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1 Consentement, contrainte ou… ? Retour sur un débat largement médiatisé Si, pour reprendre les termes de Philippe Joutard, « l’histoire est une passion française », on ne peut alors manquer de s’accorder sur le fait que la Première Guerre mondiale compte au rang des évènements qui cristallisent particulièrement cet intérêt. Au-delà du champ historique, ce fait est perceptible au travers de très nombreux exemples, dans un passé récent. Dans le domaine politique, la création de la Mission nationale du centenaire, les centaines d’actions menées dans les différentes académies, ou encore l’inauguration le 11 novembre 2004 de l’anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette illustrent cet intérêt. Les arts visuels se sont saisis de cet objet, au travers des œuvres de Jacques Tardi ou de Manu Larcenet, ou encore la série des Ambulances 13 (quatre tomes à ce jour). Le cinéma a fait de même, de La Chambre des Officiers (François Dupeyron, 2001) aux Fragments d’Antonin (Gabriel Le Bomin, 2006), en passant par Un Long Dimanche de Fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) ou plus récemment La Peur de Damien Odoul (2015). Dans le domaine littéraire, on peut citer parmi les publications récentes Le Collier Rouge de l’académicien Jean-Christophe Rufin, prix Genevoix 2014, ou encore Au revoir Là-Haut de Pierre Lemaître, Prix Goncourt 2013 Ces deux derniers exemples présentent des points communs scénaristiques qui méritent d’être soulignés, car ils permettent de saisir le point d’assise principal de cet intérêt encore manifeste pour la Première Guerre mondiale, à un siècle de distance. Dans Au Revoir Là- Haut, deux anciens combattants, dont l’un est une gueule cassée, ne parviennent pas à retrouver leur place dans la société civile et basculent dans la criminalité, en mettant en œuvre une escroquerie à grande échelle. Dans Le Collier Rouge, un ancien combattant, décoré pour sa bravoure, est emprisonné à son retour dans son village natal pour avoir commis un crime. Un officier est envoyé sur place pour enquêter. Le prisonnier lui raconte peu à peu son expérience de guerre, et la façon dont celle-ci à changer sa vision de la société, de ses proches et de lui-même. Quel est le point commun entre ces deux ouvrages ? L’un et l’autre évoquent un décalage, une rupture entre ce que furent les personnages principaux avant la guerre et ce qu’ils sont devenus. Ils posent la question des conséquences sociales et psychologiques du conflit. En d’autres termes, ils abordent ce questionnement central, présent de façon plus ou moins consciente chez tous ceux qui s’intéressent à cette guerre, élèves comme adultes : Comment les

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Consentement, contrainte ou… ?

Retour sur un débat largement médiatisé

Si, pour reprendre les termes de Philippe Joutard, « l’histoire est une passion française », on

ne peut alors manquer de s’accorder sur le fait que la Première Guerre mondiale compte au rang

des évènements qui cristallisent particulièrement cet intérêt. Au-delà du champ historique, ce fait

est perceptible au travers de très nombreux exemples, dans un passé récent.

• Dans le domaine politique, la création de la Mission nationale du centenaire, les centaines

d’actions menées dans les différentes académies, ou encore l’inauguration le 11 novembre

2004 de l’anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette illustrent cet intérêt.

• Les arts visuels se sont saisis de cet objet, au travers des œuvres de Jacques Tardi ou de

Manu Larcenet, ou encore la série des Ambulances 13 (quatre tomes à ce jour).

• Le cinéma a fait de même, de La Chambre des Officiers (François Dupeyron, 2001) aux

Fragments d’Antonin (Gabriel Le Bomin, 2006), en passant par Un Long Dimanche de

Fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004) ou plus récemment La Peur de Damien Odoul

(2015).

• Dans le domaine littéraire, on peut citer parmi les publications récentes Le Collier Rouge

de l’académicien Jean-Christophe Rufin, prix Genevoix 2014, ou encore Au revoir Là-Haut

de Pierre Lemaître, Prix Goncourt 2013

Ces deux derniers exemples présentent des points communs scénaristiques qui

méritent d’être soulignés, car ils permettent de saisir le point d’assise principal de cet intérêt

encore manifeste pour la Première Guerre mondiale, à un siècle de distance. Dans Au Revoir Là-

Haut, deux anciens combattants, dont l’un est une gueule cassée, ne parviennent pas à retrouver

leur place dans la société civile et basculent dans la criminalité, en mettant en œuvre une

escroquerie à grande échelle. Dans Le Collier Rouge, un ancien combattant, décoré pour sa

bravoure, est emprisonné à son retour dans son village natal pour avoir commis un crime. Un

officier est envoyé sur place pour enquêter. Le prisonnier lui raconte peu à peu son expérience de

guerre, et la façon dont celle-ci à changer sa vision de la société, de ses proches et de lui-même.

Quel est le point commun entre ces deux ouvrages ? L’un et l’autre évoquent un décalage,

une rupture entre ce que furent les personnages principaux avant la guerre et ce qu’ils sont

devenus. Ils posent la question des conséquences sociales et psychologiques du conflit.

En d’autres termes, ils abordent ce questionnement central, présent de façon plus ou moins

consciente chez tous ceux qui s’intéressent à cette guerre, élèves comme adultes : Comment les

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soldats de 1914-1918 ont-ils tenu ? Comment ont-ils enduré de telles souffrances dans les

tranchées, pendant aussi longtemps ? Quels effets sur la société et sur les individus a eu cette

guerre, la plus meurtrière de l’histoire de France ? Comment les survivants ont-ils pu retrouver

une vie « normale » après le conflit ? Et plus simplement, l’ont-ils pu ?

Il s’agit là d’interrogations centrées sur les individus, leurs émotions, leurs expériences,

leurs valeurs. Ces questionnements sont dominants, y compris chez les historiens spécialistes de

la période, depuis une quarantaine d’années environ. Mais l’historiographie de la Première Guerre

mondiale a initialement suivi d’autres voies, sur lesquelles je me propose de revenir brièvement,

avant de considérer plus longuement les avancées récentes de la recherche.

I) De l’histoire militaire à l’histoire sociale

Dans un ouvrage historiographique devenue une référence incontournable, intitulé Penser

la Grande Guerre, Antoine Prost et Jay Winter ont mené une analyse des évolutions du

traitement historique du premier conflit mondial et ont distingué, de façon claire, trois périodes

majeures.

Une première historiographie diplomatique et militaire

L’une des particularités de la guerre de 1914-1918 est que son histoire commença à être

écrite avant la fin du conflit. Dès 1915, des historiens comme l’académicien Gabriel Hanotaux1

se proposèrent de faire le récit des évènements constitutifs de ce qui était encore appelé à

l’époque la « guerre de 1914 », puis la « guerre de 1914-1915 » puis la « guerre européenne. »

Dans un contexte de patriotisme exacerbé, et face à un volume de sources très limité, ces

premières histoires du conflit se réduisaient essentiellement au récit, à l’échelle stratégique, des

principales batailles et, surtout, à des analyses consacrées à un thème qui s’avéra central dans

la presse comme dans les chancelleries dès le début de la guerre : la question des

responsabilités, soit l’interrogation sur le fait de savoir qui devait être tenu pour cause de la

guerre, aucun des belligérants ne souhaitant publiquement assumer cette responsabilité. Le fait

de combattre « pour le droit et la justice » était d’ailleurs particulièrement important, puisque

nombre de pays, tels que la France ou le Royaume Uni avaient placé cette notion au cœur de

leurs discours officiels.

1 HANOTAUX Gabriel, Histoire illustrée de la guerre de 1914, 17 volumes, Paris, Editions Gounouilhon, 1915-1924.

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La guerre achevée, l’historiographie conserva ces deux objets d’étude (le récit des batailles

et l’analyse des évènements diplomatiques), tout en proposant des approches mieux

documentées et plus distanciées. Le maître ouvrage en la matière fut le fruit du travail de Pierre

Renouvin (La Crise Européenne et la Grande Guerre, 1934). Cet historien présentait la double

particularité d’être un ancien combattant (et mutilé de guerre) et d’être devenu le conservateur

d’un immense fond documentaire consacré à la guerre, réuni à l’initiative d’un industriel parisien,

Henri Leblanc, la « bibliothèque-musée de la guerre », qui devint en 1925 la Bibliothèque de

Documentation Internationale Contemporaine, la BDIC.

Appliquant une rigoureuse méthode positiviste à ces documents, Pierre Renouvin mena

une étude des origines de la guerre qui demeure encore aujourd’hui une référence mais dont sont

totalement absents des thèmes tels que l’économie de guerre, la vie à l’Arrière, les expériences

des soldats ou encore leurs représentations. En résumé, cette première historiographie est une

histoire d’en-haut, considérée à l’échelle des Etats, centrée sur les aspects stratégiques et

diplomatiques.

L’histoire des individus n’est pour autant pas totalement absente dans cette période. Si ce

thème n’est pas abordé par les productions universitaires, des centaines de témoignages de

soldats sont déjà disponibles. Leur publication, sous forme de carnets, de recueils de

correspondance, d’essais ou de romans, avait débuté dès le conflit lui-même, et ce mouvement se

poursuivit dans l’entre-deux guerres : Le Feu d’Henri Barbusse (1916), Sous Verdun de Maurice

Genevoix (1916), La Vie des Martyrs de Georges Duhamel (1917), ou encore Nous Autres à

Vauquois d’André Pézard (1918), pour n’en citer que quelques uns. Convaincu qu’une étude

critique de ces textes pouvait contribuer à écrire l’histoire des soldats dans la guerre, Jean Norton

Cru, ancien combattant et professeur de littérature, consacra plusieurs années à l’élaboration

d’une œuvre monumentale intitulée Témoins et publiée en 1929. Dans cet ouvrage, Cru recensait

plus de 300 témoignages de soldats publiés en français et parus entre 1915 et 1929, élaborait

des fiches biographiques et soumettait chacun de ces textes à une critique interne et externe

sans concession, avec pour objectif de hiérarchiser ces témoignages et de distinguer les plus

crédibles, les plus conformes aux réalités de la guerre. Jean Norton Cru souhaitait ainsi démontrer

que les témoignages constituaient des sources historiques valides. Mais en cette période

encore dominée par le strict positivisme hérité de Charles-Victor Langlois et de Charles

Seignobos, Cru ne fut pas entendu.

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Vers une histoire sociale

La période de la Seconde Guerre mondiale et des deux décennies qui la suivirent constitua

une sorte de mise entre parenthèses historiographique. Entre 1939 et 1958, le nombre de

publications consacrées au premier conflit mondial chuta de façon vertigineuse.

Un renouveau s’opéra en 1959 avec la publication d’un ouvrage intitulé Vie et Mort des

Français, 1914-1918, d’André Ducasse, Gabriel Perreux et Jacques Meyer. Ses auteurs,

normaliens et anciens combattants, nétaient pas tous des historiens professionnels. Mais ils firent

œuvre d’histoire en proposant un changement complet de perspective. Dans leur ouvrage, le

point de vue n’était plus celui des généraux ou des dirigeants politiques, mais plutôt celui des

soldats et des simples civils. Leur texte considérait certes les aspects militaires, mais aussi

l’économie, la société et, pour reprendre le terme de l’époque, les mentalités.

Les années 1960 et 1970 furent par ailleurs marquées par la création des premiers

documentaires télévisés et, parmi eux, ceux que Marc Ferro dirigea à l’occasion du

cinquantenaire du conflit. Ils offraient une large place aux témoignages d’anciens combattants et

de civils ayant vécu la guerre et contribuèrent ainsi à accentuer auprès du public la curiosité pour

cette « histoire d’en bas », cette histoire des simples acteurs de l’évènement, qui marqua cette

deuxième période historiographique.

Les approches marxistes, alors prédominantes, exercèrent également une influence sur

l’historiographie de la Première Guerre mondiale, qui fut interrogée sous l’angle des groupes

sociaux mais également à l’aune de l’échec de la IIe Internationale à éviter le déclenchement de

la guerre. Des historiens tels que Antoine Prost, Jean Jacques Becker, John Horne, Jay Winter ou

encore Rémy Cazals, tous spécialistes reconnus de la Première Guerre mondiale, ont pour point

commun d’avoir consacré leurs premiers travaux à l’histoire sociale autour de thèmes tels que la

CGT, le mouvement ouvrier, le socialisme dans la guerre…

L’affirmation de l’histoire culturelle

Depuis le début des années 1990, l’historiographie de la Première Guerre mondiale a

connu de profonds renouvellements, tant dans ses approches que dans les types de sources

sollicitées et les méthodes employées. Cette évolution est à mettre en perspective avec

l’affirmation du champ de l’histoire des représentations, aujourd’hui qualifiée d’histoire culturelle.

Les historiens cherchent dès lors à comprendre non seulement comment les hommes et les

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sociétés ont vécu collectivement la guerre, mais également quels ont été leurs ressentis et la

façon dont ils ont donné un sens à ce qu’ils vivaient, à leur confrontation, par exemple, au deuil ou

encore aux violences de guerre.

Cette approche, née avec les thèses d’Etat d’Antoine Prost2 (sur les anciens combattants)

et de Jean-Jacques Becker3 (sur les entrées en guerre), a donné naissance au fil des années à

l’étude de nouveaux objets d’histoire, tels que le moral des soldats (Annick Cochet4), leur

isolement affectif et sexuel (Jean-Yves Le Naour5), le retour à la vie civile (Bruno Cabanes6), la

situation des femmes pendant la guerre (Françoise Thébaud7), celle des enfants (Stéphane

Audoin-Rouzeau8, Manon Pignot9), celle des profiteurs de guerre (François Bouloc10), etc.

II) L’historiographie récente : Un débat, devenu polémique, en voie d’apaisement

Ce foisonnement de nouveaux questionnements eut entre autres pour conséquence

d’engendrer un débat historiographique qui, très vite, devint polémique. Sans atteindre la

notoriété internationale des divergences entre intentionnalistes11 et fonctionnalistes12 dans

l’historiographie du nazisme, les désaccords interprétatifs parmi les historiens français de la

guerre de 1914-1918 sont sans doute à rapprocher, par leur ampleur et leur visibilité dans

l’espace public, des divergences opposant François Furet13 et Albert Soboul14, et leurs disciples

respectifs, au cours des années 1970, autour de l’interprétation de l’histoire de la Révolution

Française.

2 PROST Antoine, Les Anciens Combattants et la société française, 3 volumes, Paris, Presses de la Fondation

nationale des sciences politiques, 1977. 3 BECKER Jean Jacques, Comment les Français sont entrés dans la guerre, Contribution à l’étude de l’opinion

publique, printemps-été 1914, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977. 4 COCHET Annick, L’opinion et le moral des soldats en 1916 d’après les archives du Contrôle Postal, 2 volumes, thèse de doctorat, Université Paris-X Nanterre, 1985. 5 LE NAOUR Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, les mœurs sexuelles des Français, 1914-1918, Paris, Aubier, 2002. 6 CABANES Bruno, La victoire endeuillée, la sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Seuil, 2004. 7 THEBAUD Françoise, La femme au temps de la guerre de 14, Paris, Stock, 1994 [1ère éd. 1986]. 8 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, La guerre des enfants 1914-1918 : essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993. 9 PIGNOT Manon, Allons enfants dans la Patrie, Paris, Seuil, 2012.

10 BOULOC François, Les profiteurs de la Grande Guerre en France. Histoire culturelle et socio-économique, thèse de doctorat, 3 volumes, Université Toulouse-II Jean Jaurès, 2006. 11 Années 1950-1960 : folie d’Hitler et plan d’ensemble conçu dès Mein Kampf ; Daniel Goldhagen (années 1990) : antisémitisme profond des Allemands dès les années 1920, qui aurait conduit à un mouvement résolution vers le génocide. 12 Ian Kershaw (années 1990) : structures du régime nazi et conjonctures ont provoqué une radicalisation des mesures à l’encontre des juifs capturés par les nazis. 13 Révolution des élites ayant « dérapé » en 1793. 14 Révolution populaire, vision marxiste.

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Ce débat, souvent désigné, de façon très réductrice nous y reviendrons, comme

l’opposition entre « l’école de la contrainte » et « l’école du consentement », trouva à

s’exprimer bien au-delà de la petite communauté des spécialistes de la période. Comment

expliquer qu’il put rencontrer une telle audience ?

➢ Forte demande sociale, liée à une mémoire collective consensuelle autour de la

Première Guerre mondiale >> plus grande attention des médias aux débats liés à la

question >> article du Monde du 10 mars 2006 « 1914-1918, guerre de tranchées

entre historiens » (Jean Birnbaum).

➢ Une communication résolue en direction du secondaire :

o Inscription du thème « Les sociétés, la guerre et la paix, 1911-1946 » aux

concours de recrutement de 2004 et 2005 >> thème laissant une large place

à la Première Guerre mondiale >> diffusion des nouvelles approches, mais de

façon initialement partiale : dans la première version de la bibliographie de

référence d’Historiens & Géographes, une seule vision historiographique

(celle du consentement) apparaissait >> correctif, chose rare en la matière >>

parmi les ouvrages de synthèses parus à cette occasion à destination des

candidats aux concours, la somme dirigée par Frédéric Rousseau chez les

éditions Atlande, Guerres, paix et sociétés, 1911-194615 cherchait à critiquer

l’approche exclusivement culturelle du conflit (« A propos d’une notion

récente : la culture de guerre »).

o Entrée des concepts centraux cristallisant les débats dans les

programmes et les documents d’accompagnement, en particulier dans le

cadre des programmes de première de 200316 et de troisième de 200417

(accompagnements de ce dernier posaient « la brutalisation des rapports

humains » comme une des grandes caractéristiques de la Première Guerre

mondiale et suggérait que conflit peut être perçu comme la matrice de la

Seconde Guerre mondiale). >> constatons de façon significative que les

programmes plus récents adoptent une approche plus mesurée : dans le

programme de troisième révisé de 201318, le terme « brutalisation » disparaît

15 ROUSSEAU Frédéric (dir.), Guerres, paix et sociétés, 1911-1946, Paris, Atlande, 2004. 16 BO n.7 3 octobre 2002. 17 BO n.28 15 juillet 2004. 18 BO n.42 14 novembre 2013.

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au profit de celui de « violence de masse » tandis que les ressources pour la

classe accompagnant les programmes de lycée de 201019 évoquent « le

concept, certes discuté, de brutalisation. » >> cette évolution fait sens, nous y

reviendrons. Certains de ces concepts ont également été largement

repris par les manuels.

o Toujours du point de vue des programmes, la mouture 2015 au collège,

actuellement en vigueur, prend acte des évolutions historiographiques

récentes : les notions de brutalisation et de culture de guerre disparaissent

totalement, tandis que l’approche proposée aux élèves s’axe davantage sur

l’étude des sociétés face à la guerre, de leurs évolutions sociales et

politiques, et des conséquences du conflit.

La notoriété du débat historiographique a été renforcée par l’idée de la cristallisation de

deux « écoles historiques » concurrentes et inconciliables. Cette vision recoupe-t-elle une

réalité ? Si l’on considère la période couvrant les premières années suivant l’apparition de cette

divergence historiographique, la réponse est incontestablement affirmative. Mais la situation a

considérablement évolué depuis lors.

Rappelons brièvement les origines du débat :

1994 : Premier colloque organisé par l’Historial de Péronne (fondé en 1992), sur le thème

guerres et cultures20. Pour la première fois est évoquée la notion de « culture de guerre », au

singulier, avec une définition très large, correspondant de fait au champ de l’histoire des

représentations : la façon dont les contemporains du conflit ont représenté et se sont représentés

la guerre.

1998 : Discours de Lionel Jospin, alors premier ministre, à Craonne, sur le Chemin des

Dames, en faveur d’une réhabilitation et d’une réintégration à la mémoire nationale des mutins

français de 1917.

2000 : En réaction à ce qu’ils jugent être l’expression d’un pathos mémoriel non représentatif

de la réalité historique de la Première Guerre mondiale, Annette Becker et Stéphane Audouin-

19 Ressources pour le lycée général et technologique, histoire 1ere, thème 2 – la guerre au XXe siècle. 20 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, BECKER Jean-Jacques, KRUMEICH Gerd, WINTER Jay (dir.),

Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1994.

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Rouzeau21 publient un ouvrage au titre on ne peut plus direct : 14-18, Retrouver la guerre >>>

Perte d’une vision historique pertinente par l’intercession d’une mémoire collective privilégiant

l’empathie avec les souffrances des soldats dans les tranchées >>> Pour les auteurs, bien

qu’inaudible dans la société française pacifiée du début du XXIe siècle, l’explication de la ténacité

des mobilisés face aux horreurs de la guerre a une origine culturelle : portés par une invariable

haine de l’ennemi leur permettant d’abolir les limites des violences interpersonnelles, engagés

dans une acceptation eschatologique des souffrances induites par le conflit, les mobilisés auraient

« consentis » à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale >> preuve par les mutineries

(seulement 40 000 mutins sur 8 millions de mobilisés français) mais oubli du fait que les refus

d’obéissance au printemps 1917 concernent la moitié des divisions françaises (Loez).

A partir de 2002 : Période la plus intense de la controverse >> Pour s’opposer à « l’hypothèse

culturelle » comme facteur explicatif de la ténacité des combattants, Rémy Cazals et Frédéric

Rousseau mettent en avant une « hypothèse sociologique » au travers de divers articles et

ouvrages tels que La guerre censurée22 ou 14-18 le cri d’une génération23. Selon eux, la ténacité

des combattants doit aussi être expliquée par la nature des liens sociaux unissant les mobilisés

>> liens horizontaux (entre soldats), mais également verticaux (émanant des autorités civiles et

militaires, liés à la chaine de commandement, etc.) >> ce dernier point amène entre autres à

considérer les facteurs de contrainte à l’œuvre pour s’assurer de la participation des soldats à la

défense nationale (justice militaire, censure…) d’où le terme « d’école de la contrainte » vite utilisé

pour désigner ce courant historiographique >>> désignation très peu pertinente, d’ailleurs,

puisqu’aucun historien, à ce jour, n’a jamais prétendu faire des systèmes coercitifs institutionnels

et sociaux encadrant les soldats un facteur explicatif unique >> néanmoins notion d’écoles encore

renforcée par la création en 2005 du CRID14-18, Collectif de Recherches International et de

Débats sur la guerre de 1914-1918, dont le siège fut, très symboliquement, installé en la

commune de Craonne, sur le Chemin des Dames. Progressivement, un réseau de chercheurs se

constitue autour de chaque pôle de recherche (Leonard Smith, Gerd Krumeich, John Horne,

Christophe Prochasson, Nicolas Offenstadt, François Cochet, André Bach, Nicolas Mariot…).

Dans cette période marquée par des oppositions radicales, rares sont les spécialistes

français du conflit qui demeurent neutres, à l’exception notable d’Antoine Prost qui, dès l’origine

21 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000. 22 ROUSSEAU Frédéric, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 1914-1918, Paris, Seuil, 1999. 23 CAZALS Rémy, ROUSSEAU Frédéric, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001.

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de la controverse, se positionna « au-dessus de la mêlée », appelant de ses vœux une prise en

compte distanciée et objective des apports des deux interprétations.

Depuis sept ou huit ans : entrée dans une phase d’apaisement des débats. Celle-ci

s’explique en partie par le fait que la plupart des historiens formés par les fondateurs des deux

« hypothèses », plutôt qu’entretenir la polémique, ont en un sens suivi les recommandations

d’Antoine Prost et choisi d’emprunter aux deux champs interprétatifs, en proposant autour de leurs

objets d’études des analyses indissociablement culturelles et sociales, tout en privilégiant

néanmoins, selon les cas, l’un ou l’autre de ces aspects. Il est de fait possible de concilier les

deux approches, bien que leurs méthodes et leurs outils diffèrent sensiblement. Parmi les

travaux ayant avec succès engagé cet effort de synthèse, on peut par exemple mentionner, dans

un passé récent, la thèse d’André Loez24 sur les mutineries, celle d’Emmanuel Saint-Fuscien sur

les relations d’autorité au sein de l’armée française25, celle d’Emmanuelle Cronier sur les

permissionnaires26 ou encore celle de Cédric Marty, soutenue en février 2014, sur la place de la

baïonnette dans les imaginaires de guerre27.

Au demeurant, on ne peut plus accorder aujourd’hui de pertinence à la vision d’une

historiographie opposant deux écoles inconciliables, réduisant l’étude de la Première Guerre

mondiale a un choix nécessaire entre contrainte et consentement, entre haine et empathie pour

l’adversaire, entre engagement patriotisme et participation subie, … et ce bien que les

programmes conservent encore, en particulier au lycée, une trace des avatars de ce débat à

présent quasiment clos.

Cette mise au point étant faite, dans quelle mesure doit-elle être prise en compte dans nos

classes, dans nos pratiques d’enseignement de l’histoire de la Première Guerre mondiale ? En

d’autres termes, quelle traduction didactique peut-on proposer pour ces débats scientifiques ?

Pour répondre à cette question, je me propose de revenir brièvement sur le concept de

« culture de guerre » et sur l’alternative à son utilisation qui peut aujourd’hui être envisagée. Par

suite, Cédric Marty vous proposera une analyse similaire autour du concept de brutalisation.

24 LOEZ André, 14-18 : les refus de guerre, une histoire des mutins, Paris, Folio Histoire, 2010. 25 SAINT-FUSCIEN Emmanuel, A vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, EHESS, 2011. 26 CRONIER Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013. 27 MARTY Cédric, A la baïonnette ! Approche des imaginaires à l’épreuve de la guerre, 1914-1918, Thèse de doctorat, Université Toulouse-II Le Mirail, 2014.

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III) La Grande Guerre au prisme unique de la culture ? Les limites d’une approche

De façon presque systématique, les enseignants que nous sommes rencontrent, lorsque

l’on aborde ce chapitre, la question classique de la ténacité des combattants, d’ailleurs posée en

filigrane par les programmes lorsque ceux-ci insistent sur les expériences de guerre dans les

tranchées. Nous sommes donc amenés à construire avec nos élèves une réponse à une

problématique que l’on pourrait par exemple formuler simplement ainsi :

Comment et dans quel but les soldats ont-ils supporté leurs conditions de vie dans

les tranchées quatre années durant ?

• Evacuons d’emblée l’hypothèse disciplinaire, qui expliquerait exclusivement la ténacité

par les effets d’un système coercitif contraignant les hommes, sous peine de mort ou

d’emprisonnement, à poursuivre la guerre.

o Certes, les fusillés furent nombreux (800 au total selon les estimations les plus

récentes établies par André Bach28, de l’ordre de 400 en Allemagne et dans l’armée

britannique). La répartition chronologique des exécutions effectives fait ici sens,

puisque le pic se situe au début de la guerre. Au-delà des exécutions réelles, on

compte environ 2 000 condamnations à mort commuées en emprisonnement à

perpétuité. Le rituel accompagnant l’exécution des condamnés (devant une

compagnie de leur régiment, le plus souvent) est conçu pour être un avertissement

clair pour tous les soldats. La justice militaire, par sa rigueur mais aussi par ses

excès, marque donc incontestablement les esprits. Toutefois, cette coercition,

extrême au début du conflit, tend peu à peu à perdre en intensité, au fil de la reprise

en main progressive de la direction de la guerre par les autorités civiles, qui

s’achève en 1917 avec les gouvernements Painlevé puis Clemenceau. Bien que

toujours présente, la justice militaire se voit donc plus limitée dans ses actions en

1917 et 1918, précisément au moment où le moral des mobilisés et des civils est le

plus chancelant >>> si la ténacité était uniquement expliquée par la contrainte, elle

aurait alors volé en éclats.

28 André BACH, Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Paris, Tallandier, 2004.

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o Autre forme de contrainte disciplinaire, le contrôle postal, dont les soldats avaient

parfaitement conscience, comme le prouvent leurs témoignages, joua

incontestablement un rôle dans l’euphémisation des discours (autocensure) mais

menacer de sanctionner des écrits inappropriés ne peut en aucun avoir un effet sur

les convictions personnelles, et ce d’autant plus que les soldats déploient très vite un

large champ de stratégies de contournement pour faire néanmoins circuler leurs

idées (discussions privées lors des permissions, lettre confiée à un permissionnaire

et expédiée de l’arrière, …). Le contrôle postal, par ailleurs, représente un risque

mais non une fatalité, puisque que les censeurs procèdent par sondage, à hauteur

de 10% des volumes de correspondances échangés. De nombreuses lettres ou

cartes postales exprimant la lassitude, le dégoût ou la colère des soldats

parviennent donc à leur famille, en particulier durant la seconde moitié de la guerre.

o Les exécutions sommaires opérées par des officiers à l’encontre de ceux de leurs

hommes jugés avoir déserté devant l’ennemi dans le cadre d’une situation de

combat existèrent indéniablement. Impossible à chiffrer avec précision, elles purent

jouer un rôle pour limiter les refus de combattre parmi les soldats. Elles demeurèrent

cependant peu courantes, et ne sont mentionnées que dans une part assez réduite

des témoignages. Même en supposant que certains témoins purent passer sous

silence le fait d’avoir assister ou participer à ce type de situation, on ne dispose

d’aucune preuve solide qui étaierait l’hypothèse d’un phénomène massif, propre à lui

seul à maintenir les soldats à leur poste. Rappelons de plus, en reprenant ici les

récents travaux d’Emmanuel Saint-Fuscien, que dans le champ des rapports

hiérarchiques à l’œuvre au sein des unités combattantes (des soldats aux

capitaines), l’autoritarisme excessif de 1914 cède vite la place à une relation basée

sur la reconnaissance mutuelle de compétences, le chef obtenant l’obéissance de

ses hommes non pas en les menaçant avec un revolver mais en ayant fait

préalablement la preuve de sa légitimité. Une fois celle-ci acquise, le recours aux

exécutions sommaires devient de fait inutile29.

o Il est enfin indéniable que certains acteurs du conflit, dont plusieurs ont laissé

un témoignage à la postérité30, accueillirent la guerre avec détermination,

confiance, ardeur patriotique voire enthousiasme. Pour ces mobilisés, nul besoin

29 SAINT-FUSCIEN Emmanuel, A vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, EHESS, 2011. 30 Henri Massis, Ernest Psichari, Blaise Cendrars…

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de contrainte. On peut bel et bien parler dans leur cas de consentement absolu et

même résolu. Mais aucun outil ne permet de mesurer leur nombre de façon

convaincante, et, tout comme leur existence est indéniable, l’existence d’autres

témoins exprimant des considérations exactement opposées l’est tout autant >>> ce

qui induit deux explications valides et non deux thèses qui s’annulent.

• Qu’en est-il à présent de l’hypothèse culturelle ? C'est-à-dire, en l’espèce, de la

sollicitation du concept de « culture de guerre » pour expliquer la ténacité combattante ?

o A première vue, le concept s’avère séduisant, car il apporte en effet, une réponse

relativement simple à la question posée : avec le déclenchement de la guerre,

chaque belligérant aurait vu apparaître chez son peuple un entrain patriotique

spontané, alimenté par la haine de l’adversaire et la conviction de mener une guerre

juste et utile, qui perdure tout au long du conflit. La « culture de guerre »

s’exprimerait dans l’espace public par de multiples vecteurs (presse, ouvrages

savants, ouvrages pour la jeunesse, discours politiques, cartes postales, objets du

quotidien au design patriotique, …) et rendrait presque inutiles les efforts

d’encadrement et de mobilisation des consciences de la part des autorités.

o Le concept, toutefois, appelle plusieurs remarques : En premier lieu, les termes eux-

mêmes posent problème. La sociologie, en effet, et en particulier les cultural studies

anglo-saxonnes développées depuis un demi-siècle, se montrent encore aujourd’hui

très prudentes quant aux justifications uniquement culturelles des comportements

humains31.

o Telle qu’elle a été définie par ses auteurs, la « culture de guerre » pose également

le problème de l’origine et de la nature des discours qui la portent et la

diffusent au sein de l’espace public durant la guerre, en d’autres termes, de la

réponse apportée à la question : « la propagande a-t-elle existé durant le premier

conflit mondial ? » Aspect problématique en effet, car une réponse positive

impliquerait qu’il ait été nécessaire de diffuser des idées soutenant le moral des

populations et tentant d’alimenter leur engagement patriotique. Or comment

l’expliquer si la « culture de guerre » était bien le moteur uniforme des

31 MARIOT Nicolas, « Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », Genèses, n.53, décembre 2003, pp. 154-177.

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comportements ? Dans 14-18 Retrouver la guerre, Annette Becker et Stéphane

Audouin-Rouzeau apportaient bien une réponse : A leurs yeux, « ce que l’on appelle

la propagande fut un processus horizontal autant que vertical, et même, dans une

certaine mesure, une grande poussée venue d’en bas, alimentée par un nombre

immense d’individus32. » Les articles de presse, les livres, les objets patriotiques,

les pièces de théâtre, etc. porteurs des thématiques classiques de diabolisation de

l’ennemi et d’héroïsation des armées françaises et de leurs alliés auraient ainsi été

l’expression visible des convictions partagées par l’ensemble du corps social.

Quelques paragraphes plus loin, les deux auteurs définissaient ces producteurs de

discours « venus d’en bas » : « Les dessinateurs d’albums pour enfant, les

journalistes, les écrivains, les cinéastes, les musiciens, les artistes, […] les

instituteurs, […] les professeurs, les intellectuels et les universitaires, les prêtres

dans les églises, les pasteurs dans les temples, les rabbins dans les synagogues, et,

d’une manière générale, les élites cultivées33. » Outre une curieuse délimitation de

la base de la pyramide sociale, cette définition pose la question de l’unicité de cette

« culture de guerre. » En effet, peut-on considérer comme générale, voire

universelle, une culture qui n’est portée et exprimée dans l’espace public que

par les seules élites intellectuelles ? Cela apparait bien douteux. Et quand bien

même l’on poserait cette idée comme une hypothèse de travail, les historiens ne

possèdent à ce jour aucune source concrète permettant d’en démontrer la validité.

o Culture de guerre = « Ensemble de représentations partagées » mais quid de

l‘hétérogénéité sociale, politique, culturelle de la population française ? Quid

de la persistance des repères socioculturels du temps de paix ? Persistance

des pratiques de civils devenus soldats (grèves des tranchées) et divergence des

attentes et des perceptions de la guerre (exemple Henri Barbusse qui collecte tout

de suite des éléments d’écriture, Louis Lamothe et ses champs). Remarquons que

les récents travaux de Nicolas Mariot34 ont montré à quel point la mobilisation

générale à l’été 1914 et les premières semaines de guerre furent l’occasion de la

rencontre d’une culture des élites (souvent officiers) et de cultures populaires qui se

traduisit initialement par le sentiment dominant d’une incompréhension exprimée par

de nombreux témoins, à l’image de Maurice Genevoix dans Ceux de 14.

32 AUDOIN-ROUZEAU Stéphane, BECKER Annette, 14-18, Retrouver la guerre…, op. cit., p. 155. 33 Ibid, p.156-157. 34 MARIOT Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? Les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil, 2013.

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• Cette dernière remarque nous amène à envisager la troisième et dernière hypothèse,

l’hypothèse sociologique. Celle-ci considère comme essentiel les facteurs explicatifs liés

aux relations sociales, tant horizontales que verticales, prévalant au sein de la société et,

plus spécifiquement, dans l’univers des tranchées, pour expliquer la ténacité des

populations. En d’autres termes, il s’agit d’envisager les liens unissant les individus, les

codes de comportements, les règles tacites régissant les mœurs, les relations d’autorité ou

de confraternité comme des éléments signifiants, aptes à contribuer à expliquer les

comportements. Parmi les principaux ressorts sociologiques à l’œuvre, on peut noter :

o Le groupe primaire de combat : Les soldats n’ont finalement que rarement

l’occasion de rencontrer d’autres mobilisés appartenant à des régiments différents

du leur. Seuls les séjours aux cantonnements de repos, les déplacements d’unités et

les permissions permettent de tels échanges. Lorsqu’ils sont en ligne, les soldats

n’ont qu’épisodiquement des nouvelles des autres bataillons de leur régiment. Ils ne

sont en définitive en contact permanent qu’avec les membres de leur compagnie, et

plus encore avec ceux de leur escouade. Après des semaines passées à vivre des

épreuves similaires et à survivre aux mêmes dangers, ces petites unités connaissent

une cohésion très forte, alimentée par des liens de camaraderie étroits. Ce schéma

relationnel engendre une forme d’obligation morale très souvent exprimée par les

témoignages : sous le feu ou les bombardements, on tient sous le regard des autres,

« pour les copains », pour ne pas manquer à son devoir envers ses camarades.

o La relation hiérarchique vis-à-vis des officiers et des sous-officiers « de

terrain », c'est-à-dire du sergent au capitaine inclus. Les soldats ont peu de contacts

avec les officiers supérieurs, et se montrent en général très critiques le cas échéant.

Leurs habitus sociaux, de plus, sont pour la plupart d’entre eux, ceux de civils, peu

accoutumés à des schémas hiérarchiques complexes : les ouvriers ou les

travailleurs agricoles ont l’habitude de suivre les instructions d’un contremaitre lui-

même dirigé par un patron ou un propriétaire, pas de dépendre d’une chaine

hiérarchique complexe. Ce qui compte aux yeux de la plupart des soldats, c’est

« leur » chef, c'est-à-dire l’officier subalterne avec lequel ils sont en contact

quotidiennement. Comme cela a déjà été souligné, si le chef en question a fait la

preuve de sa compétence, il est alors écouté par ses hommes et sa présence

devient un facteur de ténacité : on tient pour le « chef » qui, en retour, fait ce qu’il

peut pour préserver ses hommes.

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o La pression sociale, exercée par les proches volontairement ou

involontairement : le père qui exhorte son fils à « faire son devoir », l’épouse qui

cache son angoisse et préfère souligner la fierté ressenti devant les réactions

d’admiration des autres habitants du villages pour ceux partis au front… bref un sens

du devoir profond, dont l’intériorisation a été encouragée par l’école républicaine et

le passage, durant deux ou trois années, par le service militaire. Ce sens du devoir

génère une attente sociale, que les soldats hésitent à décevoir. Certains, il est

vrai peu nombreux, avouent dans leurs témoignages avoir, à l’annonce de la

mobilisation, songé à déserter mais y avoir renoncé non seulement du fait des

risques encourus, mais également à la pensée des conséquences sociales pour leur

proches.

Finalement, de ces trois hypothèses, laquelle doit-on choisir ? Aucune, ou plutôt

toutes à la fois. Dans un article paru en 2002 dans Le Mouvement Social, et ironiquement intitulé

« La guerre de 14-18 n’est pas perdue », Antoine Prost35 notait que « si l’on voulait bien tenir

compte de tous les témoignages, on verrait de la contrainte dans le consentement, et

inversement. Pourquoi vouloir à tout prix que tous les poilus aient réagi toujours et partout de la

même façon ? »

Antoine Prost soulignait par là-même la complexité des expériences individuelles et

collectives et leur irréductibilité à un facteur explicatif unique. Selon les individus, mais

également pour un seul et même acteur selon les périodes et les situations, chacun des facteurs

précédemment évoqués a joué un rôle plus au moins direct pour expliquer les choix et les

comportements. Tel soldat a pu partir pour le front porté par un puissant élan nationaliste, guidé

par sa détestation du « boche » et sa volonté de reconquête de l’Alsace-Lorraine, pour voir ses

convictions voler en éclats devant la vision de son premier cadavre. Un autre a pu débuter la

guerre avec résignation, chercher à s’exposer le moins possible, à recevoir la « fine blessure » qui

le mettrait à l’abri du danger, pour finalement devenir un combattant zélé et téméraire après s’être

promis de venger un camarade broyé par un obus…

On en vient ainsi finalement au concept du « faisceau de facteurs », termes initialement

proposés par Frédéric Rousseau36 mais depuis repris par de nombreux autres historiens, dont

certains membres de l’historial de Péronne. Cette expression permet de facilement souligner que

la ténacité des combattants fut un phénomène complexe, mêlant des facteurs culturels,

35 PROST Antoine, « La guerre de 14-18 n’est pas perdue », Le Mouvement Social, avril-juin 2002. 36 ROUSSEAU Frédéric, La guerre censurée : une histoire des combattants européens de 1914-1918, Paris, Seuil, 1999.

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des facteurs sociologiques et des facteurs disciplinaires, selon une proportion variable

pour chaque individu.

Dernier point, mais question essentielle : comment transmettre cette complexité

auprès de nos élèves ?

Plusieurs pistes vous seront proposées au fil de cette formation. Je me commenterai à ce

stade de souligner l’une d’entre elles : l’usage comparé des témoignages.

Les témoignages sur la Première Guerre mondiale sont systématiquement présents dans

les manuels. Mais le tort de ces derniers est bien souvent de ne proposer qu’un seul extrait

dûment choisi de l’un de ces textes, par exemple pour évoquer les tranchées de Verdun ou le

départ vers le front à l’été 1914.

Mais on gagnerait bien souvent à aborder la question des expériences de guerre, par

exemple, en suivant le parcours d’un même soldat à différents moments de son

témoignage. Cette méthode a l’avantage de permettre aux élèves de bien mesurer l’évolution des

représentations individuelles, les transformations des motivations des mobilisés durant le conflit et

les encourage plus généralement à un abord critique des documents en leur rappelant qu’un

discours émane d’un contexte précis, qu’il convient d’interroger.

>>> Exemple : Galtier-Boissière, en Rase Campagne, 1914.

Né en 1891, Jean Galtier-Boissière vient d’achever ses études de philosophie et accomplit son

service militaire (d’une durée de trois ans) lorsque débute la guerre. Caporal au sein du 31e

régiment d’infanterie, il est blessé une première fois le 25 septembre 1914, puis une seconde en

mars 1916. Son témoignage sur les premiers mois du conflit est publié dès 1917, sous le titre En

rase campagne, 1914.

On peut également avec profit proposer aux élèves de mener une étude croisée de

témoignages différents évoquant une thématique similaire, afin de pointer du doigt la

multiplicité des expériences de guerre.

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Un jeune soldat découvre le front : le témoignage de Jean Galtier-Boissière

Né en 1891, Jean Galtier-Boissière vient d’achever ses études de philosophie et accomplit son service

militaire lorsque débute la guerre. Affecté en que caporal au sein du 31e régiment d’infanterie, il est blessé

une première fois le 25 septembre 1914, puis une seconde en mars 1916. Son témoignage sur les premiers

mois du conflit est publié dès 1917 par les éditions Berger-Levrault, sous le titre En rase campagne, 1914.

6 août 1914 :

« Depuis de longs mois, les chefs ont façonné en vue du combat notre esprit et notre corps. […]

Aujourd’hui, ce n’est plus la petite guerre, c’est la vraie, la grande qui commence, et tous, nous sommes

parfaitement satisfaits et joyeux d’aller exercer le métier que nous apprenons depuis deux ans [...] Une

singulière ivresse nous pénètre, où se mêlent à l’enthousiasme patriotique le goût de l’aventure et la soif du

carnage. Inconscients du lendemain, fiers d’être acclamés [...] réjouis à l’idée de voir du pays et de gagner

des batailles [...] Enfin ! Nous allons viser autre chose que des silhouettes en carton à 50 mètres, tirer de

vraies cartouches, nous servir de notre terrible baïonnette autrement que pour éventrer de grotesques

mannequins. »

Le 22 août 1914 :

[Jean Galtier-Boissière et ses camarades sont pour la première fois pris sous un bombardement]

« Soudain, des sifflements stridents nous précipitent face contre terre, épouvantés. La rafale vient d’éclater

au-dessus de nous. Les hommes à genoux, recroquevillés, le sac sur la tête, tendant le dos, se soudent les

uns aux autres… La tête sous le sac, je jette un coup d’œil sur mes voisins : haletants, secoués de

tremblements nerveux, la bouche contractée par un affreux rictus, tous claquent des dents. Cette attente de

la mort est terrible. Combien de temps ce supplice va-t-il durer ? Non, nous ne sommes pas des soldats de

carton ! mais notre premier contact avec la guerre a été une surprise assez rude. Tous nous croyions

l’histoire des Alboches(1) qui se rendaient pour une tartine. Persuadés de l’écrasante supériorité de notre

artillerie et de notre aviation, nous nous représentions naïvement la campagne comme une promenade

militaire, une succession rapide de victoires faciles et éclatantes »

14 septembre 1914 :

« Pour nous qui, chaque jour, avons été exposés à être anéantis, déchiquetés, seule la souffrance humaine

apparaît, atroce ; il n’y a qu’une chose irréparable, la mort ; une chose précieuse : la vie ! Quand, dans la

bataille, on a vu à côté de soi, expirer ses meilleurs copains, quand on a entendu des blessés ensanglantés

appeler leur mère ou tendre les bras en hurlant ce cri de détresse : « Par pitié, ne m’abandonnez pas ! » on

n’a plus de larmes pour s’attendrir, avec de belles phrases, devant des pierres meurtries. »

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Marcel Papillon (fantassin), 25 septembre 1914 (à ses parents), Lironville : Le régiment auquel appartient Marcel se lance à l'attaque de Lironville. Les tranchées allemandes sont dissimulées au ras du sol. Le premier assaut est repoussé dans la panique sous un feu d'artillerie et de mitrailleuses. « Je viens encore de passer au travers une fois. Je croyais bien ne jamais vous revoir. Le régiment a beaucoup souffert pendant deux jours. Quelles tristes journées ! Nous n'avons presque plus d'officier, le 1/3 du régiment (plutôt la ½) manque à l'appel. Tous morts ou blessés. [...] Pauvre infanterie, c'est un carnage. Les autres armes n'ont presque pas de pertes. Les Allemands ont reculé, mais à quel prix ! [...] Pour Lucien, quoi de neuf ? Qu'il s'évite d'aller dans l'infanterie, car ce n'est pas encourageant. »

PAPILLON Marthe, Joseph, Lucien, Marcel, Si je reviens

comme je l’espère, lettres du Front et de l’Arrière, 1914-

1918, Paris, Grasset, 2003.

Le commandant Henri Bénard, 26 octobre 1914 : il fait part de ses conditions de vie, meilleures que celles de ses hommes : « j'ai repris la vie de tranchée ; ou plutôt mes hommes ont repris cette vie, car j'ai le bonheur d'avoir une maison en ruines dans laquelle nous faisons notre cuisine et dans la cave de laquelle nous nous abritons quand les grosses marmites tombent. »

BENARD Henri, De la mort, de la boue, du sang, lettres

de guerre d’un fantassin, Paris, Grancher, 1999.

En mars 1916, alors que les combats font rage depuis quelques semaines dans le secteur de Verdun jusqu’alors tranquille, Paul Lintier, artilleur, se réjouit de relever un groupe d’artilleurs au nord-ouest de Nancy « un secteur qui passe pour un des plus calmes du front ». :

« Quelle étrange guerre que celle-ci ! Alors que le canon de Verdun gronde toujours sans répit et que se livrent là-bas les plus sanglants combats de cette interminable lutte, nous menons ici, dans la paix des champs, à 1500 m de l’ennemi, une vie de petits bourgeois casaniers »

Mais les secteurs calmes ne sont pas

sans dangers : quelques jours après son arrivée, Paul Lintier est tué par un obus.

LINTIER Paul, Le tube 1233. Souvenirs d’un chef de

pièce, 1915-1916, Paris, Plon, 1917.