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Raymond BRUGÈRE Diplomate français, ambassadeur de France (1953) Veni, Vidi Vichy… et la suite. Collection “Civilisations et politique” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Raymond BRUGÈREDiplomate français, ambassadeur de France

(1953)

Veni, Vidi Vichy…et la suite.

Collection“Civilisations et politique”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) depuis 2000.

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Raymond Brugère, Veni, Vidi Vichy… et la suite. (1953) 4

Cette édition électronique a été réalisée par Michel Bergès, bénévole, historien des idées politiques, professeur retraité de l’Université de Bordeaux - Montes-quieu, directeur de la collection “Civilisations et politique”,Page web dans Les Classiques des sciences sociales.à partir de :

Raymond Brugère

Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Éditions Deux Rives, 1953, 207 pp.

[Autorisation formelle accordée par le directeur de la collection “Civilisations et politique”, Michel Bergès, de diffuser ce libre en accès à tous dans Les Clas-siques des sciences sociales.]

Courriels : Pierre Grenet : [email protected] Pierre Grenet : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 31 janvier 2021 à Chicoutimi, Québec.

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Raymond BRUGÈREDiplomate français, ambassadeur de France

Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Éditions Deux Rives, 1953, 207 pp.

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Toute notre reconnaissance à Michel Bergès, historien des idées politiques, professeur retraité de l’Université de Bordeaux-Montes-quieu et directeur de la collection “Civilisation et politique” pour l’immense travail accompli et toutes les démarches entreprises afin que nous puissions diffuser en libre accès à tous ces ouvrages qui nous permettent non seulement de comprendre mais de nous rappeler.

Michel Bergès

Travail bénévole :http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_berges_michel.html

Publications de Michel Bergès : http://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.html

Collection “Civilisations et politiques” dirigée par Michel Bergès :http://classiques.uqac.ca/contemporains/civilisations_et_politique/index.html

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Un ouvrage dela collection “Civilisation et politique”

Fondée et dirigéepar

Michel BergèsHistorien, professeur retraité

de l’Université de Bordeaux — Montesquieu

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Raymond Brugère, Veni, Vidi Vichy… et la suite. (1953) 8

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Raymond Brugère, Veni, Vidi Vichy… et la suite. (1953) 9

[7]

Raymond BRUGÈREAmbassadeur de France

VENI, VIDI VICHY...ET LA SUITE

Témoignages (1940-1945)

[8]

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[203]

Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Table des matières

INTRODUCTION [7]

CHAPITRE I. Belgrade, avril-août 1940 [11]

Drôle de guerre et inaction. — Mise en garde contre l'Italie. — Paris au début d'avril 40. — Entretiens avec le Président P. Reynaud, le général Gamelin et le général Weygand. — Insuffisance d'armements de nos alliés balkaniques éven-tuels. — La Blitzkrieg. — Confiance des Yougoslaves en notre armée. — Atti-tude de la Russie et de l'Amérique. — Coup de poignard dans le dos de l'Italie. — Débâcle. — Demande et signature de l'armistice. — Ma démission. — Réactions de la Colonie française de Belgrade. — Poursuite éventuelle de la lutte en Syrie. — Personnel de la Légation. — Attitude des Yougoslaves. — Avant-goût de Vi-chy donné par un journaliste de passage. — Cérémonie du 14 juillet. — Visites d'adieux. — Derniers contacts avec les ministres d'Angleterre et d'Amérique. — Départ de Belgrade.

CHAPITRE II. Retour en France [37]

Arrêt à Lausanne. — Recueil de premières impressions sur Vichy — Popula-tion désaxée. — Arrivée à Vichy — Visites à M. Baudoin et à Charles-Roux. — Les généraux s'entre-décorent. — Ruée sur les places. — Croyance en la victoire allemande. — Résistance d'une bonne partie du personnel des Affaires étrangères. — Responsabilités du haut commandement militaire. — Collusion Pétain-Laval. — Souvenirs sur Pétain. — Le général Anthoine. — Note à Londres du 17 avril 1934. — Rencontre de Pétain avec Goering à Belgrade en octobre 34. — Création d'une agence « privée » de renseignements français à New-York en 36. — Ma lettre au Maréchal du 25 novembre 40. — Vichy et l'Alsace-Lorraine. — Journée des Dupes du 13 décembre 40. — Forfaiture de 569 parlementaires. — Illégalité du régime Pétain. — Mes rapports avec le Président Herriot, M. Louis Marin, le comte de Chambrun. — Le procès de Riom. — Lettres au Président Daladier et au comte de Perretti. — Commission rogatoire.

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[204]

CHAPITRE III. Vichy-État [63]

Le divorce de Vichy et de l'opinion publique. — Propagande outrancière. — Ordre de la Francisque. — Serment au Maréchal. — Passivité momentanée du public. — Son réveil. — Attitude des milieux militaires. — Ambitions de l'amiral Darlan. — Carence des généraux. — Attitudes des généraux de La Laurencie et Doyen. — Sort que l'Allemagne victorieuse eut réservé à la France. — Evolution dans l'état des esprits. — Rôle du général Giraud. — Limogeage du général Wey-gand d'Afrique du Nord.

CHAPITRE IV. Corps diplomatique [81]

Le Hall des ambassadeurs. — M. René Gillouin. — Inexistence du ministère des Affaires étrangères de l'Hôtel du Parc. — Ambassade de Belgique. — Capitu-lation du 28 mai. — Rupture des relations diplomatiques de Vichy avec la Bel-gique. — Mort de Le Tellier. — Ambassade du Japon. — Voyage de Kato à Ber-lin. — Entrée du Japon dans la guerre. — Mort de Kato. — Ambassade d'Amé-rique. — Mes rapports avec Matthews, l'amiral Leahy, Tuck. — Manigances pé-tainistes à Washington. — Navettes entre Londres et Vichy de Dupuy, secrétaire de la Légation du Canada. — Mes contacts avec Campbell, ambassadeur d'Angle-terre à Lisbonne. — Position antigaulliste des Américains. — Leur entente avec le général Giraud. — Difficultés de liaison avec Londres. — Légation de Yougosla-vie. — Agression allemande contre la Yougoslavie. — Départ de Pouritch. — Légation de Hongrie. — Le comte Kuhn et le baron Bessenyey

CHAPITRE V. Révolution à rebrousse-poils [107]

La synarchie. — Ses rapports avec des groupes d'affaires allemands. — Son prétendu réalisme. — Pillage de la France sous le couvert de fusions d'intérêts. — Méfiance à l'égard des réactions populaires. — Pétain et la doctrine positiviste des « dignes chefs ». — Faillite de la Révolution dite nationale. — Entraves mises par de nombreux collègues à l'autorité indésirable hors frontières de Vichy

[205]

CHAPITRE VI. Prisonnier de Pétain et de Laval [115]

Méfiance et dénonciations. — Débarquement des Américains en Afrique du Nord. — Mon arrestation. — Envoi au camp de Saint-Sulpice. — Régime du camp. — Transfert à Evaux. — Dix-neuf mois de captivité. — Débarquement du 6 juin. — Les gendarmes nous ouvrent les portes de notre prison. — Autorité de Vichy tombée en déliquescence. — Vichy, création de l'ennemi, n'a jamais été la France.

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CHAPITRE VII. Les mauvais embrayages d'Alger [131]

Unanimité de l'opinion. — Arsenic et vieilles dentelles. — Evadés de France. — Reconstitution des partis. — Les « planches pourries » de M. Vincent Auriol. — Mise en garde de mes codétenus d'Evaux. — Assemblée Consultative Crou-pion. — Protestation des Quatre-Vingts opposants parlementaires de Vichy — Aucune atmosphère de guerre civile ou complot communiste. — Intégration de la Résistance dans la légitimité républicaine gaulliste. — Emmanuel d'Astier. — Le neuf et le raisonnable du Général de Gaulle. — Révolution dans la loi.

CHAPITRE VIII. Trois semaines au secrétariat des Affaires étrangères [147]

Le maquis de Lorris. — Mon retour à Paris. — Secrétaire Général des Af-faires étrangères. — Mes rapports avec M. Bidault. — Epuration. — Heurts avec les nantis d'Alger. — Reconnaissance du Gouvernement Provisoire. — Corps diplomatique retour de Vichy — Mgr Valério Valéri. — Ambassades françaises à l'étranger. — Nomination de M. Caffery à l'Ambassade des États-Unis. — Possi-bilités manquées d'action contre Franco. — L'Europe continue d'avoir mal à la France. — La leçon de Vichy n'aura-t-elle servi à rien ?

ANNEXES [161]

Télégramme du 3 septembre 1939 relatant une conversation avec le Prince Paul au sujet de l'Italie. — Télégramme du 18 mai 1940 au sujet d'une conversa-tion de M. Djordjevitch [206] avec M. Molotov. — Télégramme du 5 juin 1940 relatant une conversation entre le ministre de Slovaquie et M. Bliss Lane, ministre des États-Unis. — Télégramme de démission du 17 juin 1940. — Télégramme du 19 juin 1940 sur la création éventuelle d'un centre de résistance en Syrie. — Lettre au maréchal Pétain du 23 novembre 1940. — Réponse de M. du Moulin de la Barthète du 25 novembre 1940. — « Erreur du 17 juin 1940 ». — Bordeaux-Montoire ou la réhabilitation de Bazaine. — Pétain jugé par ses pairs. — Pour une réorganisation du Ministère des Affaires étrangères. — Lettre de Sir Ronald Campbell. — Lettre du général de Gaulle. — Lettre de M. Edouard Herriot. — Article du « News » de Toronto.

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[9]

Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Avec huit ans de recul, je me décide à livrer Veni, Vidi Vichy au public. Un tour de force d'éditeur — je le dois à Gaston Calmann — avait permis que ce livre, écrit sur le vif, parût malgré la pénurie de papier dès les tout premiers jours de septembre 1944. Le tirage en avait été de cinq cents exemplaires hors commerce. J'étais alors Secré-taire Général aux Affaires étrangères. Il m'aurait déplu de mêler le crédit que pouvaient me valoir mes toutes passagères fonctions au lan-cement d'un ouvrage qui, dans ma pensée première, n'était d'ailleurs pas destiné au public.

Malgré son caractère confidentiel et privé, cette déposition sans apprêt n'en a pas moins été lue par de multiples personnes, tant amies qu'inconnues, tant étrangères que françaises. Divers ouvrages faisant autorité s'y réfèrent. Parmi eux je cite : La Vérité sur l'Armistice, de mon très regretté ami Albert Kammerer, La France a sauvé l'Europe, du Président Paul Reynaud, Our Vichy Gamble, de W.L. Langer. Tout se présente donc maintenant comme si ces notes, où n'entre rien d'autre qui ne soit d'observation directement personnelle, pouvaient, comme je le souhaitais d'ailleurs, être appelées à servir d'utile recou-pement à de plus approfondis témoignages. Je me trouve ainsi amené à les mettre ouvertement à la disposition de ceux qui par la suite s'adonneront à l'étude des comment ? et des pourquoi ? de cette dure épreuve pour l'amour-propre national que fût et restera le régime de Vichy.

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À cette considération s'en ajoute une d'opportunité. Pour reprendre une des rares paroles à retenir de Pétain, Chef d'État, les Français ont vraiment la mémoire courte. Certains, par les temps qui courent, en abusent et ont par trop tendance à tirer argument d'aspects déformants de ce qu'il est convenu d'appeler [8] la Résistance pour en altérer la nature essentiellement noble et désintéressée. Ils pensent bien à tort pouvoir du même coup réhabiliter ce qui ne saurait l'être. Mon témoi-gnage contre eux aura, à tout le moins, le mérite de n'avoir été influen-cé par aucun écrit antérieur, par aucune consigne de parti, par aucune considération de milieu ou de carrière. J'ai mené mon combat en isolé. Ayant vécu la quasi totalité de ma vie administrative à l'étranger au milieu de compatriotes qui n'étaient comme moi que Français, je n'ai jamais appartenu à la moindre coterie politique. Durant mes quelques années de fonctions à Paris, j'avais servi avec une égale aisance, et de très près comme membres de leur cabinet, Poincaré, Millerand, Briand. S'ils avaient appartenu à la même lignée nationale, rien certai-nement ne m'eût opposé à ceux qui, avec la complicité, consciente ou inconsciente, de 569 parlementaires contre 80, se sont emparés du pouvoir à la faveur de la débâcle. En tant que fils d'ancien généralis-sime, je puis bien ajouter que mon ascendance militaire m'eût plutôt incliné vers eux puisqu'ils avaient eu l'habileté ou l'audace de mettre à leur tête celui qui faisait alors uniquement figure de « vainqueur de Verdun ». Il ne pourra pas davantage être dit que je me sois laissé in-fluencer par l'appel du 18 juin ; mon télégramme de démission est de la veille. Par la suite, je ne me suis affilié à aucun groupe ni réseau dit de résistance. On cherchera en vain mon nom dans le ridicule numéro-tage d'ancienneté que se sont attribué les Français Libres.

Par ce qu'il implique de négatif, le terme de résistance se trouvait au surplus si peu approprié aux sentiments qui m'animaient qu'il n'est pas venu une fois sous ma plume dans Veni, Vidi Vichy. Je viens en me relisant d'en faire l'inattendue constatation. La résistance n'est, par définition, qu'un refus de céder et n'évoque tout au plus qu'une action « contre » ; elle perd de ce fait — et c'est hélas ! ce qu'on a vu — toute signification et tout objet lorsque ce contre quoi on « résiste » s'ef-fondre. Or c'était d'une lutte continue, d'une affirmation de foi et d'en-thousiasme, d'une résurrection, d'un « Risorgimento » qu'il s'agissait. La libération du territoire n'était qu'une étape. Celle-ci à peine fran-chie, trop des [9] nôtres, trop de ceux dont il avait été fait des respon-

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sables, se sont assis, pour ne pas dire couchés, sur le bord de la route à l'ombre de leurs routines et de leurs aises.

Il y eut là pour notre pays un nouveau drame à la naissance duquel j'ai assisté en bonne place. En épilogue à cette réédition de Veni, Vidi Vichy, j'en esquisse, par ce que j'en ai connu, les contours. C'est la partie neuve du livre. Rien dans mon jugement n'avait à être changé au reste. Seule d'infimes retouches de rédaction y ont été apportées.

La Rivière, le 25 août 1952.

[10]

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[11]

Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre IBELGRADE,

AVRIL-AOÛT 1940

« Tant qu'il est de reste un homme d'armes pour donner un coup d’Épée,

« Tant qu'il est de reste un seul paysan pour donner un bon coup de faux,

« Il ne faut pas céder ».CHARLES PÉGUY (Jeanne d'Arc).

Drôle de guerre et inaction. — Mise en garde contre l'Italie. — Paris au début d'avril 40. — Entretiens avec le président P. Reynaud, le général Gamelin et le Général Weygand. — Insuffisance d'armements de nos alliés balkaniques éven-tuels. — La Blitzkrieg. — Confiance des Yougoslaves en notre armée. — Atti-tude de la Russie et de l'Amérique. — Coup de poignard dans le dos de l'Italie. — Débâcle. — Demande et signature de l'armistice. — Ma démission. — Réactions de la colonie française de Belgrade. — Poursuite éventuelle de la lutte en Syrie. — Personnel de la Légation. — Attitude des Yougoslaves. — Avant-goût de Vi-chy donné par un journaliste de passage. — Cérémonie du 14 juillet. — Visites d'adieux. — Derniers contacts avec les ministres d'Angleterre et d'Amérique. — Départ de Belgrade.

Retour à la table des matières

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Malgré la pertinence de certains d'entre eux, il n'est pas dans mon dessein présent d'aborder les témoignages que je pourrais avoir à four-nir sur les conditions dans lesquelles l'Allemagne, poussée plutôt que freinée par l'Italie de Mussolini, a déclenché la guerre de 39. Pas da-vantage il n'est dans mon propos de m'attarder à cette curieuse période que le public a désigné sous le nom criant de vérité de « drôle de guerre » et durant laquelle, faute de vouloir plus encore que de moyens, nous avons laissé échapper l'occasion de prendre vis-à-vis de l'Italie fasciste les garanties qui s'imposaient ; elles eussent pu com-bler certaines de nos déficiences découlant du fait, dont nous n'avons pas à rougir, que nous n'avions pas [12] voulu, nous, la guerre et l'avions en conséquence moins bien préparée que d'autres.

Qu'il me suffise pour cette période, de faire état d'un long télé-gramme en date du 3 septembre 1939 (annexe I) dans lequel, à la de-mande du Prince Régent de Yougoslavie, je signalais à Paris l'intérêt d'une action immédiate de garantie contre l'Italie. L'impossibilité, confirmée par Hitler lui-même, dans laquelle Mussolini se trouvait de mobiliser en septembre 39, et le fait que les Allemands avaient déver-sé contre la Pologne la majeure partie de leurs forces, étaient des atouts qui, entre des mains habiles et résolues, nous eussent permis de commencer la guerre par un autre stimulant interne et externe que l'in-action. Pour ce qui concernait mon secteur, j'y aurais vu l'avantage non négligeable d'être assuré dès notre entrée à Milan du déclenche-ment à nos côtés de la Yougoslavie et de ses alliés balkaniques.

C'est au printemps 40 que je commence ce récit et plus précisé-ment aux premiers jours d'avril, date à laquelle M. Paul Reynaud, alors Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères, m'avait demandé de venir conférer avec lui. Je me trouvais à Paris en même temps que le général Weygand qui commandait alors à Beyrouth l'ar-mée dite d'Orient, composée d'une ou deux divisions françaises aux-quelles, imaginativement, il ajoutait une centaine de divisions turques, grecques, yougoslaves, roumaines.

Sur les indications de M. Paul Reynaud, je vis, boulevard des Inva-lides, le général Weygand ; le Président du Conseil voulait déjà à cette date lui confier le commandement en chef. Cela ne m'empêcha pas d'aller rendre visite au général Gamelin et même de déjeuner avec lui à son QXî. de Vincennes. J'y retrouvai le général Noguès et M. André

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Maurois. Ce dernier, par la suite, a fait état de ce déjeuner et aussi d'une question que je posai au général Gamelin au sujet de l'immi-nence d'une attaque allemande de grand style par la Hollande et la Belgique.

Le commandant en chef s'attendait à cette offensive. Tout dans son attitude était même là pour affirmer qu'il l'attendait de pied ferme. J'avais trouvé plus de nervosité chez M. Paul Reynaud, [13] mais il est vrai qu'il avait à se débattre dans des difficultés gouvernementales et parlementaires quasi inextricables, qu'il avait décidé de se débarrasser du général Gamelin, et ne savait trop comment s'y prendre.

L'opération de Norvège venait d'être déclenchée. On sait que les préparatifs de cette opération tenue soi-disant secrète, avaient été connus par les Allemands et que nous eûmes la désagréable surprise de les voir installés avant nous-mêmes en certains points d'importance du littoral norvégien. L'étonnant est que nous en ayons été surpris. L'affaire de Norvège, la décision prise de verrouiller à l'Allemagne « la route du fer », était depuis plusieurs semaines secret de Polichi-nelle, à telle enseigne que, dès la mi-mars, dans mon lointain Bel-grade, M. Pouritch, ministre de Yougoslavie à Paris, m'en avait parlé, me donnant même cette précision que notre ancien attaché militaire, le colonel devenu général Béthouart, aurait le commandement du corps expéditionnaire français.

Qu'il me soit permis de souligner qu'en cette occasion comme en bien d'autres, j'ai toujours trouvé mon collègue Pouritch admirable-ment, et je devrais dire aussi dangereusement, renseigné sur tout ce qui se passait, se disait, se préparait à Paris. Il n'y avait guère de secret pour lui et s'il y en avait, il lui était aisé d'en vite déceler la teneur avec l'aide de son ami Bullitt, l'ambassadeur d'Amérique, à qui il n'était pas homme en France qui n'eût ouvert alors le tréfond de son cœur. Je ne dis pas que cette confiance ait été mal placée : elle déno-tait simplement de notre part, une impossibilité quasi organique de nous taire et de garder secret ce qui devait être secret pour tous et un chacun.

Pour ma part, de ce voyage rapide, je ne rapportais guère, pour mon travail à Belgrade, qu'une assurance assez décevante et de nature à refroidir l'enthousiasme de ceux de nos amis yougoslaves qui au-raient pu être tentés de faire sortir leur pays de la neutralité dans la-

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quelle, de si trompeuse façon, il avait cru confortable de s'installer. Le général Weygand m'avait dit et demandé de répéter au Prince Paul qu'il faudrait compter un délai minimum de trois mois entre le jour où la décision serait prise de débarquer à [14] Salonique et celui de l'en-trée en ligne des premiers éléments de notre corps expéditionnaire.

Trois mois ! alors qu'au moment même où le général Weygand me parlait, les Allemands se préparaient à transporter et mettre en moins de quatre jours au combat jusqu'aux extrémités les plus septentrio-nales de la Norvège, un corps expéditionnaire de trois ou quatre divi-sions, c'est-à-dire le double de celui qu'envisageait d'envoyer à Salo-nique le général Weygand. Trois mois ! Demander aux Yougoslaves de tenir trois mois, alors qu'en moins de trois semaines, notre armée, deux mois plus tard, devait être balayée comme fétu de paille par les blindés allemands !

Pour ce qui est du concret, je n'étais pas mieux servi et ne rappor-tais qu'une réponse négative ou quasi négative aux demandes d'armes que les Yougoslaves nous avaient soumises : les événements mili-taires ne devaient pas tarder, hélas, à justifier cette impossibilité dans laquelle nous nous trouvions de satisfaire aux légitimes préoccupa-tions de nos alliés balkaniques éventuels. Ce « non possu-mus » han-dicapait considérablement, même sur le terrain d'apparence écono-mique du blocus, notre politique du Sud-Est de l'Europe. Il est d'ailleurs à souligner que si les quatre puissances de l'Entente balka-nique — Turquie, Roumanie, Grèce, Yougoslavie — étaient, confor-mément à leurs engagements, prêtes à faire bloc contre la Bulgarie — au cas où celle-ci entrerait dans la guerre —, elles avaient des intérêts et des sentiments divergents face aux deux grandes inconnues russe et italienne.

L'Allemagne, pour son ravitaillement, et plus encore peut-être pour éviter des sujets prématurés de friction avec son partenaire russe, avait trop d'intérêt, momentanément du moins, au maintien de l'ordre dans la région danubienne, pour provoquer, par un déclenchement précipité à ses côtés de son satellite bulgare, un casus belli avec l'Entente balka-nique. D'autre part, l'inconnue russe aussi bien que l'inconnue ita-lienne, tant qu'elles n'étaient pas éclaircies, constituaient deux élé-ments d'équilibre qui, si instables fussent-ils, donnaient à penser que la guerre ne s'étendrait pas au printemps à la région sud-orientale de l'Europe.

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[15]Tout autre eût été la situation si, comme je viens de l'indiquer,

nous avions, dès septembre 1939, mis l'Italie hors de cause... Nous ne l'avions pas fait, il y avait donc lieu de s'attendre à ce que tout l'oura-gan s'abattît sur l'Ouest. Conformément à sa doctrine de toujours, l'ar-mée allemande n'avait à se ruer que sur un front. Elle pouvait en toute tranquillité s'y ruer de toutes ses forces... à condition de faire vite, car après elle aurait à faire rapidement face à l'Est.

Que la situation ait été vue de la sorte, dès avril-mai 40, par les mi-lieux diplomatiques et militaires de Belgrade, je puis en donner plu-sieurs témoignages. L'un d'eux n'est qu'un propos de table, tenu après boire, à la Légation de Suède, par l'attaché militaire allemand qui, par-lant de l'offensive « prochaine », déclarait à la femme du conseiller belge dont le pays devait être envahi quelques jours plus tard, que cette offensive serait foudroyante, et que la paix serait avant la fin de l'été conclue avec la France et l'Angleterre. Il donnait même cette pré-cision que Paris serait occupé le 15 juin et Londres le 15 juillet... Af-firmation qui ne fut prise, sur le moment, pas très au sérieux. Cette conversation, qui ne me fut répétée qu'ultérieurement, se situe une di-zaine de jours avant le 10 mai.

Des propos de cette nature étaient bien faits pour inquiéter des gens avertis ayant vu de près, comme c'était le cas pour M. Tsintsar-Markovitch, alors ministre des Affaires étrangères, les préparatifs alle-mands, et ayant été en mesure, par un long séjour à Berlin, de jauger toute cette resucée de « furor teutonicus » qui enflammait les diri-geants nazis et qui, face à la gentillesse française et à la correction bri-tannique, lui faisait craindre le pire.

Avec quelle anxiété cet excellent homme me demandait, tout comme le Prince Paul d'ailleurs, si l'on s'était rendu compte à Paris du danger, si tout avait été bien préparé pour y tenir tête ! Je ne pouvais que lui répéter les propos qui m'avaient été tenus en France, lui dire ma foi qui était intacte dans la valeur de notre armée, lui décrire la calme, mais hélas ! fallacieuse assurance avec laquelle on semblait attendre « de pied ferme » à Paris et à Vincennes [16] les événements. Et pourtant, le souvenir me revenait d'une déclaration à moi faite par le Président Daladier, d'après laquelle on ne pourrait, il faut entendre

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la France et l'Angleterre, du point de vue armement, rattraper le retard perdu qu'en octobre ou novembre 40...

J'étais évidemment loin de penser qu'on ferait la folle équipée Gi-raud sur Bréda, que la charnière de Sedan défendue par des divisions de seconde zone sauterait comme un bouchon, que le moral de la na-tion miné par de mystérieuses « cinquièmes colonnes » allait se laisser berner par des appels à la veulerie signés par un maréchal de France à la réputation jusqu'ici inentamée. Mes interlocuteurs ne faisaient pas davantage à la France l'affront de prévoir ce qui allait se passer.

Face aux affirmations et possibilités allemandes, j'eus l'occasion, entre le 10 et le 30 mai, c'est-à-dire bien avant que notre effondrement ne fût consommé, d'avoir deux importantes indications, dont le moins que je puisse dire est qu'elles eussent dû faire réfléchir, s'ils avaient été en possibilité ou en volonté de le faire, ceux qui, devant notre dé-faite militaire, allaient signer, avec la hâte que l'on sait, l'abdication politique de la France.

La première, consignée dans mes télégrammes des 18 et 20 mai, a trait à une conversation de M. Molotov avec l'ancien ministre des Fi-nances yougoslaves Georgevitch ; elle laissait prévoir l'entrée en guerre de la Russie contre l'Allemagne ; ces télégrammes, tombés à la Charité-sur-Loire entre ses mains, ont été cités par le gouvernement du Reich dans sa note du 22 juin 1941, comme constituant un des faits justifiant à ses yeux l'attaque « préventive » d'Hitler contre les So-viets... Par contre, personne à Bordeaux ne semble, à l'heure où, tout croulant, on eût dû faire un tour d'horizon approfondi, y avoir consciemment ou non prêté la moindre attention.

Dans le même ordre d'idées et à la même époque, le ministre d'Amérique me rapportait un entretien qu'il avait eu avec notre nou-veau collègue slovaque lui annonçant, en bon satellite de l'Allemagne qu'il était, la fin de la guerre pour l'été. « Si vous voulez [17] dire, lui répondit Lane, que l'offensive déclenchée par Hitler se terminera par une éclatante victoire de la France et de l'Angleterre, vous pouvez avoir raison ; mais au contraire, si vous pensez que ce seront les Fran-çais et les Anglais qui seront défaits, je puis, à titre il est vrai person-nel, vous affirmer ceci : les Allemands auront beau envahir et avoir entre les mains toute la France, ils auront beau envahir et avoir entre les mains toute l'Angleterre, il leur restera le plus dur à faire, il leur

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restera à se mesurer avec l'Amérique, et cela leur prendra, je vous l'as-sure, du temps ». Par ce qu'il m'a été donné d'apprendre dans mon sec-teur, le lecteur jugera ce qu'il y avait de vrai dans le tableau donné par le Maréchal Pétain, d'une « guerre perdue d'avance ».

Mais j'anticipe sur les événements. Nous sommes au début de mai ; c'est dans la matinée ou soirée du 8 que nous apprenons par la radio que tous les permissionnaires de l'armée hollandaise ont été appelés à rejoindre leurs corps. Rien de semblable ni du côté français, ni du côté belge ; et ce n'est que le 10 au matin que nous nous réveillons sur les nouvelles de l'invasion allemande de la Hollande, de l'ultimatum adressé au gouvernement belge, du bombardement concomitant de notre cher Bruxelles, du déclenchement de l'offensive en tous points conforme à l'hypothèse sur laquelle notre État-Major n'avait cessé de travailler.

Aussi est-ce dans une note assez optimiste que la nouvelle est ac-cueillie par tous, alliés ou amis compris. Ce sentiment fut de courte durée : les communiqués se chargèrent vite de le dissiper. Ce n'est pas l'assurance que certains de nos militaires de la Légation nous don-naient sur l'impénétrabilité des Ardennes, thèse que le Maréchal Pé-tain, alors ministre de la Guerre, avait défendue en personne à la Com-mission de l'Armée et du Sénat, qui dissipa l'impression de malaise ressentie à l'annonce de la foudroyante avance des armées du Reich.

Dès le 16 mai, nous apprîmes que Paris pouvait être pris d'un mo-ment à l'autre ; ce n'est pourtant qu'ultérieurement que je sus l'affole-ment qui avait régné ce jour-là dans notre Haut-Commandement ; il se traduisit, entre bien d'autres choses, par la destruction [18] ou semi-destruction — car elles ne s'envolaient que partiellement — de nos archives des Affaires étrangères, ainsi que par l'ordre donné, puis rap-porté, d'évacuer ce même jour de la capitale tous les pouvoirs publics. À Évaux, M. Herriot, évoquant le souvenir tragique et aussi avilissant de cette journée du 16 mai, me disait qu'ayant cherché à avoir aussitôt une explication sur ce qui se passait, il avait eu d'un officier du G.QG. cette étonnante réponse, étonnante au point de se demander si déjà le complot de la cinquième colonne n'était pas consommé : « L'armée, minée par le communisme, ne tient pas... »

Mais ceci est une autre histoire ; je n'en fais état que pour opposer à ce défaitisme d'avant la lettre, la foi que « nos » Yougoslaves met-

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taient en nous, en notre armée, en nos possibilités de tenir et de réta-blir la situation. Dans ses émissions en serbo-croate, notre fidèle ami Petrovitch ne manquait point chaque jour d'en entretenir de Paris avec enthousiasme et foi son million d'auditeurs. Il n'était pas non plus de jour où l'on ne me communiquât de milieux politiques et militaires yougoslaves des informations de nature à nous donner confiance.

Ce fut surtout le cas après Dunkerque, où les conditions dans les-quelles avait pu être effectué l'embarquement de 300 000 hommes, sous le feu d'une artillerie et d'un bombardement aérien impuissants, faisaient figure de quasi victoire. Je transmettais naturellement ces informations par télégrammes. Que le lecteur n'y voie qu'un hommage rendu aux forces de redressement que l'on nous prêtait et la manifesta-tion d'un amour immense pour notre Patrie.

Afin d'étayer mon action, et peut-être aussi pour une raison toute différente que je préfère n'avoir pas à approfondir, mon collègue Cha-taigneau me fut, à la fin de mai, dépêché à Belgrade. Il nous arrivait directement du front des armées. Aussi put-il, avec compétence, nous expliquer que la nomination du général Weygand comme comman-dant en chef, celle de Pétain comme ministre de la Guerre, « sau-vaient » la France.

C'est par lui que j'entendis parler pour la première fois avec quelque précision du général de Gaulle, nommé sous-secrétaire [19] d'État à la Guerre : il m'en fit grand éloge, mais se tint coi à son sujet lorsque, le 18 juin, ce même général de Gaulle eut pris la direction de la dissidence. Cette parenthèse mérite d'être vite fermée : elle n'a d'in-térêt qu'à titre d'indication sur l'affectation d'optimisme que l'on affi-chait à Paris et dans les milieux militaires les plus officiels, même après Sedan, même après l'alerte du 16 mai, même après la capitula-tion belge.

Chaque jour à midi, je recevais de nos services d'information ins-tallés comme chacun sait à l'Hôtel Continental, un long message télé-phoné que ma Légation était chargée de retransmettre aux autres postes de l'Est de l'Europe : j'ai conservé et publierai peut-être un jour le texte de ces étonnantes communications. Aucune d'elles ne décèle, avant le 14 juin, le caractère catastrophique de la situation. Plusieurs font mention, aux alentours du 10 juin, de l'initiative que gardaient nos armées dans la conduite des opérations.

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Qui ne se souvient, au reste, de la déclaration par laquelle, le 28 mai au matin, nous a été apprise la capitulation belge présentée, non pas comme l'aboutissement de graves revers en Belgique, mais comme une « félonie » du roi Léopold III. Abominable manœuvre politique, dira-t-on. Je serais porté moi-même à le penser si, depuis lors, je n'avais appris que M. Paul Reynaud, lorsqu'à deux heures du matin il donna au Président du Conseil belge, M. Pierlot, la primeur de sa déclaration, ne s'était mis préalablement d'accord sur sa teneur avec le Maréchal Pétain et le général Weygand. Si, à cette date, la si-tuation avait été jugée sans issue, eût-on procédé de la sorte à l'égard du fils de celui qui, dans l'histoire, conserve le beau titre de « Roi Chevalier » ?

Une autre preuve que dans le jugement même de nos chefs mili-taires des possibilités de redressement nous restaient, je les retrouve dans une lettre personnelle du 12 juin que l'Ambassadeur d'Amérique à Paris, M. Bullitt, adressait à mon collègue Lane et que celui-ci, sur la prière de n'en point faire état sur le moment, me montrait quelques jours plus tard. M. Bullitt y rendait hommage à l'esprit de la popula-tion au milieu de laquelle il vivait, à [20] la décision qui avait été prise de défendre Paris « jusqu'à la mort », à son intention d'y rester lui-même.

Comment cette décision fut-elle en vingt-quatre heures transfor-mée en la capitulation Dentz que l'on sait ? Comment quatre jours après, à Bordeaux, la France, ses colonies et sa flotte furent-elles ame-nées à suivre, sans combat ou presque, l'exemple de Paris ? Ce sont là questions auxquelles il faudra bien un jour trouver réponse.

Le 14 juin, au moment même où Paris était livré à l'ennemi, nous avions à notre table, invité depuis plusieurs jours, notre excellent ami des bons et des mauvais jours, M. Gavrilovitch, chef du parti paysan yougoslave. Nous nous regardions l'un l'autre, les yeux en larmes, sans comprendre, et c'était à moi de relever son effondrement, de lui affirmer que Paris ce n'était pas la France, que Belgrade avait bien été prise en 1915, que son pays avait continué la lutte, qu'après les mau-vais jours d'octobre 1915, il y en avait eu de triomphants en novembre 1918. Gavrilovitch et sa femme hochaient la tête, et je les réentends m'affirmer l'un et l'autre que ce qu'ils avaient ressenti alors n'était rien auprès de ce qu'ils éprouvaient à l'annonce de la chute de Paris.

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Braves amis dont les résonances de cœur ont été pour nous, en cette heure tragique, le plus estimable des réconforts.

Une émotion du même ordre et plus forte encore devait m'être ré-servée le 23 juin, tandis qu'au carrefour de Rethondes, un Alsacien signait sur l'ordre de Vichy la capitulation de la France. À midi se fai-sait annoncer, ce jour-là, à mon bureau, une délégation de toutes nos Sociétés d'amitié et de culture franco-yougoslave. Sous la présidence de notre cher Pavlovitch, si représentatif de toute la noblesse d'âme serbe et dont l'amour pour la France revêtait toujours des formes si prenantes, cette délégation m'apportait le premier exemplaire d'un Livre d'Or que la reconnaissance yougoslave avait dédié à l'honneur de la France, et auquel les notabilités les plus marquantes du pays avaient collaboré. Ce [21] Livre d'Or, dont la réalisation avait pris plu-sieurs années, venait juste d'être achevé.

Est-il besoin de dire tout ce que revêtait de noblement grand, cette remise en un tel moment d'un tel monument de piété et de foi ? M. Pavlovitch, en me remettant ce livre, tenta en vain de me lire une allo-cution ; de gros sanglots l'empêchèrent de le faire, et je nous vois l'un l'autre obligés de nous retirer sur la terrasse de mon bureau pour es-suyer nos larmes. Tout Belgrade, toute la Serbie, partageaient cette vraie douleur. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de mentionner ce silence de deuil qui s'était emparé de la ville amie, ces bouquets dépo-sés au pied du monument à la France du Kalémegdan, les cravates noires portées par des milliers d'inconnus, cette suspension durant plu-sieurs semaines de toutes les danses, de tous les « kolos » dans les vil-lages les plus éloignés de la Choumadia. Où était, je vous le demande, Monsieur le Maréchal, le tableau que fallacieusement, pour justifier votre attitude, vous avez voulu donner au pays, d'une France « aban-donnée, livrée seule à son destin » ?...

De cette France, tout au contraire, plus que jamais entourée, j'eus encore une vision le 14 juillet, au cimetière français de Belgrade où des milliers de personnes tinrent à assister à la cérémonie de deuil qu'en lieu et place de notre réception traditionnelle, et conformément aux ordres de Vichy, je fis célébrer à l'intention de nos morts de la guerre. Avec une crânerie qui n'était pas sans mérite, puisqu'elle de-vait figurer dans les manquements à la neutralité énumérés par le Reich contre la Yougoslavie, une délégation de l'État-Major yougo-slave y assista en corps et en uniforme. Tous les chefs de missions

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diplomatiques alliées et amies accompagnés de leurs collaborateurs y participèrent.

Particulièrement délicate était la position de mon collègue anglais, Ronald Campbell. Avec l'infinie discrétion qui le caractérise, il m'avait fait demander s'il pourrait, comme il en avait l'intime désir, en être. Je lui répondis que les morts que nous honorions étaient tombés à côté des siens et que, nonobstant le tragique drame de Mers-el-Kébir, je restais fidèle à ce souvenir comme à [22] l'alliance franco-britan-nique. Ronald Campbell vint avec son « staff » et sa présence à mes côtés eut aux yeux de tous une haute signification.

Une telle manière de voir n'était évidemment pas du goût de Vi-chy, ce qui me laissait fort indifférent puisque, dès le 17 juin, à la de-mande d'armistice, j'avais fait connaître à Vichy ma résolution « de ne pas servir un gouvernement qui, fût-il présidé par le vainqueur de Ver-dun, signerait la capitulation de la France ». On trouvera aux appen-dices le texte de mon télégramme de démission. J'y joins, pour n'avoir pas à revenir sur la question, un projet d'article que je destinais au New York Times, mais qui, écrit en août 1941, n'a pu être acheminé alors à ce journal. Il résume mon opinion sur l'erreur, pour ne pas dire plus, commise le 17 juin 1940 : elle est étayée sur la différence à faire entre une capitulation militaire qui, en l'espèce, pouvait et ne devait être que terrestre et métropolitaine, et une abdication politique géné-rale de la nature de celle à laquelle on se hâta de souscrire à Bordeaux.

À côté des splendeurs morales que dans l'âme de nos amis les mal-heurs de la France faisaient épanouir, il y eut, comme pour les mettre davantage en relief, certaines laideurs que je veux taire, à l'exception pourtant de celle dont notre voisine l'Italie donna au monde le peu ra-goûtant spectacle. Au moment dont je parle, elle était représentée en Yougoslavie par mon collègue Mamelli, nouvellement arrivé à Bel-grade ; il avait été chef de cabinet de Mussolini et, quoique marié à une Britannique, continuait d'être ou de faire figure de fasciste mili-tant. Nonobstant, je continuai avec lui les excellents rapports que j'avais eus avec son prédécesseur Indelli et quelques-uns de ses jeunes et sympathiques collaborateurs. Sans me faire la moindre illusion sur ce qui allait advenir, je l'avais à dîner chez moi, une quinzaine de jours avant que son pays ne poignardât le nôtre dans le dos.

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Tout comme le satellite slovaque l'avait fait vis-à-vis du ministre d'Amérique, quelques jours auparavant, Mamelli me tint le raisonne-ment que la guerre allait finir dans quelques semaines : c'était le mot d'ordre de Berlin. Convaincu qu'il avait tort et [23] désireux de l'inci-ter à ne pas pousser son gouvernement à une entrée immédiate en guerre, je lui tins la thèse diamétralement opposée. Il va de soi que, pour lui comme pour tout le monde, la guerre finie dans le courant de l'été, cela signifiait la victoire de l'Allemagne, la guerre de longue du-rée, sa défaite. Inutile de dire que mes arguments ne portèrent pas, que la « onzième heure » qu'attendait Mussolini était, pour mon interlocu-teur, déjà sonnée.

Plus perplexe était le Nonce : rentré de Rome depuis cinq ou six jours, il déjeunait chez moi le 10 juin et, se faisant sans doute l'écho de ce qu'il avait entendu au Vatican, il se refusait contre toute évi-dence à croire à la vilenie et à la mauvaise affaire qu'au moment même où il me parlait, Mussolini faisait commettre à son pays. Mgr Felici était à peine sorti de la Légation que l'on me téléphonait l'an-nonce de la déclaration de guerre italienne.

Pas plus qu'on ne nous renseignait sur la situation réelle de nos ar-mées, nous n'avions été avisés par Paris de l'imminence de l'entrée de l'Italie dans la guerre. Les Affaires étrangères eussent été d'ailleurs bien empêchées de le faire, étant donnée la nature aussi contradictoire que prolixe des rapports que François Poncet envoyait de Rome à Pa-ris. Sur le thème de « p't'être bien que oui, p't'être bien que non » et à l'aide de la figure insatiablement ressassée par lui de la politique dite « à tiroirs », il n'a cessé, de septembre 39 à juin 40, de se faire l'auxi-liaire conscient ou inconscient de ceux qui, à la suite des Monzie, La-val et Baudoin, poussaient le gouvernement et l'opinion à croire à l'es-prit de paix de Mussolini, au maintien de la non-belligérance italienne, voire même à son évolution en neutralité bienveillante à notre égard.

Le fait que M. Baudoin, dont le seul titre politique était, du moins sur le terrain international, d'avoir depuis des années, en tant que di-recteur de la Banque de l'Indochine, la clientèle boursière du Comte Ciano, avait été pris comme sous-secrétaire d'État par M. Paul Rey-naud, prouve que ces espoirs étaient partagés par le chef même du Gouvernement.

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Il va de soi qu'à Belgrade, où l'on avait tant de raisons présentes et passées de se méfier de la politique fasciste, nous vivions [24] dans une toute autre ambiance : j'ai déjà relaté la conversation que j'avais eue le 3 septembre 39 à ce sujet avec le Prince Paul. Il me serait aisé de citer un autre de mes télégrammes, daté celui-là de la fin de mai, transmettant une information que mon cher et si regretté Peyrègne avait recueillie auprès d'un secrétaire de la Légation d'Italie avec le-quel il était particulièrement lié, et indiquant non seulement que l'en-trée en guerre était décidée, mais qu'elle interviendrait « dans la quin-zaine qui allait suivre ». Londres avait d'ailleurs adressé de son côté à Paris un renseignement analogue et de provenance aussi noblement amicale.

Mon horizon de souvenirs de ce que furent à Belgrade ces journées de juin 40 serait bien incomplet, si ma pensée ne se fixait maintenant, pour ne les plus guère quitter, sur les réactions que provoquèrent en nous les événements et plus spécialement l'annonce que la France se retirait en isolée de la lutte. Quand je dis « nous », je ne parle pas seulement de mes collaborateurs, de ma famille et de moi-même, mais de l'ensemble des Français qui, vivant en Yougoslavie, ne cessaient d'être en contact avec la Légation et unanimement, à des degrés et des titres divers, lui apportaient dans son travail et dans son rayonnement l'appui infiniment précieux de leurs activités, de leurs expériences, de leurs relations individuelles.

Ces réactions passèrent, il va de soi, par des stades différents : l'ac-cablement, à base surtout d'incompréhension et d'ignorance de ce qui s'était produit, domina d'abord, puis vint la période d'exaltation patrio-tique, toute en réflexes d'action, d'indignation, de désirs de continuer la lutte ; à cette période, succéda la reprise humaine de considérations plus terre à terre, le besoin grégaire de s'observer, se refouler, se mo-nochroniser dans une teinte moins flamboyante, moins dangereuse. On m'excusera si je ne m'attache qu'au deuxième de ces stades de pen-sées.

Sous la conduite de son chef, le colonel Deltel, la colonie française de Belgrade constituait une entité homogène animée de sentiments d'une rare noblesse patriotique ; je n'ai eu qu'à me féliciter des rap-ports que j'ai entretenus avec ses différents membres, [25] et n'éprouve que de la reconnaissance pour le sentiment de fierté que m'inspiraient mes contacts individuels ou collectifs avec eux. En cha-

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cun d'eux, j'avais joie à retrouver cette parcelle de France que nous portons tous en nous, et qui s'exalte en de hauts sommets particulière-ment chez ceux, comme nous, habitués à vivre hors frontières.

Pour ce qui est de mes collaborateurs, ils formaient une équipe loyale et disciplinée, bien brassée par les échanges de vue quotidiens auxquels je conviai les plus importants d'entre eux chaque matin à mon bureau depuis le début de la guerre.

Il va de soi que mes compatriotes furent les premiers informés de ma démission. Je m'appliquai à ce que cette décision toute personnelle n'influençât en rien leur propre manière de voir. De fait, ce fut très spontanément, de sa propre initiative, et presque à mon insu, que la colonie française se réunit dès l'annonce de la demande d'armistice et envoya au Président de la République — mon rôle se bornait à le lui transmettre par le canal des Affaires étrangères — un message pour le supplier de continuer, au besoin, hors de la Métropole, la lutte, et mettre dans cette intention leurs personnes et leurs biens à sa disposi-tion.

Dans la pensée qu'un centre de résistance auquel les Français de l'Est de l'Europe pourraient se raccrocher, se créerait en Syrie, je m'au-torisai de l'envoi de ce message pour demander à notre Haut Commis-saire à Beyrouth quelles étaient ses possibilités, ses intentions, ses vues sur l'aide que nous pourrions éventuellement lui apporter. L'atta-ché militaire, le général Merson, télégraphiait dans le même sens au chef de l'armée d'Orient, le général Mittelhauser. Il fut le premier à recevoir une réponse de Beyrouth. Le général Mittelhauser lui affir-mait que « quoiqu'il arrivât », il continuerait la lutte aux côtés des Anglais, que la partie finale se jouerait dans la zone méditerranéenne, et lui demandait de rester à Belgrade.

En attendant, conformément à des ordres antérieurs venus de Paris, non rapportés, un groupe d'officiers et sous-officiers mobilisés en Yougoslavie était parti pour la Syrie, ce qui donnait l'apparence d'un commencement d'exécution à la volonté exprimée par [26] les Fran-çais en Yougoslavie. En cette circonstance, comme je pourrais le faire en bien d'autres, je me plais à rendre hommage au courage et à l'initia-tive, comme à la parfaite loyauté du général Merson.

Puaux, plus prudent que le général Mittelhauser, attendit une di-zaine de jours avant de répondre à mon télégramme dont je n'avais pas

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manqué d'ailleurs de donner connaissance au Département. Vers le 27 ou 28 juin, il me fit savoir qu'en raison de l'attitude du général Noguès au Maroc et du Résident général de Tunis, il s'était vu contraint de s'incliner et d'accepter, ainsi que le général Mittelhauser, dont le « quoiqu'il arrivât » se trouvait ainsi sans lendemain, les clauses de l'armistice. Il terminait par ces mots : « Je reste à mon poste ». Je ne sais ce qui m'a empêché de lui répondre sur le moment : « Moi, pas ».

Ce tableau manquerait de relief si, sans insister, je ne mentionnai les noms de deux membres de la Légation qui, sous des impulsions de pensées différentes, rompirent la parfaite homogénéité de notre ma-nière de voir. Il s'agit de Coche, premier secrétaire, et du commandant Gentil, attaché de l'Air. Le cas du commandant Gentil est particulière-ment trouble. Celui de Coche me touchait de plus près. Il s'est traduit, en dehors de jugements inconsidérés à mon égard, par une vilenie en-vers Peyrègne que je ne saurais lui pardonner.

De tous les collaborateurs que, trois ans auparavant, j'avais trouvés à Belgrade, Peyrègne est celui que je ne tardais pas à apprécier le plus. Par la rectitude de son jugement, la loyauté de son caractère, la confiance qu'il inspirait à tous et qui lui valait des amitiés précieuses, de la nature de celles auxquelles j'ai fait ci-dessus allusion, par le cou-rage de ses opinions, par la facilité et l'élégance de son style, le sé-rieux de son esprit qui savait d'ailleurs se faire à ses heures malicieu-sement enjoué, il se plaçait très au-dessus de Coche. Celui-ci n'avait guère à opposer à ces qualités qu'une indéniable curiosité d'esprit, plus portée du reste sur les petites que sur les grandes choses, et une gen-tillesse de manières que j'ai longtemps prise pour de la loyauté. Du jour de ma démission [27] à celui de mon départ, il a été abominable vis-à-vis de Peyrègne, le dénonçant comme « un anglophile à tous crins », le présentant comme « mon âme damnée ». Il s'y prit si bien que Peyrègne se sentit dans l'obligation de quitter Belgrade dès le len-demain de notre départ et accepta de se rendre sur la côte dalmate sous le couvert d'une vague inspection d'œuvres. L'avion qui le trans-portait, pris par le mauvais temps, donna sur une montagne : son corps fut retrouvé deux jours plus tard... Ne voulant pas y attarder le lecteur, je tourne vite cette page douloureuse.

Si ma résolution était bien prise de ne pas servir, ni à plus forte raison représenter à l'étranger, le gouvernement de Vichy, il me restait à décider si je rejoindrais à Londres le général de Gaulle, si je resterais

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en « particulier » à Belgrade, ou si je rentrerais en France. J'optai as-sez vite pour la dernière solution : elle me parut la plus digne et la plus courageuse et offrait en même temps, pour le combat que je vou-lais mener, le champ d'activité le plus approprié à mes goûts et à mes moyens. Des collègues bien intentionnés ayant cherché à me faire re-venir sur ma démission, j'eus l'occasion non seulement de la confir-mer, mais de demander que l'on hâtât la désignation de mon succes-seur, de telle sorte que je pusse rentrer le plus vite possible en France, désireux que j'étais de partager les souffrances physiques et morales des miens.

Pourquoi n'ai-je pas rejoint le général de Gaulle à Londres ? D'abord, parce que personne ne me l'a demandé. Je ne connaissais pas le général, il ne me connaissait pas. Après un essai manqué de consti-tution de gouvernement, son mouvement prenait figure de mouvement presque purement militaire où je ne voyais pas de place pour moi, n'étant ni d'un âge, ni d'un grade militaire susceptibles d'être utilisés autrement qu'à des fins d'amour-propre purement personnelles.

Pour ce qui est de mes sentiments et de mon désir de servir, je n'en partageais pas moins, dès le premier jour, les vues du général de Gaulle. Son premier appel est du 18 juin ; la veille, j'avais envoyé à Vichy le télégramme que l'on sait et je m'arrangeai pour que ma dé-mission fût rendue aussitôt publique. Une [28] autre question était de rester à l'étranger. Autant je comprends ceux qui, militaires de métier, n'ont eu pour pouvoir servir d'autre solution que de s'expatrier, autant j'estimais qu'il pouvait y avoir, pour quelqu'un vivant à l'étranger et n'y ayant plus d'emploi, intérêt à rentrer en France et à s'y donner la mission d'exposer à ceux de nos compatriotes qui ne l'avaient pas en-core comprise, la perte de prestige et d'honneur que représentait, pour notre situation internationale, la capitulation politique du 17 juin 1940.

Les risques d'un tel retour, pour ce qui me concernait personnelle-ment ne m'échappaient pas. Depuis plusieurs mois, la radio de Stutt-gart m'avait pris à parti, en particulier à l'occasion d'une petite bro-chure assez luxueusement éditée que j'avais diffusée à Noël sur « les vérités d'Hitler ». Plus récemment, de violents articles de la presse de Berlin et de Rome m'avertissaient que mon activité n'était pas de celles que les dirigeants de l'Axe avaient considérées comme tout à fait négligeables. J'eusse tenu pour une lâcheté de ne pas affronter ces

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risques et bien m'en a pris, puisque durant deux années fort pleines, j'ai pu, dans des conditions que j'espère pouvoir être en mesure d'ex-poser succinctement, accomplir, au delà même de mes espérances, la mission que je m'étais donnée.

De toutes façons, j'avais exclu la possibilité de rester à Belgrade. Mon séjour prolongé y eût constitué une gêne pour le gouvernement yougoslave qui avait toujours été parfaitement correct à mon égard, et aurait, d'autre part, causé dans la colonie française un motif de dissen-timent et de divisions désagréable pour tous. J'estimai qu'il était préfé-rable de quitter mon poste sans faire d'éclat. C'est donc sans claquer la porte, sinon sans un gros crève-cœur, et des préoccupations d'ordre matériel, que je partis et rentrai en France.

Par leur nombre et leur qualité, les témoignages de sympathie qui me furent prodigués dépassèrent ce que j'aurais pu, avec le maximum de vanité, attribuer à ma propre personne. On se plaisait à reconnaître et à saluer dans mon attitude celle que l'on s'était attendu à voir adop-ter par le gouvernement lui-même. De cela, j'ai de multiples preuves. Qu'il me suffise de citer, entre beaucoup [29] d'autres, la lettre que je reçus de M. le professeur Milochevitch : j'en fais d'autant plus volon-tiers état que j'y vois, en passant, une occasion de rendre un déférent hommage à M. Milochevitch, membre actif de l'action populaire fran-co-yougoslave. Ce grand et fidèle ami de notre culture trouva une mort héroïque de preux le jour même de l'entrée des Allemands à Bel-grade, en avril 1941. Il est de ceux qui payèrent de leur vie l'amour qu'ils nous portèrent.

Malgré les divergences d'opinion qui surgirent et auxquelles j'ai fait allusion, les membres de la colonie française me manifestèrent unanimement leur amitié et leur estime. Parmi les dons et souvenirs qui furent remis à ma famille et à moi, je veux faire une mention spé-ciale de l'importante somme que l'œuvre de la Croix-Rouge interal-liée, présidée par ma femme, lui confia au moment même de notre départ, et qui lui permit de soulager, au nom de nos amis yougoslaves, quantité d'infortunes et de misères françaises.

J'eus à prendre congé des autorités officielles yougoslaves ; cela nous donna une dernière occasion, à ma femme et à moi, de saluer en leur résidence d'été de Brdo, en Slovénie, le Prince Paul et la Prin-cesse Olga. Durant nos trois années de séjour en Yougoslavie, ils

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avaient été d'une extrême bienveillance à notre égard. Quelles qu'aient été les tergiversations politiques dans lesquelles vacillait l'esprit orné mais inquiet du Prince, et qui aboutirent vis-à-vis de l'Allemagne à l'accord de capitulation que l'on sait, il resta, dans le fond de lui-même, fidèle aux Alliés et je déplore le sort que ses actes publics lui valurent. Malgré sa culture, sa finesse, son éclectisme, son intelli-gence incontestable, il n'avait pas l'esprit politique, en ce sens que ses craintes et ses hésitations du moment finissaient toujours par l'empor-ter sur les vues d'ensemble d'avenir qu'il s'était pu forger. Il convient de dire aussi que, n'étant pas appelé à régner, il avait quitté trop tôt le rude pays qui était le sien, qu'il s'était laissé séduire au delà de toute mesure par le charme de la vie anglaise, le luxe de Park-Lane, et qu'il ne se sentait plus à son aise au milieu de ses propres compatriotes. Son [30] beau-père, le prince Nicolas de Grèce, dont il admirait à un point extrême le tempérament artiste, avait une grande influence sur lui : elle ne fut pas toujours heureuse. Mais tout cela, et bien d'autres choses que je pourrais dire sur le fait grave qu'il ne pensait pas et n'agissait pas serbe, n'enlevaient rien au charme de sa personnalité ni à la confiance qu'il me témoignait.

À plusieurs reprises, il m'avait fait des confidences politiques d'un intérêt indiscutable. Elles avaient été consignées dans des télé-grammes dont certains, hélas ! tombèrent, par la criminelle négligence de notre État-Major, aux mains de l'ennemi : le fait était connu de lui et le plaçait vis-à-vis des Allemands dans la plus fausse et pénible si-tuation. Il ne m'en marqua néanmoins nulle humeur, ce qui n'était pas de sa part sans mérite.

Peu de jours auparavant, les deux fils du Prince Régent étaient ren-trés d'Angleterre, traversant toute la France. On les y avait reçus avec des égards disproportionnés à leur rang et importance, des honneurs militaires leur étaient rendus aux gares ; à Vichy, Pétain les avait lo-gés au Pavillon Sévigné, on leur avait assuré pain blanc, beurre et confiture à discrétion, une énorme boîte de chocolats de la Marquise de Sévigné leur avait été confiée par le Maréchal pour leur mère. Cette abondance que l'on affichait, à la première occasion princière qui s'offrait, contrastait avec les restrictions auxquelles les deux jeunes gens étaient habitués en Angleterre et se retourna contre Vichy. « Comment, s'il restait chez vous tant de bonnes choses, la France a-t-elle capitulé si vite ? » fut une des questions qui me furent posées. Il

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eût été de meilleur goût, plus digne et plus politique aussi, de faire montre, en une pareille circonstance, d'un peu moins de ressources militaires et gastronomiques. Mais Pétain, installé dans la place depuis quelques semaines à peine, avait hâte de jouer au souverain ; sans doute n'avait-il pas la claire conscience qu'il le faisait sur les ruines de la Patrie. J'eus ainsi une première idée assez triste de ce qui, en fait de spectacle, allait m'être réservé à Vichy.

[31]Un autre avant-goût de ce qui nous attendait m'avait été donné par

le passage, à la fin de juin, à Belgrade, d'un journaliste à la collabora-tion duquel M. Marquet, nouvellement nommé ministre de l'Intérieur, faisait en hâte appel. Il s'agit de M. Decharme. Quelques mois aupara-vant, il avait été chargé, à travers l'Europe centrale, d'un radio-repor-tage, type globe-trotter. Chaque soir, à cette date peu éloignée, M. De-charme entonnait d'une capitale différente le couplet patriotique et se faisait l'écho des sentiments pro-alliés des populations, sinon des gou-vernements qu'il avait censément visités dans la journée. La capitula-tion l'avait trouvé en Syrie : la démangeaison aussitôt l'y prit d'aller rejoindre, sans perdre une minute, son ancien patron qui, étant de ceux ayant depuis des années « fréquenté » politiquement Pétain, avait été des premiers à recevoir un portefeuille. Decharme entendait s'assurer, et au plus vite, sa part de festin.

Il nous tint les propos les plus révoltants et aussi les plus révéla-teurs sur ce qu'allait être la France de Vichy. Collaborateur cent pour cent avant la lettre, il nous développa, avec un luxe de violences in-ouïes, toutes les théories criminelles et outrancières, ainsi que toutes les sornettes qui, avec l'aide financière allemande, allaient s'étaler dans les journaux les plus dévoyés de Paris. Comme, il n'avait pu avoir aucun contact direct avec ceux qu'il allait si bien servir, son exemple constitue, dans mon souvenir, une illustration vivante, encore que bien médiocre, du complot sous les agissements duquel avait ployé la France.

Decharme ne pouvait nous parler avec une telle assurance, sans être certain que sa pensée était celle de son maître Marquet, et, par-dessus Marquet, celle de Pétain. Avant même Mers-el-Kébir, il dénon-çait l'Angleterre comme l'ennemi numéro un, préconisait une alliance immédiate avec l'Allemagne contre Londres. Il eut sa place d'avion à

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Athènes pour se rendre officiellement à Vichy, fut le chef ou le chef-adjoint de cabinet de M. Marquet, puis, sur la recommandation de ce dernier, se vit confier, sous le contrôle allemand, la direction à Paris du Petit Parisien.

[32]Je profitai de la visite de congé que j'avais à faire au Prince Régent

pour me rendre avec ma femme à Bled où nous avions passé, dans ce joli cadre de notre villa « Justinraj » les deux étés précédents : nous nous y rendîmes en faisant le détour de Budapest, ce qui nous permit de confronter nos idées avec celles de nos amis Guerlet en partance pour Stockholm. Agréable voyage au cours duquel, tout en ne me fai-sant guère d'illusion sur la route sans issue dans laquelle, de par la vo-lonté du destin, la politique hongroise se trouvait engagée, je sentis naître en moi une réelle sympathie pour tout ce qui était resté, malgré l'emprise allemande, de chevaleresque et de noble dans l'âme hon-groise.

Ce point de vue n'était pas inconciliable avec mon culte pour la Yougoslavie : un accord était intervenu entre les deux pays. Nul n'a le droit d'en suspecter le caractère sincère et durable. Le ministre des Affaires étrangères qui le signa, le Comte Téléki, mis par les Alle-mands en demeure de le violer, préféra, quelques mois plus tard, se donner la mort plutôt que de renier sa signature. Haut exemple de di-gnité et de caractère propre à illustrer la musculature morale d'un homme et d'une race... et aussi, pourquoi pas ? d'une profession.

À Bled, je vis pour leur dire au revoir plusieurs de mes collègues du Corps diplomatique. Le ministre d'Angleterre, avec lequel j'étais particulièrement lié et aux côtés duquel, au moment de mon départ, j'avais politiquement à cœur de me situer, voire de m'afficher, était resté à Belgrade. Il était seul à cette date à représenter la continuation de la lutte et je tenais par-dessus tout à lui bien donner l'impression que, face à la France de Bordeaux et de Vichy, il en était une autre que j'entendais servir, qui n'abdiquait pas. Je ne dirai jamais assez ce que fut, sur le terrain officiel comme le terrain personnel, en ces cir-constances difficiles, la délicatesse de sentiments de mon ami Ronald Campbell. Me comprenant même dans mes silences, il fut plus ouvert vis-à-vis de moi qu'il ne l'avait jamais été, me montra les télégrammes qu'il recevait de Londres et qui pouvaient être de nature à m'intéresser.

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J'ai gardé le souvenir de l'un d'eux, se situant vers le 27 ou [33] 28 juin, dans lequel il lui était annoncé, de la part de Winston Churchill, que la guerre, dût-elle durer dix ans, serait poursuivie par l'Angleterre, même si celle-ci devait rester tout ce temps seule face à une Alle-magne agrandie de toutes ses conquêtes ; que le peuple britannique ne se soumettrait jamais au joug germanique et que ce serait la dernière bataille — celle que l'Angleterre ne perd jamais — qui déciderait de l'issue de la lutte. Noble langage qu'un Clemenceau ou qu'un Foch eussent compris.

Pour lui permettre, dans la mesure de mes moyens, de continuer en Yougoslavie cette lutte, je remis à Campbell tout ce dont je pouvais disposer : désignation d'informateurs, matériel de propagande, dont une Rotaprint qui nous avait été infiniment précieuse et qui, en der-nier, avait servi à l'impression d'un tract reproduisant une pensée de Napoléon recueillie par Montholon à Sainte-Hélène, tout à la gloire de l'opiniâtreté du peuple anglais et de sa valeur militaire, pensée s'appa-rentant à celle qui avait dicté à Churchill le télégramme auquel il vient d'être fait allusion.

Tant que je restai à leur tête, nos services de la Légation, pas plus que moi-même, ne désarmèrent. Certains d'entre eux, après mon dé-part, continuèrent sous le manteau leur action. Ce fut en particulier le cas pour la jeune et très sympathique équipe à laquelle, en son ab-sence, M. Raoul Labry avait confié le soin de diriger l'Institut français de Belgrade, sous la présidence du professeur Georgevitch et avec la courageuse et active collaboration du professeur Ibrovatz. Elle était composée de Jean Mousset, André Rosambert et Sicard, auxquels s'étaient bénévolement joints Aucouturier, chargé jusqu'alors de notre service de presse, et René Defez. Loin de se laisser abattre par nos désastres, leurs activités décuplèrent. Ils en furent récompensés par un nombre accru d'élèves pour lesquels c'était aussi manifester leurs sen-timents à notre égard que de s'inscrire à l'Institut et d'en suivre les cours de français. La conjugaison du verbe cher à Pétain : « Je suis vaincu », n'a jamais été de mise ni de mode dans une âme serbe. Ces jeunes gens, au reste, avaient la claire conscience qu'il nous restait une arme [34] contre laquelle blindés, moteurs, Stukas ne pouvaient rien : celle de l'esprit. Vichy ne l'aura pas compris. Je m'honore que ma toute dernière manifestation d'activité officielle ait été pour l'Institut et

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pour remercier ses dirigeants et auditeurs de leur foi dans le destin spirituel, dans le destin tout court de la France.

Ma décision prise, nos bagages bouclés, nos adieux faits, il ne me restait plus qu'à attendre les sauf-conduits italiens nous permettant, à ma famille et à moi de rentrer en France. Malgré la hâte qu'à Rome, Berlin et Vichy, on avait de me voir quitter Belgrade, la Commission d'armistice de Turin ne put nous transmettre ces papiers qu'aux alen-tours du 15 août. Le 20, nous partions. Le médecin de la Légation, le Dr Garnier qui, depuis vingt ans, dirigeait l'œuvre de la Goutte de Lait, et Mlle Cadel, ma secrétaire depuis deux ans, profitèrent du « lift ».

Ce que fut, à la gare, notre départ, je ne puis mieux, ni plus en dire qu'à l'instar de la cérémonie du 14 juillet, il fut considéré par la radio et la presse allemande et italienne comme une manifestation à carac-tère politique anti-allemand : elle figure dans la liste des « manque-ments » à la neutralité de la Yougoslavie sur laquelle le gouvernement du Reich crut pouvoir, à la face du monde, justifier son agression d'avril 1941.

Tandis que le train s'ébranlait au milieu de tant et tant de mains amies tendues, ma pensée se fixait plus intensément sur mon « pobra-tim » — frère d'adoption serbe — venu de son lointain « Kosmaï » pour me dire un dernier au revoir et sur le cher Peyrègne qui, le lende-main, devait trouver la mort que j'ai dite.

Le ministre d'Angleterre faisait coïncider un de ses voyages à Bled avec notre départ et nous accompagnait au vu et au su de tout le monde jusqu'à Ljubljana ; à cette station, montait pour le relever au-près de nous le ministre d'Amérique et sa femme, nos chers amis Bliss Lane, qui, désireux de s'assurer qu'aucune difficulté ne nous serait faite à l'entrée en Italie, nous tinrent compagnie jusqu'à Trieste. En plus du plaisir personnel extrême que nous fit cette double marque anglo-américaine d'amitié, nous y vîmes la [35] preuve qu'il était une France à laquelle on entendait, dans le monde, rester fidèle et que l'on cherchait, dans le malheur, à entourer plus qu'on ne l'avait jamais fait. C'était cette France, loyale, elle, à sa parole, à ses alliances, à ses ami-tiés, que nous entendions continuer à servir. Nous y étions poussés, non seulement par nos goûts et sentiments, mais aussi, les événements l'ont établi, par le sens impérieux des véritables intérêts de la Patrie.

[36]

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre IIRETOUR EN FRANCE

Arrêt à Lausanne. — Recueil de premières impressions sur Vichy. — Popula-tion désaxée. — Arrivée à Vichy. — Visites à M. Baudoin et à Charles-Roux. — Les généraux s’entre-décorent. — Ruée sur les places. — Croyance en la victoire allemande. — Résistance d'une bonne partie du personnel des Affaires étrangères. — Responsabilités du haut commandement militaire. — Collusion Pétain-Laval. — Souvenirs sur Pétain. — Le général Anthoine. — Note à Londres du 17 avril 34. — Rencontre de Pétain avec Gœring à Belgrade en octobre 34. — Création d'une agence « privée » de renseignements français à New-York en 36. — Ma lettre au Maréchal du 25 novembre 40. — Vichy et l'Alsace-Lorraine. — Journée des Dupes du 13 décembre 40. — Forfaiture de 569 parlementaires. — Illégalité du régime Pétain. — Mes rapports avec le Président Herriot, M. Louis Marin, le marquis de Chambrun. — Le procès de Riom. — Lettres au Président Daladier et au comte de Perretti. — Commission rogatoire.

Retour à la table des matières

Après une traversée courtoisement surveillée de l'Italie, en guerre, nous nous arrêtâmes deux ou trois jours à Lausanne : c'est là que mon collègue Adrien Thierry me donna une première vision assez nette de ce qui m'attendait en France, et plus spécialement à Vichy.

Thierry, ambassadeur à Bucarest, avait été mis en disponibilité à la demande des Allemands, par suite de la découverte de correspon-dances relatant certaines de ses activités de guerre jugées, à Berlin, comme des manquements au respect dû à la neutralité et à la souverai-

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neté roumaines. II s'agissait d'un plan de destruction [38] éventuelle de puits de pétrole élaboré à la demande de Paris et par les soins d'agents de notre État-Major. Mon collègue était autorisé à croire qu'il y avait « maldonne » : son projet était d'en appeler au Maréchal en qui fort légitimement il pensait avoir un protecteur omnipotent.

De fait, le père Thierry, ancien ministre, avait été au gouvernement dans les années 14-18 ; il avait eu à ce titre l'occasion de faciliter à Pétain, avec lequel il était lié d'amitié depuis des années, son ascen-sion vertigineuse vers la septième étoile. Le futur Maréchal avait fait d'un des fils Thierry son officier d'ordonnance et étendait, tout au moins en paroles, sur l'autre devenu ambassadeur, une bienveillante et quasi paternelle protection. Rien donc de plus naturel que mon col-lègue injustement frappé demandât à être reçu par le Maréchal Pétain. Il avait fait à cette intention un rapide voyage à Vichy : je le voyais au retour et me trouvais être le confident de sa première déception. Si Pétain l'avait accueilli d'un « Adrien, comment vas-tu ? » et lui avait réservé un couvert à sa table, Thierry s'aperçut vite que l'ancien proté-gé de son père, hissé maintenant au haut de l'échelle, ne se souciait plus guère de lui et n'allait pas affronter le moindre ennui avec les Al-lemands, pour redresser le tort dont il était victime.

Le vieux Maréchal, affectant de ne rien savoir de cette histoire, et avec une obstination dont je ne sais si elle était sénilement sincère, ramenait toujours la conversation sur Buenos-Ayres où Thierry n'avait jamais été, mais d'où il voulait à toutes forces qu'il revînt. Sur un der-nier : « Je suis content, Adrien, que tu te sois plu à Buenos-Ayres », mon collègue prit congé du « grand soldat » avec évidemment, au fond de lui-même, la pensée qu'il était joué.

Bien d'autres, parmi les intimes de Pétain, eurent par la suite des expériences analogues : celle d'Adrien Thierry n'était pas seulement à base de roublardise, elle reflétait un état d'âme révélateur de la servili-té satisfaite avec laquelle le chef qui s'était soi-disant « donné » à la France, allait en vaincu obtempérer aux petites et grandes fantaisies, caprices et exigences du vainqueur. [39] Peu réjouissant spectacle dont l'incident Thierry, pas très intéressant peut-être en lui-même, constituait une sorte de primeur.

Autrement graves et sérieuses furent les indications que ce dernier me donna sur le désarroi qui régnait en France, sur la mise cul par-

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dessus tête de tout ce qui avait été jusqu'ici l'idéal du pays, sur la veu-lerie grégaire qui semblait s'être emparée des masses, sur la ruée ab-jecte dont, du fait de bons à rien et de tarés quémandeurs de pré-bendes, Vichy était le théâtre. Bien que prévenu, je fus véritablement bouleversé par la vue d'un pareil désordre et d'une telle disgrâce.

Rien ne m’ôtera de la mémoire le tableau de ces épaves humaines dont, arrivés de nuit dans les gares, nous avions à enjamber les corps pour gagner des sorties sans porteurs, sans voitures, sans places dans les hôtels. Deux mois s'étaient écoulés depuis l'exode et l'on en était encore au spectacle de tout un peuple — et le peuple de France — à la dérive. Il nous saisit à la gorge. Cet humus remué, dépoté, de peuple, j'en avais vu autrefois de fragmentaires visions à mon passage, au temps du tsarisme, dans de lointaines stations sibériennes. De ma fe-nêtre de wagon-lit ou de ma table bien garnie de wagon-restaurant, je voyais, entre le Baïkal et Kharbine, ce même amas silencieux et rési-gné d'êtres humains des deux sexes et de tous âges, classes confon-dues, alternant avec les mêmes ballots de couvertures, de valises bon-dées et mal ficelées, attendant, couchés les uns sur les autres, Dieu sait quoi et Dieu sait quand. J'attribuais tout ce silence, toute cette résigna-tion, ce manque de réaction à ce qu'il y avait de mystique dans toute âme slave, asiatique ou orientale. C'était, pensai-je, l'illustration de cette fameuse « non résistance au mal », de ce « nitchevo » si impéné-trable à la pensée occidentale.

Et voilà qu'aujourd'hui, une apathique soumission du même ordre avait atteint l'ensemble de la nation française, jusqu'alors réputée pour sa vivacité, son mordant, son vouloir de ne pas « se laisser faire ». Les historiens de l'avenir pourront épiloguer longtemps sur les causes et raisons de cette éclipse de volonté et de personnalité, sur ce chlorofor-mage, sur ce « groggage ». Je me [40] tiens à ce dernier mot, tant la situation que je cherche à évoquer ressemble à celle du boxeur qui, dès le premier round, reçoit de son adversaire un direct massue auquel il ne s'attendait pas.

Autour de cette masse populaire ne réagissant plus, rôdait une équipe qui, elle, depuis un nombre d'années que je dirai bientôt, veillait et attendait son heure. C'est sur tous ces « plus ne m'est rien, rien ne m'est plus » que Vichy, avec l'appui et pour le compte de l'en-nemi, établit son emprise et presque son empire. Qui ne part de ce point de vue ou plutôt de ces faits, ne saurait s'expliquer l'étonnante et

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paradoxale aisance avec laquelle Pétain et Laval purent, durant un temps, faire figure de gouvernants acceptés par l'opinion publique.

Pour quelqu'un venant de l'étranger, meurtri à en crier par la grande pitié qui s'était abattue sur la terre de France, aucune impres-sion ne pouvait être plus pénible, plus révoltante, pour dire le mot vrai, que la vue de militaires battus se félicitant, se décorant, se don-nant de l'avancement, rejetant sur d'autres la responsabilité de la dé-faite. C'est sur une prise d'armes avec remises de plaques de Légion d'honneur que je tombai à Vichy, lors de mon arrivée, fin août. Je ne crois pas qu'on n'ait jamais fait nulle part quoi que ce soit d'aussi agressif dans le mauvais goût, ni allant plus à l'encontre du but, peut-être par certains côtés respectable, que l'on se proposait. Si l'on était vaincu, se mit-on à crier aussitôt, c'était la faute aux civils dont les idées n'avaient pas l'heur de plaire au Maréchal Pétain.

J'arrivai en France juste au moment où, à coup de tirades sur l'Hon-neur et la Dignité, entouré de Laval, Marquet, Achard, ayant fait choix de Bergery pour rédiger ses papiers, le dit Maréchal s'efforçait de per-suader au peuple français que c'était en se courbant qu'il se relève-rait..., que la France, pour être réaliste, devait, après avoir abandonné ses alliés, renier ses amitiés traditionnelles. La radio, dite nationale, de Vichy n'allait pas tarder, si elle ne l'avait déjà fait, à adopter le slo-gan : « Derrière le Maréchal dans l'honneur et la dignité ». La tactique des hérésiarques de tous les temps a été d'abuser des mots pour per-vertir les choses...

[41]Mais toutes ces considérations générales ne sont pas du domaine

de cet écrit, qui ne veut être qu'un recueil de témoignages personnels. Mes premières impressions sur l'état de la France, tel que je le retrou-vais après cinq mois d'absence, furent d'ailleurs dominées par la constatation que mes réactions de pensées n'étaient plus celles de mes interlocuteurs, même de ceux qui me touchaient le plus près. Aucun d'eux ne paraissait avoir conscience du tort que la signature de l'armis-tice dans la rupture de nos alliances causait à notre prestige, voire à notre honneur, de la distinction capitale à faire entre une capitulation militaire et une abdication politique, des chances qui restaient que l'Allemagne perdît la guerre. Certains allaient plus loin et, se laissant impressionner par les apparences de l'ordre allemand et d'une certaine

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magnanimité des vainqueurs, étaient tout prêts à adopter le point de vue de Laval : à voir dans le Führer un quasi sauveur. Ainsi se trou-vait réalisé ou en partie réalisé le propos d'Hitler relevé, dès 1938, par Rauschnig dans son livre « Hitler m'a dit » : « Vous pouvez m'en croire, j'entrerai chez les Français en libérateur ; nous nous présente-rons aux petits bourgeois français comme les champions d'un ordre social équitable et d'une paix durable. »

Toute la cinquième colonne, aux appels de Stuttgart, avait travaillé en ce sens et il était manifeste qu'une bonne partie de l'opinion fran-çaise, spécialement dans la bourgeoisie, était, après deux mois d'expé-rience, assez portée à lui emboîter le pas. Si pénible qu'ait été cette constatation, elle avait du moins à mes yeux l'avantage de souligner l'intérêt et l'urgence d'une lutte à mener contre de tels trompe-l'œil et j'y vis aussitôt une justification de plus au parti que j'avais pris de ren-trer en France. Pour les milieux dans lesquels j'évoluais, un témoi-gnage personnel direct de la nature de celui que j'apportais d'un pays ami, ne pouvant être suspecté d'impérialisme, n'était pas sans valeur. De fait, je m'appliquai à avoir le maximum d'entretiens avec les uns et les autres.

Je commençai par les Affaires étrangères. Charles-Roux y avait, quatre ou cinq mois auparavant, remplacé Léger comme Secrétaire [42] général. Nous nous connaissions depuis des années et avions combattu ensemble à Seddul Bahr. Par des télégrammes et interven-tions personnelles, il avait très obligeamment cherché d'abord à me faire revenir sur la décision que j'avais prise, puis à en atténuer les conséquences administratives. Sans doute est-ce à lui que je dois de ne pas avoir été révoqué. Lorsque le 25 ou 26 août, je le revis pour la première fois, il n'en était pas moins catastrophé d'avoir à m'annoncer qu'avec une vingtaine d'autres ministres, j'avais été, le plus jeune de tous, mis par anticipation à la retraite... Il me parla d'une lettre person-nelle qu'à l'ultime moment il avait fait porter à Pétain pour me « sau-ver ». Je souris intérieurement. La sanction prise était à mon entière convenance. Le Ministère n'avait plus barre sur moi, je pouvais, sans entraves administratives, mener, face découverte, comme je l'enten-dais, « mon combat ».

Ma pensée et mes idées n'étaient d'ailleurs pas tellement éloignées de celles de la quasi unanimité des collègues que je rencontrai à l'hôtel du Parc et qui, en me revoyant et sachant tous quelle avait été mon

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attitude, me manifestèrent une sympathie aussi encourageante que si-gnificative. Je disais tout haut ce qu'ils pensaient tout bas. Ils prirent comme un plaisir défendu à m'entendre et à me rencontrer, et cette agréable impression, je la conservai durant les deux années — sep-tembre 1940-novembre 1942 — où, libre de mes mouvements, je me rendis régulièrement, à intervalles de six semaines à deux mois, à Vi-chy, étant d'ailleurs entendu que le nombre et l'audace de ceux qui cherchaient à me voir variaient — exception faite de certains fidèles — suivant les hauts et les bas des « bonnes nouvelles ».

Parmi les fidèles, ma pensée attristée, parce que quelques mois plus tard, il devait finir de dramatique façon, se fixe plus spécialement sur Georges Girard, chargé à Vichy de notre service des archives. Il fut de ceux qui me dirent le « bien » que, dans le marasme général de Bordeaux, leur avait fait mon télégramme — le premier du genre — du 17 juin. Il le comparait exagérément à un coup retentissant d'espoir dans la nuit. Girard, historien et publiciste, groupait et tenait en lieu sûr, pour les sortir un jour, [43] tous les papiers monstrueux qui lui passaient par les mains et établissaient, me disait-il, l'effroyable trahi-son dont la France avait été victime et continuait d'être. Aussi me suis-je toujours demandé si l'assassinat dont il fut victime dans sa propriété du Périgord n'avait pas eu pour mobile la recherche et la destruction de ces papiers. Certains d'entre eux, en tout cas, tombèrent assez rapi-dement entre les mains de M. Pucheu, alors ministre de l'Intérieur. Celui-ci fit, en particulier, devant un de ses amis, état d'un carnet de notes où Girard consignait ses conversations quotidiennes. Grâce à lui, Pucheu se vanta « de tenir enfin ces messieurs du Quai ».

On sait qu'à tort ou à raison ce fut le fils Girard qui fut accusé d'avoir assassiné son père. Pour ma part, je vis, une quinzaine de jours avant le drame, dans la minuscule chambre de Girard, étalée sur une table qui tenait plus d'un guéridon que d'un bureau, une photo de son fils d'apparence trop luxueuse pour le genre peu voyant de Girard : je ne l'en félicitai pas moins. Il me répondit : « Dommage qu'il soit si dépensier. » Le ton sur lequel il me parlait excluait toute idée de brouille entre le père et le fils, sinon toute préoccupation sérieuse de famille.

Pour en revenir à ma conversation avec Charles-Roux, elle me lais-sa sur l'impression que, nonobstant la déférence de commande et de pontife qu'il affectait de porter à la personne de Pétain, il ne resterait

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pas longtemps dans la barque à Laval. De fait, il démissionna juste avant ou après Montoire. De notre entretien et de ceux que j'eus par la suite, en particulier à Marseille, avec lui, ce qui me frappa le plus fut la parfaite concordance de nos vues sur l'attitude qu'il y aurait eu lieu de prendre à l'égard de l'Italie dès la déclaration de la guerre, en sep-tembre 39. Il était alors ambassadeur auprès du Vatican et ses vingt ou trente années de séjour en Italie lui eussent donné le droit, sinon impo-sé le devoir, d'envoyer en temps voulu une indication, voire un aver-tissement dans le même sens au gouvernement. Bien qu'élevé à l'école de Barrère, qui aimait bien donner ses avis et prendre position sur tout, Charles-Roux semble avoir préféré s'abstenir. Sans doute y fut-il poussé par un souci exagéré de correction à l'égard de [44] François Poncet, ambassadeur auprès du Quirinal, et seul administrativement autorisé à éclairer la lanterne italienne de M. Georges Bonnet et de M. Daladier, lanterne que d'autres, pour des raisons à éclaircir, s'appli-quaient à rendre aussi sourde que possible.

Parmi ces autres, il y avait, je l'ai déjà mentionné, M. Baudoin. Ap-pelé par M. Paul Reynaud dans les conseils du gouvernement en qua-lité de sous-secrétaire d'État, non seulement il avait survécu à sa dis-grâce, mais avait pris sa place aux Affaires étrangères. Il était en fonc-tions en août 1940, lorsque j'arrivai à Vichy. J'avais échangé de Bel-grade, avec lui, des télégrammes aigre-doux et je ne me souciais nul-lement de l'aller voir. Charles-Roux, craignant un surcroît de casse, ne m'y incitait guère. Je me serais donc abstenu de tout rapport verbal avec lui, si son chef de cabinet, de Boissanger, n'avait, par gentillesse sans doute pour moi, mais aussi dans la pensée que je lui ferais en-tendre certaines vérités, fortement insisté pour que je le visse.

Je ne regrettai pas cette visite : elle dura plus d'une heure. Le dé-marrage en fut de ma part quelque peu violent, mais peu à peu je me rendis compte que mon interlocuteur dressait les oreilles à ce que je lui disais et même se laissait fouetter sans trop d'apparence d'inconfort par le vent du large que je lui apportais. Je le promenai ainsi, non seulement à travers l'Europe, mais à travers le monde. Il me suivait essoufflé, en homme qui ne connaissait pas grand'chose de l'échiquier que Pétain et Laval lui avaient mis momentanément entre les mains. On lui avait dit de renouveler son haut personnel : il avait, sans le connaître et avoir pu l'apprécier, obtempéré. On lui avait dit de prendre une position anti-anglaise, il s'était répandu en propos parfai-

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tement déplaisants et déplacés sur nos anciens alliés. Il commençait, semblait-il, à s'apercevoir que l'on avait quelque peu abusé de sa mé-connaissance quasi totale du Ministère qu'il dirigeait et contre lequel Laval, fort de son expérience de 34-35, l'avait prévenu.

« En somme, monsieur Brugère, m'interrogea-t-il, vous croyez à une victoire possible des Anglais ? — Je sais seulement qu'ils lutte-ront jusqu'à la défaite des Allemands et que notre place était [45] de rester à leurs côtés. » J'ajouterai qu'il ne manquait pas de militaires haut galonnés et surabondamment étoiles dans le gouvernement et que, du point de vue technique, ils avaient sans doute quelque idée des chances que possédait l'Allemagne de gagner la guerre... « Ils sont unanimes, me répondit-il. Quand ils nous ont fait déposer les armes, ils estimaient que trois semaines après, Hitler serait à Londres, main-tenant ils ne croient pas que « cela » puisse durer plus de deux mois... — Comme ils se sont toujours trompés, cela me confirme dans mon opinion que « cela » durera encore très longtemps, et que la justice finira par triompher », répliquai-je. Ma remarque fit sourire M. Bau-doin, mais je compris que l'ironie désabusée de ce rire était plutôt sympathisante à la cause que je défendais et se trouvait nommément dirigée contre le général Weygand, qui branlait déjà dans le manche gouvernemental et dont, une quinzaine de jours plus tard, on allait se débarrasser.

Que dans la pensée de nos généraux, il n'y eût plus rien à faire ni militairement à espérer, cela ressortait clairement de l'attitude qu'ils furent presqu'unanimes à adopter. Déjà, lorsque j'étais à Belgrade, Massigli m'avait communiqué d'Ankara le texte d'un télégramme qu'il avait reçu du général Weygand, dans lequel celui-ci qualifiait de « vain suicide » toute velléité de poursuivre ailleurs la lutte. Nos géné-raux estimaient que l'armée française, « la première du monde », n'ayant pu résister à la ruée des hordes hitlériennes, ce ne serait pas la misérable armée britannique qui pourrait y tenir tête. Soutenir le contraire était presque une insulte faite à eux-mêmes, un manquement de patriotisme pour le moins. On ne me l'envoya pas dire ; une femme de général ayant eu vent de la position que j'avais prise, tenait à mon égard ce propos : « Et dire qu'il est fils de généralissime ! »

Dans leurs affirmations concernant l'invincibilité militaire alle-mande, nos généraux, à quelques rares exceptions près, étaient en août 40 aussi péremptoires que, la veille de la guerre, les principaux d'entre

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eux l'avaient été pour déclarer les certitudes de victoire sur l'armée « insuffisamment encadrée » du Reich. « Jamais notre armée n'a été si bien armée ni si bien commandée qu'elle ne l'est [46] en ce moment », disait publiquement, à Lille, le général Weygand au début de juillet 39, « et si une puissance quelconque l'obligeait une fois de plus à être victorieuse, elle relèverait sans appréhension le défi ». Triste réédition des fameux « boutons de guêtres » du maréchal Lebœuf et du « cœur léger » d'Emile Ollivier.

Dans le privé, le général Giraud ne tenait pas un autre langage : le R.P. Robert, Supérieur général des Missions étrangères, a eu l'occa-sion de me raconter que, déjeunant à Louveciennes chez Mme Tuffier, entre le 10 et le 15 juillet 39, il y avait rencontré ce dernier. Le Père Robert, qui avait posé quelques questions sur la valeur comparative des deux armées française et allemande, s'était attiré du général cette remarque : « Le temps travaille contre nous ; nous sommes encore pour quelque temps plus forts qu'eux, ce serait une catastrophe si les Allemands ne nous déclaraient pas dès cette année la guerre. » Je ne vais pas plus loin sur ce terrain brûlant de notre impréparation et des responsabilités auxquelles elle incombe.

Nos généraux, qui s'étaient trompés, qui avaient mal préparé, mal conduit leur armée, furent tout naturellement disposés à écouter com-plaisamment les propos d'un Laval venant leur dire : « Les respon-sables, mais ce n'est pas vous, ce sont nos ennemis politiques. C'est en premier la faute au front populaire, aux francs-maçons, aux Juifs, puis aux communistes, puis aux Anglais... » — Je suis tombé par terre, c'est la faute à Voltaire, le nez dans le ruisseau, c'est la faute à Rous-seau... L'antienne est connue ; elle fut reprise revue et corrigée, gros-sie aussi par les Allemands, les Pétain, les Maurras et combien d'autres pour lesquels la signature de l'armistice et l'arrivée au pouvoir ou dans ses coulisses n'auront été que la réalisation d'une longue at-tente..., « la divine surprise », pour prendre l'expression échappée à Maurras.

Rien donc d'étonnant à ce que tout ce qui était militaire ou sympa-thisant ait emboîté le pas. Il y allait, dans leur esprit, « de l'honneur de l'armée », tout comme le même Maurras les avait convaincus, eux et leurs pères, quarante ans plus tôt, que « l'honneur [47] de l'armée » voulait la condamnation de Dreyfus, fût-il innocent. Cette fois-ci, ils étaient d'autant plus disposés à le croire, qu'un Maréchal, considéré

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jusqu'alors comme le vainqueur de Verdun, s'était laissé mettre à la tête de cette criminelle conspiration et couvrait de ses étoiles non en-core ternies la peu ragoûtante équipe gouvernementale qu'en fait de civils on lui offrait — pour la plupart vieux chevaux de retour parle-mentaires ou prévaricateurs. Tel le fameux manteau rouge de Riche-lieu, mais à des fins, hélas ! moins nobles et moins profitables pour le pays, les sept étoiles de Pétain auront « tout » couvert. Il est donc juste et normal qu'on le rende responsable de « tout ». De ce Pétain, je suis surpris que ceux qui ont volé à lui, comme alouettes au miroir — quitte, deux ou trois ans plus tard, à en dire pis que pendre — l'aient pour la plupart si mal connu : c'était le cas de deux généraux de Corps d'armée, de La Laurencie et Doyen, en compagnie desquels j'ai passé dix-huit mois de captivité. Lorsque paraîtront ces lignes, maints ou-vrages auront permis à chacun de se faire à son sujet une opinion. Pour ma part, j'en avais une depuis longtemps sur son compte, en tant qu'homme privé et politicien en puissance.

Un court passage du livre du général Laure rappelle qu'aux alen-tours de 1900, Pétain avait été, comme capitaine, de l'État-Major de mon père : il n'y a pas laissé grand'trace, quoi qu'en' dise le général Laure. Mon père, devenu chef de l'armée, ne se l'attacha pas, et cha-cun sait que son avancement se fit alors au ralenti. Ce fut un peu plus tard, et peu avant la guerre de 14, alors qu'il était à la veille de prendre sa retraite comme colonel, que je le rencontrai pour la première dans le salon de Mme Gabriel Ferrier, femme du peintre dont le portrait du général André restera, je crois, la pièce maîtresse.

D'un premier mariage, Mme Gabriel Ferrier, ex-Mme Hardon, pro-fesseur de piano de l'une de mes sœurs, avait une belle-fille fréquen-tant le milieu Pallain-Janin-Cochery que nous connaissons bien. Le colonel ou commandant Pétain courtisait fort, en soupirant silencieux restant dans le fond du décor et attendant déjà son heure — le fin du fin de sa tactique —, la fille de la maison. [48] Il la laissa marier à un autre auquel Mme Gabriel Ferrier, femme de tête, avait donné la préfé-rence ; mais on se revit. Entre temps, Pétain, servi par la guerre, avait pris des étoiles et aussi, du point de vue matrimonial, des visées nobi-liaires. Il s'en fallut de bien peu que la belle-fille de Gabriel Ferrier ne devînt jamais Maréchale. Sa belle-mère et elle avaient de la défense. À défaut de l'autel qui leur était interdit, un mariage dit de guerre ou « du front » eut lieu. Et voilà, entre bien d'autres faits, qui éclaire le

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personnage appelé à se présenter un jour en grand défenseur de la cel-lule « Famille » ! De hauts prélats le recevront en saint homme, cer-tains prêtres, en chaire, le compareront à Jeanne d'Arc, d'autres le trai-teront d'homme providentiel. Il est vrai qu'Albert de Mun, chef du ca-tholicisme social militant, avait aussi bien dit du général Boulanger qu'il y avait « comme une volonté de Dieu sur cet homme ».

Après la guerre 14-18, je rencontrai de loin en loin, au hasard de mes passages à Paris, le Maréchal Pétain chez le général Anthoine qui, durant de très longues années, avait été, avec les généraux Berthe-lot et Pénelon, l'un des collaborateurs militaires les plus intimes de mon père. Je souhaite que ceux qui voudront faire plus tard le tour psychologique de Pétain s'arrêtent un instant sur l'influence que le gé-néral Anthoine a pu exercer sur lui. Il le dominait incontestablement de son intelligence, de sa culture, de ses relations.

Anthoine était, en 1918, le chef d'État-Major de Pétain ; après l'échec du Chemin des Dames, ils avaient l'un et l'autre, le 28 mai 1918, — je le tiens du général Duval qui assurait ce jour-là, auprès d'eux, je ne sais plus quelle liaison — considéré la guerre comme per-due et préconisé la demande immédiate d'un armistice. Clemenceau, ne voulant pas toucher à la gloire de Pétain, considéré déjà comme « tabou », rendit Anthoine responsable de cet accès de défaitisme. Il fut limogé. Pétain, comme si de rien n'était, resta en place, passa aux côtés de Joffre et de Foch sous l'Arc de Triomphe et se permit même, quelques années plus tard, de reprocher [49] à Foch d'avoir signé trop tôt l'armistice victorieux du 11 novembre !

En homme sûr de soi, le général Anthoine ne voulut jamais recon-naître au-dedans de lui-même son erreur. Sa rancœur contre Foch se trouvait accrue du fait que Foch avait eu raison contre lui. Je laisse à d'autres le soin de tirer au clair le point de savoir si cette psychologie n'a pas été en partie celle du maréchal Pétain et si l'idée d'avoir peut-être un jour la possibilité de reprendre sa revanche sur Foch n'a pas été à l'origine de tout ce qu'il y avait de vain, de vindicatif et de petit, dans la mentalité du soi-disant « Grand Chef »... Sa longévité lui en donnait l'espoir : il voyait en elle un signe certain qu'un jour « son heure », une fois de plus, viendrait et qu'il devait, en aidant un peu le destin, s'y préparer. Mais j'anticipe sur ce que j'ai à dire et veux dire à ce sujet.

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En plus de ce que j'ai rappelé ci-dessus, il n'est pas sans intérêt, me semble-t-il, de noter que le général Anthoine réunissait souvent à sa table Jacques Bainville et le Maréchal. Une liaison que l'on pouvait désavouer s'était ainsi créée entre les ambitions personnelles du Maré-chal et les aspirations maurassiennes. De fait Maurras, que des affini-tés communes positivistes rapprochaient du Maréchal, devrait être le grand doctrinaire de la future-soi-disant Révolution Nationale et fut de ceux qui, dans la coulisse, agirent le plus pour créer en France le mythe Pétain. Que la propagande allemande s'en emparât et s'en servit comme étai pour sa cinquième colonne, on ne saurait en être surpris, si l'on veut bien se rappeler que sous le couvert de l'anti-bolchevisme, c'était la démocratie que l'on voulait atteindre. De là à prendre une position internationale en faveur des États fascistes contre les pays à institutions libres, il n'y avait qu'un pas... Il fut vite franchi. On s'en aperçut bien le jour où la question des sanctions internationales à prendre contre l'Italie de Mussolini se posa à la suite de son agression contre l'Ethiopie.

Ce ne furent donc pas des idées neuves, jamais antérieurement agi-tées dans son esprit, qu'à la faveur d'une défaite Pétain [50] chercha contre le sens populaire à faire triompher. Bordeaux, Vichy, Montoire et la suite se présentent sous ce rapport comme l'aboutissement d'un vaste ensemble dont on n'aura sans doute pas grand mal à reconstituer la trame ; certains éléments peuvent en être perçus dès 1934, moins d'un an après l'avènement d'Hitler au pouvoir. J'y apporte sur des faits de politique extérieure, dont les dessous m'ont été plus accessibles qu'à d'autres, les quelques réflexions et précisions suivantes.

Très peu de jours après le 6 février, c'est-à-dire après sa constitu-tion, le gouvernement Doumergue, dont Pétain était le ministre de la Guerre, reçut de Londres une proposition tendant à l'adoption de me-sures communes qui, en contrepartie de concessions limitées d'arme-ment à faire à l'Allemagne, aurait équivalu à un resserrement militaire de l'alliance franco-britannique.

Un projet de réponse favorable au point de vue anglais, établi sur un avis conforme de M. Herriot, de M. Tardieu et du général Wey-gand, avait été préparé par M. Barthou, alors ministre des Affaires étrangères. La question intéressait les Belges. J'étais conseiller-mi-nistre à Bruxelles ; on m'avait, à ce titre, communiqué, dans la soirée du 16 avril 1934, le texte de la réponse qui, le lendemain devait être

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soumise au conseil des Ministres. Une intervention mystérieuse fit changer de tout au tout la position qui avait été prise. L'acceptation de principe fut transformée en un refus brutal équivalent à une rupture et dont il n'est pas excessif de dire que, pour la préparation diplomatique et militaire de la guerre, il fut catastrophique. Quelle qu'ait pu être la nature d'autres interventions, la responsabilité principale de ce chan-gement brusque d'attitude incombe, en tant que ministre de la Guerre, au maréchal Pétain.

II est également aisé de discerner ce qu'a pu être son rôle lors-qu'après l'assassinat de M. Barthou, aux côtés du roi Alexandre, M. Doumergue, mal conseillé par M. Herriot, confia la direction du Mi-nistère des Affaires étrangères à M. Laval. La signification anti-an-glaise de cette désignation se fit rapidement sentir.

Au cours d'un de mes voyages à New-York, j'ai eu, étant en [51] poste au Canada, un exemple fort typique et troublant de ce que fut, dès 1935, sur le terrain extérieur, la collusion Pétain-Laval. Ce fut à cette époque que, contre le gré de l'ambassade de Washington, René de Chambrun, devenu le gendre de Laval, créa pour des fins politiques occultes un office « privé » de renseignements à New-York. Pétain se fit le grand manager de cette entreprise. Je dînais chez M. Pierre Car-tier le soir même du jour où celui-ci, sous la forme d'un coup de télé-phone transatlantique d'une demi-heure, fut sollicité de s'intéresser financièrement à l'Office. M. Cartier et moi nous demandâmes sans comprendre ce que pouvait signifier une marque aussi pressante d'in-térêt.

Pour ce qui est de ses rapports directs avec les Allemands, on ne saurait passer sous silence la première rencontre que Pétain, en 1934, eut à Belgrade avec Gœring, lors de l'enterrement du roi Alexandre. Le chef de l'aviation du Reich, second d'Hitler, lui témoigna une vi-sible déférence. Le Maréchal y fut à ce point sensible que, dans le train qui le ramenait du lieu de l'inhumation à Belgrade les délégations étrangères, il fit, par mon prédécesseur Naggiar, demander à Gœring de le venir voir dans son compartiment. Gœring ne se le fit pas dire deux fois et, pendant près de trois quarts d'heure, les deux « grands soldats » se parlèrent seul à seul.

Si j'en crois des renseignements donnés par des amis yougoslaves, en particulier par mon collègue Vesnitch, neveu de l'ancien ministre

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de Yougoslavie à Paris, ce tête-à-tête aurait été suivi le lendemain d'une autre rencontre tenue jusqu'ici secrète. Le hasard — est-ce bien le hasard ? — d'un billet de logement avait fait que, faute de place dans les hôtels, Pétain était à Belgrade l'hôte de M. Roche, agent consulaire de Norvège. Ce M. Roche, d'origine française, était repré-sentant en Yougoslavie d'intérêts allemands... Il aurait été aménagé par ses soins, sous la forme d'un breakfast, une entrevue matinale Gœ-ring-Pétain. Qu'elle ait eu lieu ou non, ce n'est pas pur hasard que lors d'une interview, dont j'ai encore dernièrement lu la relation dans un numéro du Progrès de Lyon, du début de décembre 1934, Gœring dé-clare qu'il était des Français [52] avec lesquels « on » pouvait s'en-tendre et que, parmi eux, figurait en bonne place le Maréchal Pétain.

Sans doute est-ce pour plaire davantage encore à Gœring que dès la fin de 1940 le maréchal Pétain fit, par les soins du Ministère des Affaires étrangères, distribuer à nos postes diplomatiques et consu-laires une brochure de propagande sur sa personne dans laquelle — pages 39 et 40 — pouvait se lire cette ahurissante et humiliante décla-ration :

Le croirait-on ? Pétain défend qu'on l'appelle le Vainqueur de Ver-dun. Modestie ? Certes ; mais plus encore refus de laisser les ronces du souvenir envahir, encombrer l'intelligence et paralyser cette faculté d'attention à la vie qui est le propre des hommes d'action... N'est-ce pas le privilège de la jeunesse que de jeter sans cesse le lest d'un passé inutile pour sans cesse s'élancer vers l'avenir ?

Tous ces faits et d'autres dont je ne parlerai pas, parce que trop connus, me revinrent à l'esprit lorsque se posa pour moi, à mon arri-vée à Vichy, la question de savoir si je demanderais ou non à être reçu par le Maréchal. J'optai pour la négative et me contentai de lui en-voyer quelque temps après la lettre dont on trouvera le texte en an-nexe. Le ton de cette lettre n'impliquait guère de réponse. Aussi fus-je très surpris lorsque M. du Moulin de La Barthète m'écrivit qu'il avait été chargé par le Maréchal de me remercier de la franchise avec la-quelle je m'étais exprimé. « Le Maréchal ne déplore qu'une chose, ajoutait-il, c'est que vous ne lui ayez pas demandé audience : il aurait pu ainsi vous donner tous éclaircissements et apaisements sur la poli-tique qu'il entendait suivre. » Je donne également en appendice le texte de ce curieux document en date, si je ne me trompe, du 25 no-

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vembre 1940, c'est-à-dire six semaines après Montoire et quinze jours avant le limogeage provisoire de Laval.

Sur ce que fut ce limogeage, cette journée des dupes du 13 dé-cembre 1940, les témoignages abonderont. Je tiens d'un des princi-paux exécutants, l'ex-cagoulard le Dr Martin, mon camarade de capti-vité, que l'opération fut menée avec une rapidité et une aisance ex-trêmes. Il avait suffi de deux ou trois hommes armés de [53] mi-traillettes, d'un cri autoritaire : « Tous dans vos chambres », pour qu'à l'hôtel du Parc, la police s'assurât sans encombre et presqu'à l'insu de tous de la personne de Laval et le ramenât prisonnier pour trente-six heures à Chateldon.

Cette révolution de palais rondement réalisée eut pu avoir des len-demains à portée historique, si ceux qui l'avaient ordonnée ou plutôt fait ordonner pour Pétain n'avaient été effrayés eux-mêmes de ce qu'ils avaient osé entreprendre. Tremblants de peur, le Maréchal et eux, prévenus dès le lendemain du froncement de sourcils qu'avait provoqué chez Hitler l'annonce de l'événement, n'eurent d'autres res-sources que de donner de plates et lamentables explications au sei-gneur et maître sous la dépendance duquel, en signant l'armistice, ils s'étaient placés. Cette velléité toute passagère d'indépendance avait été prise sinon à l'occasion, du moins à la veille de la grande cérémonie manquée du transfert des cendres du Duc de Reichstadt. Idée saugre-nue que cette cérémonie : l'esprit parisien en a eu rapidement fait le tour avec le mot « moins de cendres et plus de charbon », qui restera attaché à cette velléité utilitaire de retour au culte bonapartiste.

L'affaire du 13 décembre et ses suites n'eurent qu'un intérêt : celui de bien montrer que le Maréchal Pétain n'avait pas la liberté du choix de ses ministres, que sa souveraineté n'était que de façade,' donc qu'il n'avait rien sauvé. Il trompait, au bénéfice des Allemands, le pays sur le caractère de son gouvernement ; cela n'échappait pas à mes col-lègues des Affaires étrangères.

Dès mon arrivée à Vichy, certains d'entre eux me parlèrent plus spécialement de la façon dont se comportaient les Allemands en Al-sace-Lorraine, nonobstant une protestation platonique de principe qui leur avait été adressée au début de septembre. Nous avions croisé en gare de Lyon un train bondé de ces victimes d'exactions allemandes, arrachées en quelques minutes de leurs foyers alsaciens, d'où ils

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n'avaient été autorisés à emporter que de maigres et minables ballots. Tous les biens de ces « indésirés », y compris les mobiliers de nos fonctionnaires et de nos officiers, avaient été dispersés ou administra-tivement vendus. Pétain et son entourage, plus soucieux [54] de trou-ver des excuses aux Allemands que de défendre les intérêts, voire l'honneur français, faisaient répandre mensongèrement le bruit que les « vainqueurs de 1940 » n'agissaient pas autrement que nous ne l'avions fait après 18, qu'ils « nous rendaient seulement la monnaie de notre pièce ». Je crois même me rappeler que, bavant une fois de plus sur ce qui n'était pas « lui », le Maréchal, dans un de ses messages, avait été personnellement et publiquement jusqu'à faire état d'un pré-tendu manque de générosité de la part de ceux des nôtres à qui était déchu le soin de négocier et d'appliquer le traité de Versailles.

Pour ce qui concernait justement l'Alsace-Lorraine, j'étais en me-sure de m'inscrire en faux contre une pareille assertion. Ayant été chargé par Clemenceau et Pichon de négocier les conventions addi-tionnelles du Traité de Versailles pour tout ce qui concernait les dé-tails administratifs de la réintégration dans la souveraineté française des deux provinces martyres, je rappelai à qui voulait m'entendre que la première de ces conventions avait été, en octobre 1919, un acte de générosité et d'humanité à l'égard de l'Allemagne. Elle visait à la resti-tution intégrale aux ressortissants allemands expulsés d'Alsace-Lor-raine ou l'ayant quitté de leur plein gré, de leurs mobiliers. Un droit de saisie nous avait été légalement reconnu sur ces biens dont le gouver-nement allemand s'était engagé à rembourser la valeur aux intéressés. Nous avions ainsi un titre légal de propriété ; nous avons renoncé à en faire usage. Par contre, sans aucun titre, les Allemands, dès 1940, ont mis la main sur tous les biens de nos compatriotes, fonctionnaires compris, d'Alsace. Et il était des Français haut placés pour dire qu'ils ne « faisaient que rendre la monnaie de notre pièce ! » Notre déléga-tion à la commission d'armistice de Wiesbaden chercha en pure perte à invoquer le précédent que je viens de dire et dont le mérite revient à M. Millerand, alors Commissaire général à Strasbourg.

Toutes ces platitudes donnaient une senteur nauséabonde à l'air que l'on respirait à Vichy, et nous n'étions qu'en septembre 40 ! et ce n'était qu'un début ! Si quelqu'un était enclin à taxer de partialité [55] une telle remarque ou à la trouver prématurée, je me bornais à en réfé-rer au témoignage du général Weygand lui-même, qui était encore

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pour quelques jours ministre de la Guerre. Parlant à ma personne, deux ans plus tard — octobre 1942 — à Cannes, il me disait qu'à un des Conseils des Ministres tenu précisément dans les premiers jours de septembre 40, il avait été tellement indigné de ce qui se passait, qu'il avait interpellé Laval et lui avait jeté en pleine figure : « Vous vous roulez dans la défaite comme chien dans la crotte ! » ; j'atténue l'expression du général en mettant « crotte ». Aucune formule ne pour-rait mieux, ni en plus clair, résumer mes propres impressions. Il est entendu que cette formule ne s'appliquait pas au seul Laval.

Une de mes plus grandes surprises, à mon retour en France, fut de constater par la lecture des procès-verbaux des séances parlementaires tenues à Vichy les 8 et 10 juillet précédents, à quel degré nos séna-teurs et députés avaient été au-dessous de la situation à laquelle ils avaient eu à faire face. Il eût été excessif évidemment de demander à chacun d'eux d'être un héros, mais quand même...

Penser qu'aucun des deux Présidents n'a cherché à sauver ne serait-ce que l'honneur du régime dont, durant des décades d'années, ils s'étaient prévalu et avaient été les hommes les plus représentatifs ! penser qu'un Président de la République a pu se laisser chasser, sans rien faire connaître de ses vues à la nation, sans adresser de message à l'Assemblée nationale qui, quelques mois plus tôt, l'avait réélu ; pen-ser qu'un Bergery allait avoir à sa remorque une soixantaine de dépu-tés pour jeter l'anathème contre les mœurs parlementaires et pour se faire le redresseur de la morale publique ; penser qu'il y eut juste une voix au Sénat, celle du marquis de Chambrun, et trois à la Chambre pour s'opposer à la farce constitutionnelle à laquelle on conviait le Parlement ; penser qu'à la majorité de 569 voix contre 80, sénateurs et députés allaient dans la nuit abdiquer leurs mandats électifs et trahir de la sorte la confiance personnelle intransmissible dont ils étaient investis, ce sont là pour tout Français épris de liberté autant de sujets d'indignation et de honte. De quelque [56] façon que l'on s'y prenne, ces 569 forfaitures individuelles ne sauraient constituer une légalité.

À cette illégalité de naissance, le régime de Vichy joignit un dol. Pour mieux s'assurer leurs votes, Laval dressa devant les parlemen-taires apeurés le spectre d'une dictature militaire. « Je suis là, déclara-t-il, pour défendre le pouvoir civil ». Et quantité de sénateurs et dépu-tés, n'en demandant pas davantage, acclamèrent en Laval un sauveur. Ils s'y cramponnèrent comme noyés à la queue d'un serpent.

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Pour ce qui est des velléités vraies ou fausses de dictature militaire, il pouvait effectivement être fait état d'une allocution assez mal venue que le général Weygand prononça à Bergerac aux alentours du 20 juin 40. Le général de La Laurencie était du groupe des officiers auquel elle était adressée. Après avoir soutenu la thèse que d'un grand mal pouvait naître un grand bien, Weygand y aurait développé l'idée in-cluse dans la dernière partie de son ordre du jour du 25 juin. « Emana-tion la plus pure de la patrie, vous demeurez son armature. Son relève-ment moral et matériel sera votre œuvre de demain. » En langage clair, employé à Bergerac, cela signifiait, paraît-il, que les officiers et sous-officiers, rendus à la vie civile, devaient prendre en mains ou plutôt se voir confier les leviers de commande administratifs, postes d'instituteurs compris. Weygand parti, l'amiral Darlan reprit pour ses marins l'idée. On sait l'usage qu'il en fit et ce que cela a donné.

Après une telle carence parlementaire, une de mes principales pré-occupations fut de me demander comment pourrait être repris, par la suite, le cours de la légalité républicaine. Les Chambres, s'étant dépos-sédées d'elles-mêmes, me paraissaient avoir perdu le droit de parler au nom du pays. Je m'en ouvris à plusieurs reprises à M. Herriot : il en arriva, en septembre 42, à la conclusion que le principe de la légalité serait suffisamment sauvegardé si, au nom des Chambres et sans les réunir à nouveau, M. Jeanneney et lui donnaient leur patronage offi-cieux au Gouvernement provisoire qui, très vraisemblablement, se constituerait sous la présidence du général de Gaulle dès qu'une partie assez substantielle du territoire national [57] aurait été libérée. La réunion des Chambres, spécialement de la Chambre des Députés, telles qu'elles étaient composées en 40, était tenue par lui pour émi-nemment indésirable : il lui paraissait indispensable d'aller à du nou-veau, de ne pas laisser le pays retomber dans l'ornière.

Durant ces deux années de l'automne 40 à l'automne 42, je fus amené à avoir, pour cette question et d'autres, de fréquents rapports avec M. Herriot. J'avais été témoin en Amérique et en Europe centrale du rayonnement considérable — encore que peut-être partiellement usurpé — dont cet homme, et l'homme cultivé plus encore que l'homme d'État, jouissait hors frontières : il savait y faire comprendre et estimer la France et il y avait certainement en lui et par lui une force non négligeable à utiliser, entretenir, maintenir sous pression pour le plus grand profit international de notre prestige. Aussi, quelles

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qu'aient été ses défaillances dans les journées de juin et de juillet, esti-mai-je devoir m'autoriser de nos relations antérieures pour l'entourer du mieux que je pouvais, voire le « dopper » de temps à autre, car, hypersensible comme il l'est, il suffisait parfois d'un rien, comme le lâchage d'un ancien camarade de lutte, l'annonce d'un revers militaire local, pour l'accabler. Il n'en reste pas moins que, durant toute la pé-riode à laquelle je viens de faire allusion, il fut courageux.

Je me souviens en particulier d'être allé le visiter avec les Claudel, au début de l'automne 41, en son pittoresque donjon de Brotel, donjon délabré mais tout resplendissant encore d'âpreté. Nous le surprîmes soignant ses lapins, la tête couverte de cette toque de loutre type « moujik » avec laquelle je devais le voir durant de longues semaines longeant nos sempiternelles palissades d'Evaux. Ce jour-là, il était ra-dieux ; il venait de recevoir les échos d'un article envoyé par lui en Amérique et dont je ne sais quel manager de magazine américain, avec une confortable candeur, lui demandait à prix d'or toute une série similaire.

Le Président Roosevelt, en lui en offrant les moyens clandestins, lui avait demandé de venir en Amérique : il nous dit avoir balancé quelque temps sur ce qu'il avait à faire et avoir pris la [58] décision de rester en France. Une des dernières fois où, avant notre détention commune, je le rencontrai, ce fut dans son appartement du quai d'Her-bouville à Lyon : tout le monde était alors sous le coup des mesures atroces d'exception et de livraison aux Allemands des Juifs étrangers, véritables chasses à l'homme — femmes et enfants compris — aux-quelles Vichy, pour satisfaire ses maîtres, se livrait. Je venais lui de-mander s'il ne jugeait pas opportun d'élever la voix, au nom de tout ce qu'il représentait, contre de telles abominations. À la faveur du vote inconsidéré de l'Assemblée nationale, le régime qui prenait de pa-reilles mesures se prévalait d'une apparence de légalité dont, pour notre réputation internationale, il me paraissait utile qu'il déclarât le manque de fondement.

M. Herriot sentit bien qu'il y avait quelque chose à faire en ce sens : il lui répugnait, toutefois, d'en appeler de ce qui était une affaire intérieure française à une puissance étrangère. Après avoir un instant envisagé — assez inattendu de sa part ! — d'en référer au Pape, il prit le parti d'adresser une lettre ouverte, puisqu'il s'agissait d'expulsions massives de Juifs, au Grand Rabbin de France. Nous étions, si je ne

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me trompe, au 18 ou 20 août 42 : dix jours après, Laval licenciait les bureaux des Chambres, et ainsi était donnée à M. Herriot et à M. Jean-neney une occasion, qu'ils ont aussitôt saisie, de faire savoir à l'opi-nion française et au monde entier ce qu'ils pensaient du régime de Vi-chy. Cette protestation revêt la forme d'une lettre au Maréchal, connue de tous. Le jour même où elle était envoyée, Herriot m'adressait à Beaulieu un petit mot avec ces simples lignes : « Ce que vous désiriez a été fait. Vous serez content... » Un mois après il était arrêté, gardé à vue dans sa propriété de Brotel, puis, dans les premiers jours de dé-cembre, prisonnier moi-même, je le retrouvai à Evaux.

Sa sensibilité et son âge s'accommodèrent mal de la période de 40 jours de secret à laquelle nous fûmes soumis. Tout ce qu'il y avait de volonté et de décision en lui s'effondra. Laval, qui le poursuivait de sa haine, « l'avait eu » en quelques semaines. En écrivant ceci, j'efface sciemment de mon souvenir l'indignation que me causa l'amitié utili-taire qu'il témoigna à Evaux à L.-O. Frossard, venu [59] près de lui en émissaire de l'entourage de Laval. Il n'était déjà plus lui-même...

Dès mon retour en France, on m'avait signalé comme susceptible de faire attelage avec le Président Herriot M. Louis Marin qui, n'ayant pas l'esprit grégaire de la plupart de ses collègues du Parlement a eu, durant toute sa longue et rectiligne carrière politique, l'insigne mérite de prendre aux heures graves de courageuses positions personnelles. Je n'avais eu jusqu'alors avec lui que des rapports assez espacés, mais je le savais très connu et très aimé dans de multiples milieux et pays étrangers. Il était président du groupe parlementaire des Amis de la Yougoslavie et, à ce titre, ma mission à Belgrade avait largement bé-néficié de ses activités et de son autorité.

Ma reprise de contact avec lui fut facilitée par l'excellent journa-liste Jean Bourgoin, directeur de l’Écho de Belgrade qui, en Yougo-slavie, ne m'avait pas ménagé sa collaboration. Je revis avec plaisir M. Louis Marin, avec sa forte moustache et sa légendaire « lavallière » à pois, et je l'aurais embrassé pour les propos que, le premier de tous, sous les arcades de la promenade de Vichy, je l'entendis, dès la fin d'août 40, tenir sur les responsabilités de la défaite, l'attitude à obser-ver, les espoirs à garder. Il ne s'est jamais départi de cette manière de voir, n'a jamais mis une sourdine pour l'exprimer et c'est miracle qu'il ait réussi à se maintenir ainsi à Vichy, faisant figure presque de chef de l'opposition et sans être inquiété dans sa personne.

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J'allais le voir de temps à autre, dans sa chambre de l'hôtel de Chambéry : il y recevait au lit jusqu'à onze heures ou midi, avec un amas incroyable de journaux, livres, brochures, documents jetés en désordre tout autour de lui. Sans mettre en cause son âge et son état de santé, je crois qu'il devait, du moins aux yeux des Allemands, cette immunité au fait qu'il avait été un des seuls à voter contre le Traité de Versailles. Ce souvenir rend d'autant plus inexplicable son abstention dans le vote de l'Assemblée nationale du 10 juillet, abstention motivée par sa qualité de président d'un [60] parti dont la quasi unanimité des membres accordaient leur confiance à Laval...

Plus péremptoire et nette fut en la circonstance l'attitude du mar-quis de Chambrun qui, je l'ai déjà indiqué, fut seul de tout le Sénat à voter contre la convocation de l'Assemblée nationale. Le prestige per-sonnel et familial dont, par lui-même, par sa parenté avec Lafayette, par son mariage, le marquis de .Chambrun jouit en Amérique, donnait une valeur internationale à la position qu'il avait ainsi prise. C'était pour beaucoup de nos amis américains le témoignage le plus éclatant qui pouvait leur être donné que toute la France, celle qu'ils connais-saient et aimaient, la France de la Liberté, de l'Egalité, de la Fraternité n'était pas et ne serait jamais derrière Pétain. Il pouvait y avoir, me semblait-il, intérêt à ne point laisser oublier cette affirmation si sonore de fidélité aux principes de 89 et à l'amitié franco-américaine. Je m'en ouvris à mon collègue Gilbert de Chambrun qui, de son côté, avait préféré se démettre de ses fonctions plutôt que de servir Vichy. À son invitation, je me rendis chez son père, dans leur propriété de Marve-jols. Nous étions à la veille du 4 juillet : le marquis de Chambrun pro-fita de la fête de l'Indépendance pour adresser, non sans risque, au Président Roosevelt, par l'entremise de l'ambassade des États-Unis, un télégramme de félicitations dont le sens pro-démocratique clairement exprimé rappelait qu'à deux ans de distance — nous étions en juillet 42 — son attitude restait inchangée.

Si dans le rappel de ce que furent, de l'automne 40 à l'automne 42, mes relations avec certaines hautes personnalités parlementaires, je me borne à évoquer le souvenir de mes rencontres avec Herriot, Louis Marin, le marquis de Chambrun, ce n'est pas que j'oublie ou néglige le précieux appui apporté à l'esprit de résistance par des hommes de la classe de Paul-Boncour, par exemple, que je voyais de loin en loin, mais tout simplement parce que je tiens à me limiter et que j'ai

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conscience de ne pouvoir apporter d'utiles témoignages que sous l'angle de certaines résonnances internationales.

C'est bien le souci de pareilles conséquences susceptibles [61] de servir ou de desservir la France, qui me fit prendre position dans l'af-faire du procès de Riom. Ainsi que chacun sait, un des premiers actes de Pétain et de Laval fut de constituer une Cour suprême de Justice pour juger « les responsables de la guerre », responsables limitative-ment et arbitrairement désignés par eux ou, si l'on préfère, sur leur ordre. Aux termes du décret du 1er août 1940, la Cour avait compé-tence pour juger « toutes personnes ayant trahi les devoirs de leurs charges dans les actes qui ont concouru au passage de l'état de paix à l'état de guerre avant le 4 septembre 1939 ».

Ce charabia signifiait que Vichy obtempérait à l'ordre de Hitler ; pour ses besoins de politique intérieure et extérieure, celui-ci voulait faire dire par de hauts magistrats français que la France, en la per-sonne de son Président du Conseil, M. Daladier, avait devant l'His-toire la responsabilité du déclenchement de la guerre. C'était le procès de la France et non plus celui de M. Daladier, qu'avec la complicité de Pétain et de Laval, on voulait instaurer. Si ce procès devait vraiment s'ouvrir, je pensais que, de mon observatoire de Belgrade, j'avais, de 1937 à 1939, été témoin d'un ensemble d'activités et de faits dont l'évocation, pour la décharge de notre pays, pouvait être de quelque utilité à la recherche de la vérité. J'offris à M. Daladier mon témoi-gnage et en avisai le' Procureur général en même temps que les Af-faires étrangères. Je n'ai pas la fatuité de croire que mon intervention ait pu contribuer en quoi que ce soit à faire échouer ce diabolique et criminel projet ; les hauts magistrats qui composaient la Cour avaient en eux suffisamment de patriotisme et de conscience — ils l'ont prou-vé — pour saisir la portée infâme de la besogne patricide que l'on voulait leur faire faire. Le chef d'accusation ne fut pas retenu. Vichy et... Berlin ne se tinrent pas pour battus.

En lieu et place de la Cour récalcitrante, ils eurent la machiavé-lique idée de créer un Conseil de Justice politique dont ils confièrent la présidence au comte Peretti délia Rocca, ambassadeur, mon ancien chef à Bruxelles. Peretti déclarait à qui voulait l'entendre, qu'en fait de justice, il ne connaissait qu'une chose : [62] « servir ». Le Maréchal lui demandait de condamner, il condamnait ; il lui demandait d'inno-center, il innocentait ! Je dois, en toute justice, reconnaître que, dans

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le cas dont il s'agit, conscient à tout le moins de ses responsabilités sur le terrain international, il recula devant l'application de cette ligne an-cillaire de conduite : il s'évita d'être l'homme qui, Français, aurait dit au monde que c'était la France qui avait voulu et déclaré la guerre. L'énormité du mensonge l'épouvanta. La déclaration de la guerre ne figura pas parmi les motifs ou prétendus motifs sur lesquels il condamna, comme on le lui avait demandé, les six ou huit inculpés de Riom sans même les avoir entendus.

Dès que j'avais eu, par la presse, connaissance, de la vilaine mis-sion qu'il avait acceptée, je lui communiquai ma lettre au Procureur général de la Cour suprême. C'était une occasion pour moi d'attirer son attention sur le côté international du rôle qu'on cherchait à lui faire jouer. Après le prononcé de son « jugement », il m'envoya de Paris une carte interzone où, sur le ton noble d'un Monsieur qui a fait une grande chose, il me déclara que j'avais lieu d'être « satisfait ». Voilà qui n'effacera pas de ma mémoire les horreurs auxquelles il s'est prêté dans d'autres tribunaux d'exception d'État où, en tant qu'ancien diplo-mate, il n'avait que faire.

Du procès de Riom, je n'ai personnellement rien d'autre à dire, si ce n'est que sous la forme d'une commission rogatoire, j'ai été interro-gé par un tribunal de Nice sur ce que je pouvais savoir de l'ultime dé-marche italienne du 1er septembre 1939 : je me suis contenté de ren-voyer le parquet à mon télégramme du 3 septembre (annexe 1).

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre IIIVICHY-ÉTAT

« Les français ne pourront jamais supporter comme ça des maîtres ; ils n'ont pas ça dans le sang, les Fran-çais ».

CHARLES PÉGUY —Jeanne d'Arc.

Le divorce de Vichy et de l'opinion publique. — Propagande outrancière. — Ordre de la Francisque. — Serment au Maréchal. — Passivité momentanée du public. — Son réveil. — Attitude des milieux militaires. — Ambitions de l'amiral Darlan. — Carence des généraux. — Attitudes des généraux de La Laurencie et Doyen. — Sort que l'Allemagne victorieuse eut réservé à la France. — Evolution dans l'état des esprits. — Rôle du général Giraud. — Limogeage du général Wey-gand d'Afrique du Nord.

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« J'aime mieux continuer à combattre avec un général de Gaulle que capituler avec un Maréchal de France. » Cette pensée émise' à Belgrade sous cette forme « slogan », dès la fin de juin 40, par notre ami Rosambert, reflétait, j'ai déjà eu l'occasion de l'indiquer, l'état d'esprit de la quasi totalité des Français de Yougoslavie. En dehors de son côté circonstanciel, elle exprime cette vérité permanente que si le prestige personnel peut, auprès d'un public mal informé, avoir pour un temps la valeur d'un préjugé favorable, il ne saurait couvrir indéfini-ment les abus, fautes, crimes que l'on voudrait commettre sous son égide. Cela aura été l'erreur de Vichy, comme celle des Allemands, de

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croire que l'on pouvait tromper tout le monde tout le temps. Le peuple de France, avec ses antennes de bon sens dix fois séculaires, a vite fait de déceler où l'on veut contre son gré le pousser. Toute l'histoire de la dictature-faillite Pétain se résume en celle de ce divorce entre l'opi-nion publique et [64] celui dont, pour des fins inavouables, on avait voulu en partant d'un glorieux passé faire son idole.

Les auteurs de ce battage auquel Pétain se prêtait si niaisement, ne paraissaient pas se douter que plus on hissait haut leur ersatz de grand homme, plus on en gratterait le vernis et plus sa chute serait verticale. Leurs services de propagande, je devrais dire de propagation de la Foi, eussent été bien inspirés de méditer le livre de Gustave Lebon sur la psychologie des foules. Le tort fait par eux à la cause qu'ils préten-daient servir a été mis en valeur dans un habile article du Révérend Père Dillard. Ce Père Jésuite aura joué à Vichy, dans les avenues du pouvoir, un rôle discret, mais je crois non négligeable : si son nom me revient à l'esprit, c'est que je lui dois la seule satisfaction patriotique ressentie à Vichy au cours des visites que j'y ai faites de 40 à 42.

À un récital de harpe donné par Mme Castéran, femme d'un journa-liste français que j'avais connu à Belgrade, le R.P. Dillard s'était char-gé de la présentation des airs yougoslaves inscrits au programme. Il s'y était pris d'une telle façon que, dans une incidente, il prononça le nom — audace inouïe — d'Alsace-Lorraine et fit acclamer par une salle bondée, au premier rang de laquelle était l'auditeur de la Noncia-ture, la persistance française de nos deux provinces martyres. Et cela en un temps où le président Flandin, redevenu ministre des Affaires étrangères, avait fait exclure le comte de Leusse du Conseil prétendu-ment national, parce que trop représentatif de l'idée française en Al-sace. Et cela, au lendemain de la cérémonie de Gergovie, soi-disant celle de l'unité française, où l'on avait eu, je ne sais si je dois dire l'au-dace, ou la pleutrerie, d'exclure de l'apport de « terres nationales » celles de la province d'Alsace ! Je le rappelle pour souligner combien, nonobstant la volonté de nos pseudo-dirigeants, il restait de cordes patriotiques aisées à faire vibrer au-dedans de ceux-là même qui fai-saient métier — c'était le cas de la plupart des auditeurs — de servir Vichy.

Pétain avait beau préconiser sa politique de collaboration dite de Montoire, avait beau faire étaler sur tous les murs de France [65] que les mercenaires du colonel Labonne détenaient, sous la livrée alle-

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mande, « une part de notre honneur national » — inoubliable message du 6 novembre 1941 — tous les impondérables de l'âme collective française se regimbaient devant de tels blasphèmes, et il suffisait d'un rien, d'une allusion à peine effleurée à l'Alsace-Lorraine, pour les faire jaillir et les imposer à l'attention de tous.

Mais ce divorce si apparent ne faisait guère l'affaire des thurifé-raires du culte Pétain. Leurs recours aux « bondieuseries », aux icônes imposées à chaque devanture de leur Bouddha vivant, aux cantiques type Maréchal, nous voilà, aux actes de contrition, de foi, d'espérance, rédigés à la gloire du « Sauveur de la France », s'intensifia encore. Adoremus in œternum sanctissimum Philippoirum, disait en 1830 la légende d'une caricature célèbre de Grandville.

Je laisse d'autres parler de l'ordre de la Francisque et de son inin-ventable serment : « Je fais don de ma personne au Maréchal Pé-tain... » et en viens tout de suite, en fait de serment, à celui que Vichy exigea de ses fonctionnaires. Un certain nombre de mes collègues pré-férèrent démissionner plutôt que de le donner. Ce n'est pas moi qui leur reprocherais d'avoir saisi une si belle occasion de se désolidariser de la politique antinationale que l'on prétendait leur faire servir. Tou-tefois, j'estimais (et je parlai en ce sens à André Siegfried pour qui, en tant que professeur au Collège de France, la question pouvait se poser) que la meilleure position à prendre était de n'attacher aucune valeur à ce prétendu serment. Un régime entaché dès ses origines d'illégalité, n'avait aucun titre pour se le faire prêter ; et quant à la portée d'un tel engagement, l'histoire est là pour témoigner ce qu'en vaut l'aune. A la chute de l'Empire, un des premiers soins du gouvernement provisoire présidé par Talleyrand, ex-vice-grand Chancelier, fut, dans son adresse à l'armée du 2 avril 1814, de dégager les militaires de leur ser-ment envers un homme « qui n'était même pas Français ».

Refuser avec éclat de prêter le serment exigé pouvait avoir pour conséquence de donner à croire, à ceux dont Vichy l'obtenait, qu'il s'agissait d'un acte grave liant véritablement leur honneur : [66] c'était, sous une forme indirecte, servir les intérêts que l'on entendait com-battre. La plupart des fonctionnaires le comprirent ainsi et ne virent dans la formalité qu'on leur imposait, les uns qu'une simple niaiserie, les autres qu'une infamie de plus à l'actif du gouvernement. Le can-dide amiral Esteva aura été seul à prendre cette comédie si au sérieux, hélas ! qu'il en fit en Tunisie contre les intérêts français, contre les

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vies françaises, la sienne exceptée, l'un des épisodes tragiques de notre histoire.

J'ai dit combien, à mon arrivée en France, j'avais été frappé par l'esprit de résignation, de passivité de la population. Le Gouvernement de Vichy et ses maîtres allemands purent un instant se croire en me-sure d'asseoir leur autorité sur cette masse plastique ; il eût pu dé-pendre d'eux que l'esprit de résignation collective se transformât même en adhésion de cœur à la suite, par exemple, d'une libération rapide et massive des prisonniers de guerre. Mais il eût fallu pour cela que les Allemands ne fussent pas... les Allemands et que les affaires internationales eussent une évolution conforme aux prévisions de Pé-tain et de Laval. Ceux-ci avaient trop vite pris leurs désirs pour des réalités. Contrairement aux affirmations officielles, l'Angleterre ne fut pas à genoux dans les six semaines ; elle continuait la guerre, recevait de l'Amérique une aide de plus en plus substantielle. La vilaine action tournait à la mauvaise affaire.

Le sentiment national, remis de l'engourdissement où l'avait plongé la débâcle, en prit peu à peu conscience. Dès la mi-octobre 1940, une opposition commença à poindre. On n'eût pas été en France, si elle n'avait pas percé sous la forme de mots d'esprit. Comme ces mots, dont on sentait bien qu'ils avaient germé dans la pensée de tous, furent bons à entendre et à répandre ! À l'égard des Italiens, c'était l'écriteau en grec posé à l'entrée de Menton : « Hellènes, arrêtez-vous ! Ici com-mence la France ». De Pétain, dont circulait l'anagramme « inapte », on avait fait le « connétable du Déclin », tandis que sur Laval se répé-tait la charade : « Mon premier ment, mon second ment, mon troi-sième et mon quatrième mentent, et mon tout ment plus encore que les quatre [67] autres » : PI ment, ERRE ment, LAV ment, AL ment. De Pétain, on disait encore que les Allemands avaient trouvé en lui leur « Yes-man », leur « Oui-Philippe », corrigeait-on aussitôt. Et combien d'autres du même genre ! II faudrait tout un ana pour les grouper. Ils rayonnaient sur la face meurtrie et souillée de la France comme ces bons sourires de malades trop hâtivement condamnés et qui re-viennent à la vie.

Comment ce réveil de l'esprit public, à l'aspect d'abord gouailleur, se transforma-t-il, sous l'influence d'exactions sans nombre en une véritable insurrection ? II n'est pas dans le cadre de cet écrit d'en ana-

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lyser les causes ni d'en marquer les étapes : elles constituent le dou-loureux martyrologe de la France.

Il m'est pénible d'avoir à noter que les milieux militaires furent, dans leur ensemble, et surtout dans les hauts grades, moins per-méables que d'autres à cette évolution populaire. Aveuglés par le mythe Pétain, ils ne voulurent d'abord y voir qu'une offense à l'hon-neur de l'armée, une nouvelle manœuvre des Juifs, des francs-maçons, des communistes que le Maréchal leur avait désignés comme les res-ponsables de la défaite. II était à leurs yeux impie de penser que d'autres pourraient vaincre par leur nombre, leur ténacité, leur supério-rité industrielle, l'armature militaire allemande à laquelle notre armée avait été hors d'état de résister. II n'est de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Insensibles à l'appel du général de Gaulle, ils se bouchaient tout aussi bien les oreilles aux raisonnements et aux réali-tés diplomatiques.

Quelque nouvelle qu'on leur annonçât, quelqu'argument qu'on leur développât, ils se refusaient à croire à la possibilité d'une revanche alliée sur l'Allemagne. Certains d'entre eux parlaient comme s'ils l'eussent redoutée. Tel général, mutilé du bras, disait à Nice devant moi, à une Américaine, qu'il espérait bien que les États-Unis n'entre-raient jamais dans la guerre ; tel autre, ancien commandant de corps d'armée, rabrouait ma femme qui lui disait sa foi dans la victoire des Alliés. « Alors, c'est le triomphe des éléments de désordre que vous souhaitez ! » lui répliqua-t-il.

[68]Au nom de la même cause dite de l'Ordre, il fut un maréchal qui,

en 1870, refusa également de se battre sous Metz. Ce parallélisme de pensée fut l'objet d'un de mes tracts intitulé : « Bordeaux-Montoire ou la réhabilitation de Bazaine ». Les bottes bien cirées des Fridolins, leurs talons bruyants se joignant militairement faisaient pour le parti de l'Ordre argument auprès du public bourgeois, et même finissaient par convaincre la quasi totalité de nos militaires de la nécessité de ca-poraliser à la prussienne la France...

En dehors et au-dessus de ces réflexes de pensée, il est, hélas ! plus à dire. Je n'en veux pour preuve que la conversation que j'ai eue avec mon vieil ami le général Lasson, le 25 ou 26 août 40. Elle a marqué en moi d'autant plus que le général Lasson, ancien secrétaire général à la

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Présidence de la République, a été l'une des premières personnes sur lesquelles je sois tombé à mon arrivée à Vichy et que, par les hautes fonctions semi-civiles et semi-diplomatiques qu'il avait occupées, il était de ces militaires qui avaient eu sur la politique générale d'autres observatoires que celui de leur commandement, de leurs garnisons, de leur avancement. Il venait de passer six semaines en réfugié dans le Périgord, chez la sœur de l'amiral Darlan, et avait dîné la veille à la table du maréchal Pétain. « Nous allons, me dit-il, à la guerre avec l'Angleterre. L'amiral Darlan la veut ; par toute une campagne de presse, de radio et de tracts, on va travailler l'opinion en ce sens. Je vous en avise, il vaut mieux, étant donné la position que vous avez prise, que vous en soyez prévenu. » Je tombai des nues !

Il va de soi que le général Lasson ne faisait que me répéter ce qu'il avait entendu et qu'il n'entrait dans cet avertissement tout affectueux aucune parcelle d'opinion personnelle à lui, Lasson. L'indication m'a été précieuse et m'a permis de comprendre bien des choses et bien des gens : c'était l'époque où Darlan se voyait déjà, par la grâce d'Hitler, promu « Amiral des flottes » — entendez des flottes allemande, ita-lienne et française réunies. Les marins à l'ascendance anglophobe se préparaient à venger Trafalgar, et quelques généraux, emboîtant le pas, rêvaient de prendre la revanche de Waterloo. De cet incroyable projet, il ne restait, [69] bien entendu, plus rien quelques mois plus tard, mais il y avait eu dans cette intention la révélation d'un état d'es-prit dont j'ai retrouvé ultérieurement des traces dans certains propos de généraux.

Une raison qu'avaient certains militaires de ne point se laisser por-ter, comme d'autres, par le courant de l'opinion qui se dessinait contre Vichy était qu'ils considéraient en toute objectivité de « techniciens » la partie comme définitivement gagnée par les Allemands. Tel était, en particulier, le cas du général Duval, le chroniqueur militaire du Journal, avec qui j'avais de vieilles relations personnelles de famille. Sévère sur la personnalité de Pétain, il avait conservé un esprit trop averti et trop critique pour se laisser éblouir par le mirage du Maré-chal, mais il était persuadé que les Anglais étaient « fichus » et il le démontrait « mathématiquement ». Je l'entends, à Nice, comparer l'Angleterre, sur laquelle s'abattait toute la puissance aérienne alle-mande, à une citadelle assiégée et concluant son exposé par l'eupho-risme péremptoire : « Une citadelle assiégée est une citadelle prise ».

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À l'annonce de l'attaque allemande contre la Russie, je le réentends, toujours à Nice, me déclarant qu'en quelques semaines l'armée sovié-tique serait « balayée ». Il n'y apportait d'ailleurs aucun esprit partisan et manifestait même des sympathies certaines pour la cause antialle-mande. Cela n'aura pas été la première fois que des impondérables de l'Esprit l'auront emporté sur les certitudes de la Technicité.

Toutes ces considérations composent peut-être une explication à l'attitude adoptée par la quasi unanimité des généraux se trouvant au moment de l'armistice en France. Il est extravagant que pas un seul d'entre eux, quelles qu'aient pu être, face à face avec lui-même, ses réactions intimes de pensée, n'ait eu en lui la force d'âme de s'insurger contre la signature de l'armistice, la reddition intacte des armes, l'abandon de nos alliances, la politique de Montoire. Pas un seul d'entre eux, avant novembre 42, n'alla se joindre à ceux qui, ayant ré-pondu à l'appel de de Gaulle, poursuivaient la guerre, pas un seul ne se démit de ses fonctions, de ses étoiles, de ses décorations ou refusa d'en recevoir ; pas un seul ne fit un [70] geste noble pouvant attirer l'attention du pays sur le crime que l'on commettait contre la patrie.

Il va de soi qu'en écrivant ceci, je ne mets nullement en cause le courage, non plus que l'esprit de sacrifice, dont la quasi totalité des mêmes généraux ont, sous les armes et dans la conduite de leurs opé-rations, fait incontestablement preuve jusqu'au jour où leur réflexe de discipline les incita, tout comme certains autres de leurs devanciers à Metz, à suivre le triste exemple d'un maréchal défaillant. Leurs ex-ploits feront, je n'en doute pas et je le souhaite, l'objet d'écrits établis-sant qu'il peut y avoir, même dans les revers, de la grandeur et de beaux exemples à léguer aux générations à venir. De ces traits, je n'en connais pas pour l'instant de plus beau que celui dont nous sommes redevables au général Maurice de Courson, que j'avais rencontré au-trefois à Constantinople. Commandant je ne sais quelle zone d'étapes, il se trouva cerné, le 15 juin 1940, à Arc-les-Gray. Sommé de se rendre, il refusa de déposer les armes, fit feu et tomba, criblé de balles, avec ces fières paroles, à la Bayard : « Un Courson ne se rend pas... »

Pour en revenir à la carence de caractère rappelée ci-dessus et au sujet de laquelle on ne saurait mettre en cause les méfaits de francs-maçons, Juifs, communistes, il serait aisé de citer des exemples concrets, mais c'est là un sujet sur lequel je ne crois pas devoir

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m'étendre. Je préfère me tourner vers ceux des généraux qui, trompés durant un temps comme les autres par le mythe Pétain et ayant été à même de s'apercevoir où ce mythe conduisait la Patrie, prirent, dès le début de 41, une attitude anti-Montoire et anti-vichyssoise qui eût pu servir d'avertissement ou peut-être, mieux encore, de leçon aux autres. Ils ne furent pas, au reste, nombreux. Il en est deux, les généraux de corps d'armée de La Laurencie et Doyen, dont, en raison du rôle qu'ils ont joué l'un à Paris, l'autre à Wiesbaden, je voudrais brièvement par-ler. Leurs expériences me paraissent avoir sur les faits, agissements, aspirations et compromissions de Vichy, la valeur de témoignages que l'on ne saurait récuser.

[71]Tous deux avaient placé pour le relèvement de la France leur

confiance, une confiance « aveugle » dans le Maréchal ; ni l'un ni l'autre n'avaient eu jusqu'alors de rapports personnels directs avec lui. II leur a suffi d'être mêlés à quelques tractations de faible durée avec les Allemands pour se rendre compte par eux-mêmes du caractère bi-seauté des cartes qu'au nom et avec la complicité de Pétain on avait, contre l'intérêt et l'honneur du pays, placées entre leurs mains. C'était le jeu de l'Allemagne qu'on attendait d'eux qu'ils jouassent. Ils s'y re-fusèrent. Les fonctions qui leur avaient été imprudemment confiées leur furent naturellement retirées dès que se manifesta par des actes leur opposition. Ils payèrent de leur captivité à Evaux la droiture de leur attitude.

Après avoir fait partie du Conseil de Guerre qui, sous la présidence du général Frère, condamna le général de Gaulle à mort, le général de La Laurencie avait continué de « se donner » au Maréchal, à tel point qu'il avait accepté d'être à Paris son représentant officiel auprès des autorités d'occupation. Il resta dans ces fonctions du mois d'août à la fin de décembre 40. Ces quatre mois suffirent pour l'éclairer sur le genre de travail que l'on attendait de lui, sur le manque de pudeur et de tenue, les maquignonnages et véritables trahisons de la bande La-val-Brinon-Déat et de combien d'autres dont les noms viendront à la pensée de tous. Il fit rapidement figure d'empêcheur de tourner en rond. On le taxa d'anglophilie notoire, parce qu'ayant eu tout son corps d'armée embarqué à Dunkerque, il était de ceux qui, contre de falla-cieuses affirmations, n'hésitait pas à rendre hommage à la parfaite cor-

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rection et au courage des autorités britanniques avec lesquelles il avait été en rapport.

Loin de se prêter à l'éclat que, pour des fins de propagande bona-partiste et pro-allemande, on voulut donner à la ridicule cérémonie du retour des cendres de l'Aiglon, le général de La Laurencie dissuada le maréchal Pétain d'y assister et dénonça le complot dont cette cérémo-nie, paraît-il, faillit être l'occasion. Ce fut lui qui, en accord d'ailleurs momentané avec Vichy, fit procéder le 14 décembre 40 à l'arrestation de Déat. Ce coup de force, suivant de [72] quelques heures celui dont, à Vichy même, Laval avait été l'objet, fut pour lui le coup de grâce. Les Allemands, ou plus exactement les complices parisiens des Alle-mands, obtinrent son rappel et se vantèrent d'avoir eu sa tête. Brinon lui succéda. Le général de La Laurencie ne s'en tint pas là. Il avait « compris ». Retiré dans sa propriété aux environs de Vichy, il y fit ouvertement figure d'opposant renseigné, fréquenta l'ambassade d'Amérique, et j'eus plusieurs occasions d'entendre parler de ses acti-vités. Il faisait attelage avec l'ondoyant sénateur Lémery et, par inter-mittence, avec le bouillant député Fernand-Laurent.

Quant au général Doyen, mutilé de la guerre 14-18, il fut appelé en septembre 40 à remplacer à la Commission d'armistice de Wiesbaden le général Huntziger, promu ministre de la Guerre. Dans cette situa-tion, durant neuf mois, jusqu'en juillet 41, il s'appliqua à défendre avec acharnement tout ce que son prédécesseur n'avait pas, en signant l'armistice, cédé à l'Allemagne. Ayant avec lui une bonne équipe des Affaires étrangères, à la tête de laquelle se trouvait de Saint-Hardouin, et un groupe d'experts financiers que dirigeait Couve de Murville, le général Doyen protesta contre l'intégration dans le Reich de l'Alsace-Lorraine, s'éleva contre les déportations de populations civiles, prévint nos dirigeants des conséquences qu'allait entraîner la mise de nos usines à la disposition des Allemands et, du point de vue militaire, s'attacha à nous conserver un semblant d'armement.

Tout ce zèle ne tarda pas à paraître intempestif et suspect : loin d'être soutenu, le général Doyen fut désavoué et eut la tristesse de constater que tout ce qu'il contestait ou refusait aux Allemands leur était aussitôt accordé par Vichy.

Le pays lui doit d'avoir, dans son rapport du 3 février 41, indiqué quelles étaient à l'époque les idées communément en cours en Alle-

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magne au sujet des frontières à imposer à la France. D'après les conclusions de ce rapport, les Allemands, en plus de l'Alsace-Lorraine et pour ne parler que du territoire métropolitain, entendaient sous une forme ou sous une autre s'annexer : l'Artois, les [73] Ardennes, la Lor-raine, la Bourgogne et la Franche-Comté. Le général Doyen faisait ressortir que, par des violations au traité d'armistice, un commence-ment d'exécution avait été déjà donné à ce projet de dépècement de notre pays auquel, bien entendu, seraient venues se joindre les convoi-tises italiennes sur la Corse, le Comté de Nice, la Savoie... Comme il serait souhaitable que ce rapport fût connu de tous les Français, inséré dans nos manuels d'Histoire avec, pour couronnement, le rappel qu'il y eut quelques mois plus tard un Président du Conseil qui, connaissant ce rapport, osa dire à la face du monde : « Je souhaite la victoire de l'Allemagne... » Dans le domaine de l'opprobre, les gens de Vichy au-ront dépassé tout ce que l'histoire de notre pays a pu enregistrer de plus avilissant dans la plus vile de ses époques.

À part le cas des généraux de La Laurencie et Doyen et celui du général d'aviation Cochet, qui fut parmi les premiers organisateurs de la Résistance, je ne vois à citer aucun autre général se trouvant en France au moment de l'armistice qui, de 1940 à 1942, a pu donner à croire qu'il n'était pas, comme l'on disait alors, « derrière le Maré-chal ». J'ai bien entendu dire que le général Georges avait eu quelques velléités d'action à retardement, qu'il en avait fait aviser Londres, mais en spécifiant que c'était à lui et non à un simple général de brigade que devait être confiée la direction du mouvement. Le général Giraud, évadé d'Allemagne, n'eut rien de plus pressé, malgré l'odieux chantage dont, de la part de Laval, il fut l'objet, que d'aller faire une visite au maréchal Pétain ; il l'assura de son « fidèle attachement » par une lettre que l'on aurait préféré qu'il n'eût pas écrite. En août 42, alors qu'il était déjà en tractation avec les Américains, il déclarait couram-ment que la France avait trois espèces d'ennemis : « Les Allemands, les communistes et les gaullistes... ».

Au début de l'été 42, l'attitude des « généraux » se modifia. Je me souviens de la satisfaction que me causa le premier indice que j'en eus à la faveur d'une conversation fortuite avec le général Girodias, ancien commandant de la division de Nice. La tournure des événements qui, dès ce moment, laissait prévoir une rupture de [74] l'équilibre des

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forces en faveur des Alliés, peut avoir été à la base de ce changement d'attitude, mais ce n'en fut pas la seule raison.

Par suite des exactions allemandes, pillages, fusillades d'otages ; par suite des difficultés de ravitaillement, des mesures outrancières de police, du régime des dénonciations, de l'abominable collusion qui se fit entre les dirigeants de la Légion et les autorités gouvernementales dans le seul but de servir en France les affaires mal en point de l'Alle-magne ; par suite de tous les mensonges de la radio et de la presse de Vichy, de toutes les contradictions de la politique du Maréchal et dont le rappel au pouvoir de Laval fut l'une des plus décevantes ; par suite de la faillite de la fameuse Relève, le pays entier s'était dissocié d'un régime gouvernemental qui n'avait de national qu'une façade bal-néaire. Dès juillet 1942, ce fut vraiment une atmosphère d'insurrection en puissance que l'on respira en France. Il va de soi que le culte des généraux pour celui qui restait à leurs yeux le « vainqueur de Ver-dun » en fut fortement ébranlé, d'autant que certains faits les touchant de plus près éveillèrent plus directement encore leurs appréhensions.

De ce nombre furent le limogeage de Weygand, le renvoi, comme un valet auquel on ne donne même pas ses huit jours, du général Laure, une conversation imprudente tenue à Toulouse devant un groupe d'officiers et au cours de laquelle Pétain, dévoilant ses pensées et ses tractations, se vantait d'avoir sollicité des Allemands la défense par l'armée française d'un secteur de front de mer.

La plupart des généraux, ne voulant pas se déjuger, se mirent à considérer que Pétain avait brusquement cessé d'être libre, qu'il n'y avait plus lieu de suivre la politique qu'il préconisait. C'était à leurs yeux le servir encore que de désobéir à ses ordres...

Ce fut dans cette ambiance de paradoxe, de retournement de veste, de mensonge à soi-même que les Américains, à partir de juillet 42, s'abouchèrent, comme j'aurai bientôt l'occasion de le dire, avec le gé-néral Giraud. Ces tractations, même si elles ont servi momentanément les intérêts militaires alliés, furent pour la [75] France meurtrie une cause supplémentaire de confusion, de division et aussi — pourquoi ne pas le dire ? — de discrédit moral.

Cette erreur psychologique américaine, préméditée de longue date, avait manifestement une pointe, bien inutilement d'ailleurs, dirigée contre la mystique gaulliste. Elle fut aggravée du fait que le général

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Giraud fut insuffisamment renseigné sur le plan anglo-américain. Il crut que l'opération sur l'Afrique du Nord serait accompagnée d'un débarquement concomitant en France même. Sur cette base, il prépa-ra, en particulier avec les généraux Frère, de Lattre et Doyen, un sou-lèvement du pays et plus spécialement de l'armée d'armistice, projet qui se révéla prématuré et fournit aux Allemands l'occasion d'étendre leur emprise sur la France, de s'emparer des dépôts clandestins d'armes, de dissoudre l'armée d'armistice, de procéder à des arresta-tions en masse, toutes conséquences qui affaiblirent les possibilités militaires de la France.

Mon tour d'horizon côté militaire ne serait pas complet si je ne par-lais du rôle du général Weygand et des rapports que j'ai eus avec lui. Ainsi que je l'ai déjà rappelé, le général Weygand a poussé, en lieu et place d'une capitulation militaire, à un armistice politique. Certains racontent que, pour amener plus rapidement le Gouvernement à ses vues, il aurait, au cours d'un Conseil des Ministres, dramatisé la situa-tion intérieure française et fait état d'insurrections populaires inexis-tantes. Le certain est qu'il ne se cache pas d'avoir préconisé la signa-ture de l'armistice. Dans la longue conversation que j'ai eue avec lui, en octobre 42, et dont je parlerai dans un instant, il en revendiqua la pleine responsabilité. Entre Pétain et lui, il s'est établi sur ce point douloureux et voyant une solidarité de vues et de responsabilités qui est, je crois, à la base de la conjugaison politique à laquelle, de 40 à 42, on a assisté entre deux chefs peu faits à première vue pour s'en-tendre.

L'armistice une fois signé, le général Weygand prit de suite la posi-tion de s'en tenir littéralement aux engagements souscrits et de ne rien accorder de plus aux Allemands. Sur ce terrain, [76] qui était aussi celui du jurisconsulte des Affaires étrangères, M. Basdevant, il fut presqu'immédiatement en opposition ouverte avec le président Laval. Il dut quitter le ministère dès septembre ou octobre 40. On lui donna un commandement en Afrique du Nord dans le désir de l'éloigner de France, mais sans se rendre compte des possibilités d'action qui al-laient lui être ainsi offertes. À Alger, il entre tout naturellement en rapport avec Murphy, conseiller de l'ambassade d'Amérique, à qui Washington avait confié un rôle d'observateur politique et écono-mique.

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L'Afrique du Nord étant devenue pour ses importations tributaire de l'Amérique, le rôle de Murphy devint très important et c'est sans nul doute dans ses activités qu'il convient de voir l'origine de l'orienta-tion politique américaine au regard des affaires de France, étant enten-du qu'on ne saurait sous-estimer la lourde part qui en revient égale-ment aux manigances de Chautemps et de Léger. On est ainsi amené à penser que le général Weygand a sa part de responsabilité dans la po-sition si nettement antigaulliste adoptée dès le début de 41 par le Gou-vernement américain. Le général Weygand, très anti-allemand de goût et de formation, n'en était pas moins, en effet, très hostile au général de Gaulle. Je crois qu'il lui reprochait surtout d'avoir eu raison contre lui et ceci remontait plus haut que l'armistice.

Ainsi que chacun sait, le général de Gaulle, bien avant 39, avait cherché à faire triompher ses idées prophétiques de motorisation et de divisions blindées, mais n'avait trouvé nulle part audience auprès de nos grands chefs. Ce fut surtout vrai du temps que le général Wey-gand était à la tête de l'armée. Je tiens du général Girodias, alors sous-chef d'État-Major, que de Gaulle, malgré d'incessantes démarches, n'arrivait pas à être reçu par le général Weygand. C'était lui, Girodias, qui devait, en lieu et place de son chef, accueillir de Gaulle, insuffi-samment gradé, dont les vues eurent en Allemagne les réalisations que l'on sait. Avec l'armistice qualifié par de Gaulle de trahison, mais que Weygand revendiquait presque comme un mérite — voir à ce sujet l'inconcevable numéro spécial de la Revue des Deux-Mondes consacré [77] par son ami Chaumeix à la « gloire » dudit armistice — les choses, malgré la présence aux côtés du général de Gaulle du petit-fils de Foch, ne s'arrangèrent pas, comme bien on pense.

Le général Weygand, tout en défendant — c'est à sa louange — l'Afrique française contre tout surcroît d'emprise allemande, desservit autant qu'il put la cause gaulliste auprès des Américains. Ceux-ci, ayant des satisfactions avec leur politique en Afrique du Nord, furent tout naturellement enclins à faire confiance à Weygand et durant un temps à voir en lui « leur » général. Je ne doute pas que, malgré son tempérament velléitaire, il ne le fût tout à fait devenu et resté si, au lieu de se laisser une fois de plus, à la demande des Allemands, débar-quer, il avait tenu tête et s'était fait ouvertement en Afrique le cham-pion de la Résistance.

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M. Monick, inspecteur des Finances, qui avait été dans ses tracta-tions avec les Américains son principal et infiniment précieux colla-borateur, croit qu'à l'heure où les grandes actions sonnent, Weygand se trouve paralysé par un afflux d'hésitations et de scrupules et aussi par la crainte qu'on lui oppose son origine étrangère.

Toujours est-il que, de divers côtés, on m'avait demandé à son re-tour en France d'aller le voir. J'ai beaucoup hésité à le faire, n'ayant pas toujours pensé ni dit du bien de lui. Finalement, le comte de Leusse et son fils aplanirent la difficulté et ce fut fort aimablement que le général Weygand me réserva un long entretien dans une villa de Cannes, mise par le gouvernement à sa disposition. Cette conversa-tion se situe aux alentours du 15 octobre 42. Je le trouvai prêt à agir le jour J, mais n'étant pas sûr que ce jour fût arrivé ou sur le point de l'être. Je lui rétorquai qu'il y avait dès maintenant, vis-à-vis du pays, une position à prendre, que, pour pouvoir galvaniser l'opinion, il lui fallait rompre avec Vichy et ne pas se laisser entourer, sous le couvert d'égards, de tout un réseau de policiers susceptibles de l'empêcher d'agir lorsque l'occasion se présenterait.

Il m'exposa, en réponse, son désir de ne manquer ni à la correction ni à la discipline vis-à-vis du maréchal Pétain, qui ne lui [78] en vou-lait pas (sic) d'avoir été le collaborateur le plus intime de Foch et qui, par ailleurs, lui assurait, sous forme d'avantages matériels, une retraite décente... J'en tirai la conclusion que le général Weygand ne ferait rien qu'en accord avec Pétain, voire même le Gouvernement. Je ne fus donc pas autrement surpris lorsque, trois semaines plus tard, il se trou-va pris dans la propre voiture du Maréchal au piège que l'on sait.

À une question qu'il me posa, je crus comprendre qu'il n'était plus en contact avec les Américains : j'en aurais sans doute marqué une certaine surprise si, de lui-même, il ne m'avait dit ou plutôt confirmé — car je le savais déjà — qu'ayant depuis son limogeage reçu une lettre personnelle du Président Roosevelt, il avait jugé « correct » de la montrer au maréchal Pétain et que, celui-ci lui ayant dit qu'il serait « incorrect » de sa part d'entretenir une correspondance avec un Chef d'État étranger, il s'était abstenu d'y répondre. Rien d'étonnant dans ces conditions que les Américains aient abandonné la carte Weygand pour jouer, puisqu'ils ne voulaient pas de celle de de Gaulle, la carte Giraud.

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Au cours de l'entretien, le général Weygand me tint des propos peu amènes sur « M. de Gaulle » et fut à l'égard du personnel politique français d'une violence inouïe. Si, perdant de vue ses propres respon-sabilités, il avait une tendance naturelle à donner dans la défaite la première place aux fautes — incontestables d'ailleurs — des autres, je ne pouvais, pour ma part, oublier que, dans une atmosphère de vic-toire, il n'avait pas été plus juste à l'égard de Clemenceau. En écrivant cela, j'évoque le souvenir de ma première rencontre avec lui en 1920, à un déjeuner chez Lapérouse avec Philippe Berthelot et le peintre Charles Duvent, durant lequel il se lança dans une charge à fond contre le Tigre, le qualifiant de « vieille barbe de 48 »... Il paraissait, dans son sectarisme, ne pas se souvenir de Doullens ni du Chemin des Dames.

Nonobstant toutes ces réserves, je quittai le général sous l'impres-sion plutôt réconfortante qu'il saisirait la première occasion « cor-recte » de reprendre les armes. Cela m'incita à lui offrir éventuelle-ment mon concours. Je terminai l'entretien en faisant [79] allusion à ce qu'aurait pu être son rôle si le destin lui avait évité d'être appelé en mai 40 à prendre la succession du général Gamelin. « Je ne doute pas que, resté en Syrie, vous y eussiez constitué, lui dis-je, un centre de résistance française et votre position, ainsi que celle d'une bonne par-tie de l'armée, face à l'armistice, eut été toute autre. » Il ne protesta pas.

Ses derniers mots furent — forçant peut-être un peu sa pensée — « Delenda est Germania ».

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Chapitre IVCORPS DIPLOMATIQUE

Le Hall des Ambassadeurs. — M. René Gillouin. — Inexistence du ministère des Affaires étrangères de l'Hôtel du Parc. — Ambassade de Belgique. — Capitu-lation du 28 mai. — Rupture des relations diplomatiques de Vichy avec la Bel-gique. — Mort de Le Tellier. — Ambassade du Japon. — Voyage de Kato à Ber-lin. — Entrée du Japon dans la guerre. — Mort de Kato. — Ambassade d'Amé-rique. — Mes rapports avec Matthews, l'amiral Leahy, Tuck. — Manigances pé-tainistes à Washington. — Navettes entre Londres et Vichy de Dupuy, secrétaire de la Légation du Canada. — Mes contacts avec Campbell, ambassadeur d'Angle-terre à Lisbonne. — Position antigaulliste des Américains. — Leur entente avec le général Giraud. — Difficultés de liaison avec Londres. — Légation de Yougosla-vie. — Agression allemande contre la Yougoslavie. — Départ de Pouritch. — Légation de Hongrie. — Le comte Kuhn et le baron Bessenyey.

Retour à la table des matières

En politique comme en économique, la mauvaise monnaie chasse la bonne. On le vit bien à Vichy : la classe des gens que l'on y côtoyait ne cessa de baisser d'août 40 à novembre 42, pour ne parler que de la période sur laquelle portent mes observations. Même lorsque je des-cendais au petit hôtel Darcet, proche de la gare, où le manque de place ailleurs me fit un jour échouer et dont l'aimable propriétaire, Mme

François, savait, par sa constante obligeance, fixer la clientèle, je m'ar-rangeais pour prendre mes repas et passer une bonne partie de mes journées à l'hôtel des Ambassadeurs. On était sûr de retrouver dans son hall tout ce que la capitale à Pétain comptait d'intéressant et d'y

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rencontrer les personnalités et amis de passage. Rien n'était plus com-mode. En quarante-huit heures, on avait fait, sans presque quitter son fauteuil, [82] le tour du Tout-Vichy, appris tout ce qui s'y passait ou s'y disait et par le simple vu de ceux qui gravitaient autour de soi, pris la température interne et externe du Gouvernement dit de l'État fran-çais.

Parmi les plus entourés après les repas figurait René Gillouin, qui passait alors pour tenir la plume et inspirer la pensée du Maréchal. Il était en tout cas pour lui un propagandiste admirable et parfaitement sincère et désintéressé ; sa haute culture, la largeur de ses idées, sa courtoisie, celle de sa femme — Russe si je ne me trompe — assu-raient à René Gillouin, spécialement auprès du corps diplomatique, une vaste audience, et auront beaucoup fait pour doter à ses débuts le régime Pétain de ce vernis de crédit international qui lui tint lieu du-rant quelques mois de substance. J'avais eu un premier contact de pen-sée, sinon de personne, avec René Gillouin en Belgique, aux alentours de 1930, alors qu'avec sa tendance d'esprit compréhensive, mais un peu trop pour mon goût au-dessus de la mêlée, il se faisait l'avocat de la cause culturelle flamande : je n'en avais pas gardé mauvais souve-nir. Je le retrouvai avec la même élégante et paradoxale aisance fai-sant l'apologie du Maréchal et tendant à prêter aux Allemands, sous la coupe desquels Pétain s'était placé, des intentions qui, les faits l'ont montré, n'étaient pas les leurs. Les ambassadeurs et ministres étran-gers l'entouraient, se laissaient séduire, peut-être même convaincre. Gillouin était trop loyal et trop droit pour faire équipe avec Laval et Brinon. Son étoile ne brilla pas longtemps au firmament vichycatois. Dès le milieu de 41, son influence baissa, au début de 42 on ne le vit plus. D'un Gillouin, on tomba, pour la propagande du Maréchal, à un Marion. Ces noms suffisent à jalonner la pente savonnée sur laquelle sombra et devait nécessairement sombrer le prestige de Pétain.

À côté du cercle extensible de Gillouin, il y avait dans le hall des Ambassadeurs le guéridon solitaire sur lequel, une boule d'argile entre les mains, le vieux chanoine Muller, sénateur du Haut-Rhin, édifiait, véritable tapisserie de Pénélope, une maquette de basilique, refaisant et défaisant les toujours mêmes clochetons. [83] Ayant fait figure d'autonomiste, sa présence muette et ralliée était là comme pour affir-mer contre les faits le maintien par Vichy de l'intangibilité de notre

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souveraineté sur l'Alsace. Autre trompe-l'œil à l'usage du corps diplo-matique.

Quelques collègues restés aux Affaires étrangères jouaient les utili-tés auprès des ambassadeurs, ministres et chargés d'affaires dotés de frais de représentation quasi inemployables. Le tout formait un scéna-rio d'opérette dont, en toute circonstance et s'il ne s'était agi de notre pays, on eût pu rire.

Dans tout cet édifice de carton-pâte, je ne parlerai pas du rôle très insignifiant joué par notre Ministère. J'ai dit dans une note relative à une réorganisation éventuelle de notre administration, tout le bien que je pensais de l'ensemble de nos collègues ; on en trouvera le texte en annexe. Les quelques épaves restées à la remorque de Vichy, ne mé-ritent guère que l'on s'en occupe autrement que sous la forme de sanc-tions administratives à prendre contre certaines d'entre elles. Le gou-vernement de Vichy, sous le régime de l'Armistice, ne disposait plus de la plénitude de sa souveraineté extérieure : c'est dire que les pseu-do-dirigeants des Affaires étrangères, s'ils touchaient toujours leurs traitements, se les augmentaient et se donnaient sans vergogne de l'avancement, n'avaient plus la moindre autorité ni possibilité de tra-vail. On l'a bien vu le jour où ils n'eurent même plus la faculté de cor-respondre par chiffre avec les postes de l'extérieur.

Je regrette que mon ami Rochat, pour lequel je n'avais que de la sympathie, ait accepté de couvrir de sa présence à la tête de l'adminis-tration une aussi lamentable inutilité. Pour ma part, ayant recouvré ma pleine liberté, je m'employai de mon mieux à dessiller les yeux des Missions étrangères établies à Vichy, et à leur faire comprendre que la vraie France devait être cherchée ailleurs qu'au Pavillon Sévigné ou à l'Hôtel du Parc. La chance voulait que je comptasse à la tête ou au sein de ces Missions un certain nombre de collègues me connaissant de longue date et tous portés, j'en suis sûr, à me faire confiance. J'ai utilisé à plein cet [84] avantage durant les deux années que j'ai eu la possibilité de le faire.

Une des manifestations tangibles du peu de souveraineté qui nous était laissé fut l'obligation dans laquelle se trouva le gouvernement de Vichy de rompre ses relations diplomatiques avec les gouvernements belge, hollandais et norvégien. L'ambassadeur de Belgique, Le Tellier, avec qui je m'étais lié à Bruxelles alors qu'il était directeur politique,

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me conta les conditions fort peu honorables pour nous dans lesquelles l'humiliante décision lui avait été notifiée. Nous étions au début de septembre 40 ; cinq ou six jours auparavant, M. Baudoin l'avait convoqué et lui avait déclaré que, sur les instances de la puissance occupante, le Gouvernement français avait décidé de rompre toutes relations avec la Belgique. L'ambassadeur, naturellement, exigea qu'un acte unilatéral de cette nature fît l'objet d'une communication écrite. Le ministre en parut fort surpris et presque irrité ; finalement, il fit porter à Le Tellier un torchon de trois lignes que j'eus entre les mains et dans lequel ne figuraient l'expression d'aucun regret, l'évoca-tion d'aucun souvenir commun, la trace d'aucun égard personnel. Le secrétaire général Charles-Roux rattrapa comme il put l'incorrection et adressa à Le Tellier une lettre privée pleine de cœur à l'égard de la Belgique et de son représentant. Il y faisait allusion à la place inchan-gée que la Belgique conservait dans la pensée de chaque Français.

Ayant perdu son caractère diplomatique officiel, Le Tellier eut quelques difficultés à obtenir de rester provisoirement à Vichy à titre privé. Je l'y vis souvent. À chacun ou presque de mes voyages nous déjeunions ou dînions ensemble. J'eus ainsi de nombreuses occasions de m'entretenir avec lui des conditions dans lesquelles la capitulation militaire belge du 28 mai était intervenue, du rôle du roi et de l'accusa-tion hâtivement lancée de « félonie » dont ce dernier avait été l'objet de la part des pouvoirs publics aussi bien français que belges. Son conseiller Radiguès et lui me remirent certains documents à ce sujet. Bon nombre d'entre eux ont déjà été publiés, en particulier par Rudi-ger. Les récits et impressions de Le Tellier eurent leur recoupement dans ce que voulurent bien [85] me dire sur le même sujet M. Paul Hymans et M. Paul-Emile Janson.

Pour Le Tellier, la situation inextricable qui força l'armée belge à capituler fut due pour une large part à la mort accidentelle du général Billotte, seul au courant des intentions du général Weygand et seul en mesure de les traduire immédiatement en ordres pour l'ensemble des armées alliées encerclées dans les Flandres. Sa disparition entraîna aux heures les plus critiques une carence totale du commandement français. Son successeur, le général Blanchard, laissa l'armée belge sans directive, sans même une possibilité de contact avec lui. De toute la journée décisive du 27 mai, on ne put le trouver. Ce ne fut qu'à la fin de cette journée, vers huit heures du soir, que le général Delvoie,

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chargé de la liaison belge avec le Commandement français, put quitter le Q.G. du roi pour tenter de le rejoindre. À 17 heures, trois heures auparavant, un officier avait été envoyé de ce même Q.G. dans les lignes allemandes pour demander une suspension d'armes. Le général Delvoie déclare n'en avoir rien su ; bien plus, dans un rapport écrit, il ajoute qu'au moment de son départ, ayant pris congé du roi, celui-ci ne lui en souffla mot. La veille ou l'avant-veille, Léopold III avait cherché à obtenir de M. Pierlot, premier ministre, un pouvoir en blanc qui lui eût permis de constituer avec une apparence de légalité consti-tutionnelle un gouvernement de son choix et de traiter politiquement et non seulement militairement avec l'ennemi. Les milieux militaires et gouvernementaux français furent dans ces conditions d'autant plus portés à crier à la trahison, à la « félonie », que le roi avait en maintes occasions, sous l'influence néfaste du général von Overstraten, pris à notre égard des attitudes dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles n'eussent pas été celles de son père, et cela bien avant qu'il ne fût question en France de Front populaire. À ce propos, je citai à Le Tel-lier le pénible souvenir d'un incident auquel lui et moi avions été mê-lés le jour de son intronisation, en février 34. Le comte de Broqueville avait invité M. Albert Lebrun à assister, le lendemain des obsèques du roi Albert, à la séance du Parlement belge au [86] cours de laquelle Léopold III devait prêter serment. L'invitation avait été naturellement aussitôt acceptée et portée à la connaissance du public. Elle fut rap-portée : procédé d'autant plus inattendu que, par suite d'attaches de famille, le roi Boris, le prince héritier d'Italie, le duc d'York ou de Kent — représentant le roi d'Angleterre — assistèrent à la cérémonie.

Quoiqu'il en soit, il serait injuste d'imputer à la seule nervosité de Paul Reynaud la diatribe cinglante radiodiffusée par lui dès le matin du 28 mai. Je tiens de Le Tellier et aussi de Paul Hymans et de P.-E. Janson que Paul Reynaud avait préalablement consulté le maréchal Pétain et le général Weygand lorsque, dans la nuit du 27 au 28 mai, il donna à M. Pierlot, premier ministre belge, la primeur de son allocu-tion. Ayant avalisé de la sorte l'accusation portée contre le souverain, Pétain, deux mois plus tard, ne lui en fit pas moins rendre le Grand Cordon de la Légion d'honneur qu'il avait contribué à lui faire enlever. Cette « réhabilitation » fut accompagnée d'une lettre du général Bré-card à la duchesse de Vendôme, dont la teneur eût pu être plus expli-cite. Le débat reste ouvert, non pas tant sur la capitulation du 28 mai

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que sur l'attitude antérieure du roi. Constater que cette attitude nous fut militairement et politiquement d'une grande gêne n'est pas nous immiscer dans une affaire d'ordre intérieur belge.

Quelle qu'ait été sa position au plus fort de l'ouragan déchaîné contre le roi, Le Tellier n'avait pas rompu avec la Cour. De Vichy, il avait des liaisons assez fréquentes et secrètes avec Laecken où Léo-pold III, plus digne que Pétain, s'est considéré dès le premier jour comme le prisonnier des Allemands et refusa toute collaboration avec eux, ce qui contribua immensément à sa réhabilitation morale. Le Tel-lier, anxieux d'affirmer aux yeux de tous le droit à l'existence de la Belgique, s'imposa avec beaucoup de force et de dignité de rester à Vichy, nonobstant l'impatience de nos pseudo-dirigeants de l'en voir partir. Pour éviter les risques d'incident, il se cloîtrait de longues heures dans sa chambre et n'apparaissait qu'aux repas ; de fidèles amis, dévoués à son pays comme à sa personne, les partageaient en tête-à-tête avec lui à cette petite table [87] du restaurant des Ambassa-deurs, située à gauche de l'entrée, qui lui servait d'observatoire. Mal-gré sa réserve, d'autres exemples sont là pour le prouver, il eût fini par être, à la demande des Allemands, conduit gentiment à la frontière ou dans une résidence assignée, s'il n'était mort à son poste en août 1941. Ses obsèques, dans la carence de toute officialité française, auraient été pour nous un nouveau sujet de honte si, par un hasard providentiel, M. Herriot, président de la Chambre, et M. Jeanneney, président du Sénat, n'avaient pu y assister. Leur présence au premier rang de l'as-sistance contrastait avec la médiocrité de la représentation, pour ne pas dire, avec l'abstention gouvernementale. Les membres du corps diplomatique eurent ce jour-là une claire vision de la direction dans laquelle il convenait de chercher la vraie France...

Une autre mort de collègue qui m'affecta fut celle de Kato, ambas-sadeur du Japon, auquel, depuis notre long séjour commun au Canada, m'unissait une étroite amitié, d'un caractère assez exceptionnel entre occidental et asiatique. Cette amitié était renforcée par le fait que nous avions, ma femme et moi, connu Mme Kato tout enfant à Pékin. La mort de Kato fut-elle due à un accident, comme on l'a dit ou bien, comme je le crois, s'est-il tué ou plus exactement fait un genre d'acci-dentel « hara-kiri » ? Le saura-t-on jamais ? Toujours est-il qu'en dé-cembre 41 ou janvier 42, le jour de la fête de l'Empereur, qui coïnci-dait avec l'entrée des Japonais à Singapour, on trouva son corps à

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l'aube au bas de sa fenêtre. Il était de ces courageux et clairvoyants Japonais qui, s'ils donnaient toute leur confiance au prince Konoye, marquaient quelque appréhension à voir leur pays tomber sous le joug d'un clan militaire et s'engager à la remorque de l'Allemagne dans une guerre sans issue. Je suppose qu'avec la noblesse d'âme que je lui connaissais, il ne voulut pas à l'annonce foudroyante des premiers suc-cès survivre au semblant d'erreur qu'il croyait avoir commise : le Japo-nais reprit le pas sur le chrétien qu'il était ; fidèle au culte de son Em-pereur, Kato lui fit le sacrifice de sa personne charnelle. Telle est la version que je me fais et me ferai toujours de sa mort. Elle correspond à une vérité psychologique se plaçant très au-dessus [88] de la maté-rialité de certains faits qui, groupés, peuvent faire croire à un simple « accident ». Kato n'était à Vichy que depuis quelques mois. Dès son arrivée, nous nous étions fait signe. J'avais coutume de l'aller voir au Majestic. Nous y déjeunions ou dînions dans le petit salon attenant à sa chambre, avec pour nous servir un garçon d'étage toutes oreilles tendues. Il va de soi que mes propos n'étaient pas de nature à servir auprès de mon ami, et par-dessus lui auprès de son gouvernement, le point de vue germano-vichycatois. Un jour, c'était au lendemain de son accord avec Darlan sur l'Indochine, accord suivant de très près son arrivée à Vichy, je l'emmenai déjeuner à l'hôtel des Ambassadeurs où il n'était pas encore connu. Le maître d'hôtel Mario, se doutant de la personnalité de mon invité, se précipita à notre rencontre, mais mal-heureusement avec à la main un menu « menu », comme l'on disait alors, où les restrictions l'emportaient sur le substantiel. Je lui de-mande de le compléter ; il y fait quelques difficultés, ce qui me donne une occasion de lui dire à haute voix, de façon à être entendu des tables diplomatiques voisines : « Vous voyez avec qui je suis ; l'amiral Darlan vient de donner à Son Excellence l'Indochine, vous n'allez pas lui refuser une escalope de veau ! » À défaut d'escalopes, Mario nous fit frire spirituellement des grenouilles, ce qui amena un bon sourire compréhensif chez Kato, bien trop intelligent pour s'en formaliser.

Plus important est le souvenir d'un dîner que je fis seul à seul en octobre 41 — je pourrais préciser la date — avec Kato, qui était reve-nu dans la journée par avion de Berlin où avait eu lieu une réunion des ambassadeurs Japonais. Il avait déjeuné la veille chez Gœring et avait eu les « confidences » des plus hautes autorités allemandes. De Berlin, il avait été également à Rome. Les impressions qu'il rapportait de ce

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double voyage étaient dominées par la suivante : la puissance militaire russe était anéantie. Il n'y avait plus d'armée russe. Si les troupes alle-mandes n'étaient pas encore entrées à Moscou et Leningrad, c'était uniquement parce qu'Hitler, pour s'en emparer quelques jours plus tôt, ne voulait pas sacrifier des vies allemandes en pure perte. Quant à [89] l'Italie, elle ne comptait pas et n'avait pas voix au chapitre, était traitée dédaigneusement en partenaire n'ayant qu'à obéir.

Ne doutant pas un instant de la véracité de Kato, j'en fus amené à conclure que telles étaient alors, sur la portée des succès de la cam-pagne d'été allemande sur le front de l'Est, les vues même du haut commandement du Reich : Hitler considérait à cette date d'octobre 41 la Russie comme mise hors de combat, et je suis convaincu que la réunion à laquelle avait participé Kato n'avait pas eu d'autre but que de faire partager cette conviction aux dirigeants Japonais, de telle sorte que le troisième partenaire de l'Axe entrât dans la guerre et que sans avoir à s'inquiéter du front de Mandchourie, il dirigeât la quasi-totalité de ses forces contre les Anglo-Américains dans le Pacifique, tandis que l'armée et la marine allemandes se chargeraient du front d'Angleterre Afrique-Atlantique.

Le certain est que moins d'un mois après, le Prince Konoye dut céder sa place aux militaires. J'étais chez Kato quand il apprit la nou-velle. Loin de m'en dissimuler l'extrême importance, il me fit d'un air navré comprendre qu'elle signifiait irrémédiablement la guerre. J'en tins aussitôt informés les Américains : ceux-ci n'en devaient pas moins se laisser surprendre à Pearl Harbour de la façon que l'on sait, quelque trois semaines plus tard.

Durant les années 40-42, mon souci constant fut de me maintenir en contact étroit avec l'ambassade d'Amérique à Vichy, et de la faire bénéficier de toutes les informations que je pouvais recueillir. Elle représentait, en effet, à mes yeux, quoique non encore belligérante, la seule mission diplomatique susceptible de faire utilement œuvre anti-allemande. Dans la pensée qu'animé de cet esprit je pourrais de France apporter à la politique de Washington une collaboration de quelque utilité, mon collègue américain de Belgrade m'avait remis une lettre chaude d'introduction auprès de Murphy à qui allait, pensait-il, incom-ber après le départ de Bullitt la gérance de l'ambassade.

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En fait, à défaut de Murphy, parti pour l'Afrique du Nord, ce fut Matthews qui dirigea l'ambassade américaine jusqu'à [90] l'arrivée du nouvel ambassadeur, l'amiral Leahy. Il s'en tira à son honneur : on ne pouvait, dans l'accomplissement d'une mission inconcevablement dif-ficile et lourde de conséquences, apporter plus de sérieux, de compré-hension et d'amour pour notre pays qu'il ne l'a fait. Telle est, du moins, l'impression que j'eus de lui tant qu'il resta lui-même, je veux dire libre de son action. Bientôt, en effet, se tramèrent à Washington d'horribles intrigues qui trouvèrent, hélas ! des oreilles mal averties aux abords mêmes de la Maison-Blanche.

L'idée ne me vient pas, en écrivant ceci, de mettre si peu que ce soit en cause la parfaite bonne foi avec laquelle le Président Roosevelt et ses conseillers abordèrent le problème français et, d'autre part, je préfère laisser à d'autres mieux renseignés, et ayant été sur place le soin de dévider l'écheveau de ces intrigues conduites à New-York et Washington par des compatriotes ayant cru habile de ne point se ral-lier à la cause gaulliste et dont certains, tel Chautemps, n'étaient au vu et au su de tous que les agents rétribués de Vichy.

À côté d'eux, je ne saurais omettre le nom d'Alexis Léger, mon col-lègue, ancien secrétaire général des Affaires étrangères, et qui avait joué un rôle important auprès de Briand et aussi de Daladier à Mu-nich. En tant qu'homme « coloré », il avait produit sur Hitler une ré-pulsive impression ce qui le rendit à retardement anti-munichois et lui fit quitter des premiers la France en juin 40 sans sentir pour cela le besoin de s'intégrer à la France Libre. Tout au contraire sous le masque anodin de poète, délaissant la politique et se contentant d'un « modeste » emploi de bibliothécaire, il ne cessa de chercher à discré-diter le gaullisme auprès de ses amis américains. Son action occulte sur un homme de la nature et de l'importance de Sumner Welles nous fut considérablement nocive. Il m'a été montré une lettre de lui par laquelle, à un moment donné, il a cherché en sous-main à rentrer en grâce auprès de Pétain. Je n'exclus pas que cette démarche qui a fait sourire ne lui ait été suggérée par quelque personnalité américaine.

Sur le vu du mot de Lane, je fus accueilli à bras ouverts [91] par Matthews et ses deux collaborateurs, Mac Arthur et Wallner. À eux trois, ils formaient une équipe jeune, pleine d'allant et prête à se don-ner à fond à la cause encore à peine née de la résistance, donc du gaul-lisme. Je m'arrangeai pour aller tous les cinq ou six semaines à Vi-

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chy ; j'y voyais longuement Matthews, nous déjeunions ensemble et échangions nos informations et impressions avec une réciprocité de confiance permettant de bien augurer de l'avenir. J'avais conservé mes entrées libres à l'hôtel du Parc, voyais de nombreux collègues français et étrangers, et la netteté de la position que j'avais prise me permettait de faire d'utiles sondages dans les milieux les plus divers. Mon souci constant fut d'en faire profiter du mieux que je pus nos amis améri-cains.

II convient de reconnaître qu'au début ces sondages furent assez décevants. On en était encore au stade où toutes les autorités, particu-lièrement les militaires, croyaient à la victoire « certaine » de l'Alle-magne, à l'écrasement « irrémédiable » de l'Angleterre, à l'incapacité « organique » des démocraties de gagner la guerre. Il s'y ajoutait sur le terrain personnel la nécessité de vivre et celle-ci se traduisait chez beaucoup par des marques excessives d'attachement au régime du Ma-réchal, distributeur de places. Je faisais donc un peu figure d'isolé et d'exalté.

Aussi, quelle qu'ait été l'amitié qu'il me témoignait, Matthews se laissa-t-il peu à peu glisser vers l'idée déjà inoculée, comme je viens de le dire, à Washington, qu'il y aurait peut-être un jour la possibilité de « travailler » avec le gouvernement de Vichy, que celui-ci jouait peut-être un habile double jeu, qu'il y avait lieu de faire confiance ou une certaine confiance au maréchal Pétain, qu'étant accrédité auprès de lui — argument professionnel que je ne connaissais que trop — il ne pouvait pas le combattre ou le desservir auprès de Washington. Si je l'ai vu aller, sans perdre une minute, demander des explications of-ficielles sur le passage sacrilège du message du Maréchal du 11 no-vembre 40 relatif à l'abandon de nos amitiés traditionnelles, si je l'ai entendu s'indigner sur la part que Bergery avait prise à l'élaboration de ce factum, il n'en reste pas moins qu'un mois après, l'annonce de [92] la chute de Laval avait quelque peu ébranlé sa position. Il refusait de croire à la nocivité de l'amiral Darlan, que je lui dépeignais comme pire encore que Laval. Il n'avait pas mesuré l'étendue de la complicité qui liait le gouvernement signataire de l'armistice à l'Allemagne, la force de l'étau dans lequel on s'était hâté à Bordeaux, à la faveur de la défaite militaire, de placer politiquement la France, le degré de vilenie que représentait toute cette ruée d'appétits accourus sur un appel de

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prétendue gloire à la curée d'un régime, pour ne pas dire à la curée du Pays lui-même.

Aussi Matthews était surpris quand je lui disais et répétais que le vrai service qu'il pouvait rendre à la cause interalliée, ou plutôt à celle du parti de la résistance en France, serait de préparer son gouverne-ment et l'opinion publique américaine à rompre avec Vichy dès que Washington serait entré dans la guerre. À cela, il me rétorquait qu'il y avait les conversations Murphy-Weygand en Afrique du Nord, qu'il y avait des services utiles d'information à organiser. Je ne le contestais pas et même le poussais à tout faire pour que tout fût prêt le jour J où les États-Unis seraient dans la guerre.

Nos divergences partaient de ce que j'avais surtout tendance à considérer que la présence d'une ambassade américaine auprès du ma-réchal Pétain créait dans l'opinion française une ambiguïté en faveur de Vichy, tandis que Matthews s'attachait davantage aux services in-contestables que sa présence et celle de ses collaborateurs rendaient aux États-Majors alliés. Mais au-dessus de cette différence de point de vue, planait l'espoir que l'on caressait à Washington, et qui était entre-tenu par certains des nôtres, d'assister à un revirement du maréchal Pétain. La position prise par ce dernier était tellement contraire à tout bon sens et à tout sens national que nos amis américains ne pouvaient croire à sa sincérité non plus qu'à sa durée.

Pour ce qui était d'organiser, lorsqu'il en était temps encore, un ré-seau serré de renseignements et d'informations alliés, j'étais [93] si loin d'en contester l'intérêt et l'urgence que j'avais demandé à Mat-thews de faire examiner si, sous le couvert de l’American Red Cross, je ne pourrais me créer un titre de circulation international et une cou-verture franco-américaine d'activités. Le projet lui avait plu : je crois que Washington a été saisi de cette proposition ou que, tout au moins, celle-ci a fait l'objet d'un entretien avec M. Allen, représentant de l'A.R.C. en France : elle s'est heurtée à l'esprit isolationniste des diri-geants d'alors de la Croix-Rouge américaine, ou du moins au respect qu'ils avaient du principe de ne point faire et de ne point laisser faire sous leur couvert de politique. Une lettre rédigée en termes sibyllins m'en avisa et me laissa libre d'adopter sous ma propre responsabilité telle forme d'activité personnelle que je jugerais convenable. Je conti-nuai en plus intense celle que je m'étais moi-même donnée.

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Parmi les facteurs qui ont pu amener le Gouvernement américain, ou tout au moins ses représentants à Vichy, à douter de l'irrémédiable nocivité du maréchal Pétain, il y aurait sans doute lieu de faire état des impressions que mon collègue et ami Dupuy, secrétaire de la Légation du Canada, rapportait de ses intermittents contacts avec Vichy. En contrepartie du maintien d'une légation à Ottawa, Vichy, avec sans doute l'assentiment tacite des Allemands, avait autorisé Dupuy à venir de temps en temps en France sous prétexte d'y veiller aux intérêts de ses compatriotes. En fait, durant près de dix-huit mois, il servit d'agent de liaison entre Londres et Vichy. Je le voyais à chacun ou presque de ses voyages. Il était naturellement porté à donner une signification politique favorable au fait qu'il était reçu clandestinement par Pétain. Il attribuait aussi une haute valeur aux renseignements que, pour l'amorcer, lui donnaient d'abondance les agents doubles de notre deuxième bureau. La sympathie que j'avais pour lui m'incita à le mettre en garde contre ce penchant, et j'en avisai Campbell à Lis-bonne.

Nonobstant ces mises en garde, il se créa un fossé de plus en plus profond entre Washington et le gaullisme, à la suite surtout de l'inci-dent de Saint-Pierre-et-Miquelon. On se souvient de [94] l'audacieux coup de main de l'amiral Muselier sur ces îles et l'amertume qu'en res-sentit la diplomatie américaine. Tout s'était passé comme si le gouver-nement américain avait failli à un engagement pris vis-à-vis de Vichy. Matthews, que je vis au moment où se produisit l'incident, fut d'une violence extrême, et c'est à partir de ce moment que se modifia son attitude.

La direction de l'ambassade était entre-temps passée, assez inop-portunément de notre point de vue, de ses mains en celles de l'amiral Leahy, qui n'avait guère d'autres titres à la succession de Bullitt que l'amitié dont l'honorait Roosevelt. Aussi sa nomination fut-elle aussi-tôt présentée comme une marque de confiance témoignée personnelle-ment par Roosevelt au maréchal Pétain, hommage dont les Français préconisant la résistance se seraient bien passés. Cet amiral Leahy était un fort digne homme, mais, hélas ! peu versé dans les questions françaises. Son ignorance de notre langue l'isolait et on peut bien dire qu'il ne comprit rien à la situation interne de la France : il ne la jugea que par le « battage » extérieur qu'en faisait Vichy. Dès son arrivée, il fut sous le charme des yeux bleus et candides du Maréchal et, conquis

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par les égards qu'on lui témoigna et qui, comme il se devait, se firent particulièrement prévenants lorsque l'Ambassadeur eu la douleur de perdre sa femme. Pour ce qui est de l'amiral Darlan, quels qu'aient été les propos peu amènes que celui-ci tenait sur lui, Leahy ne vit ou ne voulut voir en lui qu'un « louvoyeur » professionnel, homme de mer comme lui, allant d'autant plus sûrement au but qu'il lui tournait le dos. À l'occasion d'un envoi de télégramme au Président Roosevelt pour le 4 juillet 42, je demandais au marquis de Chambrun s'il avait tenté d'ouvrir les yeux de l'amiral Leahy. Il me répondit affirmative-ment, mais en ajoutant qu'il n'était pas arrivé à le convaincre.

Je n'ai eu personnellement que peu de rapports directs avec l'Am-bassadeur. Matthews ne m'en réserva pas moins plusieurs entretiens avec lui. Au cours de l'un d'eux, l'amiral Leahy chercha à me faire dire du bien de l'initiative qu'il avait prise ou fait aboutir de nous faire en-voyer du lait et du blé par la Croix-Rouge [95] américaine. Je ne pus m'empêcher de lui marquer que la question avait un double aspect, humanitaire et politique ; que s'il ne s'agissait que du premier, je n'avais que des hommages à rendre à la générosité américaine, mais si c'était sous l'angle politique qu'il m'interrogeait, j'avais bien des ré-serves à faire quant à la façon dont l'affaire avait été conçue et menée.

Le gouvernement de Vichy ne pouvait que se réjouir et se vanter d'avoir obtenu sans la moindre contrepartie ce geste de l'Amérique ; il était d'autant plus autorisé à le faire que, par une singulière aberration, le soin de distribuer les sacs de farine et boîtes de lait avait été confié par l’American Red Cross à M. Mercier, le magnat de l'électricité et du gaz, faisant alors figure de collaborateur. « Nous avons en France, lui déclarai-je, tout ce qu'il faut pour nous nourrir et nourrir nos en-fants ; ce sont des troupes et des armes dont nous avons besoin pour empêcher qu'on nous le vole. » Le propos ne plut guère à l'amiral. À cette vérité, il préféra les acclamations de commande que préfets et sous-préfets lui firent prodiguer par des enfants d'écoles au cours d'un déplacement qu'il fit dans le Midi. Isolé dans son ambassade, chambré par Vichy, l'amiral Leahy n'aura eu le temps ni de nous connaître, ni de nous comprendre. Il sera passé chez nous sans rien saisir du souffle populaire ni de l'âme de la nation.' Rentré à Washington, il fut sans aucun doute l'homme qui aura le plus contribué à rendre le Président des États-Unis sceptique sur le crédit à accorder à la mystique gaul-liste.

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Il est plus surprenant d'avoir trouvé la même incompréhension chez Tuck, conseiller d'expérience qui avait déjà fait de longs séjours en France. Il remplaça Matthews lorsque celui-ci fut transféré de Vi-chy à Londres. À son départ, Matthews m'adressa une lettre d'au re-voir. Je n'en fais mention que parce qu'il y avait glissé une phrase fa-vorable à Vichy et qui ne laissait que trop présager ce que serait, hé-las ! son action à Londres à l'égard des gaullistes. Que trois hommes aussi différents que Matthews, Leahy et Tuck aient pris ou fini par prendre, face au problème français, une position identique si contraire à la réalité, ne peut être qu'un sujet [96] d'étonnement pour tous ceux qui ont été en contact avec eux. Je n'y vois qu'une explication : à Wa-shington, on ne croyait pas au gaullisme en tant que mystique natio-nale française. On se bornait à le juger sous le jour, pas toujours, pa-raît-il, attrayant, de ses agents à l'étranger et dont, je l'ai déjà dit, quelques compatriotes s'acharnaient en Amérique à saper les activités nationales. Il n'y a pas eu que des saboteurs intra muros.

La première impression que j'ai eue de ce travail souterrain m'a été donnée par la rencontre fortuite que je fis d'un certain M. Grey, ancien délégué de l’American Red Cross pour l'Est de l'Europe. Ce M. Grey, avec l'appui patent des autorités américaines, fit plusieurs voyages rapides en France, apparemment pour le compte de M. Chautemps. Nous nous rencontrâmes chez un de mes voisins de Beaulieu, M. de Paats, ancien consul d'Argentine à Budapest ; il se présenta à moi comme chargé de renseigner les « milieux influents » de Washington sur l'état des esprits en France et, à cette fin, me demanda de lui ména-ger des entrevues avec des personnalités politiques de l'opposition, en particulier avec M. Herriot. Il eut le double tort de me dire qu'il avait pour ce dernier un mot d'introduction de M. Chautemps, et de me de-mander assez candidement de ne point parler à l'ambassade d'Amé-rique de ses activités et intentions. Mon attention n'en fut que davan-tage attirée sur l'étrangeté de sa mission. S'étant sans doute rendu compte de l'impair qu'il avait commis, il se dégagea assez cavalière-ment d'un rendez-vous pris la veille même du jour où nous devions aller voir ensemble, à Brotel, M. Herriot. J'en prévins Matthews et lui conseillai de mettre son gouvernement en garde contre la déplorable impression que risquait de produire sur nous toute apparence de collu-sion de « milieux influents américains » avec Chautemps, agent rétri-bué de Pétain aux États-Unis. Il me fut répondu que M. Grey n'avait

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pas de mission « officielle ou officieuse ». Il n'en reste pas moins qu'il avait obtenu plusieurs passages en priorité sur le Clipper.

Mes premiers rapports avec Tuck furent facilités du fait que nous avions été quelque temps collègues ensemble à Ankara une [97] quin-zaine d'années auparavant et que nous avions beaucoup d'amis com-muns. Il est le type du bon vivant, ce qui ne l'empêche pas d'être fort sérieux en affaires. Je le tiens pour parfaitement loyal, mais voyant les choses sous un angle différent, nous ne tardâmes pas à nous heurter. Il connaissait bien le son de cloche que je lui apportais, mais il aima de moins en moins à l'entendre, d'autant que des journaux américains avaient pris violemment à partie le Secrétariat d'État de Washington sur la façon dont le problème français était abordé, et que ces attaques, comme presque toujours, avaient eu pour effet de fixer plutôt que de modifier le point de vue auquel l'Ambassade de Vichy avait à se conformer Une remarque qui échappa à Tuck me donna même à pen-ser qu'il me soupçonnait, bien gratuitement d'ailleurs, d'alimenter la-dite campagne de presse, ce qui n'améliora pas nos relations.

Bien entendu, en dépit des nombreuses visites que lui faisait René de Chambrun, Tuck n'avait et ne pouvait avoir aucune confiance dans le gouvernement Laval, mais de toute évidence, il avait tendance à chercher, pas trop loin de Pétain, une solution au problème français en opposition avec celle, intransigeante et radicale, préconisée par le mouvement gaulliste. Déjà en opposition avec celui-ci, Murphy, à Al-ger, avait cru pouvoir jouer la carte Weygand. Celle-ci n'ayant, dans les conditions que j'ai dites, rien donné, les Américains cherchèrent un autre général et se fixèrent sur Giraud. Les gaullistes ne firent plus dès lors figure que de sympathiques gêneurs.

À quand remonte l'accord Washington-Giraud ? Je crois pouvoir le situer à la fin de juin 42. C'est à cette date, exactement le 2 juillet, qu'une réplique péremptoire de Tuck me porta à penser qu'il y avait du nouveau dans la maison. Je fus, en effet, très surpris quand, à mes re-marques habituelles, le chargé d'affaires d'Amérique me déclara ce jour-là : « Après tout, il y a de grands Français, tout aussi bons pa-triotes français que vous, qui voient le problème sous un jour diffé-rent. » Il eut le tort le même jour d'ajouter : « Vous comprendrez qu'au-dessus des intérêts purement français que vous exposez, nous placions les intérêts américains. [98] — Je regrette, répliquai-je, que vous les différenciez... » Un autre recoupement sur la date de l'accord

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me fut donné quelques jours plus tard par Mac-Arthur chez Corbin, au Cap Ferrât.

De fait, depuis plusieurs semaines, des agents en contact avec les services de l'attaché militaire américain tournaient, à ma connaissance, autour du général Giraud. La personnalité du général n'est nullement en cause ; néanmoins, à la lumière de ce que je viens de rappeler, il m'est bien permis de penser que les Américains se l'attachèrent non seulement pour l'appui militaire incontestable qu'il pouvait apporter, mais aussi et peut-être surtout à des fins politiques contre le gaullisme. La diplomatie de Washington, sans excès d'imagination, pensait tout simplement pouvoir transposer sur le plan français sa politique sud-américaine de pronunciamentos militaires. Le général Giraud méritait mieux que d'être utilisé à une telle fin.

Que la préoccupation d'utiliser strictement à des buts militaires le général Giraud n'ait pas été la dominante, j'en vois une preuve irréfu-table dans le fait que, loin de le consulter en temps voulu sur les opé-rations qui allaient se dérouler en Afrique du Nord et dont ce qui ad-vint en Tunisie allait révéler la partielle impréparation, on le laissa s'orienter sur l'éventualité d'un débarquement en France même et d'un soulèvement concomitant de l'armée d'armistice. J'ai déjà dit ce qui en advint. Du point de vue militaire français, le déclenchement de l'af-faire africaine avait été confié à d'autres. Parmi eux, qu'il me suffise de citer le nom de mon ancien attaché militaire à Belgrade, le général Bethouart, que, dès le début, j'avais contribué à mettre en rapport avec Murphy.

A Washington, on n'a pas voulu que le général de Gaulle prenne la direction de la dissidence africaine et c'est pour lui en barrer la route qu'il a été fait appel au général Giraud. Ce n'était ni grand, ni bien, ni très clairvoyant. En apportant mon témoignage à cette malheureuse affaire, je devrais dire intrigue, je ne voudrais pas que l'on puisse me croire de parti-pris contre les collègues américains dont je viens de parler et pour lesquels, sur le terrain personnel, je ne peux avoir que des sentiments de reconnaissance, [99] étant donnés les services qu'ils m'ont rendus pour certaines liaisons hors frontières. Dans mon esprit, le procès que l'on est en droit de faire à la politique américaine vise au-dessus d'eux ceux qui, à Washington, se sont laissés circonvenir par les basses manœuvres d'un Chautemps, d'un Léger, d'un Peyrou-ton, ancien ministre de l'Intérieur de Pétain, dont on crut habile de fa-

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ciliter le retour en Afrique du Nord, dans l'espoir qu'il pourrait être le brillant second civil de Giraud et corriger le côté politique trop « droite » de ce dernier.

Jusqu'où a été le désir des autorités américaines de faire table rase des organisations ou embryons d'organisations gaullistes, il n'en est pas de preuve plus patente que l'ostracisme dont elles ont été de leur part l'objet. Je sais bien que les premiers noyaux de résistance gaul-listes, hâtivement constitués, n'avaient pas donné tous pleine satisfac-tion et que, si j'en crois tout au moins certains faits qui m'ont été révé-lés par le consul d'Amérique à Nice, M. Revillard, il y a à reprocher à certains de leurs membres, plus ou moins d'ailleurs régulièrement mandatés, des sollicitations outrancières d'argent. Mais pour qui aurait voulu travailler sincèrement avec le général de Gaulle, n'était-ce pas précisément un motif de plus de multiplier les contacts et les liaisons de telle sorte que bon ordre puisse être rapidement mis à de pareils agissements ?

De ce point de vue, il faut d'ailleurs bien reconnaître que de Londres, le général de Gaulle n'a pas facilité les choses, puisqu'à ma connaissance, durant les années 40-41, il n'eut, pour grouper ses parti-sans, aucun représentant ou organisme officiel ou officieux, exception faite pour le capitaine Fresnay dont je suivais de loin en loin avec in-térêt les multiples activités. Ce ne fut qu'au printemps de 42 qu'à l'ini-tiative du groupe Libération se réalisa un début de cohésion et que des liaisons un peu suivies commencèrent à être assurées entre le Comité de Londres et les centres de résistance. Il eût été souhaitable que ces liaisons fussent facilitées au maximum. Du côté américain, on ne le comprit pas. Bien plus, il se créa, à l'insu des groupes gaullistes, un réseau d'organismes secrets qui relevaient uniquement des services de l'attaché militaire [100] américain et qui monopolisèrent pendant plu-sieurs mois toutes les possibilités de liaison avec l'Angleterre.

Avant que l'on en soit arrivé à une telle extrémité, j'ai cherché à attirer, par la compréhensive entremise de Campbell, l'attention de Londres et de Washington sur l'erreur que l'on était en train de com-mettre, et à souligner que c'était bien inutilement que l'on tentait ainsi de porter atteinte au développement de la mystique gaulliste en France. En m'accusant réception de l'une de mes lettres, l'ambassadeur d'Angleterre à Lisbonne m'a dit en avoir référé à « très haut » — j'ai compris à M. Churchill lui-même — à la suite de quoi il m'affirmait

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que, quoi qu'il arrivât, le général de Gaulle ne serait pas « lâché ». « Mais, ajoutait-il, il faut bien reconnaître que « votre Monsieur » — c'est de de Gaulle qu'il s'agissait — n'est pas commode ». Je ne sais pas de plus bel éloge qui puisse être adressé à un Français ayant à cœur de défendre contre des amis les intérêts et parfois même l'hon-neur de son pays. Je souhaite qu'il soit connu un jour de tous.

C'est parce que le général de Gaulle n'était pas un Monsieur com-mode, un « Yesman », qu'à Washington certains des nôtres ont tra-vaillé et incité le gouvernement américain à travailler contre lui. Mais telle est aussi la raison pour laquelle nous tenons à lui. Il est notre sau-vegarde, le symbole vivant que nous ne démissionnons pas ; cela, les Américains amis eussent pu et dû le comprendre.

La qualité de « neutre à ménager » dont se prévalait le ministre de Yougoslavie, Pouritch, lui permit pendant un certain temps de conti-nuer à habiter Paris et à ne venir que de façon intermittente à Vichy. Sous ce rapport, il m'a paru bénéficier d'un traitement assez exception-nel. Je crois qu'il le devait à l'amitié qu'il avait assez curieusement conservée pour Laval et aussi à certaines intelligences qu'il entretenait dans les secrétariats Brinon et Abetz. Ce côté un peu canaille de rela-tions utiles cadrait admirablement avec son tempérament gouailleur et sceptique. Il devait sa carrière à sa qualité de gendre du vieux Pa-chitch, mais il avait habité assez longtemps l'Amérique, fréquenté beaucoup d'étrangers [101] et s'était laissé, par l'attrait de succès fa-ciles, internationaliser plus qu'il n'eût convenu, étant donné l'ambition qu'il avait de jouer chez lui un jour un rôle d'homme d'État.

J'ai déjà fait allusion à son intimité avec Bullitt : elle l'aura desservi en l'ancrant davantage dans la pensée qu'un appui international puis-sant pouvait avantageusement remplacer des titres d'activité purement nationale. Quoi qu'il en soit et en faisant abstraction de ses idées poli-tiques, Pouritch était un fort agréable collègue avec lequel j'entrete-nais, alors que j'étais à Belgrade, de confiantes relations. Aussi l'ai-je revu avec plaisir à Vichy lorsqu'il dut, comme les autres, s'y installer à demeure. Il avait aux Ambassadeurs « sa » table, « son » bridge et les siens créaient autour de lui une ambiance de sympathie indéniable.

Son fils, âgé d'une douzaine d'années, avait été dans sa classe, à Janson, l'objet d'une émouvante manifestation, lorsqu'à la fin de mars 1941, la Yougoslavie, désavouant la tortueuse politique de ses diri-

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geants, préféra, plutôt que de se déshonorer, aller, avec une parfaite conscience de ce qui l'attendait, jusqu'au sacrifice suprême, et fit appel pour l'y conduire à un roi de dix-huit ans... Il y eut là, fendant les té-nèbres, un éclair de beauté auquel la France et particulièrement Paris ne purent rester insensibles. Tout le pays vibra : cela se traduisit à Marseille par un amas de fleurs sur la dalle du roi Alexandre, ailleurs par des manifestations devant tous les consulats de Yougoslavie. À Janson, la classe du jeune Pouritch, professeur en tête, s'arrangea pour arriver avant lui et, à son entrée, se leva et applaudit à tout rompre. On était à Paris et sous l'occupation...

À l'annonce du coup d'État, on me félicita, télégraphia, téléphona, sous le prétexte que j'avais été à Belgrade et que je devais, plus que tout autre — ce qui était l'exacte vérité — être fier de « mes Yougo-slaves ». Ce fut une belle journée : elle eut un dur lendemain. Pou-ritch, les membres de sa Légation et tous les Yougoslaves que je ren-contrai y firent face avec une sérénité de conscience et d'âme qui contrastait avec les horreurs que Vichy, par les Gravier et autres, fai-sait imprimer dans ses journaux : à en croire ceux-ci, [102] la Yougo-slavie avait été la victime de la juiverie internationale, s'était laissée manœuvrer par la cavalerie de Saint-Georges. Il en est qui salissent tout ce qu'ils touchent.

Le retour, par la France, de nos chers amis Lane me fournit, en plus du plaisir de les revoir, l'occasion d'être renseigné sur les événe-ments de Yougoslavie. J'allai au-devant d'eux à Annemasse. Lane, ministre d'Amérique alors neutre, avait pu mieux que tout autre se rendre compte du caractère tout spontané du soulèvement populaire de Belgrade : il m'en parla les larmes aux yeux. Non seulement, me dé-clara-t-il, notre ami Campbell, ministre d'Angleterre, ne fit rien pour précipiter les événements, mais il donna plutôt l'impression, tant il avait conscience d'une lutte inégale, d'en freiner les conséquences. De fait, durant la dizaine de jours qui s'écoula entre le coup d'État et l'abominable bombardement par lequel, avant tout autre acte de guerre, le « furor teutonicus » se vengea sur la population de Belgrade — 15000 tués — de ses déboires politiques, le nouveau gouvernement yougoslave s'employa de son mieux à éviter une rupture avec l'Alle-magne. Il n'était de l'intérêt — la suite l'a prouvé — ni de l'Angleterre ni de la Grèce que le Haut Commandement allemand pût faire passer par la Yougoslavie vaincue le gros de ses forces. Y a-t-il eu une action

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russe ? Hitler, en quête de prétextes pour attaquer la Russie, l'a affir-mé dans son message du 22 juin 41. Cela ne fait pas preuve. Je n'ex-clus pas d'ailleurs qu'un facteur inconscient de solidarité slave ait joué dans la circonstance. Un ami s'en ouvrit à une personnalité yougo-slave. Celle-ci lui fit la réponse textuelle et typique suivante : « Je ne sais pas s'il y a eu ou non une intervention russe, mais ce que je sais bien, c'est que nous avons fait en Slaves tout notre devoir. Nous ne demandons rien, nous n'attendons rien, mais nous savons bien que la Grande Russie, lorsque l'heure aura sonné, fera elle aussi en Slave tout son devoir. » Ceci était dit à la fin de mai ou début de juin 41.

Je livre le propos à la méditation de ceux qui cherchent à com-prendre le sens de ce qui se passe à l'Est. Cette coagulation slave est de celles qui n'ont besoin d'être enregistrées dans aucun pacte, [103] d'être consacrées par aucune action ou intervention politique, tant elle répond à un appel d'âmes cherchant encore leur voie. Qu'il soit teinté de rouge ou de blanc, le slavisme n'est pas né d'hier. Tiraillé en tous sens par des oppressions étrangères, par des idéologies opposées, il en est encore à sa recherche d'équilibre. Il n'est guère probable qu'il le trouve dans l'exploitation à prédominance asiatique qu'en fait en ce moment le communisme.

C'est en épouvantail que l'Allemagne de Bismarck, plus pomé-ra-nienne que germanique, a utilisé en tous cas un siècle durant, à des fins d'hégémonie européenne, l'inconnue slave. Le jeu que nous avons vu pratiquer par Hitler n'était pas nouveau. En 1848, Tocqueville de-venu ministre des Affaires étrangères, s'y était avant Vichy laissé prendre. « Notre Occident est menacé tôt ou tard, écrivait-il, de tom-ber sous le joug ou du moins sous l'influence directe et irrésistible des tsars. Je pense donc que notre premier intérêt est de favoriser l'union de toutes les races germaniques afin de l'opposer à ceux-ci ». Le bilan d'un siècle d'histoire, comportant pour nous trois guerres et trois inva-sions, aura tragiquement établi où ce « premier intérêt » nous avait conduits. Et voilà maintenant que, cette fois sous la bannière non plus démocratique mais conservatrice, on nous conviait à la même croisade antislave, autrement dit à coopérer après la poméranisation de l'Alle-magne à celle de l'Europe !

Pour en revenir à Pouritch, j'eus plaisir à constater qu'à l'annonce des événements d'avril et du martyre de son pays, son scepticisme, que l'on eût pu croire invétéré, céda vite le pas à un sens élevé des in-

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térêts moraux de sa patrie. Lorsque Rochat lui notifia que, de par la volonté des Allemands, le gouvernement de Vichy ne connaissait plus de « Yougoslavie », il s'attira de Pouritch cette remarque que, s'il en était ainsi, ce serait auprès du Comité du général de Gaulle que son gouvernement se ferait représenter et qu'il aurait, au moins de ce côté, la consolation de pouvoir continuer à aimer et admirer une France qui ne se reniait point. À son départ, il eut la gentille pensée de m'envoyer en clair un télégramme d'au revoir plein, lui aussi, de signification.

En m'engageant pour la première fois dans le hall des Ambassa-deurs, [104] j'y fus happé par l'aboiement d'un caniche nain, blanc, frisé, dont les yeux noirs, pleins d'intelligence, brillaient à travers d'épaisses touffes de poils. Il s'agissait de Salomon qui, quelques mois auparavant, aux environs de Budapest, m'avait dans l'élégante villa des Kuhn — ses maîtres — donné après dîner l'ordre impératif de m'asseoir ; je le retrouvai en fonctions, adulé par tout le corps diplo-matique et faisant plus que jamais figure de chien savant. Son heureux propriétaire, atteint par la limite d'âge, ou plus exactement l'ayant déjà dépassée depuis plusieurs années, était sur le point de quitter son poste de ministre de Hongrie en France. J'eus plusieurs conversations avec lui. L'une d'elles m'a laissé une impression pénible. Je m'étais lancé sur le problème croate et soutenais la thèse que si Croates et Serbes étaient des frères ennemis, ils n'en étaient pas moins des frères aux-quels, durant plusieurs siècles, il n'avait manqué que de combattre côte à côte, mais que la présente guerre leur en fournirait sans doute une sanglante occasion. J'ignorais que le père du ministre avait été, sous le régime austro-hongrois, un des gouverneurs « magyarisa-teurs » de la Croatie. Sans qu'il allât jusqu'à déclarer, comme le fait la propagande allemande, qu'ils étaient des Persans, le comte Kuhn nia que les Croates fussent des Slaves, et je compris, à la passion avec laquelle il soutenait ce paradoxe, que je l'avais, sans le vouloir, heurté dans l'une de ses plus chères idées. Je me repliai en bon ordre sur sa simple affirmation que je n'avais rien compris au problème yougo-slave.

Plus détendu fut notre entretien, lorsque ayant du matin présenté ses lettres de rappel, je l'interrogeai sur les souvenirs qu'il allait em-porter de Vichy. Sans mâcher ses mots, il me déclara « en homme re-devenu libre » qu'il était inconcevable qu'un pays comme le nôtre pût être gouverné par un imbécile — il employa un terme plus cru — de

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l'espèce de Darlan. Je ne m'attendais pas à une telle remarque ; quelle qu'en ait été la vérité incontestable de fond, elle me paraissait se ratta-cher à une offensive tendant au retour de Laval au pouvoir et je ne pensais pas que le comte Kuhn s'en serait fait le protagoniste. Il fut remplacé à Vichy par le baron [105] Bessenyey, mon collègue de Bel-grade avec lequel nous étions, familles comprises, intimement liés. Il me manifesta, non sans courage, les témoignages d'une amitié noble et fidèle et je ne saurais dire combien son attitude et celle de sa femme rehaussaient dans mon esprit la haute idée que je me suis toujours faite de l'âme nationale hongroise. Nous nous vîmes beaucoup, ils vinrent à plusieurs reprises nous visiter à Beaulieu. Lorsque je fus ar-rêté, Bessenyey s'enquit de mon sort auprès des autorités officielles, profita de chaque occasion qui s'offrait à lui pour me faire parvenir des cigarettes, liqueurs, conserves et lorsque, trop bien pour rester à Vichy, il fut transféré à Berne, il manifesta l'intention de venir me dire au revoir — ce qui ne manquait pas de cran — dans ma prison d'Evaux. Comme nous le faisions à Belgrade, nous échangions, à chaque rencontre, renseignements et impressions. Je m'étais promis de l'amener dans l'Isère chez Claudel et Herriot : il avait accepté avec enthousiasme l'idée, mais il dut, sur mon propre conseil, y renoncer, car la veille même du jour que nous avions fixé pour cette visite — ce devait être le 20 septembre 42 — Laval lui avait parlé en de tels termes d'Herriot, le dénonçant comme le plus grand responsable de tout ce qui s'était passé, qu'il y aurait eu, pour un ministre étranger, presque de la provocation à l'aller voir. Le propos de Laval signifiait en clair langage qu'Herriot allait être arrêté : je cherchai à le faire pré-venir à Brotel où je croyais qu'il se trouvait. En réalité, il était à Lyon et c'est là que, trois jours plus tard, le préfet du Rhône Angéli vint lui soumettre l'alternative ou de prendre l'engagement d'honneur de ne pas quitter la France ou d'être arrêté. Le président Herriot répondit que s'il avait voulu quitter la France, il l'aurait déjà fait, mais qu'il n'avait à prendre et ne voulait prendre aucun engagement pour l'avenir, ne sa-chant pas si, un jour, son devoir ne lui ferait pas une obligation de par-tir. Il ajouta qu'en outre il y avait offense, du point de vue des libertés constitutionnelles, à vouloir lui faire souscrire un tel engagement. C'est donc courageusement qu'il opta pour l'arrestation, à laquelle le préfet procéda aussitôt. Deux mois plus tard, nous étions appelés à nous retrouver à Evaux.

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Chapitre VRÉVOLUTION

À REBROUSSE-POILS

Je ne dis pas aux gens : « Vous êtes excusables ou condamnables »... Je leur dis : « Vous mourez ».

GOBINEAU à Tocqueville,20 mars 1856.

La synarchie. — Ses rapports avec des groupes d'affaires allemands. — Son prétendu réalisme. — Pillage de la France sous le couvert de fusions d'intérêts. — Méfiance à l'égard des réactions populaires. — Pétain et la doctrine positiviste des « dignes chefs ». — Faillite de la Révolution dite nationale. — Entraves mises par de nombreux collègues à l'autorité indésirable hors frontières de Vichy.

Retour à la table des matières

Si dans le combat que je menais contre Vichy auprès de mes col-lègues étrangers, il m'était relativement aisé de décortiquer à leurs yeux l'action individuelle et les tenants et aboutissants de' gens comme Pétain, Laval, Brinon, etc., par contre, je me heurtai — surtout en fin 40 et 41 — au travail mystérieux et souterrain d'une équipe à ramifications financières internationales dont on ne savait trop au juste qui tenait les fils et quelles en étaient les appartenances et aspira-tions politiques.

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Il s'agit de la fameuse « synarchie », sorte de société secrète grou-pant un petit nombre d'industriels — polytechniciens, hommes de banque, inspecteurs des Finances — qui, les uns et les autres, aspi-raient sur des bases antiparlementaires, sinon à la reprise du pouvoir, du moins à la prise des leviers de commande économiques du pays. L'un des promoteurs de cette société aurait été un certain Jean Cou-trot : son chef, en 1940, paraissait être Gabriel Leroy-Ladurie, inspec-teur des Finances.

[108]Le mot « synarchie », et aussi les idées dont cette sorte de franc-

maçonnerie se recommandait, ont été empruntés à Saint-Yves d'Al-veydre, curieux esprit solitaire farouchement déchaîné contre le « ma-térialisme gouvernemental », contre les « demi-lettrés dépourvus de toute science sociale », contre tous ces « demi-bacheliers paresseux se glissant dans les poches des traites sur les fonds publics »... Les prin-cipales œuvres de Saint-Yves publiées dans la décade 1880-1890 sont, malgré les richesses philosophiques et historiques dont elles dé-bordent, restées inconnues même des milieux les plus cultivés. Les « synarques » en ont fait le plagiat. Sous l'occupation allemande, il eût été malséant de leur part de se recommander du judéo-christianisme prôné comme le fondement de notre civilisation. Ils ne parlèrent pas de la Mission des Juifs. Si une doctrine les unissait, c'était à l'action, à la prise du pouvoir qu'ils tendaient. Certains d'entre eux, entraînés par le polytechnicien Deloncle, avaient quelques années auparavant mis leur espoir dans la Cagoule, c'était les plus pressés et les moins raison-nables.

Avec l'instauration du régime d'autorité né à Vichy sous patente parlementaire, une occasion plus assise s'offrait à eux de doter, après l'antique Egypte, la France de ce « règne de princes gouvernant simul-tanément » (définition que donne Littré de la synarchie) auquel ils as-piraient. Leur idéologie n'était nullement pro-allemande. Ils méritent d'être différenciés des collaborateurs, avec lesquels beaucoup d'entre eux d'ailleurs ne tardèrent pas à entrer en conflit. Oubliant que rien de national ne se crée sous la botte étrangère, ils crurent que leur « ère », qui après tout ne se différenciait pas tellement de celle des « Organisa-teurs » vantée aujourd'hui par Burnham, était arrivée et qu'il fallait aussitôt en profiter. De fait en fin 40, leur départ fut foudroyant.

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L'organe financier autour duquel les dirigeants de la synarchie gra-vitaient pour la plupart était la banque — aux multiples rayons — Hippolyte Worms. Cette banque avait, bien avant les événements de juin 40, étendu son emprise sur certaines administrations, en particu-lier, grâce à de Monzie et son chef de cabinet Berthelot, [109] sur celle des Travaux Publics. La défaite fournit à la synarchie, déjà ins-tallée dans la place par la présence de Baudoin aux côtés de Paul Rey-naud, une occasion inespérée de faire mieux ; elle devint vraiment une puissance et réussit à s'assurer, avec Baudoin déjà nommé, les Af-faires étrangères, avec Belin le Travail avec Pucheu l'Intérieur, avec Bouthillier les Finances, avec Berthelot les Travaux Publics, avec Le-roy-Ladurie l'Agriculture, avec Lehideux la Production Industrielle, avec Barnaud les Affaires économiques franco-allemandes, avec du Moulin de Labarthète le Cabinet du Maréchal. Jamais Finaly, au maximum de puissance de la Banque de Paris, n'a pu s'enorgueillir d'un tel tableau.

Ce groupement de polytechniciens, inspecteurs des Finances, nor-maliens, faisait figure de parti de « l'intelligence ». Il formait en réali-té une équipe type Bouvard et Pécuchet d'hommes sans expérience politique, tout en livres et équations, et ne tirant leur titre individuel que de leur mandarinat. En ce qui concerne le respect dû au sens na-tional, à l'existence d'une opinion publique, un diplomate étranger au-quel il avait été tenu m'a répété ce propos significatif de Pucheu : « L'opinion publique se fait en France comme ailleurs à coups de pied dans le derrière. » On a vu où cela a mené.

Mais pour rester sur le terrain international qui est le mien, je dois parler des attaches que la banque Worms avait extra muros. Le chef, du moins en titre, de la banque, Hippolyte Worms, n'était pas légale-ment juif, son père ayant joué à son hébraïque famille le tour d'épou-ser une écuyère aryenne ; lui-même s'était marié à une Anglaise que je voyais assez souvent chez des amis communs du Cap Ferrât et par les relations de laquelle il conservait des contacts avec l'Angleterre ou plus précisément avec des gens d'affaires de la City. Malgré ces at-taches qui lui servaient de contre-assurances, Hippolyte Worms et son équipe se lancèrent après l'armistice dans une politique « réaliste », avec les groupes allemands du système Gœring et dont, en la personne de Neuhausen, j'avais à Belgrade connu certaines activités.

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Leur thèse était qu'il convenait de faire aux Allemands une part dans les affaires françaises de façon, touchante illusion, à les [110] empêcher de tout prendre. La hâte que certains ont eue ainsi à nourrir le crocodile s’était déjà, dès la fin de juin 40, manifestée à mes yeux lorsqu'un certain M. Wenger préconisa un rapide transfert en des mains allemandes d'intérêts français dans les affaires pétrolifères de Roumanie.

Le groupe agissait parallèlement avec l'équipe Laval-Abetz-Bri-non, mais ne se confondait pas avec elle. On le vit bien le 13 dé-cembre 40, lorsque Peyrouton-Boufhillier-Alibert-du Moulin réus-sirent à faire limoger Laval, succès qui marque l'apogée de leur puis-sance. Sur le terrain purement financier et industriel, grâce sans doute aux appuis qu'ils s'étaient assurés du côté allemand, les synarques res-tèrent aux leviers de commande, et ce sont eux qui, jusqu'à la fin de 42 et par la personne de Barnaud, comptabilisèrent en « clearing » les prélèvements que les Allemands faisaient sur nos richesses.

M. Barnaud avait pour secrétaire général un agent des Affaires étrangères, François Conty. En raison des liens d'affection qui, depuis plus de trente ans, m'unissaient à son père, mon ancien chef à la Di-rection politique, à Pékin et à Copenhague, je cherchais à lui ouvrir les yeux. Ce fut en pure perte. Vers le 20 septembre 42, reflétant les idées de son patron, François Conty me soutint la thèse que je connaissais bien d'une France dégénérée, pourrie, vaincue, et de la nécessité de travailler non dans un mirage, mais dans le réel.

Le « réel » était, en septembre 42, que les Allemands étaient à Sta-lingrad, contrôlaient la Volga, que la campagne russe était « finie », qu'il n'y aurait jamais de second front, etc. Je haussai les épaules à un tel raisonnement d'un collègue qui, pourtant, avait été à Berlin, à Mos-cou, y avait joui auprès de ses chefs d'un certain crédit et que je conti-nue personnellement d'estimer. Il est vrai qu'entre temps il avait été l'un des principaux collaborateurs en Syrie de Dentz, le général qui ne voyait dans les gaullistes qu'un ramassis d'aventuriers, de « mal ma-riés », d'hommes — suprême injure ! — « pourvus de maîtresses » et « capables de tout ». Pauvre Dentz, dont le nom restera attaché à la capitulation [111] sans défense de Paris et à la tuerie fratricide pour le roi de Prusse en Syrie ! Il eût été bien digne, en tant qu'ancien major de Saint-Cyr, d'être le général de ce curieux assemblage de « compé-tences ».

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Dans la classe prétendument dirigeante, nombreux et haut placés furent ceux qui crurent que le rôle des élites consistait à penser et agir pour le peuple et à lui imposer leurs vues. Ils se considéraient comme étant de droit divin ses « dignes chefs », c'était d'eux que la lumière et l'autorité devaient venir. La thèse n'était pas nouvelle. Elle est l'une des bases de la sociologie positiviste chère à la lointaine adolescence de Pétain et de Maurras. Son inconvénient est de ne point être appli-cable à la France ; celle-ci, façonnée par dix siècles d'histoire, a prou-vé son aptitude massive à se redresser, à retrouver aux pires moments, par elle-même la voie de son relèvement. Il est en elle une logique de race qui lui tient lieu de discipline et de phare.

La trahison des clercs de Vichy aura consisté en ceci qu'ils ont plus eu confiance dans les ressources mandarinées de leur esprit que dans les ressorts et réflexes de la nation. Sous le couvert non' plus d'un évêque, mais d'un maréchal, le drame de Rouen se sera répété. Une fois encore, l'Université omnisciente, pressée de composer avec le « vainqueur », aura cherché à bâillonner une opinion populaire re-belle.

Qu'un Laval ou un Bergery, aux ascendances françaises mal défi-nies, n'aient pas entendu vibrer en eux l'appel du sang et du sol, il n'y a pas autrement à s'en étonner. Qu'à l'exemple de son devancier Henri de Treitschke, Charles Maurras ait été une fois de plus « le sourd qui fait des aveugles », l'observateur renseigné ne saurait en être surpris. Mais pour ce qui est de Pétain, dont la défection a entraîné celle de tant de braves gens, divisé tant de familles et coûté si cher à la France, que ne s'est-il, aux heures d'incertitude et de doute, mieux penché sur l'âme même de la [112] patrie ? Par le truchement de Jeanne d'Arc et le verbe de Péguy, ne lui aurait-elle pas dit dès le 17 juin 40 et répété le 11 novembre 42 : « Tant qu'il est de reste un homme d'armes pour donner un bon coup d'épée, tant qu'il est de reste un seul paysan pour donner un bon coup de faulx, il ne faut pas céder. »

Pétain alla jusqu'à dire de lui-même qu'il était l'incarnation de la patrie... Un diplomate étranger, sautant sur l'idée, s'amusa aussitôt à faire cet à-peu-près : « Le Maréchal vient de faire le don de la France à sa personne. » Mot d'esprit moins pénible à entendre que l'original.

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L'inoubliable : « J'ai fait le don de ma personne à la France pour atténuer son malheur » me paraît, en effet, relever du plus énorme champignonnage de pensée qui ait jamais pu germer dans un cerveau français. Comme si chacun de nous ne formait pas une partie inté-grante, une propriété de la France et n'avait pas à faire le sacrifice de tout à la patrie ! Et que dire de cet autre mot lancé par Pétain conseillant au pays de « repartir de zéro » ? Comme si la France avait à renier son passé proche ou lointain, à faire litière de tout son patri-moine millénaire de souffrances et de gloires, et cela dans le seul pauvre but de mieux emboîter, en direction de l'ennemi, le pas va-cillant d'un octogénaire !

Il faut croire qu'à l'étranger, c'est-à-dire à distance, on discerne mieux la grande voix collective du pays qu'en France même où cha-cun, à son foyer ou sous sa coupole, peut avoir un excès de tendance à n'écouter que le ronron de la coterie à laquelle il appartient. Tout ce que je sais d'expérience est qu'une voix individuelle, fût-elle celle d'un maréchal, n'a de résonance hors frontière que dans la mesure où elle s'intègre dans la grande masse chorale de la patrie. L'attitude adoptée à l'égard des appels de Vichy par l'ensemble des Français de l'exté-rieur — collègues compris — en fait foi. Rien, en effet, ne serait plus erroné que de croire que mon cas ait été un cas isolé.

Qu'il se soit agi de mes anciens chefs Conty, Claudel, Corbin, d'amis comme Pila, Boissonas, Massigli, Naggiar, Bargeton, de Vienne, Kammerer, de Marcilly, Guerlet, François-Picot, de Saint-Jouan, [113] Labbé, de collègues plus jeunes comme de Monicault, Hautecloque, Gilbert de Chambrun, Auge et tant d'autres, je n'ai cessé de me trouver avec eux en pleine communion de vues, d'espoirs, de certitudes. Nous formions un front vraiment commun.

Sans doute notre travail aurait-il pu être mieux orchestré, mais tel qu'il s'est présenté, chacun agissant au gré de son tempérament, de ses moyens, de ses relations, il n'a pas été vain. « Je ne hais pas Laval, disait à Bessenyey un de nos collègues, je le vomis ».

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre VIPRISONNIER DE PÉTAIN

ET DE LAVAL

« Parce que je t'aimais, ô ma patrie, parce que je te voulais grande, heureuse, ceux qui te trahissent mont jeté dans un cachot ! »

LAMENNAIS — Paroles d'un croyant.

Méfiance et dénonciations. — Débarquement des Américains en Afrique du Nord. — Mon arrestation. — Envoi au camp de Saint-Sulpice. — Régime du camp. — Transfert à Evaux. — Dix-neuf mois de captivité. — Débarquement du 6 juin. — Les gendarmes nous ouvrent les portes de notre prison. — Autorité de Vichy tombée en déliquescence. — Vichy, création de l'ennemi, n'a jamais été la France.

Retour à la table des matières

Lorsque je résolus, ma démission une fois donnée, de rentrer en France, je ne me faisais aucune illusion sur les privations qui m'y at-tendaient, non plus que sur les risques personnels que, du fait des acti-vités que j'ai partiellement décrites, j'allais y encourir.' Aussi, pour ce qui concerne ces risques, ne fus-je point autrement surpris d'être, dès notre arrivée à Beaulieu-sur-Mer, l'objet de mauvais regards de la part de ceux qui, emboîtant le pas du déménageur niçois Darnand, s'étaient faits régionalement les champions de la Révolution dite nationale. Je ne m'étais pas fait inscrire à la Légion, nous n'avions pas de photo de

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Pétain sur notre piano, ma fille s'était rendue à Lisbonne en présumé voyage de liaison, un de mes fils, chargé par ses camarades étudiants de l'achat d'une couronne à déposer aux pieds d'une statue de Jeanne d'Arc, en avait commandé une en forme de croix lorraine... Autant de petits faits qui, venant s'ajouter à d'autres actions moins connues, mais soupçonnées, créaient autour de nous une comique ambiance de suspi-cion et d'hostilité.

[116]Ne voulant pas donner à mes écrits quoi que ce soit qui puisse s'ap-

parenter à une mise en scène personnelle, je m'abstiendrai de parler de faits d'un caractère trop particulier et trop local. Ils n'ajouteraient rien d'essentiel au documentaire que j'ai fait dessein d'apporter au dossier de Vichy. C'est du reste tout un volume qu'il faudrait consacrer, par exemple, aux choix qui ont présidé à la désignation de certains offi-ciels de l'ordre nouveau, à leurs antécédents, à leurs capacités, à leurs prétentions, à leur moralité. Je laisse à d'autres le soin de brosser pour la région niçoise ce tableau et aussi celui des hauts fonctionnaires craintifs, des bourgeois vindicatifs, des viveurs internationaux que nous avons côtoyés sur la Côte d'Azur et dont l'existence, pas plus que les pensées flottantes, ne sauraient faire figure d'assise nationale sé-rieuse. Tout ce que l'on pourra en dire ou en écrire mettra en relief le rayonnement de ceux qui, dans ces mêmes milieux, se dégagèrent fort vite de l'état d'hébétement béat et grégaire sur lequel Pétain crut pou-voir, contre le sens national, édifier son autorité. De cet état d'hébéte-ment, suite du trop formidable et trop soudain coup de massue que furent les jours sombres de juin 40, je ne connais pas de vestige plus digne de passer, paroles et musique, à la postérité, que la rengaine : « Maréchal, nous voilà ! » Durant des mois, au voisinage de l'école communale, nous entendîmes à longueur de journée instituteurs et ins-titutrices s'appliquer à ingurgiter cette fadaise dans les oreilles et âmes rebelles de leurs écoliers. Comme il y aurait aussi à dire sur de telles stupidités et également sur les réactions de défense organique, indivi-duelle et nationale, qu'elles provoquèrent !

Pour l'instant, qu'il suffise à mes lecteurs de savoir que nous ne tardâmes pas à être, les miens et moi, fort étroitement surveillés. Cette surveillance s'accentua avec les allées et venues à « La Berrichonne » de certains de mes collègues français et étrangers, avec les visites de quelques pionniers de la résistance dont, par exemple, notre voisin

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Emmanuel d'Astier. Contrôle postal, table d'écoute téléphonique, sai-sies de courrier, dénonciations, inscription sur les listes de suspects, aucun de ces avertissements prémonitoires ne [117] nous manqua ni ne nous échappa. L'ensemble se situait d'ailleurs plutôt sur le plan ré-gional et, de ce fait, fort heureusement, porta longtemps à faux.

C'était à Vichy et même hors frontières que se déroulait l'essentiel de mes activités. Parfois, volontairement, certaines de celles-ci s'exté-riorisaient à des fins de propagande en propos tenus à haute et intelli-gible voix. Je ne pouvais ignorer qu'ils étaient rapportés en haut lieu, puisque telle était à mes yeux leur principale destination. Loin donc de m'étonner de ce qui m'advint, je considère comme une rare fortune, peut-être aidée par de passives complicités occultes le fait que, durant plus de deux ans, je pus mener presqu'à ciel ouvert cette opposition de combat. Mais tant va la cruche à l'eau... et elle se cassa pour moi le 8 novembre 42, le soir même du débarquement américain en Afrique du Nord.

Les faits avaient parlé, la rupture entre Washington et Vichy était accomplie, la fiction de souveraineté sous le couvert de laquelle les complices d'Hitler avaient cru pouvoir disposer de la France était per-cée à jour, le discrédit de Vichy s'étendait aux milieux jusqu'ici les plus réfractaires au gaullisme. Il n'y avait plus qu'à laisser s'écouler les eaux sales. Par ailleurs, toute possibilité de travail international de la nature de celui auquel je m'étais consacré allait pratiquement dispa-raître.

Le départ de l'ambassade d'Amérique, la fermeture plus étanche des frontières, la mainmise de la Gestapo sur tous nos services de po-lice, la suppression de la zone dite libre, le licenciement, de l'armée d'armistice ne laissaient plus guère de place que pour des actions clan-destines qu'en raison de mes antécédents, j'aurais plus compromises que servies. Peu avant mon arrestation, le général de Gaulle, croyant que ma présence à ses côtés pourrait lui être utile, m'avait fait deman-der de le rejoindre à Londres : je ne m'étais pas dérobé à son appel. En fin septembre, il fit de son mieux pour me faire prendre une fois par avion, une autre fois par bateau. Les choses ne s'arrangèrent pas et ce fut une expérience d'un tout autre ordre qui me fut réservée.

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[118]D'internationale, mon observation sur les faits et gestes de Vichy

devint pénitentiaire. Il serait peut-être dommage que cette expérience fût entièrement perdue. Cette pensée m'incite à écrire le présent sur-plus de témoignage. Il est rédigé lui aussi à Evaux derrière mes sempi-ternels barreaux, au lendemain du débarquement, ce 7 juin 44 : j'ai écrit « rédigé », mais en me relisant, je dois mettre « commencé » puisque, vingt-quatre heures après ce début de rédaction, les portes de notre prison où j'aurai passé dix-huit mois allaient s'ouvrir dans les conditions que je dirai. « Parce que t'aimais, ô ma patrie, parce que je te voulais grande, heureuse, écrit Lamennais dans Une voix de Prison, ceux qui te trahissent m'ont jeté dans ce cachot... » Rien de nouveau sous le ciel de France.

Ce fut donc le dimanche 8 novembre 1942, vers 9 heures du soir, qu'un commissaire de police accompagné de quatre inspecteurs vint, d'ordre de Laval, me cueillir en notre paisible villa « La Berri-chonne », à Beaulieu. En me notifiant la décision prise à mon endroit, ce policier m'exprima son regret pour le métier qu'on lui faisait ainsi faire. Il ne m'emmena pas moins à Nice, au siège de la brigade. Un lit m'y avait été préparé dans son propre bureau. Quelques mois aupara-vant, le général de La Laurencie, que je devais retrouver à Evaux, et l'industriel allemand Thyssen, livré par Laval à Hitler, avaient été gra-tifiés d'une installation de fortune identique. Il fallait y voir, paraît-il, une marque d'égards particulière, les autres détenus politiques étant d'habitude conduits à la prison même de Nice. C'est de la sorte qu'avait été traité le gouverneur des colonies Chanel qui, pour son voyage de Nice à Saint-Sulpice où je devais le rejoindre, avait eu, en outre, l'honneur des menottes. Une ampliation de mon arrêté d'interne-ment me fut remise. En voici le texte :

Nice, le 8 novembre 1942.Le Conseiller d'État, Préfet des Alpes-Maritimes, Officier de la

Légion d'honneur, Croix de Guerre,Vu le décret du 18 novembre 1939 relatif aux mesures à prendre à

[119] l'égard des individus dangereux pour la Défense nationale et la Sécurité publique et notamment l'article 4,

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Vu la loi du 15 octobre 1941, conférant au Ministre secrétaire d'État à l'Intérieur et aux Préfets la police des individus dangereux pour la Défense nationale et la Sécurité publique et notamment l'ar-ticle 2,

Vu les instructions de ce jour de M. le Ministre Secrétaire d'État à l'Intérieur,

ARRÊTE :

ARTICLE PREMIER. — Monsieur BRUGÈRE Charles, Henry, Ray-mond, ancien Ministre de France, né à Orléans, le 25 janvier 1885, domicilié à Beaulieu-sur-Mer, villa « La Berrichonne », est astreint à résider jusqu'à nouvel ordre à compter de la notification du présent arrêté dans le centre de séjour surveillé de Saint-Sulpice-la-Pointe, Tarn, où il sera immédiatement conduit.

ART. 2. — Sous Peine des sanctions prévues à l'article 4 du décret du 18 novembre 1939, l'intéressé ne pourra en aucun cas quitter sans autorisation les lieux fixés pour sa résidence et il devra se conformer à toutes les prescriptions qui lui seront adressées pour l'exécution de cette décision par l'autorité compétente.

ART. 3. — M. l'Intendant régional de Police à Nice est chargé de l'exécution du présent arrêté dont la notification sera assurée par M. le chef du Service régional de Police judiciaire à Nice.

Le Préfet : MARCEL RIBIÈRE.

J'aurais quelques raisons personnelles, si j'y voyais le moindre inté-rêt général, à m'arrêter un instant sur cette signature. Ribière et moi avions été ensemble au cabinet de Poincaré. Nous n'avions pas cessé depuis lors d'entretenir l'un avec l'autre d'amicaux rapports et, pour le maintien de l'estime que j'avais pour lui, il eût mieux valu qu'il ne si-gnât pas contre moi un tel document. L'ayant signé, il eût été conve-nable de sa part de s'enquérir du sort qui m'était réservé ou, à tout le moins, de me témoigner un certain regret de l'obligation dans laquelle il s'était professionnellement trouvé placé. Rien de ce genre ne fut fait. Je dois d'ailleurs en toute justice ajouter qu'il eût pu avoir d'autres oc-

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casions de me faire arrêter plus tôt et qu'en l'occurrence, il n'avait cer-tainement été [120] qu'un exécutant passif d'un ordre émanant directe-ment de M. Laval.

J'ignorais tout des conditions dans lesquelles j'allais être interné. Personne ne m'interrogea sur les faits qui m'étaient reprochés et je n'en ai jamais demandé l'explication à qui que ce soit. C'eût été d'ailleurs en pure perte. J'étais, comme bien d'autres, l'objet d'une « lettre de ca-chet » ; elle avait en dernière analyse été provoquée sans nul doute par un télégramme de félicitations et d'adieu qu'à l'annonce du débarque-ment en Afrique du Nord, j'avais adressé au chargé d'affaires d'Amé-rique, point final que, par coquetterie personnelle, j'avais tenu à mettre à mes relations pas toujours faciles avec Tuck. À une question posée par le chef de camp de Saint-Sulpice, il fut répondu par Bousquet, alors grand maître de la police, que j'avais été interné pour « senti-ments antigouvernementaux et gaullistes ». Emprisonnement pour « sentiments », cela me paraît en dire assez long sur les procédés de ces messieurs de Vichy et je verse avec joie une telle énormité à leur dossier. Le même motif est reproduit dans une communication offi-cielle de la Préfecture de Nice dont je possède l'original.

Pour ce qui est du « centre de séjour surveillé » où j'étais astreint de résider, le doux euphémisme signifiait que j'étais expédié dans un camp qui, peu avant la guerre, avait été créé, si je ne me trompe, pour les réfugiés espagnols. II s'étendait sur deux ou trois hectares et était composé de vingt baraques en planches, aux toits de tôle ondulée. Une infirmerie, une salle de lecture, une salle de douches dotée d'une tren-taine de pommes d'arrosoir, des lavabos transformés en auge, des la-trines aux portes démolies, un « mitard » rébarbatif complétaient l'en-semble qu'entouraient des grillages et fils de fer barbelés surveillés par des gardes en armes recrutés de bric et de broc. Le tout, du point de vue descriptif, relevait de ce que Tolstoï, dans Résurrection, nous laisse entrevoir en fait de bagne sibérien. Lorsque pour la première fois, par un temps glacial et neigeux, mon fils Daniel vint me voir et fut introduit dans le « parloir », il fut saisi d'un tremblement nerveux des lèvres et les yeux mouillés murmura, indigné : « Ils ont fait ça, à toi ! » Belle propagande pour vous, vraiment, Monsieur le Maréchal.

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[121]Dans le camp avaient été amassés pêle-mêle des internés poli-

tiques, des condamnés ou ex-condamnés de droit commun du « mar-ché noir », des clochards, un vendeur aveugle de billets de Loterie na-tionale ayant, un jour de manifestation, crié : « Vive de Gaulle » un peu près d'un agent qu'il ne pouvait pas voir, des policiers en rupture de ban, des criminels avérés que l'on n'avait pas osé judiciairement poursuivre par crainte de leurs protecteurs allemands, tel ce P.P.F. qui à Marseille, d'un balcon, avait tiré sur la foule et tué deux mères de famille. Huit cents hommes de tous milieux, de toutes conditions se trouvaient ainsi parqués, certains depuis plus de trois ans, et il était abominable de penser que tout cela était le résultat de simples caprices de police, qu'aucun recours, qu'aucun contrôle n'était, sans compro-mettre leur dignité d'homme, ouvert à ceux d'entre eux qui, pour des convictions patriotiques, étaient traités en hors-la-loi. Le mal n'attei-gnait pas qu'eux, il s'étendait à leurs femmes, leurs enfants dont ils ne pouvaient plus, ayant perdu leur situation, assurer la subsistance : en lieu et place, ils avaient pour toute ressource la possibilité d'obtenir, à titre d'indigents, une indemnité journalière de 12 fr. 50 pour les leurs.

J'arrivai au milieu d'eux en période de grand froid ; certains étaient à peine vêtus. Deux assistantes de la Croix-Rouge et du Secours Na-tional s'efforçaient de leur venir en aide, mais inutile de dire que « leurs » prisonniers, hostiles à Pétain, n'étaient pas jugés intéressants par leurs sociétés et elles ne disposaient que d'un nombre insuffisant d'effets de rebut. Ce fut en vain que je cherchai à obtenir une capote pour l'un de mes plus infortunés compagnons de nationalité espa-gnole.

Le camp était commandé par un capitaine de réserve. Pauvre ré-gime qui en était réduit à confier d'aussi basses besognes à des offi-ciers ! Je dois d'ailleurs reconnaître que l'accueil dudit capitaine ne fut pas à mon égard autrement incorrect. Il poussa même la prévenance jusqu'à venir me chercher à la gare, mais dès que je fus à l'intérieur de ses barbelés, sa supériorité de geôlier reprit le dessus. Il ne m'envoya pas dire que j'étais entièrement sous sa coupe et ironisa lorsque, pas difficile, je manifestai naïvement le [122] désir d'avoir si possible une chambre ou un coin, si modeste fût-il, à ma disposition. « Et aussi sans doute une manucure ? » ajouta-t-il, plein d'esprit. Il fouilla mes

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affaires, mes poches, prit toutes mes pièces d'identité, mon argent, me laissant juste 200 francs pour ma « quinzaine ». Après quoi, je fut conduit à la B. 10 — baraque N° 10 — où, dans la travée 4 on me glissa, par considération pour mon âge et ma situation, un lit entre les paillasses et « châlits » de mes co-détenus. Quatre couvertures sales et trouées me furent remises, ainsi qu'un « sac à viande ». Il était dix heures du soir. Ce ne fut que le lendemain que, les yeux dessillés, je fis la connaissance de mes camarades de travée.

Il y avait parmi eux un gouverneur des Colonies, Chanel, comman-deur de la Légion d'honneur, grand blessé de guerre, un commandant Huot qui s'était illustré à Douaumont, des policiers, un juif à l'état ci-vil chaviré, un antiquaire de New-York et quantité d'autres aux « cas » plus ou moins bien définis. Ils furent tous d'une gentillesse et d'une prévenance extrêmes à mon égard. Qu'il s'agisse de notre chef de ba-raque Cholet, du jeune et sympathique Casanova qui tenait absolu-ment, chaque matin, à me servir mon jus au lit, du divin Popol, clo-chard de Marseille, ex-sergent de Coloniale ayant mal tourné, tous et un chacun s'ingéniaient à m'éviter des corvées et à me rendre service.

Que de braves gens et que de cœurs droits parmi ces victimes de basses dénonciations et de l'arbitraire de Vichy ; dans ma disgrâce, j'en éprouvai d'autant plus de réconfort que je ressentis assez vite l'im-pression que ma présence parmi eux ne leur était pas indifférente, qu'elle leur faisait du bien. Est-il besoin d'ajouter que, du point de vue social, il était bon et juste que quelqu'un de mon milieu supportât dans la défense de ses idées des épreuves identiques aux leurs ?

Le gros des internés politiques était constitué par trois cents com-munistes dignes et disciplinés. Leurs principaux chefs leur avaient été enlevés ; pour plus de sûreté, on les avait envoyés en Algérie. Une trouvaille !... Pendant les quinze premiers jours, ces communistes ob-servèrent à mon égard une attitude de réserve. [123] Seul le hasard d'une couverture à partager au « parloir » me fournit, lors d'une visite de ma femme, l'occasion d'entrer en rapport avec leur « premier de cordée », Plantier, conseiller général de je ne sais trop quel départe-ment. Par lui, je fus introduit auprès des plus intéressants d'entre eux et une véritable sympathie naquit entre nous. Je conserve un particu-lièrement bon souvenir de conversations fort poussées que j'ai eues avec leur bibliothécaire Mermoz, un étonnant autodidacte, ancien ber-

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ger savoyard, avec un de leurs chefs syndicalistes, noir de la Guade-loupe, Capitola, et combien d'autres !

Ils avaient leur troupe théâtrale, leur chorale, leur cantine ; leurs baraques étaient de beaucoup les mieux tenues ; ils organisaient des cours, des conférences et rien n'était plus édifiant que d'observer tous ces hommes d'âges différents, avides de savoir, bûchant comme des écoliers leurs leçons et leurs devoirs à la salle commune de lecture. Certains d'entre eux étaient enfermés là depuis trois ans. Le fait n'est pas à la gloire du gouvernement Daladier, qui les avait fait arrêter et dont le décret du 18 novembre 39, visé dans mon propre arrêté d'inter-nement, est à la base de tout ce traitement. Lorsqu'au cours d'une ins-pection du camp, je protestai auprès de l'envoyé de Vichy contre une telle durée de détention, je m'attirai cette réponse : « Que voulez-vous ? Ils se refusent a faire leur soumission ! » Comme si ce n'était pas noblesse de leur part ! La remarque avait, pour ce qui me concer-nait personnellement, sa portée instructive. Je ne me voyais pas très bien faisant ma « soumission » à Vichy et j'en concluais, sans en être autrement frappé, que je ne serais pas libéré de si tôt.

Sans que j'y fusse pour quelque chose, mes amis et collègues ne tardèrent pas à connaître les conditions dans lesquelles je me trouvais interné ; ils s'en émurent, s'en firent un épouvantable tableau et, heu-reuse contrepartie, la déduction qu'ils en tirèrent ne fut guère à l'avan-tage du régime Pétain. Le ministre de Hongrie prit sur lui d'en parler à Rochat et à Bousquet ; on entrevit d'autres interventions possibles et on décida de me transférer « de toute urgence » du camp de Saint-Sul-pice à l'établissement d'internement [124] administratif d'Evaux. Jetais depuis à peu près un mois à Saint-Sulpice et ce n'est pas sans un cer-tain serrement de cœur que je quittais le camp.

À mon départ, de nombreuses et braves mains connues et incon-nues se tendirent. Je fus même pour la circonstance gratifié du « res-pect » du commandant du camp. Introduit dans son bureau, je haussai les épaules à la vue d'une énorme pancarte reproduisant en belle écri-ture ronde le libellé d'une citation que l'amiral Darlan avait donnée à je ne sais quel commandant de bateau qui avait répondu le mot de Cambronne à un officier lui offrant une chance de poursuivre la lutte. Où plaçait-on à Vichy la gloire ? Et comment, à la lumière de cette citation, pourrait-on douter de ce qu'était alors l'orientation des pen-sées de Darlan ?

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Deux gendarmes me conduisirent en troisième classe — comparti-ment réservé — de Saint-Sulpice à Evaux. La question de savoir si l'on me mettrait ou non des menottes fit l'objet d'un échange de vues téléphonique avec la Préfecture du Tarn : on conclut par la négative.

L'établissement d'internement administratif d'Evaux était ouvert depuis quelques jours seulement lorsque j'y arrivai.

M. Herriot, le général Doyen et M. Jouhaux l'avaient « inauguré », suivis de près par une dizaine d'autres internés de marque en prove-nance de Vais. Le régime qui y était appliqué était totalement différent de celui auquel j'avais été soumis à Saint-Sulpice. À la promiscuité d'un bagne grossièrement et collectivement mené se substituait un ré-gime de surveillance individuelle ; sous un raffinement mielleux d'égards apparents se cachait à l'adresse de chaque interné un fond gradué de haine, de méfiance, de crainte, voire même de vengeance. Nous étions les prisonniers personnels de M. Laval ou de son entou-rage immédiat.

Le cabinet du chef du Gouvernement était minutieusement tenu au courant de nos faits, gestes, relations et pensées ; des rapports quoti-diens, faits de copieux prélèvements de correspondances et de mou-chardages de toutes sortes, lui étaient adressés et faisaient sans doute la joie sadique de nos maîtres, car celui qui [125] les rédigeait s'appli-quait, comme de bien entendu, à les « corser ». M. Bousquet, chef de la police, et M. Buffet, ancien gendarme, promu avec un haut grade, garde du corps de M. Laval, entretenaient le zèle de nos geôliers spé-cialement choisis pour cette triste besogne.

Je me rendis vite compte que si, du point de vue confort matériel, mon transfert à Evaux comportait des avantages certains, il était loin d'entraîner sur le terrain ambiance morale une amélioration quel-conque à la situation que j'avais connue à Saint-Sulpice. Nous avions chacun notre chambre, des bonnes pour nous servir, et, du point de vue alimentaire, avions fort peu à ajouter à l'ordinaire pour être fort décemment nourris, ce qui, j'ai omis de le dire, n'était pas le cas pour le camp que je venais de quitter. Mais, à côté de ces avantages, que de vexations, de lâchetés gouvernementales et administratives, de vilains traitements pour nous et les nôtres il m'a été donné d'observer durant ma détention à Evaux ! Je répugne à trop m'y attarder, m'étant imposé la règle de ne point faire entrer de récrimination personnelle dans ce

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témoignage objectif sur Vichy. Il me suffira de quelques exemples pour montrer tout ce qui se glissait de vilenie dans la « correction » que l'on nous manifestait.

Quelques jours avant notre installation à Evaux, deux officiers, dont le général Cochet, s'étaient évadés de Vais. On en prit prétexte pour nous imposer un régime de secret absolu. Ce secret dura plus d'un mois. Nous ne sortions de nos chambres verrouillées que pour deux promenades d'une demi-heure et strictement individuelles. Même pour aller à un certain endroit, nous devions être accompagnés, avec ordre pour les gardes qui s'en chargeaient de « ne satisfaire qu'une demande à la fois ! » Ce régime continua d'être celui que, de façon sporadique, on appliquait à ceux d'entre nous qui avaient com-mis quelque infraction aux règlements ou simplement avaient déplu à la « Direction ». Le général de La Laurencie en subit plus souvent que tout autre la rigueur. Pour notre malheureux camarade Raymond Phi-lippe, il fut poussé jusqu'au point qu'on le laissa littéralement « crever » sans lui [126] donner la moindre possibilité de se faire soigner et en interdisant, alors qu'il agonisait, l'accès de son chevet à la compagne de sa vie...

En dehors de ce régime d'exception, nous étions de jour et de nuit sous la coupe d'une incessante surveillance individuelle de police. On mesurera ce qu'en pouvait être la minutie lorsque l'on saura que, pour un interné, on ne comptait à Evaux pas moins de six policiers, gardes mobiles ou gendarmes. Ce luxe de surveillance ne s'appliquait pas seulement à nos personnes ; il s'étendait à tous ceux, parents ou amis, qui par la simple imprudence d'un mot de sympathie à notre adresse, se désignaient extra muros à l'attention de ces messieurs. Toutes nos lettres, au départ comme à l'arrivée, étaient ouvertes, scrutées ; des explications nous étaient parfois demandées sur certains de leurs pas-sages, sur la personnalité de nos correspondants ; des copies en étaient prises, envoyées à Vichy, beaucoup étaient caviardées, certaines subti-lisées. On surveillait jusqu'à nos lectures. À cet égard, je n'ai point mentionné qu'à Saint-Sulpice le commandant du camp avait entre autres livres jeté au feu une édition assez luxueuse des Contes de La Fontaine, reçue par un interné, pour la raison qu'il ne voulait pas que de pareilles « saletés » entrassent dans son camp. À moi-même, ledit commandant ne remit qu'après bien des hésitations et difficultés l'His-toire de la Révolution de Michelet. À Evaux, on ne se livra jamais à

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de pareils excès, mais il n'empêche que, sous le prétexte que l'on au-rait pu y glisser des lettres ou documents indésirables, tous les livres, toutes les publications que nous recevions étaient minutieusement examinés.

Je ne m'étendrai pas sur les caprices et façons de faire des commis-saires et inspecteurs chargés de nous surveiller. Ils n'étaient, à mes yeux, que de simples exécutants. Leurs procédés vis-à-vis de nous va-riaient selon leur éducation, leur humeur du moment, leur plus ou moins grand dévouement à Vichy, l'évolution des événements. C'est au-dessus d'eux que se situent les responsabilités ; c'est au-dessus de leurs mesquineries quotidiennes qu'il convient de grouper les faits éta-blissant l'esprit inouï de bassesse et de platitude dans lequel la vale-taille prohitlérienne de Vichy a cherché, contre [127] le patriotisme français, à servir l'action combattante du Reich, à se faire proprio motu les agents bénévoles et zélés de la Gestapo.

En dix-huit mois, nous avons été environ quatre-vingts à passer par Evaux. Exception faite pour une quinzaine d'entre nous, arrêtés pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec leur attitude politique et dont la détention a d'ailleurs été de courte durée, nous y avons été tous in-ternés pour hostilité active à la politique pro-allemande de Pétain et de Laval. À l'un et à l'autre, nous faisions, pour ne pas prononcer le mot à frissons d'otages, office de « témoignage », témoignage du zèle qu'eux et leurs complices apportaient à la prétendue cause européenne ; nous étions les gages vivants de leur vocation collaborationniste.

On nous tenait en cage et, à chaque éveil de méfiance de la Gesta-po, on nous montrait tous au complet derrière nos barreaux. Pour bien marquer que cet esprit de collaboration, ce souci de faire soi-même la sale besogne des autres ne s'arrêtait devant aucun scrupule, aucune affinité de classe ou de rang social, on nous avait pris dans tous les milieux. Francs-maçons, catholiques fervents jusques et y compris un chanoine, communistes, généraux, juifs, antisémites notoires, hauts fonctionnaires, cagoulards, policiers suspects à Vichy, parlementaires de tous les partis s'y côtoyaient. On ne pouvait rêver échantillonnage plus bariolé. Dois-je ajouter que cette constatation à laquelle je me fixais à chaque heure du jour avait en soi quelque chose d'infiniment remontant ? Elle faisait ressortir que le nationalisme que nous enten-dions servir n'était l'exclusivité d'aucun parti, d'aucune classe, d'au-cune coterie, d'aucune génération puisqu'en plus nos âges s'échelon-

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naient de 24 à 75 ans. Nous en pouvions, les uns et les autres, conclure que ce n'était pas avec, mais contre Vichy que se reformait l'unité de la patrie.

Je ne sais si derrière les brimades dont nous étions l'objet, et que dominait le désir certain de plaire à la Gestapo, se glissait également l'illusion que l'on pourrait par la force provoquer parmi nous des sou-missions. Des tentatives assez maladroites, comme celle qui consistait à envoyer auprès de certains d'entre nous des émissaires, [128] bonnes âmes de Vichy, et dont je préfère taire les noms, permettent de le sup-poser. Ces essais furent infructueux ; nous n'avons pas eu parmi nous à enregistrer la moindre défection.

Le sentiment pénible que nous étions les prisonniers non pas des Allemands, mais de Français agissant pour le compte des Allemands, ne pouvait se présenter à nous comme un moindre mal, je ne dis pas moral, mais physique, puisque aussi bien la Gestapo avait toute lati-tude de venir pêcher comme dans un vivier ceux d'entre nous qu'elle préférait mettre elle-même en lieu sûr. C'est ainsi que nous avons vu lui livrer tour à tour M. Herriot, M. Jouhaux, le commandant Loustau-nau, le colonel Fallotin, ce qui donnait un éclatant démenti à la thèse d'après laquelle Vichy nous aurait internés pour mieux nous protéger contre les Allemands ! Belle hypocrisie que cette insinuation de pré-tendue protection émanant d'un gouvernement sans autorité et auquel il nous eût répugné de devoir quoi que ce fût. La vérité est que Vichy, en nous internant de son propre chef, non seulement ne nous proté-geait pas, mais nous désignait à l'attention des Allemands auxquels étaient communiqués tous nos dossiers, et nous mettait préventive-ment dans l'impossibilité de leur échapper.

Nous avions, en outre, conscience que l'abus de pouvoir dont nous étions les victimes avait, en plus de tout ce que je viens de dire, pour objet de mater, par les exemples que nous constituions, une opinion publique récalcitrante, et que, sous ce rapport, on aurait eu plutôt à Vichy tendance à souhaiter qu'à craindre notre éventuel transfert en Allemagne, question d'amour-propre policier et gouvernemental mis à part.

Quarante-huit heures après le débarquement anglo-américain en Normandie, les gendarmes préposés à notre garde profitèrent d'un scé-nario d'attaque de maquis habilement monté, pour passer à la dissi-

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dence et se libérer d'une tâche qui visiblement, encore qu'elle fut com-mandée par un maréchal, répugnait à leur conscience d'hommes et de Français. Le 8 juin 1944, à onze heures du soir, ils furent unanimes à nous ouvrir les portes de notre prison. Braves gens, comptant pour la plupart de nombreuses et glorieuses [129] années de service, qui pré-férèrent s'exposer aux plus terribles représailles plutôt que de conti-nuer à faire supporter de leur fait à la patrie un prolongement de mal-propreté et de désordre moral.

Il faut avoir vécu un pareil jour et une pareille heure pour en saisir la portée. Ce geste d'une soixantaine de gendarmes, représentant l'ordre français de toujours, illustre et couronne, mieux que toute autre conclusion, ce que j'ai cherché à inclure en cet écrit. Vichy, création de l'ennemi, n'était pas la France. Il était logique et moral que son éphémère pouvoir tombât en déliquescence dès l'instant que s'effon-drait le mythe de l'invincibilité allemande sur lequel il avait été men-songèrement établi.

Pas un coup de fusil ou de revolver ne fut tiré, pas un policier, si grassement payé qu'il fût, ne se fit contre nous le défenseur de l'indé-fendable. Notre prison d'Evaux, symbole du régime, fut abandonnée de tous. Prisonniers et gardiens, pêle-mêle sur les mêmes camions, lui tournèrent allègrement le dos. C'était à l'opposé de tout ce qu'elle re-présentait que se situait — nous le sentions tous — la direction de la France...

La Rivière, 10 juillet 1944.

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre VIILES MAUVAIS

EMBRAYAGES D’ALGER

Un jour viendra où nos armes, reforgées au loin, reviendront triomphantes sur le sol national. Alors, oui, nous referons la France !

Général DE GAULLE. (Londres, 26 juin 1940).

Unanimité de l'opinion. — Arsenic et vieilles dentelles. — Evadés de France. — Reconstitution des partis. — Les « planches pourries » de M. Vincent Auriol. — Mise en garde de mes codétenus d'Evaux. — Assemblée Consultative Crou-pion. — Protestation des Quatre-Vingts opposants de Vichy. — Aucune atmo-sphère de guerre civile ou de complot communiste. — Intégration de la Résis-tance dans la légitimité républicaine gaulliste. — Emmanuel d'Astier. — Le « neuf » et le « raisonnable » du Général de Gaulle. — Révolution dans la Loi.

Retour à la table des matières

Alors que s'ouvrait droite devant lui la grand'route nationale' qu'il lui eût suffi de suivre pour atteindre un des hauts sommets de notre destin, l'attelage « Résistance-Rénovation 44 » s'en est allé par des chemins de traverse s'embourber dans les vieilles ornières que chacun de nous avait fait serment de ne revoir jamais. Nous ne luttions pas, avions-nous dit avec le Général de Gaulle, pour reblanchir des sé-pulcres et voilà que, moins de dix-huit mois après la Libération, les sépulcres — quelle que fût la variante constitutionnelle en gestation

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— se retrouvaient blanchis au point que l'Homme du dix-huit juin, ne reconnaissant plus dans ce qui se préparait son œuvre, préféra le 20 janvier 46 en laisser à d'autres la poursuite. Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?

La funeste étape d'Alger en est pour moi l'explication première. En accueillant à bras trop pressés et trop ouverts le tout-venant [132] po-litique et administratif qui, pour se dédouaner et se premier servir, se présentait à eux, le Général de Gaulle et ses compagnons se sont mal rendu compte que les véritables ressources et ressorts du pays les at-tendaient en France métropolitaine. Tant qu'il restait un Allemand à bouter dehors, il ne pouvait venir à l'esprit de patriotes désintéressés de gagner Alger alors que sur toute l'étendue du territoire venait d'éclater contre l'occupant le soulèvement généralisé auquel ils avaient clandestinement travaillé.

Durant leurs années de glorieuse absence, les Français Libres 40, 41, 42 — les seuls qui valent — n'ont vécu qu'en pensée et défor-mante propagande le calvaire de l'occupation. Tout à l'action, ils ont mal discerné le pénétrant travail qui s'était fait dans les esprits et y avait insufflé dans l'éclatement des partis une atmosphère d'unanimité nationale, assoiffée de Renouveau. Rien de plus légitime qu'ayant été des premiers à s'insurger contre la capitulation et la collaboration, ils en aient retiré un sentiment de satisfaction et de fierté s'apparentant à celui de Chantecler au lever du jour. D'habiles gens, leur arrivant tout de frais enfarinés de la résistance des autres, exploitèrent ce sentiment et se firent, pour ce qui restait sans péril à entreprendre, leurs « bons apôtres ». L'arbre vigoureux qu'ils représentaient leur aura partielle-ment caché la forêt. Pourtant c'était bien de cette forêt qu'il eût fallu tirer les étais nécessaires à la remise à neuf de la charpente. On se mit à en faire à Alger avec du bois mort.

Pour m'en tenir au plan parlementaire, j'aurai, je crois, illustré aux yeux de tous ma pensée, en me bornant à citer, sans acrimonie, à titre d'exemples, les noms de Félix Gouin et d'Henri Queuille. Le premier fut curieusement choisi pour présider l'Assemblée Consultative consti-tuée à Alger en novembre 43 ; il en marqua sa gratitude au Général de Gaulle en se substituant à lui en février 46. Il sombra dans le scandale des vins. Pour le « Renouveau », l'opinion publique était servie. Quant à mon compatriote corrèzien Henri Queuille, en fait de dynamisme, il me paraît difficile d'oublier que, pas plus qu'Herriot, il n'eut d'opinion

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le 10 juillet 40 [133] sur l'attitude à tenir face au coup d'État Laval-Pé-tain. Il s'abstint.

« Ce n'est pas avec les seuls hommes du 18 juin que je peux rebâtir la France », me disait dès notre première rencontre en septembre 44 le Général de Gaulle. D'accord, mais ce pouvait l'être encore bien moins avec, pour principal renfort, le groupe — arsenic, vieilles dentelles — de vieux politiciens et arrivistes-fonctionnaires volant à Alger au se-cours de la victoire. Les conséquences en ont été si funestes que l'on est en droit de se demander si, comme d'ailleurs le Général en avait eu l'intuition, il n'eût pas mieux valu que le Comité de Londres, tenu à l'écart du débarquement du 8 novembre 42, laissât à son tour les An-glo-Américains se débattre en Afrique du Nord dans leurs contradic-tions avec leurs Giraud, Darlan, Boisson, Peyrouton... Les événements se seraient vite chargés de faire par l'absurde la preuve qu'il n'y avait pas de France Libre sans de Gaulle. Celui-ci aurait de la sorte évité son pénible duumvirat avec Giraud, n'aurait point été mêlé à de som-maires mesures de répression du type exécution Pucheu, ne se serait pas trouvé engagé dans l'élaboration anticipée de tout un attirail préfa-briqué d'institutions dont le moins qu'on puisse dire est que dans leur application elles ont été à l'origine de pas mal de dissonances natio-nales. Tout cet excès de préparations dans le vide — puisque l'on était sans mandat — aura abouti à cette inconséquence que l'illégalité du pouvoir de Vichy, qui eût dû être à la base de toute la réédification à entreprendre et dont nous avions fait notre arme principale de combat et aussi notre justification, n'a même pas été proclamée.

Voilà qui faisait l'affaire de ceux qui ayant joué sur les deux ta-bleaux n'avaient eu que pour seule ambition de gagner sur les deux. Accueillis en enfants prodigues à Alger, avec orchestration radiopho-nique, ces ouvriers de la treizième heure se parèrent du titre vraiment bien trouvé « d'évadés de France » — il en est qui le portent encore à notre annuaire des Affaires étrangères. C'était bien effectivement d'une évasion qu'il s'agissait, évasion devant le devoir et le danger. Car dès le printemps 43, le péril et [134] l'exemple à donner se si-tuaient en France et non à Alger, surtout pour ceux qui n'étaient ni en âge ni en disposition d'esprit de s'enrôler dans des formations mili-taires régulières. L'évocation de cette fuite à la prébende ne mériterait que haussement d'épaules, s'il ne s'y était mêlé pour l'avenir du pays du plus irrémédiable.

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L'afflux de ces mouches du coche eut nécessairement dans le dés-œuvrement d'Alger pour conséquence qu'il fallut pour chacune d'elles trouver un emploi ou un semblant d'emploi. On se mit donc à jouer au Gouvernement. Les Commissaires se promurent Ministres, on procéda à la nomination de Commissaires de la République pour les princi-pales régions du territoire métropolitain non encore libérées sans tenir le moindre compte des situations qui s'y étaient acquises. Dans chaque administration on s'octroya de scandaleux avancements en oubliant ceux des fonctionnaires qui, restés en France, s'exposaient quotidien-nement aux fusillades et camps de mort lente. Tout ce que je pourrai dire sur ce triste sujet restera d'ailleurs en deçà de l'impression de dis-cordes, rivalités, délations qui se dégage si péniblement des souvenirs du pourtant très orthodoxe Jacques Soustelle.

Un « Gouvernement » démocratique, ne fût-il que provisoire, ne serait pas complet s'il n'y avait auprès de lui un organe de parlotes par-lementaires. On vit donc se constituer une Assemblée Consultative où d'entrée de jeu une place, encore que modeste, présidence Gouin mise à part, fut réservée à des professionnels de la Troisième. Leur tech-nique s'y révéla de telle qualité qu'ils en devinrent vite les teneurs de ficelles. Ils en profitèrent aussitôt pour regrouper leurs partis respec-tifs, pour remobiliser avant même leur retour, par l'appât de promesses de dédouanement, places, honneurs, leur clientèle de toujours, éparse et désemparée... Il y eut là un phénomène de replâtrage d'autant plus inexplicable que le Général de Gaulle aurait eu toutes raisons pour ne point s'alourdir de tels chefs de file sans autre titre que d'avoir appar-tenu à un parlement défaillant. Lorsqu'il avait sollicité leur concours, qui lui eût été alors précieux, ils s'étaient tous en juin 40 dérobés et il ne pouvait pas ignorer que dès le printemps 42, comme j'en [135] ai déjà fait mention, le Président Roosevelt pour contrecarrer son action avait par de constants appels cherché à lui opposer leur prototype Her-riot. Le manège contre lequel dès mars et novembre 41 le Général de Gaulle avait prononcé l'anathème majeur se remit à tourner aux mêmes airs de la même bastringue. Chacun réenfourcha son cheval de bois et se remit à redécrocher des anneaux. « Tout renouveler jusqu'à l'air que l'on respire », clamait Bernanos. Que dès sa naissance ce péril fut perceptible tout au moins pour ceux restés en France, je n'en cite-rais pour preuves que deux très significatifs témoignages. De son ha-meau de Combecroses, par Cagnac (Tarn), M. Vincent Auriol s'expri-

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mait de la sorte, en mai 1943 : « Si l'on veut faire une construction solide et saine, qu'on laisse donc à terre les planches pourries... » De notre côté en notre prison d'Evaux nous fûmes à ce point émus de ce qui se tramait que quatre d'entre nous et non des moins « gauche » adressèrent le 24 décembre 1943 au général de Gaulle une prophé-tique mise en garde digne je crois d'être citée. Sous les signatures de Champetier de Ribes, Jean Nocher, Roger Stéphane, André Blumel, on y lit des phrases comme celles-ci :

« Si la guerre et l'horrible servitude que nous vivons aujourd'hui nous ont administré une preuve, c'est bien celle de la faillite d'un régime dont, les classes dirigeantes étaient pourries, les institutions minées, les for-mules politiques dépassées. Les évidentes responsabilités militaires du désastre n'excusent pas à nos yeux les responsabilités politiques... Il ne s'est trouvé le 10 juillet 1940 qu'une poignée d'élus pour refuser de trahir le mandat qu'ils avaient reçu du peuple... Les partis disqualifiés dès 1939 se sont effondrés en 40 et seront définitivement discrédités à la Victoire...

« Il ne saurait être question de faire appel à d'anciennes assemblées ou à de vieilles formules dont les événements n'ont que trop démontré l'im-puissance. Nous craignons que la reconstitution des partis n'ouvre la voie à un échange d'absolutions et à un concours d'indulgences qui compromet-tront irrémédiablement notre résurrection. La liquidation des régimes de force ne doit pas aboutir à la renaissance des régimes de faiblesse et de reniement, car alors on devrait redouter que la Révolution tant attendue ne sombre dans la pire des restaurations.

« Voilà pourquoi nous faisons le vœu de voir se constituer au-delà de tous les partis, un grand parti Républicain du Peuple réunissant sans au-cune [136] pensée d'exclusive ni d'exclusivité tous ceux qui dans la ter-rible lutte pour la Liberté se sont forgés de nouvelles raisons de vivre et de créer. C'est à vous, Monsieur le Président, qu'il appartient de déchaîner et d'animer cette jeune force... »

L'esprit qui, à retardement, devait quatre ans plus tard inspirer la création du Rassemblement du Peuple Français était bien dans le même alignement de pensées. Mais, hélas ! le ver s'était déjà glissé dans le fruit. L'appel ou l'acceptation à ses côtés de professionnels po-litiques aussi marqués que Queuille, Gouin, Le Troquer témoignait

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que le Général avait à cette date quelque répugnance à en appeler di-rectement au peuple et eût préféré asseoir définitivement son autorité sous le patronage et avec le concours de vedettes parlementaires dont il pouvait effectivement croire que la déroute de 40 aurait clarifié l'en-tendement. On ne pouvait être plus respectueux de l'ordre dit républi-cain. Un tel retour en arrière de la part d'un chef, auquel le pays était alors unanimement disposé à faire seul confiance, ne peut s'expliquer, à l'honneur dudit Chef, que par un excès de scrupules. Pensant plus en historien aux fins toujours tragiques des dictatures qu'à leur établisse-ment glorieux, il n'a pas voulu, alors qu'il en avait tous les moyens, rétablir à son profit un césarisme plébiscitaire.

Un facteur d'ordre psychologique personnel l'y aura d'ailleurs inci-té. Le Général de Gaulle aime profondément le peuple, a même une prédilection fort marquée pour les petites gens. Son plus constant sou-ci est de les libérer des féodalités qui politiquement les grugent et so-cialement les exploitent. Mais il a une horreur quasi-physique du dé-braillé de la foule et ne croit pas à l'âme collective qui peut s'en déga-ger et que sous la dénomination « opinion publique » de trop habiles tacticiens de couloirs, de finances et de presse modèlent et modulent à leur gré à des fins de pouvoir bassement anonyme. La dictature des masses l'effraie plus que toute autre. Face aux tribuns, jouant et abu-sant du peuple, il y a certainement du Coriolan en lui par le désintéres-sement et l'intransigeance d'esprit. Du Grant aussi dont Théodore Roosevelt se plaisait à écrire qu'il était « l'antithèse de la légèreté, de l'inconstance, [137] de la volatilité », qu'il n'était pas de ceux qui pou-vaient se laisser influencer par une majorité hostile du Congrès, qu'il avait été « l'homme des puissants jours et égal à ces jours »...

Il fallait compter, par ailleurs, avec les contestations américaines quant aux titres que pouvaient revendiquer les « so-called Free French » de représenter la nation. Le concours et l'aval de parlemen-taires connus présentaient de ce point de vue quelque intérêt. Qui eût pu croire qu'il serait poussé au point qu'après l'installation du Gouver-nement Provisoire à Paris, la Présidence intérimaire du Conseil allait être confiée au vieux M. Jeanneney sous la présidence de qui la forfai-ture constitutionnelle de Vichy avait été quatre ans plus tôt consom-mée. Nos nouveaux pouvoirs publics se privaient ainsi de l'avantage qu'ils eussent eu à proclamer, comme nous étions si nombreux à le

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préconiser, l'illégalité du transfert à Pétain des droits souverains de la nation.

Dès que fut connue la constitution d'une assemblée consultative appelée à marquer la rentrée en scène à Alger d'un personnel politique périmé, il n'y eut guère de résistants restés en France qui n'en témoi-gnèrent aussitôt de la surprise, déjà voilée de naissante amertume. Quatre-vingts parlementaires avaient en juillet 40 voté contre les tous-pouvoirs à Pétain. Aucun d'eux n'avait démérité ni forfait à son man-dat. Aucune consultation électorale ne les en avait déchargés. Ils res-taient seuls à pouvoir parler valablement au nom d'institutions républi-caines qu'ils n'avaient point trahies. Leur groupe en avril 44 éleva une protestation contre les pouvoirs que s'attribuait l'assemblée d'Alger ; il ne lui reconnaissait aucun titre pour représenter même provisoirement la France. Je suppose que leur rappel d'existence ne plut guère à ceux de leurs collègues qui, après avoir validé, à tout le moins de leurs abs-tentions, l'usurpation de Vichy, s'en étaient allés à Alger.

Une telle prise de position explique sans doute l'ostracisme dont les Quatre-Vingts furent l'objet lorsque, la libération acquise, il dut être fait appel à une assemblée consultative agrandie. Malgré les ef-forts et objurgations de leur président Paul-Boncour, ils durent s'am-puter de plus des deux tiers pour y trouver place. Ils eurent [138] tort de s'en accommoder. L'opinion ne fut pas alertée. L'équipe parlemen-taire d'Alger dont on sait par la suite ce qu'elle a donné marquait contre eux un point. Ce ne fut heureux ni pour le Général de Gaulle ni, par voie de conséquence, pour la rénovation de la France. Ce n'est pas avec du vieux rafistolé que l'on réussira jamais à faire du neuf. Sur ce plan également il eût mieux valu que l'expérience du gouvernement préfiguré de la France ne fût point faite hors du territoire métropoli-tain national.

Sous l'impulsion des mêmes sentiments que le groupe des Quatre-Vingts, le journal clandestin Combat commentait en ces termes la re-mise dans le circuit gouvernemental d'hommes qui, si ostentatoire-ment, s'étaient laissés dépasser par les événements : « Voici la cohorte des nouveaux sauveurs barbichus, aigrelets ou redondants, la bouche en cœur et la larme à l'œil, prêts à accomplir la grande Relève, la Re-lève de la Résistance. À nous les prisons et les cimetières, à eux les sièges ! »

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Plutôt que d'avoir recours à de si contestables répondants, comme il eût mieux valu que le général de Gaulle, pour finir d'asseoir son au-torité tant extérieure qu'intérieure, procédât, sur son nom et l'instaura-tion de son gouvernement provisoire, à des consultations électorales immédiates au fur et à mesure de la Libération du territoire, celles-ci ne fussent-elles que régionales voire communales. Quand je lui en fis la remarque, le Général me répliqua : « Nous n'aurions eu que des communistes ! » Voilà qui me ramène au handicap qu'a constitué pour notre redressement national la méconnaissance de ce qu'était le climat psychologique du pays par ceux qui n'y avaient pas vécu l'occupation. La propagande germano-vichyssoise qui affectait de dénoncer en tout gaulliste militant un communiste en puissance avait à ce point altéré les faits que beaucoup d'esprits raisonnables et amis en étaient arrivés à redouter que la Libération ne s'accompagnât des pires excès révolu-tionnaires. M. Stucki, ministre de Suisse, écrivit un livre sur les condi-tions dans lesquelles il avait « sauvé » Vichy ; et n'a-t-il pas été jus-qu'à M. Herriot pour se faire circonvenir au point de se laisser amener à Paris dans la voiture de Laval, huit [139] jours avant que Leclerc n'y entre, comme pour illustrer l'article que Marcel Déat faisait paraître le 17 août dans l’Œuvre sous le titre incendiaire : « La France en proie aux factions ».

Il n'y eut nulle part de mouvement insurrectionnel. Le fait mérite d'être relevé d'autant que, par suite des destructions, le manque de liai-sons administratives eût pu être aisément exploité en quelque point du territoire que ce fût par de petits groupes de meneurs résolus. Pas une ville, pas une commune n'a été, ne fût-ce que quelques jours, entre les mains de comités révolutionnaires en rébellion contre l'autorité qui s'instaurait. À Paris, dans les quartiers les plus « rouges », des barri-cades s'étaient dressées contre les occupants. Eux partis, qui eût pu empêcher qu'elles ne fussent utilisées par des bandes communistes, s'il y en avait eu d'organisées ?

Quel que soit le nombre, certes impressionnant, des exécutions sommaires, des vengeances locales, des actes isolés de banditisme que l'on puisse à satiété relever, non, pas un instant ne s'est respiré en France une atmosphère de guerre civile. Certes, parmi les Commis-saires d'Alger et les membres du Comité National de Résistance, il en est qui se targuent d'avoir prévenu par des mesures appropriées d'éventuels soulèvements. Il se peut que certaines de ces initiatives

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aient été sur ce plan heureuses. Mais il n'en reste pas moins ce fait es-sentiel, valable pour toutes les parcelles de territoire, que l'opinion publique sans personnes interposées s'en remettait au seul général de Gaulle. C'est à lui, à la mystique qui s'était fixée sur son nom, à l'ivresse ressentie de participer, grâce à lui, à la victoire que la France doit d'avoir échappé en 44 à l'anarchie et au communisme.

Par la faute de Vichy, les cadres de la nation avaient pour la plu-part sauté. Il ne fût rien resté au pays pour l'inciter à l'ordre s'il n'y avait eu de Gaulle. Pour en juger et mesurer le degré d'aberration et de manque de foi républicaine qui étaient le propre de tant de nos hommes politiques aujourd'hui revalorisés, qu'il me suffise de témoi-gner que le plus représentatif d'entre eux, M. Edouard Herriot, parlant à ma personne à Evaux (Creuse), n'excluait pas en 42-43 la possibilité de se rallier à une restauration [140] monarchique. Et ce ne fût pas là une boutade d'un jour mais une pensée dont il m'a entretenu à maintes reprises. Il ne l'a balayée de son esprit que le jour où il apprit que le Comte de Paris, en fait de chance de restauration, avait déjeuné avec Laval.

Oui, en esprit, la légitimité républicaine s'était dès juillet 40, tandis que la Chambre des Députés la trahissait de ses 569 forfaitures indivi-duelles, réfugiée à Londres. Elle y demeura dans son intangibilité quatre ans durant au même titre que la légitimité hollandaise avec la Reine, la luxembourgeoise avec la Grande Duchesse, la norvégienne avec le Roi, la belge avec le Gouvernement Pierlot... Tout ce que ten-tèrent de permanent les Allemands et leurs complices en Occident s'en trouva vicié par la base. Rien n'est plus fort que le droit, rien n'est plus impératif que la légitimité surtout en un pays comme le nôtre. Les me-nées subversives de communistes aux ordres de Moscou, si elles s'étaient produites, ce qui n'a pas été le cas en 1944, n'y auraient pas eu davantage de prise. Est-il besoin d'ajouter que cette légitimité avait en de Gaulle sa personnification la plus qualifiée, la plus désintéres-sée, la plus apte à se faire écouter et respecter et qu'elle avait reçu presque immédiatement une éclatante consécration de fait dans le ral-liement de tous les territoires français d'outre-mer hors de l'atteinte ennemie. Le drame pour la plupart des pays actuellement de l'autre côté du rideau de fer a été que la légitimité chez eux avait joué la carte des vaincus, et que leur résistance aux occupants a été beaucoup plus

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le fait d'agents étrangers que nationaux. Tel a été bien entendu surtout le cas de la Hongrie, de la Bulgarie, de la Roumanie.

Légitimité dans le haut sens du mot et guerre-à-Vichy se sont par contre trouvées indissolublement associées dans les pensées et activi-tés, même à caractère terroriste, françaises contre les Allemands et leurs collaborateurs vichyssois. Est-ce à dire que la Résistance n'ait pas eu sa vie propre et se soit trouvée sous la commande de Londres et ultérieurement d'Alger ? Oui, sans doute pour certaines de ses mani-festations les plus agissantes. Mais dans l'ensemble, je crois que l'on peut et que l'on doit dire que la Résistance a été l'œuvre de tous et de personne. Dans ses rangs et dès les [141] premiers jours, on en a compté qui « croyaient au Ciel » et d'autres « qui n'y croyaient pas ». Il a fallu attendre près de dix-huit mois pour qu'on vît en France un agent autorisé à parler et agir au nom du Général de Gaulle. J'ai déjà eu à en faire mention dans la partie de ce livre plus spécialement consacrée à Vichy.

Intégrer la résistance dans la Légitimité Républicaine réfugiée à Londres en la personne du général de Gaulle fut certainement un des faits les plus marquants de cette héroïque période. Personne ne paraît jusqu'ici l'avoir souligné à sa juste valeur et pourtant c'est bien lui qui, à l'inverse de ce qui s'est passé dans d'autres pays, aura assuré à notre Libération une portée essentiellement nationale, hors d'atteinte des agents étrangers de quelque nationalité qu'ils fussent. Ce travail d'amalgame n'a pas été tout seul. Quel que fût l'intérêt que l'on y por-tait dans les milieux français de Londres, Il fut surtout, dans l'absence de liaisons avec ce même Londres, l'œuvre d'un tout petit nombre de patriotes de la zone « libre ». À leur premier rang, à côté de Jean Moulin, mon témoignage personnel situe Emmanuel d'Astier.

Cette intégration présupposait de difficiles et dangereuses prises de contact avec des poussières de groupements qui, dès l'automne 40, avaient surgi un peu partout, travaillaient en ordre dispersé sans par-fois même se soupçonner, et dont on décelait mal les inspirateurs de toutes appartenances politiques, confessionnelles, sociales. Dans cer-tains même on pouvait craindre des agents dénonciateurs de la Gesta-po ou de la police de Vichy. Il en était qui, bien qu'inspirés par des chefs de la classe du général de La Laurencie, de qui je le tiens, avaient déjà cherché appui et assistance auprès de l'Intelligence Ser-vice en Suisse, d'autres auprès des services américains de Vichy. Mat-

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thews, chargé d'affaires américain, avait même assez candidement ten-té de m'aiguiller sur son attaché naval qui souhaitait l'organisation d'un service de renseignements dans la région de Toulon, voisine de Beaulieu où je m'étais réfugié. Il fut un temps où toutes les liaisons entamées avec le général de Gaulle furent systématiquement boycot-tées par les Anglo-Saxons [142] dans l'espoir que, volens nolens, nous passions tous à leur service. Si des hommes de la trempe et de la classe de d'Astier n'y avaient en temps voulu, c'est-à-dire dès l'été 1941, fait barrage, on peut se demander ce qui serait advenu de notre intégrité nationale.

Oui, d'Astier, spécialement dans les années cruciales 1941-1942, a fait pour le groupement des centres de résistance et leur attachement à Londres un périlleux travail. Le goût inné en lui de l'aventure l'y a peut-être poussé mais on ne peut contester que son action persévérante s'est, sans bavure ni relâche, exercée sur ce plan dans le sens national le plus efficient. Il a voulu et obtenu que la Résistance fût autre chose qu'un réseau de services secrets à la discrétion des Commandements militaires britannique et américain. Il a voulu et obtenu que la France, pour prendre son expression, courut à son destin sous ses propres cou-leurs et sur son propre cheval. Dès l'automne 40, je l'ai vu s'y em-ployer en isolé ne renâclant à aucune prise de contact ni à aucun voyage. Il y apportait cette note séduisante de fantaisie, de titi parisien de bonne race qui le caractérise. Bien avant qu'il n'ait adopté son nom de passe de Bernard, et qu'il ne s'affuble par intermittences d'une barbe de sapeur dont l'exhibition agressive lui aura sans doute servi plus d'une fois de rassurant sauf-conduit, il venait fréquemment me voir à Beaulieu, me disait ses premières prises de contact avec de Menthon, Frenay, Jouhaux. Ma fille Nicole s'étant rendue à Madrid en juillet 41 poussa, à sa demande, jusqu'à Lisbonne pour assurer l'une de ses toutes premières liaisons avec les services français de Londres et fut à son retour utilisée à maintes reprises par lui dans diverses mis-sions. Le 14 avril 42, Jean Moulin, alors Régis, vint nous entretenir à Nice, d'Astier et moi, de son projet de création d'un Comité National de la Résistance ; à la suite de quoi d'Astier partit lui-même pour Londres dans cette équipée de sous-marin dont il a conté l'aventure dans son Sept Fois Sept Jours. Dès le lendemain de son retour en France, il me remettait à Antibes, le 20 juillet, chez Madame Cha-dourne, une lettre manuscrite du général de Gaulle portant la date du

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12 mai 42. Tout cela pour [143] dire que mon témoignage à son en-droit ne repose pas sur de fugitives impressions...

L'atmosphère d'Alger n'était pas de celles qui pouvaient lui conve-nir. De fait il s'y sentit mal à l'aise et bien que le général de Gaulle lui eût confié le « Ministère » de l'Intérieur, il ne manqua jamais une oc-casion de s'en échapper pour Londres où il préférait s'employer à obte-nir, de Churchill en particulier, le maximum d'armes pour le maquis. Une telle indépendance lui coûta son portefeuille. En compensation l'ambassade de Washington lui fut offerte. Il avait trop de fierté pour l'accepter dans de telles conditions et il s'aiguilla vers le communisme. Dans nos rangs, il y eut pas mal de d'Astier et c'est la raison pour la-quelle je me suis attardé à son cas. Le combat fini, on leur en préféra de plus rampants.

En cette fin de chapitre, le lecteur aura, je le crains, l'impression que j'ai mal dit la part de responsabilité qui incombe au général de Gaulle dans les dérapages d'Alger. De fait je ne parviens pas à m'ex-pliquer qu'il ait pu délibérément laisser se réouvrir les portes du pou-voir à un personnel et à un état d'esprit politiques qu'il n'avait cessé de combattre et qu'aujourd'hui encore à la tête du R.P.F. il combat avec plus de vigueur que jamais. Le contraste est tel qu'on ne peut que l'at-tribuer à la situation quasi inextricable dans laquelle en venant à Alger il s'est trouvé placé. Dans les conditions que j'ai précisées, la politique américaine avait contre lui fait appel au général Giraud et accepté le concours de l'amiral Darlan. Il eut ainsi à faire face à deux opposi-tions, la pétino-giraldienne et l'américaine, en un lieu et un temps où ne pouvait s'affirmer en direct une volonté populaire impérative, de la nature de celle sur laquelle il eût pu s'appuyer sur territoire métropoli-tain. En France il eût eu toutes les cartes en main, à Alger il lui fallut mettre des atouts dans son jeu, et des atouts ayant conservé encore quelque valeur aux yeux prévenus contre lui de Roosevelt.

Si dans mon opinion l'absence, contrairement au dicton, eut mieux valu que la présence, il n'en reste pas moins que celle-ci pour l'immé-diat comportait des attraits auxquels ne pouvaient rester [144] insen-sibles ceux qui depuis plus de trois ans avaient tout sacrifié pour ré-pondre à l'appel du 18 juin et ne se souciaient pas de se laisser « din-donner » par les transfuges de Vichy. Le général de Gaulle avait à prendre leur défense et aussi celle des unités combattantes groupées sous son autorité et qui risquaient, s'il n'y mettait bon ordre, d'être sa-

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crifiées dans un salmigondis d'armée sous contrôle américain. Déjà les Américains avaient obtenu du général Giraud un statut d'administra-tion militaire des territoires libérés heurtant la susceptibilité nationale et contre lequel dans le souci de la souveraineté française il était indis-pensable qu'une voix autorisée s'élevât.

À ces considérations de fait, il serait vain de ne pas en ajouter d'autres relevant de la psychologie personnelle du général de Gaulle. Sa personnalité est complexe. Exception faite peut-être de Moustapha-Kemal, je ne crois jamais avoir approché dans quelque pays que ce soit un chef de son envergure. Nul plus que lui ne voit loin, nul plus que lui ne donne à voir loin. Ses conceptions dans tous les domaines sont d'une hauteur et d'une hardiesse peu commune. Son désintéresse-ment est total. Seul compte pour lui le salut de la patrie. Il a conscience que les événements lui ont assigné une mission à laquelle il n'a pas le droit de se soustraire. Il y est corps et âme attaché. De ce point de vue il est grand et commande respect, reconnaissance et ad-miration. À côté du chef est en lui une seconde personne brevetée d'état-major, d'ascendance professorale, qui sait trop l'histoire, se rap-porte de trop aux précédents, craint de laisser plus que leur part à la chance et au hasard, qui a le goût des plans bien minutés, mûrement pensés dans la solitude et le secret et qui une fois son travail fait et bien fait s'en remet à des exécutants quasi-anonymes auxquels, ques-tion de sensibilité personnelle très profonde en lui mise à part, il ne donne pas plus de valeur individuelle qu'à des jetons de Kriegspiel. C'est son grand manque humain.

Son tempérament de Chef l'entraîne vers le « neuf », son côté État-Major le ramène au « raisonnable », c'est-à-dire, en plus d'un sens, au « déjà vu ». Ce combat en lui est quotidien. En [145] conclusion de tout ce que je viens de dire, je n'ai pas besoin de préciser de quel côté ont pesé ceux qui avaient quelques raisons d'opter pour le « Revenez-y » et aussi ceux d'un modèle si courant pour qui faire du neuf se ré-sume dans l'art « bien de chez nous » d'accommoder les restes. Le mardi 12 septembre 1944, au Palais de Chaillot, M. Georges Bidault, répondant au général de Gaulle, se sera bien fait comprendre des uns et des autres, et les aura rassurés en proclamant que « la France saurait donner au monde un nouvel exemple : la Révolution par la Loi ». À huit ans de distance il est difficile d'affirmer que cet « exemple » res-tera de ceux dont on disait jadis que l'Europe nous les enviait.

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Le slogan : « La Révolution par la Loi » a une résonance louis-phi-lipparde et garde-nationale bien dans l'alignement de pensée de la classe possédante française de toujours. Celle-ci est bien trop attachée à ses aises et à ses biens pour pouvoir supporter de propos délibéré les risques de sacrifices illimités que doit nécessairement entraîner toute poursuite de lutte à outrance. À l'inverse de celui des gens du peuple son patriotisme n'a jamais été jusqu'au-boutiste. Il raisonne et calcule. Il est cocardier et épris de gloire mais jusqu'à la limite où l'on ne joue pas le tout pour le tout. En 1815, la haute bourgeoisie était pour Louis XVIII contre Napoléon, en 1870 pour Thiers contre Gambetta, elle n'a suivi qu'à contrecœur Clemenceau et, un an après, lui a préféré Deschanel. Il eût été surprenant qu'à l'appel d'un Herriot elle ne préfé-rât pas la « Sagesse » à la « Grandeur ». En 1946, la « sagesse » ne s'appelait plus Deschanel mais Félix Gouin, ce qui représente, on en conviendra, par rapport à 1920 pas mal d'échelons descendus.

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

Chapitre VIIITROIS SEMAINES

AU SECRÉTARIAT GÉNÉRALDES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

« Tout changer, jusqu'à l'air que l’on respire ».

BERNANOS.

« La France sera neuve ou ne sera pas ».Dernières paroles de Pierre VIÉNOT.

Londres, 14 juillet 1944.

Le Maquis de Lorris. — Mon retour à Paris. — Secrétaire Général des Af-faires étrangères. — Mes rapports avec M. Bidault. — Epuration. — Heurts avec les nantis d'Alger. — Reconnaissance du Gouvernement Provisoire. — Corps diplomatique retour de Vichy. — Mgr Valério Valéri. — Ambassades Françaises à l'étranger. — Nomination de M. Caffery à l'Ambassade des États-Unis. — Pos-sibilités manquées d'action contre Franco. — L'Europe continue d'avoir mal à la France. — La leçon de Vichy n'aura-t-elle servi à rien ?

Retour à la table des matières

Lorsque à la faveur d'un scénario d'attaque par le Maquis, les gen-darmes préposés à notre garde nous eurent, en se joignant à nous, pra-tiquement ouvert les portes d'Evaux, nous nous dispersâmes, direction perdue, dans la nature, oiseaux échappés de leur cage. Au début de juillet, nous nous décidâmes à nous réfugier, ma femme et moi, dans notre propriété de famille de La Rivière, à la lisière nord de la forêt

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d'Orléans, à six ou sept kilomètres de Lorris. Depuis environ un mois, il s'y était organisé un maquis dont je tiens à évoquer l'esprit, les com-bats, les pertes, ne serait-ce qu'à l'adresse de ceux qui minimisent le rôle joué par les forces de l'intérieur ou ironisent sur la mentalité qui les animait.

Dans la pensée de beaucoup, le mot de maquis ne reflète en [148] effet plus guère que vision d'arsouilles pillant, mitraillettes au coude, bistrots et châteaux, tondant les chevelures de filles ou de patriciennes dont le seul péché mignon aurait été de faire aimer la France aux « chers Vainqueurs ». Eh ! bien, non ! à Lorris sous mes yeux, sans réquisition, sans feuillet de mobilisation, de toutes les classes et confessions, à l'appel et sous la conduite acceptée et respectée de jeunes « Cyrards » de la même race et trempe que ceux qui en 14 s'en étaient allés au feu en casoar et gants blancs, a surgi de la broussaille épineuse de la forêt une unité clandestine de combat qui n'a fait que combattre. Elle ne disposait que d'un armement de chouan dérisoire. Elle n'a ni pillé, ni administré, ni terrorisé ; ses chefs, sous-lieutenants ou lieutenants à leur entrée en forêt, n'en ont pas sorti de galons... Pour ne parler que des tués, je peux parmi eux nommément citer le lieutenant Bernard de Percin, fusillé par les Allemands le 26 août à Marcilly alors qu'il se présentait en parlementaire, le lieutenant Cor-dier qui devait par la suite trouver une mort particulièrement glorieuse en Indochine.

Le maquis de Lorris ne compta pas plus de 300 hommes ; pendant près d'un mois, il ne cessa de harceler les troupes et convois ennemis qui d'ouest en est se repliaient par la forêt. Payant d'audace, il livra le 12 août à unités déployées un combat en règle à une colonne alle-mande à Chicamour. Il eut quatre-vingts tués. Est-il beaucoup d'unités équivalentes en nombre qui aient eu dans quelque armée régulière que ce soit, un pourcentage de pertes de cette importance ? Quatre de ces tués l'ont été à Paris le 25 août dans la lutte pour la reprise de notre Ministère des Affaires étrangères. La libération de la région orléanaise ne marqua pas, en effet la fin des ardentes activités du maquis de Lor-ris. Il monta sur Paris et se trouvait massé sur les berges de la Seine à hauteur de la Concorde, lorsqu'un char de la Division Leclerc, le « Quimper », fut à l'angle du Quai d'Orsay et de la rue de Constantine soumis de plein fouet à un tir d'Allemands restés aux Affaires étran-gères et s'y trouva immobilisé. Les gars du maquis en dégagèrent

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l'équipage et assaillirent le Ministère. J'aurais souhaité que la carcasse du « Quimper » fût conservée. Une inscription murale [149] commé-more l'événement. Elle constitue, en discret rappel de réalités, une fort éloquente réplique au verbeux monument d'Aristide Briand. Il y manque les noms des quatre « maquisards » tués : Billand, Laferrière, Pelloie et Lihoux.

« Ami si tu tombes, un ami sort de l'ombre, à ta place »... L'anony-mat ainsi chanté des Partisans ne fut pas la caractéristique des teneurs de traîne d'Alger. À peine nos quatre guérites d'entrée repeintes trico-lore, ils se ruèrent à leur tour sur le Quai non pas pour s'y faire tuer mais servir. Ce fut entre eux à qui se ferait des premiers distribuer des « ordres » de priorité de transport. J'assistai au spectacle du noble bu-reau où m'avaient précédé Philippe Berthelot, Alexis Léger et quatre ans auparavant, lui aussi pour trois semaines, Charles-Roux. On m'y avait installé dans la pensée que je couvrirais honorablement l'hallali pour ne pas dire la curée. Je n'ai pas joué le jeu.

L'épisode se situe exactement entre ce jour de la mi-septembre où, après avoir essuyé l'accolade inattendue et sans lendemain de Guy de Charbonnière, M. Georges Bidault m'annonça sa nomination de Mi-nistre et la mienne comme Secrétaire Général, et cet autre jour du dé-but d'octobre où le général de Gaulle me dit tout de go : « Nous sommes déjà deux ministres des Affaires étrangères — M. Bidault et moi — un troisième serait de trop ». Après quoi il voulut bien me dire qu'il m'enverrait à Bruxelles et nous parlâmes, sans la moindre gêne ni de sa part ni de la mienne, d'autre chose. Je n'ai jamais eu d'autres ex-plications et n'en ai au surplus recherché aucune.

Ces trois semaines de Secrétariat Général n'ont d'autre intérêt que de s'être situées à une croisée de chemins et d'avoir été, à mes yeux, assez révélatrices de la direction dans laquelle allait, sans perdre un instant, se fourvoyer la « Libération ». Inutile d'ajouter que cette di-rection n'était pas celle que j'aurais souhaitée. Je n'en suis pas moins sûr de pouvoir en parler en toute liberté et objectivité d'esprit et cela pour bien des raisons. Le poste de Secrétaire Général n'était pas à ma convenance ; non seulement j'estimais avoir dépassé le stade où il au-rait pu m'intéresser, mais [150] j'avais fait publiquement campagne pour sa suppression. On en trouvera trace dans une étude sur la réor-ganisation du Ministère que j'avais donnée dans la clandestinité à La France Intérieure, fondée et dirigée par mon courageux ami Georges

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Oudard. Je la reproduis en annexe pour n'avoir pas à revenir sur un sujet et des idées d'ordre professionnel.

Quelle que soit l'activité que l'on me prête, quels que soient les re-mous provoqués par certaines de mes intentions, il est bien évident que ce n'est pas en trois semaines de temps que j'ai pu faire le moindre bien ou causé le moindre dégât à l'administration que l'on m'avait confiée non plus qu'à la politique qui s'instaurait. De ce point de vue également je puis parler sans écran de vanité ou de blessure person-nelles. Enfin, pour l'époque dont je parle, je n'ai pas eu un instant à me plaindre de mes rapports avec M. Bidault. Je n'avais accepté à titre provisoire d'être son Secrétaire Général que parce que j'avais la conviction de pouvoir lui être, plus que tout autre, utile. Nouveau venu à la direction de notre Ministère, il y avait des embûches, dont il ne mesurait certainement pas la profondeur, à lui éviter. Mon ambition était de l'aider de mon mieux à se forger en huit ou dix mois un outil de travail qu'il aurait pu manier longtemps avec aisance à la Delcassé. Il préféra opter pour la politique pure et j'eus vite l'impression qu'il s'intéressait plus au lancement du M.R.P. qu'à l'organisation adminis-trative du Ministère, ce qui, évidemment, nous éloigna l'un de l'autre.

En fait je ne connaissais pas plus M. Bidault que sans doute il ne me connaissait. Il m'avait fallu un effort pour me rappeler que Léger m'avait parlé de lui alors que j'étais Ministre à Ottawa. Il m'avait de-mandé d'aider à la diffusion de l’Aube au Canada, ce que j'avais tenté vainement. Le Cardinal Villeneuve et son clergé avaient peu de goût pour les idées rénovées du Sillon. Nonobstant ce souvenir remontant à 1935, je n'arrivais pas à discerner les raisons qui avaient pu valoir à M. Bidault une ascension aussi subite qu'inattendue au poste de Mi-nistre des Affaires étrangères surtout en un pareil moment. Elles au-ront été certainement plus [151] d'ordre intérieur qu'extérieur et elles m'apparaissent maintenant liées, sans doute pour contrebalancer la reconstitution à Alger des vieux partis, à la création d'une grande cen-trale catholique française, type Centrum. Je n'étais pas dans le secret. Ses dessous pourraient expliquer bien des choses et entre autres le re-tard apporté à un appel aux électeurs. Quoiqu'il en soit, lorsque je lui répétai ma conversation avec de Gaulle sur le superflu Troisième Homme que j'étais, M. Bidault en marqua une surprise qui ne me pa-rut point feinte. Bien plus, ne se rappelant sans doute de mes projets que celui concernant la suppression du Secrétariat Général il m'affir-

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ma, sans que je ne lui demande rien, que « lui vivant » je ne serai pas remplacé. Trois mois plus tard, Chauvel, dont il m'avait montré quelque temps auparavant une lettre lui annonçant d'Alger qu'il allait venir reprendre « sa » place, était nommé par lui Secrétaire Général. Je me suis borné d'en tirer la conclusion que, sentant sa situation per-sonnelle ébranlée tant par sa peu brillante prise de contact avec la Consultative le 21 novembre que par sa titubante attitude dans la nuit du 9 décembre où fut signé in extremis à Moscou le pacte franco-so-viétique, il avait dû prendre une assurance du côté de l'équipe d'Alger que dirigeait en sous-main, avec alors le vent en poupe, Pleven, le « tombeur » de Mendès-France et aussi, hélas ! de notre franc.

Le relativement bon souvenir que j'ai, malgré tout, gardé de ma très passagère collaboration avec lui n'enlève rien à l'opinion que par la suite je me suis faite de la direction ou plutôt de l'absence de direc-tion que M. Bidault a assurée à notre politique extérieure durant les quatre années consécutives qu'il est resté au Quai d'Orsay. Il avait pris un mauvais départ. De nature trop concentrée, trop orienté par profes-sion lui aussi vers l'histoire, et, pour l'actuel, novice en trop de choses, il n'avait point dans l'esprit cette hardiesse sinon de conception du moins de réalisation qu'il lui eût fallu pour gagner de vitesse les évé-nements et les hommes. Craintif et méfiant, comme tous les gens consciencieux possédant mal leur métier, il ne vit, je crois, en moi qu'un casseur de porcelaine. Ceux qui tenaient à la leur se chargèrent d'accentuer en lui [152] cette propulsion au freinage, sauf sur un point, le seul qui les intéressait et qui me laissait par contre entièrement froid, celui de la prétendue Epuration.

Dès le premier jour il était perceptible que ladite Epuration ne se-rait au Quai d'Orsay qu'un jeu d’« Ote-toi de là que je m'y mette » me-né par des pygmées. Alors qu'il était encore Ministre pour quelques jours, Massigli m'avait demandé d'y présider. N'ayant aucun goût pour ce genre de « revanches », j'en avais décliné l'honneur. Ainsi fit égale-ment, en invoquant des raisons de santé, Kammerer et aussi, après quelques semaines de pratique, Naggiar. Parmi les meneurs de jeu, je ris en pensant à la scène que les yeux exorbités, Gilbert, débarqué la veille d'Alger et qui en mal d'avancement devait être l'âme de cette épuration, m'a faite en compagnie de son chef Ledoux parce que je me « permettais » de prendre langue avec des collègues de la classe de Paléologue, Laroche, Corbin, Claudel, Bargeton et autres. Il les traitait

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gentiment de Mathusalem. Autrement grave fut, à leurs yeux à tous, l'intention dont je ne me cachais pas de faire soumettre à révision aus-si bien les nominations acquises à Vichy que celles « provisoires » faites à Alger. Comme pavé jeté dans la mare aux grenouilles on ne pouvait effectivement trouver guère mieux. Je n'avais pourtant aucun mal à expliquer que durant la guerre 14-18, autrement glorieuse que la 40-44, aucun avancement à quelqu'échelon que ce fût n'avait été ac-cordé et qu'il y avait là une question de décence à l'égard de ceux qui, combattant les armes à la main ou se trouvant derrière des barbelés de prisonniers ou pour toute autre raison, n'avaient pu s'acquérir des titres d'avancement administratif. J'ajoutais qu'il était excessif pour ne pas dire révoltant que les mêmes aient pu tour à tour bénéficier des fa-veurs de Vichy et de celles d'Alger. Tel était le cas personnel de Chau-vel et de Charbonnière, les plus acharnés à l'épuration. Je ne m'en fis pas évidemment des amis et ils s'en allèrent trouver aide et protection auprès de Joxe, grand maître alors de la Fonction publique.

Mais j'ai hâte de quitter ces misères pour du plus sérieux. Au mo-ment où m'était confié le Secrétariat Général des Affaires étrangères, [153] la question principale et urgente qui se posait pour notre exis-tence et notre action internationale était celle de la reconnaissance du Gouvernement Provisoire présidé par le Général de Gaulle. J'ai déjà dit l'hostilité maladive que le Président Roosevelt portait à ce dernier. La meilleure réplique à lui donner, puisqu'il invoquait contre lui des arguments démocratiques, eut été d'en appeler aussitôt au corps élec-toral. Dès mon premier entretien avec lui, je rappelle que j'en avais parlé au Général. La même suggestion faite à M. Bidault provoqua de sa part une réplique identique. Le « Nous n'aurions que des Commu-nistes » devenait dans sa bouche plus sibylline : « Nous n'aurions que des énergumènes ». Le recours à des élections immédiates se trouvait en réalité par lui écarté afin de laisser au M.R.P. encore en gestation le temps de s'organiser, de se trouver des candidats et de s'assurer du cô-té du Vatican les appuis ecclésiastiques nécessaires. À défaut d'élec-tions, on eût pu utiliser un autre moyen de pression sur l'opinion récal-citrante américaine. Il eût consisté à dépêcher de par le monde des ambassadeurs à caractère vraiment exceptionnel qui s'en seraient allés claironner, dans les pays où chacun d'eux disposait du maximum de renom personnel, leur solidarité avec le Gouvernement Provisoire et la volonté de renouveau qui dans tous les milieux s'affirmait alors en

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France. On n'agissait pas autrement autrefois à chaque changement de règne et à plus forte raison de régime. A titre d'exemples je citai les noms de Paul Claudel pour le Vatican, du Général Catroux pour la Russie, du Président Paul-Boncour pour l'Amérique du Sud, de l'Ami-ral d'Argenlieu pour le Canada, d'André Siegfried pour Washington.

De toute évidence c'était du côté des États-Unis qu'il y avait pour ce que voulait faire le général de Gaulle un coup dur, pour ne pas dire de Jarnac, à prévoir et à parer. J'ai déjà, à propos de Vichy et d'Alger, dit que Léger restait à Washington un conseiller secret écouté pour les affaires françaises. Son anti-gaullisme, qui n'avait pas désarmé, plai-sait à Roosevelt. Certaines maladresses l'alimentaient : dès mon arri-vée au Ministère j'en ai trouvé un exemple dans un projet de note ful-gurante qu'au nom de la [154] Souveraineté Française « bafouée », Hervé Alphand, d'ordre paraît-il du Général, voulut me faire envoyer aux Américains à propos du changement d'heure qu'une décision de S.H.A.E.F. avait validé avant, paraît-il, que le Gouvernement Provi-soire en eût délibéré. En fait il n'était pas un village de France qui proprio motu n'eût dès sa libération envoyé aux orties l'heure « alle-mande ». Je me contentai de dire que j'en parlerai sans éclat au chargé d'affaires américain qui précisément venait de m'annoncer sa visite. Celle-ci avait pour objet de nous prévenir de l'intention qu'avait le Gouvernement américain de nommer à Paris un ambassadeur. La nou-velle ne pouvait que nous réjouir, puisqu'elle pouvait être ainsi com-prise qu'il s'agissait d'un ambassadeur régulièrement accrédité.

En réalité, c'était d'un « observateur », ayant rang d'ambassadeur, qu'il s'agissait. Selden Chapin ne m'en demanda pas moins si cette « marque d'intérêt » nous agréerait et si l'on pouvait à Washington espérer que, sans attendre la reconnaissance officielle, l'envoyé de son Gouvernement serait personnellement reçu par le général de Gaulle. Je me bornai naturellement de lui répondre que j'en référerai à mon Ministre. Quelques jours plus tard j'appris que pour cette mission, dont l'importance s'annonçait pour nous primordiale, le choix du Pré-sident Roosevelt s'était porté sur le plus anonyme des ambassadeurs-fonctionnaires du State Department, M. Caffery. Personne ne le connaissait, pas même Selden Chapin. Toute sa carrière s'était passée en Amérique du Sud où évidemment la diplomatie américaine s'était acquise une incontestable technicité dans la pratique des pays et géné-raux à pronunciamento... Pour ma part, sans en rien dire à personne,

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j'en éprouvai de l'amertume, car j'avais pensé que le Gouvernement américain nous aurait envoyé un ambassadeur nous connaissant et nous aimant bien, tel Norman Armour dont le nom d'ailleurs avait été prononcé. C'était une douche d'eau glacée, de mauvais augure, surtout pour qui n'avait pas perdu le souvenir que trois ans auparavant Roose-velt avait dépêché à Vichy auprès de Pétain l'homme en qui il avait peut-être le plus de confiance, l'amiral Leahy. De fait, les événements [155] prouvèrent par la suite que ce n'était pas précisément pour étayer le général de Gaulle qu'un tel choix avait été fait. Cette impres-sion se trouva accentuée par le libellé désobligeant du titre publique-ment donné le 29 septembre à M. Jefferson Caffery. Ce titre était le suivant : « Représentant des États-Unis, avec le rang personnel d'Am-bassadeur, auprès de l'autorité française de facto maintenant établie à Paris ». J'en appelle à tous mes collègues, du raffinement dans la ré-serve qu'une telle rédaction implique ! On ne peut dans l'envoi d'un ambassadeur, qui est quand même en soi un geste de prévenance, mar-quer plus de déplaisance en moins de mots.

En sens inverse, je ne suis pas autrement fier de la mission fort désagréable dont en exécution d'une décision prise, paraît-il, à Alger, j'ai eu à m'acquitter auprès du Corps diplomatique accrédité en France. Il s'agissait de le « désaccréditer » en bloc. C'était là une me-sure parfaitement injustifiée et incorrecte d'autant que certains de ses membres, et en particulier le Nonce, étaient en France d'avant les évé-nements de 40. On ne pouvait pas arguer contre eux d'avoir été agréés dans leurs fonctions diplomatiques par un gouvernement dont on pou-vait, tout au moins entre Français, discuter la légalité. J'ai cherché à parer le coup. Dans les très rares papiers que j'ai conservés, j'ai retrou-vé une note que j'avais remise sur la question à M. Bidault pour le Conseil des Ministres du 26 septembre. Je m'élevai contre cette répu-diation massive et suggérais qu'elle fût remplacée par une démarche individuelle auprès de chacun des Chefs de Mission intéressés. Elle eût consisté à leur faire savoir que si dans un délai, que j'avais proposé d'un mois, leurs gouvernements ne nous avaient pas adressé à leur su-jet une nouvelle demande d'agrément, portant de ce fait même recon-naissance du Gouvernement Provisoire, nous nous jugerions autorisés à examiner s'ils garderaient par devers nous leur caractère d'agents diplomatiques. On eût ainsi trouvé par eux une aide pour hâter notre

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reconnaissance et on rejetait sur leurs gouvernements le déboire de carrière dont ils étaient menacés...

La suggestion ne fut pas retenue. La veille, sous la conduite [156] du Nonce et l'escorte de Verdier, opportunément maintenu par cour-toisie près d'eux, étaient arrivés à Paris les sept ou huit Ministres res-tés à Vichy. Ils demandèrent à être reçus par M. Bidault. Celui-ci pré-féra me laisser l'ingrate besogne de les aviser de la fin de leur mission diplomatique en France, tout au moins au regard du Gouvernement Provisoire. À l'exception de mon ami de Malleville, Ministre de Mo-naco, je ne connaissais privément aucun d'eux, mais en tant que col-lègue je n'en mesurais pas moins l'amertume qu'une communication aussi insolite ne pouvait que provoquer en eux. Plus que tout autre la mesure frappait injustement Mgr Valerio Valéri qui, avec beaucoup de cran, avait tenu en tant que Doyen à rester jusqu'au bout solidaire des membres mineurs du restant de Corps diplomatique accrédité à Vichy. Certains propos que ce très éminent nonce avait dès 1942 tenus à l'égard de Hauts Prélats de chez nous trop outrancièrement collabora-teurs m'avaient en leur temps été répétés et je suis convaincu que c'eût été par lui et par lui seul qu'aurait pu être éventuellement obtenues, si on les avait vraiment désirées, certaines discrètes mises à l'ombre dans notre Haut Clergé. Il était évident qu'il ne pouvait être question d'es-pérer du Saint-Siège les brusques et massifs renvois dont, au nom de la sempiternelle « Epuration », il avait été prématurément et avec trop d'éclat fait mention.

La qualité de l'amitié que Mgr Valerio Valéri porte à notre pays a résisté — j'ai pu comme bien d'autres le constater depuis lors — à l'in-justice commise par nous à son égard. Celle-ci était trop flagrante, et je le répète trop insolite, pour qu'elle ne cachât pas certains dessous dont il me faut bien, même au risque de me tromper, parler et qui vont confirmer l'indication déjà donnée sur la primauté de pensée réservée par M. Bidault au lancement M.R.P. Si elle ne visait pas spécialement Mgr Valerio Valéri, la mesure prise à l'encontre du Corps diploma-tique ayant servi à Vichy l'atteignait et son remplacement fournissait une occasion quasi inespérée aux fondateurs du « Mouvement » d'avoir sinon un Nonce à leur dévotion, du moins un Nonce ayant sa situation à faire en France, donc plus accessible à certaines pressions semi-gouvernementales. [157] Pour un jeune et nouveau parti se pré-valant du catholicisme, on devine ce que cela peut représenter sur le

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plan électoral et « bonne presse », d'autant que la question des « Car-dinaux » à renvoyer ou à garder constituait une monnaie d'échange toute trouvée. Mais il fallait faire vite. Pour avoir dans son jeu le gé-néral de Gaulle on se mit à se rappeler qu'il était dans les traditions que le Nonce en tant que Doyen présente le 1er janvier les vœux du Corps diplomatique. Et l'on ajouta qu'il serait choquant qu'à un an de distance, ce soit le même Nonce qui, après avoir présenté ces vœux à Pétain, en adresse d'identiques à de Gaulle. L'argument porta. En moins de deux mois la nonciature avait changé de titulaire et, sabre de bois devenu sans objet, on ne parla pas plus avant de défenestration de cardinaux.

Je crains bien que le même souci de se créer à des mêmes fins par-tisanes les faveurs du Saint-Siège ait eu sur un plan extérieur nous touchant de très près des conséquences autrement durables et graves. Il s'agit de l'Espagne et du coup de pouce qu'il nous eût suffi de don-ner à cette époque pour que, nonobstant les contre-assurances prises par lui du côté de Churchill, Franco ou plus précisément son régime ne survive pas à la chute des dictatures fasciste et hitlérienne. En ce mois de septembre tout le monde s'y attendait, jusques et y compris M. de Balayn, chargé d'affaires du Gouvernement de Franco à Vichy, du moins si j'en juge par une démarche qu'il fit auprès de moi. Par l'entremise de Rollin, que j'avais bien connu jadis à Madrid et qui était devenu, pour quelques semaines lui aussi, directeur de l'Agence Ha-vas, j'avais établi des contacts avec quelques dirigeants républicains espagnols et obtenu d'eux l'évacuation à l'amiable du Consulat d'Es-pagne de Toulouse occupé par des Rouges. Il n'était pas un Français qui ayant, durant l'occupation, cherché à rejoindre par l'Espagne la France Libre, n'ait eu à souffrir de l'hostilité des autorités franquistes, qu'il fût refoulé ou interné. Sans parler de considérations d'ordre poli-tique plus permanentes, il eût donc été parfaitement logique que l'on n'apportât aucune entrave aux activités de ceux qui se proposaient de délivrer l'Espagne et l'Europe de la dictature [158] franquiste. Et il n'y avait pas que des Rouges parmi eux. Je n'en veux pour exemple que mon ami Quinones de Léon dont j'ai fort regretté pour son pays comme pour nous l'absence de France à ce moment crucial. Une sour-dine et un coup de frein ont été mystérieusement apportés à ces velléi-tés d'encouragement et l'occasion qui s'offrait ne fut plus retrouvée, ce qui n'empêcha pas d'ailleurs de marquer par la suite à l'Espagne restée,

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partiellement par notre faute, franquiste, la plus inconséquente des hostilités.

De ces quelques cas vécus au Quai d'Orsay, le lecteur tirera vite la conclusion que dès l'automne 1944 la grande possibilité de Renais-sance que la Libération avait donnée à la France s'anémiait et s'ame-nuisait sous la pression conjuguée d'appétits personnels et de partisans de piètre aloi. La montagne accouchait de souris. Le M.R.P. fut sous mes yeux l'une d'elles. Ni le général de Gaulle ni le pays n'avaient voulu cela.

Du grand mal qu'aura été Vichy, il aurait pu et dû naître un grand bien. Les meilleurs des nôtres s'y seront sacrifiés corps et âmes. Mais sans doute est-il des tâches que Dieu se réserve d'accomplir seul, à son heure. Tout ce qu'on en peut dire sur terre est qu'aucune entreprise d'envergure humaine ne se mène à bien sans foi, sans enthousiasme, sans persévérance. Alors qu'après celle, illuminée, de la Libération, sonna en 1944 l'heure promise et attendue de la Rénovation, il ne manqua ni d'enthousiasme ni de foi. Des Pyrénées aux Vosges, des Alpes aux Flandres, cet enthousiasme et cette foi portèrent même sans conteste possible un nom, qui sonna clair le 25 août dans l'éblouis-sante descente des Champs-Elysées, celui du Général de Gaulle, libé-rateur de la patrie.

Bien mal avisés ont été ceux qui se sont appliqués à ternir son cré-dit, et qui, en trop habiles techniciens, se sont mis à compter et exploi-ter — comme s'il s'agissait d'un des leurs ! — les erreurs de tactique parlementaire qu'un excès de confiance en eux a pu faire commettre au Général. Bien mal avisés et de mauvaise foi aussi puisque leur ral-liement à de Gaulle impliquait engagement de leur part à « refaire » avec lui la France. Dès le 26 juin 40, ne l'avait-il pas de Londres fait prendre à tous cet engagement en [159] déclarant : « Un jour viendra où nos armes reforgées au loin, reviendront triomphantes sur le sol national. Alors, oui, nous referons la France ! » Qu'en reste-t-il ? Je pose la question, non pas au général de Gaulle, mais à ceux qui se sont ingéniés à le torpiller aussi bien sur le plan extérieur qu'intérieur et pas seulement avec des armes ni des alliés de chez nous.

Pour avoir avec trop de farouche âpreté défendu sans relâche quatre années durant et sans autres moyens que son autorité person-nelle, les droits, intérêts et l'honneur de la France, de Gaulle s'était

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aliéné les Anglo-Saxons et plus personnellement le Président Roose-velt que la maladie avait rendu aigre et vindicatif, surtout vis-à-vis de ceux qui auront eu le tort d'avoir eu contre lui raison. F.D.R., comme l'appellent familièrement les Américains, ne jurait en 1944 — Yalta après Téhéran allait en témoigner — que par son ami « Joe ». C'est en sa direction que les fossoyeurs de la Libération ont cherché et trouvé de l'aide contre la popularité gênante du Général de Gaulle. Poussés par l'Ambassadeur Caffery, ils allèrent aux crédits américains comme alouettes aux miroirs sans se rendre compte qu'ils minaient les chances du pays de se refaire par soi-même, qu'ils faisaient le jeu de la propagande soviétique, qu'en affaiblissant moralement la France ils sapaient à la base la construction stable de l'Europe.

Qui mieux que notre pays se trouve en effet qualifié pour faire de l'Europe blanche, associée à l'Afrique, un ensemble vertical, un seg-ment de planète aux saisons alternées à l'image des continents améri-cain et asiatique ? Il n'y a pas là seulement nécessité militaire et avan-tage économique, c'est aussi empêcher que l'ouest de l'Europe re-cherche plus à l'ouest encore la poursuite de son destin et que l'est fasse de même en direction de l'Asie, c'est mettre un terme à ce tirage par les deux bouts auquel on assiste actuellement et qui, s'il se pro-longe, ne peut qu'aboutir à la dislocation. Pour la mise en place dans la verticale de l'axe de vie, jusqu'ici horizontal, de l'Europe, comme pour l'assise dans la Liberté de sa nouvelle et nécessaire structure fé-dérative, la France par sa spiritualité et sa réalité eurafricaine constitue la pièce maîtresse à [160] consolider et réaffermir. Voilà ce que deux de nos grands alliés n'ont pas encore tout à fait compris et ce que, par contre, le troisième n'aura que trop exploité.

Mais ces considérations politiques sortent du cadre de ce livre qui ne veut être qu'un témoignage sur Vichy. C'est y rentrer que de rappe-ler à ceux des nôtres qui dans la nuit bêlent à l'Europe que sous Pétain aussi il en a été beaucoup question. En ce temps-là aussi il fallait être Européen avant que d'être Français. J'en appelle au souvenir amusé de mes codétenus d'Evaux alors que le Général de La Laurencie, badine en main, interpellait chaque matin nos gardes-chiourme : « Qu'êtes-vous ? », leur demandait-il d'une voix tonitruante. Et nous de répondre pour eux de nos barreaux : « Européens, mon Général ! » En ce temps-là aussi on prônait, pour l'Honneur de la France clamait un Ma-réchal, « l'amalgame » à l'échelon régimentaire tout comme celui que

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M. Pleven aurait souhaité voir adopter. Les malheureux engagés dans les rangs du Colonel Labonne savent où cela les a conduits...

Sous cet angle aussi Vichy, auquel je veux pour finir reconnaître au moins un mérite, aura montré ce qu'il ne faut pas faire, ce qu'il ne faut pas suivre.

Paris, le 20 septembre 1952.

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Veni, Vidi Vichy… et la suite.Témoignages (1940-1945).

ANNEXES

Toutes les correspondances officielles reproduites ci-après sont tombées entre les mains de l'ennemi ; certaines d'entre elles ont été partiellement publiées dans des livres blancs allemands.

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[161]

ANNEXE No 1.

TÉLÉGRAMMEDIPLOMATIE — PARIS

Belgrade, le 3 septembre 1939.

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Le Prince m'a fait appeler cet après-midi.Nous avons eu ensemble un long et très confiant entretien. Malgré

son état de santé encore peu brillant, je l'ai trouvé dans un excellent esprit, ouvert et de toute évidence dégagé du persistant souci que lui causait jusqu'ici le non-règlement de la question croate. Ainsi que je m'y attendais, la conversation a presque exclusivement porté sur l'atti-tude à observer à l'égard de l'Italie. Il a accumulé des renseignements et souvenirs : l'ensemble constitue l'avertissement le plus étoffé qui puisse nous être donné pour que — suivant son expression — « nous ne tombions pas dans le panneau italien ». L'occupation de l'Albanie a eu pour point de départ à l'égard de la Yougoslavie un des mensonges les plus éhontés qu'ait eu à enregistrer l'histoire (mon télégramme N° 245). Depuis lors, malgré Venise, malgré la visite à Rome, aucune des promesses faites n'a été tenue, aucun semblant de vérité et de sincérité n'est sorti de la bouche de Mussolini et de celle de Ciano.

[162]Le Prince m'a dit connaître admirablement l'intermédiaire marron,

quoique princier, d'origine allemande, qui aurait, paraît-il, été employé par Mussolini et Ciano auprès de Londres. Il ne mérite, m'a-t-il dit, aucune confiance. Le Prince m'a traduit un télégramme qu'il a reçu ce matin de M. Pouritch relatant une conversation que l'Ambassadeur d'Italie a eue avec Votre Excellence et d'après laquelle l'Italie, préten-

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dument mécontente de Berlin, aurait décidé d'observer une stricte neu-tralité durant toute la guerre. Or, le même jour, d'après un télégramme qu'il m'a également montré, le comte de Ciano déclarait au Ministre de Yougoslavie à Rome que la neutralité italienne serait « vigilante » et qu'elle ne durerait qu'aussi longtemps que les intérêts de l'Axe, non engagés dans l'affaire de Dantzig, ne seraient pas en jeu.

D'Ankara, enfin, il a appris que M. von Papen avait cyniquement posé à M. Sarajoglu la question de savoir ce que ferait la Turquie si l'Italie restait neutre. Il conclut de tout cela que nous nous trouvons en face d'une machination éhontée dont toute l'Europe, et en particulier son pays, seront victimes si nous n'imposons pas tout de suite à l'Italie des garanties de neutralité nous permettant d'atteindre le bloc germa-no-italien sur le seul point vulnérable qui s'offre en ce moment à nous.

Les conversations que son émissaire personnel, le général Bilitch, a eues il y a quinze jours ou trois semaines avec le général Gamelin et le général Georges lui avaient donné l'impression que nous avions vu clair. Maintenant, il s'inquiète et se demande si les compliments dé-clenchés à Londres et à Paris à l'adresse de Mussolini ne signifient pas de notre part et dans nos plans un changement d'attitude ; il souhaite que nous arrivions le plus tôt possible à Salonique avec ou sans le consentement de l'Italie. Ainsi que l'Attaché militaire l'a fait savoir à l'État-Major, de nouvelles forces italiennes (20 000 hommes), grou-pées à Bari sont en partance très vraisemblablement pour l'Albanie.

Pour ce qui est de la Bulgarie, le Prince comme toujours m'a plai-santé sur notre « ami de cœur » le roi Boris. Il lui joue en ce moment même un tour : le matériel de guerre envoyé d'Allemagne à sa destina-tion a bien pu entrer en Yougoslavie, mais il n'en sortira pas. Nous avons parlé du matériel de guerre attendu de France par la Yougosla-vie : l'absence de réponse de notre part [163] constitue pour mon tra-vail ici, ainsi que pour celui de mon collègue anglais, une gêne consi-dérable sur laquelle je me permets d'appeler une fois de plus l'atten-tion de Votre Excellence.

BRUGÈRE.________________

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ANNEXE No 2.

DIPLOMATIE — PARIS

Belgrade, le 18 mai 1940.

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M. Djordjevitch, qui présidait la délégation commerciale yougo-slave envoyée en Russie, a donné ce matin au colonel Deltel, avec prière de me les communiquer, les renseignements confidentiels sui-vants sur les conversations qu'il a eues à Moscou et les impressions qu'il en rapportait :

1° M. Molotov a déclaré à plusieurs reprises à M. Djordjevitch que le gouvernement soviétique avait gardé, du point de vue de sa poli-tique extérieure, toute sa liberté, qu'il n'était engagé avec personne et prêt à faire face à tous les dangers y compris ceux qui éventuellement pourraient être en provenance de l'Ukraine carpathique ;

2° En Suède, la Russie a été amenée à intervenir pour empêcher l'Allemagne de recourir à un coup de force de même nature que celui dont avaient été victimes le Danemark et la Norvège. Du côté russe, on travaille actuellement à fortifier le plus rapidement possible les pays baltes. M. Djordjevitch a la conviction que dès maintenant, à Moscou, on considère l'Allemagne comme l'ennemi de demain ;

3° La propagande soviétique a changé partiellement d'objet et l'on assiste à une reprise du nationalisme. Les dirigeants de Moscou s'ap-pliquent à exalter l'idée de grandeur à la fois réaliste et mystique allant de pair avec l'attachement que conservent les masses paysannes à la « terre russe » ;

[164]4° A trois reprises, M. Molotov a fait état devant M. Djord-jevitch

du grand intérêt que le gouvernement russe portait aux Balkans. Il n'a pourtant pas été jusqu'à dire qu'il s'opposait à toute avance de l'Italie et de l'Allemagne dans la région danubienne, mais n'en a pas exclu la

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possibilité. Il a parlé de la France et de l'Angleterre en des termes qui ne revêtaient aucune malveillance ;

5° M. Djordjevitch a eu l'impression que tout n'était pas désordre dans le pays des Soviets ; que l'on y voyait grand et que l'on cherchait par tous les moyens possibles à ralentir plutôt qu'à faciliter les livrai-sons promises à l'Allemagne ;

6° Du point de vue commercial...BRUGÈRE.

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ANNEXE No 3.

DIPLOMATIE — PARIS

Belgrade, le 5 juin 1940.

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À une remarque qui lui avait été faite par le Chargé d'Affaires de Slovaquie et d'après laquelle celui-ci pensait que la guerre finirait dans un délai très court, le Ministre d'Amérique a répondu que cela dépen-drait de celui qui la gagnerait. Si la victoire était aux Alliés, il parta-geait l'opinion de son collègue, mais s'il en était autrement, même au cas où la France et toute l'Angleterre seraient envahies, il resterait à l'Allemagne à se battre avec les États-Unis et la guerre, dans ces conditions, n'était pas près d'être finie. Le Ministre d'Amérique a la certitude que sa conversation a été répétée au Ministre d'Allemagne. Il va de soi que M. Bliss Lane a parlé à titre tout personnel et qu'il vau-drait peut-être mieux ne pas faire état à Washington de sa déclaration.

BRUGÈRE.________________

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ANNEXE No 4.

TÉLÉGRAMME DE DÉMISSIONDIPLOMATIE — BORDEAUX

Belgrade, le 17 juin 1940.

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Au risque d'être accusé de m'occuper de choses dont je ne possède pas tous les éléments d'appréciation, je ne puis m'empêcher de vous dire la honte qu'au contact permanent avec l'étranger, je ressens à l'idée que nous pourrions traiter avec l'ennemi, sans nous être préala-blement mis d'accord avec nos alliés britanniques.

À toutes les fautes militaires que notre Haut Commandement a commises, c'est en ajouter une d'une portée incommensurable que d'en appeler à la commisération d'Hitler, alors qu'en dehors du territoire métropolitain, il nous reste des possibilités même réduites de résister sur mer, dans l'air et dans nos positions d'outremer. La réponse du pré-sident Roosevelt, dans le jugement de tous ici, dépassait tout ce que nous pouvions en attendre. Loin de nous décourager, elle aurait pu et dû relever notre moral.

Représentant la France dans un pays qui a continué pendant trois ans la lutte à nos côtés sans avoir gardé la moindre parcelle de son territoire, j'éprouve un serrement de cœur à la pensée que les Yougo-slaves pourront légitimement dire que ce qu'ils ont fait,-nous avons été incapables de l'entreprendre.

Ma résolution est prise : je refuse de servir un gouvernement, fût-il présidé par le vainqueur de Verdun, qui signerait la capitulation de la France.

BRUGÈRE.________________

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ANNEXE No 5.

TÉLÉGRAMMEHAUT COMMISSAIRE — BEYROUTH

Belgrade, le 19 juin 1940.

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Je suppose que dans les circonstances actuelles vous vous préoccu-pez d'organiser, même en cas de défection de la métropole, [166] un centre de résistance français en Syrie auquel pourraient se raccrocher les Français d'ici en âge d’être mobilisés et susceptibles d'apporter leur concours à la poursuite de la lutte. L'attaché militaire se met à ce sujet en rapport avec le général Mittelhauser, mais je serais heureux d'avoir directement l'assurance que je puis, en accord avec nos alliés britanniques, collaborer avec vous pour tout ce qui concerne la sauve-garde de notre honneur et si possible de nos intérêts dans le Levant.

Communiqué à Ankara et Bordeaux.BRUGÈRE,

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ANNEXE N° 6.Beaulieu-sur-Mer (A.-M.).Villa « La Berrichone »23 novembre 1940.

LETTRE AU MARÉCHAL PÉTAIN

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Monsieur le Maréchal,Si à mon retour de Belgrade je ne vous ai pas, conformément aux

usages, fait demander audience, c'est que, dès le 17 juin, j'avais prié M. Baudoin de me relever de mes fonctions et que mes divergences de vues avec le Gouvernement sur la politique à suivre étaient et restent totales. Je me permets à cet égard de vous renvoyer à mon rapport de fin de mission adressé le 18 juillet au Ministère des Affaires étran-gères. Vous y verrez que nos chances balkaniques, loin d'avoir dimi-nué, s'étaient au début de juin, avec l'entrée en guerre de l'Italie, plutôt accrues et laissaient entrevoir des possibilités nouvelles de poursuivre la lutte. Le développement des événements de Grèce auxquels, hélas ! après Navarin, nous ne participons que sous la forme douloureuse de livraisons d'armes à l'Italie, montre bien le parti que nous aurions pu tirer de cette situation.

Mais c'est là du passé. Pour le présent, permettez-moi, Monsieur le Maréchal, en lieu et place de la visite que je vous [167] devais, de vous faire connaître ce que mon expérience de l'étranger m'incite à penser de la direction actuelle de notre politique extérieure. La récente démission de M. Charles-Roux me met plus à l'aise pour le faire, puisque vous n'avez plus auprès de vous personne ayant, à mes yeux, qualité et autorité pour le faire.

Il ne vient en France à l'esprit de personne de vous contester le libre choix de vos collaborateurs immédiats. Vous les couvrez tous de votre haute autorité et, comme ces jours derniers vous le leur avez rappelé si opportunément, c'est vous et vous seul qui aurez devant l'histoire la responsabilité de leurs actes. L'étranger a des préoccupa-tions plus immédiates et a naturellement la tentation de donner une interprétation à la présence à vos côtés de tel homme politique plutôt

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que de tel autre. Il qualifie de paradoxal le fait de confier une politique étrangère basée sur la loyauté à M. Laval, dont la duplicité, dénoncée publiquement il y a des années par Octave Homberg, n'échappe pas, croyez-le bien, aux dirigeants de l'Axe. J'en ai eu les échos dès janvier 1939 à la suite d'un entretien que le comte Ciano avait eu avec M. Stoyadinovitch à Belje, et au cours duquel le ministre italien des Af-faires étrangères n'a pas dissimulé à son interlocuteur le peu de confiance que lui inspirait M. Laval.

De même, pour votre politique américaine, les avis de M. René de Chambrun ne sont pas toujours bons à suivre. Je n'ai pas à vous rappe-ler qu'il y a quatre ans le gendre de M. Laval était parvenu à monnayer votre nom pour la création à New-York d'un centre d'information français, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il n'a guère servi en Amérique nos intérêts. Pas davantage vous n'avez été récompensé de la récente satisfaction donnée à M. de Brinon qui, aussitôt nanti de son titre d'ambassadeur, a prononcé, à la requête de M. Abetz, contre M. Bullitt et M. Roosevelt les pires accusations.

Il est par ailleurs difficile de ne point remarquer hors frontières qu'à côté de formules de haute frappe qui sonnent bien français, il se glisse dans vos messages des idées et des mots utilisés depuis des an-nées par la phraséologie totalitaire. M. Stoyadinovitch a eu lui aussi, avant vous, à parler de la nécessité de faire table rase des amitiés tra-ditionnelles de son pays. Nombreux enfin ont été ceux qui ont relevé que des passages entiers de votre message [168] du 10 octobre sont la reproduction littérale de la déclaration de M. Bergery à l'Assemblée nationale du 9 juillet. Je n'ai pas besoin de vous souligner que cette constatation n'est pas de nature à tranquilliser nos amis étrangers sur le maintien dans une direction « loyale » de la politique extérieure française.

Plus délicat encore est pour moi de vous mettre en garde contre l'interprétation donnée aux égards particuliers quelque peu ostenta-toires dont, après avoir mené de Paris contre votre Gouvernement la campagne la plus perfide, les Allemands cherchent maintenant à en-tourer votre personne. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ceux qui restent nos ennemis cherchent à encercler de leurs grâces « chevaleresques » nos grands chefs militaires. À la veille de 14, Guillaume II n'agissait pas autrement à l'égard du général de Lacroix et de combien d'autres. J'ai eu à Belgrade, et je m'en suis réjoui, l'écho de la déférence que

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vous a prodiguée le maréchal Gœring, alors que vous assistiez en-semble à l'enterrement du roi Alexandre, et je n'oublie pas qu'il y a un an, en pleine guerre, des bannières à croix gammées se sont, à l'Escu-rial, inclinées devant vous. Mais, hélas ! ces hommages, si flatteurs qu'ils soient pour nous tous, perdent aux yeux de l'étranger considéra-blement de leur valeur du fait que les mêmes Allemands et le même Gœring font bénéficier des mêmes faveurs un Mgr Tisso, un Président Hacha, un M. Stoyadinovitch et qu'il n'y a pas si longtemps, ils usaient de procédés identiques à l'égard d'un colonel Beck !

Pour ce qui est de l'avenir, nos amis étrangers se demandent avec anxiété si, comme le font craindre le présent et le passé de M. Laval, la politique de soumission noble et loyale à la loi des vainqueurs n'ar-rivera pas bientôt au stade de la servilité à tout prix. Déjà, devançant cette interprétation donnée à l'évolution de la situation, nos amis amé-ricains nous considèrent comme des « captifs » et je crois savoir qu'ils n'ont mis aucune ambiguïté à vous en faire part.

Si l'on excepte une belle page d'ailleurs quelque peu forcée de l'histoire gallo-romaine, ce n'est pas dans la soumission que se sont réalisées les grandes rénovations nationales. Il n'est que de regarder ce qui, après 1918, s'est passé en Allemagne et mieux encore en Turquie. Ce ne sont pas les Eber, Muller, Rathenau ni le si digne Tewfik Pacha qui ont relevé leur patrie, mais des [169] révoltés qui ont nom, pour l'Allemagne, Hitler et pour la Turquie Mustapha Kemal. Si nos efforts en vue d'une entente loyale avec les Allemands arrivent, à l'exemple de ceux qu'avaient entrepris le Président Wilson, M. Briand, M. Ne-ville Chamberlain, au même point mort et qu'une nouvelle étape dans la défaite nous soit, par la volonté allemande, imposée, nos amis étrangers traditionnels et autres souhaitent comme tous vos admira-teurs français que votre nom glorieux n'y soit pas mêlé et que le diktat dont nous sommes menacés ne porte que des signatures françaises dis-créditées. Ce diktat n'aura de la sorte pas plus de valeur à nos yeux qu'en a eue pour les Turcs le provisoire traité de Sèvres et d'un élan unanime et vous le premier, Monsieur le Maréchal, nous ferons tout pour le répudier.

Veuillez agréer, etc.BRUGÈRE.

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ANNEXE N° 7.

Cabinet civildu Maréchal Pétain,Chef de l'État

Vichy, le 25 novembre 1940.

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Monsieur le Ministre,Le Maréchal a reçu la longue lettre que vous avez bien voulu lui

adresser le 22 novembre.Il me charge de vous en accuser réception. Il a apprécié la fran-

chise avec laquelle vous lui avez écrit, il a seulement déploré que vous n'ayez pas cru devoir lui demander une audience afin de lui exposer votre point de vue. Il vous aurait dit alors de vive voix qu'il ne mécon-naissait pas, loin de là, les dangers et les exemples que vous lui avez rappelés et sans doute vous aurait-il déclaré qu'il attendait des Fran-çais une confiance totale, aveugle presque, la confiance qu'il a obtenue jadis de ses soldats, la confiance que nous devons tous à son expé-rience, à sa sagesse et à son passé.

[170]Vous eussiez pu vous rendre compte, je pense, qu'il sait parfaite-

ment où il va. Vous fussiez revenu de cette visite, j'en suis sûr, com-plètement apaisé.

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération.

(Signé) : H. DU MOULIN.Monsieur Brugère,Ancien ministre de Franceen Yougoslavie.

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ANNEXE N° 8.

(Article écrit pour N. Y. Times le 15 août 1941.)

L'ERREUR DU 17 JUIN 40

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Lorsque le Gouvernement français prit, le 17 juin 1940, à Bor-deaux, la résolution de négocier un armistice séparé avec l'ennemi, il se produisit une douloureuse rupture entre l'idée que la plupart d'entre nous se faisait des intérêts, obligations et possibilités de la France et l'image rétrécie qu'on en donnait au monde. Que cette rupture n'ait pas, jusqu'ici du moins, abouti à une révolte d'une ampleur plus géné-ralisée que celle qui a donné naissance au mouvement du général de Gaulle, il y a de quoi légitimement surprendre connaisseurs et admira-teurs de notre pays. Elle n'en subsiste pas moins et travaille les âmes.

Il n'échappe à personne que le pronostic majeur d'une prompte dé-faite anglaise sur lequel était basée la décision du 17 juin s'est révélé erroné. La guerre continue ; elle se prolonge à l'avantage des Alliés, avec déclenchement en leur faveur des possibilités de résistance ac-crue auxquelles, malgré les renseignements qui lui parvenaient de l'étranger, se refusait à croire le gouvernement de Bordeaux. Par ailleurs, les événements de Syrie et d'Indochine, sans parler de ceux qui se préparent en Afrique du Nord, établissent que la solution adop-tée a été à l'encontre des promesses faites pour la sauvegarde de l'inté-grité de l'Empire.

[171]Rien donc d'étonnant à ce que l'opinion publique, déjà profondé-

ment déçue des conditions de vie intérieure, ait de plus en plus ten-dance à se séparer des dirigeants de Vichy. Jamais elle n'a été plus divisée, plus en désarroi qu'à l'heure actuelle. Des actes et velléités de dissidence se manifestent de plus en plus ouvertement. Les dénoncia-tions se multiplient, démissions et révocations aussi. On en est arrivé au stade où le Gouvernement, pour se faire suivre, est obligé d'en ap-

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peler à la menace, à la police, à la force. Au sein des familles, cette désunion se traduit par des discussions et oppositions de sentiments pour le moins aussi tranchées que celles soulevées jadis par l'affaire Dreyfus.

L'appoint de politiciens parjures à tous les partis, celui d'hommes d'affaires rapaces à tous les tableaux ne sauraient compenser les hosti-lités et abstentions si significatives auxquelles se heurtent les diri-geants de Vichy ; que ceux-ci en aient pleine conscience, il n'en est pas de témoignage plus clair que l'apostrophe fulgurante : « Français, vous avez la mémoire courte », qui s'est glissée dans l'une des plus récentes déclarations radiodiffusées du chef de l'État.

Pour parler du secteur qui est le mien et dont je crois bien connaître les éléments et à-côtés, on ne peut citer le nom d'aucun di-plomate jouissant de quelque expérience, indépendance ou autorité qui se solidarise avec la politique de collaboration. Pourtant, Dieu sait s'il existe des ambassadeurs ou ministres à la retraite qui pourraient avoir très normalement la tentation de rentrer en fonctions s'ils se sen-taient un tant soit peu en communauté d'idées sur la politique exté-rieure à suivre avec les dirigeants du jour. L'amiral Darlan en est ré-duit à être son propre ministre des Affaires étrangères ; depuis les dé-missions des deux titulaires d'emploi, il n'a ni secrétaire général ni jurisconsulte.

Ai-je besoin d'ajouter qu'en zone occupée, au contact quotidien des arrogances allemandes et des compromissions collaborationnistes, l'opinion se cabre davantage encore. Le retour des prisonniers de guerre, dont chaque fournée de libération comporte des contreparties si coûteuses, n'amène pas le caractère apaisant escompté : bien au contraire, les prisonniers libérés comptent parmi les adversaires les plus résolus de la politique dite de Montoire.

[172]Tout cet ensemble témoigne à l’évidence que l'on a fait fausse

route le 17 juin 1940 et qu'il eût mieux cent fois valu s'en tenir à la ligne de conduite qui, durant cette guerre et la précédente, fut celle de tous les pays alliés s'étant trouvés dans une situation identique ou pire que la nôtre. Militairement battus, aucun d'eux n'a politiquement abdi-qué. Leur homogénéité nationale, à eux, reste intacte.

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Pourquoi avons-nous agi autrement ? Pourquoi, en lieu et place d'une capitulation métropolitaine à caractère strictement militaire a-t-on préféré négocier un armistice gouvernemental à portée politique comportant rupture de nos alliances et risquant de nous faire perdre le bénéfice de cette créance sur ceux à qui allaient incomber le plus gros de la poursuite de la lutte ? Nous avions des droits sur eux. Pourquoi, de notre propre chef, les avoir biffés d'un seul coup et avoir misé tout notre avenir sur une Allemagne tenue pour victorieuse ? Pourquoi ? L'histoire répondra. Pour l'instant, je ne cherche qu'à grouper quelques faits, constatations, suppositions, déductions pouvant servir à éclaircir l'insondable énigme...

Pourquoi ? D'abord pour une raison qui ne prête à aucune discus-sion ou controverse, puisqu'elle est inscrite depuis longtemps dans notre code d'honneur militaire. Une capitulation dite « en rase cam-pagne » a pour celui qui la signe un caractère infamant. On ne l'a pas envoyé dire aux Belges lorsque, dans la nuit du 27 au 28 mai, M. Paul Reynaud, en accord avec le maréchal Pétain et le général Weygand, donna à M. Pierlot la primeur de la déclaration que l'on sait à l'adresse du roi Léopold et de son armée. À trois semaines de distance, allait-on se déjuger ?

Au reste, le général Weygand avait des raisons de demander que la capitulation ne fût pas signée de son nom. On n'a pas oublié les condi-tions dans lesquelles le commandement en chef lui avait été confié et l'on sait que ce fut sur un ordre gouvernemental, auquel d'ailleurs on peut lui reprocher de ne s'être pas soustrait, qu'il livra la bataille déses-pérée dite des « rivières ». Reste à savoir si, à défaut du général Wey-gand, on n'aurait pas pu donner l'ordre aux généraux d'armée encerclés de signer des capitulations locales de la nature de celle à laquelle, sans entacher son honneur militaire, a dû se soumettre en Syrie le général Dentz.

La haute idée béate et statique, si bien entretenue par les [173] flat-teries allemandes, que nos chefs militaires avaient de la valeur de notre armée — la première du monde — eut, dès que celle-ci s'effon-dra, pour conséquence qu'ils ne crurent pas à la possibilité pour qui que ce soit d'autre d'enrayer la force d'expansion et de domination ger-manique. L'énergie d'un Churchill, qui eût été celle d'un Foch ou d'un Clemenceau, les dépassait.

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Cette première considération n'aurait pas dû valoir, semble-t-il, pour la Marine et pourtant ce fut elle qui, par son retrait de la lutte, rendit quasi-impossible la poursuite de la résistance dans ce qui restait de France au-delà des mers. Abstraction faite d'actions d'éclat isolées, témoignant que le matériau français restait de qualité, la guerre 39-40 n'aura pas, dans son ensemble, fourni à notre marine l'occasion de dé-ployer toute sa valeur. Conservée intacte grâce à la maîtrise britan-nique des mers et à l'absence d'ennemis dans la Méditerranée, on lui aura fait abandonner la lutte au moment précis où, par l'entrée en guerre de l'Italie, elle eût pu être appelée à combattre massivement. Je sais des marins qui en ont pleuré..

La responsabilité en incombe entièrement à l'amiral Darlan. L'his-toire le classera, je le crains, parmi ces chefs d'un type bien connu qui, ayant réussi à forger un admirable outil, répugnent à s'en servir de peur de l'abîmer ou le briser. Sur le terrain du provisoire, cette psycho-logie lui aura valu, ainsi qu'à ses sous-ordres, de pouvoir satisfaire quelques ambitions personnelles. Mais après ? Après, un jour viendra où il aura à s'expliquer, où il invoquera le désordre et le chaos, l'effon-drement de tous et de tout ; ce à quoi il se trouvera bien un d'Aumale pour lui répliquer : « Il restait l'Empire !... »

D'autres raisons — bien autrement discutables celles-là de par leurs origines et leurs desseins — firent que les nouveaux dirigeants voulurent qu'au fait militaire de la capitulation fût substitué le fait ci-vil de l'armistice. Des intérêts jumelés unissaient dans ce même pro-pos les généraux vaincus arrivés au pouvoir et les habiles politiciens qui les y avaient hissés. Pour les premiers, il importait avant tout de sauver l'honneur de l'Armée, qu'ils croyaient à jamais compromis, et arrêter la vague d'antimilitarisme qui, à la vue de vilaines choses, commençait déjà à déferler sur le pays. Pour les seconds, plus terre-à-terre, il ne s'agissait que d'eux-mêmes. [174] Jamais ne s'était rencon-trée pour eux si belle occasion de couler, à jamais, pensaient-ils, dans la honte et le déshonneur des adversaires politiques qui, misant sur la victoire, leur avaient barré l'accès ou le retour au pouvoir. D'un com-mun accord, il fut donc établi que la défaite serait celle du régime, des mœurs politiques, de l'avilissement de l'autorité et nullement celle du Commandement.

Dieu me préserve de prendre une position de combat dans l'éternel antagonisme qui oppose civils et militaires, « les hommes en noir et

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ceux habillés de couleurs », pour prendre l'expression de Bertrand de Jouvenel. Mais quand même, je puis bien dire que vouloir dégager nos chefs militaires de la part prépondérante qu'ils ont eue dans l'imprépa-ration technique de la guerre et dans la débâcle est un paradoxe sans nom. L'orientation donnée sous cet angle au gouvernement du pays se retournera immanquablement un jour contre ceux que l'on entend pro-téger.

Couvrir jusque et surtout dans ses fautes l'armée pour mieux courir sus au régime que l'on abhorre n'est pas une formule nouvelle. Depuis un demi-siècle Charles Maurras, prenant la succession de la duchesse d’Uzès, n'en a guère eu d'autre. L'ennui est que le grand doctrinaire de l'Action Française n'a pas porté bonheur aux idées dont, pour des fins partisanes, il a cherché à se faire le champion. L'Eglise s'en est aper-çue à temps et aussi le comte de Paris. En se séparant bruyamment de lui, le catholicisme et la cause de la monarchie ont accru le nombre et la qualité de leurs fidèles.

Dans la pensée de certains disciples de Maurras, il eût mieux valu que la guerre de 14 se terminât par la défaite de nos armes. La victoire de 18 avait valu un surcroît de prestige à la cause honnie de la démo-cratie ; la débâcle de juin 40 la balayait. En poursuivant la lutte des Britanniques, leurs alliés, les Français qui n'étaient pas dans l'obé-dience maurrassienne risquaient de compromettre ce succès à rebours. Les véritables ennemis, c'étaient eux. « L'essentiel est que les Anglais ne gagnent pas la guerre », proclamait ces jours derniers un porte-pa-role de l'Action Française à qui l'on parlait du sort qu'une victoire alle-mande réserverait à l'Alsace-Lorraine, au Nord de la France, à la Sa-voie, à Nice, à la Corse, à l'Empire...

Sans doute serait-il excessif d'établir une relation directe de [175] cause à effet entre la signature de l'armistice politique de Compiègne et la hâte avec laquelle on en a profité pour réaliser ou chercher à réa-liser les idées chères à Maurras. Il n'en existe pas moins un parallé-lisme manifeste entre elles et les différentes étapes par lesquelles passe la Révolution dite nationale. « Tout ce qui est national est nôtre », a eu le soin de prendre pour devise prémonitoire l'Action Française. La griffe même y est.

Tabler sur la victoire de l'Axe, prendre un peu hâtivement ce désir pour une réalité ; rayer du vocabulaire gouvernemental le mot Répu-

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blique ; foncer à la Drumont contre les Juifs ; réduire la commémora-tion du 14 juillet à la célébration symbolique d'un office matinal pour les morts ; substituer au régime électif celui tiré d'Auguste Comte des « dignes chefs » ; invoquer avec le même philosophe sans Dieu le principe de l'Unité contre celui du Libre examen ; biffer la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » dont, à des pôles si opposés, Chateau-briand et Lamennais se sont plus à souligner l'ascendance essentielle-ment catholique ; la remplacer par le tryptique « Travail, Famille, Pa-trie », simple réplique coupée aux deux ailes de ces « syllabes sa-crées » de la religion positiviste — Ordre, Famille, Patrie, Humanité — que l'auteur des Amants de Venise se plaisait, écrivait-il en 1905, à « redire à mi-voix dans le silence de la nuit... » Tout cela est du Maur-ras cent pour cent ou relève, par-dessus lui (réminiscence d'une loin-taine adolescence) d'un culte subconscient commun à cette « sociocra-tie positive » d'inspiration hégélienne que l'on croyait, pour la France du moins, morte et enterrée à jamais. Il est des morts qu'il faut tuer deux fois.

Tout cet édifice rétrospectif, poussé comme champignon sur une défaite militaire que l'on a voulu imprudemment métamorphoser en politique, relève plus, est-il besoin de le dire, du genre exposition que de l'espèce cathédrale. Deux bases fondamentales lui manquent : pour la conception, la catholicité ; pour l'exécution, le souffle populaire. Aussi n'y aurait-il pas lieu de s'y attarder outre mesure s'il ne risquait de cacher à nos amis étrangers de profondes et immuables vérités. La première est que la France souffrante, la France divisée, la France vio-lée reste toujours au fond d'elle-même, malgré de superficielles appa-rences, celle qu'ils n'ont cessé [176] d'aimer, celle qui n'a jamais cher-ché de grandeur que dans les hauts sommets religieux et humains ou-verts à son destin.

En cherchant pour les autres encore plus que pour elle-même à s'agripper à l'un de ces hauts sommets, la France a eu l'an dernier la défaillance la plus douloureuse de son histoire. Cela signifie-t-il qu'elle ait en quoi que ce soit démérité ?

À qui incombe le plus la responsabilité de cet état de choses ? Je le demande à tous les amis étrangers dont les pays respectifs se sont si longtemps bouché les oreilles aux avertissements en provenance de Paris et ont finalement laissé seule ou quasiment seule la France en face d'une Allemagne deux fois plus peuplée qu'elle et dont le réarme-

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ment n'a été possible que de leur passivité. Qu'ils fassent tous et un chacun leur examen de conscience. Quelles que soient les fautes ac-tuellement commises, quel que soit le caractère sacrilège de certains reniements, mon pays sortira de leurs réflexions et méditations, je ne peux pas dire, hélas ! grandi, mais plus que jamais respecté et com-pris.

Raymond BRUGÈRE.________________

ANNEXE N° 9.

BORDEAUX-MONTOIREOU LA RÉHABILITATION DE BAZAINE

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Après des années de facilité et de gloire aisément acquise, le Se-cond Empire s'effondra sous le coup d'un désastre comparable à celui qui s'abattit sur nous en 1940. Quelles furent, dès les premiers revers, et spécialement après Sedan, les réactions psychologiques de ceux de nos chefs, soldats éprouvés mais au ressort détendu, auxquels étaient confié le commandement de nos unités non encore entamées ? Les quelques notes et citations ci-après l'établiront pour ceux d'entre eux qui, après s'être laissés trop facilement encerclés à Metz, ne crurent pas à la possibilité de poursuivre la lutte, prirent le contre-pied de ce qui s'organisait ailleurs et cherchèrent à s'entendre avec l'ennemi, dans le fallacieux espoir d'être appelés [177] à collaborer avec lui pour la défense de l'ordre contre ce qu'ils appelaient les « folles passions ».

Le pays se trouva ainsi scindé, un peu comme il l'est aujourd'hui, entre deux tendances : l'une, représentée non seulement par Bazaine, mais par des généraux de la classe de Canrobert et de Changarnier, dont les noms sont passés sans tache dans l'histoire, et aussi à pru-dente distance par Thiers, auquel devait être octroyé par la suite le titre quelque peu usurpé de « libérateur du territoire » ; l'autre par Gambetta, Bourbaki, Chanzy et toute la bouillante équipe des jeunes

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futurs grands chefs auxquels la France, dans les années qui suivirent, dut le prestige de son relèvement militaire et moral.

Goût et apprentissage des Pronunciamentos.Bazaine commença sa carrière politico-militaire en Espagne. Au

service de la reine Christine, il y prit le goût du rôle qu'au nom d'un ordre public à sauvegarder d'habiles généraux, plus aptes à combattre l'ennemi intérieur que l'extérieur, peuvent être amenés à s'adjuger dans le gouvernement de leur pays.

Recherche du pouvoir . 1° Par des appuis politiques côté opposition. — Lorsque Bazaine

revint du Mexique, son étoile avait pâli. Il chercha des appuis du côté de l'opposition dont, en cas de crise grave, il escomptait la venue au pouvoir. De fait, dès les premiers revers, ce furent Thiers, Jules Favre, Picard qui pressèrent le Gouvernement impérial de donner, le 12 août, à Bazaine, le commandement de la principale armée.

2° Par élimination des autres chefs militaires. — Durant la période du 12 août au 2 septembre, l'inaction de Bazaine ne s'explique que par le désir qu'il avait de voir le général Frossard, le maréchal Mac-Ma-hon et l'Empereur lui-même perdre successivement tout prestige mili-taire ; il resterait ainsi seul avec ses forces intactes l'arbitre de la situa-tion.

Prise de possession contre le Gouvernement national . Le 10 septembre, Bazaine apprit à Metz la proclamation de la Ré-

publique, celle-ci allait de pair avec une volonté nationale de [178] lutte à outrance. Ses ambitions risquaient d’être déjouées ; une seule issue restait : reconnaissance hâtive de la défaite de la France, collabo-ration avec l'ennemi contre le parti de la résistance.

Appel à la collaboration avec l'ennemi, tenu pour victorieux.Dès le 16 septembre, Bazaine projeta de défendre le pays non plus

contre les Allemands, mais contre les « mauvaises passions ». Il s'en

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ouvrit aussitôt aux généraux placés sous ses ordres, et se préoccupa de connaître les intentions politiques de Bismarck. Il eut souhaité faire éventuellement pour le compte des Prussiens la police de la France. Le 10 octobre, il donnait au général Boyer des instructions en ce sens. En l'envoyant auprès du commandement allemand, il lui disait notam-ment :

« Au moment ou la société est menacée par l'attitude qu'a prise un parti violent, le Maréchal, s'inspirant du désir qu'il a de sauver son pays et de le préserver de ses propres excès, interroge sa conscience et se demande si l'armée placée sous ses ordres n'est pas destinée à devenir le « palladium » de la société. »

Pour Canrobert également, après la proclamation de la République, la question militaire passait à l'arrière-plan. La grande affaire était d'arrêter la révolution qui « grondait » :

« Il n'y a plus, déclare-t-il, au Conseil de guerre du 18 octobre, que deux routes à suivre : ou bien nous abandonnons le pays et nous ne lais-sons en France que des ruines, ou bien nous essaierons de reconstituer quelque chose... »

Une telle attitude qui fut aussi celle de Changarnier présupposait une soumission immédiate à la loi du Prussien hâtivement présumé vainqueur. Aucune attention, sinon hostile, n'était prêtée au mouvement d'élan natio-nal qui, à l'appel de Gambetta, devait se concrétiser par le siège de Paris, la résistance sur la Loire et sur les chances de réussite duquel Foch portait le jugement suivant :

« Même Paris tombé, la France restait debout ; il fallait proclamer qu'un peuple qui, de la Loire à l'Atlantique et à la Méditerranée, avait en-core des ressources incomparables, pouvait défier l'adversaire, le fatiguer, l'user et rendre à la victoire un moment défaillante le temps de se ranimer. La victoire aurait [179] pu être le prix des efforts de Gambetta ; sa seule faute grave est de n'avoir pas poussé hardiment son idée jusqu'à ses consé-quences logiques. »

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Empressement des Allemands à accueillir les ouvertures de Ba-zaine.

L'idée de Bazaine était trop de nature à servir les intérêts militaires momentanés des Allemands pour que ceux-ci ne fissent aussitôt à tout le moins semblant de s'y prêter. Bismarck s'ingénia donc à laisser croire qu'il entrait dans ces vues et eut même l'air de vouloir activer et élargir les conversations par la désignation d'un intrigant français par-lant soi-disant en son nom et qu'il s'empressa de désavouer dès que le temps qu'il voulait gagner pour amener sans combat l'armée de Metz à capituler se fut écoulé.

Il n'y eut là qu'une ruse de guerre. Bismarck savait bien que l'âme de la France n'était pas avec Bazaine et que c'était ailleurs qu'il fallait chercher la soumission.

Rupture des pourparlers. Capitulation du 27 octobre. Les offres de collaboration politique n'ayant abouti à rien, si ce

n'est à soulager l'armée allemande et trahir, avec l'honneur militaire de Bazaine, les intérêts de la France, l'armée de Metz se trouva, sans avoir pu pour ainsi dire combattre, dans l'obligation de capituler le 27 octobre. Les conditions dans lesquelles intervint cette capitulation éta-blissent que Bazaine, loin d'en vouloir aux Allemands d'avoir été joué par eux, s'ingénia à se réserver de leur côté des intelligences et se pré-occupa également de se conserver une clientèle militaire de métier. Tout cela, au nom de l'ordre et de la société à défendre, voire même de l'intérêt européen.

Souci dans la capitulation de ménager l'ennemi.Dès avant la signature de la capitulation, le chef de l'armée de

Metz se préoccupe de ne rien laisser détruire de ce qui devait être livré à l'ennemi. À un membre du Conseil de guerre réuni le 26 octobre, qui demandait s'il n'y aurait pas lieu de mettre hors service les canons et les fusils, de noyer les poudres, de brûler les drapeaux, il fut répondu que par le seul fait de l'ouverture de [180] négociations, l'armée était engagée et que la loyauté exigeait que toutes choses fussent laissées en état.

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En accord avec Bazaine, Changarnier n'avait pas de termes assez méprisants pour stigmatiser les révoltes de conscience auxquelles obéissaient les militaires désireux d'échapper à la capitulation :

« Je n'aime pas les braillards, entendez-vous, général, disait-il à Clin-chant, le 29 octobre ; j'aime mieux que l'armée périsse que de la voir sau-vée dans l'indiscipline. »

Désir de se conserver une clientèle militaire de métier.En 1870, on n'abusait pas encore en capitulant du mot : Honneur,

au singulier, on se contentait de s'en faire octroyer au pluriel. Dans un souci évident de se les ménager, les officiers de carrière furent parti-culièrement bien servis sous ce rapport. On leur assura :

1° Le droit de conserver leurs armes, effets et bagages. Ce traite-ment dissemblable de celui de la troupe indigna à ce point l'opinion que Gambetta fit arrêter et saisir les chevaux, voitures, effets, argente-rie de Bazaine en route pour le sud de la France.

2° La clause dite du Revers. D'après les termes de la capitulation du 27 octobre, les officiers qui s'engageaient à ne plus servir contre l'Allemagne étaient libérés sur parole. Les très rares officiers qui pro-fitèrent de cette clause et séparèrent ainsi leur sort de celui de leurs compagnons furent moralement déclassés pour le restant de leurs jours.

3° Des étoiles, des galons, des croix. Aussi étrange que cela pa-raisse, la capitulation a été une occasion d'avancement pour de nom-breux sous-ordres de Bazaine. La veille et le jour de la signature de la capitulation, il fut procédé à la nomination de 14 divisionnaires et de 22 généraux de brigade. Toutes les croix demandées furent accordées. Il n'y avait pas à Metz de marins à servir.

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Épilogue   : jugement et condamnation. Ainsi que chacun sait, malgré le freinage de Thiers, le maréchal

Bazaine fut traduit devant un conseil de guerre, trois ans [181] jour pour jour après sa capitulation. Il fut reconnu coupable « d'avoir capi-tulé avec l'ennemi sans avoir épuisé tous les moyens de défense dont il disposait et sans avoir fait tout ce que lui prescrivaient le devoir et l'honneur ». Il fut condamné à mort.

L'ennemi lui sut-il gré de son aide et de son offre de collabora-tion ? On n'en trouve trace que dans les remerciements que lui adres-sa, non sans ironie, le Prince Frédéric-Charles, pour le soin qu'il avait prix de livrer ses drapeaux. Le Prince Hohenlohe, plus sévèrement, lui reprocha « d'avoir fait de la politique au lieu de la guerre ».

Et personne n'oublie la fameuse apostrophe du Duc d'Aumale à Bazaine, invoquant l'absence de gouvernement légal, le désarroi de tout et de tous : « Il restait la France ».

La condamnation à mort fut commuée en détention perpétuelle. Bazaine, avec des complicités quasi-officielles, s'en échappa pour al-ler finir ses jours en Espagne, le pays béni des généraux en veine de pronunciamento...

Par ce très sommaire exposé, le lecteur jugera du degré de parallé-lisme à retenir entre les conceptions politiques qui, en 1870, abou-tirent à la lamentable capitulation de Metz, et celles qui, en suite de Montoire, se concrétisent aujourd'hui par l'organisation d'une légion française antibolchevique. De ce parallélisme se dégageront certaines constantes psychologiques quant aux aspirations, de ceux qui, malgré les leçons amères du passé, croient pour le salut du pays en détresse devoir en appeler a la collaboration intéressée d'une Allemagne non encore stabilisée dans la victoire qu'hâtivement ils lui prêtent. A leurs yeux, Bazaine ferait-il déjà figure de précurseur malheureux ?

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ANNEXE N° 10.

PÉTAIN JUGÉ PAR SES PAIRS

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Par le Maréchal Joffre.« Je tins à spécifier à Pétain à nouveau qu'il devait continuer une

résistance opiniâtre sur la rive droite de la Meuse... Pétain [182] « avait donné, il faut bien le dire, des ordres bizarres. Il envi-sageait les pires hypothèses... »

(Mémoires de Joffre, Tome I, p. 222 ; Tome II, p. 92).« Clemenceau me rapporte ce propos de Joffre : « Bien que je sois

en marge, j'en vois et en sais assez pour comprendre que Pétain a pé-ché par les mêmes défauts que lorsqu'il voulait abandonner Verdun. »

(Mémoires de Poincaré, 27 mars 1918, Tome IV, p. 91).

Par le Maréchal Foch.« Loucheur est très mécontent de Pétain qu'il trouve tout à fait dé-

faitiste et qui lui a dit : « Il faudrait entamer des pourparlers de paix ». Sur ce mot Loucheur a consulté Foch qui lui « a répondu : « C'est de la folie ; nous en avons connu bien d'autres. »

(Mémoires de Poincaré, 26 mars 1918).

Par Clemenceau.« Clemenceau me prend à part et me dit : « Pétain est « agaçant à

force de pessimisme. Imaginez-vous qu'il m'a dit une « chose que je ne voudrais confier à aucun autre qu'à vous. C'est « cette phrase : « Les Allemands battront les Anglais en rase « campagne. Après quoi ils nous battront aussi. » Un général « devrait-il parler et penser ain-si ? »

(Mémoires de Poincaré, 26 mars 1918, Tome IX, p. 68).________________

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[183]

QUELQUES JUGEMENTS SUR PÉTAINRELEVÉS DANS LES CARNETS

DU GÉNÉRAL BRUGÈRE

20 septembre 15.Le général Pénelon me met au courant de ce qui s'est passé en

Champagne. Pétain en avait assez ; il disait que ce serait criminel de continuer... Castelnau a passé outre et a fait attaquer cette nuit vers Sommepy par trois divisions qui ont passé. La trouée est faite sur 500 mètres et on l'élargit.

9 avril 16.Castelnau trouve que Pétain consomme trop d'hommes à Verdun.

S'il continue, il aura bientôt usé toutes nos troupes du front et il ne restera plus rien pour l'offensive générale.

19 mai 16.Pétain serait surfait. Pétain tire à lui toute la couverture ; il ne voit

pas qu'il fait les affaires des Allemands en faisant porter du côté de Verdun toutes les troupes disponibles.

10 janvier 18.Simond, directeur de l’Écho de Paris, me dit que Pétain n'est pas

optimiste, n'est pas d'avis de prendre l'offensive et croit à une paix prochaine ; il est très combattu par Joffre qui ne peut pas le sentir.

18 avril 18.Simond me semble monté contre Pétain et son chef d'état-major, le

général Anthoine. Ce dernier aurait dit, à Provins, à une personnalité gouvernementale, que nous n'avons plus d'effectifs, [184] et qu'il faut faire la paix à tout prix. Pétain aurait tenu un langage analogue il y a quelques mois. Il paraît que Pétain, toujours très soutenu par Painlevé, serait très vexé de la situation faite à Foch.

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24 avril 18.Poincaré a dit à Henry Simond qu'après le recul de la 5e armée bri-

tannique, le général Pétain voulait se retirer sur Paris.28 avril 18.Jules Cambon me dit qu'il y a une grande tension entre Foch et Pé-

tain ; ce dernier manque d'entrain et ne parle que de défensive.________________

ANNEXE No 11.

POUR UNE RÉORGANISATIONDU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

(Article paru dans le Cahier n° 13 de La France Intérieure(clandestine), du 15 octobre 1943).

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Dans quelle mesure l'armature administrative dont disposait le pays en 1939 était-elle défectueuse, à quel degré et sous quel rapport peut-elle être tenue responsable de l'effondrement de 1940 et de l'abo-minable parti que les hommes de Vichy ont cru pouvoir en tirer ? C'est à cet examen et plus encore aux enseignements à en déduire que, pour ce qui concerne le Ministère des Affaires étrangères, je voudrais convier les lecteurs de la présente note.

Il va de soi que la qualité de toute administration dépend d'une part de la valeur de son personnel, d'autre part de la façon dont ce person-nel est dirigé et utilisé. Les erreurs à la charge du Quai d'Orsay re-lèvent-elles du premier élément d'appréciation, du second, des deux à la fois ? Telle est la question que de prime abord il y a lieu de se po-ser.

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[185]

Valeur du personnel diplomatique et consulaire.

Les corps diplomatiques et consulaires constituent dans chaque pays où ils se trouvent fixés de véritables entités corporatives. Leurs membres, quelle que soit leur nationalité, ont le même travail, les mêmes occupations, fréquentent les mêmes milieux, s'observent, se coudoient souvent plusieurs fois par jour, se communiquent leurs im-pressions et fréquemment même leurs informations. Aucuns ne sont des inconnus les uns pour les autres. Pour juger de la valeur de nos agents de l'extérieur, il n'est donc que de les comparer à ceux de l'étranger.

Mon expérience qui porte sur une dizaine de postes répartis sur trois continents et trente ans de carrière me permet d'affirmer que par leur recrutement, leur formation, par les égards dont la plupart d'entre eux savent se faire entourer, par leur rayonnement individuel, nos agents diplomatiques et consulaires sont dans leur ensemble d'une va-leur pour le moins égale sinon supérieure à celle des meilleurs de leurs collègues étrangers. Pour qui, n'ayant pas — je ne dis pas voyagé — mais vécu à l'étranger, pourrait en douter la simple confrontation des correspondances diplomatiques, telles qu'elles sont périodiquement publiées, en fera foi.

À cette valeur professionnelle indiscutable, héritage d'une longue tradition, nos agents de tous grades viennent à la faveur d'événements, hélas ! douloureux, d'ajouter de nouveaux titres à. la reconnaissance du pays et au respect de tous. Le Ministère des Affaires étrangères a été en effet la quasi seule administration d'État qui, par de rapides ral-liements à la cause combattante, par de retentissantes démissions, des refus de serment de Vichy, de tenaces obstructions, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour retenir le Maréchal Pétain sur la pente humi-liante et fausse où sa vanité, exploitée avant même sa prise de pouvoir par de peu scrupuleux comparses, a voulu, à l'encontre des aspirations et intuitions nationales, engager le pays. Sans doute la connaissance de l'étranger permettait-elle à nos diplomates et consuls d'être mieux renseignés que d'autres sur les erreurs de jugement, les trames souter-

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raines sur lesquelles s'échafaudait à grand renfort de Marseillaise et de Maréchal nous voilà la politique dite de « collaboration ». Sans doute se rendaient-ils, par leurs réflexes professionnels, mieux compte que d'autres de la portée internationale des [186] fautes commises et de la nécessité de ne point laisser s'égarer l'opinion de l'étranger sur des ap-parences aussi trompeuses que celles dont croyait pouvoir se prévaloir l'éphémère gouvernement de Vichy. Il n'en reste pas moins qu'ils ont vu clair. Le plus grand nombre d'entre eux n'a pas hésité à faire le sa-crifice de leur carrière, de leurs hauts traitements, à s'exposer, familles comprises, aux sanctions les plus inhumaines plutôt que de servir une politique jugée, non sans raison par eux, comme allant à l'encontre des intérêts et de l'honneur de la France.

Chacun sait ou saura que la politique de collaboration avec l'Alle-magne nazie, c'est-à-dire revancharde, a été conçue, préparée, poursui-vie par M. Laval dès 1934 bien avant sa « victoire » de Bordeaux, bien avant Vichy, bien avant Montoire. Ce qu'on sait moins c'est que, dès que l'idée diabolique du renversement de nos alliances lui est ve-nue en tête, il a discerné dans le personnel de métier des Affaires étrangères un obstacle à ses desseins. Lorsqu'en 1934, à la mort de M. Barthou, lui fut confiée, sur l'inexplicable recommandation de M. Her-riot, la direction du Quai d'Orsay, il n'eût de cesse de miner l'autorité et le moral des agents de carrière placés sous ses ordres. Il affectait de ne pas les connaître, refusait de les recevoir, de les écouter, cherchait à leur substituer des créatures à lui, voire même, tel M. Grisoni, cer-tains de ses agents électoraux d'Aubervilliers ou environs. Pour arriver à ses fins, il doubla la proportion des « gens du dehors » susceptibles d'être nommés d'emblée Ministres à l'étranger. D'un sur dix cette pro-portion fut portée à un sur cinq. Seul son éloignement du pouvoir du-rant les quatre années qui ont précédé la guerre l'a empêché de tirer de ce décret le parti qu'il en escomptait pour la poursuite de sa politique de désolidarisation de la France à l'égard de ses alliés.

Mais quelle revanche dès qu'il eût repris le pouvoir à Bordeaux ! Avec quelle rapidité, quelle brutalité il a, par le truchement de son mi-nistre Baudouin, jeté par-dessus bord le personnel « Maison ». Seul de toutes les administrations et sous le fallacieux prétexte d'un rajeunis-sement des cadres, le personnel des Affaires étrangères eut à payer par des coupes sombres son manque d'empressement à suivre M. Laval dans les voies tortueuses et nouvelles où, au mépris des intérêts per-

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manents du pays, il avait, dans un [187] esprit qualifié de « réaliste », cru devoir s'engager. Sans doute pensait-il s'attacher les jeunes en pro-cédant — dans une carrière où le Maréchal Pétain a débuté à 81 ans ! — à des nominations de ministres de moins de 40 ans.

Une telle flagornerie, au reste sans lendemain, puisque quelques semaines plus tard c'était de vieux parlementaires que l'on envoyait à Madrid et au Saint-Siège, n'eut pas de prise sur nos jeunes collègues tout aussi conscients que leurs aînés du mal que la politique de Vichy causait au pays et plus spécialement à son prestige hors frontières. C'est parmi eux que se comptèrent le plus de démissions et cela à telle enseigne qu'à l'heure actuelle où j'écris, pour assurer un semblant de cadre professionnel au Département, l'Hôtel du Parc a dû, en fait de rajeunissement, avoir recours à des retraités d'avant 1939, épaves qui, aux yeux du squelettique corps diplomatique resté à Vichy, n'auront pas relevé l'autorité du Maréchal.

Notre personnel diplomatique et consulaire se sera ainsi révélé le gardien vigilant de la politique traditionnelle de la France et de tout ce qui, hors frontières, faisait, dans les domaines les plus élevés de la morale internationale, l'exceptionnel et par bien des côtés hautement profitable renom de notre pays. Son attitude courageuse et fidèle aura contribué à sauver au regard de l'étranger ce patrimoine moral inalié-nable que les générations antérieures nous ont légué et dont les prota-gonistes de l'ordre prétendu nouveau, persuadés qu'ils étaient de la victoire allemande, ont eu l'humiliante et outrecuidante pensée de nous « délester » au même titre qu'ils conseillaient à la France de « partir de zéro » et traitaient les hauts faits de Verdun de « ronces du passé ». Dans leur très grande majorité les agents de carrière se sont de la sorte acquis le droit et réservé la possibilité de parler sans avoir à baisser les yeux, face à face avec quelque interlocuteur étranger que ce soit, au nom de la France de toujours à l'honneur intact. C'est là au milieu de tant de décombres une constatation réconfortante et aussi sur le terrain international un élément de redressement non négli-geable.

Cet hommage adressé à l'ensemble de notre personnel diploma-tique et consulaire ne rend que plus choquantes et répréhensibles les défaillances individuelles de ceux qui, ayant cru servir le pays [188] en restant aux ordres de Vichy, ont contrecarré l'action de leurs col-lègues et n'ont vu dans l'abnégation de ceux-ci, comme dans les mal-

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heurs du pays, qu'une double occasion de faire rapide carrière, voire de s'enrichir. Tout comme dans les autres administrations il y aura à instituer au Quai d'Orsay une Commission répressive ayant pleins pouvoirs pour juger de leur attitude et, en partant de l'illégalité de toutes les nominations faites depuis le 17 juin 1940, pour procéder à la révision des grades.

Il va de soi que ce satisfecit n'est pas exclusif d'améliorations à ap-porter dans le mode de recrutement et de formation du personnel.

Vices d'organisation et pratiques néfastes.

Si tout cet ensemble d'agents, dont il vient d'être dit la qualité in-contestable, n'a pas eu avant et au jour de la catastrophe le rendement que l'on pouvait attendre, la faute en incombe à ceux auxquels échouait la mission de les utiliser, d'aiguiller et de soutenir leur action. Les portraits faits jusqu'ici du « parfait diplomate » ne mettent pas suffisamment l'accent sur la qualité essentielle qu'il doit avoir si l'on attend de lui une action efficace. Cette qualité est l'autorité. Elle relève pour une large part du crédit que le gouvernement accorde à ses fonc-tions et à sa personne. De ce point de vue nos chefs de mission ont toujours été vis-à-vis de leurs collègues étrangers en infériorité très marquée. Aussi est-ce autour de cette déficience qu'il convient de re-chercher la nature des améliorations à apporter à l'organisation et aux pratiques d'avant 1940.

Nos diplomates n'étaient pas chez nous écoutés ni suivis comme ils auraient dû l'être et cela pour bien des raisons dont la principale est que l'on se faisait de leur valeur et de leurs fonctions une opinion erro-née. Leurs emplois étaient considérés comme d'enviables prébendes susceptibles d'être remplis par tous les laissés-pour-compte de la poli-tique ou d'autres administrations. La vérité est que la plupart d'entre eux étaient mal connus de leur propre Ministre. Il y avait entre eux et lui un pesant et opaque barrage administratif dont les méfaits, en rai-son même de la valeur des hommes qui le dirigeaient — MM. Berthe-lot et Léger — ont été grandissant pendant la période de l'entre-deux-guerres.

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L'administration centrale était devenue un véritable étouffoir. [189] Le Secrétaire Général faisait figure de « maire du palais ». Il avait un second dans la personne du Directeur Politique flanqué lui-même de deux adjoints et ce n'est qu'après ces quatre personnages, cinq si l'on compte le ministre et six lorsque ce dernier était assisté d'un sous-se-crétaire d'État, que se plaçaient de tous petits directeurs théoriquement chargés de traiter pour un Ministre qu'ils ne voyaient jamais, les af-faires de leur secteur géographique. Je dis théoriquement puisque en réalité toutes les affaires importantes qui auraient dû leur revenir étaient happées au passage par l'imposant échafaudage administratif dont je viens de parler ; le reste, ils se le voyaient partager avec des services techniques — relations commerciales, œuvres, unions, presse, etc. — de plus en plus nombreux et envahissants.

Les choses en étaient arrivées au point que sur le même sujet un chef de poste recevait parfois sous des timbres différents des instruc-tions contradictoires et que souvent il ne savait à quel service adresser sa correspondance. Lorsqu'il venait à Paris il lui fallait arpenter les couloirs, errer de bureaux en bureaux pour avoir chance de faire abou-tir la plus insignifiante de ses demandes. Personne ne s'intéressait d'une façon suivie à son travail. Il fallait une « affaire », c'est-à-dire une grosse difficulté du type interpellation parlementaire pour que Ministre, Sous-Secrétaire d'État, Secrétaire Général, Directeur Poli-tique et ses deux adjoints s'occupent en tourbillon de lui et sentent tous en même temps l'urgent besoin de lui télégraphier ou de le voir. Il était devenu, pour une durée plus ou moins longue, l'homme d'un jour. Pendant ce temps les autres ambassadeurs et ministres avaient tout juste la ressource d'être reçus et écoutés par leur peu consistant sous-directeur.

Par ailleurs je n'apprendrai rien à personne en rappelant que durant les années précédant la guerre de 1939, les ministres des Affaires étrangères ont été nombreux, sont restés peu de temps en fonction, qu'ils ont été trop souvent en même temps Présidents du Conseil et que dans ces conditions aucun d'eux n'a pu sur son personnel de l'étranger marquer une emprise de la nature de celles dont Delcassé avant la guerre de 19l4 avait fait bénéficier la politique française. Pour travailler au coude à coude et en confiance les uns avec les autres, il faut à tout le moins avoir et prendre le temps de se voir et s'écouter, pouvoir s'écrire à titre personnel. [190] Or pour les parlementaires

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auxquels, suivant le caprice de majorités interchangeables, la direction du Quai d'Orsay était confiée, les ambassadeurs et ministres en fonc-tion à l'étranger étaient pour la plupart du temps des inconnus, des anonymes, des empêcheurs de tourner en rond, de la place de qui on souhaitait pouvoir disposer le plus tôt possible.

Il est bien permis à ce dernier propos de mentionner ce qu'avait d'humiliant et de décevant pour le personnel de carrière l'afflux dans ses cadres, aux échelons supérieurs de « gens du dehors ». Ces nou-veaux venus quelle qu'ait été leur réputation d'intelligence, quels qu'aient été les succès remportés par eux dans d'autres professions, se sont du reste à l'usage révélés pour la plupart inférieurs aux plus moyens de nos agents de carrière. L'inexactitude de leurs observa-tions, l'enfantine et péremptoire rapidité de leurs conclusions, le manque de fidélité pour ne pas dire de sincérité de leurs informations pourraient faire l'objet d'un « sottisier » auprès duquel les erreurs « professionnelles » ne paraîtraient que de très rares et occasionnels « accidents ». Pour s'en tenir à un seul exemple, me permettra-t-on de citer, sans acrimonie particulière, le télégramme du 18 juin 1941 dans lequel trois jours avant l'attaque allemande M. Bergery télégraphiait à Vichy que tous les bruits qui couraient sur un conflit entre le Reich et la Russie étaient sans le moindre fondement et « bobards » de la pro-pagande anglo-saxonne.

Un autre exemple typique et concluant de ce que j'avance peut être trouvé dans cette double ambassade, fort curieuse, qui en Î917 face au grand événement international de la Révolution Russe, mit aux prises deux hommes de la valeur de M. Albert Thomas, homme politique, et de M. Paléologue, ambassadeur de carrière. Il n'est qu'à se reporter à leur correspondance puis aux faits pour voir lequel a eu raison, de l'in-tuition politique de M. Thomas ou de l'expérience professionnelle de M. Paléologue. Ils étaient pourtant l'un et l'autre placés à Moscou au même observatoire, virent les mêmes choses, entendirent les mêmes gens ; mais l'un s'attachait à présenter les événements comme il vou-lait qu'ils soient, l'autre sans souci de plaire ou de déplaire les relatait comme ils étaient... Le premier croyait même encore après sa chute, à Kerensky, l'autre [191] quels qu'aient été ses goûts personnels, pro-phétisait la pérennité contagieuse de ce qu'il appelait le « poison bol-chevique ».

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Et encore s'agissait-il dans les deux cas de M. Albert Thomas et de M. Bergery, réputés pour leur « intelligence » et considérés par leurs collègues parlementaires comme particulièrement versés dans les questions internationales et russes en particulier ! Que ne pourrait-on dire de l'intrusion dans notre carrière d'outsiders de moindre classe ? Je sais bien qu'à ce raisonnement on opposera les précédents, Cambon et Barrère. Mais le juste hommage que l'on rend à ces grands ambas-sadeurs, entrés jeunes dans la diplomatie, ne porte-t-il pas sur leur pé-riode d'activité où, appartenant depuis vingt ans au Ministère et y ayant toujours servi à l'étranger, ils pouvaient être considérés et se considéraient eux-mêmes comme diplomates de métier ? Nul au reste n'était plus violent qu'eux contre l'intrusion dans nos cadres d'hommes politiques, de journalistes en quête de « prébendes », de hauts fonc-tionnaires à changer d'administrations.

Il en est du métier de diplomate comme des autres. Il ne s'impro-vise pas, il s'acquiert avec en plus ceci de particulier que chaque poste nécessite pour le professionnel le plus averti un temps à durée variable d'observation, de tâtonnements, d'apprentissage, donc de moindre ren-dement. Il s'agit au surplus d'une observation à caractère bilatéral ; en plus de celle à laquelle le nouveau chef de mission s'adonne, il y a l'observation non moins attentive dont il est l'objet. Ce n'est que lors-qu'il aura bien pu juger par lui-même, sans idées préconçues, les choses et gens de son poste, et ce n'est que lorsqu'il aura su inspirer confiance à ceux de ces derniers avec lesquels il est en rapport, qu'il pourra vraiment rendre des services que l'on est en droit d'attendre de lui.

La nomination, peu sensée après Munich, de M. François-Poncet à Rome a eu pour conséquence, que l'on eût dû éviter, qu'au plus fort de la crise de 1939 nos ambassadeurs de Berlin, Rome, Moscou et Tokio n'étaient à leurs postes que depuis quelques mois à peine. Rien donc d'étonnant — et ceci ne porte nulle atteinte à leurs mérites respectifs — à ce qu'il y ait eu du flottement, des contradictions dans leurs infor-mations, conseils, actions. Je ne mentionne — quelque grosse de conséquences qu'elle ait été — cette erreur de M. Bonnet que pour souligner l'intérêt qu'il y a à [192] ne pas changer trop souvent de poste les ambassadeurs et ministres. Ils ne sont pas tous simultané-ment interchangeables. Pour se protéger contre une éventuelle tenta-tion de cet ordre le Gouvernement britannique fixe pour chaque am-

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bassadeur, en le nommant, une durée minima de mission, tantôt cinq, tantôt trois ans. Un autre moyen d'accroître la stabilité de la représen-tation diplomatique est pratiqué aux États-Unis. Les nominations de chefs de poste sont soumises constitutionnellement à la ratification du Sénat, ce qui n'est pas d'ailleurs sans accroître leur autorité et accen-tuer aux yeux de tous leur caractère nationalement et pas seulement administrativement représentatif.

Cette énumération de nos déficiences serait bien incomplète si l'on n'y faisait figurer l'insuffisance des directives et le désordonné des informations transmises aux chefs de mission. À bien des points de vue le circuit des correspondances entre les postes et l'administration centrale pouvait être considéré comme ne fonctionnant plus qu'à sens unique. Le Quai était la maison où tout entrait et d'où rien ne sortait, s'entend en direction des postes, car hélas ! par un curieux paradoxe, c'était sous la forme d'un véritable galvaudage et au mépris de la plus élémentaire prudence que se répandaient dans Paris, par les soins même du Département, les renseignements les plus confidentiels transmis par les postes. Jusqu'à quelles tragiques conséquences a pu aboutir cette inconcevable pratique, la déplorable affaire des papiers diplomatiques les plus secrets abandonnés par nos militaires sur une voie de garage à la Charité-sur-Loire en aura donné à chacun l'humi-liante illustration ! Je ne sache pas que cet abandon, qui a entraîné pour quantité de nos meilleurs amis et informateurs étrangers les pires épreuves, ait été jusqu'ici l'objet de la moindre sanction, de la moindre enquête.

** *

Dans les considérations globalement esquissées ci-dessus, il est des points, soit particulièrement importants, soit relativement neufs qui paraissent mériter de faire l'objet de développements plus poussés. En voici quelques-uns :

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[193]

Attributions et rôle du Ministre des Affaires étrangères.

C'est au Ministre des Affaires étrangères et au Ministre des Af-faires étrangères seul qu'incombe la conduite de la politique extérieure du pays. Autrement dit, tout ce qui touche à nos relations internatio-nales doit passer par son canal ou sous son contrôle, c'est là vis-à-vis de l'étranger une nécessité impérative. Tout le monde comprendra qu'un pays soucieux de faire figure dans le monde doit d'abord donner hors frontières l'impression qu'il n'y a pas de fissure à exploiter ou es-compter dans sa cohésion nationale et que celui qui parle en son nom est bien mandaté et seul mandaté pour le faire. La Convention Natio-nale en avait fixé le principe en 1793. Il serait bon qu'à la faveur du Nouvel Ordre de Choses une réaffirmation constitutionnelle en fût donnée.

La pratique qui a voulu que ces dernières années les présidents du conseil se réservent le portefeuille des Affaires étrangères s'est révélée déplorable. Pris par d'autres préoccupations gouvernementales et res-ponsabilités parlementaires, les dits Présidents-Ministres n'avaient plus le temps matériel de recevoir les Ambassadeurs et Ministres, de lire leurs correspondances venues de l'étranger, de connaître leur per-sonnel. Ils se trouvaient dans l'obligation de s'en remettre, pour les petites comme pour les grandes choses, au Secrétaire Général qui tra-vaillait souvent à leur insu et dont ils ignoraient la plupart du temps les attaches et activités' plus ou moins souterraines.

Le Ministre des Affaires étrangères doit diriger lui-même directe-ment, sans personne interposée, son Ministère. Pour qu'il ait la possi-bilité de le faire il lui faut du temps, de la tranquillité d'esprit, de la durée. Il faut aussi que les questions qu'il aura à traiter lui soient fami-lières. Il va de soi d'ailleurs que s'il est chargé seul de la « conduite de la politique extérieure » c'est au chef de gouvernement qu'incombe la responsabilité de fixer à la politique internationale du pays l'orienta-tion qu'il jugera la plus conforme aux intérêts nationaux. Abstraction faite de la place qu'il peut avoir dans les conseils du gouvernement, le Ministre des Affaires étrangères doit savoir se contenter d'être, à la

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tête de son Ministère, un exécutant. Il en tirera, entre autres avantages, celui de se réserver la possibilité d'en référer à son chef, [194] voire même de se faire désavouer par lui au cas possible où telle de ses ini-tiatives serait susceptible d'avoir du point de vue national de fâcheuses conséquences. Il est des nécessités et des règles de recul à observer dans l'escrime quotidienne que représente la vie diplomatique.

De tout ceci il ne faudrait pas conclure que le Ministre spécialisé dans sa tâche ne fera figure que d'agent d'exécution. Ses avis seront d'autant plus écoutés que, loin de chercher à se substituer au Chef du Gouvernement, il aura à cœur de le bien servir et de le conseiller utile-ment. Il sera d'autant plus qualifié pour le faire qu'il saura utiliser à plein rendement son personnel de l'extérieur et établir de confiantes relations avec le corps diplomatique étranger accrédité auprès de lui.

Il importe en effet que le Ministre connaisse par lui-même ses agents et dirige lui-même leurs activités, qu'il lise leur correspon-dance, qu'il les reçoive, leur donne personnellement ses instructions et n'agisse pas à leur égard autrement que ne fait par exemple le Ministre de l'Intérieur vis-à-vis des Préfets. Ses contacts avec les Chefs de Mis-sion étrangers accrédités à Paris doivent être eux aussi les plus directs et les plus fréquents possibles. Il est nécessaire qu'il les reçoive à tête reposée, consigne sous forme de notes à utiliser par ses services l'es-sentiel de ses conversations... Tout cela ne peut se faire dans la bous-culade et le brouhaha, dans la précipitation de trains à prendre, les soucis d'une clientèle parlementaire, partisane ou électorale à satis-faire, dans la recherche d'échelons supérieurs à grimper dans la hiérar-chie gouvernementale.

M. Delcassé est le seul Ministre des Affaires étrangères dont le souvenir restera lié, pour la période de 1900-1914, à l'aboutissement de fécondes négociations diplomatiques. Son « cas » n'est, par bien des côtés, qu'une illustration des observations et conclusions ci-dessus exposées. En effet Delcassé n'a jamais cumulé les fonctions de Pré-sident du Conseil et de Ministre des Affaires étrangères. Il s'est tou-jours attaché à travailler directement avec ses ambassadeurs et mi-nistres en poste à l'étranger. La correspondance directe et personnelle qu'il entretenait avec les principaux d'entre eux en fait foi. Il s'est ap-pliqué à laisser ses chefs de mission en place, à accroître leur autorité, à ne pas se substituer à eux par d'intempestifs voyages-réclames dans leur poste. Lorsqu'il s'est agi [195] pour lui d'aller prendre la direction

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temporaire de notre ambassade à Saint-Pétersbourg, il s'était déjà ac-quis une rare technicité diplomatique.

Ce n'est pas porter atteinte à sa mémoire que d'ajouter que Delcas-sé, à un moment donné, s'est laissé entraîner à ne plus se contenter de la « conduite » de la politique extérieure et s'est substitué au Chef de Gouvernement quant à l'orientation à donner à cette politique. Comme il était fatal, cette situation a abouti à une crise d'une extrême gravité sur le plan international. Elle n'a pu être dénouée qu'au prix d'une pé-nible humiliation, un aveu de faiblesse dont la révélation publique n'a pas été étrangère aux débordements politiques de l'Allemagne et par suite au déclenchement de la guerre de 1914.

Si de Delcassé on remonte à Talleyrand, on s'aperçoit que lui aussi s'est appliqué à diriger par lui-même sans personne interposée son mi-nistère. Durant les huit ans qu'il est resté aux Relations extérieures, il n'a eu ni secrétaire général ni directeur politique et travaillait directe-ment avec les chefs de ses divisions géographiques : Division du Nord, du Midi, des Echelles du Levant. Il est par ailleurs caractéris-tique de noter que dès sa première nomination comme Ministre des Relations extérieures, en juillet 1797, Talleyrand s'est insurgé contre l'intrusion dans le personnel diplomatique français de gens qui n'avaient rien à y faire. « Aussi longtemps, écrit-il au Directoire, qu'on ne voudra employer en' diplomatie que des conventionnels, on ne réussira qu'à faire abhorrer la République Française ».

Souveraineté de l'opinion publique : son éducation.

Est-ce à dire que la diplomatie confiée à la conduite exclusive de gens de métier, doit être considérée comme zone réservée sur laquelle l'opinion publique n'aurait que de lointains contacts et guère de prise ? Rien ne serait plus contraire au bien de la Nation, plus en opposition avec l'honnêteté gouvernementale et l'honnêteté tout court, rien n'irait plus à l'encontre des intérêts de ceux qui ont mission de servir l'État hors frontières et dont l'autorité et le prestige, comme les possibilités d'action, sont en fonction directe de la Cohésion nationale.

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[196]L'expérience de ces dernières années n'a, hélas, que trop prouvé

que l'obtention de votes parlementaires intermittents de confiance, si nécessaires qu'ils soient, n'était pas un critérium suffisant de la com-préhension par le pays tout entier des problèmes internationaux qui se posaient à son destin. Ce n'est pas seulement par l'entremise du Parle-ment mais directement par la voix de la presse, par celle de la radio, par la publication régulière de « livres jaunes » que les chefs poli-tiques doivent avoir le souci de tenir le pays dûment au courant des questions internationales dont plus que jamais dépendent pour une large part son présent et son avenir. Attendre pour le faire d'être en période de crise est trop tard : c'est quasi quotidiennement qu'il convient d'intéresser le public à ce qui se passe hors de ses frontières, car il risque (les faits l'ont prouvé) d'avoir, par ignorance ou noncha-lance, les plus amers réveils et de s'abandonner aux pires abdications.

Le rôle des Commissions des Affaires étrangères de la Chambre et du Sénat est sous ce rapport de toute première importance, mais en-core faudrait-il que leurs membres et plus spécialement leurs bureaux soient désignés pour leur technicité, la confiance personnelle qu'ils inspirent, en dehors de tout dosage byzantin de partis. Il a déjà été fait allusion ci-dessus à la règle constitutionnelle américaine qui veut que les nominations d'Ambassadeurs et de Ministres soient soumises à la ratification du Sénat. Sans songer à préconiser une mesure de ce genre, qui ne tarderait pas chez nous à se transformer en ingérence intempestive du parlementaire sur l'exécutif, on peut quand même ex-primer l'avis que les deux commissions des Affaires étrangères soient plus en mesure qu'elles ne l'ont été jusqu'ici de suivre les activités de nos agents de l'étranger.

Mais c'est dans le domaine de la presse qu'il y a eu le plus d'erreurs commises et que par suite il y a le plus de choses à redresser. La pro-pagande bourrage de crâne, faite le plus souvent pour la plus grande gloire d'un éphémère personnage consulaire a causé dans le pays et à l'étranger plus de mal et plus de dégâts de consciences que n'en au-raient entraînés les pires méfaits des cinquièmes colonnes. La plupart des Ministres qui se sont succédés au Quai d'Orsay durant la période de l'entre-deux-guerres, ont souvent donné l'impression que les moyens d'action sur la presse ou plutôt en faveur de la presse mis à

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leur disposition étaient [197] considérés par eux comme des facilités d'élévation ou de défense personnelle plutôt que ce qu'ils étaient ou auraient dût être : des possibilités, à eux offertes d'initier le public aux grands problèmes internationaux, dont la vie et l'indépendance du pays dépendent, les lui faire comprendre, l'y intéresser et l'amener, abstraction faite de toute question de personnes, à se forger, face aux faits, une opinion et une volonté nationales. Si ce rôle d'éducateur avait été rempli, le slogan si dubitatif « mourir pour Dantzig » n'aurait pas fait tant de ravages et les Ferdonnet de tous poils auraient eu moins de prise sur l'opinion publique.

Instruire et éduquer le public ne veut pas dire qu'il y ait un excès de publicité à donner prématurément à telle ou telle démarche, telle ou telle attitude, telle ou telle amorce de négociation. Le procès de la di-plomatie sur la place publique a été surabondamment fait et jugé par les événements aux dépens de ceux qui ont eu la naïveté de s'y livrer. Il n'en reste pas moins que l'on ne peut plus dans l'état actuel des choses espérer travailler en vase clos comme on le faisait autrefois. Quelles que soient les précautions prises, il faut s'attendre à voir, du coin le plus inattendu du monde, surgir sur le plus innocent sondage diplomatique des informations tendancieuses ou inconsciemment dé-formantes appelant d'immédiates et partout identiques mises au point. Les mauvaises nouvelles sont entre toutes celles pour lesquelles on devrait s'ingénier à s'assurer la priorité de présentation. Tel n'est évi-demment pas le point de vue de ceux qui, plus qu'au bien permanent du pays, s'intéressent à leurs passagères personnes.

Il est de croyance commune qu'avec le télégraphe, le téléphone, la radio, les agents diplomatiques ne sont plus que des « boîtes aux lettres », des éléments passifs de transmission. En fait la rapidité des communications, loin de simplifier la tâche des diplomates l'a compli-quée et exige d'eux, en lieu et place de la sage, confortable et téné-breuse lenteur d'antan, des réflexes quasi-immédiats de compréhen-sion qui ne peuvent jouer utilement que dans la mesure où ils se trouvent étroitement associés aux pensées et activités de leur chef. D'où nécessité de tenir nos agents préventivement au courant de toutes les informations sur le sujet desquelles le Ministre et le Gouvernement peuvent être amenés à adopter telle ou telle attitude. C'est de cette fa-çon et de cette [198] façon seule que d'identiques parades pourront en temps voulu être opposées aux propagandes hostiles.

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La qualité de nos agents de l'extérieur, ainsi que leur volonté de servir, n'ont fait, dans mon jugement, que croître. C'est l'art de les uti-liser à plein rendement qui a fait défaut.

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ANNEXE N° 12.

Lisbonne, ce 13 mai, 1942.

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Cher ami,Votre dernière lettre, qui m'est parvenue dans les dix jours, a été

pour moi, comme elle le sera pour d'autres, d'un intérêt poignant.Quant à de Gaulle nous n'avons aucune intention de le lâcher. S'il

existe des apparences contraires, c'est parce que le monsieur lui-même n'est pas commode. Cela ne veut dire ni que l'admiration suscitée par son geste ait diminué, ni que l'on déconsidère l'utilité du symbole qu'il représente. On s'arrangera. N'ayez donc aucune crainte sur ce chapitre. J'ai toujours pensé que dans bon nombre de cas la prétendue désappro-bation de de Gaulle provient d'une préférence pour les places de pivot, comme vous avez dit. Que de fois j'ai entendu dans la bouche de ceux qui, à la différence de vous, évitent les ailes marchantes du mouve-ment : « Il peut y avoir Gaullistes et Anti-Gaullistes, mais n'oubliez pas qu'il y a aussi des Français tout purs ». Ce serait lamentable, en ayant l'air de lâcher de Gaulle, de donner raison à ces gens-là. Mais, je répète, n'ayez aucune crainte...

Votre bien fidèlement dévouéR. CAMPBELL.

(Lettre de Sir Ronald CAMPBELL, Ambassadeur d'Angleterre à Lis-bonne).

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[199]

ANNEXE No 13.

LE GÉNÉRAL DE GAULLE.

4, Carlton Gardens, S.W.I.Whitehall 5444.Le 27 juin 42.

Monsieur le Ministre,Je connais vos sentiments. Sachez que nous avons besoin, pour le

service de la France, d'hommes tels que vous. Il faut porter le poids des intérêts de la patrie et les soutenir dans un monde où notre dé-sastre et, pire encore, certaine politique d'abandon et de trahison ont abattu de grands pans de notre prestige et de nos droits.

Je vous prie de croire à mes sentiments très distingués et dévoués.C. DE GAULLE.

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ANNEXE No 14.

Lyon, 3 septembre 1942.Mon cher ami,Je reviens de Châtelguyon où j'ai liquidé mes affaires de la

Chambre dans des conditions que je ne puis vous dire par lettre. Ce que vous désiriez a été fait, et, je le crois, bien fait. Pour cela et pour le reste, ayez confiance en moi.

Affections.E. HERRIOT.

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(Lettre de Monsieur Edouard HERRIOT à Monsieur Raymond BRUGÈRE à l'occasion de la dissolution du bureau de la Chambre des Députés).[200]

ANNEXE No 15.

« NEWS », TORONTO, CANADAHE DEFIED 'EM AND LIVED

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The new Secretary to the French Foreign Office, Charles-Henry-Raymond Brugere is remembered in Canada. He was in Ottawa in the middle 'thirties as French Minister.

M. Brugere is not the traditional diplomatic type, though diploma-cy has been his career. He has strong opinions and he expresses them plainly. This habit made him a constant surprise to many people, in Ottawa and elsewhere, in years before the war.

Belgrade was Brugere's next post after he left Ottawa. He went there in 1937 or '38 and took with him his habit of direct speech. He had opportunity to practice it in Jugoslavia and in Paris in those last years of appeasement. When France fell M. Brugere was still at Bel-grade, but he did not stay long. He resigned when the Vichyards capi-tulated and explained, the reasons for his resignation in a letter to Marshal Petain which was plainer than diplomatic. Then he followed his letter home and settled down in the south of France to make him-self still more clear.

Each new surrender made to Germany by the Vichy Government produced a new letter of protest from M. Brugere to Marshal Petain. And at each protest the fearful said this is the last ; now they will shut him up. But the months went by and he remained free. It was almost as if the very boldness of his protests were a protection ; as if a logical Gestapo figured that a man so foolish as to defy it openly was hardly worth arresting when it had the Resistance to root out.

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So M. Brugere was left at large to write his letters while Vichy and German authorities devoted their joint efforts to hunting down Resis-tance leaders ; of whom he was one.

It went on that way for more than two years. M. Brugere during the whole of the time was one of the key men on whom the resistance or-ganization in France depended and to whom messengers travelling secretly from England and North Africa came for information. And during ; the whole of the time he [201] maintained his strange disguise of open disapproval of the Vichy regime.

At the end of the time, in November, 1942, the Americans landed in Africa. M. Brugere celebrated the event in his customary plain manner. He sent a telegram of congratulation to the U.S. charge d'af-faires, the one official still lingering at the U.S. embassy, Vichy.

The telegram was too much. The same day M. Brugere was arres-ted and interned on Nazi orders. He remained in internment until re-leased with the liberation a few weeks ago. Now he goes to head the permanent staff at the French Foreign Office. There is no place where a habit of plain speaking could be more useful to peace at this point in European history.

Saturday, October 7, 1944.

[202]

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[203]

TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE I. Belgrade, avril-août 1940 [11]

Drôle de guerre et inaction. — Mise en garde contre l'Italie. — Paris au début d'avril 40. — Entretiens avec le Président P. Reynaud, le général Gamelin et le général Weygand. — Insuffisance d'armements de nos alliés balkaniques éven-tuels. — La Blitzkrieg. — Confiance des Yougoslaves en notre armée. — Atti-tude de la Russie et de l'Amérique. — Coup de poignard dans le dos de l'Italie. — Débâcle. — Demande et signature de l'armistice. — Ma démission. — Réactions de la Colonie française de Belgrade. — Poursuite éventuelle de la lutte en Syrie. — Personnel de la Légation. — Attitude des Yougoslaves. — Avant-goût de Vi-chy donné par un journaliste de passage. — Cérémonie du 14 juillet. — Visites d'adieux. — Derniers contacts avec les ministres d'Angleterre et d'Amérique. — Départ de Belgrade.

CHAPITRE II. Retour en France [37]

Arrêt à Lausanne. — Recueil de premières impressions sur Vichy — Popula-tion désaxée. — Arrivée à Vichy — Visites à M. Baudoin et à Charles-Roux. — Les généraux s'entre-décorent. — Ruée sur les places. — Croyance en la victoire allemande. — Résistance d'une bonne partie du personnel des Affaires étrangères. — Responsabilités du haut commandement militaire. — Collusion Pétain-Laval. — Souvenirs sur Pétain. — Le général Anthoine. — Note à Londres du 17 avril 1934. — Rencontre de Pétain avec Goering à Belgrade en octobre 34. — Création d'une agence « privée » de renseignements français à New-York en 36. — Ma lettre au Maréchal du 25 novembre 40. — Vichy et l'Alsace-Lorraine. — Journée des Dupes du 13 décembre 40. — Forfaiture de 569 parlementaires. — Illégalité du régime Pétain. — Mes rapports avec le Président Herriot, M. Louis Marin, le comte de Chambrun. — Le procès de Riom. — Lettres au Président Daladier et au comte de Perretti. — Commission rogatoire.

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CHAPITRE III. Vichy-État [63]

Le divorce de Vichy et de l'opinion publique. — Propagande outrancière. — Ordre de la Francisque. — Serment au Maréchal. — Passivité momentanée du public. — Son réveil. — Attitude des milieux militaires. — Ambitions de l'amiral Darlan. — Carence des généraux. — Attitudes des généraux de La Laurencie et Doyen. — Sort que l'Allemagne victorieuse eut réservé à la France. — Evolution

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dans l'état des esprits. — Rôle du général Giraud. — Limogeage du général Wey-gand d'Afrique du Nord.

CHAPITRE IV. Corps diplomatique [81]

Le Hall des ambassadeurs. — M. René Gillouin. — Inexistence du ministère des Affaires étrangères de l'Hôtel du Parc. — Ambassade de Belgique. — Capitu-lation du 28 mai. — Rupture des relations diplomatiques de Vichy avec la Bel-gique. — Mort de Le Tellier. — Ambassade du Japon. — Voyage de Kato à Ber-lin. — Entrée du Japon dans la guerre. — Mort de Kato. — Ambassade d'Amé-rique. — Mes rapports avec Matthews, l'amiral Leahy, Tuck. — Manigances pé-tainistes à Washington. — Navettes entre Londres et Vichy de Dupuy, secrétaire de la Légation du Canada. — Mes contacts avec Campbell, ambassadeur d'Angle-terre à Lisbonne. — Position antigaulliste des Américains. — Leur entente avec le général Giraud. — Difficultés de liaison avec Londres. — Légation de Yougosla-vie. — Agression allemande contre la Yougoslavie. — Départ de Pouritch. — Légation de Hongrie. — Le comte Kuhn et le baron Bessenyey

CHAPITRE V. Révolution à rebrousse-poils [107]

La synarchie. — Ses rapports avec des groupes d'affaires allemands. — Son prétendu réalisme. — Pillage de la France sous le couvert de fusions d'intérêts. — Méfiance à l'égard des réactions populaires. — Pétain et la doctrine positiviste des « dignes chefs ». — Faillite de la Révolution dite nationale. — Entraves mises par de nombreux collègues à l'autorité indésirable hors frontières de Vichy.

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CHAPITRE VI. Prisonnier de Pétain et de Laval [115]

Méfiance et dénonciations. — Débarquement des Américains en Afrique du Nord. — Mon arrestation. — Envoi au camp de Saint-Sulpice. — Régime du camp. — Transfert à Evaux. — Dix-neuf mois de captivité. — Débarquement du 6 juin. — Les gendarmes nous ouvrent les portes de notre prison. — Autorité de Vichy tombée en déliquescence. — Vichy, création de l'ennemi, n'a jamais été la France.

CHAPITRE VII. Les mauvais embrayages d'Alger [131]

Unanimité de l'opinion. — Arsenic et vieilles dentelles. — Evadés de France. — Reconstitution des partis. — Les « planches pourries » de M. Vincent Auriol. — Mise en garde de mes codétenus d'Evaux. — Assemblée Consultative Crou-pion. — Protestation des Quatre-Vingts opposants parlementaires de Vichy — Aucune atmosphère de guerre civile ou complot communiste. — Intégration de la

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Résistance dans la légitimité républicaine gaulliste. — Emmanuel d'Astier. — Le neuf et le raisonnable du Général de Gaulle. — Révolution dans la loi.

CHAPITRE VIII. Trois semaines au secrétariat des Affaires étrangères [147]

Le maquis de Lorris. — Mon retour à Paris. — Secrétaire Général des Af-faires étrangères. — Mes rapports avec M. Bidault. — Epuration. — Heurts avec les nantis d'Alger. — Reconnaissance du Gouvernement Provisoire. — Corps diplomatique retour de Vichy — Mgr Valério Valéri. — Ambassades françaises à l'étranger. — Nomination de M. Caffery à l'Ambassade des États-Unis. — Possi-bilités manquées d'action contre Franco. — L'Europe continue d'avoir mal à la France. — La leçon de Vichy n'aura-t-elle servi à rien ?

ANNEXES

Télégramme du 3 septembre 1939 relatant une conversation avec le Prince Paul au sujet de l'Italie. — Télégramme du 18 mai 1940 au sujet d'une conversa-tion de M. Djordjevitch [206] avec M. Molotov. — Télégramme du 5 juin 1940 relatant une conversation entre le ministre de Slovaquie et M. Bliss Lane, ministre des États-Unis. — Télégramme de démission du 17 juin 1940. — Télégramme du 19 juin 1940 sur la création éventuelle d'un centre de résistance en Syrie. — Lettre au maréchal Pétain du 23 novembre 1940. — Réponse de M. du Moulin de la Barthète du 25 novembre 1940. — « Erreur du 17 juin 1940 ». — Bordeaux-Montoire ou la réhabilitation de Bazaine. — Pétain jugé par ses pairs. — Pour une réorganisation du Ministère des Affaires étrangères. — Lettre de Sir Ronald Campbell. — Lettre du général de Gaulle. — Lettre de M. Edouard Herriot. — Article du « News » de Toronto.

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ACHEVÉ D'IMPRIMER SURLES PRESSES DE L’IMPRIMERIE HÉRISSEY

EN FÉVRIER 1953.Dépôt légal : 1er trimestre 1953.