réseaux sociaux france-allemagne

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51 Dokumente/Documents 1/2012 Je t’aime, moi non plus | Gesellschaft/Société Je t’aime, moi non plus La subsistance de cultures numériques locales Chloé Jaussaud* Protection de la vie privée et des données person- nelles, lutte contre le piratage informatique et le téléchargement illégal, des réglementations sont nécessaires pour contrôler l’usage d’Internet. Un champ législatif délicat, particulièrement dans des Etats comme la France, l’Allemagne ou encore les Etats-Unis, où la liberté d’expression est un droit fondamental. Les outils et services proposés par Internet se développent à l’échelle internationale. Même la Chine, avec ses règles spécifiques de censure, n’est pas épargnée par exemple par le succès de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. En effet, si ces » L’usage d’Internet, généralisé dans le monde entier même s’il est plus ou moins démocratisé selon la facilité d’accès aux nouvelles technologies, laisse croire à un effacement des frontières et nourrit un idéal de monde global, cher au sociologue Edgar Morin. * Chloé Jaussaud est consultante en communication à l’agence Elan et spécialiste des médias sociaux. Die Freunde unserer Freunde Der Siegeszug des Internets ist international unaufhaltsam; insbesondere soziale Netzwerke wie Facebook, Xing, LinkedIn oder das vor al- lem in Frankreich bekannte Viadeo haben zu einer neuen Öffentlichkeit geführt, die Inter - netnutzern direkten Austausch und ungefilter- te Information ermöglicht – eine Kernforderung der Piratenpartei, die in Deutschland erste po- litische Erfolge feiert, und juristisch delikat. Beim Datenschutz etwa unterscheiden sich u. a. die deutschen und französischen Geister: Während in Deutschland die Persönlichkeits- rechte der User im Mittelpunkt stehen, werden in Frankreich Anbieter wie Blogger durch Ano- nymität gesetzlich geschützt. Red. services ne sont pas disponibles dans le pays, des répliques quasi identiques y ont été développées comme Weibo ou Renren. Chaque pays et culture réagit singulièrement à ces outils d’Internet, que les internautes s’approprient plus rapidement que les législateurs. Au niveau national, on voit même apparaître en politique des « partis pirates ». Si le Parti Pirate français rassemble peu d’adeptes, le Piratenpartei allemand a ses représentants au Parlement ré- gional de Berlin et compte aujourd’hui quelque 18 000 membres. Des polémiques locales écla- tent, mettant au jour la nécessité pour chaque cul- ture de développer sa propre réglementation vis-à- vis de cet outil. Le débat sur le téléchargement est une bonne illustration de ces distinguos culturels. Si la France adopte le principe de riposte graduée, pouvant aller jusqu’à la coupure de la connexion Internet, l’Allemagne l’a rejeté en juin 2010. En effet, d’après la ministre allemande de la Justice, Brigitte Zypries, la mesure serait «constitution - nellement et politiquement très difficile » à appli- quer dans le pays. Les réseaux sociaux sont à étudier particulière- ment pour plusieurs raisons : ils sont massivement utilisés par les internautes du monde entier, ils prennent un rôle central dans la circulation de l’information et ils multiplient les émetteurs et ré- cepteurs de contenus. Aujourd’hui tout le monde peut écrire, contribuer, commenter, recomman- der... Pourtant, malgré la suprématie de certains

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Un petit point sur les usages et enjeux des réseaux sociaux en France et en Allemagne, paru dans la Revue du Dialogue Franco-Allemand, mars 2012

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Page 1: Réseaux sociaux France-Allemagne

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Je t’aime, moi non plus | Gesellschaft/Société

Je t’aime, moi non plusLa subsistance de cultures numériques locales

Chloé Jaussaud*

Protection de la vie privée et des données person-nelles, lutte contre le piratage informatique et letéléchargement illégal, des réglementations sontnécessaires pour contrôler l’usage d’Internet. Unchamp législatif délicat, particulièrement dans desEtats comme la France, l’Allemagne ou encore lesEtats-Unis, où la liberté d’expression est un droitfondamental.

Les outils et services proposés par Internet sedéveloppent à l’échelle internationale. Même laChine, avec ses règles spécifiques de censure, n’estpas épargnée par exemple par le succès de réseauxsociaux comme Facebook et Twitter. En effet, si ces

» L’usage d’Internet, généralisé dans le monde entier même s’il est plus ou moinsdémocratisé selon la facilité d’accès aux nouvelles technologies, laisse croire à

un effacement des frontières et nourrit un idéal de monde global, cher au sociologueEdgar Morin.

* Chloé Jaussaud est consultante en communication à l’agence Elan et spécialiste des médias sociaux.

Die Freunde unserer Freunde

Der Siegeszug des Internets ist internationalunaufhaltsam; insbesondere soziale Netzwerkewie Facebook, Xing, LinkedIn oder das vor al-lem in Frankreich bekannte Viadeo haben zueiner neuen Öffentlichkeit geführt, die Inter -netnutzern direkten Austausch und ungefilter-te Information ermöglicht – eine Kernforderungder Piratenpartei, die in Deutschland erste po-litische Erfolge feiert, und juristisch delikat.

Beim Datenschutz etwa unterscheiden sichu. a. die deutschen und französischen Geister:Während in Deutschland die Persönlichkeits -rechte der User im Mittelpunkt stehen, werdenin Frankreich Anbieter wie Blogger durch Ano -nymität gesetzlich geschützt. Red.

services ne sont pas disponibles dans le pays, desrépliques quasi identiques y ont été développéescomme Weibo ou Renren. Chaque pays et cultureréagit singulièrement à ces outils d’Internet, queles internautes s’approprient plus rapidement queles législateurs.

Au niveau national, on voit même apparaîtreen politique des « partis pirates ». Si le Parti Piratefrançais rassemble peu d’adeptes, le Piratenparteiallemand a ses représentants au Parlement ré- gional de Berlin et compte aujourd’hui quelque18 000 membres. Des polémiques locales écla-tent, mettant au jour la nécessité pour chaque cul-ture de développer sa propre réglementation vis-à-vis de cet outil. Le débat sur le téléchargement estune bonne illustration de ces distinguos culturels.Si la France adopte le principe de riposte graduée,pouvant aller jusqu’à la coupure de la connexionInternet, l’Allemagne l’a rejeté en juin 2010. Eneffet, d’après la ministre allemande de la Justice,Brigitte Zypries, la mesure serait « constitution -nellement et politiquement très difficile » à appli-quer dans le pays.

Les réseaux sociaux sont à étudier particulière-ment pour plusieurs raisons : ils sont massivementutilisés par les internautes du monde entier, ilsprennent un rôle central dans la circulation del’information et ils multiplient les émetteurs et ré-cepteurs de contenus. Aujourd’hui tout le mondepeut écrire, contribuer, commenter, recomman-der... Pourtant, malgré la suprématie de certains

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réseaux sociaux et leur usage qui transcende lesfrontières, on note dans ce domaine également desparticularismes nationaux, montrant bien l’exis-tence de cultures numériques locales.

Facebook et l’Allemagne

L’Allemagne a récemment pris des mesures spéci-fiques concernant la réglementation de Facebooket la protection de la vie privée, montrant ainsi quedes particularités peuvent émerger entre les paysdans leur usage d’unréseau social et que lalimite entre vie privéeet vie publique ne sesitue pas au même niveau selon la culture natio-nale. La notion de vie privée, qui ne connaît ef-fectivement pas de définition légale, est laissée àla libre appréciation des cultures et des époques, àtel point que des auteurs comme le sociologue A.Corbin parviennent à établir une Histoire de la vieprivée (1999), montrant la capacité de son accep-tion à évoluer géographiquement et temporelle-ment.

En janvier 2011, le commissaire d’Etat à la pro-tection des données allemand exigeait de Facebookde ne pas transmettre les adresses e-mail des inter-nautes sans leur autorisation préalable. Un an plustard, c’est cette fois la Commission NationaleInformatique et Libertés allemande (l’équivalentde la CNIL en France) qui se prononçait contrel’utilisation de la technologie de reconnaissancefaciale, permettant une identification automa-tique des individus sur une photo, en exigeant làaussi le consentement expresse de l’internautepour être identifié par ses nom et prénom. L’undes derniers conflits en date entre Facebook etl’Allemagne concerne l’interdiction de la fonc-tionnalité « gefällt mir » (j’aime) dans le Schles-wig-Holstein, qui enfreindrait non seulement laloi fédérale mais également, d’après les autoritésallemandes, la réglementation européenne. Lebouton « j’aime », qui permet de se recommanderdu contenu entre utilisateurs, est à ce jour seule-ment contesté par un étudiant en Autriche, ayantporté plainte contre le réseau social.

Le voisin français observe d’un œil moqueur lematch qui se déroule entre Facebook et les auto-

rités allemandes, y voyant un jeu de cache-cacheinfernal : « L’Allemagne vient d’épingler Face- book », note La Tribune le 26 août 2011, tandisque le site d’information européenne Press Europtitre : « L’Allemagne n’aime plus Facebook ». Lesite Ecrans, spécialisé dans l’information sur lesmédias, ose même un « Facebook se prend un murà Berlin ».

Une utilisation massive des réseaux sociaux

Cette apparente aversion des autorités allemandespour Facebook ne se retrouve pas chez les inter -nautes. En effet, Facebook gagne comme en Francedu terrain chez nos voisins allemands. Si le réseausocial enregistrait encore en mars 2011 un taux depénétration inférieur à la France (20 % contre32 %), c’est le pays qui enregistre la plus fortecroissance du nombre d’inscrits, qui y augmentede 7,4 % contre 2,4 % en France, d’après lesdonnées du portail de statistiques sur les médiassociaux Socialbakers.

L’attrait de Facebook en Allemagne se fait au dé-triment des réseaux nationaux de l’entreprise VZnet group. Entre janvier et juillet 2011, les réseauxnationaux du groupe VZ (Mein VZ, Schüler VZ,Studi VZ) ont d’ailleurs perdu la moitié de leursutilisateurs, alors que le réseau Studi VZ était en2008 incontournable sur les campus allemands.Le réseau social Mein VZ ressemble à Facebook dupoint de vue des fonctionnalités, mais annonceporter une attention particulière à la protectiondes données personnelles, les informations ren-trées par l’internaute étant par défaut configuréescomme privées. A service comparable, la con -fiance semble dans le contexte culturel allemandun argument concurrentiel. L’importance cultu-relle accordée par les Allemands à la protection deces données peut s’expliquer par le souvenir de la

dictature na-zie, qui procé-dait au ficha-

ge des citoyens, à en croire un article du magazineLe Point, daté du 12 avril 2010. Mais elle sembleperdre du terrain au regard du nombre d’inscrip-tions croissant sur Facebook. L’entreprise VZNetzwerke perd des parts de marché, notammentdu fait de son manque de connexions internatio-

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nales, après avoir refusé une offre de rachat parFacebook en 2008, l’estimant trop faible.

En France, Facebook est massivement utilisé,sans commune mesure avec le réseau Copainsd’Avant, beaucoup moins élaboré, qui marqua ledébut des Français sur les réseaux sociaux. Entre2008 et 2009, le nombre d’utilisateurs deFacebook a été multiplié par quatre, tandis queCopains d’Avant qui était le deuxième réseau soci-al le plus utilisé en 2008, derrière l’hébergeur deblogs Skyblogs, était en décembre 2010 relayé à laquatrième position en nombre de visiteurs,Facebook occupant la première.

Alors que les législateurs réagissent nationale-ment de manière différente à la massification del’usage des réseaux sociaux, les utilisateurs sem-blent avoir besoin d’outils qui dépassent leursfrontières. Facebook génère une méfiance à l’échel-le nationale de la part des législateurs, les utilisa-teurs quant à eux semblent conquis et abandon-nent les services nationaux, en France comme enAllemagne.

Différences dans les usages professionnels

Du côté des réseaux professionnels pourtant, onnote encore des préférences nationales entre laFrance et l’Allemagne.Les réseaux nationauxsemblent encore avoir del’avenir en Allemagne, lanotion de proximité pouvant prendre son sensdans le monde du travail si l’on ne vise pas une car -rière internationale.

Du côté allemand, les réseaux locaux commeXing sont privilégiés, là où les Français s’inscriventplutôt sur LinkedIn et Viadeo. Une pratique quidéboussole parfois les Français. Un simple exemple :pour participer à des rencontres franco-alleman-des organisées via Facebook, il faut que les Françaisrejoignent le réseau Xing. En effet, si LinkedIn, leréseau social professionnel le plus international, aatteint les 100 millions d’utilisateurs dans lemonde, dont plus de 2 millions en France, Viadeo,concurrent français, en compte 30 millions dont4,5 millions en France et Xing seulement 10 mil-lions, mais reste le réseau professionnel préféré desallemands.

Les Français sont d’autre part moins friands desréseaux professionnels que leurs voisins alle-mands – une différence qui s’explique par le goût

des Français pourles réseaux de loi-sirs plutôt que les

réseaux professionnels, privilégiant les réseaux so-ciaux pour prendre contact avec leurs amis(70 %), alors que l’on observe simultanément quel’e-mail est de moins en moins utilisé. En Alle -magne, d’après une étude du Cabinet Deloitte,seuls 54 % considèrent que les réseaux sociauxsont un moyen privilégié pour entrer en contactavec leurs amis. Par contre l’importance de la re-commandation des employeurs précédents dans lemonde du travail, avec la délivrance obligatoired’une attestation de travail (Arbeitszeugnis), peutjustifier du succès des réseaux sociaux profes-sionnels en Allemagne, qui permettent une re-commandation online, rendue publique pour lesemployeurs potentiels.

Une pratique adaptée

Malgré une tendance globale à l’harmonisationdes pratiques sur les réseaux sociaux et une hégé-monie difficilement contestable de Facebook, onconstate néanmoins des divergences dans les régle-mentations et les craintes inspirées par les médiassociaux, entre pays pourtant frontaliers, prouvantque derrière une apparente mondialisation il existebien des cultures numériques locales.

En Allemagne, la protection des données per-sonnelles de l’usager lambda est un enjeu de poli-tique nationale. En France, la question est prise àrevers. Ce n’est pas l’internaute que l’on entendprotéger en tant que subissant un viol de ses don-nées personnelles à son insu. C’est au nom de laliberté d’expression que la notion d’anonymat ré-apparait comme un droit fondamental, non passur les réseaux sociaux mais sur les blogs, autrepilier du web collaboratif, pour protéger des émet-teurs de contenus, potentiellement experts d’unsujet et de ce fait leaders d’opinion. Citons pourmémoire le projet de loi déposé en mai 2010, quiavait suscité une vague de polémiques online, caril obligeait les blogueurs à indiquer leurs coordon-nées personnelles.