sénèque-de la brièveté

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    La brivet de la vie (De Brevitate Vitae)Snque, vers 50 ap. J.-C.

    Que philosopher cest apprendre mourir : emprunt Cicron,

    ce titre clbre de lun des Essais de Michel de Montaigne (livre Ichapitre 20) rsume lenseignement attendu du stocisme lcolephilosophique dont Snque, homme dtat et crivain latin (4av. J.-C. - 65), fut lun des plus minents reprsentants. Pourtantson petit trait De la brivet de la vie na rien de tragique, et silnous invite mditer sur limminence de la mort, cest bien pluttpour nous apprendre vivre. Vivre vritablement, cest--dire en

    philosophe.

    Perdre sa vie la gagnerLe trait De la brivet de la vie appartient au genre dit pro-treptique : il sagit dune invitation philosopher. Le lecteur,ou lauditeur, est invit une conversion : il lui est demandde prendre la distance ncessaire pour faire la part dans sa vie delessentiel et de laccessoire, afin de se dtacher du second et deprivilgier, autant que faire se peut, le premier. La philosophieest entendue ici moins comme une doctrine, une connaissance assimiler, que comme une manire de vivre. Snque ne plaidepas dailleurs pour un courant particulier auquel il appartiendrait en loccurrence le stocisme mais pour ce qui rassemble toutesles sectes philosophiques (comme on disait lpoque) du pointde vue du commenant dans sa pratique, de celui qui dcouvre

    la philosophie et lui est encore extrieur : seuls consacrent leurtemps de vritables occupations, quoi quon en dise, ceux quiveulent avoir Znon [le matre du stocisme ancien], Pythagore[un des premiers penseurs grecs, grand mathmaticien dont serclamaient les platoniciens et bien sr les pythagoriciens], D-mocrite [le fondateur de latomisme, doctrine reprise ensuite parpicure et ses disciples les picuriens] et tous les autres prtres

    des valeurs suprmes, Aristote [le crateur de lcole dite pripat-

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    ticienne], Thophraste [son successeur la tte du Lyce], commefamiliers de chaque jour. Il ne sagit pas ce stade dapprofondirun enseignement particulier, mais de provoquer chez le lecteur, oulauditeur, une prise de conscience le conduisant un rexamen

    radical de ses choix de vie. Cest seulement ensuite quil lui seraloisible (comme le dit encore Snque, poursuivant avec le mmenaturel) de se choisir une famille : lhomme vertueux peut natreo il veut. La conscience du temps, de sa valeur, est llmentdterminant dans cette invitation : souvent on le dilapide sans senrendre compte, on se refuse le considrer comme un bien pr-cieux et mme le plus prcieux de tous, sans lequel aucun autre

    ne serait accessible. Il parat inpuisable alors quen ralit il estce quil y a de plus rare. Cest donc son bon usage qui importe: il ne sert de rien de se lamenter sur sa brivet. Lcrivain duXXe sicle Jean Paulhan faisait remarquer que certes la vie estcourte mais que, pourtant, nous ne connaissons rien de plus long! Il sera trop tard au jour de la mort pour regretter de ne pas avoirsu lemployer. Cette insistance sur le temps qui passe, si elle vautpour toutes les coles et frappe par sa vracit, son universalit,sa pertinence psychologique toujours actuelle, nen est pas moinsprofondment accorde au stocisme. Le sage tel que le conoitle stocien comprend que lunivers est gouvern par des lois etsefforce de saccorder leur rythme. Il ne sabandonne pas pourautant un pur fatalisme : au contraire, ayant fait le partage entrece qui est sa porte et ce qui lui demeure inaccessible, renonantpar consquent dpenser son nergie en pure perte, il sefforce

    de naccomplir que des actes raisonnables, dont il sait nanmoinsque la russite ne dpend pas de lui. Lidal de la sagesse chappeau temps, puisquil sagirait de concider avec lintelligence et lavolont divines. Il est donc inatteignable, mais la pratique philo-sophique consiste sen approcher en se dtachant dun rapportau temps fait dinquitude, danticipations vaines, de dsirs et decraintes. Le mode de vie philosophique, celui des otiosi, sop-

    pose celui des occupati : les hommes de loisir aux occups,

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    incapables datteindre la plnitude du prsent, quils ne cessentde fuir dans ce qui parat au philosophe, homme libre, une formedalination la dispersion, loccupation et la suroccupation (ceque Pascal appellera bien plus tard le divertissement). Comment

    au juste entendre ce loisir (otium en latin dont la ngation adonn le terme de ngoce en franais, non-otium) ?

    Vie active et vie contemplativeSnque opte pour un ton de conversation, comme dailleurs lesautres grands auteurs stociens de lpoque romaine, pictte etMarc Aurle (dans le cas de ce dernier, une conversation intrieu-

    re) : ses crits philosophiques ont la forme de lettres ou commeici, dans les petits traits, dentretiens. La conception quil se faitde la philosophie comme exercice spirituel (selon lexpressionremarquable de Pierre Hadot propos surtout de Socrate et deMarc Aurle : Exercices spirituels et philosophie antique, 1993),et de son propre rle comme celui dun directeur de conscience,passe par une relation mobile, souple, adapte son interlocu-teur. Aussi sa leon nest-elle pas constante : elle varie selon lecontexte et la personne qui elle est destine. De la brivet dela vie sadresse de toute vidence un personnage considrable,Paulinus, dont on comprend la fin du texte quil a notamment encharge rien moins que lalimentation de Rome tche indfini-ment rpte et donc voue la part nfaste du temps. Snque alaudace de lui crire quil vaut mieux tenir les comptes de sa vieque ceux des bls de ltat. Qui est-il pour donner ainsi la leon

    ? Non pas un penseur hors du monde la manire de Diogne leCynique, disant lempereur Alexandre : te-toi de mon soleil mais lui aussi un haut dignitaire de lempire, charg par lempe-reur Claude de lducation de lhritier du trne, son fils adoptifNron, aprs une priode de disgrce ayant entrane une retraiteforce (jusquen 48), dont le trait pourrait faire lloge. Lotiumdu philosophe est en tout cas, malgr les apparences, compatible

    avec les plus hautes charges : il ne sagit pas dune sorte de vie

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    alternative, comme celle des asctes ou plus tard, dans la traditionchrtienne, la vie monastique. Simplement faut-il appuyer le traitpour obliger un puissant prendre du recul par rapport aux pres-tiges de sa charge. Dans un trait plus tardif : De la vie heureuse

    (lu par Nicole Garcia Frmeaux & Associs FA8056), adresscette fois un membre du tout premier cercle familial, puisquilsagit de son propre frre, et datant probablement dune poque laquelle il exerait avec le prfet de la garde, Burrus, une quasirgence (entre la mort de Claude et celle de Burrus), Snque atta-quera ceux qui, sous prtexte didal, reprochent au philosophe lacontradiction entre ses principes et son mode de vie ; il dfendra

    avec mordant le choix qui tait le sien dune voie moyenne, entrela tentation contemplative et loubli de lessentiel dans une frn-sie daction. Mais dans un dernier texte, consacr prcisment la question du loisir, De otio, Snque semble prendre en comptelamertume de cette exprience de la vie publique, pour dfen-dre comme conforme aux principes stociens le choix dune vieretire. Il devait lui-mme opter pour un tel renoncement, en 62,conscient probablement que son influence ne suffirait pas disci-pliner Nron, empereur depuis 54. Trois ans plus tard, accus detrahison, il fut oblig par ce dernier se suicider, laissant lexem-ple de la constance dans lpreuve : au tmoignage de Tacite,limage de sa vie.

    Que philosopher cest apprendre mourirMalgr son titre, on a vu que le trait De la brivet de la vie nest

    pas proprement parler ce que les Latins appelaient une praeme-ditatio, mditation par anticipation sur un mal venir en loc-currence la mort. Mais la fin tragique de son auteur (comme avantlui celle de Socrate, telle que Platon la rapporte dans le Phdon)aurole sa philosophie dune dimension dauthenticit et de gravi-t : le lecteur moderne entend autrement ses propos sur les matresqui tapprendront mourir. (...) Ils te donneront le chemin vers

    lternit et tlveront en un lieu do nul ne pourra te jeter bas.

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    Cest le seul moyen de dpasser sa condition de mortel, et mmede la transformer en immortalit. Les honneurs, les monuments(...), tout cela a tt fait de seffondrer... Nanmoins, un degrplus avanc de la philosophie, la mditation de la mort est bien

    lune des pratiques essentielles au stocisme. Il ne sagit pas seule-ment de se prparer lpreuve en accoutumant son me. Il sagit,l encore, tout dabord de faire le partage entre un maux prsentet un maux futur (la mort nest pas un mal tant quelle est venir); ensuite, suivant le principe fondamental de la morale stocienne,de se dtacher de linluctable, dy consentir sans passions ; enfin,de prendre conscience de la pleine richesse du prsent, cest--dire

    de linstant suivant lune des Penses de Marc Aurle, il fautaccomplir chaque action de la vie comme si ctait la dernire.Franois TREMOLIERES 2007 Frmeaux & Associs / Groupe Frmeaux Colombini SAS

    La mort de SnqueMontaigne, grand lecteur de Snque, lui consacre plusieurspassages des Essais. Au chapitre 25 du livre II, il reprend le rcitque donne lhistorien latin Tacite, dans les Annales, de la mort duphilosophe. Snque, ayant reu des lieutenants de Nron lordrede mourir, le visage paisible et assur, aprs avoir sermonnses amis, se dtourna sa femme, et, lembrassant troitement,comme, par la pesanteur de la douleur, elle dfaillait de cur et deforces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident pourlamour de lui, et que lheure tait venue o il avait montrer, non

    plus par discours et par disputes [c..d. dbats], mais par effet,le fruit quil avait tir de ses tudes, et que sans doute il embras-sait la mort, non seulement sans douleur, mais avec allgresse :Pourquoi, ma mie, disait-il, ne la dshonore par tes larmes, afinquil ne semble que tu taimes plus que ma rputation ; apaise tadouleur et te console en la connaissance que tu as eu de moi et demes actions, conduisant le reste de ta vie par les honntes occu-

    pations auxquelles tu tes adonne. quoi Paulina ayant un peu

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    repris ses esprits et rchauff la magnanimit de son courage parune trs noble affection : Non, Snque, rpondit-elle, je ne suispas pour vous laisser sans ma compagnie en telle ncessit ; je neveux pas que vous pensiez que les vertueux exemples de votre vie

    ne maient encore appris savoir bien mourir, et quand le pourrai-je ni mieux, ni plus honntement, ni plus mon gr, quavec vous? Ainsi faites tat que je men vais quand et vous. Lors Snque,prenant en bonne part une si belle et glorieuse dlibration de safemme, et pour se dlivrer aussi de la crainte de la laisser aprssa mort la merci et cruaut de ses amis : Je tavais, Paulina,dit-il, conseill ce qui servait conduire plus heureusement ta vie

    ; tu aimes donc mieux lhonneur que la mort ; vraiment je ne telenvierai point ; la constance et la rsolution sont pareilles notrecommune fin, mais la beaut et la gloire sont plus grandes de tapart. Cela fait, on leur coupa en mme temps les veines des bras; mais parce que celles de Snque, resserres tant par vieillesseque par abstinence, donnaient au sang le cours trop long et troplche, il commanda quon lui coupt encore les veines des cuisses; et, de peur que le tourment quil souffrait nattendrit le cur desa femme, et pour se dlivrer aussi soi-mme de laffliction quilportait de la voir en si piteux tat, aprs avoir trs amoureusementpris cong delle, il la pria de permettre quon lemporta en lachambre voisine, comme on fit. (...) on lui fit apprter un bain fortchaud ; et lors, sentant sa fin prochaine, autant quil eut dhaleine,il continua des discours trs excellents sur le sujet de ltat o ilse trouvait, que ses secrtaires recueillirent tant quils purent our

    sa voix ; et demeurrent ses paroles dernires longtemps depuisen crdit et honneur s mains des hommes (ce nous est une bienfcheuse perte quelles ne soient venues jusqu nous). Comme ilsentit les derniers traits de la mort, prenant de leau du bain toutesanglante, il en arrosa sa tte en disant : Je voue cette eau Jupi-ter le librateur.

    Jean-Pierre CASSEL

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    Jean-Pierre Cassel restera lun des comdiens les plus clecti-ques et gnreux de notre poque. On connat bien sr son im-pressionnante filmographie : il a travaill pour des cinastes auxesthtiques aussi varies que Jean Renoir, Claude Chabrol, Luis

    Bunuel, Joseph Losey, Abel Gance, Ren Clair, Philippe de Broca,Jean-Pierre Melville, Robert Altman... Ou son incessante prsencesur les scnes de nos thtres. Ce que lon connat un peu moins,cest sa passion pour la voix : de tours de chants de nombreu-ses fictions radiophoniques ou plusieurs livres audio dont cettemagistrale lecture de Snque apparat malheureusement commelultime tmoignage.