stratÉgies et pouvoirs de la forme brÈve

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STRATÉGIES ET POUVOIRS DE LA FORME BRÈVE SOUS LA DIRECTION DE ÉLISABETH GAVOILLE ET PHILIPPE CHARDIN ÉDITIONS KIMÉ 2, impasse des Peintres PARIS II e Stratégies_Mise en page 1 09/05/17 10:04 Page5

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STRATÉGIES ET POUVOIRS DE LA FORME BRÈVE

SOUS LA DIRECTION

DE ÉLISABETH GAVOILLE

ET PHILIPPE CHARDIN

ÉDITIONS KIMÉ2, impasse des Peintres

PARIS IIe

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L’USAGE DES FORMES BRÈVES

DANS LA DIRECTION SPIRITUELLE CHEZ SÉNÈQUE

Élisabeth GavoilleUniversité FrançoisRabelais de Tours

« Interactions culturelles et discursives » (EA 6297)

On doit compte de sa vie aux autres, de sa mort à soi seul.(Sénèque, Lettre 70, 12)

Si le « texte court » concerne un rapport à l’espace, au support – un textequi occupe peu de place, de petite taille ou modeste dimension –, la « formebrève » qui peut aussi bien s’insérer dans un texte long implique essentiellement un rapport au temps (vivacité de l’expression, fulgurance de la compréhension)1. C’est ce rapport au temps que je voudrais étudier ici à proposdes énoncés brefs qu’on trouve dans les Lettres à Lucilius de Sénèque. Cevaste ensemble de lettres que le stoïcien romain, depuis sa rupture avecl’empereur Néron en 62 jusqu’à sa mort en 65, adresse à un ami plus jeuneconstitue une œuvre de direction spirituelle, en même temps qu’une sortede « compagnonnage » sur la voie de la sagesse, parce que Sénèque ne seprésente pas véritablement comme maître ou guide, mais comme luimêmeen progrès, et parce que l’écriture représente un exercice philosophique pourl’auteur luimême2.

Rappelons que la philosophie ancienne ne se conçoit pas seulementcomme réflexion spéculative, mais aussi comme « manière de vivre », exercice de vie, entraînement à cet « art de vivre » qui définit proprement la perfection de la sagesse. Tout art prend du temps, s’inscrit dans la durée desprogrès, du perfectionnement – et celuilà peut bien investir toute la vie, occuper chaque instant de l’existence, puisqu’il consiste à apprendre à vivre

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et à mourir. Quelle ressource la formule brève offretelle pour « gagner dutemps » dans cette formation de l’âme? Dans quelle mesure participetellede ces « exercices spirituels » mis en évidence dans la philosophie antiquepar les travaux de Pierre Hadot3 ? Et comment éduquetelle celui qui est encheminement vers la sagesse, dans son rapport au temps luimême?

Les exercices spirituels de la philosophie antique, qui visent à la guérisonde l’âme malade des « passions » (ambition, cupidité, crainte, chagrin, regret…), reposent sur le temps long de la thérapie, sur la continuité d’unedurée vécue activement et patiemment en tant que temps du progrès – étude,méditation, examen de conscience, attention quotidienne à ses propres actions et réactions. Mais ils se nourrissent et se soutiennent souvent d’énoncésbrefs : sentences de poètes et apophtegmes de philosophes, formules doctrinales et préceptes, images exemplaires de vertu, définitions lapidaires.

On ne s’intéressera ici que brièvement à l’usage des maximes chez Sénèque, qui a déjà été beaucoup commenté. On a notamment insisté sur l’exploitation systématique de citations d’Épicure, pour servir de conclusion àpresque chacune des vingtneuf premières Lettres à Lucilius4. Par exemple :« C’est un riche fonds que la pauvreté réglée sur la loi de la nature » (Lettre4, 10 et 27, 9), ou bien ce propos adressé par le maître du Jardin à un compagnon d’études philosophiques : « Ceci n’est pas pour la foule, mais pourtoi. Nous constituons l’un pour l’autre un auditoire suffisant » (7, 11), ouencore : « Il nous faut choisir un homme de bien et l’avoir devant nos yeux,de manière à vivre comme sous son regard et à agir comme s’il nous voyait »(11, 9). De tels emprunts correspondent à la phase de « séduction » protreptique, à l’égard d’un destinataire qui incline à l’épicurisme, pour mieux accompagner sa conversion à la philosophie stoïcienne. « J’aime, déclareSénèque, à passer dans le camp adverse, non comme transfuge, mais commeéclaireur » (soleo… in aliena castra transire, non tamquam transfuga, sedtamquam explorator, Lettre 2, 5). Cependant on trouve des citations d’autresprovenances, qu’elles soient philosophiques (Démocrite5, les stoïciens Hécaton de Rhodes6 et Athénodore de Tarse7), ou poétiques (comédies de Pomponius8, Énéide de Virgile9). Puis, dans la Lettre 33, une étape est franchie :Sénèque annonce qu’il cessera désormais de recourir systématiquement àdes sentences, même tirées de textes stoïciens, car cette doctrine forme untout continu, et il met en garde contre la tentation des compilations : il invite

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au contraire à s’appuyer sur sa capacité de réflexion personnelle et, au lieude se retourner toujours vers un maître, de construire son propre savoir enassimilant les notions de façon originale et vivante (33, 8). Mais, il est vrai,admetil, que pour les novices comme pour les enfants, les formules brèveset séparées se fixent mieux dans l’esprit (§ 67). Et même dans la deuxièmepartie des Lettres, qui privilégie les longs exposés, Sénèque reviendra encoresur l’efficacité morale de la formule (Lettre 94, 2729 et 4247, et Lettre108, 10) : adage ou citation, enclose dans le vers ou resserrée en sentence,elle frappe d’autant mieux et produit une « action directe » sur la sensibilité,comme l’étincelle sur un feu mais elle a aussi une vertu à plus long termepuisque sa brièveté même facilite la mémorisation – à l’image d’une fécondation des germes que la nature a semés en nous.

À la maxime on peut rattacher la chrie (du grec chreia), bref récit venudes exercices rhétoriques et de la tradition cynique, qui attribue une actionremarquable ou une réplique cinglante à un personnage célèbre, et qui offreune illustration efficace à la prédication morale10. Ainsi dans la Lettre 9 cemot du philosophe Stilpon de Mégare (fin du IVe s. avant notre ère) qui, lorsde la prise de sa ville par le général macédonien Démétrios Poliorcète, avaitperdu sa femme et ses enfants mais, au milieu du pillage, des flammes etdes décombres, continuait à déclarer qu’il portait ses biens en luimême :« Tous mes biens sont avec moi » (9, 18)11. Ou, au début de la Lettre 10,cette réplique de Cratès le Cynique à un jeune présomptueux qui, perdu dansses pensées, prétendait s’entretenir avec luimême: « Prends garde, ditil,tu t’entretiens avec un méchant homme » (10, 1).

Il y a aussi bien sûr les nombreuses formules propres à Sénèque, caractéristiques d’un style coupé et discontinu au point d’évoquer, selon le motde l’empereur Caligula, « du sable sans mortier » (arena sine calce)12. Formules interrogatives, injonctives ou gnomiques rompent le texte pour donner à réfléchir et imposent une lecture active, avec arrêts méditatifs etreprises analytiques. Ainsi cette exhortation qui ouvre énergiquement latoute première lettre, en jouant sur la métaphore juridique : Vindica te tibi,« Revendique ton droit de propriété sur toimême » – reprendre en mainson âme, c’est d’abord reprendre possession du temps, notre bien le plus intime et la formule a valeur programmatique aussi pour l’œuvre épistolaireellemême en tant qu’exercice de vie, entraînement à la sagesse, car composer ces lettres pour Sénèque comme les lire pour Lucilius, c’est se réap

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proprier le temps en vue du progrès moral. Ou bien, dans la fameuse Lettre56 sur le bruit, qui constitue par ellemême un entraînement à la concentration, un exercice de « bonne pensée13 », cette question pénétrante : « À quoibon le silence de la région entière, si les passions grondent » intérieurement?(56, 5). Ou encore cette image frappante de la raison ou sagesse hypostasiéeen « artiste de la vie », qui surgit dans la Lettre 90 en face du progrès matériel : « Elle n’est pas, disje, l’artisane (opifex) des instruments qui répondent aux nécessités. Pourquoi lui assignestu un rôle si mesquin ? Tu asdevant toi l’artiste de la vie (artifex uitae) » (90, 27).

Un autre type de forme brève est représenté par les formulations décisiveset synthétiques qui résument des éléments essentiels de doctrine et peuventtout au long de la formation philosophique et même de l’exercice éthiqueservir de référence à la réflexion, de point d’appui à l’action. Ainsi, Sénèqueau début de ses Lettres rappelle cette exigence essentielle qui définit la finde l’action humaine selon les stoïciens : « Notre but, n’estce pas, est devivre conformément à la nature (secundum naturam uiuere) » (Lettre 5, 4).Or la conformité avec la nature universelle, comme avec la nature humaine,repose sur la raison, qui est au fondement du bien, car la raison est ce quidistingue l’homme des autres êtres vivants et le rapproche du Dieu. Plusloin, mimant l’entretien vivant entre disciple et maître, il procède par questions et réponses, qui se graveront plus aisément dans la mémoire de sondestinataire :

Le bien n’existe pas sans la raison, or la raison suit la nature. « Qu’estcedonc que la raison? » L’imitation de la nature. « Quel est le bien suprêmede l’homme? » Se diriger d’après la volonté de la nature. (Lettre 66, 39)

De tels énoncés, propres à être répétés pour s’imprimer dans l’esprit,permettront un développement plus approfondi dans des lettres ultérieures,au cours d’exposés doxographiques et d’analyses théoriques d’amples proportions : si le bien de chaque être est l’accomplissement de sa fonction propre, alors pour l’homme ce ne peut être que la raison, qui incline versl’honestum, la beauté morale : porter la raison à sa perfection, c’est atteindrela fin de sa propre nature dans la vertu (Lettres 76 et 121).

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Autre illustration, le renversement stoïcien selon lequel « est pauvre nonpas qui a peu, mais qui désire plus » (Lettre 2, 6), répété plus loin (62, 3 et108, 11) : la pauvreté essentielle est celle de l’âme attachée aux biens matériels (cf. Cicéron, Paradoxes des stoïciens, 51 : « ne pas être cupide, voilàla richesse »). Et le paradoxe typique de cette école, « la vertu ne connaîtpas de degrés » (non intenditur uirtus), est invoqué à deux reprises (Lettres71, 16 et 92, 24) pour rappeler que la vertu est d’emblée totale, égale et parfaite dans toutes ses parties, invariable et immuable, et qu’elle ne s’augmente pas de la durée14. Au verbe intendi (être tendu, d’où s’étendre, prendrede l’extension ou de l’intensité, croître)15 fait écho le terme tenor (tension/intensité) dans la Lettre 76, 19 : sola permanet tenoris sui, « seule [la vertu]ne change pas d’intensité ». Il y a là l’image d’une tension musculaire, maisaussi peutêtre une métaphore musicale, la tension de la corde représentantcette tension de l’âme (en grec tónos), centrale dans la philosophie stoïcienne, qui assure la continuité de la volonté, l’accord intérieur de la raisonet l’harmonie dans la conduite de toute la vie16.

Voici encore un exemple, lorsque Sénèque définit le passé comme untemps qui glisse dans le domaine impersonnel et extérieur à notre action,qui a l’inexistence de la mort : « Nous faisons l’erreur de voir la mort devantnous : elle est en grande partie déjà passée. Tout ce que nous laissons derrièrenous de notre existence, c’est la mort qui le tient » (Quicquid aetatis retroest, mors tenet, Lettre 1, 2) « Jusqu’à hier tout le temps qui est passé apéri » (24, 20) « Tout ce qui a été avant nous appartient à la mort » (54, 5) « De ton temps tu ne perds rien : car ce que tu laisses n’est plus rien pourtoi » (69, 6 – formule finale de la lettre). Ces énoncés frappants constituentautant de variations conformes à la définition que donnait Chrysippe, l’undes premiers maîtres du Portique, du présent comme temps qui « existe »vraiment, alors que passé et futur « subsistent » seulement17 : cela signifieque ceuxci ne peuvent être appréhendés que par la pensée, tandis que leprésent est saisi par la sensation actuelle du sujetagent. Passé et futur sontdes aliena tempora, des temps qui ne nous appartiennent pas18, tandis quela seule réalité est le présent où inscrire notre action morale.

Un dernier exemple de formule doctrinale peut être fourni par ce rappelsur le double aspect de la philosophie, qui lie indissolublement théorie etpratique (Lettre 95, 10) : philosophia et contemplatiua est et actiua spectatsimul agitque, « la philosophie est à la fois contemplative et active elle est

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spéculation et en même temps action19. » C’est dire qu’elle développe lesfacultés de l’homme en parfaite conformité avec sa nature, pour lui faire atteindre la plénitude de son être, et qu’elle est bien un « art », au sens d’unensemble de connaissances qui trouvent leur accomplissement dans un exercice conjoint et dont la cohérence s’éprouve dans l’expérience concrète20.

Un troisième type de forme brève est constitué par les préceptes, qui doiventoffrir le pendant pratique de la spéculation théorique, en indiquant des règlesd’action particulières. Au début du livre VII de son dialogue Des bienfaits,Sénèque reprend à son compte les propos du philosophe cynique Démétrius,selon lequel il suffit, pour vivre philosophiquement, d’avoir quelques préceptes de sagesse sous la main (pauca pracepta… in promptu ou ad manum)car, ditil, le bon lutteur n’est pas celui qui connaît à fond toutes les figureset toutes les prises, mais celui qui s’est entraîné efficacement à quelquesunes d’entre elles et en guette attentivement l’emploi : ne chercher la richesse qu’en son âme, ne pas craindre les hommes, ni Dieu, ni la mort, vouerson cœur à la vertu, regarder le monde comme la maison commune, se comporter comme si l’on était sous les yeux de tous, avoir le respect de soimême – et le reste n’est que spéculations pour amuser l’esprit sans lefortifier. Voilà donc les principes, conclut Sénèque, qu’il faut « tenir à deuxmains » lorsqu’on est en progrès vers la sagesse (utraque manu tenere, VII,2, 1).

À l’autre extrême, selon une autre forme de rigorisme, le stoïcien hétérodoxe Ariston de Chios, au IIIe s. avant notre ère, proclamait l’inutilité despréceptes et réduisait l’éthique à sa partie dogmatique : si l’on connaît lesprincipes, la conduite doit s’ensuivre, jugeaitil. Dans les Lettres 94 et 95,Sénèque discute de cette question et affirme, dans l’enseignement philosophique, la nécessaire complémentarité de la dogmatique ou contenu doctrinal (decreta qui correspond au grec dogmata, cf. Lettre 95, 10 et 60) et dela « préceptique » ou ensemble d’instructions pratiques (praeceptiua pars,praceptio) : les principes généraux ne suffisent pas pour asseoir la sagesse,et inversement les préceptes exigent, pour appliquer les règles aux circonstances particulières, la compréhension des principes de l’action morale. Lespréceptes sont des formules prescriptives qui concernent des situations prévues, en tenant compte des personnes, des lieux et des moments : ils indiquent par exemple au mari la conduite à tenir avec son épouse, au père la

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façon d’élever ses enfants et au maître celle de commander aux esclaves,ou encore le comportement qui convient au célibataire ou à la femme (Lettre94, § 1 à 15).

Les préceptes sont utiles au « progressant », en marche vers la sagesse21,pour renforcer son jugement sur le bien et le mal, pour guider sa réflexionet son action22, en l’habituant à se diriger luimême – comme, ces modèlesd’écriture auxquels se conforment les enfants (la comparaison est explicite :praescripto ou ad praescriptum, « d’après un modèle d’écriture » dit Sénèque, Lettre 94, § 9 et 51)23. Et même s’ils expriment des évidences, ilsont fonction d’aidemémoire, valeur de rappel : « Le conseil n’a pas pourbut d’instruire, mais d’attirer l’attention, de tenir en éveil, de soutenir la mémoire et d’empêcher qu’elle ne s’évanouisse » (94, 25). Ces vérités pratiques et concrètes s’adressent directement au cœur et produisentnaturellement leur effet (94, 28) elles entretiennent et développent la vigueur de l’esprit en fortifiant la conviction et en corrigeant les tendancesmauvaises (94, 30).

Un quatrième type de forme brève, dans ces exercices spirituels proposésau progressant, est représenté par les exemples de belles actions et de vievertueuse qui, par rapport aux préceptes, offrent l’avantage d’un raccourcisaisissant24. « La voie des préceptes est longue, celle des exemples courteet efficace », écritil au début du recueil (longum iter est per praecepta,breue et efficax per exempla, Lettre 6, 5). L’exemple fait immédiatementautorité, il exerce une puissance d’attraction plus forte. Ces modèles de comportement sont choisis parmi des héros de l’histoire romaine et des maîtresde la philosophie grecque, et généralement réduits chez Sénèque à des formulations schématiques, voire stéréotypiques : Socrate en prison et prenantle poison, Mucius Scaevola tenant sa main sur le brasier sous les yeux duroi étrusque Porsenna, le supplice de Régulus à Carthage, l’exil de RutiliusRufus (qui, accusé à tort de concussion, avait refusé tout artifice rhétoriquepour se défendre), Caton d’Utique méprisant les huées et les crachats de lafoule, ou bien tirant l’épée de son suicide puis, après sa première tentativearrêtée par ses amis, élargissant la plaie faite à son ventre25. Là aussi, il s’agitde donner une impulsion à la méditation, de suggérer une vision frappantequi sera prolongée par la réflexion et suivie d’imitation dans l’actionconcrète. Souvent se trouvent soulignés le caractère très visuel des exempla

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et la position de spectateur dans laquelle est placé le destinataire, à l’aidedes impératifs uide et aspice, « vois, regarde (un tel) » ou de substantifs désignant l’image à contempler, species et imago26. Car ces exemples doiventconstituer précisément des images simples à valeur mnémotechnique, quel’exercice spirituel consistera à redévelopper (la méditation des beaux exemples du passé est ici comparable à la rumination de la maxime27). Et ils ontaussi le pouvoir d’un schéma d’action, d’une « image agissante » puisque,selon la théorie stoïcienne de la représentation (phantasia en grec, uisumou species en latin), celleci a la capacité, en suscitant un élan (impetus) quirequiert l’assentiment de la raison, de déclencher un acte cohérent : ainsi,l’image présentée par l’exemple, en mobilisant rapidement la sensibilité etl’imagination, peut se transformer en manière d’être et d’agir28. L’exempleforme comme un tableau qui condense une leçon philosophique, à contempler en esprit et à incorporer à sa conduite, à traduire en actes.

Parmi les exercices spirituels enfin, Pierre Hadot s’est particulièrement intéressé à « l’exercice de définition », qui consiste à définir le plus objectivement les choses, à les réduire à une description physique, pour sedéprendre de leurs prestiges29. On songe aux formules de Marc Aurèle, l’empereur stoïcien qui composa des « pensées pour luimême » : tel mets raffiné, c’est le cadavre d’un poisson, d’un oiseau ou d’un porc tel vin fameux,du jus de raisin la robe de pourpre (symbole vestimentaire du pouvoir àRome), des poils de brebis teintés du sang d’un coquillage écrasé (lemurex) l’accouplement n’est qu’un frottement du ventre provoquant la giclure d’une glaire accompagnée d’un spasme (Pensées, VI, 13) on retientaussi cette caractérisation, dont la brièveté même s’accorde avec le référent :« Le temps de la vie humaine : un instant » (ibid., II, 17)30.

Avant Marc Aurèle, Sénèque pratique cette même méthode de définitionréductrice ou de reformulation correctrice. Ainsi, il écrit dans la Lettre 31 :« Qu’estce qu’un chevalier romain, qu’estce qu’un affranchi, qu’estcequ’un esclave? Des noms issus de l’orgueil ou de l’injustice » (31, 11). Ils’agit bien de dépouiller les mots de leur capacité de fascination ou de dissimulation en décelant des principes faux (vanité sociale, iniquité du sort)et, sans plus être dupes des représentations que les noms véhiculent, detransformer radicalement notre regard sur la réalité : ne pas faire de différence entre les choses qui ne dépendent pas de nous, leur dénier quelque

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importance, de toute façon illusoire. La pourpre n’est qu’un mot, qui nourritdes représentations fausses, vaine ambition ou crainte imaginaire. La Lettre76 assimile les dignitaires de la cour impériale à des personnages de théâtre,drapés dans les oripeaux du pouvoir :

De tous ces hommes que tu vois habillés de pourpre, pas un n’est heureux,pas plus que ceux à qui leurs rôles dans une pièce attribuent le sceptre etla chlamyde : quand ils se sont bien pavanés devant le public, dressés surleurs cothurnes, sitôt sortis de scène ils se déchaussent et reprennent leurtaille naturelle. (Lettre 76, 31)31

Dans la Lettre 94, Sénèque exhorte à ne pas perdre le bénéfice du progrès moral et la tranquillité d’esprit acquise par le travail philosophique justeà cause de « cet homme habillé de pourpre qui passe làbas à la suite de sesfaisceaux » (ille sub illis fascibus purpura cultus, 94, 60). L’évocation réductrice de la pourpre est prolongée par l’image des licteurs, ces gardes ducorps qui portent sur l’épaule les fameux faisceaux, symboles du pouvoirde contraindre et de punir (signifié précisément par les verges liées autourd’un fer de hache), et imposent à la foule de faire place au puissant personnage qu’ils précèdent dans ses déplacements. Et pour finir elle suggère uneredéfinition du véritable pouvoir supérieur de commandement – non plusimposition extérieure, mais puissance sur soimême: « Si tu veux exercerun pouvoir utile pour toi, et contraignant pour personne, fais vider la placeà tes vices. » La vie intérieure, la réformation morale et la liberté propre,qui dépend de soi, priment sur l’espace public et les conditions objectives.

J’insisterai sur la dimension de travail personnel qu’implique la redéfinition, sur la part de réflexion vivante : il ne s’agit pas ici d’utiliser un modèle préconstruit à reproduire ou adapter (cas des maximes, préceptes,exemples), il ne s’agit pas de s’approprier ou de prolonger une formulebrève toute prête, qu’on a sous la main, mais d’opérer soimême un abrègement, de couper court aux fausses représentations par un usage tranchantdu langage (en retranchant le factice, l’inessentiel). Ainsi par exemple, Sénèque redéfinit les « arts libéraux » en dissociant sens courant, préjugé social(les disciplines d’étude dignes de l’homme libre, qui conviennent à un êtrebien né), et norme éthique (les savoirs qui rendent libres, c’estàdire quiprocurent la liberté intérieure, qui mènent à la sagesse). La redéfinition est

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posée d’emblée au début de la Lettre 88 :

Pourquoi les études libérales sontelles appelées ainsi, tu le vois bien :c’est parce qu’elles sont dignes de l’homme libre. Mais seule est vraimentlibérale l’étude qui rend libre : celle de la sagesse, qui est sublime, courageuse, généreuse. Le reste n’est que futilités et puérilités. (88, 2)

Cette figure de correction exclut l’opinion commune et donne aux mots« un sens plus pur », rigoureux et exclusif, et elle manifeste bien la volontéd’une mutation de la pensée et du discours, du langage et du regard32. Plusloin Sénèque remanie encore la définition habituelle de l’adjectif liberalis,en lui substituant liber : « Seuls sont libéraux, ou mieux, pour parler plusexactement, libres, les arts qui s’occupent de la vertu », c’estàdire la philosophie dans sa visée éthique (88, 23). Puis tout le travail de cette lettre,qui est fort longue, consiste à développer l’argumentation pour justifier laformule initiale et aboutir à cette conclusion : les ars libéraux n’ont mêmepas de valeur propédeutique pour la philosophie, ils ne sont nullement nécessaires à la sagesse ou « art de vivre ».

Quel rapport au temps impliquent ces formes brèves de l’exercice spirituel,de l’entraînement philosophique à la sagesse? Dans leur conception d’unepart, elles ne procèdent pas d’un jaillissement de l’écriture, mais d’uneconcentration réfléchie de l’expression, d’un choix mûri, d’une réduction àl’essentiel. Sur le plan de la réception d’autre part, elles se prêtent à deuxusages, bref et long.

Du côté de l’abrègement : la forme brève produit une illumination, unecompréhension immédiate qui permet de sortir de l’indécision, de raccourcirla délibération et qui favorise sa traduction en une action cohérente etconforme au bien (cas du précepte et de l’exemple mais aussi de la formuledoctrinale). Un schéma d’action est à disposition, applicable.

Mais le bref vise aussi à produire du long : donner à penser, fournir lethème à un développement réflexif, à une rumination spirituelle pour approfondir le travail sur soi, inspirer à long terme une transformation de soi.Ainsi, dans le premier mouvement protreptique des Lettres à Lucilius, desmaximes, d’Épicure notamment, viennent clore l’épître pour continuer à résonner comme en point d’orgue dans l’esprit du destinataire, faire l’objet

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d’une méditation (tractare, Lettre 24, 24), et d’une appropriation / réorientation vers la pensée stoïcienne. Et même à un stade avancé de progressionphilosophique, la sentence qui concentre une vérité universelle, offrira matière à un exercice de méditation qui consiste à la ruminer, à en redéployerle contenu33. Autre exemple : la Lettre 88 se présente comme un long développement argumentatif à partir d’une matrice, d’une redéfinition lapidaire(libéral : non pas qui convient au rang social, mais qui rend libre) toutessortes de matières d’étude sont dès lors passées en revue, examinées à l’aunede l’utilité pour la sagesse, pour être rejetées comme superflues.

Instrument d’une transformation de l’âme et du comportement, la brièveté implique concentration, au double sens de densité du discours et detension de l’esprit. Elle porte en elle une éducation du rapport au temps :saisie de l’instant – le seul temps réel, en tant que moment de l’action –, etdéploiement du présent par le développement de la pensée et la préparationà l’acte.

Le bref est conçu pour inspirer du long, et inversement, le long doit secondenser dans le bref. Deux mouvements associés de dilatation et deconcentration caractérisent donc l’utilisation du temps pour le progressant.Ce double rapport au temps est toujours illustré dans la composition d’ensemble des Lettres à Lucilius : un mouvement de développement desconnaissances, de déduction, qui des principes fondamentaux conduit à approfondir ces principes d’analyse de la réalité mais l’acquisition de la capacité analytique et l’approfondissement doctrinal s’accompagnent d’unmouvement inverse, l’opération de synthèse qu’imposent les circonstancesde la vie.

Pour finir on pourrait apercevoir, dans ces exercices de contractiondilatation, une correspondance avec l’ordre cosmique, car le monde pour lesstoïciens est animé par un souffle, le pneuma, qui sortant de luimême etrentrant en luimême simultanément, fait tenir ensemble les choses, assurela cohésion et l’unité du monde34. Expansion / contraction, développement/ resserrement : déjà dans le rythme du progrès philosophique, dans la miseen œuvre de la doctrine à travers l’écriture et la lecture des lettres puis l’exercice de vie chez les deux correspondants, il y aurait ainsi un effort d’imitation de la nature et de coïncidence avec l’ordre universel35.

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NOTES

1. Pour la différence entre « court » et « bref », cf. A. Montandon, Les formes brèves, Paris,Hachette, 1994, p. 4 et G. Dessons, La voix juste, essai sur le bref, Paris, Manucius,2015, p. 30, 4349.

2. Cf. M. Foucault, « L’écriture de soi », in Corps écrit n° 5, 1983, p. 323 (part. p. 1618) A. Setaioli, « Philosophy as Therapy, SelfTransformation, and “Lebensform” », inBrill’s Companion to Seneca : Philosopher and Dramatist, ed. by G. Damschen &A. Heil, LeidenBoston, Brill, 2014, p. 239256.

3. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique (1993), Paris, Albin Michel, 2002 Qu’estce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, 1995 (« Les exercices », p. 210et suiv.) « La philosophie antique : une éthique ou une pratique? » (1993), in Étudesde philosophie ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 207 et suiv.

4. Cf. G. Rosati, « Seneca sulla lettera filosofica. Un genere letterario nel cammino verso lasaggezza », Maia n.s. 33, 1981, p. 315, et A. Setaioli, Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, Bologna, Pàtron, 1988, p. 182 et suiv.

5. Lettre 7, 10 : « L’individu m’est autant que tout un peuple le peuple, autant qu’un individu » 15, 9 : « L’existence de l’insensé est sans agrément, inquiète, emportée toute vers l’avenir ». Les textes de Sénèque sont ceux édités par F. Préchac dans la C.U.F. aux BellesLettres, les traductions proposées ici sont personnelles.

6. Lettre 5, 7 : « Tu cesseras de craindre si tu cesses d’espérer » 6, 7 : « Je suis devenu l’amide moimême ».

7. Lettre 10, 5 : « Tu te sauras libéré de toutes les passions, quand tu seras parvenu à ne rien demander au Dieu que tu ne puisses demander devant tout le monde. »

8. Lettre 3, 6 (à propos du loisir paresseux qui est aussi éloigné que l’agitation stérile de l’actionvéritable) : « Certains se sont si bien tapis dans leur cachette qu’ils croient voir troublece qui se trouve en pleine lumière. » Pomponius est un auteur de comédies du début duIer siècle avant notre ère.

9. Lettre 28, 3 31, 11 : et te quoque dignum / finge deo, « toi aussi, façonnetoi pour te rendredigne d’être un dieu » (Énéide VIII, 364365 : ainsi Énée estil exhorté par le roi Évandreà mépriser les richesses, lorsque celuici l’accueille dans son humble demeure).

10. Sur la chrie, cf. Sénèque, Lettre 33, 7 F. Trouillet, « Les sens du mot chreia des origines àson emploi rhétorique », in Formes brèves. Métamorphoses de la sententia, La Licornen° 3, 1979, p. 4164 A. J. Malherbe, Moral Exhortation. A GrecoRoman Sourcebook,Philadelphia, The Westminster Press, 1986, p. 111 et suiv. P. Moret, Tradition et modernité de l’aphorisme, Genève, Droz, 1997, p. 4244. Sur l’utilisation de la chrie dansles Lettres de Sénèque, cf. R. Coleman, « The Artful Moralist : A Study of Seneca’sEpistolary Style », Classical Quarterly, 24, 1974, p. 276289 B. Fiore, The Functionof Personal Example in the Socratic and Pastoral Epistles, Rome, Biblical InstitutePress, 1986, p. 99100.

11. Voir aussi Sénèque, De la constance du sage, 56, et Diogène Laërce, Vies et doctrines desphilosophes illustres, II, 115 (trad. sous la dir. de M.O. GouletCazé, Paris, LGF, LaPochothèque, 1999, p. 327).

12. Cf. M. ArmisenMarchetti, « Des mots et des choses : quelques remarques sur le style dumoraliste Sénèque », Vita Latina, vol. 141 n° 1, 1996, p. 513.

13. Cf. P. Rabbow, Seelenführung. Methodik der Exerzitien in der Antike, München, Kösel,1954, p. 100105.

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14. Cf. Cicéron, De finibus, III, 45 et IV, 67. Sur ce thème, cf. M. Isnardi Parente, Techne. Momenti del pensiero greco da Platone ad Epicuro, Firenze, La Nuova Italia, 1966, p. 371 V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 19895, p. 150159 É. Gavoille, Ars, étude sémantique de Plaute à Cicéron, ParisLouvain, Peeters, 2000,p. 303304.

15. Voir aussi Lettre 66, 10 71, 1920 : honestum… nec remitti nec intendi posse, non magisquam regulam, qua rectum probari solet, flectes… Idem ergo de uirtute dicemus : ethaec recta est, flexuram non recipit. Rigidari quidem amplius ? Nec intendi potest (« labeauté morale… n’est susceptible ni de relâchement ni de tension, pas plus qu’on nepeut courber la règle, qui sert à vérifier la rectitude… Nous dirons donc la même chosede la vertu : elle est règle, elle aussi, et ne peut recevoir de fléchissement. Mais du moinsgagner en rigidité ? Non plus, elle n’est pas susceptible de se tendre davantage »).

16. Cf. Lettre 31, 8 et 59, 14. Sur la force toujours égale de l’âme qui caractérise la vertu, cf.76, 20. Sur la cohérence permanente et totale de l’action vertueuse, cf. 120, 1011.

17. Cf. SVF II, 509 (Stoicorum Veterum Fragmenta, H. von Arnim, 19031905, Leipzig). Surle sens de cette double définition, voir V. Goldschmidt, Le système stoïcien…, op. cit.,p. 31, 3739 et 4345, et M. ArmisenMarchetti, « Sénèque et l’appropriation du temps »,Latomus, 54, 1995, p. 545567, part. p. 562563 : le présent n’est qu’un point de contactentre passé et futur, mais c’est dans cette étendue, si brève soitelle, que le sujet inscritson action.

18. Cf. Lettre 74, 34 : et quae praeterierunt et quae futura sunt, absunt : neutra sentimus, « Cequi est passé comme ce qui est à venir n’est pas : nous ne sentons ni l’un ni l’autre ».

19. Cf. Sénèque, De otio 4, 2 : natura nos ad utrumque genuit, et contemplationi rerum et actioni, « la nature nous a mis au monde à la fois pour la contemplation et l’action ».

20. Sur cette définition stoïcienne de « l’art », cf. É. Gavoille, op. cit., p. 290294, et M.A.Zagdoun, La philosophie stoïcienne de l’art, Paris, CNRS Éditions, 2000, part. p. 177et suiv.

21. La distinction entre le sage (sapiens) et le « progressant » (proficiens) est essentielle dansle stoïcisme. Le sage est une figure idéale, cet être parfait en qui coïncident science etexercice éthiques, qui n’a peutêtre jamais existé encore ou qui est « aussi rare que lephénix », mais dont la possibilité reste ouverte et le modèle toujours offert au progrèsindividuel car la perfection de la raison et de la vertu est inscrite dans la potentialitéhumaine, ce qui fonde l’effort vers la sagesse. L’aspirant à la sagesse compte certesparmi les « insensés » (stulti, terme qui recouvre tous les hommes imparfaits, non sages),mais il est déjà sur la voie de la raison et de la vertu (voir làdessus la Lettre 75).

22. Cf. C. Lévy, « Nature et règles de vie dans le stoïcisme et le pyrrhonisme », dans La natureet ses représentations dans l’Antiquité, éd. par C. Cusset, Paris, CNDP, 1999, p. 133144 (part. p. 142143).

23. Pour des exemples de recommandations pratiques dans d’autres œuvres de Sénèque, voir lelivre III du De ira : éviter le surmenage, fréquenter des personnes calmes, recourir à l’humour pour couper court à une discussion, arrêter son propre geste, contrôler son expression,faire chaque jour son examen de conscience etc. – ou encore dans le dialogue De la tranquillité de l’âme : éviter l’agitation et la curiosité, ne pas s’obstiner contre les circonstances,ne pas se laisser démoraliser par le spectacle des vices ou des malheurs d’autrui, alternersolitude et vie sociale, travail et détente, faire un usage modéré du vin, etc.

24. Sur la forme et la fonction des exempla dans ce recueil de lettres, cf. É. Gavoille, « La force del’exemple dans les Lettres à Lucilius », in Conseiller, diriger par lettre, éd. par É. Gavoille

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et F. Guillaumont, Tours, Presses universitaires FrançoisRabelais, 2017, p. 283300.25. Voir par ex. Lettre 24, 5 (Mucius Scaevola) 14, 13 et 79, 14 (Caton conspué) 67, 7 et 12

13 70, 19 (suicide de Caton) 71, 17 (Socrate, Caton, Régulus) 98, 12, etc. Sur l’exemplum de Mucius Scaevola dans la Lettre 24, cf. C. Lévy, « Sénèque et la circularité dutemps », in L’ancienneté chez les Anciens, éd. par B. Bakhouche, Montpellier, Publications de l’Université PaulValéry, 2003, t. II, p. 504505 : l’acte héroïque de se brûlerimpassiblement la main peut être rapproché du modèle stoïcien d’Hercule sur le bûcher.

26. Cf. E. Sangalli, « Tempo narrato e tempo vissuto nelle Epistulae ad Lucilium di Seneca »,Athenaeum, 76, 1988, p. 5367 (p. 64), et I. Cogitore, « Les exemples historiques dansles Lettres à Lucilius », in La présence de l’histoire dans l’épistolaire, éd. par F. Guillaumont et P. Laurence, Tours, PUFR, 2012, p. 193212 (p. 205). Voir par ex. Lettre 24,5 67, 1213 104, 31.

27. Voir làdessus P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle(1992), Paris, Fayard, 1997, part. p. 6263 (à propos de l’exercice d’imagination sur lesgrands hommes du passé et de la remémoration des belles actions, la mnemè tôn kalôn).

28. Voir Cicéron, Traité du destin, 4243 et Sénèque, Lettre 113, 18.29. Exercices spirituels…, op. cit, « La physique comme exercice spirituel », p. 145 et suiv.

(part. p. 164 : « renoncer à attribuer à certaines choses une fausse valeur, mesurées seulement à l’échelle humaine »).

30. Voir aussi par exemple Pensées, V, 32 : « … Qu’estce donc qu’une âme instruite et cultivée?C’est celle qui connaît le principe et la fin, et la raison qui se répand à travers l’universelle substance et qui, de toute éternité, organise le Tout… » VIII, 24 : « Tel que teparaît le bain : huile, sueur, crasse, eau visqueuse, toutes choses dégoûtantes tels semontrent à toi toute partie de la vie et tout objet qui s’offre » IX, 35 : « La perte de lavie n’est pas autre chose qu’une transformation… » X, 10 : « Une araignée est fièred’avoir pris une mouche cet homme, un levraut […] cet autre, des ours cet autre, desSarmates [peuple nomade contre lequel les Romains guerroyaient le long du Danube].Tous ces êtreslà ne sontils pas des brigands, si tu approfondis leurs principes d’action? » X, 18 : « Songer, en t’arrêtant à chacun des objets qui tombent sous tes sens,qu’il se dissout déjà, qu’il se transforme et qu’il est comme atteint par la putréfaction etpar la dispersion ou bien, envisager que tout est né pour mourir » X, 19 : « Vois cequ’ils sont lorsqu’ils mangent, dorment, s’accouplent, vont à la selle, etc. Voisles ensuitelorsqu’ils se donnent de grands airs, font les fiers, se fâchent et vous accablent de leursupériorité… » (traduction de M. Meunier, Paris, Garnier, 1964).

31. Voir aussi Lettre 16, 8 et 62, 3.32. Voir làdessus É. Gavoille, « La classification des “arts” dans la Lettre 88 de Sénèque : un

exemple de redéfinition polémique », in Conflits et polémiques dans l’épistolaire, éd.par É. Gavoille et F. Guillaumont, Tours, PUFR, 2015, p. 335349.

33. Sur cette tradition de la méditation d’une maxime, cf. P. Hadot, Exercices spirituels…, op.cit., p. 28 et suiv.

34. Cf. SVF II, 442 = LS 47 I, et aussi 47 J (LS : A. Long & D. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge University Press, 1987, trad. fr. Les philosophes hellénistiques, parJ. Brunschwig & P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2001, t. II : Les stoïciens).

35. Ce serait une nouvelle illustration de cette prégnance des schèmes stoïciens qu’évoqueC. Lévy (art. cit., 2003, p. 506) : « la capacité du stoïcisme à penser en système, c’estàdire à retrouver les mêmes schèmes, à différents niveaux, est très frappante, malgré lagrande liberté créatrice de Sénèque. »

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