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Géographie régionale de l’Amérique latine – 2012-2013 Institut des Hautes Etudes d’Amérique latine Master 1 Cours assuré par M.-N. Carré Séance 2 - L’école française de géographie et l’Amérique latine Documents à lire SCHEIBLING Jacques, 1998, « L’école française de géographie » et « Une crise d’identité », in Qu’est-ce que la géographie ?, Paris, Hachette, p. 13-16 ; p.60-71. BATAILLON Claude, PREVOT-SCHAPIRA Marie-France, 2005, « Elisée Reclus : lecture(s) du territoire de l’état-nation mexicain », Hérodote, numéro spécial « Elisée Reclus : géographe d’exception », 117, p.105- 122 http://www.cairn.info/revue-herodote-2005-2-page-105.htm MONBEIG Pierre, 1967, « Points de vues géographiques sur le sous-développement en Amérique latine », Annales de Géographie, 76, 418, p. 704-713. DENIS Pierre, 1928, « L’Amérique du sud et le monde », in VIDAL DE LA BLACHE Paul, GALLOIS Lucien, 1933, Géographie Universelle, tome XV Références pour approfondir/références citées dans le cours BERDOULAY Vincent, SOUBEYRAN Olivier, 1991, « Lamarck, Darwin et Vidal, aux fondements naturalistes de la géographie », Annales de Géographie, 100, 561-562, p. 617-634. En ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1991_num_100_561_21651 BERDOULAY Vincent, 1981, La formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, Comité des Travaux historiques et Scientifiques, 253 p. BRUNET Roger, 1982, Rapport sur la géographie française, Espace géographique, 11/3, 196-213, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/spgeo_0046-2497_1982_num_11_3_3759 DA COSTA GOMES Paulo Cesar, VALVERDE Rodrigo R.H.F., « Le Brésil, sujet de la géographie régionale française. Continuités et ruptures », Cahiers des Amériques latines, 48-49, p. 23-39. En ligne : http://195.221.72.118/IMG/CAL/cal48-49-dossier2.pdf DROULERS Martine, THÉRY Hervé, 1991, Pierre Monbeig, un géographe pionnier, Paris, IHEAL Editions, 239p. CLAVAL Paul, SANGUIN André-Louis (dir.) 1997, La géographie française à l’époque classique (1918-1968), Paris, L’Harmattan, collection « Géographie et Cultures ». « Elisée Reclus géographe d’exception », Numéro spécial de la revue Hérodote, 117, 2005. Quelques ouvrages de géographies régionale sur l’Amérique latine BATAILLON Claude, 1967, Les régions géographiques au Mexique, IHEAL Éditions, 212 p. DOLLFUS Olivier, 1967, Le Pérou, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? » n°1284, 126 p. DROULERS Martine, BROGGIO Céline, 2005, Le Brésil, Paris, Presses Universitaires de France,, Collection « Que sais-je ? », 126 p.

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Géographie régionale de l’Amérique latine – 2012-2013 Institut des Hautes Etudes d’Amérique latine Master 1 Cours assuré par M.-N. Carré

Séance 2 - L’école française de géographie et l’Amérique latine

Documents à lire

SCHEIBLING Jacques, 1998, « L’école française de géographie » et « Une crise d’identité », in Qu’est-ce que

la géographie ?, Paris, Hachette, p. 13-16 ; p.60-71.

BATAILLON Claude, PREVOT-SCHAPIRA Marie-France, 2005, « Elisée Reclus : lecture(s) du territoire de

l’état-nation mexicain », Hérodote, numéro spécial « Elisée Reclus : géographe d’exception », 117, p.105-122 http://www.cairn.info/revue-herodote-2005-2-page-105.htm

MONBEIG Pierre, 1967, « Points de vues géographiques sur le sous-développement en Amérique latine », Annales de Géographie, 76, 418, p. 704-713.

DENIS Pierre, 1928, « L’Amérique du sud et le monde », in VIDAL DE LA BLACHE Paul, GALLOIS Lucien, 1933, Géographie Universelle, tome XV

Références pour approfondir/références citées dans le cours

BERDOULAY Vincent, SOUBEYRAN Olivier, 1991, « Lamarck, Darwin et Vidal, aux fondements naturalistes de la géographie », Annales de Géographie, 100, 561-562, p. 617-634. En ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/geo_0003-4010_1991_num_100_561_21651 BERDOULAY Vincent, 1981, La formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, Comité des Travaux historiques et Scientifiques, 253 p. BRUNET Roger, 1982, Rapport sur la géographie française, Espace géographique, 11/3, 196-213, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/spgeo_0046-2497_1982_num_11_3_3759 DA COSTA GOMES Paulo Cesar, VALVERDE Rodrigo R.H.F., « Le Brésil, sujet de la géographie régionale française. Continuités et ruptures », Cahiers des Amériques latines, 48-49, p. 23-39. En ligne : http://195.221.72.118/IMG/CAL/cal48-49-dossier2.pdf DROULERS Martine, THÉRY Hervé, 1991, Pierre Monbeig, un géographe pionnier, Paris, IHEAL Editions, 239p. CLAVAL Paul, SANGUIN André-Louis (dir.) 1997, La géographie française à l’époque classique (1918-1968), Paris, L’Harmattan, collection « Géographie et Cultures ». « Elisée Reclus géographe d’exception », Numéro spécial de la revue Hérodote, 117, 2005. Quelques ouvrages de géographies régionale sur l’Amérique latine

BATAILLON Claude, 1967, Les régions géographiques au Mexique, IHEAL Éditions, 212 p.

DOLLFUS Olivier, 1967, Le Pérou, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? » n°1284, 126 p.

DROULERS Martine, BROGGIO Céline, 2005, Le Brésil, Paris, Presses Universitaires de France,, Collection « Que sais-je ? », 126 p.

GRENIER Philippe, 1984, Chiloé et les Chilotes. Marginalité et dépendance en Patagonie chilienne, Aix-en-Provence, Edisud, 593 p.

LE TOURNEAU François-Michel, 2010, Les Yanomami du Brésil. Géographie d’un territoire amérindien, Paris, Belin Collection « Mappemonde », 479 p.

LEZY Emmanuel, 2000, Guyanes, Guyane. Une géographie « sauvage » de l’Amazone à l’Orénoque, Paris, Belin.

MONBEIG Pierre, 1952, Pionniers et planteurs de l’État de São Paulo, Paris, Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 376 p.

MUSSET Alain, 1998, L’Amérique centrale et les Antilles, une approche géographique, Armand Colin, 182 p.

MUSSET Alain, 1990, Le Mexique, Paris, Masson Collection Géographie, 255p.

SIEGFRIED André, 1934, L’Amérique latine, Paris, A. Colin,

THERY Hervé, 1985, Le Brésil, Paris, Masson, Collection « Géographie », 231 p.

VELUT Sébastien, 2002, L’Argentine des provinces à la nation, Paris, Presses Universitaires de France, 296 p.

Géographies universelles

BATAILLON Claude, DELER Jean-Paul, THERY Hervé, 1992, Amérique latine, Montpellier, RECLUS, collection « Géographie Universelle » RECLUS Elisée, 1891. Nouvelle géographie universelle, Paris, Hachette, collection Nouvelle Géographie Universelle.

- volume XVII, Les Indes Occidentales. Mexique, Isthmes américains, Antilles. 932 p., - volume XVIII, 1893, L’Amérique du Sud. Les régions andines : Trinidad, Venezuela, Colombie,

Ecuador, Pérou, Bolivie et Chili), 920 p. - volume XIX, 1894, Amérique du Sud (L’Amazonie et La Plata : Guyanes, Brésil, Paraguay, Uruguay,

République argentine,. 820 p. -

RECLUS Elisée, 1861, Voyage à la Sierra Nevada de Sainte-Marthe : paysage de la nature tropicale

Lecture en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k73801p/f5.image VIDAL DE LA BLACHE et GALLOIS Lucien, 1933, Géographie Universelle

- tome XIV, SORRE Max, 1932, Mexique et Amérique centrale - tome XV, DENIS (P.), Amérique du Sud

ÉLISÉE RECLUS : LECTURE(S) DU TERRITOIRE DE L'ÉTAT-NATIONMEXICAIN Claude Bataillon et Marie-France Prévôt-Schapira

La Découverte | Hérodote

2005/2 - no 117

pages 105 à 122

ISSN 0338-487X

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-herodote-2005-2-page-105.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bataillon Claude et Prévôt-Schapira Marie-France, « Élisée Reclus : lecture(s) du territoire de l'État-nation mexicain »,

Hérodote, 2005/2 no 117, p. 105-122. DOI : 10.3917/her.117.0105

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Élisée Reclus : lecture(s) du territoire de l’État-nation mexicain

Claude Bataillon* et Marie-France Prévôt-Schapira**

Que nous dit la géographie d’Élisée Reclus ?

Deux habitués du Mexique ont voulu retrouver à travers Reclus un pays qu’ilsfréquentent depuis trente ou quarante ans. Nous avons donc lu un peu plus de300 pages du volume XVII de la Nouvelle Géographie universelle (NGU), intituléà la manière ancienne Indes occidentales, Mexique, Isthmes américains, Antilles :un pays, une zone stratégique, le vieux cœur du monde colonial d’Ancien Régime.Rêvons aux premiers lecteurs qui lisaient cela, mois après mois, publié par petitsfascicules 1.

Dans son périple américain, Élisée Reclus n’a fait que passer par le Mexique,pour se rendre de la Nouvelle-Orléans à la Nouvelle Grenade (Colombie) où il aséjourné presque deux ans pour y fonder une colonie de peuplement (1856-1857).Aux sources de Reclus, on trouve Alexandre de Humboldt, « le second découvreurdu Mexique », qui a laissé un tableau du Royaume de la Nouvelle Espagne à laveille de l’indépendance [Humboldt, 1997]. Il puise également ses références dansles travaux des archéologues, minéralogistes, botanistes ainsi que dans les récitsdes voyageurs qui sont allés nombreux au Mexique, les voyageurs français toutparticulièrement. Reclus rappelle que le Mexique était un pays qui au moment de

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* CNRS-Toulouse.**Université Paris-VIII/IFG et CREDAL-UMR 7169.1. Cf. Le chapitre « Mejico » de la version espagnole de la Géographie universelle (1905)

ainsi qu’un choix d’autres textes ont été publiés au Mexique par Daniel Hiernaux-Nicolas[1999].

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l’expédition française (1862-1867) était bien connu. En 1839 avait été fondée laSociété mexicaine de géographie et statistique. L’atlas d’Antonio Garcia Cubas,qui fournit d’amples données cartographiques, est venu peu après (1856). Enfin,les « envahisseurs » américains avaient accumulé une connaissance considérablesur le pays : « Le Mexique n’était pas l’Égypte » [NGU, t. XVII, p. 27]. Néan-moins, les archives de la commission scientifique qui a accompagné les troupesfrançaises ont été une source majeure [Lacoste, 1976]. E. Reclus a lu les travauxdes érudits mexicains, ceux du jésuite Clavijero qui, à la veille de l’indépen-dance, élève la civilisation aztèque au rang des civilisations gréco-latines, etceux de son contemporain Francisco Pimentel qui s’interroge sur la place desIndiens dans la construction de la nation naissante. C’est donc à partir de sourcesdiverses que Reclus porte son regard sur un pays où le temps colonial, le tempsnational et le temps mondial se télescopent et œuvrent à la construction d’unenouvelle géographie.

La structuration de l’étude du Mexique est la même que celle suivie par sonprédécesseur Malte-Brun 2. Après des considérations générales qui le conduisent àprésenter de manière analytique les éléments naturels, les populations et l’histoire,la description est organisée État par État, du nord au sud, et suivie par une partiequi présente des données statistiques. Cependant Reclus souhaite donner unecohérence à cette présentation : ainsi, il redéfinit le Sud en regroupant les États du« Mexique sud-occidental » (Morelos, Guerrero, Oaxaca) qui étaient présentés demanière très éclatée par Malte-Brun et met en valeur une coupure fondamentaleau niveau de l’isthme de Tehuantepec 3. Son approche est certes naturaliste. Statis-tiquement les descriptions physiques sont très importantes et son approche desphénomènes sociaux est rédigée de manière similaire. Mais elle est aussi forte-ment ancrée dans les sciences sociales. Son recours à l’histoire, à la sociologie, àla démographie, à la statistique permet de comprendre les agencements de l’espacepris dans un jeu d’échelles et de temps qui en révèle toute la complexité.

Enfin, sa vision planétaire situe son analyse du Mexique dans un mouvementlarge des échanges du marché mondial, comme une « tête de pont » entre deuxocéans. Reclus ne le cantonne pas dans sa singularité d’un pays amarré, voire« captif » de son grand voisin, même si à l’évidence celle-ci reste une clef essen-tielle dans sa lecture du Mexique. Car sa très large culture lui permet d’inscrire

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2. Géographie universelle de Malte-Brun entièrement refondue et mise au courant de lascience par Thomas Lavallée, Paris, 1862.

3. Nous avons tenu compte des commentaires de Ph. Sierra, agrégé de géographie, docto-rant en géopolitique, université Paris-VIII.

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son analyse dans une démarche comparatiste, pour échapper à l’exotisme, auparticulier, éviter les jugements anachroniques. Bref, de « comparer l’incompa-rable », dans le temps et dans l’espace. Son goût du comparatisme se révèle à tousles niveaux du texte : dans le détail, par des éléments pittoresques mineurs,comme la comparaison entre la bière d’agave mexicaine (pulque) et celle de laitde jument fermenté des Kirghiz (kroumir). Mais aussi pour des réalités régionalesfondamentales : les Otomis et les Mazahuas migrent à Mexico pour y travaillercomme les Auvergnats qui vont à Paris. Ou pour des problèmes nationaux pluslarges : le régime social des terres collectives indiennes est regardé en comparaisonavec le système du mir russe. Plus largement, ce pays pluriethnique est comparé àdes situations globales de l’Ancien Monde, Autriche-Hongrie et Turquie, maispour souligner qu’ici la colonisation espagnole comme l’histoire républicainepostérieure ont donné une cohésion à l’ensemble qui ne laisse qu’un rôle sous-jacent, infrapolitique, aux réalités indiennes, car il existe entre autres une languenationale, l’espagnol.

Dans sa description du Mexique qui par ailleurs donne une grande place auxpaysages 4, nous avons sélectionné deux aspects qui incorporent son histoire et samodernité : une population indienne profondément métissée qu’il ne retrouve passous un aspect aussi complexe dans le reste de l’Amérique latine, et un territoireen cours de modernisation grâce à un réseau ferré sans pareil au sud du rioGrande, mais aussi grâce à un développement portuaire en pleine transformationsur ses deux façades maritimes.

En effet, le volume est publié en 1891. C’est un moment charnière dans l’histoiredu pays, qui tente de se délester de l’héritage colonial pour entrer dans la moder-nité. Après un demi-siècle de chaos politique, de guerres civiles et d’interventionsétrangères, la victoire du Mexique sur les armées de Napoléon III a été l’évé-nement fondateur de la nation mexicaine. « Lorsque le Mexique fut enfin sortitriomphant de cette redoutable épreuve, la joie de la victoire et la conscienced’une force naissante firent des Mexicains un véritable peuple. C’est alors quecommença réellement l’histoire du Mexique moderne », qui se reconnaît dans sesancêtres aztèques, sautant, « pour ainsi dire, par-dessus l’histoire de l’asservis-sement à l’Espagne » [NGU, t. XVII, p. 309]. C’est ce que l’historien HectorAguilar Camin a appelé « l’invention du Mexique » [Camin, 1993]. Les réformesentreprises par le maçon Juarez pour faire du pays une nation de citoyens libres et

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4. Dans sa description, Reclus glisse également en permanence tous les sites à voir, toutesles curiosités naturelles ou archéologiques. Cela le conduit à développer longuement les aspectsarchéologiques et préhispaniques.

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égaux s’accompagnent de grandes transformations économiques liées au dévelop-pement des échanges portés par les idées libérales triomphantes : la modernisationà marche forcée durant la « Pax porfiriana » (celle du président-dictateur Díaz, quirègne en maître de plus en plus absolu jusqu’en 1910), qui ouvre le pays auxéchanges et au commerce international. Elle œuvre à la création d’un marchénational et à l’unification du territoire, non sans tensions et résistances dans unpays très hétérogène et, note Reclus à la suite de Alexandre de Humboldt, parti-culièrement inégalitaire. C’est le fil conducteur qui sous-tend la lecture reclusiennede la géographie du Mexique. La construction de réseaux permet de développerles échanges entre les différentes régions du pays, et ce faisant construire lanation. Nous verrons plus loin sa vision de l’assimilation des Indiens, incorporéspar métissage à la nation.

Le Mexique, le monde et les impérialismes

Mais la question préalable est celle de la nouvelle place du Mexique dans lemonde, dans cette nouvelle géographie de la navigation à vapeur et du rail. Quelsen sont les effets au niveau des dynamiques régionales et des relations dissymé-triques avec les États-Unis, alors en pleine expansion démographique et dont lesvisées impérialistes apparaissent toujours menaçantes ? Ces questions toujoursvives sont au cœur des relations, voire des tensions entre les États-Unis et leMexique.

Tout d’abord, les nouvelles routes maritimes changent la position des pays etdes villes qui s’ouvrent au commerce mondial et qui constituent des lieux depassage, des « têtes de pont ». C’est ainsi que comparé à l’Abyssinie, « le Mexiqueau contraire occupe une position entre deux océans et les deux Amériques, et c’estdans son territoire même que l’on cherche à ouvrir l’une des voies majeures pourla circumnavigation du globe » [NGU, t. XVII, p. 72], car ces détroits, « la natureles a fermés depuis l’époque tertiaire et c’est à l’homme de les rouvrir » [NGU,t. XVII, p. 16]. Il n’y a donc pas de déterminisme dans la vision reclusienne. Tou-tefois, cet optimisme dans la capacité des hommes à aménager la « nature » pourlutter contre les inégalités et la misère est tempéré par la lecture géopolitique deces transformations. Dans ce mouvement, l’isthme américain émerge comme undes lieux stratégiques de la nouvelle circulation des hommes et des marchandises.Parmi les différentes voies de passage interocéanique, l’isthme mexicain deTehuantepec, qui met les deux océans à une distance de moins de 250 kilomètres,est au centre des projets de recherche d’une voie alternative permettant de rac-courcir le trajet entre San Francisco et New York. Reclus en souligne l’intérêt pourles États-Unis, mais aussi les risques que fait peser un tel projet sur l’intégrité

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territoriale mexicaine. Et ce d’autant que « la séparation naturelle des territoiresindiquée par l’isthme fut aussi une frontière politique » ; elle fragilise la construc-tion nationale, entre un Mexique occidental, « au nord de l’Isthme le Mexique pro-prement dit », pour reprendre une des têtes de chapitre de Reclus, et les États duSud, du Chiapas au Yucatàn, rattachés au Mexique après l’Indépendance.

La convoitise des États-Unis est bien connue sur cet espace dont ils « négo-cièrent sans succès l’achat d’un droit de commerce libre, c’est-à-dire de souverai-neté réelle sur l’Isthme ». Les avatars du projet de creusement d’un canals’inscrivent dans les rivalités entre les différentes puissances impériales pourcontrôler les voies isthmiques. On connaît la suite. Lorsque Reclus écrit ce texte,l’idée du percement d’un canal « mexicain » est abandonnée au profit d’un simplechemin de fer. Sa construction a d’ailleurs commencé sur le petit tronçon entreCoatzacoalcos et Suchil, pour atteindre, quelques années plus tard, la côtePacifique. Toutefois, la prospérité attendue n’a pas été au rendez-vous, car l’ouver-ture du canal de Panama en 1914 met fin à l’activité de transit des produitssucriers entre Hawaï et l’Europe.

Mais il s’agit aussi des liaisons terrestres. L’attribution de concessions dechemin de fer à des compagnies étrangères, notamment américaines, est perçuecomme toujours susceptible de mettre en péril l’intégrité territoriale du Mexique.« Elles ouvrent la frontière à un puissant voisin qui s’est déjà emparé du territoireet qui plus d’une fois a menacé d’étendre ses conquêtes » [NGU, t. XVII, p. 305].L’appui apporté par les États-Unis au Mexique lors de l’invasion française, aunom de la doctrine de Monroe, a certes changé la relation, mais les rapports diffi-ciles du Mexique avec les États-Unis sont une donnée irréductible qui conditionnelargement la lecture reclusienne de la géographie mexicaine.

La « grande transformation » : une lecture de l’espace mexicain

Dans l’ensemble, Élisée Reclus regarde avec optimisme les progrès réalisésgrâce à l’essor des échanges. Il est en cela un disciple évident des saint-simoniens 5.Pour autant son analyse articule constamment la dimension économique auxdimensions politique et sociale et en relève les tensions et les contradictions.

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5. Le n° 127 (mai 1990) de la revue L’Ordinaire latino-américain (alors nommée OrdinaireMexique-Amérique centrale) avait présenté ce que disait Reclus, parallèlement à d’autresauteurs de Géographies universelles, au sujet du Mexique et de l’Amérique centrale. La présen-tation des textes (signée de C. Bataillon) soulignait le caractère saint-simonien de Reclus, enmême temps que son pessimisme (sans doute surestimé) à propos des populations indigènes.

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E. Reclus nous décrit un pays qui connaît une « grande transformation » [Polanyi,1983], c’est-à-dire d’un pays qui à travers le développement des échangesconstruit un marché national qui unifie et rassemble des morceaux du pays, àl’intérieur de frontières stabilisées au sud, mais toujours menacées au nord par le« grand voisin américain ». Les relations ambivalentes avec les États-Unis sont aucœur de sa réflexion sur la grande transformation que connaît alors le pays.

Reclus s’attache à décrire un pays en pleine mutation où l’héritage colonial esttoujours très fort et où les changements s’exercent sur l’espace de manière trèscontrastée. C’est un pays encore très largement rural, mais où les villes nom-breuses jouent un rôle central dans l’organisation des économies régionales. Sur lemodèle des places centrales, ces villes organisent leur espace microrégional quis’est construit dans des configurations territoriales instituées par la colonie. Lepays est cloisonné par le relief, le climat, cloisonnement accentué encore parl’absence de grandes voies d’eau navigables. Seuls quelques fleuves sont remontésjusqu’au fond de leur estuaire ou utilisés pour transporter les bois par flottaison.Il n’y a pas de fleuve de l’unité nationale : « Elle n’eut point de Nil, ni d’Euphratepour unir des cultivateurs riverains dans une nation compactée » [NGU, t. XVII,p. 53]. Les échanges se font dans des conditions difficiles, à travers les cheminsmuletiers. Mais le développement du rail et des villes portuaires change cette imaged’un pays, archipel de la diversité et des particularismes, pour dessiner celle d’unterritoire qui s’articule autour de villes et d’activités stimulées par les échanges.

La construction des réseaux modifie la géographie du pays et les relations qu’ilentretient avec le monde « civilisé ». La vision de Reclus exprime sa foi dans leprogrès qui se nourrit de l’étonnante rapidité avec laquelle s’étend à partir desannées 1880 le réseau ferré. En effet, après avoir connu un retard d’un quart desiècle par rapport aux pays « civilisés », le Mexique est entré dans une phasede rattrapage qui le dote du plus grand réseau d’Amérique latine à la veille de laguerre de 1914. Les historiens mexicains ont largement débattu sur les causes dece retard et sur les conséquences qu’il a eues sur le « décollage » économique.Dans un pays où, pour reprendre l’expression de John Coastworth, « la géographieconspire contre l’économie » [Coatsworth, 1976], Reclus souligne les obstaclesopposés par le relief ; la région de l’Anahuac ne présente pas les conditions favo-rables de la Pampa argentine. Mais au-delà des conditions naturelles adverses, cesont les conditions politiques et géopolitiques qu’il met en avant. Un véritableréseau ne pouvait être envisagé qu’une fois la République « restaurée » au lende-main de l’expédition française, et les relations avec les États-Unis pacifiées. Car lapaix fait revenir les capitaux anglais et américains.

Au moment où Élisée Reclus écrit, le champ des possibles est ouvert dansl’attribution de concessions qui, on l’a vu, ouvrent sur les États-Unis, mais il n’estguère étonnant que la première ligne ait privilégié le plateau de l’Anahuac et son

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annexe l’Occident mexicain, ainsi que les échanges avec l’Europe, en reliantMexico au port de Veracruz. Elle a été la plus difficile à construire et aussi la plusspectaculaire en raison des prouesses techniques qu’il a fallu déployer. Le carac-tère prométhéen d’une telle entreprise pour enjamber des cols deux fois plus éle-vés que dans les Alpes provoque l’enthousiasme de cet homme de progrès et forceson admiration.

Mais pour atteindre ce résultat il fallait accomplir des travaux énormes, dontl’Europe même n’offre pas d’exemples : escalader des montagnes jusqu’à une hau-teur double des tunnels les plus élevés des Alpes, franchir successivement les troiszones, chaude, tempérée et froide, et gagner ainsi la région des neiges sans allongerla route outre mesure par d’interminables lacets dans les vallées latérales. Cetteœuvre colossale a été heureusement menée à bonne fin : ponts, viaducs, souterrains,courbes et rampes, le chemin de fer « mexicain » offre une étonnante succession detous les travaux d’art... Au seuil, le plus élevé, près du volcan de la Malinche, lavoie se trouve à 2 533 mètres d’altitude, et pour ne pas avoir à franchir un colencore plus haut à travers la chaîne neigeuse, elle doit contourner cette arête aunord et parcourir obliquement toute la « vallée » de Mexico. C’est à bon droit queles Mexicains parlent de cette œuvre industrielle comme d’un monument du géniehumain [NGU, t. XVII, p. 363].

Sa construction a nécessité de très lourds investissements, mais elle élargitl’espace économique longtemps rétracté sur le plateau central de l’Anahuac.

En second lieu, l’organisation du réseau qui converge vers la capitale concourtà la prééminence de la région de Mexico et des alentours. C’est dans cette régionoù la maille des villes est la plus dense que le réseau a œuvré au développementdes industries et des villes, en rivalité entre elles. « Le chemin de fer qui parcourtle Bajio, et dont un embranchement va rejoindre Guanajuato, passe devant toutesles villes importantes de l’État... Silao, Irapuato, Salamanca, Celaya, San MiguelAllende » [NGU, t. XVII, p. 171], mais aussi Leon « qui n’a jamais été capitale,malgré le nombre de ses habitants, [et] est une cité plébéienne où le travail futtoujours à l’honneur ». Et la capitale elle-même est destinée à un rôle géostraté-gique de ville mondiale : « La population de Mexico a quintuplé depuis le débutdu siècle ; cependant la capitale de l’Anahuac s’est laissée devancer par bien descités plus jeunes. Il y a cent ans, elle était la plus peuplée du Nouveau Monde, etmaintenant elle se trouve dépassée, non seulement par New York et d’autres villesdes États-Unis, mais aussi par des rivales de l’Amérique latine 6... » Mais Reclus

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6. En Amérique latine, la ville de Mexico, qui comprend 328 000 habitants en 1890, arriveen troisième position, loin derrière Buenos Aires, gonflée par l’immigration venue d’outre-Atlantique (1887 : 663 000 habitants), et Rio de Janeiro (1890 : 522 651 habitants).

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montre qu’elle garde un rôle prééminent. « Mexico, située sur le “pont du monde”entre deux océans, est bien l’un des noyaux vitaux de la planète et son importancehistorique grandira certainement » [NGU, t. XVII, p. 190].

Nord/Sud : des périphéries à intégrer ?

Dans ce vaste pays, les confins restent peu peuplés et mal contrôlés. La« grande transformation » va assurer ce contrôle au Nord beaucoup plus qu’au Sud.

Au Nord, c’est le faible peuplement qui a avivé les convoitises du grand voisin,alors en pleine expansion. La région est gratifiée d’une immense richesse minièrequi connaît une activité florissante en cette fin de siècle et fait la fortune des villesde Durango, Zacatecas, Torreon et dans une moindre mesure de Chihuahua. Maisen dehors de ces foyers de peuplement, le Nord est encore soumis aux incursionsdes Apaches et des Comanches, et ce jusque dans les faubourgs des villes deQueretaro, Durango ou encore San Luis Potosi. Reclus incrimine cette insécuritépermanente au mode d’occupation de l’espace mis en place sous forme de vastesranchs d’élevage qui occupent sans peupler ; ajoutons également que l’avancée dela « frontière » américaine refoule sur le territoire mexicain les Indiens « sauvages »et pillards [Barrett et Witurner, 2003] 7.

Avec le « Porfiriat » (1876-1911), les voies de chemin de fer nord-américainespénètrent en territoire mexicain. Elles traversent la frontière en 1880 et relient leplateau central aux villes américaines en forte croissance, Denver, New York,Chicago. E. Reclus perçoit l’importance des formes d’organisation particulièresliées à la frontière et au maintien de barrières douanières, en dépit du libéralismeaffiché par le gouvernement de Porfirio Díaz. Tout au long du chemin de fer gran-dissent des villes dans une relation de symbiose avec celles situées del otro lado.Anticipant en quelque sorte la notion de ville-jumelle (twin-city) qui s’imposeraplus tard pour décrire les formes d’urbanisation et l’espace productif à la frontièreMexique/États-Unis, les capitaux américains viennent s’investir du côté mexicaindans une industrie naissante, en partie protégée par de forts tarifs douaniers. Etparallèlement la contrebande devient une des industries les plus prospères, alorsque se met en place « une zone libre à la frontière ».

À la veille de son grand essor industriel, « Monterrey, la gardienne de la fron-tière » devient le nœud ferroviaire le plus prospère. Elle bénéficie du trafic et des

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7. La reddition de Géronimo, chef des Apaches, en 1886, ramènera lentement la sécuritédans le nord du pays.

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échanges intensifiés, car « deux chemins de fer viennent s’unir à Monterrey pourse continuer par la grande ligne de Mexico : l’un est celui qui se rattache à NuevoLaredo, sur le rio Bravo, au réseau général des États-Unis, l’autre est la voie quidans sa partie orientale unit la rive droite du fleuve par Mier, Camargo, Reinosa,Matamoros... Ce chemin de fer fait de Monterrey l’entrepôt de la basse vallée duRio Bravo. Chaque station de la rive droite a pour ainsi dire “une tête de pont” surla rive gauche, ville américaine d’entrepositaires qui introduisent leurs marchan-dises sur le territoire mexicain, soit par le commerce régulier, soit par la contre-bande » [NGU, t. XVII, p. 157]. « Matamoros ne forme pour ainsi dire qu’uneseule cité avec Brownsville qui s’élève sur la rive opposée de la frontière »[p. 158]. Notons que cette configuration singulière de l’espace frontalier a perduréjusqu’à la signature du traité de libre-échange de l’Amérique du Nord (1994) quidissout la ligne « douanière », mais voit se durcir celle liée à la migration et à lasécurité.

Toutefois, et de manière surprenante, si l’on suit Élisée Reclus, les nouvellesmétriques ferroviaires ne modifient en rien la place des États du Nord. Carl’« effet-tunnel » semble les destiner, de manière irréductible, à constituer une sortede limes pour tenir à distance les visées expansionnistes de l’empire américain.« Le centre de gravité des États mexicains et celui de la république anglo-saxonneseront toujours à une distance de 2 500 kilomètres et l’espace intermédiaire est engrande partie composé de régions à terres infertiles dont la population resteraclairsemée » [NGU, t. XVII, p. 310].

Au sud, le pendant de cette sorte de limes, ce sont les États situés au-delà del’isthme de Tehuantepec, le Mexique oriental, « bien distinct du reste de la Répu-blique ». Un monde indien, insulaire, peut-être séparatiste. Ce Sud mexicain appar-tient au monde maya. Ici la frontière a tranché dans le vif dans une même régionculturelle et ethnique lorsque ces États rattachés à la capitainerie du Guatemaladurant la colonie ont été annexés en 1824 par le Mexique indépendant. Les velléi-tés séparatistes de la « république sœur » du Yucatán lui ont valu un statut parti-culier au sein de la fédération mexicaine. Toutefois, cette région périphérique,menacée par ce qu’Élisée Reclus nomme, non pas la « guerre des castes » commeil sera d’usage, mais la « guerre sociale » des Indiens contre les grands proprié-taires, connaît une véritable révolution productive liée à la culture de l’agave,cette plante fibreuse « qui a fait alors la fortune du Yucatan ». Le développementdes plantations de sisal pour les cordages a doté la presqu’île d’un réseau dense,atypique par rapport au reste du pays car, ici plus qu’ailleurs, sa construction estliée à la production régionale. « Chaque hacienda possède sa machine à vapeur,employée à hacher les feuilles de cactus et à nettoyer la fibre » et « Mérida estdevenu le centre de convergence de plusieurs lignes de voies ferrées qui couvrirontpeu à peu de leur réseau toute la péninsule... et que les Yucatèques tiennent à

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l’honneur de construire eux-mêmes sans le concours des capitaux étrangers »[NGU, t. XVII, p. 287]. Nous sommes ici, comme à Monterrey, devant la nais-sance d’une élite régionale.

À travers sa présentation successive des États du Sud, Élisée Reclus montrecomment le chemin de fer favorise certaines régions et en marginalise d’autres. Lamise à l’écart de régions entières amorce la question du retard du « Sud » et opèrele passage d’un territoire compartimenté par les particularismes à un territoiretraversé par les inégalités. Le réseau présente de très grandes lacunes, entreCoatzacoalcos et Campeche. Il ignore aussi la zone du Sud-Pacifique, margina-lisant de manière durable des zones qui avaient été parmi les plus prospères durantla colonie. C’est ainsi que, « Malgré la richesse de sa vallée, Oaxaca est une villedéchue. Elle a perdu quelques milliers d’habitants depuis le milieu du siècle, nonseulement à cause du faible prix des cochenilles et du manque de communicationsrapides avec Mexico, mais aussi par l’effet des ambitions politiques des élites »[NGU, t. XVII, p. 220]. Là aussi pas de cause univoque, mais un faisceau decauses pour expliquer la déchéance : la concurrence de la cochenille canariote, del’indigo gangétique et des teintures minérales, la mauvaise communication au(x)centre(s) (Mexico, les États-Unis, l’Europe), enfin le rôle des élites happées par lecentre – au sens géographique et métaphorique – à un moment où se construit uneclasse politique nationale, autour de Benito Juarez puis de Porfirio Díaz, « Lesprincipaux personnages de la République étant en majorité originaires de l’État,les jeunes ont émigré en foule vers la capitale pour prendre part à la curée desfonctions » [ibid., p. 220].

Certes, les villes déchues – on dirait aujourd’hui les « villes perdantes » – sontcelles qui se situent en dehors des nouveaux circuits des échanges, ou celles dontl’activité se voit déplacée par la concurrence de nouveaux produits ou d’une nou-velle liaison.

Enclaves de modernité

Parallèlement naissent des enclaves de modernité, liées au développement ducommerce international, tout autant aux importations de matériel ferroviaire et deproduits manufacturés qu’aux exportations de produits miniers et agricoles enplein essor. Il permet de renflouer les caisses de l’État. « Plus de la moitié desrecettes provient des droits perçus dans les ports, presque tous sur des objets d’im-portation » [ibid., p. 314], et favorise l’apparition de nouveaux sites portuaires.Alors que Veracruz avait été la seule ville « par laquelle le Mexique avait été jadisen relations politiques et commerciales avec le reste du monde », en 1889, vingt-quatre ports sont habilités sur la côte Atlantique (Tampico, Alvarado, Campeche,

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Progreso), mais aussi sur la côte Pacifique nord car les importations américainesont crû rapidement 8. Et toute une série de ports de cabotage en liaison avec l’éveilde la Californie s’épanouissent, comme à La Paz, Loreto, Guaymas, « un desmeilleurs ports du Mexique, relié par rail à Hermosillo et aux États-Unis » ouencore le port de Mazatlan. « Les paquebots l’ont choisi pour leur principal pointd’attache, et par contrecoup, les importations ont fait naître de nombreuses indus-tries à Mazatlan, filatures, fonderies, scieries, cordonneries. Une part considérablede la population se compose d’étrangers » [ibid., p. 148].

Situation d’exception car, à la différence de l’Argentine et du Canada, leMexique n’a pas attiré de flots de migrants pour coloniser le pays. Pourquoi ?E. Reclus rappelle les échecs fracassants des tentatives faites par ses compatriotes,aux seules exceptions de la colonie fouriériste de Jicaltepec (1831) et de celle deSan Rafael (1880), à l’embouchure du rio Nautla. Là aussi, l’ingratitude de lanature tropicale – « où tout n’était pas à portée de la main » comme avaient pu lelaisser croire les écrits de A. de Humbolt – a sa part dans ces échecs. Pour autant,c’est la structure foncière du pays qui a été l’obstacle principal. « Déjà divisé engrands domaines, le territoire mexicain n’a guère plus de place pour les petitscultivateurs qui en d’autres contrées constituent l’armée des immigrants » [ibid.,p. 280]. « Toutefois, si la culture du sol n’attire que peu d’immigrants au Mexique,la venue d’étrangers appelés par l’industrie et le commerce devient d’année enannée plus considérable. La construction des chemins de fer, des télégraphes, desusines a valu au Mexique l’arrivée de milliers d’Américains du Nord, mécani-ciens, ingénieurs, artisans » [ibid., p. 281], car le pays manque de main-d’œuvrequalifiée. Concentrées dans les villes minières du Nord en pleine expansion et lesvilles portuaires, ces couches nouvelles sont sensibles aux idées du parti libéraldes frères Magon ; elles formeront les noyaux de l’« archipel libertaire », pourreprendre l’expression de F. X. Guerra, dont la géographie allait de La Laguna(Coahuila) à la zone textile de Puebla, de la frontière nord du pays à PuertoMadero, aujourd’hui Coatzacoalco [Guerra, 1985, p. 32 et suiv. ; Prévôt-Shapira,1997]. Ce sont des régions d’individus mobiles, à la différence des communautésagraires d’Indiens et de métis, enracinées dans un passé séculaire.

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8. « Aussi dans les ports mexicains presque tous les documents maritimes se rédigent enanglais » [p. 299].

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Indiens et métissage

Sur le continent américain, Reclus s’intéresse évidemment aux Indiens, et voitle plus souvent deux formes d’existence de ces populations. Les groupes isolés,dispersés, peu nombreux, que la colonisation n’a pas atteints pour ces raisonsmêmes, sont considérés comme de précieuses reliques d’une humanité anciennequ’il faut protéger pour qu’elles ne disparaissent pas, selon une vision très prochede celle des ethnologues de la fin du XIXe siècle. Il insiste en particulier, à propos del’Amazonie ou de secteurs plus réduits et reculés d’Amérique centrale, sur lessymbioses très particulières (et d’autant plus précieuses) que ces peuples ont éta-blies avec des mondes naturels difficiles. L’autre pôle d’existence des peuplesindiens concerne ceux qui, nombreux et groupés, ont été organisés en empirescomplexes dans le monde andin ou le monde méso-américain, incorporés dans descivilisations extrêmement inégalitaires et oppressives : « On comprend la mélan-colie qui devait s’emparer de ce pauvre peuple [aztèque], dont semblait s’écarterla faveur divine en proportion même des victimes qu’il lui offrait. [...] les Espa-gnols furent aidés par l’apathie du pauvre peuple. La foule conquise que lesmaîtres avaient accablée de vexations et de corvées n’éprouvait aucune répu-gnance à changer de tyran » [NGU, t. XVII, p. 106-107]. Il montre commentoppression et inégalité ont été réorganisées par l’Empire espagnol, en particuliergrâce à une évangélisation dont il voit essentiellement le caractère autoritaire, des-tructeur des identités indiennes effacées pour laisser place à des masses paysannessoumises à l’alcoolisme, habituées à obéir, et sans doute incapables de devenir lesvéritables citoyens libres des Républiques latino-américaines. Ces malédictionspèsent donc sur les pays andins, sur l’Amérique centrale 9.

La vision est beaucoup plus optimiste pour le Mexique, où une fusion de civi-lisations a pour l’essentiel transformé les Indiens en métis. Certes, dit-il, l’histoirecoloniale mexicaine est en façade une absence d’histoire, une société immobile,mais en arrière-fond, des nations sont nées.

Durant toute cette longue période, les habitants de l’immense empire colonialrestèrent sans histoire : la nomination, le rappel ou la mort de personnages officiels,c’est à ces uniques mentions que se réduisaient les annales de la Nouvelle Espagne.Mais au-dessous de la surface, immobile en apparence, des changements considé-rables se préparaient dans la vie profonde de la nation ; les races se croisaient,s’accommodaient l’une à l’autre, les mœurs, les idées, les aspirations se faisaientcommunes, et soudain, quand la métropole, envahie par les armées étrangères, setrouva trop faible pour maintenir son autorité dans le Nouveau Monde, on vit au

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9. C. Bataillon [1994] a esquissé ces aspects de la vision de Reclus sur l’Amérique latine.

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Mexique, dans le Guatemala, le Honduras et les autres provinces d’Amérique cen-trale, surgir des nations armées comprenant à la fois les petits-fils des conquérantsespagnols et des Indiens conquis. Des peuples venaient de naître là où l’on nevoyait qu’une tourbe de sujets, et ces peuples réclamaient leur place parmi lesautres en qualité d’égaux. L’apparition brusque de nations nouvelles, ou plutôt larésurrection des nations indigènes, mais sous un vêtement de civilisation différentde celui qu’ils avaient autrefois, se produisit également en Colombie, au Venezuela,dans l’Ecuador, au Pérou, dans toute l’Amérique espagnole. [... À l’inverse desÉtats-Unis,] dans l’Amérique espagnole, au contraire, le gros de la population secompose d’Indiens hispanifiés, qui, tout en recevant la civilisation européenne et ense mêlant aux races de l’Ancien Monde, n’en sont pas moins les représentants del’ancienne race américaine. Les Néo-Saxons ont détruit ou repoussé les populationsindigènes ; les Néo-Latins les ont assimilées. C’est au Mexique et dans les autresrépubliques espagnoles que s’est faite, par le croisement et les mœurs communes,la réconciliation entre les diverses races de la Terre, jadis ennemies ou même sansrapports les unes avec les autres [NGU, t. XVII, p. 14-15].

Notons que cette vision historique optimiste du brassage généralisé inclut iciles pays indiens des Andes. Mais dans le volume suivant de son ouvrage, où ildécrit ceux-ci, bien peu est repris sur cette chance du métissage, contrairement aucas mexicain. Cependant, même pour le Mexique, les réticences de Reclus sontmultiples sur cette naissance d’une nation métisse. La révolte populaire (doncindienne) fut rien moins que républicaine :

Quant aux masses profondes de la population indienne, peu leur importait laforme du gouvernement ; ce qu’elles voulaient, c’est la possession du sol, un peud’air dans leur triste vie, un peu de liberté. Sous le régime espagnol, elles n’avaientjamais tenté de révolte [...]. Telle était la confusion des idées et des partis provenantde l’ignorance générale et du long asservissement des populations, que la révolu-tion débuta au Mexique par un soulèvement des Indiens fanatiques de Dolores, « aunom de la sainte religion et du bon roi Ferdinand VII » [NGU, t. XVII, p. 115-116].

Et la création d’une nation n’en a pas été facilitée :Au Mexique, l’unité nationale est d’autant plus difficile à conquérir qu’une

partie notable des Indiens n’est encore associée à la population policée que d’aprèsles actes officiels. Tous les indigènes groupés en tribus, qui vivent à part dans lesterritoires écartés, parlant les anciennes langues et pratiquant les anciennes cou-tumes, doivent être considérés comme ne faisant pas encore partie de la nationmexicaine ; mais ils sont assimilés en plus grand nombre d’année en année, grâceaux routes qui traversent leur territoire, aux villes et aux établissements industrielsqui s’y fondent, aux écoles qu’on y établit [ibid., p. 119].

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Les Indiens, comment les intégrer à la nation ?

L’importance que Reclus accorde à ces peuples indiens se traduit par une des-cription minutieuse : une quinzaine de pages, alors que Créoles, métis et géogra-phie médicale des populations en occupent six. Pour cette description des peuplesindiens, comme avant pour décrire le monde naturel, ou plus avant pour montrerle monde moderne, le plan de Reclus est un voyage qui toujours va du désert(nord-ouest) au tropique humide (isthme de Tehuantepec). C’est, on l’a vu, en unepartie séparée, à la suite, qu’il traite du monde mexicain transisthmique, considérécomme quasi centre-américain, à l’écart du reste par sa nature, par son peuplement(des Mayas très peu nombreux), comme par son système politique et économique,sans liens réels avec le « vrai » Mexique. Et ce Mexique maya est justement beau-coup moins atteint par ce métissage spécifique de la société mexicaine.

Essayons de repérer les critères généraux d’intégration que Reclus met enavant, par touches successives nuancées, en sortant en quelque sorte pour chaquepopulation indienne sa fiche signalétique. La religion est un critère important : il asouligné, dans son exposé général liminaire, que la christianisation a été à la foisobtenue par la force et limitée à un vernis. Mais le maintien des pratiques reli-gieuses « ancestrales », sans pénétration du christianisme, attire son attention chezles Tarahumaras, comme chez les Mayas « libres » du sud-est du Yucatán (actuelQuintana Roo). Notons que Reclus ne s’attache guère aux formes de syncrétismereligieux actuellement de mieux en mieux connues, mais peu repérées par lesvoyageurs de l’époque qui passent en général sans séjourner au sein des popula-tions indiennes. On sait en particulier comment les « Mayas libres » aussi bien queles Tarahumaras se sont attribué des rôles de peuples élus sur le modèle suggérépar leurs évangélisateurs catholiques, jésuites en particulier.

Certes le critère de l’indianité persistante, au sein même du processus demétissage, est avant tout la langue et il souligne la variété des groupes linguis-tiques comme leur possible parenté. Mais ce qu’il relève plus encore, c’est ledegré de bilinguisme, plus ou moins développé, avec la vision optimiste d’unehispanisation généralisée prochaine grâce à un développement de la scolarisation,sans envisager d’ailleurs la disparition des langues indiennes après cette étape dubilinguisme. Reclus a été frappé par le cas extrême (et unique hors du Paraguaypour l’Amérique latine) de l’usage du maya à Mérida : les Créoles au Yucatán ontété « linguistiquement colonisés » par les Indiens et sont devenus bilingues. Demême au Yucatán, dit-il, les toponymes mayas se sont conservés bien plusqu’ailleurs. Là aussi, le chercheur du XXe siècle serait obligé de nuancer en tenantcompte des usages réels à partir d’une triple toponymie, indienne, chrétienne etrépublicaine, cette dernière s’étant développée dès le XIXe siècle, mais beaucoupplus largement ensuite.

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La paix ou la guerre est bien sûr un critère dominant dans l’intégration desIndiens à la nation mexicaine. Ici encore les situations sont très diversifiées, etsans qu’elles se calquent nécessairement sur les faits de religion ou de langage.Tant à la frontière nord-ouest qu’à celle du Sud-Est, des populations indiennesvivent à cheval sur les frontières, côté États-Unis ou côté Guatemala, et de ce faitsont amenées à jouer sur deux allégeances nationales. La situation des Apachesest inverse : ils refusent toute allégeance tant aux États-Unis qu’au Mexique. Cepeuple, selon Reclus, a confirmé ses mœurs de guerriers pillards parce que pour yfaire face le Mexique a mené la pire politique possible : aussi bien l’armée que lesgrands propriétaires ont éliminé ou freiné le développement des bourgades demoyens ou petits propriétaires qui auraient pu assurer leur propre défense enformant des milices, assurer aussi une surveillance alentour et même peut-êtreparticiper à l’incorporation des Apaches par métissage. Mais l’armée comme lesgrands propriétaires n’avaient que faire de ces bourgades, qui s’affirmaient commedes noyaux potentiels de démocratie locale... Or la paix ne peut s’imposer par enhaut dans ces terres vides.

Certains Indiens se sont affirmés indépendants, tant au Nord-Ouest pour lesYaquis qu’au Yucatán pour les Mayas du sud-est de la péninsule. Dans le premiercas, c’est un petit groupe qui négocie dès cette époque avec l’État mexicain, dansle second, un vaste territoire durablement dissident, tant vis-à-vis du pouvoir fédéralque de celui de l’État de Yucatán, mais lui-même se déclare un moment indépen-dant, avant de rester longtemps de fait autonome, mieux relié par mer aux États-Unis qu’au Mexique.

Ces situations sont marginales par rapport à celle de la plupart des groupesindiens du Mexique, très largement intégrés politiquement dans l’État mexicain,mais ici aussi Reclus perçoit des nuances notables : les Tarascos du Michoacánsont à la fois soucieux de préserver des formes d’autonomie politique (ils n’appar-tenaient pas à l’Empire aztèque), mais en même temps fortement demandeursd’intégration par une école porteuse d’hispanisation. Au Oaxaca, les Mixtecos etles Zapotecos ont une autonomie encore plus marquée, ce qui n’empêche pasqu’ici aussi progresse le processus de métissage.

Enfin si Reclus décrit tout ce qui fait des populations indiennes une paysanneriepauvre et rarement maîtresse des terres qu’elle cultive, il montre commentcertains groupes sont insérés dans des circuits économiques particuliers. Ce n’estpas par hasard que Reclus se sert dans ces cas de comparaisons avec des popu-lations mieux connues, tant par lui-même que pour son public français : les Yaquissont comparés aux Kabyles dans leurs activités d’artisanat (le meuble), pratiquéesdans les villes du Sonora. De même, on l’a vu, pour parler des Mazahuas et desOtomis qui vivent sur des terres pauvres au nord de Mexico et viennent travaillertemporairement dans cette ville, il les compare aux Savoyards ou aux Auvergnatsqui viennent travailler à Paris.

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Intégration nationale et « voisins distants » [Riding, 1989] : la relation Mexique/États-Unis

Quels que soient la flexibilité de l’exposé de Reclus analysé ci-dessus, le sensdes nuances qu’il manifeste en insérant chaque situation indienne locale dans soncontexte, une ligne générale apparaît cependant de façon claire : la société mexi-caine est capable d’intégrer ses populations indiennes, elle est déjà composée pourl’essentiel de populations indiennes déjà précédemment incorporées, et lesIndiens, sauf exception, sont bien plus soucieux de participer à cette incorporationque de préserver des identités particulières. On peut dire que cette vision deReclus est profondément ambiguë, puisque par ailleurs il souligne commentcertains groupes ont refusé le catholicisme (qu’il tient en piètre estime), ou bienont su préserver politiquement leur indépendance ou au moins une autonomie.Cette ambiguïté, il l’exprime, mais il l’a adoptée de la société mexicaine de sontemps elle-même. Le long règne de Porfirio Díaz, à l’époque de Reclus, « intègre »les Indiens dans son effort de modernisation, et souvent de façon fort brutale. Larévolution mexicaine de 1910, puis les régimes politiques autoritaires qui en sontissus jusqu’aux années 1970, ont poursuivi la même politique d’intégration, mêmesi les milieux intellectuels de gauche ont, avec l’appui de ces régimes politiques,glorifié les racines indiennes de la société. Ce n’est que depuis le tournant desannées 1970 que la valorisation des identités indiennes a surgi chez les popula-tions concernées elles-mêmes, à bien des égards grâce à un contexte intellectuelinternational nouveau, largement mis en route depuis les États-Unis.

Tout autant que nation et indianité sont ambiguës chez Reclus, identité natio-nale et connections intimes avec les États-Unis forment un jeu complexe. Dansquelle mesure le développement des échanges menace-t-il la vocation géopolitiquedu Mexique que Reclus à la suite des saint-simoniens prête au Mexique ? « LeMexique, presque isolé, sert de forteresse avancée à toute l’Amérique espagnolecontre les Anglo-Saxons américains. » C’est le bouclier de la latinité, conceptforgé dans l’entourage saint-simonien de Napoléon III, qu’Élisée Reclus reprend àson compte, pour penser la communauté historique et culturelle d’un héritage« latin ». C’est « à leurs frères latins d’Europe que s’associeront les Mexicains etles autres “latinisés” de l’Amérique ».

De ce point de vue la « grande transformation » a des effets ambivalents. Elleconsolide la nation, mais dans le même temps elle rend les États-Unis plus pré-sents par la pénétration des voies américaines sur le territoire national, assurantune emprise croissante dans l’économie du pays.

Pour autant, le Mexique est-il menacé par la puissance des États-Unis ?L’anglais va-t-il s’imposer comme langue au Mexique ? Non, pas plus qu’« il n’yaura bientôt que des Yankees au Mexique. C’est une illusion » [NGU, t. XVII,

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p. 16]. Contrairement à toutes les prédictions Reclus note que l’unification lin-guistique ne s’est pas réalisée, et on pourrait ajouter ni hier, ni aujourd’hui où laquestion qui se pose est celle du bilinguisme dans les États du sud des États-Unis.La frontière n’est plus telle que la présente Reclus – « le contraste est brusqueentre les deux pays » –, une coupure séparant deux mondes, mais c’est uneimmense région, la Mexamerica, traversée par des flux multiples et où la migra-tion massive de Mexicains soulève la question de l’hispanisation des États-Unis,dénoncée par Samuel Huntington dans ses derniers écrits [Huntington, 2004 ;Douzet, 2004 ; Lopez et Estrada, 2004]. De fait Reclus est convaincu des capacitésde résistance de la nation en raison de la force de la culture hispano-indienne faceau grand voisin qui vient d’annexer la moitié du territoire. « Ainsi le Mexique etles États-Unis sont destinés à rester des domaines ethnologiques distincts et lesimmigrants du Nord se modifient rapidement sous le climat mexicain. D’ailleurs,les vœux des Mexicains sont uniformément contraires à une fusion politique avecles États-Unis. Sans doute le Mexique peut être conquis ; il ne saurait être assi-milé » [NGU, t. XVII, p. 310]. Un siècle plus tard, toujours pas d’assimilation,mais un mélange de heurts, d’affirmations et d’interpénétration.

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doi : 10.3406/geo.1967.15068

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