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Jesse Byock. “Egil's Bones: A Viking Warrior and Paget's Disease.” Scientific American 272/1 (January, 1995): 82-87. Translation: “Les os d’Egil, héros viking,” Pour La Science 209 (Mars, 1995): 52-58.

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Page 1: UCLA - Jesse Byock. “Egil's Bones: A Viking Warrior …vers le Groenland et la Finlande. La principale question ausujet des sagas reste celle de leurcomposition: sont-2. CES OS FACIAUX,

Jesse Byock. “Egil's Bones: A Viking Warrior and Paget's Disease.” Scientific American 272/1 (January, 1995): 82-87.

Translation: “Les os d’Egil, héros viking,” Pour La Science 209 (Mars, 1995): 52-58.

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les os d'Igil, héros vikingJE55E BYOCK

Une saga islandaise mentionne un Viking aux traits particulierset menaçants, et dont le crâne aurait résisté aux coups d'une hache.Cet homme était probablement atteint de la maladie de Paget.

EgU, fils de Grim le Chauve, est lafigure la plus mémorable desvieilles sagas nordiques. Né enIslande au début du xe siècle, il

participa à l'épopée viking; aventureset pillages le conduisirent en Norvège,en Suède, au Danemark, dans les ter­ritoires de l'Est de la Baltique, en Angle­terre, en Saxe etenAllemagne du Nord.Farouche, opiniâtre et violent, Egil étaitaussi un poète subtil et préoccupé dequestions éthiques. Il incarne à mer­veille la fougue viking, l'audace aveclaquelle ces hommes s'embarquaientpour des contrées inconnues dans l'es­poir d'y faire bonne fortune .. D'Athel­stan, roi des Anglo-Saxons, il reçoitdes cadeaux précieux et des gagesd'amitié, tandis qu'Eric à la Hachesanglante, souverain viking de Nor­vège, ne lui réserve que des menacesde mort. Alliant le courage et la forceà une grande intelligence, Egil sur­vit aux guerres, échappe aux guet­apens et atteint l'âge avancé de 80ans. Il meurt en Islande, parmi lessiens, aux alentours de 990, de mortapparemment naturelle.

Bien des aspects du personnagedemeurent profondément trou­blants. Malgré ses exploits et la placeenviable qu'ils lui confèrent dansla société islandaise, son caractère etson aspect physique suscitent l'in­quiétude de son entourage. On lejuge laid, irascible, morose. En cela,Egil ressemble à son père et à songrand-père, qui sont dépeintscomme des hommes à l'aspect mena­çant. La saga souligne combien ilssont différents de leurs autresparents, décrits au contraire commebeaux et gracieux.

La différence d'Egil ne se limitepas à un trait particulier. Tantôt enprose, tantôt en vers, la saga rapportequ'Egil perdait souvent l'équilibre,

qu'il avait les pieds froids de façonchronique, qu'il souffrait de maux detête et avait des accès de torpeur,enfin qu'il devint aveugle et sourd;elle mentionne des déformations inha­bituelles de son crâne et des traits deson visage. Ces symptômes suggè­rent qu'Egil souffrait d'un syndromerésultant d'une régénération osseuseexcessive. Cette maladie, diagnosti­quée pour la première fois par JamesPaget en 1876, sévit dans certainesfamilles et rappelle étrangement l'af­fection d'Egil.

Est-il vraiment important de savoirsi Egil était ou non atteint de la mala­die de Paget? Je me suis posé cette ques-

1. CETTE PAGE de la Saga d'Egil est tirée du manus­crit islandais connu sous le nom de Uvre de Mothru·vellir: elle contient le passage qui décrit l'exhumationdes ossements d'Egil par 5kaptl. On y remarquenotamment, à la fin de la douzième ligne (la neu­vième ligne en partant du haut du document), lesmots: thar var thà, Skaptl prestr, qui signifient :"II y avait là le prêtre Skapti.•

tion au début de mon travail derecherche, avant de comprendre quel'énigme posée par la saga d'Egil sesitue au carrefour de la médecine, del'histoire, de l'archéologie et de l'ana­lyse littéraire. Oui, la connaissance dela maladie d'Egil est d'une importancecruciale pour ceux qui tentent de véri­fier l'exactitude historique des sagasislandaises. Les sagas décrivent-ellesprécisément une période viking anté­rieure de 250 ans à leur rédaction, oubien ne sont-elles que les fruits de l'ima­gination romanesque des auteurs duxme siècle? Les historiens de l'époquemédiévale, les spécialistes de littéra-

ture norroise, les archéologues etles linguistes ont tous étudié cettequestion, mais la science est peuintervenue dans ce débat. Le sujet asoulevé de telles passions qu'un spé­cialiste a juré de défendre son hypo­thèse jusqu'à ce que la mort lui fasselâcher la plume. La controverse pren­drait un tour nouveau si une autresource d'information était exploitée.

Histoires de famille

À mon avis, un secours inattendupourrait être apporté par la méde­cine moderne. Plutôt que d'attri­buer les aspects conflictuels de lapersonnalité d'Egil à l'exagérationlittéraire, je considère que ces carac­téristiques résultent de l'évolu­tion de la maladie de Paget. Pourarriver à cette conclusion icono­claste, j'ai eu souvent recours à uneautre discipline, la philologie, c'est­à-dire l'étude historique et com-parative de la langue et de sarelation à la culture.

Les sagas islandaises constituentl'une des plus importantes collec­tions de récits vernaculaires duMoyen Âge: 31 sagas majeures et un

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grand nombre de récits plus courtsracontent les voyages des premièresgénérations de colons norvégiens enIslande, le principal avant-poste vikingdans l'Atlantique Nord. Les sagas fami­liales, écrites en prose et agrémentées

de vers, relatent des événements guise déroulèrent entre 870 et 1030. Leurstyle est sobre, à la différence des récitsmythiques et des contes fantastiqueségalement écrits par les Islandais. Avecun réalisme souvent austère, elles

détaillent la vie agricole et politiquequotidienne, et décrivent les voyagesaventureux des Vikings, notammentvers le Groenland et la Finlande. Laprincipale question au sujet des sagasreste celle de leur composition: sont-

2. CES OS FACIAUX, fortement épaissIs et déformés de façon symé­trique, résultent probablement de la maladie de Paget, affection carac>­térisée par une croissance osseuse excessive et incontrôlée. Le crâne

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du guerrier Egil, un héros des sagas Islandaises, ressemblait sansdoute à celui de cet homme qui, Il '1 a quelques siècles, fut atteintpar cette maladie.

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3. CETTE COUPE D'UN CRÂNE ÉPAISSI, caractéristique de la maladie de Paget, montre quela cavité crânienne n'a pas subi d'Intrusion, ce qui laIsse Intactes les facultés mentales dupatient.

4. LE BLANCHISSEMENT CARACTÉRISTIQUE DES OS atteints par la maladie de Paget, lors­qu'lis subIssent un Impact, apparaît sur cet os pariétal fossilisé, vieux de plusieurs siècleset exhumé au XVIIIe siècle. Selon la saga, un blanchissement similaire fut observé à l'en­droit du crâne d'Egil qui reçut le coup de hache de Skapti.

quelques centaines de mètres de la pre­mière. Skapti, un des descendants lesplus célèbres d'Egil, exhuma uneseconde fois les ossements de son aieulafin de les déposer dans le nouveaucimetière. Les dernières pages de laSaga d'Egil rapportent à ce sujet unebien curieuse histoire;

«Sous l'autel, on trouva des osse­ments humains bien plus gros quedes ossements normaux... Il y avait làle prêtre Skapti, fils de Th6rar~ unhomme sage. TI ramassa le crâne d'Egilet le mit dans le cimetière. Ce crâneétait étonnamment gros, mais, surtout,d'un poids incroyable. Ce crâne étaittout ondulé, comme une coquille Saint­Jacques. Skapti voulut alors se rendrecompte de l'épaisseur de ce crâne: ilprit une hache assez grande et la bran­dit d'une main, le plus rudement pos­sible, et frappa du talon de la hache lecrâne, voulant le briser; toutefois, àl'endroit où le coup arriva, l'os blan­chit mais ne fut pas endommagé, etl'on peut comprendre à cela qu'il nedevait pas être facile d'endommagerce crâne sous les coups de personnesinsignifiantes, quand le cuir chevelu etla chair allaient avec.»

Ce passage a souvent été utilisé parceux qui jugent les sagas fantaisistes.Leur argument a la force de l'évidence:en dépit du caractère réaliste de la scènede l'exhumation, tout le monde doitconvenir qU'W1 crâne âgé de 150 ansn'aurait pas résisté au coup de hachede Skapti.

Les connaissances médicalesmodernes invitent toutefois à ne pasconsidérer cet épisode comme une purefigure littéraire, destinée à magnifierles qualités héroïques des Vikings. LaSaga d'Egil décrit précisément le crânecomme ayant «tout l'extérieur strié àla manière d'une coquille Saint­Jacques». La précision est frappante,car la littérature en vieux norrois neprésente aucun autre exemple de l'uti­lisation des mots horpuskel (coquilleSaint-]acques) et barottr (strié, ondulé,plissé, ridé) pour décrire des caracté­ristiques humaines. Une surfaceosseuse «à l'aspect de coquille Saint­Jacques», unique dans les descriptionsde héros vikings, concorde étroitementavec les descriptions médicales de lamaladie de Paget, qui font souvent étatd'irrégularités de la surface crânienneexterne, avec une apparence plisséeet ondulée. Cette caractéristique appa­raît dans un cas symptomatique surquinze environ.

vik. Il fut d'abord enterré sur place,sous un tumulus païen qui fut sa pre­mière sépulture. Puis dix ans plus tard,en l'an 1000, quand l'Islande se conver­tit au christianisme, Thordis et son mariGrim déplacèrent les restes d'Egil dansune petite église construite sur les terresde leur ferme. Près de 150 ans après,une seconde église fut construite à

elles l'aboutissement d'une longue tra­dition orale, ou l'invention des pre­miers lettrés de l'Islande du XIIIe siècle?

Selon la Saga d'Egil, ce héros vikingpassa les dernières années de sa vieen compagnie de sa fille adoptive,Thordis, à la ferme de Mosfell, dansle Sud-Ouest de l'Islande, non loindu site de la capitale actuelle, Reykja-

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Les médecins connaissent égale­ment la dureté, comparable à celle del'ivoire, et la résistance exceptionnellesdes os des malades. Même le blan­chissement du crâne d'Egil à l'empla­cement du coup de hache de Skapti estun indice de la maladie de Paget :lorsqu'elle est soumise à un choc suf­fisamment violent, la matière tendre etsemblable à de la pierre ponce, quirecouvre le crâne épaissi par la mala­die de Paget, cède la place à un noyaudur, extrêmement résistant et de cou­leur blanche.

Un casque pierreuxpour tête

Dans la saga, Egil en personne évoquesa propre tête en d'étranges termes.Dans un poème écrit à la suite du par­don accordé par son ennenù juré, le roiEric à la Hache sanglante, Egil, qui vientde sauver sa tête, a composé cesquelques vers:

je ne déteste point,Tout laid qu'il soit,

D'accepter du princeLe casque pierreux de ma tête.

La maladie de Paget a probable­ment été responsable de l'aspectinou­bliable du visage d'Egil, qui a nourriau fil des ans de nombreuses inter­prétations littéraires. La saga donneune description détaillée d'Egil alorsqu'il assiste à une fête, à la suite d'unebataille livrée en Angleterre. Lors dubanquet, il fait face au roi Athelstan,souverain duquel il croit devoir obte­nir réparation pour la mort de son frère,Thorolf.

«Il était assis tout droit, la tête fortpenchée. EgiJ avait les traits saillants,le front large, d'épais sourcils, un nezassez court, mais extrêmement gros,et des lèvres qui, devinées à traverssa barbe, étaient à la fois épaisses etlongues. Il avait le menton étonnam­ment large, de même que lesmâchoires, le cou épais, les épaulesvastes, plus que les autres hommes,l'air dur et cruel quand il était fâché.Il était de belle taille et plus grand quequiconque, des cheveux d'un gris deloup et épais, et il fut chauve de bonneheure. Assis là comme on vient del'écrire, il baissait l'un de ses sourcilsjusque sur la joue et relevait l'autre jus­qu'à la racine de ses cheveux. Egil avaitles yeux noirs et les sourcils jointifs.Il ne voulut pas boire, bien qu'on leservît, il baissait et levait alternative­ment les sourcils.»

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Le roi Athelstan n'ignore pas l'atti­tude menaçante d'Egil: afin d'apaiserla colère du VIking, il lui offre une indem­nité en compensation de la mort deson frère et s'assure ainsi de sa fidélité.

Tout en faisant la part de l'imagi­nation littéraire, il est vraiment curieuxde voir l'aspectphysique d'Lm héros desaga dépeint d'une manière aussi cari­caturale, à moins qu'il ne s'agisse d'une

5. CE SQUElmE, quI appartenait à un hommeangllHlaxon ayant vécu au x· siècle, montreles ravages entraînés par la maladie de Pagetlorsqu'elle atteint un stade très avancé: onremarque notamment la courbure de lacolonne vertébrale, et les épaississementset les déformations des os longs des membres.

histoire connue de tous. La déforma­tion et le durcissement du crâne, symp­tômes caractéristiques de la maladie dePaget, peuvent conduire à l'ossea leon­Hasis, ou hyperostéose crânienne: lesos faciaux s'épaississent, donnant à l'in­dividu l'apparence d'un lion. Une tellemanifestation pathologique, qui peutapparaître avant l'âge de 20 ans, cor­respond de très près aux descriptionsd'Egil. Quant à l'étrange mobilité dessourcils, on peut supposer qu'unepersonne à l'aspect menaçant, commel'était Egil, avait appris à tirer parti dela déformation de son visage: on ne ris­quait pas d'oublier ses mimiques.

Le diagnostic de la maladie de Pagetse confirme à la lecture des difficultésque connut Egil dans ses vieux jours:perte de l'équilibre, de l'ouïe et de lavue, refroidissement des extrénùtés desmembres, maux de tête, et ce port carac­téristique de la tête, qui pend et sebalance. Tous ces problèmes corres­pondent aux principaux symptômesd'une maladie de Paget à un stadeavancé. Selon la saga, Egil passa la der­nière partie de sa vie à Mosfell, en com­pagnie de son gendre Grim. Un jourque les deux hommes se promenaient,Egil trébucha et tomba. Quelquesfemmes furent témoins de la scène etse moquèrent:

«Te voilà complètement décrépit,Egil, dirent-elles, si tu tombes toutseul.»

«Les femmes se moquaient moinsde nous quand nous étions plusjeunes», remarqua alors Grim. Et Egilcomposa ces vers:

Le cheval de l'encolure se balance,Ma tête chauve se cogne quand je tombe;

J'ai molle la vrille des jambesEt je n'entends plus quand on appelle.

Pourquoi se souviendrait-on d'unpoème relatif à une tête qui se balanceet à d'autres difficultés physiques?L'art des poésies en vieux norroisconsiste à emprisonner l'émotion indi­viduelle dans un lacis complexe demots imagés. À!'époque viking, la poé­sie était considérée comme un cadeaud'Odin, et l'habileté poétique inspiraitle plus grand respect. Les quelquesvers qui précèdent trahissent le talentavec lequel le vieux guerrier trans­forme ses handicaps physiques enimages mémorables.

La poésie en vieux norrois consti­tue un jeu d'images dont les règles, unefois comprises, nous donnent accès àune information pertinente. Le pre­mière ligne du quatrain signifie: «J'ai

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des balancements du cou.» En construi­sant l'image du premier vers, l'auteurcomposait une métaphore poétiquepropre au vieux norrois, nommée ken­ning. Les kennings sont des figuresde style comparables à la métaphorequi transforme un chameau en un«vaisseau du désert». Le kenning dupremier vers, helsis vaIr (<<le cheval del'encolure») désigne le cou. Le mot«balancements» a pour racine le verbevàfa, «se balancer ou brinquebaler touten pendant». Le vers concerné évoquedonc un cou qui se courbe sous le poidsd'une tête qui oscille.

Une tête qui pend et se balance n'estpas un caractère obligatoire de lavieillesse. De surcroît, l'expression«balancements du cou» n'arien d'usueldans la poésie de l'Islande ancienne.Une recherche systématique par ordi­nateur ne m'a pas permis de localiserune autre fois cette expression. Il estdonc clair que le poète évoquait là unétat inhabituel et tout à fait personnel.

Toujours selon la saga, Egil devintaveugle. En vieillissant, il devint léthar­gique et se mit à ressentir un irrépres­sible besoin de chaleur. Ces symptômes,qui rendaient Egil invalide et le morti-

fiaient, sont caractéristiques de la mala­die de Paget :

«Egil devint complètement aveugle.Un jour d'hiver qu'il faisait froid, Egilalla vers le feu pour se réchauffer.«Lève-toi, dit une femme, retourne àta place et laisse-nous faire notre tra­vail.» Egil se leva, alla à sa place etdéclama:

«Aveugle, je treouche à côté du feu,j'implore la pitié des femmes,

Il est bien amer, ce combatAux plaines de mon front.»

Dans ce dernier vers, les mots islan­dais correspondant aux «plaines du

La maladie de Paget

Sir James Paget, 1814-1899.

Cette tête plissée, appartenant à un homme de 92 ans, est symptoma­tique de la maladie de Paget à un stade avancé. Ce patient fut suivi parN. Chakravorty, en Angleterre, vers le milieu des années 1970. Comme Egil,sa vue était diminuée et Il mourut sourd, mals ses facultés mentales res­tèrent Intactes.

hommes de plus de 40 ans qui vivent auRoyaume-Uni seraient, sous une forme ouune autre, touchés par la maladie de Pagel.Cette proportion atteint dix pour cent au­delà de 70 ans. Aux États-Unis, au moinstrois millions de personnes sont touchéespar la maladie de Pagel. Environ 25 pourcent de ces personnes présentent des symp­tômes réellement pénibles. La maladie frappegénéralement des familles entières et semanifeste dans des zones géographiquesdéterminées. notamment en Europe et,tout particulièrement, en Angleterre et enFrance. Elle peut même survenir dans despopulations qui n'ont aucune prédispositionenvers cette maladie, mais elle reste alors,le plus souvent, circonscrite à des zonesrelativement petites, telle par exemple la

commune d'Avellino, en Italie, où tout un ensemble de cas ont étédiagnostiqués au sein d'une vaste famille.

Aujourd'hui encore, les symptômes de la maladie de Pagetsont fréquemment mal interprétés, et sont alors attribués aux effetsde l'âge. Dans le cas de la famille d'Avellino, la maladie ne futidentifiée qu'à la suite d'un diagnostic effectué àNew York sur un

parent d'émigrant. Un dia­gnostic précis se fonde surdes radiographies ou sur destests sanguins qui recher­chent des taux anormale­ment élevés de phosphatasealcaline, enzyme produitepar les cellules osseuses.Des tests urinaires peuventaussi révéler un excès d'hy­droxyproline, un autre pro­duit de la dégradationosseuse. Les traitements dela maladie utilisent des médi­caments tels que la calcito­nine et les diphosphonates,qui ralentissent ou stoppentle rythme de la dégradationet du renouvellementosseux.

En1854, James Paget fut nommé chÎrur­gien extraordinaire de la reine Victoria,

puis, quelques années plus tard, chirur­g;en ordinaire du prince de Galles. Pagetdécrivit plusieurs maladies, dont la plusconnue est ,,"ostéite déformante". Selonla description classique de Paget, cette mala­die des os «se déclare à l'âge mûr, voireau-delà, évolue très lentement et, pendantde nombreuses années, peut ne pas avoirde répercussion sur l'état de santé général,ni provoquer d'autres troubles que ceux dusaux changements de forme, de taille et dedirection des os atteints ... Les membres,quoique déformés, restent vigoureux et aptesà porter le tronc."

La maladie de Paget consiste en une crois­sance désordonnée des os. Les os humainsnormaux se renouvellent continûment, de telle sorte qu'ils sontcomplètement régénérés tous les huit ans environ. Chez les patientsatteints de la maladie de Paget,le rythme de destruction et de renou­vellement s'accélère, au point que les nouvelles couches osseusessont désorganisées, déformées et considérablement plus grandes quecelles qui les précèdent. Cette situation pourrait être due à une insuf­fisance héréditaire du systèmeimmunitaire, ou àun virus, ouaux deux à la fois.

La maladie de Paget esttrès ancienne. La plusancienne preuve que nous enayons est fournie par uncrâne égyptien fortementépaissi datant du xe siècleavant J.-C. Cette maladietouche un peu plus leshommes que les femmes,et ne survient en généralqu'après 40 ans.

Les statistiques confir­ment progressivement quel'«ostéite déformante" n'estpas une maladie rare. Desétudes britanniques indiquentque trois àcinq pour cent des

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front» (hvarma hnitvellir) désignentl'emplacement des yeux ou la partiedu visage qui se trouve entre eux. Il ya donc une ambigullé dans ce passage,selon qu'il fait référence aux yeuxmêmes ou à la région située autour desorbites, voire derrière elles. Dans le pre­mier cas, il s'agit à nouveau de la cécitéd'Egil, alors que, dans le second cas, laphrase «Je souffre là où les yeux se ren­contrent» suggère qu'Egil souffraitde maux de tête. Il se peut que les deuxinterprétation aient été voulues.

Les maux de tête d'Egil et ses fris­sons concordent avec les autres symp­tômes de la maladie de Paget : lesvictimes de cette affection ont quel­quefois des maux de tête dus à lapression des vertèbres déformées surla moeUeépinière. Elles présentent, enoutre, une propension élevée à l'arté­riosclérose et aux troubles cardiaques.Les problèmes circulatoires associés,telle la sensation de froid aux mainset aux pieds, apparaissent lorsque lecœur est surchargé et que, pour sou­tenir le remaniement osseux rapide,le sang est détourné des extrémHés desmembres.

Pieds froids,femmes froides

Une autre plainte d'Egil nous renseigneun peu plus sur ses frissons et sa sen­sation de froid aux pieds - et sur sonaptitude à inventer des jeux de motsastucieux :

Deux pieds j'ai,Veuves froides.

Ces commères glacialesOnt bien besoin d'une flamme.

En norrois, le poème s'écrit:Eigum ekkjurallkaldar tvœr,en thœr konurthu~fa blossa

Ici le poète fait un calembour. Pourle saisir, l'auditoire d'Egil savait qu'ildevait chercher un mot-passerelle qui,bien qu'absent du quatrain, en révé­lerait le sens. Ce mot sous-entenduest hœll. Si on le substitue au motekkja, qui signifie «veuve», il apporteun double sens, puisqu'il signifie éga­Iement «talon», c'est-à-dire «pied». Lescontemporains d'Egil, qui appréciaientles détours de la poésie norroise, enten­dirent donc derrière Les mots ekkjur(veuves) et konur (femmes), traduits icitous deux par commères, le mot hoe­lar, qui est le pluriel de hoell et signifieà la fois «pieds» et «femmes».

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Une fois le lien établi avec «pieds»,le reste en découle aisément. Les deuxsubstantifs sont reliés à l'adjectif all­kaldar, «très froids». Ce passage signi­fie donc à la fois «pieds froids» et«femmes froides», les uns et les autresdésolant Egil sur ses vieux jours.

Les poètes-guerriers islandais ont­ils l'habitude de se plaindre desfemmes? Oui. De la froidure aux pieds?Non, En revanche, il existe une tradi­tion qui consiste à magnifier les luttesde l'individu contre la fatalité et,notamment, contre les injures dutemps. À cet égard, les passages déjàcités de la saga conservent la mémoiredu combat personnel d'un homme quise trouve dans une situation désolante.En dépit de son état, Egil a encore lavivacité d'esprit de composer despoèmes astucieux, conformément àla célèbre remarque de Paget : «Mêmequand le crâne est très fortement épaissiet la structure des os profondémentmodifiée, les facultés intellectuelles res­tent intactes.»

Les symptômes d'Egil composentun tableau frappant de la maladie dePaget, d'où un soupçon légitime: ladécouverte des ossements d'Egil, aumilieu du XIIe siècle, aurait-elle inspiréla description de la saga? Un poètedu xme siècle, averti de l'état de cesossements, aurait-il été en mesure decomposer ces vers relatifs à la duretéde la tête d'Egil, en utilisant des «ken­nings»? Probablement oui, en ce quiconcerne les aspects de la maladieliés aux 05. Cependant un auteur écri­vant à deux siècles et demi de distanceet ignorant les particularités de la mala­die de Paget n' aurait pas su composer,avec des os épaissis pour seul guide,le portrait d'un homme à la tête pen­dante, aux pieds froids, frissonnant,sujet à des migraines et à d'imprévi­sibles accès de somnolence, perdantl'équilibre, l'ouïe et la vue.

En outre, le texte médiéval n'attri­bue les problèmes physiques d'Egilqu'aux ravages du temps, sans éta­blir le moindre lien entre l'état de sesos et une quelconque maladie. Bien aucontraire, la saga arrive à la conclusionopposée lorsqu'elle met en avant lesdimensions et la résistance du crâne,et vante l'utilité d'une tête aussi durepour un guerrier. L'argument princi­pal de la démonstration consiste doncen ce que les éléments poétiques, quiconstituent sans doute la partie la plusancienne de la saga, confirment defaçon indépendante les particularités

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6. LES OSSEMENTS D'EGIL ont été enterrés près de l'église de Hrlsbu, construite au XI" siècleet dont les ruines occupent une petite butte, connue sous le nom de tertre de l'église. Onaperçoit sur la gauche un fumoir. L'église, construite en tourbe, était sans doute bâtie surle même plan, quoique plus grande.

cale moderne concourent à dresserun tableau détaillé des caractéristiquesde la maladie de Paget. Grâce à ce nou­vel éclairage, il est possible de com­prendre le passage de la saga qui relatela découverte, au XIIe siècle, du crâneet des os déformés d'Egil, et de ne plusle tenir pour une simple affabulation.Au contraire, la saga nous apparaîtdésormais comme une source d'in­formations précises. 11 serait abusifde conclure que toutes les sagas sontfondées historiquement, maisl'exemple des ossements d'Egil nousencourage à tenir certains de leurs pas­sages pour des descriptions fiablesdu passé.

Peut-on aller plus loin dans cettevoie? Oui, car les ossements d'Egil sontpeut-être encore enterrés dans le vieuxcimetière de Mosfel!. Nous attendonsl'occasion de les exhumer pour latroisième fois en 1 000 ans.

observées sur les ossements, en four­nissant des informations différentes.

Une autre maladie aurait-elle étéà l'origine des problèmes d'Egil? Enétudiant les affections susceptibles deprovoquer des symptômes similaires,comme l'ostéofibrose, l'acromégalie(ou gigantisme), l'hyperostose frontaleinterne, la dysplasie fibreuse et l'os­téopétrose, j'ai constaté que les symp­tômes principaux ne concordent pas.Compte tenu des diverses sources dis­ponibles à ce jour, il est pratiquementcertain qu'Egil fut victime de la mala­die de Paget.

La maladie de Pageten Scandinavie

Bien que mon intérêt pour la maladiede Paget n'ait d'abord été motivé quepar l'étude de certains passages d'unesaga médiévale, j'ai découvert que lesdonnées statistiques actuelles sur l'im­portance de la maladie en Islande, etpeut-être même dans toute la Scandi­navie, ne sont probablement pas fiables.La plupart des études concluent en effetà une incidence très faible, voire à l'ab­sence de la maladie dans ces régions,mais elles pêchent sans doute par lecaractère sommaire des diagnostics surlesquels elles se fondent. Une étudetrès complète, menée en 1982 pourdéterminer la répartition de la mala­die en Europe, a utilisé les réponses de4 755 radiologues à un même ques­tionnaire : elle conclut que la maladieest plus répandue en Angleterre que

dans n'importe quel autre pays d'Eu­rope occidentale, mais elle ne prit pasen compte des pays comme la Norvège,l'Islande, la Suède et la Finlande, oùles cas étaient, semblait-il, très rares.

Bien qu'eUe ne soit pas communedans l'actuelle Scandinavie, la mala­die de Paget y est plus répandue quel'étude européenne ne l'indique. Encorerécemment, on pensait qu'elle n'exis­tait pas en Islande, mais le nombre decas observés augmente depuis unedizaine d'années. Ces nouvelles don­nées sont restées inédites, à l'exceptionde la parution, dans un petit journallocal, des résultats d'une enquêtemenée en 1981 par GUlUlar Sigurdsson,de l'hôpital municipal de Reykjavik.En juillet 1991, G. Sigurdsson m'appritqu'il soignait dix patients atteints dela maladie de Paget. Les observationsqu'il fit des symptômes de la maladieconcordaient avec celles de ThordurHardarson, de l'hôpital universitaired'Islande, qui soignait également despatients atteints de cette maladie.

À ces preuves modernes de ['exis­tence de la maladie de Paget en Islande,nous pouvons ajouter la forte proba­bilité qu'un Islandais de l'époque dessagas et peut-être même toute unefamille viking aient été atteints de cettemaladie. L'identification de ces vic­times médiévales de la maladie dePaget offre un premier aperçu de l'his­toire épidémiologique de la maladieen Scandinavie, de l'an mil à nos jours.

La poésie d'Egil, les observationsmédiévales de Skapti et la science médi-

Jesse BVOCK est professeur d'anciennorrois et d'histoire médiévale scan­dinave à l'Université de Los Angeles.

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© POUR LA SCIENCE· N° 209 MARS 1995