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Survivalistes, face à la fin du monde L’élection de Donald Trump et les tensions avec la Corée du Nord et la Russie font craindre un conflit imminent. Dans le monde, certains se préparent à la fin du monde. On les appelle « survivalistes ». F rance Lamontagne attache sur le dos de ses deux chiens, Z et Inu, de quoi transporter l’eau. Quatre litres qu’elle vient de récupérer directement à la source un peu plus bas. France se rend chez elle, à 800 mètres de là. Pour y accéder, elle doit traverser les bois en empruntant un chemin utilisé l’hiver par les skieurs. Perchée sur une petite col- line, sa maison se découvre au fil des pas dans la neige. « Voici ma cabane », sou- rit-elle. 13 m 2 de bois, sans eau courante ni électricité. À 61 ans, retraitée, elle vit ici, dans le secteur de Saint-Jérôme (Québec, Canada), et tente de satisfaire ses besoins un maximum en autonomie. Par sa démarche, France se voit comme une « survivaliste ». Elle s’est installée ici il y a cinq ans, peu de temps après le décès de sa mère. Celle-ci lui avait légué un terrain de 35 hectares. Elle y campe d’abord quelques jours du- rant l’été et s’imagine alors construire une cabane. Elle repère les lieux, coupe des arbres, et se projette. Elle rencontre un ébéniste à Montréal qui, durant l’été, l’aide à construire sa cabane. Elle renonce à l’arbre qu’elle voulait voir traverser le sol et le toit de sa cabane. « Depuis toute petite je rêvais de construire quelque chose, je dessinais, mais jamais ça n’avait abouti », confie-t-elle, sourire aux lèvres. Guerre, effondrement économique, catas- trophe nucléaire... Le survivalisme trouve naissance dans la peur. La peur d’une catastrophe, qu’elle soit locale (tempête de neige, perdu sans réseau, accident de voiture, inonda- tions, incendies, tempêtes, dégagements toxiques...) ou à un niveau plus large (guerre, effondrement de l’économie, problème nucléaire…). « Je pense que notre système économique s’effondrera d’ici 2025, ce qui entraînera des consé- quences comme des coupures d’électrici- té, d’eau, de gaz ou de ravitaillement dans les magasins », croit Piero San Giorgo. Cet Italien vivant aujourd’hui en Suisse, survivaliste, mentor pour certains, proche de l’extrême-droite francophone, a écrit plusieurs livres sur le sujet. « Si de telles conséquences étaient amenées à durer, alors il pourrait y avoir une irra- tionalité dans le comportement des gens, des tensions dans la société et pourquoi pas des guerres », complète-t-il. Comme France, de nombreux survi- valistes rêvent de quitter la ville pour la campagne et parfois même de se mettre en retrait de la société. Sur le groupe Facebook « Survivalistes franco- phones », ils sont près de 4000. La page Facebook « Survivaliste Québec » comp- tabilise elle plus de 7000 abonnés. Face aux conflits qui éclatent dans le monde, aux tensions naissantes avec la Russie, à la multiplication des essais nucléaires nord-coréens, le nombre de surviva- listes est en augmentation ces dernières années. « Leur nombre fluctue selon les crises », explique Bertrand Vidal, so- ciologue de l’imaginaire à Montpellier (France), spécialiste du sujet. Il précise : « On a vu tout un tas de survi- valistes anticiper le bug de l’an 2000. Puis il y en a eu d’autres après la crise finan- cière de 2008. À l’arrivée de la date du 21 décembre 2012, annoncée alors comme la date de la fin du monde, il y a là encore eu un bond phénoménal. » Cet intérêt montant pour le survivalisme s’illustre par le nombre toujours plus important de programmes télévisés dans lesquels il est question de survie. La fin du monde au plus proche France craint avant tout une guerre avec la Chine. Philippe, la trentaine, agent de sécurité sur une base militaire, bientôt garde du corps, redoute en plus des catastrophes naturelles une guerre nucléaire. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump, aux États-Unis, n’est pas sans les inquiéter. Six jours après son investiture, les chercheurs de l’Université de Chicago ont avancé d’un demi-tour la petite aiguille de l’Horloge de l’apoca- lypse (« doomsday clock »). Elle indique désormais 23h57m30s. Contextuali- sée au lendemain de la seconde Guerre mondiale, elle symbolise la situation globale sur terre. Minuit signifierait la fin du monde. Elle n’en a jamais été aus- si proche depuis 1953. Cette année-là, les Américains et les Russes montraient leurs muscles en testant tour à tour des engins nucléaires. France aimerait devenir entièrement autonome. Elle rêve d’être loin de tout, de la ville et des gens, y compris de ses enfants qui « ne s’intéressent pas à ce que je fais ici ». « Je veux perdre contact avec les gens pour qui je n’ai pas d’intérêt (ceux qui n’ont pas sa vision de la société, ndla). » Loin du confort : « Pour moi, plus c’est moins de confort. Plus j’ai d’affaires, plus je suis écoeurée. » Son seul luxe ? Sa voiture. Elle l’a achetée l’année dernière pour remplacer sa vieille voiture de 1999. « Celle-là, je l’ai prise pour cinq ans pour faire cinq voyages dont la traversée du Canada, explique-t-elle. Quand je l’uti-

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Page 1: Survivalistes, face à la fin du monde - Aubin Laratteaubinlaratte.com/wp-content/uploads/2017/05/sur.pdf · L’élection de Donald Trump et les tensions avec la Corée du Nord et

Survivalistes, faceà la fin du mondeL’élection de Donald Trump et les tensions avec la Corée du Nord et la Russie font craindre un conflit imminent. Dans le monde, certains se préparent à la fin du monde. On les appelle « survivalistes ».

France Lamontagne attache sur le dos de ses deux chiens, Z et Inu, de quoi transporter l’eau. Quatre litres

qu’elle vient de récupérer directement à la source un peu plus bas. France se rend chez elle, à 800 mètres de là. Pour y accéder, elle doit traverser les bois en empruntant un chemin utilisé l’hiver par les skieurs. Perchée sur une petite col-line, sa maison se découvre au fil des pas dans la neige. « Voici ma cabane », sou-rit-elle. 13 m2 de bois, sans eau courante ni électricité. À 61 ans, retraitée, elle vit ici, dans le secteur de Saint-Jérôme (Québec, Canada), et tente de satisfaire ses besoins un maximum en autonomie. Par sa démarche, France se voit comme une « survivaliste ». Elle s’est installée ici il y a cinq ans, peu de temps après le décès de sa mère. Celle-ci lui avait légué un terrain de 35 hectares. Elle y campe d’abord quelques jours du-rant l’été et s’imagine alors construire une cabane. Elle repère les lieux, coupe des arbres, et se projette. Elle rencontre un ébéniste à Montréal qui, durant l’été, l’aide à construire sa cabane. Elle renonce à l’arbre qu’elle voulait voir traverser le sol et le toit de sa cabane. « Depuis toute petite je rêvais de construire quelque chose, je dessinais, mais jamais ça n’avait abouti », confie-t-elle, sourire aux lèvres.

Guerre, effondrement économique, catas-trophe nucléaire...Le survivalisme trouve naissance dans la peur. La peur d’une catastrophe, qu’elle soit locale (tempête de neige, perdu sans réseau, accident de voiture, inonda-tions, incendies, tempêtes, dégagements toxiques...) ou à un niveau plus large

(guerre, effondrement de l’économie, problème nucléaire…). « Je pense que notre système économique s’effondrera d’ici 2025, ce qui entraînera des consé-quences comme des coupures d’électrici-té, d’eau, de gaz ou de ravitaillement dans les magasins », croit Piero San Giorgo. Cet Italien vivant aujourd’hui en Suisse, survivaliste, mentor pour certains, proche de l’extrême-droite francophone, a écrit plusieurs livres sur le sujet. « Si de telles conséquences étaient amenées à durer, alors il pourrait y avoir une irra-tionalité dans le comportement des gens, des tensions dans la société et pourquoi pas des guerres », complète-t-il.Comme France, de nombreux survi-valistes rêvent de quitter la ville pour la campagne et parfois même de se mettre en retrait de la société. Sur le groupe Facebook « Survivalistes franco-phones », ils sont près de 4000. La page Facebook « Survivaliste Québec » comp-tabilise elle plus de 7000 abonnés. Face aux conflits qui éclatent dans le monde, aux tensions naissantes avec la Russie, à la multiplication des essais nucléaires nord-coréens, le nombre de surviva-listes est en augmentation ces dernières années. « Leur nombre fluctue selon les crises », explique Bertrand Vidal, so-ciologue de l’imaginaire à Montpellier (France), spécialiste du sujet. Il précise : « On a vu tout un tas de survi-valistes anticiper le bug de l’an 2000. Puis il y en a eu d’autres après la crise finan-cière de 2008. À l’arrivée de la date du 21 décembre 2012, annoncée alors comme la date de la fin du monde, il y a là encore eu un bond phénoménal. » Cet intérêt montant pour le survivalisme s’illustre

par le nombre toujours plus important de programmes télévisés dans lesquels il est question de survie.

La fin du monde au plus procheFrance craint avant tout une guerre avec la Chine. Philippe, la trentaine, agent de sécurité sur une base militaire, bientôt garde du corps, redoute en plus des catastrophes naturelles une guerre nucléaire. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump, aux États-Unis, n’est pas sans les inquiéter. Six jours après son investiture, les chercheurs de l’Université de Chicago ont avancé d’un demi-tour la petite aiguille de l’Horloge de l’apoca-lypse (« doomsday clock »). Elle indique désormais 23h57m30s. Contextuali-sée au lendemain de la seconde Guerre mondiale, elle symbolise la situation globale sur terre. Minuit signifierait la fin du monde. Elle n’en a jamais été aus-si proche depuis 1953. Cette année-là, les Américains et les Russes montraient leurs muscles en testant tour à tour des engins nucléaires.France aimerait devenir entièrement autonome. Elle rêve d’être loin de tout, de la ville et des gens, y compris de ses enfants qui « ne s’intéressent pas à ce que je fais ici ». « Je veux perdre contact avec les gens pour qui je n’ai pas d’intérêt (ceux qui n’ont pas sa vision de la société, ndla). » Loin du confort : « Pour moi, plus c’est moins de confort. Plus j’ai d’affaires, plus je suis écoeurée. » Son seul luxe ? Sa voiture. Elle l’a achetée l’année dernière pour remplacer sa vieille voiture de 1999. « Celle-là, je l’ai prise pour cinq ans pour faire cinq voyages dont la traversée du Canada, explique-t-elle. Quand je l’uti-

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lise, j’en profite pour recharger les batte-ries de mon téléphone et de ma radio. »

L’autonomie, lubie du survivalisteDe sa terrasse, France montre du doigt les arbres qu’il faut abattre. « Il y a lui, lui et encore lui, sourit-elle. Je garde les hêtres car ce sont de beaux arbres pour les meubles ! » Si elle envisage d’abattre ces arbres, c’est qu’elle a encore plein de projets dans la tête pour augmenter son autonomie. Hors de question pour elle de s’arrêter à sa cabane : elle a planté plusieurs arbres fruitiers sur son terrain, travaille actuellement à la construction d’une serre, creusera le lit du ruisseau qui passe sur sa terre…Philippe ne vise, lui, pas à être autonome sur une longue durée. Il ne pourrait l’être que quelques jours. Les autorités canadiennes recommandent d’ailleurs à toute la population de préparer de quoi l’être pendant 72 heures en cas de catas-trophe naturelle. Après ce délai, la théo-rie veut que les secours prennent le relai. Si Philippe vit comme tout le monde, en apparence, la question de la survie est toujours présente dans sa tête. « C’est comme une routine », confie-t-il. Dans un magasin ? Il va regarder, en entrant, où sont les issues de secours et ce qu’il peut utiliser pour se battre. « C’est aus-si se tenir au courant de ce qui se passe dans le monde », expose Philippe.

Une pièce à quatre épaisseurs de bétonSi survenait demain une catastrophe, comme l’explosion d’une centrale nucléaire, alors il se rendrait immédia-tement chez lui, prendrait de quoi man-ger et plusieurs armes. Avec sa famille, il s’abriterait ensuite dans une pièce « pré-parée à ça » qui s’apparente à un bunker. Il la décrit : « Il y a quatre épaisseurs de bé-ton de plus que la normale dans les murs. Ce n’est pas une pièce que tu prépares à l’avance, mais tout doit être clair dans ta tête. » Cette pièce a été coulée à l’époque de la guerre froide lorsque la menace nucléaire était à son plus haut niveau.Le sociologue Bertrand Vidal distingue

deux types de survivalistes. « Les premiers sont des survivalistes dont l’idéologie et la pensée descendent du libertarianisme. Ils ont commencé à émerger pendant la guerre froide. C’est l’idée de devoir quit-ter la ville pour survivre et pour survivre à une catastrophe de grande ampleur, ex-plique-t-il. En quelque sorte, selon cette idéologie, il faut renouer avec l’idéal du pionnier du far-west. Ceux-là se méfient de la civilisation, et cherchent même parfois à précipiter sa fin. Ceux-là sont généralement d’extrême-droite. » Piero San Giorgo est l’un d’eux. Comme de nombreux autres, il encourage les gens à s’armer (« dans le cadre de la loi, bien sûr », précise-t-il) pour se défendre.

Tout le monde peut le devenirPlus récents, moins extravagants, avec da-vantage les pieds sur terre : les preppers. « On retrouve moins l’idéologie de droite ou du libertarien, explique le sociologue Bertrand Vidal. Ce sont généralement des individus qui se préparent à des petites catastrophes comme une coupure de courant de plusieurs jours ou un acci-dent de la route. Ils ne cherchent pas l’au-tonomie. Ils vont davantage mobiliser leurs amis, leur famille ou leur quartier. Tout le monde peut devenir prepper. » Au quotidien : c’est avoir sur soi une trousse de secours, un couteau, une corde… Tout ce qui pourrait être utile. Ils sont davantage dans une optique de rési-lience que de survie à proprement dit. « Il y a des universitaires, des employés de mairie… Il y a vraiment de tout, ajoute le sociologue qui a pu rencontrer plusieurs survivalistes lors de ses recherches. J’ai même déjà croisé un trader ! »Même s’il n’est pas un spécialiste du sujet, le psychologue Bernard Rivière se permet de tracer un profil psycholo-gique de ces personnes. « Je crois qu’il s’agit de personnes fragilisées par des attachements insécures et désorganisés à

l’enfance, qui projettent leur angoisse sur un objet extérieur (ici la fin du monde, ndla) pour pouvoir mieux contenir leur anxiété, explique-t-il. Ceci les amène dans toute sortes de rituels de survie: achats irrationnels, ventes d’actions, déménagement etc. surtout au moment fatidique. »

La Corée du Nord, point sensibleUn point commun chez les deux caté-gories ? Le besoin de s’informer. Selon Bertrand Vidal, ils s’informent généra-lement plus que la moyenne. « Ils ima-ginent le pire pour y être prêts et, pour ça, ils doivent être au courant de ce qui se passe », explique-t-il. Sur les groupes Facebook, où ils se rassemblent, ils par-tagent des articles concernant l’actualité provenant des quatre coins du monde, notamment des points chauds comme la Corée du Nord ou la Russie. « La Corée du Nord tire trois missiles dans les eaux du Japon », poste un certain Paul après les tests nord-coréens. Un peu plus tard, une autre survivaliste poste un autre article, exagéré par rapport à la réalité : « Danger, contamination de l’Europe : Fuite radioactive critique dans une cen-trale nucléaire norvégienne ». Le com-plotisme n’est pas étranger à ces groupes.Catastrophe imminente ou non, France, elle, est prête. Elle envisage bien terminer ses jours dans sa cabane. « Je pense que mes enfants, un jour, me pousseront à al-ler en maison de retraite, mais jamais je n’accepterai, explique-t-elle. Si on vient essayer de me chercher de force, alors je ne me laisserais pas faire. » Elle pense quelques fois à acheter une arme. Pendant ce temps, des troupes américaines se dé-placent en direction de la Corée du Nord. Officiellement, le but est de sécuriser la zone. Donald Trump, président de la première puissance mondiale, s’est dit déterminé à résoudre le « problème ».

AUBIN LARATTE

France Lamontagne a dessiné elle-même sa cabane avant de la bâtir dans les bois.

France vit au quotidien dans un 13m2.