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ROQUEFORT-LA-BÉDOULE, GRAND CENTRE DE PRODUCTION DE CHAUX ET CIMENTS AU XIXc SIÈCLE Roquefort-la-Bédoule, dans le département des Bouches-du-Rhône, com- mune sise entre la Ciotat et Aubagne, est le produit du regroupement de deux paroisses médiévales (Roquefort et Julhans) lors de la réorganisation territoriale opérée dans les années 1810. Terroir rural faiblement peuplé par deux hameaux bien distincts à cette époque; commune rurale de 4.500 habitants dépendant d'un mouvement pendulaire avec Marseille propre aux cités dortoirs des périphéries métropolitaines, de nos jours; Roquefort-la-Bédoule connut au XIX' siècle et jusqu'avant la seconde guerre mondiale un développement et une activité industrielle peu communs. Cette industrie concentrée autour de la chaux et du ciment prend ses racines dans une activité artisanale bien connue puisque présente sur tous nos terroirs, mais jusqu'à présent fort peu étudiée, tant d' un point de vue historique, ethnologique, archéologique que technique: la fabrication de chaux à des fins agricoles et architecturales. Nous connaissons bien l'utilisation de la chaux pour les terrains agricoles, aussi bien que pour le revêtement des façades ou comme liant pour la construc- tion.Jusqu'au début du XIX' siècle, dans les terroirs ruraux, sa production reste artisanale, et se fait dans des fours aux formes archaïques, simples murs circulaires en pierres sèches ou vastes trous creusés dans le substrat rocheux, recouverts d'un encorbellement de pierres sèches, lui même surmonté d'un monticule arti- ficieldeterre. Il est actuellement malaisé de les repérer. Ils se présentent la plupart du temps sous la forme d'une petite colline abondamment boisée, évidée en son centre. ProvcnccHîstorique-Fascicule 173 - 1993

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ROQUEFORT-LA-BÉDOULE, GRAND CENTRE DE PRODUCTION

DE CHAUX ET CIMENTS AU XIXc SIÈCLE

Roquefort-la-Bédoule, dans le département des Bouches-du-Rhône, com­mune sise entre la Ciotat et Aubagne, est le produit du regroupement de deux paroisses médiévales (Roquefort et Julhans) lors de la réorganisation territoriale opérée dans les années 1810. Terroir rural faiblement peuplé par deux hameaux bien distincts à cette époque; commune rurale de 4.500 habitants dépendant d'un mouvement pendulaire avec Marseille propre aux cités dortoirs des périphéries métropolitaines, de nos jours; Roquefort-la-Bédoule connut au XIX' siècle et jusqu'avant la seconde guerre mondiale un développement et une activité industrielle peu communs.

Cette industrie concentrée autour de la chaux et du ciment prend ses racines dans une activité artisanale bien connue puisque présente sur tous nos terroirs, mais jusqu'à présent fort peu étudiée, tant d 'un point de vue historique, ethnologique, archéologique que technique: la fabrication de chaux à des fins agricoles et architecturales.

Nous connaissons bien l'utilisation de la chaux pour les terrains agricoles, aussi bien que pour le revêtement des façades ou comme liant pour la construc­tion.Jusqu'au début du XIX' siècle, dans les terroirs ruraux, sa production reste artisanale, et se fait dans des fours aux formes archaïques, simples murs circulaires en pierres sèches ou vastes trous creusés dans le substrat rocheux, recouverts d'un encorbellement de pierres sèches, lui même surmonté d'un monticule arti­ficieldeterre.

Il est actuellement malaisé de les repérer. Ils se présentent la plupart du temps sous la forme d'une petite colline abondamment boisée, évidée en son centre.

ProvcnccHîstorique-Fascicule 173 - 1993

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Cette dernière caractéristique provient de la disparition de la voûte en encor­bellement, et se trouve être le plus souvent le seul indice permettant de diffé­rencier ces fours de toute formation naturelle.

Leur utilisation est bien connue: elle est épisodique, au gré des besoins locaux pendant les périodes où les paysans du lieu connaissent quelque répit dans leurs travaux des champs.

Le four est rempli par le haut, par strates successives de combustib le (bo is) ct de matériau (pierre calcaire). Il est ensuite recouvert par J'encorbel­lement et le monticule précités. Selon Jacques Pinard, on « crée une circu lat ion naturelle de l'air en pratiquant un orifice à la base et un autre au sommet par lequel s'échappait la fumée ».1 Le feu y couve alors trois ou quatre jours, consummant peu à peu le calcaire. La chaux est ensuite récupérée par le bas, par l'ouverture ménagée à la base du four.

Ces structures intermirrentes, faciles à construire, toujours implantées là où affleure le calcaire, servent peu de temps, d'où leur nombre particulièrement important. Leur datation est difficile, souvent impossible, mais il semble bien que la grande majorité soit rattachable à l'époque moderne, sans plus de précision.

Situés dans les zones de collines, et donc souvent menacés par les travaux de reboisement après incendie (creusement de tranchées par les engins de l'ONF, créations de chemins de feu), il est indispensable d'en réaliser l'inventaire, qui fait souvent apparaître leur grande densité sur les plateaux. Ainsi, le recen­sement effectué par C. Thomas sur la zone des calanques de Cassis et de Marsei lle en a révélé plus de deux cents! Si l'on tient compte de la proximité de l'agglomération marseillaise, nul doute que cerre production ne soit pas exclu­sivement à vocation rurale. Une partie de celle des calanques dut servir en ville.

Sur Roquefort-la-Bédoule, nous en connaissons six depuis la carte archéo­logique communale réalisée en 1987 par D. Berthout : cinq sur le plateau de Fonblanche à l 'est de la commune, un au quartier des Crottes au nord du hameau de la Bédou le. Leur nombre devait être considérab lement plus élevé, sachant que d'importantes opérations industrielles et urbanistiques curent lieu au quartier des Crorres (carrières, lotissements, centre aéré des PTT, autoroute), qui durent en faire disparaître la p lus grande partie (fig. 1). Il faut d'autre part reconnaître que la difficulté de prospecter dans les collines, de par la présence de broussailles souvent fort touffues, n'a sûrement pas permis de tous les repérer sur le plateau de Fontblanche (fig. 2).

L'industrie de la chaux va considérablement se développer au XIX< siècle, avec l'apparition de petites entreprises familiales exp loitant des fours maçon­nés en forme de hauts-fourneaux.

Les archives communales (celles de l'époque contemporaine sont toujours conservées en mairie) recèlent plus de quarante autorisations d'ouverture de ces

L PINARD Oacques): L'archéologie industrielle, Paris, 1985.

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fours entre 1830 et 1870 ; un grand nombre au nom de la famille Bonifay. Mais il en existait déjà dès avant cette période, puisque la préfecture des Bouches-du­Rhône demande au maire de Roquefort en 1829 de '1( recenser toutes les usines » de la commune (archives communales N 2/ 2).

Ces fours s'égrenent le long des routes en un chapelet fumant bordé de car­rières, aux lieux-dits le Cadenet (15 fours), Barbaneau, les Bastid es, les Nouvelles, la plaine du Caire, les Barles, c'est-à-dire à J'est et au nord de la com­mune. La plupart ont disparu, supplantés par les lotissements, abattus par sécurité ou par économie (loi de 1929 doublant la taxe sur les fours à chaux, qui incita les propriétaires à détruire ceux qui ne fonctionnaient plus) . Quelqu es­uns subsistent à Rouvière (2 fours), aux Nouvelles (2 fours), aux Bastides (1 four) (fig. 3).

Dès les années 1870, la production s'industrialise totalement. La chaux est alors produite dans des usines qui possèdent une batterie de fours accolés. L'une d 'entre elles, à la plaine du Caire, produisait exclusivement de la chaux. Sa durée fut particulièrement éphémère. Sa date d 'ouverture figure sur sa cheminée en briques: 1887, et un avis d 'enchères nous apprend sa fermeture en 1891 (fig. 4). Les autres usines ont fabriqu é aussi bien de la chaux que du ciment.

En 1832, Benoît Hyppolite de Villeneuve-Flayosc (1803-1874) épouse la fille du général de Gardanne, qui apporte en dot le château de Roquefort, où s' ins­talle le jeune couple.

Brillant ingénieur entré à Polytechnique en 1822, puis à l'école des mines de 1824 à 1827, il appartient à une vieille famille noble venue de Catalogne au Moyen Age. Ses professeurs furent Gay-Lussac, Cuvier, Ampère. S'alliant les services de l'ingénieur Tocchi, d'origine italienne et dont un quartier de la commune porte le nom (il existe aussi un lotissement de Villeneuve près du vi l­lage), il met au point un procédé de fabrication du cim ent à partir du calcaire bédoulien en 1836. Ce ciment est le premier à ne pas se fendre au solei l, à résis­ter à la salinité de "eau de mer, et dont la blancheur permet son utilisation pour les œuvres d 'art.

Ils essaient tout d 'abord de vendre leur brevet, mais. personne ne s'y intéressant, Villeneuve décide en 1837 de créer sa propre usine, pour mOntrer l'intérêt de sa découverte. C'est le premier véritable établissement industriel de la commune.

En 1839, ils sont représentés à l'exposition universelle de Marseill e, où ils exposent un buste de Pierre Puget cou lé en ciment pur. En 1842, le géologue Matheron en parle: « Les environs de la Bédoule, déjà si intéressants par leurs fosilles, ne le sont pas moins à cause de l'exploitation de certaines couches néocomiennes qui servent à la fabrication de la chaux hydraulique et du ciment dit « de Roquefort »1. La production cimentière de ces usines est en

~SON (Paul): Les Bouches-du-Rhône, encyclopédie départementale, T. 1. oc Les orέ

gines .. . Marseille.1932.

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ROQUEFORT-LA-BÉDOULE

FOUR À CHAUX DES NOUVELLES N° 2:

mur", p

·~O 00, Fig. 3:

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- gueulards: ouvertures par lesquelles le matériau est enfourné (en haut) et la chaux est récupérée (en bas).

- chasse-roue; pierre permettam d'évÎler que les roues des charettes nc heurtCnlles angles de mur.

- P : porte. F : fenêtre. H : hauteurs cn centimètres.

USINE DE LA PLAINE DU CAIRE

Fig. 4: 1,2,3: fours ; 4 : trace d 'une couverture; 5: pans inclinés; 6: idem; 7: rocher ; 8 : cheminée en briques.

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effet réalisée à partir d'un calcaire bédoulien, sous-étage de l'Aprien infé­rieur, lui même inclu dans le Crétacé inférieur (ère secondaire) (fig. 5).

C'est en 1840 que D'Orbigny identifie l'étage Aptien (commune éponyme: Apt, Vaucluse). La caractéristique d 'un terrain aprÎen est d'être marneux. Pourtant, en 1861, Reynes constate "existence d'un sous-étage aptien différent des autres dans sa constitution: « L'Aprien est ordinairement marneux, mais lors­qu'il prend un développement considérable comme à la Bédoule, on voit la par­tie inférieure sc modifier et passer à un calcaire dur, marneux, présentant une faune différente des ass ises plus élevées »J . Mais ce n'est qu'un quart de siècle plus tard que cette constatation sera mise à profit pour affiner la connais­sance de l'Aptien. En 1887, Killian introduit le nom de Gargasien (site éponyme: Gargas, Vaucluse) pour l'Aptien supérieur. En 1888, Toucas crée le terme « Bédoulien» pour l'Aptien inférieur: « Les riches gisements de la Bédoule dans les Bouches-du-Rhône ( ... ) appartiennent à cette zone de l'AptÎen inférieur à laquelle on pourrait donner le nom de Bédoulien »4.

Le stratotype bédoulien, daté de 110 millions d'années, a une puissance totale avoisinant les 180 mètres. Il est surtout représenté par un calcaire beige à silex et biomicrites (liant organique fin), un calcaire bleuté (dit « pierre à chaux »), un calcaire siliceux et des marnes. Il se divise lui-même en deux

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Fig. 5: Coupe géologique.

~NES: Ctllcairesde ltl Bédoule. Marseille. 1861 . 4. TOUCAS : Notes sur Le JuYtlssique supérieur et le Crétacé inférieur Mns Ltt vallée du Rhône.

1888.

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étages: le Bédoulien supérieur (calcaire à ammonites) et le Bédoulien inféri eur (calcaire à silex), ex-Rhodanien rattaché au Bédoulicn.

Situées dans une vallée où abondent aussi bien le calcaire et les marnes, ces usines ont eu à peu de frais la possibilité de s'approvisionner en ces matériaux qui sont la composition de base du ciment, ce dernier terme venant du latin « cae­mentum » : pierre brute. Après extraction, les blocs sont concassés sur place par l'intermédiaire d'un broyeur actionné à la vapeur, d'où l'uti lité de machines à vapeur dans les cimenteries j où elles peuvent aussi servir au pompage de l'cau dans les nappes phréatiques, la production de ciment nécessitant énormément d'eau.

Additionné de sable et d'eau, le ciment forme un mortier durcissant au séchage. La Bédoule connut aussi des carrières de sable, qui servent maintenant à la culture des champignons.

Villeneuve innove donc en ut ilisant une machine à vapeur (12 ch), qu'il ins­talle dans son usine en 1856.

En t 849, la société Léon Régny possède trois cimenteries, à Arles, la Nerthe (Marseille), et la Bédoule.

Les années 1860-70 voient l'industrie prendre une importance croissante à la Bédoule. Carrières de pierre, de sable, de marne, fours à chaux, scieries, col­lecte de la résine, cimenteries SOnt autant d'activités florissantes.

En 1875, trente-huit ans après celle de Villeneuve, monsieur Armand crée la seconde cimenterie. Des chefs d'entreprises de Marseille et d'Aubagne, bientôt imités par les Bédoulens, viennent à cette époq ue créer des fours et des usin es.

La vallée qui descend vers Cassis devient une vaste zone industrielle, que les cartes postales anciennes nous montrent com me une forêt de cheminées fumantes, et dont le relief garde trace sous l;.~ forme des vastes saignées bleutées au flanc des collines qu e SOnt les carrières de calcaire marneux.

En 1885, messieurs Romain et Boyer construisent la plus vaste des cimenteries du village, au quartier des Fourniers. Dans ce même lieu-dit existe une scierie-tonnellerie dont les tonneaux servent à transporter le ciment. Ils sont amenés par charriots à atte lages en fl èche, puis par camions Berliet, vers le port de Cassis pour être exportés vers Marseille, l'Italie ct J'Algérie; et servent à des constructions de prestige : canal de Marseille, port de la Joliette (Marsei lle), ligne ferroviaire Marseille - Avignon ..

Par ce port vont transiter 21.000 tonnes de ciment par an de 1890 à 1897, puis 33.000 tonnes par an jusqu'en 1913.

Son prix est alors inférieur de 30% par rapport au ciment de Pouill y, uti ­lisé jusque-là.

En 1891, l'électricité arrive dans cette zone industrielle. Elle permet une modernisation de la production, 31 ans avant l'alimentation du village de

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Roquefort, pourtant distant de seulement quelques kilomètres. Au moins deux usines Ont leur propre centrale électrique, Romain Boyer et la scierie-ton­nellerie.

C'est aussi à cette époque de l'apogée de l'industrie bédoulenne (1890-1920) qu'est édifiée la gare de Cassis, à mi-chemin entre cette ville et Roquefort-Ia­Bédoule, par la société PLM. Ceci crée un second débouché à la production bédou­Icnne, mais améliore aussi le transît des matières premières, le coke venu par le port de la Ciotat et le charbon en provenance de Gardanne, car le combustible n'est plus le bois depuis le passage à la phase industrielle. En 1895, il es t ques­tion de prolonger la voie ferrée jusqu'à la Bédoule, mais cela ne se fera jamais.

En 1900, en pleine euphorie industrielle, la Bédoule inaugure un monument à la gloire de celui qui lui a apporté la prospérité: Benoît Hyppolite de Villeneuve Flayosc, décédé 26 ans plus tôt.

La contrepartie de cette réussite est l'agitation ouvrière. Alors que j'im­migrationS, d'abord française, puis internationale, croît, les Républicains gagnent les élections municipales en 1877, avec 72,5% des voix. Jusqu'cn 1983, la gauche remportera presque systématiquement les scrutins dans cette commune.

Le premier groupement de travailleurs voit le jour en 1871 : le« Cercle répu­blicain », qui comptera plus de trois cents membres en 1930 et adhèrera au parti communiste dès 1921. En 1901, est créé le« syndicat unitaire des travailleurs en chaux ct ciments ct parties similaires de Roquefort », puis en t 907, « l'union syndi cale internationale des ouvriers de la Bédoule-Roquefort» (le terme international venant du fait qu'il existe plusieurs communautés d'étrangers à la Bédoule), et la « société coopérative de consommation » en 1908. A peine créé, le premier syndicat, soutenu par le Cercle républicain, organise une grève, en 1901.

La société Pavin de Lafarge s'installe alors à la Bédoule, en rachetant les usines de messieurs Jouve en 1902, ct Armand en 1905.

En 1906, le projet de liaison ferrée entre Cassis et la Bédoule est repris. Il est aussi question d'agrandir le port de Cassis, insuffisant pour accueillir les navires de fort tonnage, aux frais des industriels bédoulens. On envisage même la création d'un canal à écluse franchissant la colline séparant la Ciotat de la Bédoule pour amener aux usines l'eau du canal de Provence. Car si l'on produit 370.000 tonnes de ciment par an dans les Bouches-du-Rhône (3< rang national), l'usine Romain Boyer en fabrique à elle seule 100.000 tonnes!

En fait, en pleine prospérité, cette industrie connaît de graves problèmes st ructurels qui vont bloquer son développement:

-le charbon et le coke arrivent cn trop petites quantités,

-l'écoulement du produit fini se heurte au « gou lot d'étranglement» que représentent les capacités de transit de la gare et du port de Cassis ,

~r l'article qui suivra dans un proc hain numéro, à propos de l'immigration.

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- l'eau, primordiale dans la fabrication du ciment, ne provient que d 'une nappe phréatique et du recueil des eaux de pluie descendant des collines en de vastes bassins.

Ces faiblesses vont entraîner sa perte. La production de ce ciment, alors qu'il faut des quantités de plus en plus fortes pour soutenir la concurrence sur les prix, va devenir de plus en plus onéreuse.

En 1910, les Socialistes s'installent à la mairie, avec 62,50/0 des voix. La même année, la gendarmerie à cheval charge une manifestation de grévistes ct fait plu­sieurs blessés. La grande guerre provoque le départ des hommes en âge de tra­vailler, ce qui porte un coup supplémentaire à l'industrie cimentière. En 1928, la SFIO gagne les élections municipales avec 63,5% des suffrages, à laquelle suc­cède le Front Populaire en 1936.

Les années 1930, et particulièrement 1936, sont très agitées dans cette com­mune. En effet , hormis les grandes luttes ouvrières que l'on connaît bien, la popu­lation voit son emploi disparaître, avec la fermeture d 'usines obsolètes (pas de fours rotatifs, c'es t-à-dire fonctionnant en continu ... ) ou dont la production est devenue trop chère du fait des coûts des transports locaux et de la limitation des productions imposée par le manque d'approvisionnement en eau.

Une première usine ferme en 1928, suivie des autres en 1933, pourtant rache­tées entre-temps par la société Lafarge. La dernière usine, qui fut aussi la première, celle de Villeneuve, ferme en 1937. Villeneuve en édifie une autre, plus proche de la gare, à Cassis, en 1934. Elle sera le dernier avatar industriel de cette vallée, avant son rachat par Lafarge, puis sa fermeture en 1984.

Très tôt, les usines sont dépouillées de leur matériel, toitures, portes ... , comme le montrent bien les photos aériennes prises en 1944 par l'armée américaine. Une seule connaîtra une seconde vie après la seconde guerre mondiale, aux Caniers, où l'on produira encore de la chaux de manière traditionnelle jusqu'au début des années 1980b

Mais la plus intéressante à tous niveaux, et la mieux conservée, est l'usine Romain Boyer (1885).

Dans cette deuxi ème moiti é du XIX' siècle, avec l'avènement du second empire, nous sommes à l'époque du triomphalisme industriel et l'usine Romain Boyer va devenir Je symbole de cet état de grâce. Elle sera la dernière usine implan­tée et aussi la plus importante. Cette expression de puissance, tant écono-

~rs que cette usine possédait encore tout son matériel de production, contrairement aux au tres, ce qui eut permis une étude des plus intéressantes conce rnant le fonctionnement de ce type d'édifice, le maire de Roquefort-la-Bédoule, pour installer un lotissement, a cru bon de détruire cette usine sans qu 'aucune étude n 'ait été faite auparavant et ce malgré l'existence, à l'initiative de Dominique BERTHOUT en 1987, d 'une carte archéologique de la commune ct avant la visite annoncée d'un architecte des Bâtiments de France. A l'heure où tant de collectivités prennent conscience de la valeur de leur patrimoine, le maire de Roquefort- la-Bédoule a fait preuve d 'une grave irresponsab il ité.

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mique que sur un plan politique, va se traduire par une composition clas­sique des deux façades principales (nord) ' .

Cette re lation symbolique s'établie suivant l'axe de perception, dans l'ap­proche nord-sud du bas vers le haut, fortement marqu ée par une relation Dominant/ Dominé accentuant l' effet monumental désiré.

L'axe de symétrie es t matérialisé en plan par les circulations principales, et en façade par un fro nto n souligné par son encorbellement pro noncé. D e part ct d'autre de cet axe, la façade sc compose symétriquement, rythmée par des per­cements entretenant u n certain hors d 'échelle. Cette double peau symboliqu e enveloppe des silos, son appareillage es t soigné et souligné (fig. 6).

La partic basse' est composée de deux bâtiments principaux séparés par des espaces à ciel ou ver[ et l'espace de la cour (C r).

B PPA2 L..-J..--L-I 1 -1--11 1----11 D

o c Fig. 6: Plan masse de la partie basse de la cimenterie Romain-Boyer

7. Voir fig. 8. 8. Les lettres entre parenthèses ci-aprrs renvoient au plan-masse (fig. 6).

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Le bâtiment A, implanté face à l'esplanade symbolise le triomphalisme archi­tectural. Sur sa façade nord s'inscrivent rationnellement les codes de la com­position classique.

Cette double peau enveloppe des espaces de silos. Sur la partie centrale (C) et la partie ouest (0), sur la partie est (E), le volume est entièrement dégagé. Deux annexes (A 1, A2) bloqu(!nt ses flancs.

Le bâtiment B, situé en amont, est composé d'une batterie d'espaces en gra­dins sur tfois niveaux qui dominent les cours.

L'ensemble s'organise autour de deux circulations piétonnes:

- J'axe norcl-sud, circulation verticale mais aussi axe de composition symétrique, relie les deux bâtiments et permet de gravir, par paliers intermédiaires. les quatorze mètres sépan,nt l'esplanade de la voie de circulation. Cet axe est une trame de six mètres de large qui structure chaque volume traversé. Sur la largeur des cours, elle est délimitée par deux murs pignons qui établissent une li aison structurelle très forte de l' ensemble tout en donnant les limites et l'échelle de chaque cour.

-l 'axe est-ouest, circulation horizontale qui délimite les deux bâtiments, dessert le bas du bâtiment B, à un niveau surplombant les cours.

Les circulations, les cours confèrent à cet ensemble une dimension urbaine saisissante qui nous renvoie à des images familières.

La partie haute est un ensemble de six bâtiments disposés en gradins, du niveau de la carrière au niveau de l'axe de circulation est-ouest délimitant les deux parties haute et basse de la cimenterie.

Le bâtiment principal implanté en bordure de l'axe de circulation est-ouest, reprend le même symbolisme que le bâtiment A de la partie basse. Sa façade nord est aussi composée selon les modes de l'architecture classique, et elle enveloppe également des espaces de si los. A son extrémité est, le bâtiment a subi un rajout, plus contemporain, mais respectant les matériaux et la composition de la façade nord. Dans sa partie sud, il libère un espace de cour, puis de zone de stockages .

Le bâtiment situé ;i l 'ouest est composé de deux unités formant deux facçades-pignons sur l 'axe de circulation, et reprenant la typologie des édifices

Le bâtiment situé à l'ouest et au niveau intermédiaire est composé dans sa partie sud d'une batterie de cinq fours formant mur de soutènement. Les bâtim ents abritant une succession de bacs de préparation des travées longitu­dinales orientées nord-sud, et mises en relation entre elles par des axes de circulation perpendiculair,;:s. Cet espace forme un réseau, il est cerné par les façades du bâtiment central et IfS batteries de fours.

Le bâtiment des fours est composé de sept travées disposées en L. Elles englo­baient les fours droits. L'espace est formé par une succession de refends-

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300 DOMINIQUE BERTHOUT ET FRÉDÉRIC ROUSTAN

PLAN DE LOCALISATION USINE ROMA IN BOYER

Fig. 7: L'Us ine Romain Boyer 1. Réserve d'eau (M.CH.) - 2. Monte-Charges Hydrau lique (M.C H.) - 3. Labo. Essais. - 4. Fours c iments divers. - 5. Broyeurs cy lind riques. - 6. Stockage ciment art ificiel. - 7. Fabrique de briques ciment. - 8. Centrale électrique. - 9. Silos. - 10. Bascule. -1 l. Charronneric . - 12. C hapelle. - 13. Bu reaux directori aux. - 14. - A lelie rs de mécanique. - 15. Maiso n du directeur.

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ROQUEFORT -LA-BÉDOULE 303

pignons, ceux-ci réalisés par une superposition de trois arcs de décharge. Les façades sont largement percées et composées d 'une attique (en correspon­dance avec le niveau de la carrière), et de deux arcs plein-cintre superposés. Les Dcculi (anciens systèmes de venti lation) affirment cette composition de façade que l'on pourrait presque qualifier de «vénitienne ,..

Cette cimenterie est une œuvre d'ingénieur du XIX" siècle, élève de Rondelet et de Durand, dont l'architecture est née du compromis entre la convenance (solidité, salubrité, pratique) et l'économie (forme la plus simple possible, régulière et symétrique). La genèse des formes est déterminée par la méthode générale d 'assemblage des éléments pour obtenir les parties de l'édi­fice et l' édifice. Cette méthode par rapprochement mécanique définit des formes élémentaires avec des cotes en chiffres ronds, ce qui a considérablement facilité le relevé important que nous avons dû faire, ne trouvant pas la moindre trace de plans dans les recherches d 'archives.

L'ensemble bâti se résume en l' état actuel à une architecture de murs porteurs dont l'épaisseur moyenne est de 0,60 mètres. Le système se complique dans la partie silos. Chaque volume de si lo comprend trois déversoirs (pyramide tronquée inversée) qui s'emboîtent dans une trame orthogonale d'arcs plein-cintre dont les points d'appuis, en pierres de tai lle, ont une section de 0,60 x 0,60 mètres. Chaque sillo est cloisonné longitudinalement par des voiles de 0,20 mètres, sauf aux extrémités où se trouvent les murs maîtres. Transversalement, des arcs plein­cintre, supportant les murs-attiques nord et de refend, permettent le passage sur toute la largeur de l'édifice.

La nature du procédé d'extraction est déterminée par la structure géolo­gique du sol. Dans le cas présent, il s'agit d'une exploitation à ciel ouvert (carrière). L'usine s' implante entre la carrière de marnes et celle de calcaire, plus près de celle de marnes où est extraite la plus grosse quantité de matière.

Le principe général s'établit alors suivant le schéma ci-joint (fig. 10). Ce schéma définit un sens et une direction prépondérant du haut vers le bas; c'est la rela­tion de la matière à l'espace. A partir de ce principe, tout va être mis en œuvre pour acheminer le plus rationnellement possible la matière aux différentes étapes de sa transformation.

Le calcaire bédoulien, qui sert à fabriquer la chaux hydraulique' du type Vicat10 dès 1817, puis du type Pavin de Lafarge dès 1830; mais aussi le ciment dit « de Roquefort ~ dès 1837 à la Bédoule, remplace le ciment romain de Parker, inventé en 1810 en Grande-Bretagne et concurrence pour un temps le Portland ll

,

~Iatin« calcis JO : calcaire. La chaux est produite par le chauffage de pierre calcaire ainsi transformée en poudre. Elle est d ite hydraulique lorsqu 'elle se mélange à l'eau (et au sable) pour former un mortier.

10. Le type Vicat signifie que le brevet a été déposé par le nommé Vicat, comme pour tous les noms suivan ts.

Il. Portland est le nom de la ville anglaise où fut pour la première fois produit ce type de ciment.

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304 DOMINIQUE BERTHOUT ET FRÉDÉRIC ROUSTAN

EXTRACTIO N CARRIERE •. ..

Fig. la: Schéma d'utilisation des bâtimems de la cimenterie Romain-Boyer.

mis au point par Frost (Grande Bretagne) en 1825. Lui-même sera concurrencé par le ciment de Vassy (France) dès 1842, le Demarie (France) dès 1846, le ciment de Grappicr (France) dès 1860, le ciment prompt (France) à partir de 1875", le ciment de laitier de chaux 1J allemand et français dès 1880, le ciment blanc (France) dès 1887, le ciment alumineux" (France) de Bied dès 1908, le ciment expansif d'Hendricks (France) à partir de 1932, le ciment de Ferrari (Italie) dès 1935.

Une telle variété explique la rude concurrence existant alors entre les fabriquants, qui amène la ruine de l'industrie bédoulenne dans les années 1930; et d'autres aussi, puisque c'est le Portland qui prendra le dessus au milieu de notre siècle.

~iprendrapidcment.

Dominique BERTHOUT et Frédéric ROUSTAN

13. Le laitier de chaux est un détritus de chauffage que l'on peut ajouter au ciment. 14. Mélangé d'a lumine.