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Tracés. Revue de Sciences humaines (2003) L’interprétation ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Jérémie Majorel Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Jérémie Majorel, « Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 28 janvier 2009, consulté le 12 octobre 2012. URL : http:// traces.revues.org/3843 ; DOI : 10.4000/traces.3843 Éditeur : ENS Éditions http://traces.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/3843 Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © ENS Éditions

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Blanchot

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Tracés. Revue de Scienceshumaines4  (2003)L’interprétation

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Jérémie Majorel

Blanchot et l’herméneutique : unerelation accidentelle................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueJérémie Majorel, « Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle », Tracés. Revue de Scienceshumaines [En ligne], 4 | 2003, mis en ligne le 28 janvier 2009, consulté le 12 octobre 2012. URL : http://traces.revues.org/3843 ; DOI : 10.4000/traces.3843

Éditeur : ENS Éditionshttp://traces.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://traces.revues.org/3843Ce document est le fac-similé de l'édition papier.© ENS Éditions

Blanchot disparu récemment, son œuvre revêt désormais plus que jamais uncaractère d’achèvement qui laisse apparaître les traces et les marques, les esquisseset les avortements de cheminements multiples et uns à la fois, donnant après coupune nécessité à des articles écrits au jour le jour dans différentes revues et journaux,à leur compilation, leur agencement et leur réécriture dans des ensembles plusvastes. Avec Sartre et Barthes, il est un de ceux qui a le plus renouvelé le champ dela critique littéraire. Mais il souffre d’une mythification, positive ou négative peuimporte, nourrie par une déshistoricisation de son œuvre et de sa personnepublique. Il est grand temps de situer Blanchot par rapport aux traditionscritiques2. Voici une piste possible.

Dans la partie «Vaste comme la nuit» de L’Entretien infini, Blanchot désignepour la première fois explicitement les avatars successifs du type de lecture quevise son œuvre critique:

Comment le symbole prend la suite de l’allégorie (mystérieusement chezPlaton, délibérément chez Plotin ou chez les romantiques), puis comment lalecture psychanalytique succède à la lecture symbolique dont elle est uneforme plus savante et plus réfléchie, c’est une histoire dont on ne connaîtencore que les grandes lignes, même en Occident. Les différences, si fermes

Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle

REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p. 43-52

Blanchot et l’herméneutique :une relation accidentelle

« Il est vrai : quand deux écrivains se ren-contrent, ils ne parlent jamais de littérature(heureusement), mais leur premier mot esttoujours de politique. »1

1.Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. «Folio-Essais» n° 48, 1986, p. 336.

2.L’«essai biographique» de Christophe Bident, Maurice Blanchot partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon,1998, et le colloque international récent qu’il a co-organisé avec Pierre Vilar se révèlent en cela décisifs etroboratifs.

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qu’elles soient, ne peuvent faire oublier l’identité de la démarche : il s’agitd’une lecture qui est une explication de texte : cette explication recherche,sous le sens apparent, un autre sens caché, et sous celui-là, encore un autrepour atteindre le centre obscur dont il n’est pas certain qu’il puisse être révélédirectement, s’il a toujours besoin pour se formuler d’une traduction oud’une métaphore.1

Blanchot note immédiatement qu’il excepte Lacan, car celui-ci n’élabore pas«une conception herméneutique de la psychanalyse» C’est donc de la traditionherméneutique qu’il souhaite s’écarter : lecture allégorique et lecture symbolique(dont la lecture psychanalytique est une manifestation) utilisent la dichotomie sensapparent/sens caché, autorisant par là même la traduction des images littérairesafin de dévoiler, par cercles d’interprétation successifs, une signification centralequi ordonnerait les autres autour d’elle.2 Nous voudrions plus particulièrementinsister sur ce lien privilégié entre l’herméneutique et la notion de centre.

Relisons alors en ce sens le paratexte de L’Espace littéraire :

Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe, maisqui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition.Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritable, en restant le même et endevenant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux.Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. Le sentimentde l’avoir touché peut bien n’être que l’illusion de l’avoir atteint : quand il s’agitd’un livre d’éclaircissement, il y a une sorte de loyauté méthodique à dire versquel point il semble que le livre se dirige : ici, vers les pages intitulées Le regardd’Orphée.3

Chantal Michel, dans Maurice Blanchot et le déplacement d’Orphée, a pris cetteindication au pied de la lettre et en a tiré toutes les conséquences heuristiques.Elle fait une distinction très fine, que nous aimerions déplacer sur un autre plan:

1.L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 467.

2.Cette définition est proche de celle que donne Vincent Jouve dans son ouvrage d’introduction aux diffé-rentes théories de la lecture : «Si le texte renvoie à plusieurs sens, il n’est pas sûr qu’ils soient tous d’égaleimportance. On peut fort bien lire en postulant l’existence d’une signification originelle et centrale dontdépendraient et découleraient toutes les autres. Ce rapport à l’œuvre, spontané […] chez le lecteur ordi-naire, est également prisé par une certaine lecture critique. Issue de la longue tradition de l’herméneutiquelittéraire, il est défendu aujourd’hui par des théoriciens comme Starobinski et Ricoeur.» in La Lecture, Paris,Hachette, 1993, p. 68.

3.L’Espace Littéraire, Paris, Gallimard, coll. «Folio-Essais» n° 89, 1988. Nous soulignons.

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Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle

A moins de soupçonner Blanchot d’avoir laissé au hasard le soin de choisir lesmots qu’il emploie, le lecteur doit prêter attention à ces termes de « centre » etde «point » et ce d’autant plus qu’ils apparaissent tout au long de L’Espacelittéraire. Or, alors que la notion de centre suggère un espace fini et limité, lemot point – le livre se dirige vers un point – n’implique aucune caractéristiquequant à l’espace qui le contient ou qu’il contient. Par conséquent, «Le regardd’Orphée » semble occuper deux types d’espaces différents, définis par laprésence ou l’absence de limites.1

Alors que le «centre» suppose un cercle, le «point» suppose l’absence de cercle.Le passage du «centre» au «point» qui se produit dans les œuvres de Blanchotprovoque une illusion herméneutique. Un exemple, tiré d’Aminadab, une de sespremières fictions : il s’agit d’un dialogue entre Thomas, personnage principal,et Dom, avec qui il est lié par des chaînes. Son moteur est le désir de Thomas d’ob-tenir de son compagnon forcé des élucidations concernant le tableau accrochédans la chambre d’hôtel où ils sont enfermés. Ils ne peut les obtenir par lui-mêmecar les chaînes ne lui laissent pas assez de liberté de mouvement pour mieux l’exa-miner et Dom est mieux renseigné que lui sur l’historique de l’endroit où ils setrouvent, puisqu’il est un des locataires. Mais Dom ne fait qu’utiliser incessam-ment des stratégies de réponse dilatoires, ce qui creuse d’autant plusl’horizon d’attente du lecteur s’identifiant à la curiosité de Thomas : il est enquête de sens, perdu dans cet hôtel kafkaïen aux coutumes étranges. Et si cetableau pouvait être une clef? Mais voici, au bout de dix pages, ce à quoi aboutitla recherche:

Son regard chercha sur le mur quelque chose de nouveau, puis il tomba unefois de plus sur le portrait. Il en éprouva de l’impatience. Il n’y avait donc riend’autre à découvrir ? Du reste, ce n’était pas un portrait. C’était une étroiteouverture, par laquelle filtrait un peu de jour et que fermait une légère plaquede mica.2

La quête de sens est donc fondamentalement déceptive. On note l’ironie de ce«Du reste» Le portrait était un centre illusoire, il n’est qu’un simple point. Il n’y arien de rassurant dans cela : sur quoi fonder notre quête à présent? Ce dispositifd’écriture est donc essentiellement critique, au sens de «mise en crise»

1.Chantal Michel, Maurice Blanchot et le déplacement d’Orphée, Saint Genouph, Nizet, 1997

2.Maurice Blanchot, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 38. Nous soulignons.

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De nombreux commentateurs se sont laissés prendre dans de tels dispositifs.Pierre Madaule pourrait être l’un d’entre eux. En fait, il est plus : dans Une Tâchesérieuse ? 1, il manifeste malgré lui comment se forme la confusion entre centre etpoint dans la conscience lectrice et les errements heuristiques auxquels elle conduit.Il n’y a pas simple tentative d’application de la méthode herméneutique à l’œuvrede Blanchot, il y a métadiscours forcé sur l’impossibilité qu’une telle applicationsoit menée à son terme. C’est pourquoi cet ouvrage se révèle très précieux. Lelecteur persévère dans une approche herméneutique, avec toute la rigueur quel’on puisse concevoir, alors même que les conditions de possibilité d’une telleapproche sont devenues fantomatiques. Il est symptomatique que le terme de«piège» revienne si souvent sous sa plume.2 Il croit apercevoir un centre : imageénigmatique ou notion focale. Mais il est encerclé par des mots. Et finalement,il ne dit plus que cet encerclement dont il est devenu le centre fragile :

Ainsi je ne pourrais pas toujours éviter cette question qui serait aussi commeune mise en cause de moi-même et donc de la validité de ma décision : lepiège contre lequel j’avais résolu de me défendre n’était-il pas imaginaire ?Dans ce cas, il n’y aurait eu rien à chercher, aucune énigme à oublier, parcequ’il n’y avait rien à découvrir.3

On remarque le même mouvement déceptif qu’illustré précédemment parl’exemple d’Aminadab. C’est pourquoi, en grande partie, une lecture centrifugecomme celle que pratique Jacques Derrida dans Parages4 et Demeure5 se trouved’une manière si intimement évidente en accord avec les textes de Blanchot. Enfait, ces deux types extrêmes de lecture, l’un centrifuge, déconstructionniste, l’autrecentripète, herméneutique, ne révèlent-ils pas les deux faces indissociables del’œuvre de Blanchot, ce qui en fait son insaisissable complexité et sa force multiplede contestation?

Avant que Blanchot ne formule explicitement sa critique de l’herméneutiquedans L’Entretien infini, c’est-à-dire environ aux deux tiers de sa production théorique,il pratique à plusieurs reprises une lecture allégorique et symbolique des œuvres

1.Pierre Madaule, Une tâche sérieuse?, Paris, Gallimard, 1973.

2.Ibid, pp. 11, 21, 24, 25, 29, 33, 35, 38, 63, 75, 76, 77, 83, 84, 100.

3.Ibid, p. 21. Nous soulignons.

4.Jacques Derrida, Parages, Paris, Galilée, 1985.

5.Jacques Derrida, Demeure, Paris, Galilée, 1998.

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Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle

littéraires. Pour répondre, nous voudrions maintenant essayer de qualifier cette pra-tique antérieure: est-elle déjà en décalage au sein même de l’herméneutique?

Il arrive à Blanchot d’appliquer une herméneutique purement traditionnelle.Pour prendre l’exemple d’une œuvre critique, il le fait dans l’article «Comment lalittérature est-elle possible?» de Faux Pas :

Il y a deux manières de lire Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan. Si l’on secontente de recevoir le texte, […] on sera récompensé par la lecture la plusagréable et la plus excitante pour l’esprit […]. Mais, après quelque temps, lesdoutes viennent […]. Le livre dont on vient de s’approcher, est-ce bien levéritable ouvrage qu’il faut lire ? N’en est-il pas l’apparence ? 1

Pour ce qui est des œuvres littéraires, il le fait clairement dans l’article «LeTemps et le roman» en envisageant chaque personnage des Vagues de VirginiaWoolf comme autant de représentations différentes du temps ; ou bien dans lasection «L’œuvre et l’espace de la mort» de L’Espace littéraire, quand il commenteainsi les Cahiers de Malte L. Brigge de Rilke:

Ce livre est mystérieux parce qu’il tourne autour d’un centre caché dont l’au-teur n’a pu s’approcher. Ce centre est la mort de Malte ou l’instant de soneffondrement.2

Mais il y a une autre pratique chez Blanchot. Elle apparaît dans plusieursarticles de Faux Pas. Nous les considèrerons comme la déclinaison des différentesmodalités d’un même geste mental, d’une même posture de lecteur, révélateurd’un écart par rapport à l’idéal-type traditionnel de l’herméneutique. Il ne s’agitpas d’évaluer si Blanchot a tort ou a raison dans ses lectures particulières. Celasupposerait d’être à la fois spécialiste de Blanchot et de chaque auteur dont ilparle. Plus fondamentalement, cela n’entre pas dans notre plan d’approche, quiest avant tout théorique, qui recherche une « signature critique Blanchot » parlaquelle on pourrait reconnaître un de ses articles sans savoir forcément qu’il estde lui.

Evoquant Le Mariage du ciel et de l’enfer de Blake, il écrit:

Les symboles, destinés à une composition coordonnée, rompent le plan dont

1.Maurice Blanchot, op. cit., p. 92. Nous soulignons.

2.Maurice Blanchot, L’Espace Littéraire, op. cit., p. 166

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ils devaient animer l’unité grandiose et, poussés par leur puissance propre,ivres d’une vie irrésistible, ils se développent dans la fièvre de leurs métamor-phoses, sans souci de leur sens, imposant un monde qui est un magnifiquechaos d’allégories.1

Ici, Blanchot se concentre sur le moment où le symbole et l’allégorie poussentà tel point leur logique propre de développement qu’ils finissent par produireun point de rupture, un tremblement désordonné du sens, de telle manière quel’attitude critique ne peut que tourner en pure contemplation du sublime. PourHaut mal de Leiris, il se concentre à nouveau sur cette disjonction en distinguantdeux traitements différents de l’image littéraire :

Le rôle des images dans l’univers poétique n’est pas toujours de supposer sous leréseau des correspondances multiples l’unité d’une réalité inexprimable verslaquelle s’avance, sans jamais l’atteindre, l’ensemble coordonné des métaphores.Qu’il y ait une Image finale qui maintient obscurément sous son attraction lesfragments d’images dont notre mémoire nous propose l’apparentement, quecette Métaphore dernière justifie les comparaisons les plus hétéroclites, nous n’ensavons rien et nous ne demandons pas à la poésie de nous l’apprendre. C’est laqualité des images de Haut mal d’échapper à cette visée allégorique et de sesuccéder selon des enchaînements que ne confirme aucune unité provocatrice.2

«Image finale» «Métaphore dernière» «visée allégorique» et «unité» sont desexpressions de type herméneutique subverties par ce que Blanchot discerne chezLeiris. Il est exactement réceptif au moment où de possible, la lecture herméneu-tique ne devient plus possible. Il thématise ce moment, le montre à son lecteur,en cela commentaire sur la possibilité des commentaires. Il regarde ce que tracele texte, une ligne de fuite irréductible à tout recentrement herméneutique de lasignifiance. C’est encore ce qui l’intéresse dans Temps mêlés de Queneau:

Le monde de Raymond Queneau, même quand il a pris la forme d’une allégorie,reste mystérieux et caché. Plus il se découvre, mieux il se protège.3

La métaphore herméneutique du dévoilement n’est donc plus opératrice dansl’espace littéraire qu’approche Blanchot. Un herméneute aurait dit : plus il se dé-couvre, mieux il se révèle.

1.Ibid, p. 38.

2.Ibid, p. 161.

3.Ibid, p. 227.

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Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle

Avec les récits de Jouhandeau, il fait un pas au-delà en pointant l’auto-destruction à laquelle mènent les symboles quand ils échappent à la maîtrise del’écrivain qui croyait s’en servir :

Le symbole longtemps contenu éclate. C’est dans le même moment une ful-gurante lumière et une impénétrable obscurité. Le lecteur sérieux pense qu’ilne lui reste plus qu’à périr […] Tout l’art de Jouhandeau est de rendre non passeulement pathétique, mais parfois asphyxiante, cette montée au symbole.Dans la vie de ses personnages s’insinue, comme une flamme aride, le sens qu’ildoivent révéler.1

Nous sommes très loin de son commentaire sur les personnages de Woolfportant tranquillement leur allégorie du Temps. Ici, le symbole consume lepersonnage et bouleverse le lecteur. Le symbole monte comme un vomissementde sens, vomissement que l’herméneute ne peut pas ne pas éprouver2. A proposde L’Arbre de visages du même Jouhandeau, Blanchot parle aussi de «roman où l’âmese dévore et se perd parmi des symboles épuisants» (p. 262). Le symbole retientdonc son attention lorsqu’il menace l’intégrité des instances de la communicationet lorsqu’il cesse d’être un instrument de lisibilité. Que cette attention soit unesignature critique, on peut le penser, vu le nombre d’articles où elle s’exerce. Onla reconnaît encore dans sa lecture de Sur Les Falaises de marbre de Jünger :

De cette histoire il faut tout de suite détourner l’esprit qui voudrait y recon-naître les caractères d’une interprétation allégorique trop simple. C’est là quese montre l’originalité d’Ernst Jünger. Dans ce champ de l’imagination où toutsemble préparé pour le symbole, où les grands traits du récit sont chargés d’unesignification clairement exprimée, où s’entrecroisent de brèves réflexions abs-traites, les figures ainsi baignées d’une étrange lumière intellectuelle échappentfinalement à l’esprit qui voudrait les saisir et les interpréter selon ses lois.3

Il n’y a pas symbole (et a fortiori allégorie), mais mirage de symbole. Il ajoute:« le récit ne dépend pas d’une interprétation qui le révèlerait […].» (p. 290) Lamétaphore herméneutique du dévoilement est encore inopérante. Cette

1.Ibid, pp. 260-261.

2.Vomissement que l’on retrouvera dans Le Très-Haut, Paris, Gallimard, coll. «L’imaginaire» n° 203, 1988 :l’imaginaire igné sera alors remplacé par un imaginaire plus immédiatement physiologique. Cf. notammentaux pages 76-77.

3.L’Espace littéraire, op. cit., p. 289.

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disjonction entre les instruments herméneutiques et leur utilisation traditionnelle,ce détournement d’objets, est par conséquent signe électif d’un texte, ce qui faitselon Blanchot sa force de contestation. A l’inverse, quand la jonction s’opère, iln’hésite pas à en regretter la faiblesse. Ainsi écrit-il pour Le Loup des steppes de Hesse,dans une note du Livre à venir qui fait référence à l’excipit :

A cette ivresse symbolique qui ne nous persuade pas, j’opposerai le destin desolitude, de détresse et de damnation que Malcolm Lowry a su représenter endécrivant l’ivresse du «Consul» Geoffrey Firmin. Au-dessous du volcan est l’unedes grandes œuvres noires de ce temps. Quelques lecteurs le savent.1

Plus loin et plus explicitement encore, il s’interroge:

En ce qui concerne la cohérence romanesque, il faudrait se demander s’il n’estpas dangereux, quand est placée au cœur de l’œuvre une grande image qui lasoutient tout entière, de paraître la rabaisser à une figure superficielle, quisemble alors agencée tout exprès en vue de la critique qu’on en veut faire.2

La métaphore gracquienne de la serrure et de la clef n’est pas loin3. C’est mêmecette jonction qui fait que Blanchot considère L’Innommable de Beckett comme unouvrage plus décisif encore que Molloy :

Molloy à son insu devient Moran, c’est-à-dire un autre, c’est-à-dire tout demême encore un autre personnage, métamorphose qui ne porte donc pasatteinte à l’élément de sécurité de l’histoire, tout en y introduisant un sens allé-gorique, peut-être décevant, car on ne le sent pas à la mesure de la profondeurqui se dissimule là.4

Cette coalescence rassurante entre le devenir du personnage et son sens allé-gorique témoigne d’une confiance dans le nommer, qui contraste avec ce queBlanchot discernait chez les personnages de Jouhandeau (détruits par les symbolesdont ils devaient être les messagers transparents). Pour donner encore un aperçudu chemin critique parcouru, rappelons-nous qu’il était totalement satisfait parle sens allégorique qu’il croyait trouver chez les personnages de Woolf.

1.Le Livre à venir, op. cit., p. 237.

2.Ibid, p. 251.

3.On la trouve dans Lettrines 2, Paris, Corti, 1967 : «Psychanalyse littéraire – critique thématique – métaphoresobsédantes, etc. Que dire à ces gens, qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votreœuvre en forme de serrure?»

4.Ibid, p. 288.

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Blanchot et l’herméneutique : une relation accidentelle

Il y a un point commun à tous ces extraits que nous venons de citer: Blanchotfait pressentir ce que pourraient être des accidents herméneutiques. Il est sensibleà ces accidents, et le terme est à prendre dans un double sens: ce qui arrive, maisaussi ce qui déraille, logique du sens et lésion de cette logique. Blanchot a ouvertla voie aux lectures déconstructionnistes1 et elles le lui rendent bien. Il se situe ensomme dans une zone à la fois irréductible à l’herméneutique et au déconstruc-tionnisme, oscillant donc entre un mouvement centripète en quête d’un senscaché et un mouvement de dispersion du sens. Et ce que Blanchot appelle le neutreest peut-être dans une indiscernabilité dynamique de la signification entre concen-tration et dissémination, sans exclusivité, expérience-limite du sens qui s’expie dansle politique. Car mettant en regard ces deux méthodes interprétatives, il pense lalittérature comme une manière de construire le sens qui est aussi une manière deconstruire la communauté.

Cela tranche avec les présentations lénifiantes qu’on en fait habituellement2. Cen’est pas quand Blanchot applique fidèlement (mais rarement) les principes de lalecture herméneutique sur les textes littéraires, ni quand il sort de l’herméneutiqueen faisant autre chose, que sa pratique produit le plus de virtualités, mais quand ilsort de l’herméneutique par l’herméneutique: les instruments de l’herméneutiquese retournent contre elle-même, créant ainsi une ligne de fuite. C’est pourquoi lapremière œuvre critique de Blanchot, Faux Pas, mérite d’être réévaluée et souffre tropà notre goût de l’ombre glorieuse des suivantes.

Enfin, à partir du moment où il énonce explicitement sa critique, il resteparfaitement cohérent avec lui-même: on a du mal à trouver sous sa plume lestermes de « symbole » et d’« allégorie » si ce n’est pour être exposés à unsoupçon théorique. Ainsi, dans L’Amitié, affirme-t-il à propos de Des Forêts :

Le Bavard nous fascine, il nous inquiète. Mais ce n’est pas parce qu’il représenterait,à titre de figure symbolique, la nullité bavarde propre à notre monde (…).3

Ou bien, plus loin et à propos de Klossowski:

Lisons, étrangers et ne sachant rien de leur auteur, ces œuvres singulières. […]Nous savons bien que ce qui se passe ici, même s’il a trait à une réalité intense,

1.En pensant ces accidents herméneutiques, il ouvre la voie à la métaphore de la dissémination dont la paternitérevient à Derrida, voir La Dissémination, Paris, Seuil, 1972.

2.Exemple: «le noyau infracassable de nuit» bout de citation mis à toutes les sauces et qui ne veut rien dire sansson contexte.

3.Maurice Blanchot, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1972, p. 146.

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a avec cette réalité des rapports qui non seulement ne sont pas directs, maisexcluent ce fâcheux indirect qu’est l’allégorie, le symbole ou la parabole.1

Pour celui qui lit dans la diachronie l’œuvre de Blanchot, ce «nous savonsbien que» est tout sauf une assertion dogmatique: il est le signe d’un cheminementrigoureux.

Jérémie MAJORELvient d’achever un premier travail de recherche sur Blanchot et les mythes

Bibliographie

Blanchot Maurice, Faux Pas, Paris, Gallimard, 1969.

Blanchot Maurice, Le Très-Haut, Paris, Gallimard, coll. «L’Imaginaire» n°203, 1988.

Blanchot Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. «Folio-Essais» n°89, 1988.

Blanchot Maurice, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.

Blanchot Maurice, L’Amitié, Paris, Gallimard, 1972.

Derrida Jacques, Parages, Paris, Galilée, 1985.

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Madaule Pierre, Une Tâche sérieuse?, Paris, Gallimard, 1973.

Michel Chantal, Maurice Blanchot et le déplacement d’Orphée, St-Genouph, Nizet, 1997.

1.Ibid, p. 196.

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