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Page 1: Victor Hugo: Odes et ballades A M. Alexandre Soumet. ODE ... · PDF fileLes tristes humains dans leurs fers ; ... Car les jours, et les ans, et les siècles ne tracent Qu'un sillon

Victor Hugo: Odes et ballades

A M. Alexandre Soumet.

ODE PREMIÈRE Dictus ob hoc lenire tigres, rabidosque leones. HORAT. AD PISON ES.

Mourir sans vider mon carquois ! Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange Ces bourreaux barbouilleurs de lois ! ANDRÉ CH ÉNIER, ÏAMBES.

«Le vent chasse loin des campagnes Le gland tombé des rameaux verts ; Chêne, il le bat sur les montagnes ; Esquif, il le bat sur les mers. Jeune homme, ainsi le sort nous presse. Ne joins pas, dans ta folle ivresse, Les maux du monde à tes malheurs ; Gardons, coupables et victimes, Nos remords pour nos propres crimes, Nos pleurs pour nos propres douleurs.»

Quoi ! mes chants sont-ils téméraires ? Faut-il donc, en ces jours d'effroi, Rester sourd aux cris de ses frères ! Ne souffrir jamais que pour soi ! Non, le poète sur la terre Console, exilé volontaire, Les tristes humains dans leurs fers ; Parmi les peuples en délire, Il s'élance, armé de sa lyre, Comme Orphée au sein des enfers.

«Orphée aux peines éternelles Vint un moment ravir les morts ; Toi, sur les têtes criminelles, Tu chantes l'hymne du remords. Insensé ! quel orgueil t'entraîne ? De quel droit viens-tu dans l'arène Juger sans avoir combattu ? Censeur échappé de l'enfance, Laisse vieillir ton innocence, Avant de croire à ta vertu.»

Quand le crime, Python perfide, Brave, impuni, le frein des lois,

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La Muse devient l'Euménide, Apollon saisit son carquois.

Je cède au Dieu qui me rassure ; J'ignore à ma vie encor pure Quels maux le sort veut attacher ; Je suis sans orgueil mon étoile ; L'orage déchire la voile La voile sauve le nocher.

«Les hommes vont aux précipices. Tes chants ne les sauveront pas. Avec eux, loin des cieux propices, Pourquoi donc égarer tes pas ? Peux-tu, dès tes jeunes années, Sans briser d'autres destinées, Rompre la chaîne de tes jours ? Epargne ta vie éphémère : Jeune homme, n'as-tu pas de mère ? Poète, n'as-tu pas d'amours ?»

Eh bien, à mes terrestres flammes, Si je meurs, les cieux vont s'ouvrir. L'amour chaste agrandit les âmes, Et qui sait aimer sait mourir. Le poëte, en des temps de crime, Fidèle aux justes qu'on opprime, Célèbre, imite les héros ; Il a, jaloux de leur martyre, Pour les victimes une lyre, Une tête pour les bourreaux.

«On dit que jadis le poète, Chantant des jours encor lointains, Savait à la terre inquiète Révéler ses futurs destins. Mais toi, que peux-tu pour le monde ? Tu partages sa nuit profonde ; Le ciel se voile et veut punir ; Les lyres n'ont plus de prophète, Et la Muse, aveugle et muette, Ne sait plus rien de l'avenir !»

Le mortel qu'un Dieu même anime Marche à l'avenir, plein d'ardeur ; C'est en s'élançant dans l'abîme Qu'il en sonde la profondeur. Il se prépare au sacrifice ; Il sait que le bonheur du vice

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Par l'innocent est expié ; Prophète à son jour mortuaire, La prison est son sanctuaire, Et l'échafaud est son trépied.

«Que n'es-tu né sur les rivages Des Abbas et des Cosroës, Aux rayons d'un ciel sans nuages, Parmi le myrte et l'aloès ! Là, sourd aux maux que tu déplores, Le poète voit ses aurores Se lever sans trouble et sans pleurs ; Et la colombe, chère aux sages, Porte aux vierges ses doux messages Où l'amour parle avec des fleurs !»

Qu'un autre au céleste martyre Préfère un repos sans honneur ! La gloire est le but où j'aspire ; On n'y va point par le bonheur. L'alcyon, quand l'océan gronde, Craint que les vents ne troublent l'onde Où se berce son doux sommeil ; Mais pour l'aiglon, fils des orages, Ce n'est qu'à travers les nuages Qu'il prend son vol vers le soleil !

Mars 1821.

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ODE DEUXIÈME

Ferrea vox. VIRGILE.

Le sort des nations, comme une mer profonde, A ses écueils cachés et ses gouffres mouvants. Aveugle qui ne voit, dans les destins du monde, Que le combat des flots sous la lutte des vents ! Un souffle immense et fort domine ces tempêtes. Un rayon du ciel plonge à travers cette nuit. Quand l'homme aux cris de mort mêle le cri des fêtes, Une secrète voix parle dans ce vain bruit. Les siècles tour à tour, ces gigantesques frères, Différents par leur sort , semblables dans leurs vœux, Trouvent un. but pareil par des routes contraires, Et leurs fanaux divers brillent des mêmes feux.

II

Muse, il n'est point de temps que tes regards n'embrassent ; Tu suis dans l’avenir leur cercle solennel ; Car les jours, et les ans, et les siècles ne tracent Qu'un sillon passager dans le fleuve éternel. Bourreaux, n'en doutez pas ; n'en doutez pas, victimes ! Elle porte en tous lieux son immortel flambeau, Plane au sommet des monts, plonge au fond des abîmes, Et souvent fonde un temple où manquait un tombeau. Elle apporte leur palme aux héros qui succombent, Du char des conquérants brise le frêle essieu, Marche en rêvant au bruit des empires qui tombent, Et dans tous les chemins montre les pas de Dieu. Du vieux palais des temps elle pose le faîte ; Les siècles à sa voix viennent se réunir ; Sa main, comme un captif honteux de sa défaite, Traîne tout le passé jusque dans l'avenir. Recueillant les débris du monde en ses naufrages, Son œil de mers en mers suit le vaste vaisseau, Et sait tout voir ensemble, aux deux bornes des âges, Et la première tombe et le dernier berceau !

1823.

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BALLADE DIXIÈME

Au soleil couchant, Maint voleur te suit ; Toi qui vas cherchant La chose est, la nuit, Fortune, Commune. Prends garde de choir ; Les dames des bois La terre, le soir, Nous gardent parfois Est brune. Rancune. L'océan trompeur Elles vont errer ; Couvre de vapeur Crains d'en rencontrer La dune. Quelqu'une. Vois : à l'horizon, Les lutins de l'air Aucune maison ! Vont danser au clair Aucune ! De lune. LA CHANSON DU FOU

Voyageur, qui, la nuit, sur le pavé sonore De ton chien inquiet passes accompagné, Après le jour brûlant, pourquoi marcher encore ? Ou mènes-tu si tard ton cheval résigné ? La nuit ! – Ne crains-tu pas d'entrevoir la stature Du brigand dont un sabre a chargé la ceinture, Ou qu'un de ces vieux loups, près des routes rôdants, Qui du fer des coursiers méprisent l'étincelle, D'un bond brusque et soudain s'attachant à ta selle, Ne mêle à ton sang noir l'écume de ses dents ? Ne crains-tu pas surtout qu'un follet à cette heure N'allonge sous tes pas le chemin qui te leurre, Et ne te fasse, hélas ! ainsi qu' aux anciens jours, Rêvant quelque logis dont la vitre scintille Et le faisan, doré par l'âtre qui pétille, Marcher vers des clartés qui reculent toujours ? Crains d'aborder la plaine où le sabbat s'assemble, Où les démons hurlants viennent danser ensemble ; Ces murs maudits par Dieu, par Satan profanés, Ce magique château dont l'enfer sait l'histoire, Et qui, désert le jour, quand tombe la nuit noire, Enflamme ses vitraux dans l'ombre illuminés ! Voyageur isolé, qui t'éloignes si vite, De ton chien inquiet la nuit accompagné, Après le jour brûlant, quand le repos t'invite, Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?

22 octobre 1825.

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BALLADE DOUZIÈME

Plus de six cents lances y furent brisées ; on sebattit à pied et à cheval, à la barrière, à coups d'épée et de pique, où partout les tenan ts et les assaillants ne firent rien qui ne répondît à la haute estime qu'ils s' étaient déjà acquise ; ce qui fit éclater ces tournois doublement. Enfin, au dernier, un gentilhomme nommé de Fontai-nes, beau-frère de Chandiou, grand prévôt des maréchaux, fut blessé à mort ; et au second encore, Saint-Aubin, autre gentilhomme, fut

tué d'un coup de lance. ANCIENNE CHRONIQUE.

Çà, qu'on selle,Ecuyer,Mon fidèleDestrier,Mon cœur ploieSous la joie,Quand je broieL'étrier.

Par saint-Gille,Viens-nous-en,Mon agileAlezan ;Viens, écoute,Par la route,Voir la jouteDu roi Jean.

Qu’un gros carmeChartrierAit pour armeL'encrier ;Qu'une fille,Sous la grille,S'égosilleA prier ;

Nous qui sommes,De par Dieu,GentilshommesDe haut lieu,Il faut faireBruit sur terre,Et la guerreN'est qu'un jeu.

Ma vieille âmeEnrageait ;Car ma lame,Que rongeaitCette rouilleQui la souille,En quenouilleSe changeait.

Cette ville,Aux longs cris,Qui profileSon front gris,Des toits frêles,Cent tourelles,Clochers grêles,C'est Paris !

Quelle foule,Par mon sceau !Qui s'écouleEn ruisseau,Et se rue,Incongrue,Par la rueSaint-Marceau.

Notre-Dame !Que c'est beau !Sur mon âmeDe corbeau,Voudrais êtreClerc ou prêtrePour y mettreMon tombeau !

Les quadrilles,Les chansonsMêlent fillesAux garçons.Quelles fêtes !Que de têtesSur les faîtesDes maisons !

Un maroufle,Mis à neuf,Joue et souffleComme un bœuf.

Une marcheDe LuzarcheSur chaque archeDu Pont-Neuf.

Le vieux Louvre ! –Large et lourd,Il ne s'ouvreQu'au grand jour,EmprisonneLa couronne,Et bourdonneDans sa tour.

Los aux dames !Au roi los !Vois les flammesDu champ clos,Où la foule,Qui s'écroule,Hurle et rouleA grands flots.

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Sans attendre,Çà, piquons !L'œil bien tendre,AttaquonsDe nos sellesLes donzelles,Roses, belles,Aux balcons.

Saulx-TavaneLe ribaudSe pavane,Et ChabotQui ferraille,Bossu, railleMons FontrailleLe pied-bot.

Là-bas, SergeQui fit vœuD'aller viergeAu saint lieu ;Là, Lothaire,Duc sans terre ;Sauveterre,Diable et dieu.

Le vidameDe ConflansSuit sa dameA pas lents,Et plus d'uneS'importuneDe la bruneAux bras blancs.

Là-haut brille,Sur ce mur,Yseult, filleAu front pur ;Là-bas, seules,Force aïeulesPortant gueulesSur azur.

Dans la lice,Vois encorBerthe, Alice,Léonor,

Dame Irène,Ta marraine,Et la reineToute en or.

Dame IrèneParle ainsi :«Quoi ! la reineTriste ici !»Son altesseDit : «Comtesse,J'ai tristesseEt souci.»

On commence.Le beffroi !Coups de lance,Cris d'effroi !On se forge,On s'égorge,Par saint-George !Par le roi !

La cohue,Flot de fer,Frappe, hue,Remplit l'air,Et, profonde,Tourne et gronde,Comme une ondeSur la mer.

Dans la plaineUn éclairSe promèneVaste et clair ;Quels mélanges !Sang et franges !Plaisirs d'anges !Bruit d'enfer !

Sus, ma bête,De façonQue je fêteCe grison !Je te baillePour ripaillePlus de paille,Plus de son,

Qu'un gros frère,Gai, friand,Ne peut faire,MendiantPar les placesOù tu passes,De grimacesEn priant !

Dans l'orage,Lys courbé,Un beau pageEst tombé.Il se pâme,Il rend l'âme ;Il réclameUn abbé.

La fanfareAux sons d'or,Qui t'effare,Sonne encorPour sa chute ;Triste lutteDe la flûteEt du cor !

Moines, vierges,PorterontDe grands ciergesSur son front ;Et, dans l'ombreDu lieu sombre,Deux yeux d'ombrePleureront.

Car madameIsabeauSuit son âmeAu tombeau.Que d'alarmes !Que de larmes !...Un pas d'armes,C'est très beau !

Çà, mon frère,Viens, rentronsDans notre aireDe barons.

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Va plus vite,Car au gîteQui t'invite,Trouverons,

Toi, l'avoineDu matin,Moi, le moineAugustin,Ce saint hommeSuivant Rome,Qui m'assommeDe latin,

Et rédigeEn romainTout prodigeDe ma main,Qu'à ma chargeIl émargeSur un largeParchemin.

Un vrai sireChâtelainLaisse écrireLe vilain ;Sa main digne,Quand il signe,EgratigneLe vélin.

24-26 juin1828.

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Victor HUGO (1802-1885)(Recueil : Les orientales, 1829)

Les DjinnsMurs, ville,Et port,AsileDe mort,Mer griseOù briseLa brise,Tout dort.

Dans la plaineNaît un bruit.C'est l'haleineDe la nuit.Elle brameComme une âmeQu'une flammeToujours suit !

La voix plus hauteSemble un grelot.D'un nain qui sauteC'est le galop.Il fuit, s'élance,Puis en cadenceSur un pied danseAu bout d'un flot.

La rumeur approche.L'écho la redit.C'est comme la clocheD'un couvent maudit ;Comme un bruit de foule,Qui tonne et qui roule,Et tantôt s'écroule,Et tantôt grandit,

Dieu ! la voix sépulcraleDes Djinns !... Quel bruit ils font !Fuyons sous la spiraleDe l'escalier profond.Déjà s'éteint ma lampe,Et l'ombre de la rampe,Qui le long du mur rampe,Monte jusqu'au plafond.

C'est l'essaim des Djinns qui passe,Et tourbillonne en sifflant !Les ifs, que leur vol fracasse,Craquent comme un pin brûlant.Leur troupeau, lourd et rapide,Volant dans l'espace vide,Semble un nuage livideQui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! - Tenons ferméeCette salle, où nous les narguons.Quel bruit dehors ! Hideuse arméeDe vampires et de dragons !La poutre du toit descelléePloie ainsi qu'une herbe mouillée,Et la vieille porte rouilléeTremble, à déraciner ses gonds !

Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.Le mur fléchit sous le noir bataillon.La maison crie et chancelle penchée,Et l'on dirait que, du sol arrachée,Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,Le vent la roule avec leur tourbillon !

Prophète ! si ta main me sauveDe ces impurs démons des soirs,J'irai prosterner mon front chauveDevant tes sacrés encensoirs !Fais que sur ces portes fidèlesMeure leur souffle d'étincelles,Et qu'en vain l'ongle de leurs ailesGrince et crie à ces vitraux noirs !

Ils sont passés ! - Leur cohorteS'envole, et fuit, et leurs piedsCessent de battre ma porteDe leurs coups multipliés.L'air est plein d'un bruit de chaînes,Et dans les forêts prochainesFrissonnent tous les grands chênes,Sous leur vol de feu pliés !

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De leurs ailes lointainesLe battement décroît,Si confus dans les plaines,Si faible, que l'on croitOuïr la sauterelleCrier d'une voix grêle,Ou pétiller la grêleSur le plomb d'un vieux toit.

D'étranges syllabesNous viennent encor ;Ainsi, des arabesQuand sonne le cor,Un chant sur la grèvePar instants s'élève,Et l'enfant qui rêveFait des rêves d'or.

Les Djinns funèbres,Fils du trépas,Dans les ténèbresPressent leurs pas ;Leur essaim gronde :Ainsi, profonde,Murmure une ondeQu'on ne voit pas.

Ce bruit vagueQui s'endort,C'est la vagueSur le bord ;C'est la plainte,Presque éteinte,D'une saintePour un mort.

On douteLa nuit...J'écoute : -Tout fuit,Tout passeL'espaceEffaceLe bruit.

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Victor Hugo:(Receuil:Les feuilles d‘automne, 1831)I

Data fata secutus. (DEVISE DES SAINT-JOHN).

Ce siècle avait deux ans! Rome remplaçait Sparte,Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,Et du premier consul, déjà, par maint endroit,Le front de l'empereur brisait le masque étroit.Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,Naquit d'un sang breton et lorrain à la foisUn enfant sans couleur, sans regard et sans voix;Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,Abandonné de tous, excepté de sa mère,Et que son cou ployé comme un frêle roseauFit faire en même temps sa bière et son berceau.Cet enfant que la vie effaçait de son livre,Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,C'est moi.Je vous dirai peut-être quelque jourQuel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée,Ange qui sur trois fils attachés à ses pasÉpandait son amour et ne mesurait pas!Ô l'amour d'une mère! amour que nul n'oublie!Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie!Table toujours servie au paternel foyer!Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier!

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuseFera parler les soirs ma vieillesse conteuse,Comment ce haut destin de gloire et de terreurQui remuait le monde aux pas de l'empereur,Dans son souffle orageux m'emportant sans défenseÀ tous les vents de l'air fit flotter mon enfance.Car, lorsque l'aquilon bat ses flots palpitants,L'océan convulsif tourmente en même tempsLe navire à trois ponts qui tonne avec l'orage,Et la feuille échappée aux arbres du rivage!

Maintenant, jeune encore et souvent éprouvé,J'ai plus d'un souvenir profondément gravé,Et l'on peut distinguer bien des choses passéesDans ces plis de mon front que creusent mes pensées.Certes, plus d'un vieillard sans flamme et sans cheveux,Tombé de lassitude au bout de tous ses voeux,

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Pâlirait s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,Mon âme où ma pensée habite, comme un monde,Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté,Tout ce qui m'a menti comme un fruit avorté,Mon plus beau temps passé sans espoir qu'il renaisse,Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,Et quoiqu'encore à l'âge où l'avenir sourit,Le livre de mon coeur à toute page écrit!

Si parfois de mon sein s'envolent mes pensées,Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées;S'il me plaît de cacher l'amour et la douleurDans le coin d'un roman ironique et railleur;Si j'ébranle la scène avec ma fantaisie,Si j'entrechoque aux yeux d'une foule choisieD'autres hommes comme eux, vivant tous à la foisDe mon souffle et parlant au peuple avec ma voix;Si ma tête, fournaise où mon esprit s'allume,Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fumeDans le rythme profond, moule mystérieuxD'où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux;C'est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie,L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adoreMit au centre de tout comme un écho sonore!

D'ailleurs j'ai purement passé les jours mauvais,Et je sais d'où je viens, si j'ignore où je vais.L'orage des partis avec son vent de flammeSans en altérer l'onde a remué mon âme.Rien d'immonde en mon coeur, pas de limon impurQui n'attendît qu'un vent pour en troubler l'azur!

Après avoir chanté, j'écoute et je contemple,À l'empereur tombé dressant dans l'ombre un temple,Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs;Fidèle enfin au sang qu'ont versé dans ma veineMon père vieux soldat, ma mère vendéenne!

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Victor HUGO (1802-1885)(Recueil : Les chants du crépuscule, 1835)

Puisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclamePuisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclame,Viens ! ne te lasse pas de mêler à ton âmeLa campagne, les bois, les ombrages charmants,Les larges clairs de lune au bord des flots dormants,Le sentier qui finit où le chemin commence,Et l'air et le printemps et l'horizon immense,L'horizon que ce monde attache humble et joyeuxComme une lèvre au bas de la robe des cieux !Viens ! et que le regard des pudiques étoilesQui tombe sur la terre à travers tant de voiles,Que l'arbre pénétré de parfums et de chants,Que le souffle embrasé de midi dans les champs,Et l'ombre et le soleil et l'onde et la verdure,Et le rayonnement de toute la natureFassent épanouir, comme une double fleur,La beauté sur ton front et l'amour dans ton coeur !

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Victor HUGO (1802-1885)(Recueil : Les rayons et les ombres, 1840) - Fonction du PoëteI

Pourquoi t'exiler, ô poète,Dans la foule où nous te voyons?Que sont pour ton âme inquièteLes partis, chaos sans rayons?Dans leur atmosphère souilléeMeurt ta poésie effeuillée;Leur souffle égare ton encens.Ton coeur, dans leurs luttes serviles,Est comme ces gazons des villesRongés par les pieds des passants.

Dans les brumeuses capitalesN'entends-tu pas avec effroi,Comme deux puissances fatales,Se heurter le peuple et le roi?De ces haines que tout réveilleÀ quoi bon emplir ton oreille,Ô Poète, ô maître, ô semeur?Tout entier au Dieu que tu nommes,Ne te mêle pas à ces hommesQui vivent dans une rumeur!

Va résonner, âme épurée,Dans le pacifique concert!Va t'épanouir, fleur sacrée,Sous les larges cieux du désert!Ô rêveur, cherche les retraites,Les abris, les grottes discrètes,Et l'oubli pour trouver l'amour,Et le silence, afin d'entendreLa voix d'en haut, sévère et tendre,Et l'ombre, afin de voir le jour!

Va dans les bois! va sur les plages!Compose tes chants inspirésAvec la chanson des feuillagesEt l'hymne des flots azurés!Dieu t'attend dans les solitudes;Dieu n'est pas dans les multitudes;L'homme est petit , ingrat et vain.Dans les champs tout vibre et soupire.La nature est la grande lyre,Le poète est l'archet divin!

Sors de nos tempêtes, ô sage!Que pour toi l'empire en travail,Qui fait son périlleux passageSans boussole et sans gouvernail,Soit comme un vaisseau qu'en décembreLe pêcheur, du fond de sa chambreOù pendent les filets séchés,Entend la nuit passer dans l'ombreAvec un bruit sinistre et sombreDe mâts frissonnants et penchés!

II

Hélas! hélas! dit le poète,J'ai l'amour des eaux et des bois;Ma meilleure pensée est faiteDe ce que murmure leur voix.La création est sans haine.Là, point d'obstacle et point de chaîne.Les prés, les monts, sont bienfaisants;Les soleils m'expliquent les roses;Dans la sérénité des chosesMon âme rayonne en tous sens.

Je vous aime, ô sainte nature!Je voudrais m'absorber en vous;Mais, dans ce siècle d'aventure,Chacun, hélas! se doit à tous.Toute pensée est une force.Dieu fit la sève pour l'écorce,Pour l'oiseau les rameaux fleuris,Le ruisseau pour l'herbe des plaines,Pour les bouches, les coupes pleines,Et le penseur pour les esprits!

Dieu le veut, dans les temps contraires,Chacun travaille et chacun sert.Malheur à qui dit à ses frères:Je retourne dans le désert!Malheur à qui prend des sandalesQuand les haines et les scandalesTourmentent le peuple agité;Honte au penseur qui se mutile,

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Et s'en va, chanteur inutile,Par la porte de la cité!

Le poète en des jours impiesVient préparer des jours meilleurs.Il est l'homme des utopies;Les pieds ici, les yeux ailleurs.C'est lui qui sur toutes les têtes,En tout temps, pareil aux prophètes,Dans sa main, où tout peut tenir,Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,Comme une torche qu'il secoue,Faire flamboyer l'avenir!

Il voit, quand les peuples végètent!Ses rêves, toujours pleins d'amour,Sont faits des ombres que lui jettentLes choses qui seront un jour.On le raille. Qu'importe? il pense.Plus d'une âme inscrit en silenceCe que la foule n'entend pas.Il plaint ses contempteurs frivoles;Et maint faux sage à ses parolesRit tout haut et songe tout bas!

Foule qui répands sur nos rêvesLe doute et l'ironie à flots,Comme l'océan sur les grèvesRépand son râle et ses sanglots,L'idée auguste qui t 'égaieÀ cette heure encore bégaie;Mais de la vie elle a le sceau!Ève contient la race humaine,Un oeuf l'aiglon, un gland le chêne!Une utopie est un berceau!

De ce berceau, quand viendra l'heure,Vous verrez sort ir, éblouis,Une société meilleurePour des coeurs mieux épanouis,Le devoir que le droit enfante,L'ordre saint, la foi triomphante,Et les moeurs, ce groupe mouvantQui toujours, joyeux ou morose,Sur ses pas sème quelque choseQue la loi récolte en rêvant!

Mais, pour couver ces puissants germes,Il faut tous les coeurs inspirés,

Tous les coeurs purs, tous les coeursfermes,De rayons divins pénétrés.Sans matelots la nef chavire;Et, comme aux deux flancs d'un navire,Il faut que Dieu, de tous compris,Pour fendre la foule insensée,Aux deux côtés de sa penséeFasse ramer de grands esprits!

Loin de vous, saintes théories,Codes promis à l'avenir,Ce rhéteur aux lèvres flétries,Sans espoir et sans souvenir,Qui jadis suivait votre étoile,Mais qui, depuis, jetant le voileOù s'abrite l'illusion,A laissé violer son âmePar tout ce qu'ont de plus infâmeL'avarice et l'ambition!

Géant d'orgueil à l'âme naine,Dissipateur du vrai trésor,Qui, repu de science humaine,A voulu se repaître d'or,Et, portant des valets au maîtreSon faux sourire d'ancien prêtreQui vendit sa divinité,S'enivre, à l'heure où d'autres pensent,Dans cet te orgie impure où dansentLes abus au rire effronté!

Loin ces scribes au coeur sordide,Qui dans l'ombre ont dit sans effroiÀ la corruption splendide:Courtisane, caresse-moi!Et qui parfois, dans leur ivresse,Du temple où rêva leur jeunesseOsent reprendre les chemins,Et, leurs faces encor fardées,Approcher les chastes idées,L'odeur de la débauche aux mains!

Loin ces docteurs dont se défieLe sage, sévère à regret!Qui font de la philosophieUne échoppe à leur intérêt!Marchands vils qu'une église abrite!Qu'on voit, noire engeance hypocrite,

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De sacs d'or gonfler leur manteau,Troubler le prêtre qui contemple,Et sur les colonnes du templeClouer leur immonde écriteau!

Loin de vous ces jeunes infâmesDont les jours, comptés par la nuit,Se passent à flétrir des femmesQue la faim aux antres conduit!Lâches à qui, dans leur délire,Une voix secrète doit dire:Cette femme que l'or salit,Que souille l'orgie où tu tombes,N'eut qu'à choisir entre deux tombes:La morgue hideuse ou ton lit!

Loin de vous les vaines colèresQui s'agitent au carrefour!Loin de vous ces chats populairesQui seront tigres quelque jour!Les flatteurs du peuple ou du trône!L'égoïste qui de sa zoneSe fait le centre et le milieu!Et tous ceux qui, tisons sans flamme,N'ont pas dans leur poitrine une âme,Et n'ont pas dans leur âme un Dieu!

Si nous n'avions que de tels hommes,Juste Dieu! comme avec douleurLe poète au siècle où nous sommesIrait criant: Malheur! malheur!On le verrait voiler sa face;Et, pleurant le jour qui s'efface,Debout au seuil de sa maison,Devant la nuit prête à descendre,Sinistre, jeter de la cendreAux quatre points de l'horizon!

Tels que l'autour dans les nuées,On entendrait rire, vainqueurs,Les noirs poètes des huées,Les Aristophanes moqueurs.Pour flétrir nos hontes sans nombre,Pétrone, réveillé dans l'ombre,Saisirait son stylet romain.Autour de notre infâme époqueL'iambe boiteux d'ArchiloqueBondirait, le fouet à la main!

Mais Dieu jamais ne se retire.Non! jamais, par les monts caché,Ce soleil, vers qui tout aspire,Ne s'est complètement couché!Toujours, pour les mornes vallées,Pour les âmes d'ombre aveuglées,Pour les coeurs que l'orgueil corrompt,Il laisse au-dessus de l'abîme,Quelques rayons sur une cime,Quelques vérités sur un front!

Courage donc! esprit, pensées,Cerveaux d'anxiétés rongés,Coeurs malades, âmes blessées,Vous qui priez, vous qui songez!

Ô générations! courage!Vous qui venez comme à regret,Avec le bruit que fait l'orageDans les arbres de la forêt!

Douteurs errants sans but ni trêve,Qui croyez, étendant la main,Voir les formes de votre rêveDans les ténèbres du chemin!

Philosophes dont l'esprit souffre,Et qui, pleins d'un effroi divin,Vous cramponnez au bord du gouffre,Pendus aux ronces du ravin!

Naufragés de tous les systèmes,Qui de ce flot triste et vainqueurSortez tremblants et de vous-mêmesN'avez sauvé que votre coeur!

Sages qui voyez l'aube écloreTous les matins parmi les fleurs,Et qui revenez de l'aurore,Trempés de célestes lueurs!

Lutteurs qui pour laver vos membresAvant le jour êtes debout!Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,L'oeil perdu dans l'ombre de tout!

Vous, hommes de persévérance,Qui voulez toujours le bonheur,Et tenez encor l'espérance,

Page 17: Victor Hugo: Odes et ballades A M. Alexandre Soumet. ODE ... · PDF fileLes tristes humains dans leurs fers ; ... Car les jours, et les ans, et les siècles ne tracent Qu'un sillon

Ce pan du manteau du Seigneur!

Chercheurs qu'une lampe accompagne!Pasteurs armés de l'aiguillon!Courage à tous sur la montagne!Courage à tous dans le vallon!

Pourvu que chacun de vous suiveUn sentier ou bien un sillon;Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,Et, nuage, pour aquilon;

Pourvu qu'il ait sa foi qu'il garde,Et qu'en sa joie ou sa douleurParfois doucement il regardeUn enfant, un astre, une fleur;

Pourvu qu'il sente, esclave ou libre,Tenant à tout par un côté,Vibrer en lui par quelque fibreL'universelle humanité;

Courage! - Dans l'ombre et l'écumeLe but apparaîtra bientôt!Le genre humain dans une brume,C'est l'énigme et non pas le mot!

Assez de nuit et de tempêteA passé sur vos fronts penchés.Levez les yeux! levez la tête!La lumière est là-haut! marchez!

Peuples! écoutez le poète!Écoutez le rêveur sacré!Dans votre nuit, sans lui complète,Lui seul a le front éclairé.Des temps futurs perçants les ombres,Lui seul distingue en leurs flancs sombresLe germe qui n'est pas éclos.Homme, il est doux comme une femme.Dieu parle à voix basse à son âmeComme aux forêts et comme aux flots.

C'est lui qui, malgré les épines,L'envie et la dérision,Marche, courbé dans vos ruines,Ramassant la tradition.De la tradition fécondeSort tout ce qui couvre le monde,

Tout ce que le ciel peut bénir,Toute idée, humaine ou divine,Qui prend le passé pour racineA pour feuillage l'avenir.

Peuples! écoutez le poète!Écoutez le rêveur sacré!Dans votre nuit, sans lui complète,Lui seul a le front éclairé!Des temps futurs perçant les ombres,Lui seul distingue en leurs flancs sombresLe germe qui n'est pas éclos.Homme, il est doux comme une femme.Dieu parle à voix basse à son âmeComme aux forêts et comme aux flots!

C'est lui qui, malgré les épines,L'envie et la dérision,Marche, courbé dans vos ruines,Ramassant la tradition.De la tradition fécondeSort tout ce qui couvre le monde,Tout ce que le ciel peut bénir.Toute idée, humaine ou divine,Qui prend le passé pour racineA pour feuillage l'avenir.

Il rayonne! il jette sa flammeSur l'éternelle vérité!Il la fait resplendir pour l'âmeD'une merveilleuse clarté.Il inonde de sa lumièreVille et désert, Louvre et chaumière,Et les plaines et les hauteurs;À tous d'en haut il la dévoile;Car la poésie est l'étoileQui mène à Dieu rois et pasteurs!

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Victor HUGO (1802-1885)(Recueil : Les contemplations, 1857) Il faut que le poète, épris d'ombre et d'azur,Esprit doux et splendide, au rayonnement pur,Qui marche devant tous, éclairant ceux qui doutent,Chanteur mystérieux qu'en tressaillant écoutentLes femmes, les songeurs, les sages, les amants,Devienne formidable à de certains moments.Parfois, lorsqu'on se met à rêver sur son livre,Où tout berce, éblouit, calme, caresse, enivre,Où l'âme à chaque pas trouve à faire son miel,Où les coins les plus noirs ont des lueurs du ciel,Au milieu de cette humble et haute poésie,Dans cette paix sacrée où croit la fleur choisie,Où l'on entend couler les sources et les pleurs,Où les strophes, oiseaux peints de mille couleurs,Volent chantant l'amour, l'espérance et la joie,Il faut que par instants on frissonne, et qu'on voieTout à coup, sombre, grave et terrible au passant,Un vers fauve sortir de l'ombre en rugissant !Il faut que le poète aux semences fécondesSoit comme ces forêts vertes, fraîches, profondes,Pleines de chants, amour du vent et du rayon,Charmantes, où soudain l'on rencontre un lion.