

interchangeables, où la technique vient pallier les déficiences de la nature. Le concept de

l’homme amélioré, que nous ne développerons pas, semble être dans le prolongement de

cet héritage.

Pour le dire autrement, « Avec l’avènement de la pensée mécaniste qui amène à la création

d’un rapport maîtrisé sur l’ensemble des caractères du monde, les hymnes à la nature

41 « Les religions expliquées à ma fille » Roger-Pol Droit – Editions : Seuil – 62 pages – p.47

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disparaissent, associées pourtant à la majorité des penseurs des époques antérieures, de Platon

aux philosophes de la Renaissance. »42 (Robert Lenoble)

David Le Breton surenchérit en spécifiant que « le vocabulaire anatomique strictement

indépendant de toute autre référence marque bien également la rupture de solidarité avec le

cosmos. » Et il ajoute, « les sociétés occidentales ont fait du corps un avoir plus qu’une souche

identitaire. La distinction du corps et de la présence humaine est l’héritage historique du retrait

dans la conception de la personne, de la composante communautaire et cosmique et l’effet de

la coupure opérée au sein même de l’homme. »43

En revanche, il nous explique que « dans les sociétés de type communautaire, où le sens de

l’existence de l’homme marque une allégeance au groupe, au cosmos et à la nature, le corps

n’existe pas comme élément d’individuation puisque l’individu lui-même ne se distingue pas du

groupe, tout au plus est-il une singularité dans l’harmonie différentielle du groupe. »44

Pour ce qui nous concerne, il nous semble que la conception mécaniste du corps impacte

l’enseignement du yoga par la demande des participant(e)s réclamant une efficacité de celui-ci

au plan physique : j’ai mal ici, quel traitement ? Comment évacuer la douleur ? Cette demande

peut être légitime mais révèle une façon de penser le monde « opposée » au yoga où la démarche

est tout autre, plutôt préventive et surtout centrée sur la personne et non sur les maux. Cette

conception mécaniste du corps pourrait être un obstacle. En revanche, la pratique du yoga serait

l’occasion de faire évoluer, de changer, sa vision du monde. Nous pouvons alors nous demander

comment l’Inde voit le corps.

k. Le corps dans la société traditionnelle indienne

L’Inde est l’une des plus anciennes civilisations où la tradition est maintenue vivante de

manière continue. Certes, elle n’a rien à envier au monde moderne car elle est l’un des leaders

mondiaux dans le domaine de l’informatique. C’est pourquoi elle déconcerte souvent les

occidentaux de par les opposés qui l’anime ; la richesse des Maharaja, la grande pauvreté, la

tradition, l’évolution… Ce pays très adaptatif et incluant les différents rebondissements de son

histoire a gardé cette dimension communautaire des sociétés traditionnelles. L’hindouisme

(mot inventé par les occidentaux afin d’embrasser les diversités religieuses et spirituelles) a

joué un rôle essentiel dans ce maintien.

42 Robert Lenoble, histoire de l’idée de nature, Paris, Albin Michel, 1969, p. 326. Ce sera peu à peu la fin du

paradigme de l’anima mundi, le passage d’une conception métaphysique du monde à une conception légale et mécaniste.

43 « Anthropologie du corps et modernité » Davide Le Breton – Editions : PUF- 280 pages – 2005- p.23 44 Op. Cit. p.23

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A l’inverse des religions du livre, comme nous l’avons noté auparavant, « dans l’hindouisme,

l’éclairage est différent. On va au contraire affirmer qu’il n’y a pas de séparation. Au lieu de

partir d’une situation où chaque personne, chaque chose est séparée des autres, et de

construire un pont pour relier toutes ces personnes entre elles, on va montrer que ces

séparations sont des illusions, des mirages. »45

Nous allons nous aider d’un mythe hindou sur la création de l’univers afin de saisir cette notion

d’inclusion de l’individu dans le cosmos.

Le corps du Purusha (l’être divin, l’Homme cosmique primordial) est sacrifié pour créer

l’univers. Chacune des différentes parties de son corps donnent « naissance à toutes les entités

de l'univers, des dieux védiques traditionnels à l'homme et aux animaux, en passant par l'Ether,

le Ciel, la Terre. Toutefois, seul un quart de sa personne est ainsi manifesté, les trois autres

quarts constituant l'immortalité… »46 derrière le voile de la Maya, l’illusion.

Par conséquent le corps humain, élément de l’univers, est partie intégrante du cosmos. Cette

similitude corps cosmique primordial et corps humain permet de comprendre pourquoi dans la

culture indienne le corps est considéré comme le temple du divin. En d’autres termes, « le corps

humain est dans les traditions populaires le vecteur d’une inclusion, non le motif d’une

exclusion (au sens où le corps va définir l’individu et le séparer des autres, mais aussi du

monde) ; il est le relieur de l’homme à toutes les énergies visibles et invisibles. »47 Le corps est

à la fois le lieu de souffrance de l’existence et dans un même temps outil de libération du cycle

des vies (le samsara).

Nous pouvons constater que les conceptions du monde influencent les conceptions du corps qui

elles-mêmes ont une répercussion sur la personne dans le monde. Ces idées du monde, du corps

et de la personne sont parcourues par des notions du temps dissemblables. En Occident un

temps apparait linéaire irrattrapable, alors qu’en Inde le temps est spiroïdal, un temps dans

lequel tout revient. Le corps unique à l’humain (dimension biologique) est interprété, compris,

influencé par ces éléments de culture et de tradition (dimension symbolique). Ainsi, « Les

représentations sociales assignent au corps une position déterminée au sein du symbolisme

général de la société. »48

45 « Les religions expliquées à ma fille » Roger-Pol Droit – Editions : Seuil – 62 pages – p.47 46 https://mythologica.fr/hindou/creation.htm 47 « Anthropologie du corps et modernité » Davide Le Breton – Editions : PUF- 280 pages – 2005- p.33 48 « Anthropologie du corps et modernité » Davide Le Breton – Editions : PUF- 280 pages – 2005- p.33

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Ceci influencera grandement la pédagogie dans les cours de groupe et l’on comprend mieux

pourquoi, aux vues de la place du corps en Occident, la posture de yoga est la porte d’entrée

dans la discipline.

Quoiqu’il en soit, apprendre c’est toujours remettre en cause l’existant pour soi, ce peut être

également étayer ce qui a été acquis afin d’atteindre une plus large connaissance. Apprendre

semble impliquer à la fois l’acte de lâcher et celui de prendre. De la même manière que la

transmission implique une relation interindividuelle, donc autrui, l’apprentissage engage soi et

l’autre. La formule de Lev Vygotski, à la fois logique, sobre et claire, illustre bien cela : « on

n’apprend pas tout seul. » (« Transmettre et apprendre » p.168). Lorsque l’on pense

l’apprentissage, c’est à priori pour acquérir « un plus », du supplément.

En revanche dans la voie du développement spirituel (qui implique un travail de connaissance

de soi, de gouvernement de soi), c’est un apprentissage pour « un moins. » Cet apprentissage

conduit celui ou celle qui s’est engagé sur ce chemin, à éliminer le trop, l’encombrant, afin de

se diriger vers l’essentiel. Cet essentiel reste à définir en fonction de sa culture, mais surtout de

ses aspirations.

Par conséquent, si deux passions, celle d’apprendre et celle d’enseigner, se rencontrent à travers

une alliance pédagogique dynamique et harmonieuse, soutenu par une progression pédagogique

réaliste et réalisable, ce qui pour nous représente la transmission s’effectuera, au-delà ou en

deçà des protagonistes. Car pour nous, la transmission telle que nous l’entendons n’est pas

affaire de savoirs, de contenu, mais la mise en émergence des capacités de l’autre, voire

l’activation d’une motivation ou mieux d’une conscience supérieure symbole de ce qui est

essentiel dans notre vie (en yoga le témoin), ce qui est constitutif de notre existence.

Bien plus que des techniques ou des savoirs, et même si ceux-ci sont des repères importants,

voire indispensables, la transmission du yoga doit, selon nous, aider à une mise en acte dans le

réel de comportements pour soi et pour l’autre utiles à une vie moins en souffrance, plus

en félicité.

C’est à travers le corps que le yoga nous invite à élaguer, à faire la place à l’essentiel (un objectif

du moins) bien que notre société, pour ce qu’il nous semble, propose l’inverse, une invitation

au plus, à la consommation, à l’objectif d’avoir, de possession (même dans le spirituel), au lieu

d’une aspiration à l’accueil et la découverte. Cette simplicité semble des plus compliquée !

(Article Tardan Masquellier « Le secret du corps, c’est le soi »)49

49 « Le secret du corps, c’est le soi » Ysé Tardan Masquelier – Les Cahiers jungiens de la psychanalyse N°114 –

2005 – pages 61-74

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Ceci nous conduit à reprendre le concept de transmission sous un angle nouveau afin de saisir

ce qui se vit dans les cours de groupe.

l. Au-delà du geste

Lorsque l’on enseigne le yoga, ne transmet-on qu’un geste ? Une posture ?

C’est ce que l’on pourrait croire de prime abord. Toutefois que se cache-t-il derrière

l’apprentissage du geste ou de la posture ?

Afin de saisir cela, empruntons l’analyse de la clinique du travail sur le geste de métier. Analyse

pertinente et très proche de ce que nous vivons dans la pratique du yoga même si cette pratique

n’est en rien un métier.

En premier lieu, notons qu’« on ne fait jamais un geste pour la première fois, soit qu'on l'ait

déjà produit soi- même, soit qu'on l'ait pris chez autrui pour le re-produire, et en même temps,

on ne produit jamais deux fois le même geste... » (Clot, Fernandez & Scheller, 2007, p.

112).�Dans notre vie à de nombreuses reprises nous avons levé les bras, fléchi le tronc… En

yoga, nous pratiquons également ces mouvements. Toutefois, l’intentionnalité est différente et

la mise en conscience est accentuée. C’est un point des plus importants qui génère un état de

conscience intérieur développé, élargi, qui « contamine » le quotidien pour une plus grande

attention, concentration, lâcher prise… Le geste emprunté au quotidien, nourri par la conscience

de la pratique yoguique, retourne potentialisé dans la vie de tous les jours afin de contribuer à

vivre plus en conscience.

D'autre part, le geste est loin de n'être qu'une série de mouvements, il exprime une posture

psychique (Dejours, 1994) et « des manières sociales d'exercer la pensée. » (Clot, Fernandez

& Scheller, 2007, p. 110).�L'expérience du geste est souvent « opaque » à la fois pour celui qui

l'observe et celui qui l'exécute. Un geste efficient est un geste incorporé par celui qui le met en

action, « il a quitté la conscience pour rejoindre les sous-entendus, individuels et collectifs, qui

organisent l'action à l'insu du sujet. » (Clot 2014, p.136).�Par ailleurs, quand bien même un

geste serait reproduit de manière parfaite et stricte, cela n'assure en rien de son usage adéquat.

Un geste « ajusté dans un contexte, ... se trouve, dans un autre déplacé, tant qu'il reste le geste

étranger de l'autre que je reproduis. » (Clot 2014, p.136). En d’autres termes, nous empruntons

« un geste étranger » qu'il nous faut apprivoiser, incorporer. Ceci n'est possible qu'à condition

de le soumettre « ...à ses propres intentions réalisées dans l'action. » (Clot 2014, p.138).�Et

j’ajouterais à ses propres possibilités.

Les questions de l'observation, de l'imitation, ainsi que de l’adaptation dans la pédagogie se

présentent dans le prolongement de ces propos.�Dans le cadre de la transmission du geste de

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métier, l’imitation contrairement à ce que l’on peut imaginer, n’est pas le fait de copier le geste

du modèle, mais « ce mouvement d’appropriation qui transpose le geste de l’autre dans

l’activité du sujet. » (Clot 2014, p.138). Dans un premier temps l’imitation est une « source

externe » de l’apprentissage avant de se « convertir en ressource interne » du développement

du sujet (Clot, 2014). Ceci implique que la transmission est un processus « qui ne va pas

simplement du dehors au-dedans, mais aussi du dedans au dehors. » (Clot 2014, p.138). Ce

processus peut être décrit en trois temps :

- l’imitation comme « action sur le sujet » lui-même ; c’est le temps de l’appropriation où

l’apprenant semble « s’effacer devant le modèle qui agit en lui », �

- le geste au service de sa propre action ; le geste change de statut, il devient moyen pour

agir sur le monde, dans son contexte,

- le « développement du geste-modèle » ; cette étape ne peut se réaliser que si « la personne

imitée l’autorise. » Cela implique que ce développement peut rencontrer « l’immobilisme

de l’imité », et ainsi générer de la souffrance. (Clot, 2014).

Comme Mauss avant nous, soulignons l’importance de « la fonction affective du prestige de la

personne dans l’imitation du modèle. » (Clot, 2014, p. 138). Cet élément est des plus importants

dans la transmission traditionnelle du yoga en Inde mais également en Occident. Nous

soulignerons que sans cette alliance, qui à notre sens se réfère aux notions de transfert et de

contre-transfert, rien ne pourra être transmis.

Ce travail d'appropriation du geste n’est pas un « travail solitaire. » C’est en côtoyant plusieurs

manières d’exécuter le même geste que par « contrastes et comparaisons » le geste va

se « décanter. »

Ainsi à travers le geste nous transmettons plus que la technique, nous transmettons l’esprit

d’une discipline et par là même des savoirs être, des valeurs.

Bien que massivement les auteurs ne fassent pas la distinction entre transfert de connaissance

et transmission, il importe de préciser que dans la notion de transmission on s'intéresse à des

éléments plus informels, co-construits, bidirectionnels, avec une participation active qui à

l'inverse ne semble pas avoir d'importance dans le cadre du transfert de connaissance présenté

comme plus mécaniste, unidirectionnel. (Jolivet et Thébault, 2014 ; Hulin, 2010).

Le professeur peut enseigner le yoga en démontrant, guidant la posture, mais c’est par ces

actions qu’il transmet le mieux l’esprit du yoga. En d’autres termes, il pourrait transmettre sans

enseigner. Le yoga se transmet à la fois par l’enseignement postural mais surtout et avant tout

par le comportement de l’enseignant. C’est la dynamique relationnelle professeur-élève autour

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d’un objet commun (dans notre cas le yoga) qui permet (ou pas) la transmission. Il est possible

d’enseigner une technique mais on ne peut transmettre un état intérieur. En revanche, il est

réalisable d’accompagner l’autre à la découverte de cette état intérieur pour peu que

l’enseignant ait lui-même parcouru le chemin. On peut également transmettre une pédagogie

du yoga comme un lègue, qui quoi qu’il en soit, sera obligatoirement remanié par celui qui le

reçoit puisque lui-même différent tant du fait de son époque, de son âge, de sa culture, de sa

propre expérience de vie.

En yoga, une composante importante de la transmission est « shraddha » la confiance, la

conviction profonde, la foi en la démarche (la méthode), dans le processus de transformation

proposé, dans la personne qui nous le présente… Car plus qu’apprendre ou enseigner, le yoga

invite l’individu à intégrer, au-delà de l’apprentissage du geste technique, une somme de

valeurs, de concepts, de codes de conduites légués à travers le temps. Ce legs nous est fait par

des hommes et des femmes qui après en avoir vécu l’expérience et les avoir trouvés efficients

pour se libérer des causes de souffrance, et ainsi vivre plus en conscience, les ont transmis aux

générations suivantes.

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III) Au centre de la transmission

A une époque où le yoga se développe dans de nombreux secteurs, où le yoga a donné

l’occasion d’un développement de produits associés considérable, il peut sembler étonnant de

questionner la transmission du yoga dans notre société. Effectivement quand un professeur

enseigne les postures et les techniques du souffle dans une maison des jeunes et de la culture,

transmet-il le yoga « traditionnel de l’Inde » ?

En conséquence, dans un premier temps, nous avons développé ce que pourrait être le yoga

« classique » de l’Inde dans l’état actuel de nos connaissances. Dans l’Inde contemporaine, ce

yoga classique semble rester à l’état embryonnaire. Il a évolué également et a pris des formes

nouvelles comme les cours collectifs… Les yogis modernes ont su également exploiter leur

héritage culturel à tel point qu’il en est devenu un produit commercial. L’extension de la

renommée du yoga s’est tellement diffusée de par le monde, que le gouvernement a fini par

créer un ministère du yoga et des techniques associées. Dès lors une journée mondiale a été

promue lors d’une annonce à L’ONU.

Différents « âges » dans la diffusion du yoga en Occident se sont étirés tout au long des années :

les pionniers qui ont diffusé le yoga dans les salons bourgeois, dans les milieux intéressés par

l’ésotérisme ; les diffuseurs modernes qui eux ont élargi leur enseignement à un public plus

large dans des maisons pour tous ; puis le yoga s’est répandu dans les différents secteurs de la

vie sociale : éducation, rééducation, loisir, prison, hôpitaux, comité d’entreprise…

Dans ces différents secteurs, la question du « yoga traditionnel » est à la fois une question de

fond mais également une question économique. Elle est à traiter avec beaucoup de

circonspection. L’estampille « traditionnel » n’est pas un gage de qualité. Tout au plus une

tentative de faire valoir l’effort de rester en contact avec les racines du yoga, avec les savoirs et

savoir faire de l’Inde. La tradition nous semble être au minimum l’actualisation d’une façon de

pratiquer, d’enseigner… une discipline. C’est également une tentative de maintien du lien entre

l’Inde et l’Occident.

Le yoga à notre époque est par conséquent un yoga acculturé, c’est-à-dire le plus souvent adapté

à la fois aux besoins et aux capacités des occidentaux. D’un autre côté, avec le temps s’est

développé un yoga dénaturé, qui lui n’a plus de lien avec les sources du yoga ; c’est comme

une coquille vide dont il ne reste que le nom. C’est un yoga en perte de sens, dont les finalités

semblent être totalement différentes.

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Ainsi, les cours collectifs qui s’inscrivent dans une lignée, quelle qu’elle soit, qui enseigne non

seulement les techniques psychocorporelles liées aux yogas mais aussi et surtout les codes et

principes de vie associés à cette discipline, transmettent au sens où nous l’avons défini le yoga.

Néanmoins, cette transmission n’est pas linéaire, et des obstacles se présentent à elle. Nous

avons entrevu que des conceptions du corps dissemblables en Inde et en Occident pourraient

engendrer une compréhension incomplète du yoga. Toutefois, un autre élément fondamental

s’est révélé tout au long de notre réflexion : l’importance de la relation professeur/élève ou

maitre/disciple.

Rappelons, que la relation au professeur (maître) et aux élèves (disciples), en Occident les uns

et en Inde les autres, ont des exigences quant à l’engagement dans la discipline bien différentes.

Relation par laquelle s’opère la transmission du yoga. Une confiance absolue en la parole du

maître indien, une parole questionnée et mise en doute pour le professeur occidental. Cette

relation implique les notions de dépendance et d’indépendance, de transfert et contretransfert

que nous n’avons pas développé ici, mais qui nous ouvrent à un nouvel espace d’interrogation.

Ceci nous semble être un axe de réflexion fondamental tout à fait passionnant.

Par ailleurs, au sein des cours de groupe occidentaux, l’anonymat peut faire loi, à l’inverse d’un

cours individuel dans lequel d’emblée la personnalisation de la relation est d’actualité. Si l’on

considère que la transmission ne s’opère qu’à l’intérieur d’une relation et que le professeur des

cours collectif ne fait pas l’effort de mémoriser les prénoms, d’adapter le cours en fonction des

possibilités (âge, santé…) de la personne, que transmet-il ?

D’autre part dans les cours collectifs la démarche est inversée. En Occident, c’est l’élève qui

après un cours d’essai décide ou non de s’inscrire au cours de yoga (en fonction de son planning

et du professeur s’il lui convient). Dans l’Inde classique, le maître décidait de prendre, ou de ne

pas prendre, comme disciple la personne qui se présentait, et cela, après avoir éprouvé sa

détermination. S’il le trouvait (intuitivement) digne, motivé, pour s’engager dans la voie (de la

transformation) spirituelle, il le prenait à ses côtés, dans son quotidien, pour le former,

le guider…

Peut-être qu’aujourd’hui, avec le langage moderne, nous dirions que le maître est comme un

consultant ayant l’expertise d’évaluation afin de savoir si « l’impétrant » est capable (a les

capacités minima requises) pour s’engager dans un process de transformation intérieure

personnelle intense ; sachant que ce process est semé d’obstacles, comme autant d’indicateurs

de progression, de stagnation ou de régression par rapport aux objectifs (buts ou finalité) visés !

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Pour nous, la transmission est différente de l’enseignement en cela qu’elle dépasse la formation,

l’éducation aux gestes, aux concepts. On transmet toujours, mais que transmet-on ? On transmet

ce qu’on est, c’est-à-dire une possibilité de modélisation, en tout cas une référence permettant

d’étayer, de construire ou reconstruire un modèle pour soi en soi. Ce qui nous donne à penser

que quoi qu’il en soit nous transmettons le yoga en cours collectifs si nous-mêmes sommes

dans cette démarche millénaire et de manière authentique et effective.

Par conséquent, dans une transmission « traditionnelle par modélisation », cela implique que le

modèle soit le plus proche de « l’objectif » c’est-à-dire la réalisation spirituelle (non altéré par

les inévitables changements (équanimité) de la vie qui d’ordinaire s’accompagnent de la

souffrance ; séparé de ce qu’on aime ; lié à ce qu’on déteste.)

Pas un modèle de perfection mais un miroir susceptible de refléter la perfection. C’est en somme

un guide vers soi-même.

Au terme de cette étape de notre réflexion, nous pensons que même le yoga dénaturé donne

l’occasion d’une pratique. Ce peut être le début d’un parcours plus complet en yoga, auprès

d’une source qui a maintenu ses liens avec les origines du yoga.

Il se peut que les occidentaux soient des apprentis disciples en yoga. D’autant que la

transmission en cours collectifs ne soit pas le seul moyen moderne ; il y a également la diffusion

de masse par les nouvelles technologies, les capsules internet, les applications diverses… Mais

alors qu’en est-il de la relation pour une transmission « authentique » ?

Le conte retranscrit en annexe 2, nous semble en cela une métaphore tout à fait pertinente pour

illustrer la relation maître/disciple mais également professeur/élève qui est au cœur de la

transmission du yoga comme de toutes disciplines.

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IV) Bibliographie

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V) Annexes Annexe 1 : Conte de Yumus 50 (conte du Turkestan) Yunus Emré inventa autrefois des chants plus durables que le souvenir même de sa vie. Il fut

aussi un infatigable chercheur de vérité.

Quand pour la première fois lui vint au cœur cette avidité de savoir qui le jeta sur les chemins

du monde, il avait peut-être vingt ans, peut-être moins. Il s’en fut, espérant que le désir qui

l’assoiffait le conduirait au-devant d’un maître capable de l’illuminer. Ce maître, il lui fut donné

de le rencontrer, après dix années d’errance misérable, dans le grand vent d’une colline, en

pleine steppe anatolienne. Il s’appelait Taptuk et il était aveugle.

Taptuk avait lui aussi longtemps cheminé, mais il avait suivi d’autres routes que celles de

Yunus. Dès son adolescence, il s’était rasé le crâne et les sourcils, s’était coiffé d’un bonnet de

feutre rouge et s’en était allé combattre les envahisseurs mongols. Il avait traversé autant de

charniers que d’éphémères victoires, chevauché le sabre aux dents à la poursuite d’hommes

aussi fous que lui, croupi le lendemain dans des lambeaux sanglants. Il avait haï, pillé, tué, cent

fois perdu et cherché son âme dans la rage des combats, jusqu’à ce que le silence tombe enfin

sur sa tête. Un soir de défaite, il avait été laissé pour mort sur un champ de bataille. Il s’était

traîné au bord d’un ruisseau. Là, une femme, la première de son existence, hors quelques putains

de tavernes, s’était enfin penchée sur lui.

Elle l’avait recueilli, soigné, guéri, mais elle n’avait pu lui rendre la vue qu’un tranchant de

lame lui avait prise. Alors elle lui avait donné sa vie, sa main pour le conduire, et de ce jour,

guidé par son épouse, Taptuk n’avait plus songé qu’à se frayer en lui-même un chemin jusqu’à

la source silencieuse d’où s’élève la lumière qui rend toutes choses simples. Un soir, dans ce

désert de hautes herbes où ne se risquait jamais personne, sauf de rares bergers égarés et

quelques lambeaux d’armées en déroute, il avait atteint cette source. Il avait donc décidé de ne

pas aller plus loin et avait construit là sa maison. D’autres chercheurs l’avaient rejoint, de loin

en loin, poussés par on ne sait quel vent de l’âme. Ils avaient reconnu en cet homme imposant

et avare de paroles le maître qu’ils espéraient. Ils avaient donc bâti leur cabane près de la sienne,

puis dressé une palissade autour de ces humbles masures.

50 « L’arbre aux trésors » - Henri Gougaud – Editions : Points – 379 pages – p.97

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Quand Yunus Emré parvint en ce lieu, le monastère de Taptuk l’aveugle n’était rien d’autre que

cela : quelques bâtisses basses ceintes d’un mur de pierres sèches dans la steppe infinie. Taptuk,

dès qu’il eut palpé le visage et les épaules de ce vagabond affamé de savoir, lui promit la Vérité.

- Elle te viendra peu à peu, lui dit-il. Pour l’instant, je n’ai rien à t’apprendre. Ton travail

sera donc de balayer sept fois par jour la cour du monastère.

Yunus obéit de bon cœur. A l’instant même où il s’était trouvé devant ce grand vieillard au

crâne ras, une confiance inébranlable lui était venue. Il était sûr qu’elle ne l’abandonnerait plus.

Sept fois par jour il balaya donc la cour avec entrain, saluant joyeusement le maître et ses

disciples quand ils se rendaient ensemble à la maison de l’épouse où Taptuk l’aveugle tous les

matins enseignait. Il s’étonna bientôt que nul ne réponde à ses salutations. « Passe encore que

les apprentis m’ignorent, se dit-il mais celui qui m’a si bonnement accueilli chez lui, pourquoi

ne m’adresse-t-il jamais la parole ? » Une année passa ainsi, puis deux et trois années, sans que

nul ne lui parle. Alors le cœur de Yunus s’alourdit.

« Sans doute ce silence signifie-t-il quelque chose, se dit-il. Assurément mon maître veut

apprendre quelque chose à mon âme, car c’est à l’âme que s’adresse la parole sans voix. » Il

réfléchit dans sa solitude besogneuse, chassant sept fois par jour la poussière que le vent sans

cesse ramenait dans la cour du monastère. Enfin, un matin de printemps, comme il sortait de sa

cabane, son balai sur l’épaule, une lumière lui vint. « J’ai trouvé : Tapuk veut m’apprendre la

patience », se dit-il. Il jubila dans son cœur, content de sa découverte, et se remit à balayer la

cour avec une ardeur nouvelle.

Cinq années étaient passées. Deux autres s’écoulèrent encore, puis trois, puis cinq nouvelles,

sans que change son sort. Alors Yunus désespéra. « Qu’ai-je fait pour mériter une aussi longue

indifférence ? se dit-il. Peut-être mon maître m’a-t-il oublié ? Ou peut-être ne suis-je pour lui

qu’un idiot recueilli par pitié, tout juste bon à chasser la poussière. » Il s’efforça pourtant de

réfléchir sans passion. Une nuit de tempête lui vint à l’esprit que Taptuk voulait peut-être lui

apprendre l’humilité. Dans l’obscurité tourmentée où il était couché, il sourit. « C’est cela. Il

veut m’apprendre l’humilité », se dit-il. Le lendemain matin, quand il se mit à l’ouvrage, ses

gestes étaient plus mesurés, et parce que son cœur était en paix il se mit, tout en balayant la

cour, à fredonner. Peu de chose : des paroles qui lui venaient, des chants qui lui montaient aux

lèvres et qu’il laissait aller au vent, pour la seule satisfaction d’entendre voix humaine.

Cependant sa confiance en Tapuk peu à peu le quitta. Cet homme, décidément, l’avait trompé.

Il n’avait jamais eu l’intention de lui apprendre ce qu’il avait pourtant promis. « Je perds ma

vie à espérer », se dit-il. Cinq ans encore, il balaya la cour en fredonnant, sans que nul ne

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l’écoute. Un soir, fatigué de cette existence de pauvre hère et convaincu que personne ne

s’apercevrait de son absence, il décida de quitter ce lieu où il n’avait trouvé, après quinze années

d’humble patience, qu’amertume et mélancolie.

Il s’en fut donc dans la nuit, droit devant lui. Il marcha jusqu’à l’aube, ivre de liberté sans espoir.

Il eut faim et soif, mais il n’y avait nulle source où s’abreuver, nul abri où refaire ses forces

dans cet infini désert d’herbes jaunies, de cailloux et de vent. « Je vais mourir, se dit-il.

Qu’importe. Mieux vaut mourir en marchant qu’en balayant la cour d’un fou. » Il marcha donc

trois journées entières.

Au soir du troisième jour, comme il allait se coucher sur un roc pour offrir son corps exténué

aux vautours, il aperçut, au loin, un campement. Il s’étonna. Aucun voyageur ne se risquait

jamais dans ces contrées ; qui pouvaient être ces gens ? Il s’approcha. Il vit des hommes assis

au seuil d’une tente aux voilures amples. Ils festoyaient en riant et parlant fort. Dès qu’ils

l’aperçurent, ils lui firent signe et, à grands cris joyeux, l’invitèrent à partager leurs provisions.

Des fruits luisants, des galettes dorées, des rôtis odorants, des boissons de toutes couleurs dans

des flacons de verre étaient à profusion étalés devant eux, sur un tapis de laine. Yunus prit place

en leur compagnie, but, mangea, osa enfin demander à ces gens par quel miracle, dans ce

méchant désert, ils se trouvaient ainsi pourvus en nourritures si délicates qu’il n’en avait jamais

goûté de pareilles.

- Une voix nous a conduits ici, lui dirent-ils. Assurément c’est le meilleur endroit du

monde. Le vent tous les jours nous apporte du lointain les chants d’un derviche inconnu.

Il nous suffit de les écouter, de les chanter nous-mêmes. Aussitôt apparaissent devant

nous tous ces mets succulents que vous voyez là. Nous serions fous d’aller vivre ailleurs.

Yunus s’extasia, avoua qu’il ne comprenait rien à pareille magie et osa enfin demander à ses

compagnons si, par extrême bonté, ils pourraient lui apprendre ces chants nourriciers, afin qu’il

ne meure pas de faim dans cette steppe où il devait aller seul.

- Volontiers, répondirent les hommes.

Et ils se mirent à chanter. Alors Yunus, bouleversé, les yeux ronds et la bouche ouverte, entendit

les chants qu’il avait lui-même fredonnés, cinq ans durant, en balayant la cour du monastère. Il

reconnut les paroles sorties de ses lèvres dans le seul désir de tromper la solitude, les musiques

montées de son cœur dans le seul espoir d’alléger sa mélancolie. Elles étaient son œuvre. Sur

l’instant il comprit pour quel travail il était en ce monde, il goûta la pure vérité de son âme et il

souffrit la pire honte, songeant à Taptuk qui l’avait instruit, sans qu’il n’en devine rien, comme

un fils infiniment aimé.

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Alors il embrassa les hommes qui l’avaient accueilli et revint au monastère en courant et

pleurant. « Taptuk me pardonnera-t-il d’avoir douté de lui ? se disait-il, buvant le vent. Me

pardonnera-t-il jamais ? » Il parvint à la nuit tombée à la porte vermoulue qui fermait la

palissade. Il cogna du poing, appelant et demandant pitié. Le visage de l’épouse de Taptuk

apparut au-dessus du mur.

- Te voilà revenu, Yunus, dit-elle doucement. Pauvre enfant, je ne sais si Taptuk

t’acceptera à nouveau parmi nous. Ton départ l’a désespéré. « Quel malheur, m’a-t-il

dit, mon fils le plus cher m’a quitté. Que vaut ma vie désormais ? » Je vais t’ouvrir. Tu

te coucheras dans la poussière de la cour. Demain, quand ton maître fera sa promenade

du matin, il butera du pied contre ton corps. S’il dit : « Qui est cet homme ? », alors tu

devras partir pour toujours. S’il dit : « Est-ce là notre bon Yunus ? », alors tu sauras que

tu peux à nouveau vivre en sa présence. Entre, mon fils.

Yunus se coucha dans la poussière de la cour. Au jour revenu, il vit s’approcher Taptuk

l’aveugle au bras de son épouse. Il ferma les yeux, sentit un pied contre son flanc, entendit :

- Est-ce là notre bon Yunus ?

Il se leva, ébloui de lumière et de bonheur, courut à son balai et se remit à balayer la cour.

Ainsi fit-il jusqu’à sa mort, sans faillir un seul jour. Quand il fut devenu semblable à la poussière

mille fois envolée, ses chants s’élevèrent, envahirent les lieux où vivaient les hommes et les

nourrirent avec tant de persévérante bonté qu’aujourd’hui encore neuf villages, en Anatolie,

revendiquent le privilège d’avoir sur leur territoire la vraie tombe de Yunus Emré, l’homme

que Taptuk l’aveugle illumina.

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Annexe 2 : Les différents types de yoga

a) Karma yoga51

Pour le Karma Yoga ou yoga de l’action, ce qui importe, c’est de « renoncer à la soif de

récompenses pour ses actes. » C’est agir avec le maximum d’efficacité et d’habileté, sans

poursuivre d’intérêt personnel, sans même se soucier du résultat mais en faisant de son mieux

au moment de l’action.

« Ce n’est pas en s’abstenant d’agir que l’homme atteint la liberté du non agir, ni simplement

en renonçant (aux œuvres) qu’il parvient à la perfection. Car nul ne demeure même un instant

sans action ; tout être est inévitablement contraint à l’action par les modes (guna) nés de la

nature (prakrti) » (Bhâgavad Gita)52

Donc pour un karma yogi (pratiquant de Karma Yoga), « mieux vaut suivre sa propre ligne de

vie (svadharma) même imparfaite que la ligne de vie parfaite d’un autre (paradharma), même

bien appliquée » (Bhâgavad Gita).

Un précepte fondamental de ce yoga est que nous avons le droit à l'action et uniquement à celle-

ci. Les fruits, c'est à dire les résultats ne doivent pas être notre mobile. Pour autant l'inaction

n'est pas à cultiver (Bhâgavad Gita).

De nos jours, l’esprit du yoga de l’action se manifeste par l’altruisme, surtout envers les plus

faibles et les plus démunis. Exemple : dévouement au service des causes nobles (écologie,

sauvegarde des animaux en danger ou du patrimoine…) participation aux œuvres

caritatives (bénévolat...)

Quelles que soient les circonstances, et le cadre, on peut dire que le karma yogi fait son travail

de son mieux pour le plaisir du travail bien fait.

b) Jnana yoga

Le yoga de la connaissance requiert de bonnes qualités intellectuelles. C’est une discipline du

savoir et de la vérité.

Les textes étudiés sont des textes sacrés. La démarche doit mener à la connaissance utile et non

futile, pour trouver des répercussions dans la manière de progresser dans la conduite de sa vie.

Le Jnana yoga a pour principe que la connaissance et la lumière sont déjà en nous.

C’est un yoga de la méditation sur notre vraie nature. Il nous guide vers la discrimination : - du réel et du non réel,

51 La synthèse sur les différents yoga est issue de l’article « Les différents yogas » Frans Moors – dans Viniyoga

magazine N°68 –décembre 2000 52 La Bhâgavad Gita est la partie centrale du poème épique le Mahabharata. Ce texte est une référence pour les

dévots de Krishna (une des réincarnations du dieu Vishnu, l’un des trois dieux principaux du panthéon hindou. Il narre la guerre entre deux clans d’une même famille les Pandava et les Kaurava.

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- du permanent et du transitoire,

- des causes de sérénité ou de douleurs,

- du Soi et du non Soi,

- du conscient et du non conscient.

Il nous permet de distinguer en fait ce qui est sagesse/connaissance et ce qui est

obscurité/ignorance.

c) Bhakti yoga

Ce troisième yoga est celui de l’amour, du service et de la dévotion.

C’est un yoga pour le croyant quelle que soit sa religion. Le Bhakti yogi se met au service d’une

Force Supérieure, plus grande et lumineuse (le Grand Principe, l’Absolu…)

Le dévot porte un attachement sentimental très puissant au dieu qu’il s’est choisi ou que lui a

inspiré sa culture. Il s’en remet totalement à sa divinité, il cherche à la découvrir dans toutes les

formes de la manifestation. Il est au service de son environnement et de son « prochain. »

Pour lui Dieu est partout, il prie, médite sur son nom, le répète, lui offre des rituels…

Il est à noter que les trois formes de yoga dans l’intention de se libérer, action, connaissance et

dévotion, sont indissociables et complémentaires.

On retrouve ces trois aspects du yoga dans le texte de Patanjali, lorsqu’il décrit au début du

second chapitre le Kriya Yoga ou yoga de l’action (karma et kriya sont des synonymes) :

- tapas, action, discipline de vie,

- svadhyaya : étude de soi par les textes sacrés,

- ishvara pranidhana : lâcher-prise des fruits de l’action à… ; l’abandon à la vie.

d) Tantra yoga

D’autres formes de yoga plus « ésotériques » existent. Elles ont pour souche le tantra yoga.

[Tantra = techniques spéciales ; livres, textes, doctrines (réservé au shivaïsme ou shaktisme voir

au bouddhisme)]

Le tantra yoga valorise la relation corps et énergie (corps, souffle, centres subtils, rituels) en

rapport avec les concepts fondamentaux de Prâna (énergie) et nâdî (canaux véhiculant

l’énergie) ; il fait référence au culte de la shakti (l’énergie première), aux doctrines de l’éveil

des forces cosmiques en l’homme (kundalinî), aux stimulations des centres

d’énergie (chakra).

« Le corps devient caisse de résonance du cosmos, véritable temple de pratique, et un moyen

de se tourner, voire d’atteindre l’union avec l’Absolu ».

Nous sommes en présence de plusieurs yoga (mantra, son prononcé ; nâda, son entendu à

l’intérieur de soi…) mais néanmoins solidaires dans le sens où ils se partagent ces concepts.

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Table des matières Introduction : de l’expérience au questionnement............................................................3I) Le yoga classique : une transmission spirituelle comme objectif impossible à tenir et pourtant réalisable au quotidien.......................................................................................5

1) Leyoga,unepratiquecorporelle,unpointdevuephilosophique........................................52) Domainedel’actionduyoga,lequotidien..........................................................................83) Evolution de la conscience de soi.....................................................................................104) Accomplissement de soi, yoga et spiritualité....................................................................11

a. Lareligion.............................................................................................................................13b. Laphilosophie......................................................................................................................13c. Lesoucidesoietlaspiritualité............................................................................................14d. Laspiritualitédansunevisionéducative.............................................................................15

5. Pédagogie et transmission spirituelle...............................................................................17e. Laprésenceetlesilence......................................................................................................17f. Latransmission....................................................................................................................18

II) Le yoga acculturé : de la tradition aux besoins contemporains...............................216. Le yoga acculturé.............................................................................................................21

g. Leslignéesreprésentéesparlesfédérations.......................................................................21h. Latradition,lestraditions....................................................................................................24

7. LeYogadénaturé..............................................................................................................258) De l’enseignement à la transmission................................................................................26

i. Enseigner.............................................................................................................................26j. LecorpsenOccident............................................................................................................26k. Lecorpsdanslasociététraditionnelleindienne..................................................................28l. Au-delàdugeste..................................................................................................................31

III) Au centre de la transmission...................................................................................34IV) Bibliographie...........................................................................................................37V) Annexes...................................................................................................................39

Annexe 1 : Conte de Yumus (conte du Turkestan).................................................................39Annexe2:Lesdifférentstypesdeyoga.....................................................................................43

a) Karmayoga..........................................................................................................................43b) Jnanayoga...........................................................................................................................43c) Bhaktiyoga...........................................................................................................................44d) Tantrayoga..........................................................................................................................44