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MAURICE BLANCHOT

THOMASL'OBSCUR Nouvelle version

nrf

GALLIMARD

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©  Éditions Gallimardy 1950.

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77 y a, pour tout ouvrage, une infinité de

variantes  possibles. Aux pages intitulées  Thomas l'Obscur,  écrites à partir de 1932, remises

à Véditeur en mai 1940, publiées en 1941, la

 présente version riajoute rien, mais comme eïïe^leur ôte beaucoup, on peut la dire autre et

même toute nouvelle, mais aussi toute pareille,

si, entre la figure et ce qui en est ou s'en croit

le centre, Von a raison de ne pas distinguer,

chaque fois que la figure complète n'exprimeelle-même que la recherche d'un centre ima

ginaire.

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I

Thomas s'assit et regarda la mer. Pendantquelque temps il resta immobile, comme s'ilétait venu là pour suivre les mouvementsdes autres nageurs et, bien que la brume

l'empêchât de voir très loin, il demeura, avecobstination, les yeux fixés sur ces corps quiflottaient difficilement. Puis, une vague plusforte l'ayant touché, il descendit à son toursur la pente de sable et glissa au milieu des

remous qui le submergèrent aussitôt. La merétait tranquille et Thomas avait l'habitudede nager longtemps sans fatigue. Mais aujourd'hui il avait choisi un itinéraire nouveau.La brume cachait le rivage. Un nuage était

descendu sur la mer et la surface se perdaitdans une lueur qui semblait la seule chosevraiment réelle. Des remous le secouaient,sans pourtant lui donner le sentiment d'être

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au milieu des vagues et de rouler dans deséléments qu'il aurait connus. La certitudeque Peau manquait, imposait même à son

effort pour nager le caractère d'un exercicefrivole dont il ne retirait que du découragement. Peut-être lui eût-il suffi de se maîtriser pour chasser de telles pensées, mais sesregards ne pouvant s'accrocher à rien, il lui

semblait qu'il contemplait le vide dans  l'in-tention d'y trouver quelque secours. C'estalors que la mer, soulevée par le vent, sedéchaîna. La tempête la troublait, la dispersait dans des régions inaccessibles, les rafales

 bouleversaient le ciel et, en même temps,il y avait un silence et un calme qui laissaient penser que tout déjà était détruit. Thomaschercha à se dégager du flot fade qui l'envahissait. Un froid très vif lui paralysait les bras.

L'eau tournait en tourbillons. Était-ce réellement de l'eau? Tantôt l'écume voltigeaitdevant ses yeux comme des flocons blanchâtres, tantôt l'absence de l'eau prenait soncorps et l'entraînait violemment. Il respira

 plus lentement, pendant quelques instantsil garda dans la bouche le liquide que lesrafales lui poussaient contre la tête : douceurtiède, breuvage étrange d'un homme privé

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de goût. Puis, soit à cause de la fatigue, soit pour une raison inconnue, ses membres luidonnèrent la même sensation d'étrangeté que

l'eau dans laquelle ils roulaient. Cette sensation lui parut d'abord presque agréable. Il poursuivait, en nageant, une sorte de rêveriedans laquelle il se confondait avec la mer.L'ivresse de sortir de soi, de glisser dans le

vide, de se disperser dans la pensée de l'eau,lui faisait oublier tout malaise. Et même,lorsque cette mer idéale qu'il devenait toujours plus intimement fut devenue à son tour lavraie mer où il était comme noyé, il ne fut

 pas aussi ému qu'il aurait dû l'être : il yavait sans doute quelque chose d'insupportable à nager ainsi à l'aventure avec un corpsqui lui servait uniquement à penser qu'ilnageait, mais il éprouvait aussi un soula

gement, comme s'il eût enfin découvert laclé de la situation et que tout se fût borné pour lui à continuer avec une absence d'organisme dans une absence de mer son voyageinterminable. L'illusion ne dura pas. Il lui

fallut rouler d'un bord sur l'autre, comme un bateau à la dérive, dans l'eau qui lui donnaitun corps pour nager. Quelle issue? Lutter pour ne pas être emporté par la vague qui

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était son bras? Être submergé? Se noyeramèrement en soi? C'eût été certes le momentde s'arrêter, mais un espoir lui restait, il

nagea encore comme si au sein de son intimité restaurée il eût découvert une possibilité nouvelle. Il nageait, monstre privé denageoires. Sous le microscope géant, il sefaisait amas entreprenant de cils et de vibra

tions.  La tentation prit un caractère tout àfait insolite, lorsque de la goutte d'eau ilchercha à se glisser dans une région vagueet pourtant infiniment précise, quelque chosecomme un lieu sacré, à lui-même si bien

approprié qu'il lui suffisait d'être là, pourêtre; c'était comme un creux imaginaire oùil s'enfonçait parce qu'avant qu'il y fût, sonempreinte y était déjà marquée. Il fit doncun dernier effort pour s'engager totalement.

Cela fut facile, il ne rencontrait aucun obstacle, il se rejoignait, il se confondait avecsoi en s'installant dans ce lieu où nul autrene pouvait pénétrer.

Finalement il dut revenir. Il trouva aisément

le chemin du retour et prit pied à un endroitqu'utilisaient quelques nageurs pour plonger.La fatigue avait disparu. Dans les oreillesil gardait une impression de bourdonnement

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et de brûlure dans les yeux, comme il fallaits'y attendre après un trop long séjour dansl'eau salée. Il s'en rendait compte lorsque,

se tournant vers la nappe sans fin sur laquellese reflétait le soleil, il essayait de reconnaîtredans quelle direction il s'était éloigné. Ilavait alors un véritable brouillard devant lavue et il distinguait n'importe quoi dans ce

vide trouble que ses regards perçaient fiévreusement. A force d'épier, il découvrit un hommequi nageait très loin, à demi perdu sousl'horizon. A une pareille distance, le nageurlui échappait sans cesse. Il le voyait, ne le

voyait plus et pourtant avait le sentimentde suivre toutes ses évolutions : non seulementde le percevoir toujours très bien, mais d'êtrerapproché de lui d'une manière tout à faitintime et comme il n'aurait pu l'être davan

tage par aucun autre contact. Il resta longtemps à regarder et à attendre. Il y avait danscette contemplation quelque chose de douloureux qui était comme la manifestation d'uneliberté trop grande, d'une liberté obtenue par

la rupture de tous les liens. Son visage setroubla et prit une expression inusitée.

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n

Il se décida pourtant à tourner le dos àla mer et s'engagea dans un petit bois oùil s'étendit après avoir fait quelques pas. La

 journée allait se terminer; il n'y avait presque

plus de lumière, mais on continuait à voirassez distinctement certains détails du paysageet, en particulier, la colline qui bornait l'horizon et qui brillait, insouciante et libre. Cequi inquiétait Thomas, c'est qu'il était couché

là dans l'herbe avec le désir d'y demeurerlongtemps, bien que cette position lui fûtinterdite. Comme la nuit tombait, il essayade se redresser et, les deux mains appuyéessur le sol, il mit un genou à terre, tandis que

son autre jambe se balançait; puis, il fit unmouvement brusque et réussit à se tenir toutà fait droit. Il était donc debout. A la vérité,il y avait dans sa façon d'être une indécision

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qui laissait un doute sur ce qu'il faisait.Ainsi, quoiqu'il eût les yeux fermés, il nesemblait pas qu'il eût renoncé à voir dans les

ténèbres, c'était plutôt le contraire. De même,quand il se mit à marcher, l'on pouvait croireque ce n'étaient pas ses jambes, mais son désirde ne pas marcher qui le faisait avancer.D descendit dans une sorte de cave qu'il

avait d'abord crue assez vaste, mais qui trèsvite lui parut d'une exiguïté extrême : enavant, en arrière, au-dessus de lui, partoutoù il portait les mains, il se heurtait brutalement à une paroi aussi solide qu'un mur

de maçonnerie; de tous côtés la route luiétait barrée, partout un mur infranchissable,et ce mur n'était pas le plus grand obstacle,il fallait aussi compter sur sa volonté qjiiétait farouchement décidée à le laisser dormir

là,  dans une passivité pareille à la mort.Folie donc; dans cette incertitude, cherchantà tâtons les limites de la fosse voûtée, ilplaça son corps tout contre la cloison etattendit. Ce qui le dominait, c'était le senti

ment d'être poussé en avant par son refusd'avancer. Aussi ne fut-il pas très surpris,tant son anxiété lui montrait distinctementl'avenir, lorsqu'un peu plus tard il se vit

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 porté plus loin de quelques pas. Quelques pas,  c'était à n'y pas croire. Sans doute, sonavance était-elle plus apparente que réelle,

car, ce nouveau lieu ne se distinguant pasde l'ancien, il y rencontrait les mêmes difficultés, et c'était d'une certaine manière lemême lieu d'où il s'éloignait par la terreurde s'en éloigner. A cet instant, Thomas commit

l'imprudence de jeter un regard autour de lui.La nuit était plus sombre et plus péniblequ'il ne pouvait s'y attendre. L'obscurité submergeait tout, il n'y avait aucun espoir d'entraverser les ombres, mais on en atteignait

la réalité dans une relation dont l'intimitéétait bouleversante. Sa première observationfut qu'il pouvait encore se servir de son corps,en particulier de ses yeux; ce n'était pas qu'ilvît quelque chose, mais ce qu'il regardait, à

la longue le mettait en rapport avec une massenocturne qu'il percevait vaguement commeétant lui-même et dans laquelle il baignait.

 Naturellement, il ne formula cette remarquequ'à titre d'hypothèse, comme une vue qui

était commode, mais à laquelle seule la nécessité de démêler des circonstances nouvellesl'obligeait à recourir. Comme il n'avait aucunmoyen pour mesurer le temps, il attendit

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probablement des heures avant d'acceptercette façon de voir, mais, pour lui-même, cefut comme si la crainte l'avait emporté tout

de suite, et c'est avec un sentiment de hontequ'il leva la tête en accueillant l'idée qu'ilavait caressée : en dehors de lui se trouvaitquelque chose de semblable à sa propre pensée que son regard ou sa main pourrait tou

cher. Rêverie répugnante. Bientôt, la nuit luiparut plus sombre, plus terrible que n'importequelle nuit, comme si elle était réellementsortie d'une blessure de la pensée qui ne sepensait plus, de la pensée prise ironiquement

comme objet par autre chose que la pensée.C'était la nuit même. Des images qui faisaientson obscurité l'inondaient. Il ne voyait rienet, loin d'en être accablé, il faisait de cetteabsence de vision le point culminant de son

regard. Son œil, inutile pour voir, prenait desproportions extraordinaires, se développaitd'une manière démesurée et, s'étendant surl'horizon, laissait la nuit pénétrer en soncentre pour en recevoir le  jour. Par ce vide,

c'était donc le regard et l'objet du regard quise mêlaient. Non seulement cet œil qui nevoyait rien appréhendait quelque chose, maisil appréhendait la cause de sa vision. Il voyait

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comme objet ce qui faisait qu'il ne voyait pas.En lui, son propre regard entrait sous laforme d'une image, au moment où ce regard

était considéré comme la mort de toute image.Il en résulta pour Thomas des préoccupationsnouvelles. Sa solitude ne lui sembla plus aussicomplète, et il eut même le sentiment quequelque chose de réel l'avait heurté et cher

chait à se glisser en lui. Peut-être aurait-il puinterpréter cette sensation autrement, mais illui fallait toujours aller au pire. Son excuse,c'est que l'impression était si distincte et si

 pénible qu'il était presque impossible de n'y

 pas céder. Même s'il en avait contesté lavérité, il aurait eu le plus grand mal à ne pascroire à quelque chose d'extrême et de violent,car de toute évidence un corps étranger s'étaitlogé dans sa pupille et s'efforçait d'aller plus

loin. C'était insolite, parfaitement gênant,d'autant plus gênant qu'il ne s'agissait pasd'un petit objet, mais d'arbres entiers, de toutle bois frissonnant encore et plein de vie. Ilressentit cela comme une faiblesse qui le dis

créditait. Il ne fit même plus attention auxdétails des événements. Peut-être un hommese glissa-t-il par la même ouverture, il n'aurait

 pu l'affirmer ni le nier. Il lui sembla que les

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vagues envahissaient l'espèce d'abîme qu'ilétait. Tout cela ne le préoccupait que médiocrement. Il n'avait d'attention que pour ses

mains, occupées à reconnaître les êtres mêlésà lui dont elles discernaient partiellement lecaractère, chien représenté par une oreille^oiseau remplaçant l'arbre sur lequel il chantait.Grâce à ces êtres qui se livraient à des actes

échappant à toute interprétation, des édifices,des villes entières se construisirent, villesréelles faites de vide et de milliers de pierresentassées, créatures roulant dans le sang et

 parfois déchirant les artères, qui jouaient le

rôle de ce que Thomas appelait jadis desidées et des passions. La peur ainsi s'emparade lui et elle ne se distinguait en rien de soncadavre. Le désir était ce même cadavre quiouvrait les yeux et, se sachant mort, remontait

maladroitement jusque dans la bouche commeun animal avalé vivant. Les sentiments l'habitèrent, puis le dévorèrent. Il était pressé, danschaque partie de sa chair, par mille mains quin'étaient que sa main. Une mortelle angoisse

 battait contre son cœur. Autour de son corps,il savait que sa pensée, confondue avec la nuit,veillait. Il savait, terrible certitude, qu'elleaussi cherchait une issue pour entrer en lui.

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Contre ses lèvres, dans sa bouche, elle  s'ef-forçait à une union monstrueuse. Sous les

 paupières, elle créait un regard nécessaire. Et

en même temps elle détruisait furieusement cevisage qu'elle embrassait. Villes prodigieuses,cités ruinées disparurent. Les pierres furentrejetées au-dehors. On transplanta les arbres.On emporta les mains et les cadavres. Seul,

le corps de Thomas subsista privé de sens.Et la pensée, rentrée en lui, échangea descontacts avec le vide.

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III

Il revint à l'hôtel pour dîner. Sans douteaurait-il pu occuper sa place habituelle à lagrande table, mais il y renonça et se tint àPécart. Manger, en ce moment, n'était pas

sans importance. D'un côté, c'était tentant,parce qu'il se montrait ainsi encore libre derevenir en arrière; mais d'autre part, c'étaitmauvais, car il risquait de reconquérir saliberté sur une base trop étroite. Il préféra

donc adopter une attitude moins franche etavança de quelques pas pour voir commentles autres accepteraient sa nouvelle manièred'être. D'abord il prêta l'oreille; il y avaitun bruit confus, grossier, qui tantôt s'élevait

avec force, tantôt s'atténuait et devenait imperceptible. Assurément, il n'y avait pas à s'ytromper, c'était un bruit de conversation et,du reste, lorsque le langage devenait plus

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doux, il reconnaissait des mots très simplesqu'on semblait choisir pour qu'il pût lescomprendre plus facilement. Mais les mots ne

Tayant pas satisfait, il voulut interpeller les personnes qui lui faisaient face et se fraya unchemin vers la table : une fois là, il demeurasans rien dire, en regardant ces gens qui luisemblaient, tous, avoir une certaine impor

tance. On lui fit signe de s'asseoir. Il négligeacette invitation. On l'appela plus fort et unefemme, déjà âgée, se tourna vers lui en luidemandant s'il s'était baigné cet après-midi.Thomas répondit oui. Il y eut un silence;

un entretien était donc possible? Pourtant cequ'il avait dit ne devait pas être très satisfaisant, car la femme le regarda d'un air dereproche et se leva lentement, comme quelqu'un qui, n'ayant pu terminer sa tâche, en

garde on ne sait quel regret, ce qui ne l'em pêchait pas de donner par son départ l'im pression qu'elle renonçait très volontiers àson rôle. Sans réfléchir, Thomas prit la placelibre et, une fois assis sur une chaise qui lui

 parut étonnamment basse mais confortable, ilne songea plus qu'à se faire servir le repasqu'il avait refusé tout à l'heure. N'était-ce pastrop tard? Il aurait aimé consulter sur ce

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 point les personnes présentes. Évidemment,elles ne se montraient pas à son égard franchement hostiles, il pouvait même compter

sur leur bienveillance, sans laquelle il n'aurait pas été capable de demeurer seulement uneseconde dans la pièce; mais il y avait aussidans leur attitude quelque chose de sournoisqui n'autorisait pas la confiance, ni même des

relations quelconques. A observer sa voisine,Thomas en fut frappé : c'était une grandefille blonde, dont la beauté se réveillait àmesure qu'il la regardait. Elle semblait avoiréprouvé un plaisir très vif lorsqu'il était venu

s'asseoir auprès d'elle, mais maintenant elle setenait avec une sorte de raideur, avec la volonté puérile de demeurer à l'écart, d'autant plusétrangère qu'il se rapprochait pour obtenird'elle un signe d'encouragement. Il conti

nua cependant à la fixer, car toute sa personne, éclairée d'une lumière superbe, l'attirait. Ayant entendu quelqu'un l'appeler  : Anne(d'une voix très aiguë), voyant qu'elle, aussitôt, levait la tête, prête à répondre, il se décida

à agir et, de toutes ses forces, frappa sur latable. Erreur de tactique, il n'en pouvaitdouter, geste peu heureux : le résultat ne s'enfit pas attendre. Chacun, comme indigné par

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une extravagance qu'on ne pouvait tolérerqu'en l'ignorant, s'enferma dans une réservecontre laquelle rien n'était plus possible.

Des heures passeraient désormais sans fairerenaître le moindre espoir, et les plus grandes preuves de docilité étaient vouées à l'écheccomme toutes les tentatives de rébellion. La

 partie semblait donc perdue. C'est alors que

Thomas, pour brusquer les choses, se mità les dévisager tous, même ceux qui se détournaient, même ceux qui, lorsque leurs regardscroisaient les siens, le fixaient à ce momentmoins que jamais. Personne n'aurait été d'hu

meur à supporter longtemps ce regard vide,exigeant, qui réclamait on ne savait quoi etqui errait sans contrôle, mais sa voisine le prit

 particulièrement mal : elle se leva, arrangea sescheveux, essuya son visage et prépara son

départ en silence. Comme ses mouvementsétaient fatigués! Tout à l'heure, c'est lalumière baignant sa figure, le reflet éclairantsa robe, qui rendaient sa présence si réconfortante, et maintenant cet éclat s'évanouissait.

Il n'y avait plus qu'un être dont la fragilitéapparaissait dans la beauté fanée et qui perdait même toute réalité, comme si les contoursdu corps n'avaient pas été dessinés par la

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lumière, mais par une phosphorescence  dif-fuse,  émanée, croyait-on, des os. Nul encouragement n'était plus à attendre d'elle. En

s'acharnant avec indécence dans sa contemplation, Ton ne pouvait que s'enfoncer dans unsentiment de solitude où, si loin qu'on voulûtaller, l'on se perdrait et continuerait à se perdre. Pourtant, Thomas refusa de se laisser

convaincre par de simples impressions. Ilse retourna même intentionnellement vers la jeune fille, bien qu'il ne l'eût en somme pasquittée des yeux. Autour de lui, chacim selevait dans un désordre et un brouhaha désa

gréables. Il se leva, lui aussi, et, dans la sallemaintenant plongée dans la pénombre, mesuradu regard la distance qu'il lui fallait franchir

 pour atteindre la porte. A cet instant, touts'alluma, les lampes électriques brillèrent,

éclairèrent le vestibule, rayonnèrent à l'extérieur où il semblait qu'on dût entrer commedans une épaisseur chaude et moelleuse. Aumême moment, la jeune fille l'appela dudehors d'une voix décidée, presque trop forte,

qui résonnait d'une manière impérieuse, sansqu'on pût distinguer si cette force venait del'ordre qui était transmis ou seulement de lavoix qui le prenait trop au sérieux. Le premier

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mouvement de Thomas, très sensible à cetteinvitation, fut d'obéir en se précipitant dansl'espace vide. Puis, lorsque le silence eut

recouvert l'appel, il ne fut plus aussi sûrd'avoir réellement entendu son nom et il secontenta de prêter l'oreille en espérant qu'onl'appellerait à nouveau. Tout en écoutant, ilsongea à l'éloignement de tous ces gens, à leur

mutisme absolu, à leur indifférence. C'était pur enfantillage que d'espérer voir toutes lesdistances supprimées par un simple appel.C'était même humiliant et dangereux. Là-dessus, il releva la tête et, ayant constaté que

tout le monde était parti, à son tour il quittala pièce.

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IV

Thomas demeura à lire dans sa chambre.Il était assis, les mains jointes au-dessus deson front, les pouces appuyés contre la racinedes cheveux, si absorbé qu'il ne faisait pas

un mouvement lorsqu'on ouvrait la porte.Ceux qui entraient, voyant son livre toujoursouvert aux mêmes pages, pensaient qu'il feignait de lire. Il lisait. Il lisait avec une minutieet une attention insurpassables. Il était, auprès

de chaque signe, dans la situation où setrouve le mâle quand la mante religieuse va ledévorer. L'un et l'autre se  regardaient. Lesmots,  issus d'un livre qui prenait une puissance mortelle, exerçaient sur le regard qui

les touchait un attrait doux et paisible. Chacun d'eux, comme un œil à demi fermé, laissaitentrer le regard trop vif qu'en d'autres circonstances il  n'eût  pas souffert. Thomas se

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glissa donc vers ces couloirs dont il s'approchasans défense jusqu'à l'instant où il fut aperçu

 par l'intime du mot. Ce n'était pas encore

effrayant, c'était au contraire un moment presque agréable qu'il aurait voulu prolonger.Le lecteur considérait joyeusement cette petiteétincelle de vie qu'il ne doutait pas d'avoiréveillée. Il se voyait avec plaisir dans cet

œil qui le voyait. Son plaisir même devint trèsgrand. Il devint si grand, si impitoyable qu'ille subit avec une sorte d'effroi et que, s'étantdressé, moment insupportable, sans recevoirde son interlocuteur un signe complice, il

aperçut toute l'étrangeté qu'il y avait à êtreobservé par un mot comme par un être vivant,et non seulement par un mot, mais par tousles mots qui se trouvaient dans ce mot, partous ceux qui l'accompagnaient et qui à leur

tour contenaient en eux-mêmes d'autres mots,comme une suite d'anges s'ouvrant à l'infini jusqu'à l'œil de l'absolu. D'un texte aussi bien défendu, loin de s'écarter, il mit toutesa force à vouloir se saisir, refusant obstiné

ment de retirer son regard, croyant être encoreun lecteur profond, quand déjà les mots s'em- paraient de lui et commençaient de le lire.Il fut pris, pétri par des mains intelligibles,

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mordu par une dent pleine de sève; il entraavec son corps vivant dans les formes anonymes des mots, leur donnant sa substance,

formant leurs rapports, offrant au mot êtreson être. Pendant des heures, il se tint immo bile,  avec, à la place des yeux, de temps entemps le mot yeux : il était inerte, fasciné etdévoilé. Et même plus tard, lorsque, s'étant

abandonné et regardant son livre, il se reconnut avec dégoût sous la forme du texte qu'illisait, il garda la pensée qu'en sa personnedéjà privée de sens, tandis que, juchés sur sesépaules, le mot // et le mot Je  commençaient

leur carnage, demeuraient des paroles obscures,  âmes désincarnées et anges des mots,qui profondément l'exploraient.

La première fois qu'il distingua cette présence, c'était la nuit. Par une lumière qui

descendait le long des volets et partageait lelit en deux, il voyait la chambre tout à faitvide,  si incapable de contenir un objet quela vue en souffrait. Le livre pourrissait surla table. Personne ne marchait dans la pièce.

Sa solitude était complète. Et cependant,autant il était sûr qu'il n'y avait personnedans la chambre et même dans le monde,autant il était sûr que quelqu'un était là,

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qui habitait son sommeil, l'approchait intimement, qui était autour de lui et en lui.Par un mouvement  naïf,  il se leva sur son

séant et chercha à percer la nuit, essayantavec la main de se donner de la lumière.Mais il était comme un aveugle qui, entendant du bruit, allumerait précipitammentsa lampe : rien ne pouvait lui permettre

de saisir sous une forme ou sous uneautre cette présence. Il était aux prises avecquelque chose d'inaccessible, d'étranger,quelque chose dont il pouvait dire : celan'existe pas, et qui néanmoins l'emplissait

de terreur et qu'il sentait errer dans l'airede sa solitude. Toute la nuit, tout le jourayant veillé avec cet être, comme il cherchait le repos, brusquement il fut avertiqu'un autre avait remplacé le premier, aussi

inaccessible, aussi obscur et pourtant différent. C'était une modulation dans ce quin'existait pas, une manière différente d'êtreabsent, un autre vide dans lequel il s'animait.Maintenant c'était sûr, quelqu'un s'appro

chait de lui, qui se tenait non pas nulle partet partout, mais à quelques pas, invisible etcertain. Par un mouvement que rien n'arrêterait, que rien non plus ne précipiterait,

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venait à sa rencontre une puissance dont ilne pouvait accepter le contact. Il voulut fuir.Il se jeta dans le couloir. Haletant et presque

hors de soi, il n'eut pas fait quelques pasqu'il reconnut le progrès inévitable de l'êtrequi venait à lui. Il retourna dans la chambre.Il barricada la porte. Il attendit, le dos appuyéau mur. Mais ni les minutes ni les heures

n'épuisèrent son attente. Il se sentait tou jours plus proche d'une absence toujours plusmonstrueuse dont la rencontre demandait l'in-fini du temps. Il la sentait à chaque instant

 plus près de lui et la devançait d'une portion,

infime mais irréductible, de la durée.Il la voyait, être épouvantable qui dans l'es pace se pressait déjà contre lui et, existanthors du temps, restait infiniment éloigné.Attente et angoisse si insupportables qu'elles

le détachèrent de lui-même. Une sorte deThomas sortit de son corps et alla au-devantde la menace qui se dérobait. Ses yeuxessayèrent de regarder non pas dans l'étendue, mais dans la durée et dans un point du

temps qui n'existait pas encore. Ses mainscherchèrent à toucher un corps impalpableet irréel. C'était un effort si pénible que cettechose qui s'éloignait de lui et, en s'éloignant,

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tentait de l'attirer, lui parut la même quecelle qui indiciblement se rapprochait. Iltomba à terre. Il avait le sentiment d'être cou

vert d'impuretés. Chaque partie de son corpssubissait une agonie. Sa tête était contraintede toucher le mal, ses poumons de le respirer.Il était là sur le parquet, se tordant, puisrentrant en lui-même, puis sortant. Il ram

 pait lourdement, à peine différent du serpentqu'il eût voulu devenir pour croire au veninqu'il sentait dans sa bouche. Il mettait satête sous le lit dans un coin plein de poussières, il se reposait dans les déjections comme

dans un lieu de rafraîchissement où il sevoyait plus au propre qu'en lui-même. C'estdans cet état qu'il se sentit mordu ou frappé,il ne pouvait le savoir, par ce qui lui semblaêtre un mot, mais qui ressemblait plutôt à un

rat gigantesque, aux yeux perçants, aux dents pures,  et qui était une bête toute-puissante.En la voyant à quelques pouces de son visage,il ne put échapper au désir de la dévorer,de l'amener à l'intimité la plus profonde

avec soi. Il se jeta sur elle et, lui enfonçantles ongles dans les entrailles, chercha à lafaire sienne. La fin de la nuit vint. La lumièrequi brillait à travers les volets s'éteignit.

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Mais la lutte avec l'affreuse bête qui s'étaitenfin révélée d'une dignité, d'une magnificence incomparables, dura un temps qu'on ne

 put mesurer. Cette lutte était horrible pourl'être couché par terre qui grinçait des dents,se labourait le visage, s'arrachait les yeux

 pour y faire entrer la bête et qui eût ressemblé à un dément s'il avait ressemblé à un

homme. Elle était presque belle pour cettesorte d'ange noir, couvert de poils roux, dontles yeux étincelaient. Tantôt l'un croyait avoirtriomphé et il voyait descendre en lui avecune nausée incoercible le mot innocence qui

le souillait. Tantôt l'autre le dévorait à sontour, l'entraînait par le trou d'où il étaitvenu, puis le rejetait comme un corps duret vide. A chaque fois, Thomas était repoussé

 jusqu'au fond de son être par les mots mêmes

qui l'avaient hanté et qu'il poursuivait commeson cauchemar et comme Pexplication deson cauchemar. Il se retrouvait toujours plusvide et plus lourd, il ne remuait plus qu'avecune fatigue infinie. Son corps, après tant de

luttes,  devint entièrement opaque et, à ceuxqui le regardaient, il donnait l'impressionreposante du sommeil, bien qu'il n'eût cesséd'être éveillé.

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V

Vers le milieu de la deuxième nuit, Thomasse leva et descendit sans bruit. Personne nel'aperçut qu'un chat presque aveugle qui,voyant la nuit changer de forme, courut der

rière cette nouvelle nuit qu'il ne voyait pas.Après  s'être  glissé dans un tunnel où il nereconnaissait aucune odeur, ce chat commençaà miauler, en poussant du fond de la gorgele cri rauque par lequel les chats donnent à

entendre qu'ils sont des animaux sacrés. Ils'enflait et râlait. Il tirait de l'idole qu'ildevenait la voix incompréhensible qui s'adressait à la nuit et parlait.

«  Que se passe-t-il? disait cette voix. Les

esprits avec lesquels je suis d'ordinaire encommunication, l'esprit qui me tire la queuelorsque l'écuelle est pleine, l'esprit qui m'enlève au matin et me couche dans un duvet

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confortable et l'esprit, le plus beau de tous,celui qui miaule, ronronne et me ressemblesi fort que c'est comme mon propre esprit,

tous ont disparu. Où suis-je maintenant? Si j'inspecte  avec ma patte doucement, je netrouve rien. Nulle part, il n'y a rien. Je suissur une extrême gouttière d'où je ne puisque tomber. Et tomber, ce n'est pas cela qui

m'effraierait. Mais la vérité est que je ne puis même pas tomber; nulle chute n'est possible; je suis environné d'un vide spécialqui me repousse et que je ne saurais traverser.Où suis-je donc? Malheur sur moi. Autrefois,

 je pénétrais, en devenant brusquement une bête qu'on pouvait jeter impunément dans lefeu, des secrets de premier ordre. Je connaissais,  par un éclair qui me divisait, par lecoup de griffe que je donnais, les mensonges,

les crimes, avant qu'ils ne fussent commis. Etmaintenant je suis un être sans regard. J'entends une voix monstrueuse par laquelle jedis ce que je dis sans que j'en sache un seulmot. Je pense, et mes pensées me sont aussi

inutiles que le seraient les frisements de poilset les attouchements d'oreilles aux espècesétrangères dont je dépends. L'horreur seuleme pénètre. Je me tourne et me retourne en

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faisant entendre la plainte d'une bête épouvantable. Je me sens, affreuse plaie, un visageaussi grand que celui d'un esprit, avec une

langue lisse et fade, langue d'aveugle, un nezdifforme, incapable de pressentiment, avecd'énormes yeux, sans cette flamme droite quinous permet de voir les choses en nous. Mon pelage se fend. C'est, à n'en pas douter, l'opé

ration suprême. Dès qu'il ne sera plus possible, même dans cette nuit, de tirer de moi,en frottant mes poils, une lumière surnaturelle, c'est que ce sera fini. Déjà je suis plusobscur que les ténèbres. Je suis la nuit de la

nuit. Je vais, à travers des ombres dont jeme distingue parce que je suis leur ombre, àla rencontre du chat supérieur. En moi, maintenant, nulle crainte. Mon corps, qui est toutentier semblable à celui d'un homme, corps

de bienheureux, a gardé ses dimensions, maisma tête est immense. Un bruit se fait entendre, bruit que je n'ai encore jamais entendu. Unelueur qui a l'air de sortir de mon corps, alorsqu'il est terne et humide, fait autour de moi

un cercle qui est comme un autre corps dont je ne puis sortir. Je commence à distinguerun paysage. Tandis que l'obscurité devient plus pesante, une grande figure blanchâtre

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s'élève devant moi. Je dis moi, guidé par uninstinct aveugle, car depuis que j'ai perdula queue toute droite qui me servait de gou

vernail dans le monde, je ne suis manifestement plus moi-même. Cette tête qui grandit sans cesse et, au lieu d'une tête, semblen'être qu'un regard, qu'est-ce au juste? Jene la vois pas sans malaise. Elle bouge, elle

se rapproche. Elle est exactement tournéevers moi et, tout regard qu'elle est, elle medonne l'impression terrible de ne pas m'aper-cevoir. Cette sensation est insupportable. Si

 j'avais  encore des poils, je les sentirais se

dresser tout autour de mon corps. Mais,en mon état, je n'ai même pas les moyensd'éprouver la peur que je ressens. Je suismort, mort. Cette tête, ma tête, ne me voitmême pas, parce que je suis anéanti. Car

c'est moi qui me regarde et qui ne me distingue pas. O chat supérieur que je suisdevenu un instant pour constater mon décès, je vais maintenant disparaître pour tout de bon. Je cesse d'abord d'être un homme. Je

redeviens un petit chat froid et inhabitable,étendu sur la terre. Je râle encore une fois.Je jette un dernier coup d'oeil sur cette valléequi va se refermer et où je vois un homme,

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chat supérieur lui aussi. Je l'entends gratterle sol, avec ses griffes probablement. Ce qu'onappelle l'au-delà est fini pour moi. »

A genoux, le dos courbé, Thomas creusaitla terre. Autour de lui s'étendaient quelquesfosses au bord desquelles le jour se tenaitrefoulé. Pour la septième fois, il préparaitlentement, en laissant dans le sol l'empreinte

de ses mains, un grand trou qu'il élargissaità sa taille. Et tandis qu'il le creusait, le vide,comme s'il eût été rempli par des douzainesde mains, puis par des bras, enfin par lecorps tout entier, offrait à son travail une

résistance que bientôt il ne pouvait plusvaincre. La tombe était pleine d'un être dontelle absorbait l'absence. Un cadavre indélo-geable s'y enfonçait, trouvant dans cette absence de forme la forme parfaite de sa pré

sence. C'était un drame dont l'horreur étaitressentie, dans leur sommeil, par les hommesdu village. Dès que, la fosse achevée, Thomass'y jetait, ayant suspendu à son cou unegrosse pierre, il se heurtait à un corps mille

fois plus dur que le sol, le corps même dufossoyeur déjà entré dans la tombe pour lacreuser. Cette fosse qui avait exactement sataille, sa forme, son épaisseur, était comme

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son propre cadavre, et chaque fois qu'il cherchait à s'y enfouir, il ressemblait à un mortabsurde qui aurait essayé d'enterrer son corps

dans son corps. Il y avait donc désormais,dans toutes les sépultures où il aurait puprendre place, dans tous les sentiments quisont aussi des tombes pour les morts, danscet anéantissement par lequel il mourait sans

permettre qu'on le crût mort, il y avait unautre mort qui l'avait devancé et qui, identique à lui, poussait jusqu'à l'extrême l'ambiguïté de la mort et de la vie de Thomas.Dans cette nuit subterrestre où il était des

cendu avec les chats et les rêves des chats, unsosie, entouré de bandelettes, les sens fermésde sept sceaux, l'esprit absent, occupait saplace, et ce sosie était le seul avec qui il nepût transiger, puisqu'il était le même que lui,

réalisé dans le vide absolu. Il se penchait surcette tombe glaciale. De même que l'hommequi se pend, après avoir repoussé l'escabeausur lequel il s'appuyait encore, dernier rivage,au lieu de ressentir le saut qu'il fait dans le

vide, ne sent que la corde qui le tient, tenu jusqu'au bout, plus que jamais attaché, liécomme il ne l'a jamais été à l'existence dontil voudrait se détacher, lui aussi se sentait,

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au moment où il se savait mort, absent, toutà fait absent de sa mort. Ni son corps qui luilaissait au fond de lui-même le froid que

donne le contact d'un cadavre et qui n'estpas le froid mais l'absence de contact, nil'obscurité qui suintait de tous ses pores et,même lorsqu'il était visible, faisait qu'on nepouvait se servir d'aucun sens, d'aucune intui

tion et pas davantage d'une pensée pour levoir, ni ce fait qu'à aucun titre il ne pouvaitpasser pour vivant ne suffisait à le faire passerpour mort. Et ce n'était pas un malentendu.Il était réellement mort et en même temps

repoussé de la réalité de la mort. Il était, dansla mort même, privé de la mort, hommeaffreusement anéanti, arrêté dans le néantpar sa propre image, par ce Thomas courant au-devant de lui, porteur de flambeaux

éteints et qui était comme l'existence de ladernière mort. Déjà, alors qu'il se penchaitencore sur ce vide où il voyait son image dansl'absence totale d'images, saisi par le plusviolent vertige qui fût, vertige qui ne le fai

sait pas tomber, mais l'empêchait de tomberet qui rendait impossible la chute qu'il rendaitinévitable, déjà la terre s'amincissait autourde lui, et la nuit, une nuit qui ne répondait

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 plus à rien, qu'il ne voyait pas et dont il nesentait la réalité que parce qu'elle était moinsréelle que lui, l'environnait. Sous toutes les

formes, il était envahi par l'impression d'êtreau cœur des choses. Même à la surface decette terre où il ne pouvait pénétrer, il étaità l'intérieur de cette terre dont le dedans letouchait de toutes parts. De toutes parts, la

nuit l'enfermait. Il voyait, il entendait  l'in-timité d'un infini où il était enserré par l'absence même de limites. Il sentait comme uneexistence accablante l'inexistence de cette vallée de la mort. Peu à peu venaient jusqu'à lui

les effluves d'un terreau acre et mouillé.Comme celui qui, vivant, se réveille dansson cercueil, il voyait avec effroi la terreimpalpable où il flottait se transformer en unair sans air, rempli d'odeurs de terre, de

 bois pourri, d'étoffe humide. Maintenant réellement enterré, il se découvrait, sous descouches amoncelées d'une matière qui ressemblait à du plâtre, dans un caveau où ilétouffait. Il trempait dans un milieu glacé

 parmi des objets qui l'écrasaient. S'il existait encore, c'était pour reconnaître, danscette chambre pleine de fleurs funèbres, delumière spectrale, l'impossibilité de revivre.

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Il retrouvait le souffle dans l'asphyxie. Ilretrouvait la possibilité de marcher, de voir, decrier au sein d'une prison où il était confiné

dans le silence et le noir impénétrables. Étrangehorreur que la sienne, tandis que, franchissant les derniers barrages, il apparaissait surla porte étroite de son sépulcre, non pasressuscité, mais mort et ayant la certitude

d'être arraché en même temps à la mort età la vie. Il marchait, momie peinte; il regardait le soleil qui s'efforçait de faire paraîtresur sa figure absente un visage souriant etvivant. Il marchait, seul Lazare véritable dont

la mort même était ressuscitée. Il avançait, passant par-dessus les dernières ombres de lanuit, sans rien perdre de sa gloire, couvertd'herbes et de terre, allant, sous la chutedes étoiles, d'un pas égal, du même pas qui,

 pour les hommes qui ne sont pas enveloppésd'un suaire, marque l'ascension vers le pointle plus précieux de la vie.

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VI

Anne le vit s'approcher sans surprise, cetêtre inévitable en qui elle reconnaissait celuiqu'elle aurait vainement cherché à fuir, qu'ellerencontrerait tous les jours. Chaque fois, il

venait droit à elle, suivant  d'une  marcheinflexible un chemin tracé par-dessus la mer,les forêts, le ciel même. Chaque fois, alorsqu'il n'y avait plus dans le monde que lesoleil et cet être immobile debout à ses côtés,

enveloppée par son immobilité silencieuse,emportée par cette profonde insensibilité quila découvrait, sentant par lui se condenseren elle tout le calme de l'univers, Anne, aumoment où retentissait le fracas étincelant de

l'ultime midi, confondue avec le silence, pressée par la plus grande paix, n'osant faire ungeste ni avoir une pensée, se voyait brûler, mourir, les yeux, les joues en feu, la

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 bouche entrouverte, exhalant, comme un dernier souffle, ses formes obscures en pleinsoleil, morte parfaitement transparente à côté

de ce mort opaque qui auprès d'elle s'épaississait toujours davantage et, plus silencieuxque le silence, abîmait les heures et égaraitle temps. Mort juste, souveraine, momentinhumain et honteux qui chaque jour recom

mençait et dont elle ne pouvait se sauver.Chaque jour, il revenait à la même heure,au même endroit. Et c'était exactement lamême heure, c'était aussi le même jardin.Avec l'ingénuité de Josué arrêtant le soleil

 pour gagner du temps, Anne croyait que leschoses continuaient. Mais les arbres terribles,morts dans leur feuillage vert qui ne pouvaitse dessécher, les oiseaux qui volaient au-dessus d'elle, sans hélas! donner le change

ni réussir à se faire passer pour vivants, gardaient solennellement l'horizon et lui faisaientéternellement recommencer la scène qu'elleavait vécue la veille. Pourtant, ce jour-là,comme si un cadavre qu'on porte dans un lit,

 puis dans un autre, changeait vraiment de place, elle se leva, marcha devant Thomaset l'entraîna vers le petit bois voisin sur uneroute où ceux qui venaient au-devant de lui

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le voyaient s'éloigner ou le croyaient immo bile. En vérité, il marchait réellement et, avecun corps pareil aux autres, quoiqu'il fût aux

trois quarts consumé, il pénétrait dans unerégion où, si lui-même disparaissait, il voyaitaussitôt les autres tomber dans un autre néantqui les éloignait plus de lui que  s'ils eussentcontinué à vivre. Sur cette route, chaque

homme qu'il croisait mourait. Chaque homme,si Thomas détournait les yeux, mourait aveclui d'une mort qu'aucun cri n'annonçait. E lesregardait, et déjà il les voyait perdre sousson regard toute ressemblance, ayant au front

une petite blessure par laquelle s'échappaitleur visage. Ils ne disparaissaient pas, maisils n'apparaissaient plus. Du plus loin qu'ilssurgissaient, ils étaient informes et muets.Plus près, s'il les touchait, s'il dirigeait sur

eux non pas son regard, mais le regard decet œil éclatant et invisible qu'il était à toutinstant tout entier, plus près encore, presqueconfondu avec eux, les prenant soit pourson ombre, soit pour des âmes mortes, les res

 pirant, les léchant, s'enduisant de leur corps,il n'en recevait pas la moindre sensation, nila moindre image, aussi vide d'eux qu'eux-mêmes étaient vides de lui. Enfin, ils pas-

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saient. Ils s'en allaient définitivement. Us glissaient sur une pente vertigineuse vers unecontrée d'où plus rien d'eux n'était visible,

si ce n'est parfois, comme les grandes traînées de lumière, leur dernier regard phos phorescent au ras de l'horizon. C'était unerafle mystérieuse et terrible. Derrière lui plusde paroles, plus de silence, plus d'arrière et

 plus d'avant. L'espace qui l'entourait étaitle contraire de l'espace, pensée infinie oùceux qui entraient, la tête couverte d'un voile,n'existaient que pour rien.

Dans cet abîme, Anne, seule, résistait.

Morte, dissipée dans le milieu le plus prochedu vide, elle y trouvait encore des débrisd'êtres avec lesquels elle entretenait, durantle naufrage, une sorte de ressemblance familiale sur ses traits. S'il l'abordait de face,

 brutalement, pour la surprendre, elle lui présentait toujours un visage. Elle changeait sanscesser d'être Anne. Elle était Anne, n'ayant

 plus aucune similitude avec Anne. Avec safigure et tous ses traits, et pourtant tout à

fait pareille à une autre, elle restait la même,Anne, Anne complète qu'on ne pouvait nier.Sur le chemin, il la vit venir comme unearaignée qui était identique à la jeune fille

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et, parmi les cadavres disparus, les hommesvidés,  se promenait dans le monde désertavec une tranquillité étrange, dernière des

cendante d'une race fabuleuse. Elle marchaitavec les huit énormes pattes comme sur deux jambes fines. Son corps noir, son aspect férocequi faisait que lorsqu'elle allait fuir, on auraitpu croire qu'elle allait mordre, n'étaient pas

différents du corps habillé d'Anne, de l'airléger qu'elle avait quand on essayait de lavoir de près. Elle avançait  d'une  manièresaccadée, tantôt dévorant l'espace en quelquesbonds, tantôt se couchant sur le chemin, le

couvant, le tirant d'elle-même comme un filinvisible. Sans même se recroqueviller, ellepénétrait dans la tégion qui entourait Thomas.Elle s'approchait irrésistiblement. Elle s'arrêtait devant lui. Alors, ce jour-là, saisi par cette

vaillance et cette persévérance incroyables,reconnaissant en elle quelque chose d'insouciant qui ne pouvait s'évanouir au milieu desépreuves et qui résonnait comme un souvenirde liberté, la voyant se dresser sur ses longues

pattes, se maintenir au niveau de son visagepour communiquer avec lui en sécrétant untourbillon de nuances, d'odeurs et de pensées,il se retourna et regarda amèrement en arrière,

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comme un voyageur qui, s'étant trompé dechemin, s'éloigne, se recroqueville et finit par disparaître dans la pensée de son voyage.

Oui,  ce bois, il le reconnaissait. Et ce soleiltombant, il le reconnaissait, et ces arbres quiséchaient et ces feuilles vertes qui noircissaient. Il essaya de secouer le poids énormede son corps, corps qui lui manquait et dont

il portait l'illusion comme un corps d'em prunt. Il lui fallait sentir cette chaleur facticequi rayonnait de lui-même comme d'un soleilétranger, entendre le souffle qui coulait d'unesource fausse, écouter le battement d'un cœur

faux. Et elle, la reconnaissait-il, cette morteaux aguets derrière une ressemblance immonde, prête à apparaître telle qu'elle étaitdans l'air constellé de petits miroirs où chacun de ses traits survivait?  « C'est vous? »

demanda-t-il. Aussitôt, il vit une flamme dansdes yeux, une flamme triste et froide sur unvisage. Il frémit dans ce corps inconnu, tandis qu'Anne, sentant entrer en elle un espritdouloureux, une jeunesse funèbre qu'elle était

vouée à aimer, croyait redevenir elle-même.

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VII

Anne vécut quelques jours de grand bonheur. Et même elle n'avait jamais rêvé bonheur plus simple et tendresse plus aimable.Avec elle, il était tout à coup un être dont

elle disposait sans danger. Si elle se saisissaitde lui, c'était avec la liberté la plus grande.Sa tête, il la lui abandonnait. Ses paroles,avant d'être prononcées, étaient indifféremment dans l'une des deux bouches, tant il lui

laissait faire ce qu'elle voulait. Il y avait, danscette manière dont Anne jouait avec toute sa personne et dans l'absence de risque qui lui permettait de traiter ce corps étranger commes'il lui avait appartenu, une frivolité si péril

leuse que n'importe qui en aurait eu le cœurserré. Mais elle ne voyait en lui que bouchefutile, regards légers et, au lieu d'éprouverun malaise en constatant qu'un homme dont

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elle ne pouvait s'approcher, qu'elle ne pouvaitsonger à faire parler, consentait à rouler latête sur ses genoux, elle s'en divertissait.

C'était, de sa part, une conduite difficile à justifier. D'un instant à l'autre, on pouvait prévoir, entre ces deux corps noués si intimement par des liens aussi fragiles, un contactqui révélerait d'une manière épouvantable leur

 peu de liens. Plus il reculait à l'intérieur delui-même, plus elle avançait légèrement. Ill'attirait, et elle s'enfonçait dans le visage dontelle pensait encore caresser les contours. Agissait-elle ainsi sans précaution, parce qu'elle

croyait avoir affaire à quelqu'un d'inaccessibleou au contraire d'un accès trop facile? Sesregards s'attachaient à lui, était-ce un jeuimpudent ou un jeu désespéré? Ses paroless'humectaient, même ses plus faibles mouve

ments la collaient contre lui, tandis qu'en ellese gonflait la poche d'humeurs d'où elle tirerait peut-être au moment opportun un pouvoirextrême d'adhésion. Elle se couvrait de ventouses. Elle n'était, à l'intérieur et à l'exté

rieur, que plaies cherchant à se cicatriser,chair en voie de greffe. Et, malgré un telchangement, elle continuait à jouer et à rire.Comme elle lui tendait la main, elle lui dit :

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 — Au fond, qui pouvez-vous être?Il n'y avait dans cette remarque au

cune question à proprement parler. Comment

aurait-elle pu, si étourdie qu'elle fût, interroger un être dont l'existence était une terriblequestion posée à elle-même? Mais elle sem

 blait trouver surprenant et légèrement choquant, oui, vraiment choquant, de n'avoir

 pas encore été mise en mesure, non dele comprendre, ce qui déjà eût été d'uneextrême présomption, mais, et cette fois l'im

 prudence dépassait toutes les bornes, de recevoir quelques renseignements sur lui. Et cette

audace ne lui suffisait pas, puisque le regretqu'elle avait de ne pas le connaître, au lieude chercher à se justifier dans sa forme insolite

 par la violence et la folie de l'expression,était présenté comme un regret désinvolte

et presque indifférent. C'était, sous l'apparence bénigne qu'ont toutes ces opérations,un véritable essai pour tenter Dieu. Elle leregarda bien en face :

 — Mais qu'êtes-vous?

Quoiqu'elle ne s'attendît pas à l'entendrerépondre et qu'étant même sûre qu'il ne luirépondrait pas, elle ne lui eût pas, en vérité, posé de question, il y avait un tel abus dans

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sa manière de supposer qu'il pourrait donnerune réponse (bien entendu, il ne répondrait pas,  elle ne lui demandait pas de répondre,

mais, par la question qu'elle lui avait adressée personnellement et au sujet de sa personne,elle se donnait l'air de pouvoir interpréter sonsilence comme un refus accidentel de ré

 pondre, comme une attitude qui pouvait un

 jour ou l'autre changer), c'était une façon sigrossière de traiter l'impossible qu'Anne eutsoudain la révélation de la terrible scène danslaquelle elle se jetait les yeux bandés et, enun instant, sortant de son sommeil, elle aper

çut toutes les conséquences de son acte et lafolie de sa conduite. Sa première pensée futde l'empêcher de répondre. Car le grand danger, maintenant qu'elle venait, par un acteinconsidéré et arbitraire, de le traiter comme

un être qu'on pouvait questionner, c'étaitqu'il se traitât, à son tour, comme un êtrequi pouvait répondre et lui faire entendre saréponse. Cette menace, elle la sentait déposéeau fond d'elle-même, à la place des mots

qu'elle avait prononcés. Déjà il saisissait lamain qui lui était offerte. Il la saisissaitcruellement, donnant à croire à Anne qu'ilcomprenait ses raisons et qu'après tout il y

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avait peut-être entre eux un contact possible.Maintenant qu'elle était sûre qu'avec sa rigueur impitoyable, il lui dirait, s'il parlait,

tout ce qu'il avait à dire, sans rien lui dissimuler, lui disant tout pour que, lorsqu'ilcesserait de parler, son silence, le silence d'unêtre qui n'a plus rien à livrer et qui cependant n'a rien livré, fût encore plus effrayant,

elle était sûre qu'il parlerait. Et cette certitude était si grande qu'il se montrait à ellecomme s'il avait déjà parlé. Il l'environnaitcomme un gouffre. Il tournait autour d'elle.Il la fascinait. Il allait la dévorer en transfor

mant les paroles les plus inattendues en parolesqu'elle ne pourrait plus attendre.— Ce que je suis...— Taisez-vous.Il était tard et, tout en sachant que les

heures et les journées ne concernaient qu'elle,elle criait plus fort dans les ténèbres. Elles'approcha, se coucha face à la fenêtre. Sonvisage fondit, se referma. Quand l'obscuritéfut complète, se penchant avec sa mine fripée

vers celui qu'elle nommait maintenant, dansson nouveau langage venu des bas-fonds, sonami, et sans se soucier de l'état où elle setrouvait, elle voulut, comme un ivrogne qui

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n'a plus de jambes et qui s'explique par sonivresse le fait qu'il ne peut pas marcher, ellevoulut voir pourquoi ses relations avec ce

mort n'avançaient pas. Si bas qu'elle fût tom bée,  et probablement parce que de ce bas-fond elle s'apercevait bien qu'il y avait entreeux une différence et une différence trèsgrande, mais non pas telle que leurs rapports

dussent toujours être condamnés, elle se méfiait soudain de toutes les gentillesses qu'ilsavaient échangées. Dans les replis où elle secachait, elle se disait d'un air de profonde rusequ'elle ne se laisserait pas tromper par l'ap

 parence de ce jeune homme parfaitementaimable, et c'est avec un serrement de cœurqu'elle se rappelait ses gestes accueillants et lafacilité de son approche. Si elle n'allait pas jusqu'à le soupçonner d'hypocrisie (elle pou

vait se plaindre, elle pouvait pleurer bassement parce qu'il la maintenait à trente brassesau-dessous de la vérité parmi des mots brillants et vains; mais il ne lui venait pas àl'esprit, malgré ses essais sournois pour parler

d'elle et de lui avec les mêmes mots, qu'il yeût, dans ce qu'elle appelait le caractère deThomas, de la duplicité), c'est que rien qu'àtourner la tête, dans le silence où il devait

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être, elle le devinait si infranchissable qu'ellesentait bien tout ce qu'il y aurait eu de ridicule à le dire dissimulé. Il ne la trompait pas,

et pourtant elle était trompée par lui. Latrahison tournait autour d'eux, d'autant plusterrible que c'est elle qui le trahissait et qu'ellese trompait elle-même sans avoir l'espoir demettre fin à un tel égarement, puisque, ne

sachant qui il était, c'était toujours un autrequ'elle trouvait dans son sein. Même la nuitaugmentait son erreur, même le temps quilui faisait recommencer sans trêve les tentatives,  toujours les mêmes, où elle s'enlisait

d'un air humilié et farouche. C'était une histoire vide d'événements, vide au point que toutsouvenir et toute perspective en étaient sup

 primés, et cependant tirant de cette absenceson cours inflexible qui semblait tout empor

ter d'un irrésistible mouvement vers une catastrophe imminente. Qu'allait-il arriver? Ellen'en savait rien, mais, mettant toute sa vie àattendre, son impatience se confondait avecl'espoir de participer à un cataclysme général

où, en même temps que les êtres, seraientdétruites les distances qui séparent les êtres.

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VIII

C'est dans cet état nouveau que, se sentantdevenir elle-même une réalité énorme etincommensurable dont elle nourrissait sonespérance, à la manière d'un monstre dont

 personne, pas même elle, n'aurait eu la révélation, elle s'enhardit encore et, tournantautour de Thomas, finit par attribuer à desmotifs de plus en plus faciles à pénétrer lesdifficultés de ses relations avec lui, pensant

 par exemple que ce qui était anormal, c'estqu'on ne pût rien savoir de sa vie et qu'ilrestât, en toutes circonstances, anonyme et privé d'histoire. Une fois engagée dans cettevoie,  elle perdait toute chance de pouvoir

s'arrêter à temps. Autant eût valu dire n'im porte quoi, sans autre intention que de mettreles mots à l'épreuve. Mais, loin de condescendre à ces précautions, elle crut bon, dans

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un langage dont la solennité contrastait avecsa condition misérable, de s'élever à une profanation qui tenait à la vraisemblance de ses

 paroles. Ce qu'elle lui dit avait la forme d'unlangage direct. C'était un cri plein de superbequi retentissait dans la veille avec le caractèremême du rêve.

 — Oui, dit-elle, je voudrais vous voir

lorsque vous êtes seul. Si jamais je pouvaisme trouver devant vous en m'écartant toutà fait de vous, j'aurais une chance de vousrejoindre. Ou plutôt je sais que je ne vousrejoindrais pas. La seule possibilité que  j'au

rais de diminuer la distance qui nous sépareserait de m'éloigner infiniment. Or, je suisdéjà infiniment loin et ne puis m'éloignerdavantage. Dès que je vous touche, Thomas...

A peine dites, ces paroles la transportèrent :

elle le vit, il brilla. La tête renversée enarrière, de sa gorge s'élevait un bruit trèsdoux qui congédiait les souvenirs; il n'y avaitnul besoin, maintenant, de crier, ses yeux sefermaient, son esprit était ivre; sa respiration

devint lente et profonde, ses mains se retrouvèrent : cela raisonnablement devait durersans fin. Mais, comme si le silence eût étéaussi une invitation à revenir (car il ne l'en-

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gageait à rien), elle se laissa aller, rouvrit lesyeux, reconnut la chambre et, une fois de plus,  tout fut à recommencer. Qu'elle n'eût

 pas eu l'explication désirée, cette déceptionla laissait indifférente. Il ne lui était certes plus possible de penser qu'il lui révélerait ce qui, pour elle, était une sorte de secret et ce qui, pour lui, n'avait d'aucune manière le caractère

d'un secret. En revanche, s'accrochant à l'idéeque ce qu'elle pourrait dire demeurerait malgré tout, elle tenait à lui faire savoir que, bienqu'elle n'ignorât pas l'extraordinaire distancequi les séparait, elle s'obstinerait jusqu'au

 bout à maintenir un contact avec lui, cars'il y avait quelque chose d'éhonté, il y avaitaussi quelque chose de très tentant dans sonsouci de dire que ce qu'elle faisait était insenséet que néanmoins elle le faisait en connais

sance de cause. Mais pouvait-on seulementcroire que, si enfantin que cela fût, elle pûtle faire d'elle-même? Parler, oui, elle pouvaitse mettre à parler, avec le même sentimentde culpabilité qu'un complice qui trahit son

compagnon, non pas en avouant ce qu'il sait — il ne sait rien —, mais en avouant ce qu'ilne sait pas, car elle n'avait le moyen de riendire qui fût vrai ou qui en eût même l'appa-

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rence; et pourtant ce qu'elle disait, sans luifaire entrevoir en quoi que ce fût la vérité,sans lui donner en compensation la moindre

lumière sur l'énigme, l'enchaînait aussi lourdement, plus lourdement peut-être que si elleavait livré le cœur des choses secrètes. Loinde pouvoir se glisser dans les sentiers perdusoù elle aurait eu l'espoir de se rapprocher de

lui, elle ne faisait que s'égarer dans son itinéraire et guidait une illusion qui, à ses yeuxmêmes, n'était qu'illusion. Malgré l'obscurcissement de sa vue, elle se doutait bien queson projet était puéril et que de plus elle

commettait une faute grave sans profit, quoiqu'elle eût aussi cette pensée — et c'était justement là la faute —  que du moment qu'ellecommettait une faute à cause de lui ou à sonsujet, elle créait entre eux des rapports dont

il aurait à tenir compte. Mais elle n'en devinait pas moins combien il était dangereux de voiren lui un être ayant connu des événementssans doute différents des autres, mais au fondanalogues à tous les autres, de le plonger dans

la même eau qui avait coulé sur  elle. Ce n'était pas en tout état de cause une petite imprudence que de mêler le temps, son temps personnel, à ce qui avait horreur du temps,

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et elle savait qu'il ne pouvait rien résulter de bon pour sa propre enfance de l'image caricaturale — et c'était pis si l'image était par

faite —  que donnerait de l'enfance celui qui ne pouvait avoir de caractère historique. L'inquiétude montait donc en elle, comme sile temps eût déjà été corrompu, comme sitout son passé, à nouveau remis en question,

se fût offert en un avenir aride et irrémédiablement coupable. Et elle ne pouvait même seconsoler en pensant que, tout ce qu'elle avaità dire étant arbitraire, le risque lui-mêmeétait illusoire. Elle savait au contraire, elle

sentait, avec une angoisse qui semblait menacer sa vie même mais qui était plus précieuseque sa vie, que bien qu'elle ne dût rien direde vrai de quelque manière qu'elle parlât, elles'exposait, en ne retenant qu'une version

 parmi tant d'autres, à rejeter des germes devérité qu'elle sacrifierait. Et elle sentait encore,avec une anxiété qui menaçait sa pureté maisqui lui apportait une pureté nouvelle, qu'elleallait être contrainte, même si elle essayait de

se retrancher derrière l'évocation la plus arbitraire et la plus innocente, d'introduire dansson récit quelque chose de sérieux, une réminiscence impénétrable et terrible, de telle sorte

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qu'à mesure que cette figure fausse émergeraitde l'ombre, acquérant par une minutie inutileune précision de plus en plus grande et de

plus en plus artificielle, elle-même, la narratrice, déjà condamnée et livrée aux démons,se lierait d'une façon irrémissible à la figurevraie dont elle ne saurait rien.

— Ce que vous êtes, dit-elle... Et, en disant

ces mots, elle semblait danser autour de luiet le pousser en le fuyant dans un piège àloups imaginaire. Ce que vous êtes...

Elle ne pouvait parler, et pourtant elle parlait. Sa langue vibrait de telle manière qu'elle

avait l'air d'exprimer sans mot le sens desmots. Puis, brusquement, elle se laissa entraîner par un flux de paroles qu'elle prononçaità voix presque basse, avec des inflexionsvariées, comme si elle ne cherchait qu'à se

divertir avec des bruits et des éclats de syllabes.  On eût dit qu'en parlant un langagedont le caractère enfantin ne permettait pasqu'on le tînt pour un langage, elle donnaitaux mots insignifiants l'aspect de mots in

compréhensibles. Elle ne disait rien, mais nerien dire était pour elle un mode d'expressiontrop significatif, au-dessous duquel elle réussissait à moins dire encore. Elle s'éloignait

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indéfiniment de son babillage pour entrerdans un autre encore moins grave qu'ellerejetait pourtant comme trop grave, se pré

 parant, par une retraite sans fin au-delà detout sérieux, le repos dans la puérilité absolue, jusqu'à ce que son vocabulaire, à force denullité, prît l'apparence d'un sommeil quiétait la voix même du sérieux. Alors, comme

si au sein de cette profondeur elle se fûtsoudainement sentie surveillée par l'attentiond'une conscience implacable, elle sursautait, poussait un cri, ouvrait des yeux d'une terrible clairvoyance et, suspendant un instant

son récit : — Non, disait-elle, ce n'est pas cela. Ceque vous êtes vraiment...

Elle-même prenait une apparence puérile etfrivole. Sous l'air boueux qui depuis quelques

instants couvrait son visage perçaient desexpressions qui la faisaient ressembler à uneabsente. Aspect si léger qu'en la regardant onne parvenait pas à fixer son attention sur sestraits ni sur l'ensemble de sa personne. A

 plus forte raison était-il malaisé de se rappeler ce qu'elle disait et d'y attacher un sens.On ne pouvait même pas savoir de qui elle

 parlait. Tantôt elle paraissait s'adresser à Tho-

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mas, mais le seul fait qu'elle s'adressait à luiempêchait de discerner son véritable interlocuteur. Tantôt elle ne s'adressait à personne

et, si vain alors que fût son zézaiement, ilarrivait un moment où, amenée par ce vaga bondage sans terme devant une réalité sansraison, elle s'arrêtait brusquement, émergeantdu fond de sa frivolité avec un visage hideux.

L'issue était toujours la même. Elle avait beauchercher au plus loin son itinéraire et se perdre dans des digressions infinies — et il se pouvait que le voyage durât sa vie entière —,elle savait qu'elle se rapprochait à chaque

 pas de l'instant où il lui faudrait non seulement s'arrêter, mais supprimer son chemin,soit qu'elle eût trouvé ce qu'elle n'eût pas dûtrouver, soit qu'elle ne pût jamais le trouver.Et il ne lui était pas possible d'abandonner

son projet. Car comment aurait-elle pu setaire,  elle dont le langage était de plusieursdegrés au-dessous du silence? Cesser d'êtrelà, cesser de vivre? Autres stratagèmes dérisoires, elle n'aurait que précipité par sa mort,

en fermant toutes les issues, la course éternelle dans le labyrinthe d'où, tant qu'elleavait la perspective du temps, elle gardaitl'espoir de sortir. Aussi ne voyait-elle plus

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qu'elle se rapprochait insensiblement de Thomas.  Elle le suivait, pas à pas, sans s'enrendre compte, ou si elle s'en apercevait,

voulant le quitter et le fuir, il lui fallait faireun effort toujours plus grand. Sa lassitudedevint si accablante qu'elle se contenta demimer sa fuite et resta collée contre lui, lesyeux ruisselants, l'implorant, le suppliant de

mettre fin à cette situation, essayant encore,en se penchant sur cette bouche, de formulerdes mots pour continuer coûte que coûteson récit, le même récit qu'elle aurait vouluconsacrer ses dernières forces à interrompre

et à étouffer.C'est dans cet état d'abandon qu'elle selaissa traîner par le sentiment de la durée.Avec douceur, ses mains se crispèrent, ses

 pas la quittèrent et elle glissa dans une eau

 pure où, d'instant en instant, franchissant desruissellements éternels, elle semblait passerde la vie à la mort et, chose pire, de la mort àla vie, dans un rêve tourmenté déjà absorbé par un rêve paisible. Puis soudain elle entra,

avec un fracas de tempête, dans une solitudefaite de la suppression de tout espace et, déchirée violemment par l'appel des heures, elle sedévoila. C'était comme si elle se fût trouvée

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dans une verte vallée où, invitée à être lerythme personnel, la cadence impersonnellede toutes choses, elle devenait, avec son âge

et sa jeunesse, l'âge, la vieillesse des autres.Elle descendit d'abord au fond d'une journée tout à fait étrangère aux journées humaineset, entrant pleine de sérieux dans l'intimitédes choses pures, puis s'élevant vers le temps

souverain, noyée parmi les astres et lessphères, loin de connaître la paix des cieux,elle se mit à trembler et à peiner. Ce futdurant cette nuit et cette éternité qu'elle seprépara à devenir le temps des hommes. Sans

fin, elle erra le long des couloirs vides,éclairés par les reflets d'une lumière qui sedérobait sans cesse et qu'elle poursuivait sansamour, avec l'obstination d'une âme déjà perdue, incapable de ressaisir la raison de ces

métamorphoses et le but de cette marchesilencieuse. Mais, lorsqu'elle passa devant uneporte qui ressemblait à celle de Thomas,reconnaissant que la tragique explicationcontinuait, elle sut alors qu'elle ne discutait

plus avec lui par des mots et des pensées,mais par le temps même qu'elle épousait.Maintenant, chaque seconde, chaque soupir— et c'était elle, rien d'autre qu'elle —

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attaquaient sourdement la vie impassible qu'illui opposait. Et dans chacun de ses raisonnements, plus mystérieux encore que son

existence, il éprouvait la présence mortelle del'adversaire, de ce temps sans lequel, à jamaisimmobilisé, ne pouvant venir du fond dufutur, il aurait été condamné à voir sur sacime désolée, comme l'aigle prophétique des

songes, la lumière de la vie s'éteindre. Ilraisonnait donc avec au plus intime de sonargument l'absolu contradicteur, il pensait avecau fond de sa pensée l'ennemi et le sujet detoute pensée, son parfait antagoniste, ce temps,

Anne, et la recevant mystérieusement en lui,il se vit aux prises pour la première fois avecun entretien sérieux. C'est dans ces conditions qu'elle pénétra, forme indécise, dansl'existence de Thomas. Tout y semblait désolé

et morne. Rivages déserts où se désagrégeaientlentement, abandonnées après un naufragegrandiose par la mer à jamais retirée, desabsences de plus en plus profondes. Ellepassa par d'étranges cités mortes où, au lieu

de formes pétrifiées, de circonstances momifiées, elle rencontra une nécropole de mouvements, de silences, de vides; elle se heurta àl'extraordinaire sonorité du néant qui est

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faite de l'envers du son et, devant elle, s'étendirent des chutes admirables, le sommeil sansrêve, l'évanouissement qui ensevelit les morts

dans une vie de songe, la mort par laquelletout homme, même l'esprit le plus faible,devient l'esprit même. Dans cette explorationqu'elle avait entreprise si naïvement, encroyant trouver la phrase décisive sur elle-

même, elle se reconnut passionnément enquête de l'absence d'Anne, du néant le plusabsolu d'Anne. Elle crut comprendre — ôcruelle illusion — que l'indifférence qui coulait le long de Thomas comme une eau soli

taire, venait de l'infiltration,  dans des régionsoù elle n'aurait jamais dû pénétrer, de l'absence fatale qui avait réussi à rompre tousles barrages, de sorte que, voulant à présentdécouvrir cette absence nue, ce négatif pur,

l'équivalent de la pure lumière et du profonddésir, elle dut se plier, pour l'atteindre, àde grandes épreuves. Il lui fallut, pendant desvies, polir sa pensée, la débarrasser de tout cequi en fait un misérable bric-à-brac, le miroir

qui se mire, le prisme avec soleil intérieur :il lui fallait un moi sans sa solitude de verre,sans cet œil atteint depuis si longtemps destrabisme, l'œil dont la suprême beauté est

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de loucher le plus possible, l'œil de l'œil, lapensée de la pensée. On eût pu la devinercourant face au soleil et jetant à chaque détour

du chemin dans un abîme toujours plus avideune Anne toujours plus pauvre et plus rare.On Paurait confondue avec cet abîme mêmeoù,  se tenant éveillée au sein du sommeil,l'esprit libre de savoir, sans lumière, n'appor

tant dans sa rencontre avec la pensée rien àpenser, elle se préparait à s'avancer si loind'elle-même qu'au contact de la nudité absolue, passant merveilleusement au travers, ellepût y reconnaître sa pure et sa propre transpa

rence. Doucement, munie du seul nom d'Annequi devait lui servir à revenir à la surface aprèsla plongée, elle laissa monter la marée despremières, des grossières absences — absencede bruit le silence, absence d'être la mort; mais

après ce néant si tiède et si facile où demeuraitPascal, pourtant déjà effrayé, elle fut happéepar les absences de diamant, l'absence desilence, l'absence de mort, où elle ne pouvaitreprendre pied que dans des notions  inef-

fables, les je ne sais quoi, sphinx de fracasinouï, les vibrations qui font éclater l'étherdes sons les plus déchirants et font éclater,les dépassant dans leur élan, les sons mêmes.

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Et elle tomba dans les cercles majeurs, analogues à ceux de l'Enfer, passant, éclair deraison pure, par le moment critique où il

faut, un très court instant, demeurer dansl'absurde et, ayant quitté ce qui peut encore sereprésenter, ajouter indéfiniment l'absence àl'absence et à l'absence de l'absence et àl'absence de l'absence de l'absence et, ainsi,

avec cette machine aspirante, faire désespérément le vide. A cet instant commence lavraie chute, celle qui s'abolit, néant sanscesse dévoré par un néant plus pur. Mais àcette limite, Anne prit conscience de la folie

de sa tentative. Tout ce qu'elle avait cruavoir supprimé d'elle, elle eut la certitudequ'elle le retrouvait tout entier. A ce momentsuprême d'absorption, elle reconnaissait auplus profond de sa pensée une pensée, la

misérable pensée qu'elle était Anne, la vivante,la blonde et, ô horreur, l'intelligente. Desimages la pétrissaient, l'enfantaient, la produisaient. Il lui vint un corps, un corps millefois plus beau que le sien, mille fois plus

corps;  elle était visible, elle rayonnait de lamatière la plus inaltérable, elle était au seinde la nulle pensée la roche supérieure, la terrefriable, sans azote, celle dont on n'aurait

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même pu faire Adam; elle allait enfin sevenger en se heurtant à l'incommunicable avecce corps le plus grossier, le plus laid, corps de

boue, avec cette idée vulgaire qu'elle avaitenvie de vomir, qu'elle vomissait, portant àla merveilleuse absence sa part d'excréments.C'est  alors qu'au cœur de l'inouï un bruitdéchirant retentit et elle se mit à hurler

Anne, Anne, d'une voix furieuse. Au sein del'indifférence, elle brûla d'un seul coup, torchecomplète, avec toute sa passion, sa haine pourThomas, son amour pour Thomas. Au cœurdu néant, elle fit intrusion comme une pré

sence triomphante et elle s'y jeta, cadavre,néant inassimilable, Anne qui existait encoreet qui n'existait plus, suprême moquerie àla pensée de Thomas.

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IX

Quand elle revint au jour, cette fois toutà fait privée de paroles, refusant une expression aussi bien à ses yeux qu'à ses lèvres,toujours étendue sur le sol, le silence la mon

tra à ce point unie au silence qu'elle l'embrassait furieusement comme une autre naturedont l'intimité l'aurait soulevée de dégoût. Ilsemblait que pendant cette nuit elle eût assimilé quelque chose d'imaginaire qui lui était

une épine de feu et la forçait à repousser àl'extérieur, comme un déchet grossier, sapropre existence. Immobile contre la cloison,le corps mêlé au vide pur, les cuisses et leventre unis à un néant sans sexe et sans organe,

les mains serrant convulsivement une absencede mains, la figure buvant ce qui n'était nisouffle ni bouche, elle s'était  transformée enun autre corps dont la vie, pénurie, indigence

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suprêmes, l'avait fait devenir lentement latotalité de ce qu'elle ne pouvait devenir. Làoù était son corps, sa tête qui dormait, là

aussi elle était corps sans tête, tête sans corps,corps de misère. Rien sans doute n'étaitchangé dans son aspect, mais le regard qu'onpouvait jeter sur elle et qui la montrait pareilleà n'importe quelle autre, n'avait aucune im

portance et, l'identifier étant justement impossible, c'est dans la ressemblance parfaite deses traits, dans le vernis de naturel et desincérité déposé par la nuit, que l'horreurde la voir telle qu'elle avait toujours été, sans

le moindre changement, alors qu'il était sûrqu'elle était totalement changée, prenait sasource. Spectacle interdit. Tandis qu'on auraitsupporté la vue d'un monstre, il n'y avait pasde sang-froid qui pût tenir contre l'impres

sion de cette figure sur laquelle pendant desheures, par une investigation qui n'aboutissaità rien, l'œil cherchait à distinguer un signe debizarrerie et d'étrangeté. Ce qu'on voyait,d'un naturel si familier, devenait, par le seul

fait que manifestement ce n'était pas celaqu'il fallait voir, une énigme qui finissait nonseulement par aveugler l'œil, mais par luifaire éprouver, à l'égard de cette image, une

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véritable nausée, expulsion de détritus detoutes sortes à laquelle se forçait le regard enessayant de saisir dans cet objet autre chose

que ce qu'il pouvait y voir. A la vérité, sice qui était entièrement changé dans un corpsabsolument identique, l'impression de dégoûtimposée à tous les sens obligés de se considérer comme insensibles, si le caractère insai

sissable de la nouvelle personne qui avaitdévoré l'ancienne en la laissant telle qu'elleétait, si ce mystère enfoui dans l'absence demystère n'avait expliqué le silence qui s'écoulait de la dormeuse, on aurait été tenté de

chercher dans un tel calme des indices sur latragédie d'illusions et de mensonges donts'était enveloppé le corps d'Anne. Il y avaiten effet dans son mutisme quelque chose deterriblement suspect. Qu'elle ne parlât pas,

qu'elle gardât dans son immobilité la discrétion de quelqu'un qui même dans l'intimitéde ses rêves garde le silence, c'était en sommenaturel et ce n'était pas par ce sommeil ajoutéau sommeil qu'elle pouvait se trahir. Mais

son silence n'avait même pas droit au silence,et par cet état absolu s'exprimait aussi bien lacomplète irréalité d'Anne que la présenceindiscutable et indémontrable de cette Anne

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irréelle, de laquelle il émanait, par ce silence,une sorte de terrible humour dont on prenaitmalaisément conscience. Elle tournait en déri

sion,  comme s'il y avait eu là une foule despectateurs intrigués et émus, la possibilitéqu'on la vît, et une impression de ridicule sedégageait de cette cloison contre laquelle elles'était  étendue dans un dessein qu'on pou

vait, ô sottise, prendre pour le sommeil, decette chambre où elle était enfermée, enveloppée dans un manteau de laine, et où le jourcommençait à pénétrer avec l'intention dérisoire de mettre fin à la nuit en donnant ce

mot d'ordre :  « La vie continue. » Mêmeseule, il y avait autour  d'elle  une curiositéinsatiable et douloureuse, une sourde interrogation qui, la prenant pour objet, se portait,aussi, indistinctement sur toutes choses, de

sorte qu'elle existait comme un problème capable de donner la mort, non pas à la manièredu sphinx, par la difficulté de l'énigme, maispar la tentation qu'elle apportait de résoudrele problème dans la mort.

Quand le jour fut venu, comme elle s'éveillait, on put croire qu'elle avait été tirée dusommeil par le jour. Pourtant, la fin de lanuit n'expliquait pas qu'elle eût ouvert les

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yeux, et son réveil n'était qu'un lent épuisement, la marche suprême vers le repos : illui devenait impossible de dormir par l'ac

tion d'une force qui, loin d'être opposée à lanuit, pouvait aussi bien être appelée nocturne. Elle se vit seule, mais bien qu'elle nepût se lever que dans le monde de la solitude,cet isolement lui resta étranger et, dans la

passivité où elle demeurait, il était sans importance que sa solitude éclatât en elle commequelque chose qu'elle n'avait pas besoin deressentir et qui l'entraînait dans le domaineà jamais éloigné du jour. Même le malheur

n'était déjà plus éprouvé comme présent. Ilerrait autour de sa personne sous une formeaveugle. Il s'avançait dans l'étendue de larésignation où il ne lui était pas possible defrapper et d'atteindre. A travers la fatalité

trahie, il venait jusqu'au cœur de la jeunefemme et la touchait par le sentiment del'abandon, par l'absence de conscience oùelle se précipitait dans le plus grand délaissement. A partir de cet instant, aucun désir

d'élucider, d'aucune sorte, la situation où elleétait, ne vint en elle, et l'amour se réduisità l'impossibilité d'exprimer et de ressentircet amour. Thomas entra. Mais la présence

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de Thomas n'avait plus elle-même d'importance. Il était au contraire terrible de voir àquel point était fané le désir d'apprécier même

de la manière la plus banale cette présence.Non seulement tout motif d'une communication claire était détruit, mais à Anne il semblait que le mystère de cet être eût passédans son propre cœur, là même où il ne pou

vait plus être saisi que comme une questionéternellement mal posée. Et lui, au contraire,dans la silencieuse indifférence de sa venue,apparaissait d'une clarté offensante, sans leplus faible, le plus rassurant indice d'un

secret. Elle avait beau le regarder avec lesregards troubles de sa passion déchue. C'estcomme l'homme le moins obscur qu'il sortait de la nuit, baigné dans la transparencepar le privilège d'être au-dessus de toute

interrogation, personnage transfiguré mais falot, d'où les problèmes maintenant s'écartaient, de la même manière qu'elle aussi sevoyait détournée de lui par ce spectacle dramatiquement nul, détournée sur elle-même

où il n'y avait ni richesse ni plénitude, maisTappesantissement d'une morne satiété, la certitude que ne surviendrait pas d'autre drameque le déroulement d'un jour où se noyaient

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espoir et désespoir, l'inutile attente devenue,par suite de la suppression de tout but et dutemps lui-même, une machine dont le méca

nisme avait pour unique fonction de mesurer,dans une exploration silencieuse, le mouvement vide de ses diverses pièces. Elle descendit dans le jardin et, là, parut se dégager, aumoins en partie, de la condition où les évé

nements de la nuit l'avaient précipitée. Lavue des arbres l'étonna. Ses yeux se troublèrent. Ce qui était frappant maintenant,c'est l'extrême faiblesse qu'elle montrait. Iln'y avait plus aucune résistance dans son

organisme et, avec sa peau diaphane, la grandepâleur de ses regards, elle semblait tremblerd'épuisement, chaque fois que quelqu'un ouquelque chose s'approchait d'elle. A la vérité,on pouvait se demander comment elle sup

portait le contact de l'air et les cris desoiseaux. Par la manière dont elle s'orientaitdans le jardin, on avait à peu près la certitude qu'elle se tenait dans un autre jardin :non pas qu'elle se promenât, comme une

somnambule, au milieu des images de sonsommeil, mais elle réussissait à avancer, àtravers le champ plein de vie, sonore etensoleillé, jusqu'à un champ épuisé, morne

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et éteint qui était une seconde version de laréalité qu'elle parcourait. Au moment où onla voyait s'arrêter, essoufflée et respirant avec

peine l'air trop vif qui la frappait, elle pénétrait dans une atmosphère rare où il lui suffisait, pour reprendre souffle, de cesser touterespiration. Tandis qu'elle marchait difficilement dans le chemin où à chaque pas elle

devait soulever son corps, elle s'engageait,corps sans genoux, sur une route, en touspoints semblable à la première, où cependantelle seule pouvait passer. Ce paysage la reposait, et elle y ressentait le même soulagement

que si, retournant de fond en comble le corpsillusoire dont l'intimité l'accablait, elle avaitpu, par rapport au soleil qui l'éclairait commeun astre obscur, exhiber, sous la forme de sapoitrine visible, de ses jambes repliées, de

ses bras ballants, l'amer dégoût qui lui composait au fond d'elle-même une seconde personne absolument cachée. Dans ce jour ravagé,elle pouvait confesser la répulsion et l'effroidont nulle image ne parvenait à circonscrire

l'étendue, et elle réussissait presque joyeusement à faire sortir de son ventre, larves ayanttour à tour la forme de son visage, de sonsquelette ou du corps tout entier, les senti-

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ments inexprimables qui avaient attiré enelle, par l'horreur qu'il lui inspirait, le mondetotal des choses repoussantes et insuppor

tables. La solitude, pour Anne, était immense.Tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle sentaitétait le déchirement qui la séparait de cequ'elle voyait et sentait. Les nuages funèbres,s'ils  couvraient le jardin, cependant demeu

raient invisibles dans la nuée qui les enveloppait. L'arbre, dressé à quelques pas, étaitl'arbre par rapport auquel elle était absenteet distincte de tout. Dans toutes les âmes quil'environnaient comme autant de clairières

et qu'elle pouvait approcher aussi intimementque sa propre âme, il y avait, seule clarté quipermît de les percevoir, une conscience silencieuse, fermée et désolée, et c'est la solitudequi créait autour d'elle le doux champ des

relations humaines où, entre d'infinis rapports pleins d'harmonie et de tendresse, ellevoyait venir à sa rencontre son chagrin mortel.

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X

Quand on la découvrit étendue sur unbanc du jardin, on la crut évanouie. Mais ellen'était pas évanouie, elle dormait, elle étaitentrée dans le sommeil par un repos plus

profond que le sommeil. Désormais, sa marchevers rinconscience fut un combat solenneloù, ne cédant au frisson de l'assoupissementque blessée, déjà morte, elle défendit jusqu'audernier instant son droit à la conscience et

sa part de pensées claires. Il n'y avait aucunecomplicité entre elle et la nuit. Dès que le jour baissait, écoutant l'hymne mystérieuxqui l'appelait vers une autre existence, ellese préparait à la lutte où elle ne pouvait être

vaincue que par la ruine complète de la vie.Les pommettes rouges, les yeux brillants,calme et souriante, elle rassemblait ardemment toutes ses forces. Et le crépuscule avait

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beau lui faire entendre son chant coupable,c'est en vain qu'à la faveur de l'obscurité uncomplot s'ourdissait contre elle. Aucune dou

ceur ne pénétrait dans son âme par la voiede la torpeur, nul simulacre de la saintetéqui s'acquiert par le bon usage des maladies.A la mort, on sentait qu'elle ne livrerait pasune autre qu'Anne et que, fièrement intacte,

gardant jusqu'au bout tout ce qu'elle était,elle n'accepterait de se sauver, par nulle mortimaginaire, de la mort véritable. La nuit dura,et jamais nuit n'avait été aussi douce, mieuxfaite pour fléchir une malade. Le silence

ruissela, et la solitude, pleine d'amitié, lanuit, pleine d'espérance, pressèrent le corpsétendu d'Anne. Sans délire, elle veillait. Il n'yavait pas de narcotique dans les ombres, pasde ces attouchements suspects qui permettent

à l'obscurité de magnétiser ceux qui résistentau sommeil. La nuit agissait noblement avecAnne, et  c'est  avec les armes mêmes de la jeune fille, la pureté, la confiance, la paix,qu'elle acceptait de la combattre. Il était

doux, infiniment doux, de sentir autour desoi, à un moment de si grande faiblesse, unmonde à ce point dénué d'artifice et de perfidie. Que cette nuit était belle, et non pas

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douce, nuit classique que la peur ne rendaitpas opaque, qui chassait les fantômes, quieffaçait également la fausse beauté du monde.

Tout ce qu'Anne aimait encore, le silence etla solitude, s'appelait la nuit. Tout ce qu'Annedétestait, le silence et la solitude, s'appelaitaussi la nuit. Nuit absolue où il n'y avait plusde termes contradictoires, où ceux qui  souf-

fraient étaient heureux, où le blanc trouvaitavec le noir une substance commune. Et nuitpourtant sans confusion, sans monstre, devantlaquelle, sans fermer les yeux, elle trouvaitla nuit personnelle que lui faisaient habituel

lement, en se baissant, ses paupières. Enpleine conscience, en pleine clarté, elle sentait sa nuit s'ajouter à la nuit. Elle se découvrait dans cette grande nuit extérieure au plusintime d'elle-même, n'ayant pas besoin, pour

arriver au calme, de passer devant une âmeaigrie et tourmentée. Elle était malade, maiscomme cette maladie qui n'était pas la sienne,qui était la santé du monde, était bonne!Comme le sommeil qui l'enveloppait, qui

n'était pas le sien, qui se confondait avec lasuprême conscience de toutes choses, étaitpur! Et Anne s'endormait.

Pendant les jours qui suivirent, elle entra

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dans un champ de paix délicieux où ellesembla à tous baignée dans l'ivresse de laguérison. Devant ce spectacle magnifique, elle

éprouva, aussi, en elle-même cette joie del'univers, mais comme une joie glacée. Etelle attendit que ce qui ne pouvait être niun jour ni une nuit commençât. Quelquechose qui était le prélude, non pas d'une gué

rison, mais d'un état surprenant de force, seglissa auprès d'elle. Personne ne comprenaitqu'elle allait passer par l'état de santé parfaite, par un point merveilleusement équilibré de la vie, pendule qui allait d'un monde à

un autre monde. Elle seule, à travers desnuées rapidement chassées au-dessus d'elle,à la vitesse d'une étoile, vit s'approcher cemoment où, reprenant contact avec la terre,elle ressaisirait l'existence banale, ne verrait

rien, ne sentirait rien, où elle pourrait vivre,vivre enfin, et peut-être même mourir, épisode merveilleux. De très loin, elle l'aperçut,cette Anne bien portante, qu'elle ne connaissait pas, à travers laquelle elle allait s'écouler

d'un cœur gai. Ah! instant trop brillant. Dusein des ténèbres, une voix lui dit : Va.Sa vraie maladie commença. Elle ne vit

plus que de rares amis, et ceux qui venaient

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encore cessèrent de lui demander des nouvelles.  Chacun comprenait que les soins netriomphaient plus du mal. Mais Anne recon

nut là une autre méprise et elle en sourit.Quel que fût son sort, il y avait en elle plusde vie et plus de force que jamais. Immobilependant des heures, dormant avec dans sonsommeil la puissance, la rapidité, la sou

plesse, elle ressemblait à un athlète restélongtemps étendu, et son repos était pareilau repos de tous les hommes qui sont supérieurs en courant et en luttant. Elle finit parconcevoir pour son corps un étrange senti

ment de fierté; elle jouit admirablement deson être; un rêve sérieux lui fit sentir qu'elleétait toujours en vie, complètement en vie,et qu'elle aurait bien davantage encore lesentiment de vivre si elle en pouvait éliminer

les complaisances et les espoirs faciles. Moments mystérieux pendant lesquels, privée detout courage et incapable de mouvement, ellesemblait ne rien faire, alors qu'accomplissantun travail infini, elle ne cessait de descendre

 jeter par-dessus bord pensées de vivante, pensées de morte pour se creuser en elle un asiled'extrême silence. Puis les astres funestesparurent et elle dut se hâter : elle se priva de

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ses derniers plaisirs, se défit des dernièressouffrances. L'incertitude était de savoir oùelle déboucherait. Déjà elle suffoquait. Mon

Dieu, elle est bien; non, elle est; elle est parfaite au point de vue être, elle a, élevée auplus haut, la joie du plus grand esprit trouvant sa plus belle pensée. Elle est; non, elleest bien, elle perd pied, sur elle tombe le

tonnerre des sensations, elle étouffe, elle crie,elle s'entend, elle vit. Quel bonheur! On luidonne à boire, elle pleure, on la console.C'est  encore la nuit. Pourtant, il fallait bienqu'elle s'en rendît compte : autour d'elle,

beaucoup de choses changeaient, et un climatdésolé l'environnait, comme si des espritssombres eussent cherché à l'attirer vers dessentiments inhumains. Lentement, on écartait d'elle, par un protocole impitoyable, la

tendresse et l'amitié du monde. Demandait-elle les fleurs qu'elle aimait, on lui offrait desroses factices qui n'avaient pas de parfum etne lui réservaient pas, seuls êtres plus mortelsqu'elle, le plaisir de décliner, de se faner, de

mourir devant ses yeux. Sa chambre devintinhabitable : exposée pour la première foisau Nord, n'ayant plus qu'une fenêtre où parvenait seulement le soleil de fin de journée,

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privée chaque jour d'un objet charmant, cettechambre était de toute évidence démeubléeclandestinement pour que lui vînt le désir de

la quitter au plus tôt. Le monde aussi étaitdévasté. On avait exilé les douces saisons,prié les enfants de crier leur joie ailleurs,appelé dans la rue toute la colère des villes,et c'est une muraille infranchissable de sons

déchirants qui la séparait des hommes. Quelquefois elle ouvrait les yeux et elle regardaitavec surprise : non seulement les choses changeaient, mais les êtres qui lui étaient le plusattachés changeaient aussi; comment en dou

ter? il y avait pour elle une tragique diminution de tendresse. Désormais, sa mère,enfoncée pendant des heures dans son fauteuil sans dire un mot, le visage terreux,soigneusement privée de tout ce qui aurait

pu la rendre aimable, ne lui laissait voir deson affection qu'un sentiment qui l'enlaidissait, au moment où elle-même avait besoincomme jamais dans sa vie de choses jeunes etbelles.  Ce qu'elle avait aimé autrefois dans

sa mère, la gaîté et le rire et les larmes, toutesles expressions de l'enfance reprises par unegrande personne, avait disparu de ce visagequi n'exprimait que la fatigue, et c'est seule-

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ment loin d'ici qu'elle l'imaginait à nouveaucapable de pleurer, de rire — rire, quellemerveille! personne ne riait plus jamais ici

—, mère de tout le monde, sauf de sa fille.Anne éleva la voix et lui demanda si elleavait été se baigner.  «  Tais-toi, lui dit samère. Ne parle pas, tu vas te fatiguer. » Évidemment, il n'y avait pas de confidences à

faire à une mourante, pas de rapports possibles entre elle et ceux qui s'amusent, ceuxqui vivent. Elle soupira. Pourtant sa mère luiressemblait et même chaque après-midi ajoutait un trait nouveau à cette ressemblance.

Contrairement à la règle, c'était la mère quiprenait pour modèle le visage de sa fille, levieillissait, lui montrait ce qu'elle serait àsoixante ans. Cette Anne obèse, qui avaitpassé au gris non seulement ses cheveux mais

ses yeux, c'était Anne assurément si ellecommettait la folie d'échapper à la mort.Comédie innocente : Anne n'en était pasdupe. Malgré tout ce que faisait la vie pourse faire détester, elle continuerait à aimer la

vie. Elle était prête à mourir, mais elle mourrait en aimant les fleurs, même artificielles, ense sentant affreusement orpheline dans la mort,en regrettant passionnément cette Anne laide

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et impotente qu'elle ne serait jamais. Toutce qui lui était insidieusement proposé pourqu'elle ne s'aperçût pas qu'elle perdait beau

coup en quittant le monde, cette complicitédes moralistes et des médecins, la supercherie traditionnelle du soleil, des hommes, quioffrent le dernier jour, comme dernier spectacle, les images et les figures les plus laides

dans des réduits obscurs où il est bien évidentqu'on meurt content de mourir, toutes cesruses échouaient. C'est toute vivante qu'Anneentendait passer à la mort, en esquivant lesétats intermédiaires qui sont le dégoût et le

refus de vivre. Pourtant, cernée par la dureté,guettée par ses amis qui, d'un air innocent,l'éprouvaient en disant : « Nous ne pouvonsvenir demain, excuse-nous », et qui ensuite,comme elle répondait en véritable amie :

« Cela n'a pas d'importance, ne vous dérangezpas », pensaient : « Comme elle devient insensible, elle ne s'intéresse plus à rien », devantcette triste conjuration pour la réduire auxsentiments qui, avant de mourir, devaient la

dégrader et rendre les regrets superflus, l'heurevint où elle se vit trahie par sa pudeur, sadiscrétion, justement ce qu'elle gardait deses manières  d'être  habituelles. Bientôt on

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dirait : « Ce n'est plus elle, mieux vaut qu'ellemeure », puis : « Quelle délivrance pour ellesi elle mourait! » Douce, irrésistible pression,

comment s'en défendre? Que lui restait-il pourfaire connaître qu'elle n'avait pas changé? Aumoment où, à chaque instant, elle aurait dûse jeter au cou de ses amis, dire à son médecin : « Sauvez-moi, je ne veux pas mourir »

— à cette condition-là, peut-être l'aurait-onconsidérée comme faisant encore partie dumonde —, elle se contentait d'accueillir, d'unhochement de tête, ceux qui entraient, et elleleur donnait ce qu'elle avait de plus cher, un

regard, une pensée, purs mouvements, naguère encore les signes de la sympathie véritable, mais qui paraissaient maintenant lafroide réserve de quelqu'un au moins brouilléavec la vie. De telles scènes la frappèrent

et elle comprit qu'à un agonisant l'on nedemande pas la retenue, ni la délicatesse,sentiments qui conviennent aux civilisationsen bonne santé, mais la grossièreté et la frénésie, Puisque c'était la loi, puisque c'était

la seule façon de prouver qu'elle n'avait jamais eu, pour tout ce qui l'entourait, autant d'attachement, elle fut prise du désir devociférer, prête à renforcer d'un tour chaque

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lien, à voir dans ses proches des êtres tou jours plus proches. Par malheur, il était troptard : elle n'avait plus le visage ni le corps

de ses sentiments, et il ne lui était plus possible d'être gaie avec gaîté. Maintenant, àtous ceux qui venaient, n'importe qui, celan'avait pas d'importance, le temps pressait,elle exprima, par ses yeux fermés et ses

lèvres pincées, la plus grande passion qui eût jamais été ressentie. Et, l'affection ne luisuffisant pas pour dire à tous combien elleles aimait, elle eut aussi recours aux mouvements les plus durs et les plus froids de son

âme.  C'était vrai qu'en elle tout durcissait.Jusqu'alors, il lui restait la souffrance. Ellesouffrait pour ouvrir les yeux, pour recevoirles plus douces paroles : seule manière, pourelle, d'être émue et jamais il n'y avait eu plus

de sensibilité que dans ce regard qui achetait le seul plaisir de voir par des déchirements cruels. Mais, à présent, elle ne  souf-frait presque plus; son corps atteignait l'idéald'égoïsme qui est l'idéal de tout corps : il

était le plus dur au moment de devenir le plus faible, corps qui ne criait pas sous lescoups,  n'empruntait rien au monde, se faisait, au prix de la beauté, l'égal d'une statue.

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Cette dureté pesa terriblement sur Anne; elleressentit comme un vide immense l'absenceen elle de tout sentiment, et l'angoisse l'étrei-

gnit. Alors, sous la forme de cette passionprimordiale, n'ayant plus qu'une âme silencieuse et morne, ayant un cœur vide et mort,elle offrit son absence d'amitié comme l'amitié la plus vraie et la plus pure; elle accepta,

dans cette région obscure où personne nel'atteignait, de répondre à l'affection banaledes siens par ce doute suprême sur son être,par la conscience désespérée de n'être plusrien,  par son angoisse; elle fit le sacrifice,

sacrifice plein d'étrangeté, de sa certituded'exister pour donner un sens à ce néantd'amour qu'elle était devenue. Et ainsi, aufond d'elle déjà scellée, déjà morte, se formala passion la plus profonde. A ceux qui pleu

raient sur elle, froide et inconsciente, ellerendait au centuple ce qu'ils lui avaient donné,en leur consacrant le pressentiment de samort, sa mort, le sentiment pur, jamais pluspur, de son existence dans le pressentiment

torturé de son inexistence. Elle tirait d'ellenon pas les faibles émotions, la tristesse, leregret, qui étaient le lot de ceux qui l'entouraient, accidents insignifiants qui ne risquaient

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pas de les changer, mais la seule passion capable de menacer son être même, celle qu'iln'est pas permis d'aliéner et qui continuerait

à brûler quand toutes les lumières seraientéteintes. Pour la première fois, elle élevait àleur signification véritable les mots se donner :elle donnait Anne, elle donnait beaucoup plusque la vie d'Anne, elle donnait, don ultime,

la mort d'Anne; elle se séparait de son sentiment terriblement fort d'être Anne, terriblement angoissé d'être Anne menacée demourir, et le transformait dans le sentimentbeaucoup plus angoissant encore de n'être

plus Anne, mais sa mère, sa mère menacéede mourir, le monde tout entier sur le pointd'être anéanti. Jamais dans ce corps, idéal demarbre, monstre d'égoïsme, qui justementfaisait de son inconscience le symbole de sa

conscience aliénée en dernier gage d'amitié,il n'y avait eu plus de tendresse et jamais dansce pauvre être réduit à moins que la mort,dépouillé de son trésor le plus intime, samort, contraint de mourir non pas person

nellement, mais par l'intermédiaire de tousles autres, il n'y avait eu plus d'être, plus deperfection d'être. Ainsi, elle avait réussi : soncorps était bien le plus fort, le plus heureux;

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cette existence, si indigente et si restreintequ'elle ne pouvait même plus recevoir soncontraire, la non-existence, c'était bien ce

qu'elle cherchait. C'était bien ce qui lui permettait d'être égale jusqu'au bout à tous lesautres, pleinement en forme pour disparaître,vigueur extrême pour le dernier combat. Durant les instants qui suivirent, une étrange

cité s'éleva autour d'Anne. Elle ne ressemblaitpas à une ville. Il n'y avait là ni maison, nipalais, ni construction d'aucune sorte; c'étaitplutôt une immense mer, bien que les eauxen fussent invisibles et le rivage évanoui.

Dans cette ville, établie loin de toutes choses,triste et dernier rêve égaré au milieu desténèbres, tandis que le jour baissait, ques'élevaient doucement les sanglots, dans lesperspectives d'un étrange horizon, comme

quelque chose qui ne pouvait pas se représenter, non plus être humain, mais seulement être, merveilleusement être, parmi leséphémères et les soleils déclinants, avec lesatomes agonisants, les espèces condamnées,

les maladies blessées, Anne remontait le coursdes eaux où se débattaient d'obscurs germes.Où elle parvint, elle n'eut, hélas! nul moyende le savoir, mais alors que se confondaient

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dans une morne et vague inconscience leséchos prolongés de cette énorme nuit, cherchant et gémissant par une plainte qui res

semblait à la tragique destruction de quelquechose de non-vivant, des entités vides s'éveillèrent et, comme des monstres changeantincessamment leur absence de forme contred'autres absences de forme et domptant le

silence par de terribles réminiscences de silence, ils sortirent dans une mystérieuse agonie.  Ce qu'étaient ces formes, êtres, entitésfunestes, cela ne saurait être dit, car, pournous,  au sein du jour quelque chose peut-il

apparaître qui ne serait pas le jour, quelquechose qui dans une atmosphère de lumière etde limpidité représenterait le frisson d'effroid'où le jour est sorti? Mais eux, insidieusement, se firent reconnaître, au seuil de l'irré

médiable, comme les lois obscures appelées àdisparaître avec Anne. Que résulta-t-il decette révélation? On eût dit que tout étaitdétruit, mais que tout aussi recommençait. Letemps, sortant de ses lacs, la fit rouler dans

un passé immense et, quoiqu'elle ne pût toutà fait quitter l'espace où elle respirait encore,l'attira jusqu'à d'insondables vallées où lemonde semblait revenu au moment de sa

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création. La vie d'Anne — et ce mot mêmerésonnait dans ce milieu où il n'y avait pasde vie comme un défi — participa au premier

rayon jeté de toute éternité au milieu desnotions indolentes. Les forces vivifiantes labaignèrent, comme si elles avaient trouvébrusquement, dans son sein voué à la mort, lesens en vain cherché du mot vivifiant. Le

caprice, qui échafaudait l'infinité de ses combinaisons pour conjurer le vide, la saisit, et sielle ne perdit pas alors toute existence, sonmalaise fut pire, son changement plus grandque si, réellement, dans son tranquille état

humain, elle avait abandonné la vie, car iln'y eut pas d'absurdités auxquelles elle échappât et elle devint, pendant l'intervalle d'untemps simulé par la fusion de l'éternité etde l'idée de néant, tous les monstres dans

lesquels la création s'essayait vainement. Toutà coup — et jamais rien ne fut plus brusque— les échecs du hasard prirent fin, et ce quine pouvait d'aucune façon être attendu reçutd'une main mystérieuse sa réussite. Moment

incroyable où elle réapparut sous sa propreforme, mais instant maudit, car cette combinaison unique, entrevue dans un éclair, sedissipa dans un éclair, et les lois inébranlables

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que nul naufrage n'avait encore pu submergerfurent brisées, cédant le pas à un capriceillimité. Événement si grave que personne

auprès d'elle ne l'aperçut et, bien que l'atmosphère fût lourde et bizarrement altérée, personne ne sentit ce qu'il avait d'étrange. Lemédecin se pencha et crut qu'elle mouraitselon les lois de la mort, ne voyant pas qu'elle

était déjà parvenue à l'instant où en elle leslois mouraient. Elle eut un mouvement imperceptible, personne ne comprit qu'elle se débattait dans l'instant où la mort, détruisanttout, pouvait aussi détruire la possibilité de

l'anéantissement. Seule, elle vit approcher lemoment du miracle et elle ne reçut aucuneaide. O sottise de ceux qui sont déchirés parla douleur. Personne ne songea, auprès decelle qui était beaucoup moins que mourante,

qui était morte, à multiplier les gestes absurdes, à se mettre, en se libérant de touteconvenance, dans les conditions de la créationpremière. Personne ne rechercha les êtres faux,les hypocrites, les êtres équivoques, tous ceux

qui bafouent l'idée de raison. Personne nedit dans le silence : « Hâtons-nous et, avantqu'elle ne soit froide, précipitons-la dans l'inconnu. Faisons sur elle l'obscurité pour laisser

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la loi s'abandonner déloyalement à l'impossible. Et nous aussi, écartons-nous, perdonstout espoir : l'espoir même doit être oublié. »

Anne maintenant ouvrait les yeux. Il n'yavait plus en effet d'espoir. Ce moment desuprême distraction, ce piège où ceux qui ontdéjà presque vaincu la mort, tombent, enregardant, suprême retour d'Eurydice, une

dernière fois vers ce qui se voit, Anne aussivenait d'y tomber. Elle ouvrait les yeux sansla moindre curiosité, avec la lassitude dequelqu'un qui sait parfaitement à l'avancetout ce qui va s'offrir à sa vue. Voilà en effet

sa chambre, en effet voilà sa mère, son amieLouise, voilà Thomas. Mon Dieu, c'était biencela. Tous ceux qu'elle aimait étaient là. Ilfallait absolument que sa mort eût l'air d'unadieu solennel, que chacun reçût sa pression

de main, son sourire. Et il est vrai qu'elle leurpressait la main, qu'elle leur souriait, qu'elleles aimait. Elle respirait doucement. Elle avaitle visage tourné vers eux comme si elle eûtvoulu les voir jusqu'au dernier moment. Tout

ce qu'il fallait faire, elle le faisait. Commechaque mourant, elle s'en allait en observantles rites, en pardonnant à ses ennemis, enaimant ses amis, sans avouer, secret que per-

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sonne ne livre, que tout cela était déjà insignifiant. Déjà elle n'avait plus d'importance.Elle les regardait d'un regard toujours plus

modeste, d'un regard simple qui pour euxhumains était un regard vide. Elle leur serrait la main toujours plus doucement, d'uneétreinte qui ne laissait aucune trace, étreinte pour eux insensible. Elle ne parlait pas. Il

fallait que ces derniers instants fussent sanssouvenir. Il fallait que son visage, ses épaulesdevinssent invisibles, comme il convient àquelque chose qui s'évanouit. Sa mère gémissait : «Anne, me reconnais-tu? Réponds-

moi, serre-moi la main. » Anne entendait cettevoix : à quoi bon, sa mère n'était plus qu'unêtre insignifiant. Elle entendait aussi Thomas; justement, elle savait maintenant ce qu'il fallait dire à Thomas, elle connaissait exacte

ment les mots que toute sa vie elle avaitcherchés pour l'atteindre. Mais elle se taisait,elle pensait : à quoi bon — ce mot aussi étaitle mot qu'elle cherchait —, Thomas est insignifiant. Dormons.

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XI

Lorsque Anne fut morte, Thomas ne quittapas la chambre et il parut profondémentaffligé. Cette douleur, à tous ceux qui étaientlà,  causa un grand malaise et ils eurent lepressentiment que ce qu'il se disait à cet

instant préparait un drame dont la penséeles consterna. Tristement, ils se retirèrent etil resta seul. Ce qu'il se dit, on pourraitcroire que cela ne pouvait d'aucune manièrese laisser lire, mais il prit soin de parler comme

si ses pensées avaient eu une chance d'êtreentendues et il laissa de côté la vérité étrangeà laquelle il semblait enchaîné.

« Je me doutais, dit-il, qu'Anne avait prémédité sa mort. Elle était ce soir paisible

et noble. Sans cette coquetterie qui fait dissimuler aux morts leur véritable état, sanscette dernière lâcheté qui leur fait attendrede mourir de la main du médecin, elle s'est

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en un instant donné entièrement la mort. Jeme suis approché de ce cadavre parfait. Lesyeux s'étaient fermés. La bouche ne souriait

pas. Il n'y avait sur le visage aucun reflet dela vie. Corps sans consolation, elle n'entendaitpas la voix qui demandait : « Est-ce possible? »,et personne ne songeait à dire d'elle ce qu'ondit des morts sans courage, ce que le Christ

a dit, pour l'humilier, de la jeune fille quin'était pas digne du sépulcre : elle dort. Ellene dormait pas. Elle n'était pas changée nonplus.  Elle s'était arrêtée au point où elle neressemblait qu'à elle-même et où son visage,

n'ayant que l'expression d'Anne, troublait lesregards. Je lui pris la main. Je posai meslèvres sur son front. Je la traitais comme unevivante et, parce qu'elle était la seule morteayant encore un visage et une main, mes

gestes ne semblaient pas insensés. Avait-elledonc l'apparence de la vie? Hélas! tout cequi l'empêchait d'être distinguée d'une personne réelle, c'est ce qui vérifiait son anéantissement. Elle était toute en soi : dans la mort,

surabondante de vie. Elle avait l'air pluspesante, plus maîtresse d'elle-même. NulleAnne ne manquait pour le cadavre d'Anne.Toutes avaient été indispensables pour la

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ramener à rien. La jalouse, la pensive, laviolente n'avaient servi qu'une fois, à la fairetout à fait morte. Dans sa fin, elle semblait

avoir besoin de plus d'être pour être anéantieque pour être et, morte justement de cesurcroît qui lui permettait de se montrer toutentière, elle donnait à la mort toute la réalitéet toute l'existence qui formaient la preuve

de son propre néant. Non pas impalpable nidissoute dans les ombres, elle s'imposait auxsens toujours davantage. A mesure que samort devenait plus réelle, elle grandissait, ellegrossissait, elle creusait dans sa couche un

 profond tombeau. Elle attirait, elle si effacée,tous les regards. Nous qui demeurions auprèsd'elle, nous nous sentions comprimés par cetêtre de grand format. Nous étouffions, privésd'air.  Ce que seuls les porteurs de cercueil

 peuvent savoir, que les morts doublent de poids,  que ce sont les plus grands, les plusforts de tous les êtres, chacun le découvraitavec angoisse. Chacun portait sa part de cemort évident. Sa mère, la voyant si semblable

à une vivante, souleva naïvement sa tête etelle ne put supporter l'énorme surcharge, preuve de la destruction de sa fille. Ensuite, je demeurai seul auprès d'elle. Elle était

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assurément morte pour cet instant où Tonpouvait croire qu'elle l'emportait sur moi. Carmourir, telle avait été sa ruse pour donner

au néant un corps. Au moment où tout sedétruisait, elle avait créé le plus difficile etnon pas tiré quelque chose de rien, acte sansportée, mais donné à rien, sous sa forme derien, la forme de quelque chose. L'acte de ne

pas voir avait maintenant son œil intégral. Lesilence, le vrai silence, celui qui n'est pas faitde paroles tues, de pensées possibles, avaitune voix. Son visage, d'instant en instantplus beau, édifiait son absence. Aucune partie

d'elle-même qui fût encore le soutien d'uneréalité quelconque. C'est alors, son histoireet l'histoire de sa mort s'étant évanouiesensemble et plus personne n'étant au mondepour nommer Anne, qu'elle atteignit le mo

ment d'immortalité du néant où ce qui a cesséd'être entre dans un rêve sans pensée. C'étaitvraiment la nuit. Je fus environné d'astres.La totalité des choses m'enveloppa et je mepréparai à l'agonie par la conscience exaltéede ne pouvoir mourir. Mais, à cet instant, cequ'elle seule jusqu'ici avait entrevu apparutmanifeste à tous : je leur révélai, en moi,l'étrangeté de leur condition et la honte d'une

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existence interminable. Assurément, je pouvais mourir, mais la mort perfidement brillaitpour moi comme la mort de la mort, de sorte

que, devenant l'homme éternel qui prend laplace du moribond, cet homme sans crime,sans raison de mourir qu'est tout homme quimeurt, je mourais, mort si étranger à la mort,que je passais mon instant suprême dans un

temps où il n'était déjà plus possible de mouriret que je vivais cependant toutes les heures dema vie à l'heure où je ne pouvais plus lesvivre. Qui, plus que moi, fut chassé de ladernière minute pleine d'espoir, à ce point

privé de la dernière consolation que le souvenir offre aux désespérés, à ceux qui ont justement oublié le bonheur et se jettent duhaut de la vie pour s'en rappeler les joies? Etcependant, j'étais vraiment un mort, j'étais

même le seul mort possible, j'étais le seulhomme qui ne donnât pas l'impression demourir par hasard. Toute ma force, le sentiment que j'avais d'être, en prenant de la ciguë,non pas Socrate mourant, mais Socrate s'aug-

mentant de Platon, cette certitude de ne pouvoir disparaître qu'ont seuls les êtres frappésd'une maladie mortelle, cette sérénité devantl'échafaud qui donne aux condamnés leur

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vraie grâce, faisait de chaque instant de ma vieTinstant où j'allais quitter la vie. Tout monêtre parut se confondre avec la mort. Aussi

naturellement que les hommes croient vivre,acceptant comme un mouvement inévitablela succession du souffle et le retour du sang,

 je cessai de vivre. Je tirai ma mort de monexistence même et non de l'absence de l'exis

tence. Je montrais un mort qui ne se bornait pas à l'apparence d'un être diminué, et cemort, tout plein de passions, mais insensible,demandant sa pensée à un manque de penséeet cependant écartant avec soin ce qu'il aurait

 pu y avoir de vide, de négation, dans la vie pour ne pas faire de sa mort une métaphore,une image encore affaiblie de la mort habituelle, figurait au plus haut point le paradoxeet l'impossibilité de la mort. Qu'est-ce donc

qui me distinguait des vivants? Justementcela que ni nuit, ni perte de connaissance, niindifférence ne m'appelaient hors de la vie.Et qu'est-ce qui me distinguait des morts sice n'est un acte personnel dans lequel à tout

instant, en dehors des apparences qui généralement suffisent, il me fallait trouver le senset l'explication définitive de ma mort? Onn'en voulut rien croire, mais ma mort était la

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même chose que la mort. En face des hommesqui ne savent que mourir, qui vivent jusqu'aubout, vivants touchés, léger accident, par le

terme de leur vie, je n'avais que la mortcomme indice anthropométrique. C'est mêmece qui a rendu mon destin inexplicable. Sousle nom de Thomas, dans cet état choisi oùl'on pouvait me nommer et me décrire, j'avais

l'aspect d'un vivant quelconque, mais comme je n'étais réel que sous le nom de mort, jelaissai transparaître, sang mêlé à mon sang,l'esprit funeste des ombres, et le miroir dechacun de mes jours refléta les images confon

dues de la mort et de la vie. Ainsi mon sortstupéfia les foules. Ce Thomas me força àparaître, tout en étant vivant, non pas mêmele mort éternel que j'étais et sur lequel personne ne pouvait poser les regards, mais un

mort ordinaire, corps sans vie, sensibilitéinsensible, pensée sans pensée. Au plus hautpoint de la contrariété, je fus ce mort illégitime. Représenté en mes sentiments par undouble pour qui chaque sentiment signifiait

autant d'absurdité que pour un mort, j'atteignis, au comble de la passion, le comble del'étrangeté et je parus ravi à la conditionhumaine pour l'avoir accomplie vraiment.

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Étant, dans chaque acte humain, le mort quià la fois le rend possible et impossible et,si je marchais, si je pensais, celui dont la

complète absence permet seule le pas et lapensée, en face des bêtes, êtres qui ne portentpas en eux leur double mort, je perdis madernière raison d'être. Il y eut entre nous untragique intervalle. Je cessai, homme sans

aucune parcelle d'animalité, avec ma voix quine chantait plus, qui ne parlait même pluscomme celle de l'oiseau parleur, de pouvoirm'exprimer. Je pensais, en dehors de touteimage et de toute pensée, dans un acte qui

consistait à être impensable. A tout instant, j'étais cet homme purement humain, individusuprême en unique exemplaire, contre lequel,au moment de mourir, chacun s'échange etqui meurt seul à la place de tous. Avec moi,

l'espèce mourut chaque fois complètement.Alors que, si l'on avait laissé ces êtres composites que sont les hommes mourir à leurguise, on les aurait vus survivre misérablement en tronçons partagés entre les divers

genres, reconstitués dans un mélange d'insecte, d'arbre et de terre, je disparaissais sanslaisser de trace et je remplissais mon officede mort unique à la perfection. Je fus donc

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le seul cadavre de l'humanité. Contrairementà ceux qui disent que l'humanité ne meurtpas,  je fis la preuve en chaque circonstance

que l'humanité seule peut mourir. J'apparusdans chacun de ces pauvres moribonds, silaids, à l'instant plein de beauté où, renonçantà toutes leurs attaches avec les autres espèces,ils deviennent, ne renonçant pas seulement au

monde, mais au chacal, au lierre, ils deviennentuniquement des hommes. Ces scènes brillentencore en moi comme des fêtes superbes. Jem'approchais d'eux et leur anxiété grandissait.Ces misérables, qui devenaient des hommes,

éprouvaient à se sentir hommes le mêmeeffroi qu'Isaac sur le bûcher à devenir bélier.Aucun  d'eux  ne reconnaissait ma présence,et pourtant il y avait, au plus intime d'eux-mêmes et comme un idéal funeste, un vide

dont ils subissaient la tentation, qu'ils ressentaient comme xme personne  d'une  réalité sicomplète et si importante qu'il leur fallait lapréférer à toute autre, même au prix de leurexistence. Alors s'ouvraient les portes de l'ago

nie et ils se précipitaient dans leur erreur.Ils se diminuaient, s'efforçaient de se réduireà rien pour correspondre à ce modèle de néantqu'ils prenaient pour le modèle de la vie. Ils

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n'aimaient que la vie et ils luttaient contreelle. Ils périssaient par un goût si vif de vivreque la vie leur semblait cette mort dont ils

 pressentaient l'approche, qu'ils croyaient fuiren se jetant à sa rencontre et qu'ils reconnaissaient au seul instant dernier, quand, la voixleur disant : « Il est trop tard », déjà je prenaisleur place. Que se passait-il alors? Lorsque

la garde qui s'était détournée revenait, ellevoyait quelqu'un qui ne ressemblait à personne, un étranger sans visage et le contraired'un être. Et l'amie la plus aimante, le meilleurfils, devant cette forme étrangère, voyaient

leurs sens s'altérer et, à ce qu'ils aimaientle plus, jetaient un regard d'horreur, unregard froid, méconnaissable, comme si lamort n'avait pas atteint leur ami, mais leurssentiments, et c'étaient eux maintenant, eux

vivants, qui changeaient si profondément qu'onaurait pu appeler cela une mort. Même entreeux, les relations s'altéraient.  S'ils  se heurtaient, c'est en frémissant, croyant éprouverun contact inconnu. Chacun, à l'égard de

l'autre dans une solitude, dans une intimitécomplètes, chacun devenait pour l'autre le seulmort et le seul survivant. Et quand celui qui pleurait, celui qui était pleuré en venaient à

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se confondre, ne faisaient plus qu'un, alorséclatait le désespoir, ce moment le plus étrangedu deuil, lorsque, dans la chambre mortuaire,

les proches s'ajoutent celui dont ils sontdiminués, se sentent de la même substance,aussi respectables que lui et même se considèrent comme le mort authentique, seul dignede s'imposer à la tristesse commune. Et tout,

alors, leur paraît simple. Ils rendent au défunt,après l'avoir effleuré comme une réalité scandaleuse, sa nature familière. Ils disent : « Je n'ai

 jamais mieux compris mon pauvre mari, mon pauvre père. » Ils s'imaginent le comprendre,

non seulement tel qu'il était vivant, maiscomme mort, ayant de lui la même connaissance qu'un arbre vigoureux a de la branchequ'on a coupée par la sève qui coule encore.Puis,  à la longue, les vivants s'assimilent

complètement les disparus. Penser les mortsen se pensant devient la formule de l'apaisement. On les voit rentrer triomphalementdans l'existence. Les cimetières se vident.L'absence sépulcrale redevient invisible. Les

étranges contradictions s'évanouissent. C'estdans un monde harmonieux que chacun continue de vivre, immortel jusqu'à la fin.

«  La certitude de mourir, la certitude de

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ne pas mourir, voilà donc ce qui est resté,pour la foule, de la réalité de la mort. Maisceux qui m'ont  contemplé ont senti que la

mort pouvait aussi s'associer à l'existence etformer cette parole décisive : la mort existe.Ils ont pris l'habitude de dire de l'existencetout ce qu'ils pouvaient dire de la mort pourmoi et, au lieu de murmurer : « Je suis, je ne

suis pas », de mêler les termes dans une mêmeet heureuse combinaison, de dire : « Je suis,n'étant pas » et également : « Je ne suis pas,étant », sans qu'il y eût là la moindre tentativepour rapprocher des mots contraires en les

usant l'un contre l'autre comme des pierres.C'est  en appelant sur elle des voix qui affirmaient tour à tour avec une égale passion :il est pour toujours, il n'est pas pour jamais,que mon existence, à leurs yeux, prit un carac

tère fatal. Il sembla que je marchais commodément sur les abîmes et que, tout entier, nonpas mi-fantôme mi-homme, je pénétrais dansmon parfait néant. Espèce de ventriloqueintégral, partout où je criais, c'est  là où je

n'étais pas et où même j'étais en toutesparties égal au silence. Ma parole, commefaite de vibrations trop hautes, dévora d'abordle silence, puis la parole. Je parlais, j'étais du

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même coup immédiatement placé au cœur del'intrigue. Je me jetais dans le pur incendiequi me consumait en même temps qu'il me

rendait visible. Je devenais transparent à monpropre regard. Voyez les hommes : le videpur somme leur œil de se dire aveugle, et unperpétuel alibi entre la nuit du dehors et lanuit du dedans leur permet toute la vie l'illu

sion du jour. Pour moi, c'est cette illusion quipar un coup inexplicable sembla être sortiede moi-même. Je me trouvai avec deux visagescollés l'un contre l'autre. Je ne cessai detoucher à deux rivages. D'une main montrant

que j'étais bien là, de l'autre, que dis-je? sansl'autre, avec ce corps qui, superposé à moncorps réel, tenait entièrement à une négationdu corps, je me donnais la contestation laplus certaine. Ayant deux yeux dont l'un

d'une  extrême acuité de vision,  c'est  aveccelui qui n'était œil que par son refus de voirque je voyais tout ce qui était visible. Et ainsipour tous mes organes. J'eus de moi unepartie immergée, et c'est à cette partie perdue

dans un constant naufrage que je dus madirection, ma figure et ma nécessité. Je trouvaima preuve dans ce mouvement vers l'inexistant où, au lieu de se dégrader, la preuve que

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 j'existais  se renforçait jusqu'à l'évidence. Jefis un suprême effort pour me tenir en deçàde moi-même, le plus près possible du lieu

des germes. Or, loin d'arriver, homme fait,adolescent, protoplasme, à l'état de possible, je m'acheminai vers quelque chose d'accompliet j'entrevis, dans ces bas-fonds, la figureétrange de celui que  j'étais réellement et qui

n'avait rien de commun avec un homme déjàmort ou un homme encore à naître : compagnon admirable avec lequel je souhaitais detoutes mes forces de me confondre, maisséparé de moi, sans nul chemin pour me

conduire à lui. Comment l'atteindre? Me tuer,absurde stratagème. Entre ce cadavre, le mêmequ'un vivant mais sans vie, et cet innommable, le même qu'un mort mais sans mort,

 je ne voyais aucun lien de parenté. Nul poison

 pour m'unir à ce qui ne pouvait supporterde nom, ni être désigné par le contraire deson contraire, ni conçu comme une relationà quoi que ce fût. La mort était une métamorphose grossière auprès de la nullité indis

cernable que j'accolais cependant au nom deThomas. Était-ce, alors, une chimère, cetteénigme, œuvre d'un mot malignement formé pour détruire tous les mots? Mais si  j'avan-

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çais en moi-même, me hâtant dans un grandlabeur vers mon exact midi, j'éprouvais,comme une tragique certitude, au centre de

Thomas vivant, la proximité inaccessible dece Thomas néant, et plus Pombre de mapensée diminuait, plus je me concevais, danscette clarté sans défaut, comme l'hôte possible et plein de désirs de cet obscur Thomas.

Dans la plénitude de ma réalité, je croyaistoucher l'irréel. O ma conscience, il n'étaitpas question de t'imputer sous forme derêverie, d'évanouissement, de lacune, ce quin'ayant pu être assimilé à la mort aurait dû

passer pour chose pire, ta propre mort. Quedis-je? Je le sentais lié, ce néant, à ton extrêmeexistence comme une condition irrécusable.Je sentais qu'entre lui et toi se nouaient d'indéniables raisons. Tous les accouplements lo

giques étaient incapables d'exprimer cetteunion où, sans donc ni parce que, à la foiscomme cause et comme fils, vous vous retrouviez inconciliables et indissolubles. Était-ceton contraire? Non, je l'ai dit. Mais il sem

blait que si, faussant un peu la jonction desmots,  j'avais cherché le contraire de toncontraire, j'aurais abouti, ayant perdu mon juste chemin et, sans revenir sur mes pas, pro-

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gressant admirablement de toi conscience, quies à la fois existence et vie, à toi inconscience,qui es à la fois réalité et mort, j'aurais abouti,

lancé alors dans un terrible inconnu, à uneimage de mon énigme qui eût été à la foisnéant et existence. Et, avec ces deux mots,

 j'aurais pu détruire sans cesse ce que signifiait l'un par ce que signifiait l'autre et ce

qu'ils signifiaient tous deux, et j'aurais détruiten même temps, par leur contrariété, ce qu'ily avait de contraire entre ces contraires et

 j'aurais fini, les malaxant sans fin pour fondrece qui ne pouvait se toucher, par resurgir au

plus proche de moi-même, Harpagon qui soudain trouve son voleur et se saisit par le bras.C'est alors qu'au sein d'une grotte profondela folie du penseur taciturne m'apparut, etdes mots inintelligibles résonnèrent à mes

oreilles, tandis que j'écrivais sur le mur cesdouces paroles : « Je pense, donc je ne suispas. » Ces mots me procurèrent une visiondélicieuse. Au milieu  d'une  immense campagne, une loupe flamboyante recevait les

rayons dispersés du soleil et, par ces feux, elleprenait conscience d'elle-même comme d'unmoi monstrueux, non pas aux points où elleles recevait, mais au point où elle les projetait

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et les unissait en un faisceau unique. A cefoyer, centre d'une terrible ardeur, elle étaitmerveilleusement active, elle éclairait, elle brû

lait, elle dévorait; l'univers entier se faisaitflamme au point où elle le touchait; elle ne lequittait que détruit. Cependant, je m'aperçusque ce miroir était comme un animal vivantconsumé par ses propres feux. La terre qu'il

embrasait était son corps entier réduit enpoudre et, de cette flamme qui ne cessait pas,il tirait, dans un torrent de soufre et d'or, laconséquence qu'incessamment il était anéanti.Il se mit alors à parler, et sa voix sembla sortir

du fond de mon cœur. Je pense, dit-il, jeréunis tout ce qui est lumière sans chaleur,rayons sans éclat, produits non raffinés, je lesbrasse et les conjugue et, dans une premièreabsence de moi-même, je me découvre au

sein de la plus vive intensité comme une unitéparfaite. Je pense, dit-il, je suis sujet et objetd'une  irradiation toute-puissante; soleil quiemploie toute son énergie aussi bien à se fairenuit qu'à se faire soleil. Je pense : là où la

pensée s'ajoute à moi, moi, je puis me soustraire de l'être, sans diminution, ni changement, par une métamorphose qui me conserveà moi-même en dehors de tout repaire où me

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saisir. C'est  la propriété de ma pensée, nonpas de m'assurer de l'existence, comme touteschoses, comme la pierre, mais de m'assurer

de l'être dans le néant même et de me convierà n'être pas pour me faire sentir alors monadmirable absence. Je pense, dit Thomas, etce Thomas invisible, inexprimable, inexistantque je devins, fit que désormais je ne fus

 jamais là où j'étais, et il n'y eut même en celarien de mystérieux. Mon existence devint toutentière celle d'un absent qui, à chaque acteque j'accomplissais, produisait le même acteen ne l'accomplissant pas. Je marchais, comp

tant mes pas, et ma vie était alors celle d'unhomme strictement muré dans le béton, quin'avait pas de jambes, qui n'avait même pasl'idée du mouvement. Sous le soleil s'avançaitle seul homme que le soleil n'éclairât pas, et

cette lumière qui se dérobait à elle-même, cettechaleur torride qui n'était pas de la chaleur,était pourtant issue d'un vrai soleil. Je regardai devant moi : une jeune fille était assise surun banc, je m'approchai, m'assis auprès d'elle.

Il n'y avait entre nous qu'un faible intervalle.Même quand elle détournait la tête, ellem'apercevait tout entier. Elle me voyait parmes yeux qu'elle échangeait contre les siens,

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par mon visage qui à peu de chose près étaitson visage, par ma tête qui prit facilementplace sur ses épaules. Déjà, elle m'épousait.

En un seul regard, elle se fondit en moi et,dans cette intimité, découvrit mon absence.Je la sentis oppressée, tremblante. Je devinaisa main prête à s'approcher de moi pour metoucher, mais la seule main qu'elle eût désiré

prendre était insaisissable. Je compris qu'ellecherchait passionnément la cause de sontrouble, et quand elle vit qu'il n'y avait rienen moi d'anormal, l'épouvante la saisit. J'étaispareil à elle. Mon étrangeté avait pour cause

tout ce qui faisait que je ne lui paraissais pasétranger. Elle trouvait avec horreur dans toutce qu'elle avait d'ordinaire la source de toutce que j'avais d'extraordinaire. J'étais sontragique sosie. Si elle se levait, elle savait, en

me voyant me lever, que c'était un mouvement impossible, mais elle savait aussi quec'était pour elle un mouvement très simple,et son effroi était à son comble parce qu'iln'y avait aucune différence entre nous. Je

portai la main à mon front, il faisait chaud, je lissai mes cheveux. Elle me regarda avecune grande pitié. Elle avait pitié de cethomme sans tête, sans bras, complètement

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absent de Pété et qui au prix d'efforts inimaginables essuyait sa sueur. Puis, elle me regardaencore et le vertige la prit. Car qu'y avait-il

d'insensé dans mon geste? C'était quelquechose d'absurde que rien n'expliquait, rienne montrait, dont l'absurdité se détruisait,absurde d'être absurde, en tout pareil à unechose raisonnable. J'offrais à cette jeune fille

l'expérience de quelque chose d'absurde, etc'était une terrible épreuve. J'étais absurde,non pas à cause du pied de chèvre qui melaissait marcher d'un pas d'homme, mais àcause de mon anatomie régulière et de ma

musculature complète qui me permettaient unpas normal, un pas cependant absurde et,chaque fois qu'il était normal, de plus en plusabsurde. A mon tour alors, je la regardai : je lui apportais le seul vrai mystère, qui

consistait dans l'absence de mystère, qu'ellene pouvait donc que chercher éternellement.Tout était clair, tout était simple en moi :il n'y a pas de dessous dans la pure énigme.Je lui montrais un visage privé de secret,

indéchiffrable; en mon cœur elle lisait commeelle n'avait jamais lu dans un autre cœur; ellesavait pourquoi j'étais né, pourquoi j'étais là,et plus elle réduisait en moi la part d'in-

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connu, plus son malaise et son effroi augmentaient. Elle était forcée de me divulguer,elle me séparait de mes dernières ombres, avec

la crainte de me voir sans ombre. Elle poursuivait éperdument ce mystère; elle me détruisait insatiablement. Où étais-je pour elle?J'avais disparu et je la sentais qui se ramassaitpour se jeter dans mon absence comme dans

son miroir. Là était désormais son reflet, saforme exacte, là son abîme personnel. Elle sevoyait et se désirait, elle s'effaçait et se rejetait,elle doutait ineffablement d'elle-même, ellecédait à la tentation de s'atteindre là où elle

n'était pas. Je la vis qui succombait. Je posaima main sur ses genoux.« Je suis triste, le soir vient. Mais j'éprouve

aussi le contraire de la tristesse. Je suis à cemoment où il suffit d'éprouver un peu de

mélancolie pour ressentir la haine et la joie.Je me sens tendre, non seulement pour leshommes mais pour leurs passions. Je les aimeen aimant les sentiments par lesquels on eûtpu les aimer. Je leur apporte au second degré

le dévouement et la vie : pour nous séparer,il n'y a plus que ce qui nous aurait unis,l'amitié, l'amour. Au fond de moi, à la findu jour, se déposent d'étranges émotions qui

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me prennent pour objet. Je m'aime moi-mêmeavec l'esprit de détestation, je m'apaise avecla crainte, je goûte la vie dans le sentiment

qui m'en écarte. Toutes ces passions, pressées en moi, ne produisent que ce que je suiset l'univers entier épuise sa fureur pour mefaire vaguement sentir de moi, sentir quelqueêtre qui ne se sent pas. Maintenant le calme

descend avec la nuit. Je ne puis plus nommernul sentiment. L'état où je suis, si je l'appelais impassibilité, je pourrais aussi bien l'appeler feu. Ce que je sens, c'est la source dece qui est senti, l'origine qu'on croit insen

sible, c'est le mouvement indiscernable dela jouissance et de la répulsion. Et, il estvrai, je ne sens rien. Je touche à des régionsoù ce que l'on éprouve n'a aucun rapportavec ce qui est éprouvé. Je descends dans le

bloc dur du marbre avec la sensation deglisser à la mer. Je me noie dans l'airain muet.Partout la rigueur, le diamant, l'impitoyablefeu,  et pourtant la sensation est celle del'écume. Absence absolue de désir. Là nul

mouvement, nul fantôme de mouvement, riennon plus d'immobile. C'est à une telle pénurieque je reconnais toutes les passions dont onm'a retiré par un prodige insignifiant. Absent

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d'Anne, absent de mon amour   pour  Annedans la mesure où j'aimais Anne. Et absent,doublement, de moi, étant chaque fois porté

 par le désir au-delà du désir et détruisantmême ce Thomas inexistant où il me semblaitêtre vraiment. Absent de cette absence, jeme recule infiniment. Je perds tout contactavec l'horizon que je fuis. Je fuis ma fuite.

Où est le terme? Déjà le vide me semble lecomble de la plénitude : je l'entendais, jel'éprouvais, je l'épuisais. Maintenant, je suiscomme une bête épouvantée par son propre

 bond. Je tombe avec l'horreur de ma chute.

J'aspire vertigineusement à me rejeter demoi.  Est-ce la nuit? Suis-je revenu, autre,où j'étais? C'est à nouveau un moment su prême de calme. Silence, asile de transparence pour l'âme. Je suis épouvanté par cette paix.

J'éprouve de la douceur qui me contient untourment qui me consume. Si j'avais un corps, je porterais les mains à ma gorge. Je voudraissouffrir. Je voudrais me préparer une simplemort dans une agonie où je me déchirerais.

Quelle paix! Je suis ravagé de délices. Iln'est plus rien de moi qui ne s'ouvre à cevide futur comme à une jouissance affreuse. Nulle notion, nulle image, nul sentiment ne

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me soutiennent. Alors que tout à l'heure jene sentais rien, éprouvant seulement chaquesentiment comme une grande absence, c'est

maintenant dans l'absence complète de sentiments que j'éprouve le sentiment le plusfort. Je tire mon effroi de l'effroi que je n'aipas. Effroi, épouvante, la métamorphose passetoute pensée. Je suis aux prises avec un sen

timent qui me révèle que je ne puis l'éprouver et c'est à ce moment que je l'éprouveavec une force qui en fait un inexprimabletourment. Et cela n'est rien, car je pourraisle ressentir autre qu'il n'est, effroi ressenti

comme jouissance. Mais l'horreur est qu'enlui s'ouvre la conscience qu'aucun sentimentn'est possible, comme du reste nulle penséeet nulle conscience. Et l'horreur pire est qu'enl'appréhendant, loin de le dissiper comme un

fantôme qu'on touche, je l'accrois au-delàde toute mesure. Je l'éprouve comme nel'éprouvant pas et comme n'éprouvant rien,n'étant rien, et cette absurdité est sa monstrueuse substance. Quelque chose de totale

ment absurde me sert de raison. Je me sensmort — non; je me sens, vivant, infinimentplus mort que mort. Je découvre mon êtredans l'abîme vertigineux où il n'est pas, ab-

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sence, absence où il se loge ainsi qu'un dieu. Jene suis pas et je dure; un futur inexorables'étend infiniment pour cet être supprimé. L'es

poir se retourne en effroi contre le temps quil'entraîne. Tous les sentiments rejaillissenthors d'eux-mêmes et convergent, détruits,abolis, vers ce sentiment qui me pétrit, mefait et me défait et me fait affreusement sentir,

dans une totale absence de sentiment, maréalité sous la forme du néant. Sentiment qu'ilfaut bien nommer et que j'appelle l'angoisse.Voilà donc la nuit. L'obscurité ne cacheaucune chose. Mon premier discernement est

que cette nuit n'est pas l'absence provisoirede la clarté. Loin d'être un lieu possibled'images, elle se compose de tout ce qui nese voit pas et ne s'entend pas et, en l'écoutant,même un homme saurait que, s'il n'était pas

homme, il n'entendrait rien. A la vraie nuitmanquent donc l'inouï, l'invisible, tout cequi peut rendre la nuit habitable. Elle ne selaisse rien attribuer d'autre qu'elle, elle estimpénétrable. Je me trouve vraiment dans

l'au-delà, si l'au-delà, c'est ce qui n'admetpas d'au-delà. Cette nuit m'apporte, avec lesentiment que toutes les choses se sont évanouies, le sentiment que toute chose m'est

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immédiate. Elle est la relation suprême quise suffit; elle me conduit éternellement à soi,et une course obscure de l'identique à l'iden

tique m'apprend le désir d'un admirable progrès. Dans cette répétition absolue du mêmenaît le vrai mouvement qui ne peut aboutirau repos. Je me sens dirigé par la nuit versla nuit. Une sorte d'être, fait avec tout ce qui

est exclu par l'être, s'offre comme but à mesdémarches. Ce qui ne se voit pas, ne secomprend pas, n'est pas, forme tout auprèsde moi le niveau d'une autre nuit, pourtantla même, à laquelle j'aspire indiciblement,

quoique déjà confondu avec elle. A ma portéeest un monde — je l'appelle monde, comme,mort, j'appellerais la terre néant. Je l'appellemonde, parce qu'il n'y a pas d'autre mondepossible pour moi. Je crois, comme lorsqu'on

s'avance vers un objet, que je le rends plusproche, mais c'est lui qui me comprend. Lui,invisible et hors de l'être, me perçoit et mesoutient dans l'être. Lui-même, chimère in

 justifiable si je n'étais pas là, je le discerne,

non dans la vision que j'ai de lui, mais dansla vision et la connaissance qu'il a de moi.Je suis vu. Je me destine sous ce regard àune passivité qui, au lieu de me réduire, me

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rend réel. Je ne cherche ni à le distinguer,ni à l'atteindre, ni à le supposer. Parfait négligent, je lui garde, par ma distraction, le

caractère d'inaccessible qui lui convient. Messens, mon imagination, mon esprit sont mortsdu côté où il me regarde. Je le saisis commela seule nécessité, lui qui n'est même pas unehypothèse; comme ma seule résistance, moi

qui m'anéantis. Je suis vu. Poreux, identiqueà la nuit qui ne se voit, je suis vu. Aussiimperceptible que lui, je le sais qui me voit.Il est même l'ultime possibilité que j'aie d'êtrevu alors que je n'existe plus. Il est ce regard

qui continue à me voir dans mon absence.Il est l'œil que ma disparition, à mesurequ'elle devient plus complète, exige de plusen plus pour me perpétuer comme objet devision. Dans la nuit nous sommes insépa

rables. Notre intimité est cette nuit même.Entre nous, toute distance est supprimée, maispour que nous ne puissions pas nous rapprocher. Il m'est ami, amitié qui nous divise.Il m'est uni, union qui nous distingue. Il est

moi-même, moi qui n'existe pas pour moi.Je n'ai, en cet instant, d'existence que pourlui qui n'existe pas pour moi. Mon être nesubsiste que sous un point de vue suprême

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qui est justement incompatible avec mon point de vue. La perspective dans laquelle je m'évanouis à mes yeux, me restaure, image

complète, pour l'œil irréel auquel j'interdistoute image. Image complète par rapport àun monde sans image qui me figure dansl'absence de toute figure imaginable. Être d'unnon-être dont je suis l'infime négation qu'il

suscite comme sa profonde harmonie. Dansla nuit deviendrais-je l'univers? Je sens qu'enchaque partie de moi, invisible et inexistant, je suis suprêmement visible tout entier. Liémerveilleusement, j'offre en une image unique

l'expression du monde. Sans couleur, inscritdans nulle forme pensable, n'étant non plusle produit d'un puissant cerveau, je suis laseule image nécessaire. Sur la rétine de l'œilabsolu, je suis la petite image renversée de

toutes choses. Je lui donne, sous mon format, lavision personnelle non seulement de la mer,mais de l'écho de la colline qui retentit encoredu cri du premier homme. Là, tout est distinct, tout est confondu. Une unité parfaite,

au prisme que je suis, restitue la dissipationinfinie qui permet de tout voir sans rienvoir. Je renouvelle l'essai grossier de Noé.Je renferme dans mon absence le principe

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de totalité qui n'est réel et sensible quepour l'être absurde qui déborde la totalité,pour ce spectateur absurde qui me compulse,

m'aime et m'attire puissamment dans sonabsurdité. Dans la mesure où je comprendsen moi ce tout auquel j'offre, comme l'eau àNarcisse, le reflet où il se désire, je suisexclu du tout, et le tout lui-même en est

exclu et plus encore le prodigieux absent,absent de moi et de tout, absent aussi pourmoi, et pour qui cependant je travaille seulà cette absurdité qu'il accepte. Nous sommesfrappés tous trois, nombre déjà monstrueux

quand l'un des trois est tout, de la mêmeproscription logique. Nous sommes unis parl'échec mutuel où nous nous tenons, aveccette différence que c'est par rapport à moncontemplateur seul que je suis l'être dérai

sonnable, représentant le tout hors de soi,mais que c'est aussi par rapport à lui que jene puis être déraisonnable, s'il représentelui-même la raison de cette existence horsdu tout. Or, dans cette nuit, je m'avance,

portant le tout, vers ce qui excède infinimentle tout. Je progresse au-delà de la totalitéque j'embrasse cependant étroitement. Je vaisdans les marges de l'univers, marchant har-

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diment ailleurs qu'où je puis être et un peuextérieur à mes pas. Cette légère extravagance, déviation vers ce qui ne peut être, n'est

pas seulement mon propre mouvement meconduisant à une démence personnelle, maisle mouvement de la raison que j'entraîne avecmoi. Avec moi gravitent hors des lois les lois,hors du possible le possible. O nuit, main

tenant, rien ne me fera être, rien ne meséparera de toi. J'adhère admirablement à lasimplicité où tu m'invites. Je me penchesur toi, égal à toi, t'offrant un miroir pourton parfait néant, pour tes ténèbres qui ne

sont ni lumière ni absence de lumière, pource vide qui contemple. A tout ce que tu eset, pour notre langage, n'es pas, j'ajoute uneconscience. Je te fais éprouver comme unrapport ta suprême identité, je te nomme et

te définis. Tu deviens une passivité délicieuse.Tu atteins à une possession entière de toi-même dans l'abstention. Tu donnes à l'infinile sentiment glorieux de ses limites. O nuit, je te fais goûter ton extase. Je perçois en moi

la seconde nuit que t'apporte la consciencede ton aridité. Tu t'épanouis en restrictionsnouvelles. Tu te contemples par mon intermédiaire éternellement. Je suis avec toi,

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comme si tu étais mon œuvre. Mon œuvre...Quelle lumière étrange tombe sur moi? L'ef-fort pour me rejeter de toute chose créée

aurait-il abouti à faire de moi le suprêmecréateur? Contre l'être, ayant tendu toutesles forces, je me retrouve au cœur de lacréation. Moi-même, je me suis fait créateurcontre l'acte de créer. Me voici, ayant cons

cience de l'absolu comme d'un objet que jefais dans le temps même où je m'efforce dene pas me faire. Ce qui n'a jamais eu deprincipe m'admet à son éternel début, moiqui suis le refus opiniâtre de mon propre

commencement. Je suis bien l'origine de cequi est sans origine. Je crée ce qui ne peutêtre créé. Par une ambiguïté toute-puissante,Pincréé est pour lui et pour moi le mêmemot. Je lui suis l'image de ce qu'il serait,

s'il n'était pas. Comme il n'est pas possible qu'il soit, je suis par mon absurditésa souveraine raison. Je l'oblige à être. Onuit, je suis lui-même. Voilà qu'il m'aattiré dans le piège de sa création. C'est lui

maintenant qui me contraint d'être. C'estmoi, son éternel prisonnier. Il me crée poursoi seul. Il me fait, moi néant, semblable aunéant. Il me livre lâchement à la joie. »

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XII

Thomas s'avança dans la campagne et ilvit que le printemps commençait. Au loin,les mares étendaient leurs eaux troubles, leciel était resplendissant, la vie jeune et libre.

Quand le soleil monta sur l'horizon, les genres,les races et même les espèces futures, représentées par les individus sans espèce, peuplèrent la solitude dans un désordre plein desplendeur. Des libellules sans élytres qui n'au

raient dû voler que dans dix millions d'annéesessayèrent de prendre leur vol; des crapaudsaveugles se traînèrent dans la boue en cherchant à ouvrir leurs yeux capables de visionpour le futur seulement. D'autres, attirant le

regard dans la transparence du temps, obligeaient celui qui les regardait à devenir visionnaire par une prophétie suprême de l'œil.Lumière éclatante où, éclairés, imprégnés par

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le soleil, tous s'agitaient pour recevoir le refletde nouvelles flammes. L'idée de périr pressaitla chrysalide de devenir papillon, la mort pour

la chenille verte consistait à recevoir les ailessombres du sphinx, et il y avait dans leséphémères une conscience superbe de défiqui donnait l'impression enivrante que la viedurerait toujours. Le monde pouvait-il être

plus beau? A travers les champs s'étendaitl'idéal de la couleur. A travers le ciel transparent et vide s'étendait l'idéal de la lumière.Les arbres sans fruits, les fleurs sans fleursportaient au bout de leurs tiges la fraîcheur

et la jeunesse. A la place de la rose, il y avaitsur le rosier une fleur noire qui ne pouvaitêtre flétrie. Le printemps enveloppa Thomascomme une nuit étincelante et il se sentitdoucement appelé par cette nature qui débor

dait de félicité. Pour lui, un verger s'épanouit au sein de la terre, des oiseaux volèrentdans le néant et une mer immense s'étendità ses pieds. Il marchait. Était-ce l'éclat nouveau de la lumière? Il sembla que, par un

phénomène qu'on attendait depuis des siècles,la terre maintenant le vît. Les primevères selaissaient regarder par son regard qui ne voyaitpas. Le coucou commença le chant inouï .pour

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son oreille sourde. L'univers le contemplait.La pie à qui il donna l'éveil n'était déjà plusqu'un oiseau universel qui jetait un cri pour

le monde profané. Une pierre roulait, et elleglissait à travers une infinité de métamor phoses dont l'imité était celle du monde danssa splendeur. Au milieu de ces frémissements,la solitude éclata. On vit sur la profondeur du

ciel s'élever un visage rayonnant et jaloux dontles yeux absorbaient toutes les autres figures.Un son s'éleva, grave, harmonieux, qui résonnait à l'intérieur des cloches comme le sonque nul ne peut entendre. Thomas s'avançait.

Le grand malheur qui allait survenir apparaissait encore comme un événement doux ettranquille. Dans les vallées, sur les collines,son passage s'étendait comme un rêve sur laterre brillante. Il était étrange de passer au

milieu d'un printemps embaumé qui refusaitson parfum, de contempler des fleurs quiavec des couleurs éclatantes ne pouvaient êtreaperçues. Des oiseaux bariolés, choisis pourêtre le répertoire des nuances, s'élevaient,

offrant le vide du rouge et du noir. Desoiseaux ternes, désignés pour être le conservatoire de la musique sans notes, chantaientl'absence de chant. On vit encore quelques

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éphémères voler avec de vraies ailes, parcequ'ils allaient mourir, et ce fut tout, Thomasprit sa course et, soudain, le monde cessa

d'entendre le grand cri qui traversait lesabîmes. Une alouette, entendue de personne, jeta des sons aigus pour un soleil qu'elle nevoyait pas et elle quitta l'air et l'espace, netrouvant pas dans le néant la cime de sa

montée. Une rose qui fleurit à son passage,toucha Thomas de l'éclat de ses mille corolles.Un rossignol qui le suivait d'arbre en arbre,fit entendre son extraordinaire voix muette,chanteur muet pour soi et pour tous les

autres et chantant cependant le chant admirable. Thomas s'avançait vers la ville. Il n'yavait plus ni bruit ni silence. L'homme, submergé par les vagues qu'amoncelait l'absencede flot, parlait à son cheval dans un dialogue

à une voix. La ville qui se parlait dans unmonologue éclatant à mille voix, reposait dansles décombres d'images illuminées et transparentes. Où donc était la ville? Thomas, aucœur de l'agglomération, ne rencontra per

sonne. Les maisons énormes, avec leurs milliers d'habitants, étaient désertes, privées decet habitant primordial qui est l'architecteenfermé puissamment dans la pierre. Im-

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menses villes non édifiées. Les immeubless'entassaient les uns sur les autres. Des nœudsde monuments et d'édifices se formaient aux

carrefours. Jusqu'à l'horizon, on voyait s'élever lentement des rivages inaccessibles depierre, impasses qui aboutissaient à l'apparition cadavérique du soleil. Cette sombrecontemplation ne put durer. Des milliers

d'hommes, nomades dans leurs maisons, n'habitant plus nulle part, se répandirent jusqu'aux confins du monde. Ils se jetèrent, s'enfoncèrent dans le sol où, murés entre desbriques soigneusement cimentées par Thomas,

tandis que l'énorme masse des choses se brisaitsous un nuage de cendre, ils avançaient,entraînant sous leurs pas l'immensité de l'étendue. Mêlés à des ébauches de création, pendant un infime instant ils s'agrégeaient des

montagnes. Ils s'élevaient comme des astres,ravageant par leur cours fortuit l'arrangementuniversel. Avec leurs mains aveugles, ils touchaient, pour les détruire, les mondes invisibles. Des soleils qui ne brillaient plus, s'épa

nouissaient dans leurs orbites. La grande journée les embrassait en vain. Thomas avançait toujours. Comme un berger, il conduisaitle troupeau des constellations, la marée des

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hommes-étoiles vers la première nuit. Lamarche en était solennelle et noble, mais versquel but et sous quelle forme? Eux se croyaient

encore enfermés dans une âme dont ils voulaient franchir les limites. La mémoire leursemblait ce désert de glace que faisait fondreun admirable soleil et où ils ressaisissaient,par le souvenir sombre, froid, séparé du cœur

qui l'avait chéri, le monde où ils tentaient derevivre. Bien qu'ils n'eussent plus de corps,ils jouissaient d'avoir toutes les images représentant un corps, et leur esprit nourrissait lecortège sans fin de cadavres imaginaires. Mais

peu à peu l'oubli vint. La mémoire gigantesque où ils s'agitaient dans d'affreuses intrigues, se replia sur eux et les chassa decette cité où ils semblaient encore respirerfaiblement. Une seconde fois, ils perdirent

leur corps. Quelques-uns qui plongeaient fièrement le regard dans la mer, d'autres quigardaient avec acharnement leur nom, perdirent la mémoire de la parole, tandis qu'ilsrépétaient le mot vide de Thomas. Le souvenir

s'effaça et, devenus la fièvre maudite quiamusait vainement leur espoir, comme desprisonniers n'ayant pour s'évader que leurschaînes, ils cherchèrent à remonter jusqu'à la

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vie qu'ils ne pouvaient imaginer. On les vit bondir désespérément hors de leur enceinte,flotter, glisser sournoisement, mais alors qu'ils

croyaient déjà voler au triomphe, essayant decomposer avec l'absence de pensée une pensée plus forte qui dévorerait lois, théorèmes,sagesse, le gardien de l'impossible les saisit, etils s'abîmèrent dans le naufrage. Chute pro

longée, pesante : étaient-ils parvenus, commeils le rêvaient, aux confins de l'âme qu'ilscroyaient parcourir? Lentement ils sortirentde ce rêve et trouvèrent une solitude si grandeque,  les monstres avec lesquels on les avait

effrayés quand ils étaient hommes s'étantapprochés d'eux, ils les regardèrent avec indif-férence, ne virent rien et, se penchant sur lacrypte, demeurèrent là, dans une profondeinertie, à attendre mystérieusement que la

langue dont chaque prophète, au fond de sagorge, a senti la naissance, sortît de la meret leur poussât dans la bouche les motsimpossibles. Cette attente, vapeur funeste,exhalée goutte à goutte du sommet d'une

montagne, il semblait qu'elle ne pourrait avoirde fin. Mais, quand réellement du fond desténèbres s'éleva un cri prolongé qui étaitcomme la fin d'un rêve, tous reconnurent

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l'océan et ils aperçurent un regard dont l'immensité et la douceur éveillèrent en eux desdésirs qu'ils ne purent supporter. Pour un

instant redevenus des hommes, ils virent dansl'infini une image dont ils jouissaient et,cédant à une dernière tentation, ils se dénudèrent voluptueusement dans l'eau.

Thomas, aussi, regarda ce flot d'images

grossières, puis quand ce fut son tour, ils'y précipita, mais tristement, désespérément,comme si la honte eût commencé pour lui.

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