quinzaine littéraire 95 mai 1970

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  • PabloNeruda

    L'aveu

  • J LE LIVRE Julien GracqDE LA OUINZAINE

    4 ROMANS FRANAIS Jacques Borelt Andr Puig7 POESIE Pablo Neruda

    SOMMAIRE

    910 ROMANS

    ETRANGERS1112

    1415 HISTOIRE

    LITTERAIRE16 EXPOSITIONS1711 PHILOSOPHIE

    19 HISTOIRE

    20 ECONOMIEPOLITIQUE

    11

    11 POLITIQUE2J25 CINEMA16

    THEATRE

    La Quinzainehtteralre

    2

    Pierre OsterVictor Hatar

    Norman MailerCatherine Backs

    Lo SpitzerVictor Chklovski

    Henri Matisse

    Bernard Jeu

    Fritz Fischer

    J.

  • LB LIVRB DB

    L'attenteLA QUINZAINE

    La Quinzaine littraire, du 16 au 31 mai 1970

    A vouloir tout prix clair-cir le secret de la crationlittraire, on le rend, disaitJean Paulhan, plus obscur etplus sombre, dans le meilleurdes cas. Sitt entrevu, le se-cret retourne aux profondeursqui le dissimulaient et l'on ris-que alors de se perdre sansespoir dans le courant deseaux intrieures o se nourritla sensibilit de l'crivain.

    1Julien GracqLa Presqu'leJos Corti, d., 256 p.Le secret, notait encore Jean

    Paulhan, ce n'est peut-tre quel'vidence - cette vidence qui sedrobe au regard tant elle estaveuglante, au sens propre. En cequi concerne Julien Gracq, rienne semble en effet plus trompeurque de vouloir absolument attri-buer un dessin prcis au chemine-ment de cette turbulence interneque rvle' au moins attentif deslecteurs la rigueur de ses textes.Mais quelle vidence?L'avis au lecteur qui, il y a

    plus de trente ans, introduisaitAu Chteau irArgol, premier li-vre de l'auteur, soulignait l'im-portance qu'avait conserv sesyeux l'exprience surraliste, seu-le capable, disait-il, d'apporterautre chose que fespoir irunrenouvellement , en ravivant lesdlices puiss du paradis toujoursenfantin des explorateurs . Onse mprendrait en soutenant que,par ces mots, Julien Gracq reven-diquait l'usufruit d'un quelcon-que hritage du surralisme. Etsi, plus tard, il crivit sur AndrBreton un essai que tout le monde,ou presque, a d lire, le surra-lisme a eu surtout pour lui lavaleur exemplaire de l'exerciced'une libert illimite.Libert de choisir ou de ne

    pas choisir ses compagnons (queceux-l se nomment Andr Bre-ton, Chateaubriand, Holderlin,Lautramont, Kleist ou Jnger),libert de parler (la Littrature r estomac), libert d'tre seul, li-bert enfin de suivre, dans lacration, un itinraire romanes-que:. constamment jalonn d'im-passes inattendues, de dtours auxrsonances lui seul perceptibles.Rien n'est plus loign des proc-cupations de Julien Gracq que lacomposition et la technique d'unlivre. Et l'on se trompera le moins

    en disant que chacun de ses ou-vrages est ainsi fait, en dehors desapparences, d'une suite de pro-jets, modifis ou gauchis par ladcouverte, chemin faisant, deperspectives nouvelles.Plus srement pour lui que pour

    tout autre, dans la littrature con-temporaine, le travail d'crire ou-vre tout instant, devant l'cri-vain, un champ d'incertitude opeuvent se dvelopper et s'pa-nouir les germes nouveaux de lasensibilit. C'est cette libert queJulien Gracq s'accorde, qui, tou-tes proportions gardes, le rappro-che et l'loigne la fois d'AndrBreton. On se souvient (mais ilest toujours temps d'en relire letexte) de la faon subtile et sa-vante dont il a parl de la phra-se d'Andr Breton: Jusqu'audernier moment sinueuse, en veil,toute en courbes qui sont autantiramorces tendues f arabesquequi voudrait s'y greffer, oscillantcomme r aiguille de la boussole,et attirant elle comme un ai-mant tout ce qui flotte aux alen,..tours de plus subtilement magn-tis, la phrase irAndr Bretonprolonge son appel indfini lachance et la rencontre, resteouverte, disponible, prte bat-tre tous les buissons et dserterles sentiers de rcole.:.La phrase de Julien Gracq n'a

    pas cette apparence, ce mouve-ment de vague dferlante, tentantde capter au passage, non seule-ment l'imprvu mais aussi l'irra-tionnel, ou le simple inconscient.Chez lui, la syntaxe reprend sonordre traditionnel. Dans tous lescas, cependant, la phrase laissesa chance au mot. Cette prose estcelle d'un guetteur attentif sai-sir l'image favorable, qui va lemettre en rsonance avec le mon-de qui l'entoure. Chaque phrasesemble avoir la facult de dchar-ger toute son nergie dans l'ins-tantan, prservant ainsi l'avemr.Chacun des trois rcits qui com-

    posent le prsent livre prsentece caractre singulier de vagabon-dage, indit dans son dveloppe-ment futur. Remarquablement d-crite dans la forme qui la sou-tient, l'attention du lecteur estsans cesse attire du ct du spec-tacle qui possde la plus grandecharge affective. L'environnement,le paysage, la rumeur qui accom-pagne le voyageur dans sa d-couverte, prennent l'allure durve veiIJ. Les couleuTll chan-

    Julien Gracq, par Vasco

    geantes du ciel, l'ombre que portele soleil son dclin, l'odeur del'humus, la masse devenue sombred'un village la nuit, la profon-deur d'une pice obs,cure ouvertesur la fort, sont moins des mi-roirs que les rvlateurs de pr-sences insouponnes que le rverend la ralit. Mais le projetinitial frappe toujours, heureuse-ment pourrait-on dire, par sa fra-gilit.Le prtexte du rcit central,

    la Presqu'le, qui donne son titre l'ouvrage, est le plus simple etle moins inattendu: l'attented'uxie femme laquelle le narra-teur a donn rendez-vous dans unepetite gare de Bretagne. Tout va

    se passer de midi au crpuscule, travers la presqu'le que l'hom-me entreprend de parcourir, del'intrieur jusqu' la mer. Rienn'est l'avance dtermin, ni l'an-goisse ou l'impatience de l'attente,ni la survivance des fantmes del'enfance. Le voyage semble avoirla dure de toute une existence,de l'enthousiasme d'une libertretrouve au silence glac quil'achve. Pourtant le monde s'estentre-temps entrouvert, donnantau narrateur le plaisir d'puiser,en quelques heures, toute l'inqui-tude qu'un homme peut ressen-tir au sein des forces naturellesqui l'entourent et l'assaillent.Le roi Copehuta dbute aussi

    ~3

  • ~ Julien Gracq

    ROMANS

    FRANAIS

    Nostalgiedu temps perdu

    ,par le souci d'une attente. Ici lenarrateur se rend l'invitationde l'un de ses amis, dans la pro-prit de celui-ci, au nord deParis, tandis que, au-del de lafort, se fait entendre le roule-ment du canon durant la premireguerre mondiale. Mais personnene vient sans qu'on sache si cetami est simplement absent, oudisparu jamais. Le narrateurreste seul dans la maison obscure,en compagnie d'une servante dontles apparitions marquent, seules,l'coulement du temps. Un ta-bleau entrevu dans l'ombre, ce-1ui du roi Copehuta et de sa ser-vante-matresse fait naitre chezle visiteur le sentiment que quel-

    ,_ qu'un dans ,cette retraite l'at~end,absolument: la servante ou lemaitre, l'un et l'autre prfigurants

    _ i~i une inluctable disparition.Dans son existence s'ouvre' alorsun intervalle clandestin qui n'est

    --sans doute que l'bauche d'uneaventure brusquement resurgie del'inconscient;---par l'attrait mmede ce lieu dsert et abandonn.Autre trange rcit que celui de

    la Route (1), premires pagesd'un roman rest inachev. Un,voyageur circule cheval tra-vers une province' apparemmentdserte qui parait, dans son d-sordre exubrant, o la nature arepris le dessus, tre sortie intac-te de la nuit des temps. Uneroute, dont le vestige est commeune cicatrice trace la surfacede la terre, est l'unique tmoi-gn nu passage des anciens en-vahisseurs. Le long de ce paysagenigmatique, le voyageur se sentsuivi comme observ entre deuxlignes de guet. Au-dessus des ar-bres, des fumes rvlent la per-manence d'une occupation. Destroupeaux de femmes, faroucheset pitoyables, se hasardent quel-quefois jusqu'aux abords de laroute pour s'abreuver une sourcede vie. Dans chacun de ces troisrcits, le lecteur est constammentsaisi entre deux prsences, celledu narrateur qui s'puise d-couvrir, renaissant chaque d-couverte par la vertu admirabledu verbe, et celle d'un monde in-visible, auquel est ainsi renduson enchantement naturel, remisfamilirement port de la main.

    Andr Dalmas(1) La Route a t publie pouJ la

    premire fois dans Commerce, "au-tomne 1963.

    4

    Autant et plus encore quedans l'Adoration (Prix Gon-court 1965), Jacques Borelconfirme avec le Retour quel'criture est faite cc du mmemol toujours aux prises avecla mme aventure . Cetteaventure est celle d'un chas-seur d'images qui, par plon-ges successives, tente d'enfinir avec la prolifration in-finie des souvenirs qui lehantent.

    1Jacques BorelLe RetourGallimard, d., 552 p.Tel l'itinraire proustien, qu'il

    voque plus d'un titre, ce re-tour n'est autre que la recher-che passionne d'un sens profondde l'tre qui se drobe sans cesse l'investigation dont il est l'ob-jet. Se librer des images parl'criture des images elles-mmes,voil le but d'une qute la foistriomphante et torture qui sepoursuit pendant plus de cinqcents pages. ,Contrairement (Adoration o

    les lieux paraissaient surgir par-tir des tres aims (la grand-m-re, la mre du narrateur et plustard, les femmes), l'auteur a choi-si dans le Retour la mthode in-verse qui consiste visiter, picepar pice; la maison de son en-fance. C'est il partir- des lieux quechaque tre devient alors commeun paysage au cours de la visitede la maison de Mazerme. Onpeut alors se demander ce quiest le plus important: si ce sontles tres aims et perdus ou bienles lieux eux-mmes qui leur ontsurvcu dans la ralit et surtoutdans la mmoire du narrateur.D'ailleurs, sous le couvert desdiverses pices de la maison, trans-figures' par le temps en paysa-ges intrieurs, on sent bien quec'est l'crivain lui-mme qui ten-te de djouer les sortil~ges dontil se sent la proie. ,La vraie question, et qui de-

    meurera sans ,rponse, c'est:Comment suis-je devenu ce queje suis? et pourquoi ne puis-jepas tre un autr~ ? La recher-che de cet univers sans faille,o tout tqit plein, ordonn, si-gnifiant est la seule illusion quele narrateur puisse opposer aumonde adulte qu'il vit dans l'an-

    goisse et la dchirure incessantes.C'est donc pour s'arracher unprsent min, irrespirable, ofamour n'est plus possible qu'ilne peut pas ne pas refaire cechemin , accomplir 'le plerina-ge aux sources, contenlpler unefois encore les femmes qu'il a ai-mes, remonter leur cours sinueuxcomme celui des rivires de l'en-fance. Il sait quel point ce li-vre est un salut par la fuiteralis sur le monde du dsir quifait revivre les images. Pour lenarrateur, comme pour le Marcelde Proust, les essences se situentau-del de la vision mtaphoriquedes lments du pass. Pour lui,le petit heurtoir de bronze surla porte de la maison de Ma-zerme, la lampe pigeon pose surle coin de la chemine, l'assiettequi se mtamorphose en paysage,les rites immuables de la vie fa-miliale doivent recler de ma-mere indfinissable et obscurel'tre de celui qui, enfant, lesregardait. Les dcrire, c'est leurarracher cette essence intime dontla qute ne cesse de s'imposer la conscience de celui pour quiils existent encore.Au dsir passionn de cette

    identification par le corps et ,parl'me avec les imagcs de l'en-fance, s'associe l'angoisse trangede ce qu'elles peuvent rvler etdtruire. Le prsent, chancelant,il est vrai, mais rel, le temps d'aprs le livre surgit tout coup. Il fait du narrateur un fos-soyeur d'ombres, qui dcrit ununivers perdu, un tricheur quichoisit une manire de mourir aumonde en se laissant billonner,juguler par des fantasmes inuti-les.La patiente et minutieuse re-

    cherche des images, n'est plusalors qu'un jeu que le narrateurjoue avec lui-mme et aussi contrelui.mme, puisqu'en dfinitive, ilse retrouve dpossd de touteforme de ralit, qu'elle soit pas-se, prsente, ou venir.On peut aussi discerner dans

    ce livre, comme dans (Adoratio'n,une image absente qui s'inscritobstinment tout au long- dutexte: c'est ,celle _du pre dispa-ru peu aprs-la naissance de Pier-re Deligne.C'est ici que, au del de la qu-

    te de soi, et dbordant de loinse~ frontires avoues, se substitue la recherche d'une paternitpour le monde rvolu dans le-

    quel on a connu le bonheur. Cc quoi le narrateur nc peut sersoudre, c'est l'absence de Loi,de puissance ordonnatrice qui auraient d exister Mazerme. Etce qu'il cherche dans Mazermec'est la raison de ce scandale d'uneabsence jamais, comble, le sensde cet univers parfait qui a pufonctionner si longtemps sansjustification nonable. C'est partir de cette faill(' fondamen-tale que l'entreprise de J'crivainpeut soudain t'hanger de signe:L'uvre elle-mme devient fanto-matique, tout comme celui dontelle traque -la prsence; elle res-suscite certes des images grati-fiantes; scurisantes, mais ellelaisse surgir d'autres fantmes;elle fail du prsent, du pass etde l'avenir des temps morts, elleconsomme l'chec de la vie adul-te par les effets d'une douloureu-se et ngative maeutique.La recherche des verts para-

    dis aboutit la ngation du rel, sa dsintgration irrversible.Elle restitue le faux endroitdu pass et ne donne du prsentqu'un envers.Dchir entre le dsir d'crire

    pour capter le rien de la texture des jours , c'est--dire ce quiest essentiellement non-restituable,le narrateur s'aperoit qu'il n'apas su vivre: Vivre, c'tait pourmoi une difficult surhumaine...A vare, inquiet, divis, ni de lavie ni de l'criture, en somme, jene voulais rien abandonner, trem-blant toujours de laisser perdrequelque chose de l'une QU de(autre. (209).D'ailleurs, l'criture est un

    lche sucdan de la mort ,c'est une conduite de fuite, unemanire de vivre par procurationdans un temps qui n'est plus etqui lui fait mimer le retranche-ment du monde de sa mre in-terne.Le drame du plerinage aux

    sources est aussi qu'il s'accom-plit dans la solitude; il faut fairele vide autour de soi et devantsoi pour s'y livl'er. Et quand leli,vre est fini, l'ombromane seretrouve seul, du par les my-thes dont il attendait de percerle mystre.La fuite dans le pass se heurte

    au prsent qui s'obstine cor-cher de grandes balafres vif ~le~ tendres souvenirs de l'e~fance.Le n'arrate~r ne peut se ter-rer 80US la chape d'un pass

  • L'indisable

    La Quinzaine littraire, dli 16 au JI mai 1970

    secourable et rdempteur. Res-suciter le pass, crit-il, c'est cons-tater sa mort .Pourquoi, alors, ne pas renon-

    cer ce monde exsangue qui nepeut faire de lui qu'un survivantacharn sa propre perte, bil-lonn et mutil dans son tre ? Parce que pas plus qu'aux om-bres qui le hantent, le narrateurne peut rsister l'criture, audsir profond qu'il a de se li-vrer ses mditations pani-ques , mme si elles font chavirerson monde quotidien. Rong parson enfance , il ne peut s'em-pcher de crer des mythes etde les regarder agoniser sous sesyeux.Ce livre, qui se voulait une s-

    rie de ponts lancs inlassable-ment entre le prsent et le pas-s est bien plus qu'un rcit desouvenirs. Les images embau-mes, couches vives dans le noirsarcophage de rcriture , alimen-tent les orgies soliwires et in--. consoles de la mmoire . Lesreflets qui s'bauchent dans cevivier narcissique ne peuvent ja-mais parvenir une totalisation, un accomplissement dfinitif.Jamais ne surgit la vision cr-pusculaire dont rve le chas-seur fascin. Bien au contraire,par leur afflux limoneux , lesimages soulignent la contradictionpermanente qui fait du narrateurun tre de distance doubl d'untre de panique. '"Jacques Borel nous prsente ici

    une saisissante autobiographie deses propres mythes. La richessedu texte tient non seulement laprofusion de la matire mais sur-tout l'amhigut constante quele narrateur entretient quant l!es propres fins.Aja fois possesseur unique d'un

    univers d'images figes qu'il luiappartient de faire revivre etd'exorciser par l'criture, l'auteurest aussi la victime lucide de sonpropre thtre. C'est en proie auxomhres qui l'assaillent sans rpitqu'il nous livre et qu'il livre celong combat intrieur l'issue du-quel seul le livre fait figure devainqueur~On peut dire que ce rcit

    l'imparfait , entrecoup de dia-logues avec lui-mme, exprimeavec une authenticit parfoispresque insoutenable la dchiru-re que la nostalgie du temps perduinllige aux tres.

    Anne Fabre-Luce

    Prfac par Sartre, VOICIun livre qui nous ramne ving-cinq ans en arrire, la bellepoque de l'existentialisme etdu caf de Flore. A ceci prsque les personnages, en quit-tant Saint-Germain-des-Prspour Montparnasse, ont lais-s derrire eux quelques il-lusions: dans L'inachev, leroman existentialiste fait sonautocritique.

    1Andr PuigL'inachevpreface de Jean-Paul SartreGallimard, d., 296 p.La scne se passe au Gymnase,

    un dimanche matin. Georgesprend son petit djeuner. Il adevant lui une chemise en car-ton couleur violette un peu fa-ne qui contient tout ce qu'ila crit depuis quatre ans: unenouvelle de quarante pages, dontle hros s'appelle Marcel (et quenous avons pu lire au dbt duroman), des notes, des fragmentsde dialogues se rapportant deuxautres rcits envisagR: l'histoi-re de Robert et celle de Lucien.Naturellement, Marcel, Robert,Lucien ne sont que div~rs avatarsde Georges. Mditant sur l'incon-sistance de sa vie - laquelle sersume, pour l'heure, dans uneliaison use, mais difficile rom-pre, avec une jeune femme ma-rie, Annette - Georges mditeaussi, rve plutt sur une uvrefuture. Achvera-t-il les deux his-toires commences? Dveloppe-ra-t-il celle de Marcel? Essaiera-t-il de les mettre toutes les troisbout bout et d'crire le romanexhaustif qui lui permettrait dese connatre enfin, de tout savoirsur lui-mme ?Les diverses hypothses sont

    essayes tour de rle. Elles seheurtent deux difficults. Lapremire est clairement expri-me: c'est que chacune des in-carnations de Georges forme unpersonnage autonome. qui a sonhumeur, son style propres. Im-possible de passer sans artifice deMarcel Robert, de Robert Lucien. Quoiqu'ils reprsententtous trois Georges et que leursbiographies tendent se rejoin-dre (les mmes souvenirs, les mmeR impressions pourraient tre

    Andr Puig

    utilises dans les trois histoires),il y a entre eux une diffrencefoncire qui les isole: le propredu . personnage est d'tre unetotalit close. La seconde difficul-t n'est pas dite, ou plutt ellen'est dite que ngativement, encreux, par cette htrognit m-me: c'est que Georges, lui, n'estpas, ne sera jamais une totalit.Georges - on peut le supposer- a lu Sartre. Il connat donc l'inadquation de l'homme lui-mme , il sait qu'une personneest une totalit qui sans cessese dtotalise , et ne peut doncque se manquer l'instant mmeo elle croit se saisir.Pour nous rendre sensibles

    ce manque, Puig use d'un pro-cd original, qui consiste tu-toyer son hros. Quoiqu'il l!oitau centre du roman, Georges nepossde pas la belle autonomiede Marcel, de Robert, ou de Lucien, ces tres clos dont on parleen disant il . Georges est un tu , une seconde personne. Se-conde personne de qui? Commedans la Modification, o Butoremployait le vous , ce tudoit renvoyer un je cach.Mais l'effet de distance n'est pasle mme. Le locuteur invisible,ici, ne reprsente pas une cons-cience anonyme, quelque chosecomme un juge d'instruction at-tentif fixer les faits et gestesde son client. C'est au contrairequelqu'un de trs proche, de singulier, un complice qui ne se

    distingue qu' peine de son in-terlocuteur. Apparemment, Geor-ges se parle lui-mme, et l'onpeut voir dans sOn tutoiementl'effort perptuellement djou dela conscience pour exprimer sapropre concidence avec soi. Ecartinfime, et pourtant dcisif, qui,en dtruisant l'illusoire plnitudede la premire personne, marquedu mme coup sa bam~e origi-nelle, son incapacit se rejoin-dre. Mais en dernire instance -comme le montre Sartre au termed'une analyse serre - le jecach de L'inachev, c'e1

  • ~ Andr Puig

    Comprenons que le tu , dansla mesure o il disqualifie l'en-treprise imaginaire de Georges- et Georges lui-mme commepersonnage compromis dans sapropre aventure - nous renvoie une ralit absente, une pr-sence invisible, celle qui ~outientla dnonciation, Puig en per-sonne . Ainsi, ce que Georgesmanque, Puig le russit: surf chec de la technique raliste,il instaure, sans nous en prvenir,une nouvelle technique romanes-que fonde sur f apprsentationdirecte du Tout.

    Le pige fonctionnePour ceux qui seraient tents de

    croire que Sartre a trouv dansL'inachev un simple prtexte renouer avec une rflexion long-temps interrompue sur la techni-que romanesque, disons tout desuite que l'uvre n'est pas indi-gne de la prface et qu'effecti-vement, le pige mont par Puigfonctionne merveille: si dri-soire que soit l'intrigue, si falotle personnage, .si cul le thmedu roman dans le roman, l'iut-rt se soutient de bout en bout.Le le~teur, sduit par le livre etconvaincu par la prface, seraitprt jeter par-dessus bord vingtannes de nouveau roman etde littrature exprimentale et saluer l'avnement du romancritique si, dans ce subtil jeu deglaces, il n'avait pas l'impressionde retrouver l'image brouilled'une thorie fort ancienne, qu'ilfaudrait peut-tre nommer, jus-tement, fidologie du miroir.Peut-on dire qu'en dnonant

    l'imposture d'un roman qui tend totaliser l'existence et manquesa pluridimensionnalit , l'u-vre critique nous libre de l'illu-sion raliste? Je crois pluttqu'elle nous y enferme. Car l'ob-jectif reste le mme: il s'agittoujours d'exprimer, de traduirequelque chose qui est dj l, -mme si tre dj l, dans cettenouvelle perspective, consiste pa-radoxalement ne pas tre l.Aussi bien la russite de Puigtient-elle, pour une grande part, l'adresse avec laquelle il maniel'outil raliste. Comme le souli-.gne Sartre, Puig sait convoquerles objets, parler d'une tasse,d'une vitre, d'un ciel . Et sansdoute des procds savants et

    invisibles donnent-ils aux choses une sorte d'apesanteur qui lesvide de leur tre . Mais cetteapesanteur est encore sa ma-nire une pesanteur, une prsen-ce; l'image brouille reste uneimage. Voyez, par exemple, avecquelle ralit existe la jeunefille inconnue du caf: antiper.sonnage, puisque Georges ne sau-ra rien d'elle, puisqu'elle n'appar-tient pas son histoire, mais per-sonnage quand mme, symbole dece ralisme ngatif qui soutienttout le roman.n y a d'ailleurs une quivoque

    dans la notion d' indisable quirevient plusieurs reprises dansla prface et que Sartre emprun-te Flaubert. L'indisable est-ilune signification plus difficile saisir que les autres, celles auxquelles s'arrtait le roman ra-liste? Est-il l'ensemble des significations que le rcit cherche totaliser? Ou n'est-il pas pluttce qui rend possible la diction,l'uvre elle-mme imprimant unsens global toutes les significa-tions qu'eUe rassemble, ralisant son niveau (au niveau de l'cri-ture qui n'a plus rien voir aveccelui de l'existence) l'impossiblevrit du vcu ?

    Le roman-sujetPour qualifier cette totalit

    (

  • PO&SII:

    Neruda

    La Quinzaine littraire, du 16 au 31 mai 1970

    Dans un rcent ouvragesur J. L. Borges, M. R. Mone-gal soulignait que tous lesjeunes potes d'Amrique la-tine nourrissaient devant Pa-blo Neruda un solide com-plexe d'infriorit. Comme sisa grande ombre envahissanttout, il n'tait plus possiblede crer hors des cheminsqu'il a tracs.

    Pablo Neruda20 Pomes d'amour etune chanson dsespreTrad. de l'espagnol parAndr Bonhomme etJean MarcenacEditeurs Franais Runis.105 p.

    1Rsidence sur la terreTrad. de l'espagnolpar Guy SuarsGallimard d. 228 p.1Mmorial de Nle NoireTrad. de l'espagnolpar Claude CouffonGallimard d. 341 p.1

    Splendeur et mortde Joaquin MurietaTrad. de l'espagnolpar Guy SuarsGallimard d. 86 p.

    En ce qui nous concerne, l'am-vre de Neruda nous semblaitl'une des plus abond~mment tra-duites. Depuis T:Espagne aucur que prfaait Aragon en1938, nous avions pu lire les troistomes pais du Chant gnral,Tout rAmour, la C e n t a i n ed'amour, trois pomes traduitspar Guy-Levis Mano, plus uneprcieuse monographie de JeanMarcenac dans la collection Po-tes d'aujourd'hui . Nous avionsl'image d'un pote, politique.ment trs engag, chez qui lemeilleur ctoyait le pire, parfoisau milieu du mme _vers, etpour qui tout tait prtexte posie.Avec la parution simultane

    de trois recueils et d'une picede thtre, cette image un peusimpliste se modifie quelque peu.Il s'agit d'une uvre immensepar la quantit (aujourd'hui encore, la majeure partie est indite en franais), multiple par

    les thmes : le lecteur a l'impres-sion de s'enfoncer dans une forttouffue o lianes, branches,feuilles, buissons s'enchevtrentpour crer une fresque flam-boyante, pleine de cris et de ten-dresse, essentiellement baroquecomme ces films rcents (ceux deGlauber Rocha par exemple) quinous viennent d'Amrique duSud.C'est pourquoi il serait trop

    simple de, ne privilgier - comme on l'a souvent fait en France- que l'aspect engag et direc-tement politique de son uvre.Ce thme n'apparat qu'asseztard, en 1936 exactement: Neruda tait consul en Espagne lors-que clata le coup d'Etat fran-quiste. L'Espagne tait un paysqu'il aimait, qui il avait consa-cr quelques textes o l'on cher-cherait en vain toute- allusion po-litique. Cet vnement fut unchoc qui devait transformer toutesa vie. En tte de l'un de sesplus beaux pomes: Les fu-reurs et les peines~, il crira enmars 1939: J'ai crit ce pomeen 1934. Que de choses sont survenues depuis lors! L'Espagneo je rai crit est un amas deruines. Ay !Si seulement avecune goutte de posie ou d'amournous pouvions apaiser la hainedu monde, mais cela, la lutte etle cur rsolu le peuvent seulement. Le monde a chang et maposie -a chang. Une goutte desang tombe sur ces lignes de-meurera vivante en elles, indl-bile comme T:amour. ~ Neruda,dans le Mmorial de l'Ile Noi-re qui date de 1961, reconnatque c'est peuttre alors qu'il achang :Je regagnai ma patrie avecd'autres yeux

    que la guerre plaasous les miens.D'autres yeux brlsdans la fournaise,claboussspar mes larmes et le sang desautres,

    et je me mets regarder et voir plus en bas,

    plus {lvant dans le fondinclme.nt des associations. LaVrit

    lui restait colle" son ciel au-paravant

    .levint pareille une toile,puis se fit cloche,j'entendis qu'elle m'al'l'elait

    Pablo Neruda Grenwich Village

    et qu' son appel d'autreshommes

    se rassemblaient.

    Pendant cette guerre d'Espa-gne, il crit le recueil rEspagneau Cur, recueil qui le fait con-natre en France et que nous re-trouvons dans une autJ;.e traduc-tion au sein de Rsidence sur laterre. C'est un cri du cur, unchant d'amour et de colre o,dans l'invective, il trouve des accents rageurs qui, parfois, fontpenser Goya. Mais c'est aussi unchant de douleur o cet hommequi, jusque.l, avait connu unevie facile et agrable, prenaitconscience du malheur du mon-de:

    C'tait le temps angolSseo les femmes

    portaient une absencecomme un charbon terrible,

    et la mort espagnole,plus acide et aiguque d'autres morts

    emplissait les champs jusque-lmagnifis l'ar le bl.

    La guerre d'Espagne fut doncune sorte de catalyseur pour lepote. Elle devait le conduire auParti Communiste chilien en1945 (en 1969, il fut candidat dece parti la prsidence de laRpublique), s'engager dansune activit directement politique(notamment sous la dictature deGonzales en 1948 o il dut pren-dre le maquis) et illustrer, seIon son optique prcise, avec plusou moins de bonheur, tous lesvnements du monde. C'est ainsique, pendant la seconde guerremondiale, il crivit un Chant Stalingrad dont quelques verssont parmi les -plus beaux Quecette guerre inspira:

    Garde-moi une parcel~ede violente cume,

    garde-moi un fusil, garde-moiun sillon,

    et qu'on le place dansma spulture

    avec un pi rouge de tondomaine,

    pour que fon sache, s'il subsistequelque dOltte,

    ~7

  • ~ Neruda

    que je suis mort en t'aima.ntet que tu m'as aim,

    et,que si -je-n'ai pas combattudans ton enceinte

    je laisse en ton honneurcette grenade obscure,

    ce chant cramour Stalingrad.

    Et l'on se souvient des impr.cations antiamricaines du Chantgnral (il devait par la suite,dans un pome indit en franais,crire une chanson de geste la gloire de la Rvolution cubaine).Comme' nombre de potes

    communistes, la rvlation des,crimes staliniens allait faire l'effet d'une douche froide. C'estClaude Roy qui, dans sa. prfaceau dernier livre de Loys Masson,.raconte cette anecdote: Le po.te chilien voquait le tournant desa vie des grandes dsillusions, lefameux. rapport attribu 2 Khrouchtchev, et les crimes sansfard que personne n'attribuaitmais que, disait Neruda, tousceux qui en avaient ni la rfMtlitpartageaient avec les criminels. EtNeruda avait conclu, avec sonaccent hispanique qui laissaitrouler les r: Ils nous ont faitdescendre de cheval... C'est alorS un retour sur lui

    ,mme avec cette autobiographiepotique le' Mmorial de rIle

    ;-Noire: le pote part la recher.che. de son enfance, de son adolescence, de sa dcouverte de laposie. Toute la dernire partiequi s'intitule Sonate' Critiqueest une sorte de mlope amresur la foi vacillante :

    Nous avons peut.tre le tempsencore crtre, et crtre justes.D'une manire provisoirela vrit~ est morte hier,cela tout le monde le saitbien que chacun le dissimule :elle n'a point reu de fleurs:elle est morte et nul ne lapleure.

    Et, plus loin:

    ... pour nous blesser, nousoublimes

    le pourquoi de notre combat.

    Dans ce recueil, il revient sesthmes de toujours, ceux qui mal"quaient ses premiers vers aux. quels nous avons accs pour lapremire fois, ses vingt pomes

    8

    d'amour et une chanson dsesp.re , ouvrage d'un jeune hommede vingt ans et toute .la.premirepartie de Rsidence sur laterre . Pour la premire foisdonc, nous pouvons faire une lecture de quarante ans de cration.Cette voix est amplifie, a touch tous les genres, tantt pique,tantt lgiaque, tantt dramatique, mais elle est, de prs ou deloin, reste toujours fidle unseul thme: la terre. C'est, dureste, aussi bien la terre du Chilique la terre comme lment. Dsle premier quatrain, ds sa pre-mire mtaphore, il est ce qu'ilsera toujours, un pote minral :

    Corps de femme, blanchescollines, cuisses blanches,

    rattitude du. don te rendpareil au monde.

    Mon corps de laboureursa,uvage, de son soc

    a fait jaillir le filsdu profond de la terre.

    Il est l'homme du sang et dela sve, l'homme du mtal et dubois. De cette matire premire(il a crit des Odes lmentairesindites en France), il ne s'loignera jamais. Mme dans sespomes les plus' contingents, mme dans ceux qui ressemblentplus des pamphlets journalisti.ques qu' des pomes, il nousrappelle toujours, au dtourd'un vers, ses racines. Qu'il parled'amour ou de politique, sa rfrence unique reste la terre. Cetteterre, elle est pour lui incarnepar le Chili, la terre centraledu Chili, cette terre o/ les vignes ont fris leurs vertes chevelures,/ o le raisin se nourrit delumire,/ o le vin nat des piedsdu peuple . On ne compte plusles pomes qu'il consacre cequ'il appelle sa douce patrie .Ne retenons que le dernier endate; aux toutes dernires pagesdu Mmorial:

    La terre, ma terre, ma boue,la clart sanguinaire du levervolcanique,

    la paix claudicante du jouret la nuit des sismes,

    le boldo, le laurier, raraucariaoccupent le profil de laplante,

    le gteau de mas, le corbeaude mer sortant de rtuvesylvestre,

    la pulsation du condors'levant sur la peau'asctique de la neige,

    le collier des rivires quiexhibent les rar.srnsde lacs sans nom...

    En fait, Pablo Neruda est unhomme simple, un homme prsde son peuple. Et l'on ne peuts'empcher de le comparer Victor Hugo, aussi bien par la statureque par les sources d'inspiration.Dans son uvre, on trouve aussibien les Chunsons des rues et desbois, la Lgende'des sicles queles Chtiments. Dans sa jeunesse,il a touch au roman. Il vientd'crire une admirable pice dethtre: Splendeur et mort deJoaquin Murieta (que PatriceChreau vient de faire triompher Milan), dont le hros principalest l'homme chilien, l'homme dupeuple. Et comme Hugo, il a sutoucher 'le cur de cet hommedu peuple: le tirage de son recueil: 20 Pomes cramour et unechanson dsespre a dpass lemillion.Comme Hugo, il ne ddaigne,

    pas l'abondance. Au cur d'une3trophe banale, on trouve soudainun vers admirable. Il ne trie pas.Il parle. Simplement, directement. A un rythme trs rapide,en utilisant pratiquement un seulprocd: la mtaphore. Et siquelque obscurit semble parfoisinterrompre son discours, c'esttoujours par l'approfondissement

  • A contre-courant

    Dors donc...

    Tes cheveux de neige, vent de nuit.Est blanc ce qui me reste, et blanc ce qu~ je perds!Elle compte les heures. je compte les annes.Nous avalmes la pluie, la pluie fut avale.

    Dors donc. et mon il restera ouvert.La pluie remplit la cruche. nous la vidmes.La nuit fera germer un cur - le cur une brindille.Il est trop tard pour la faucher, madame.

    Paul Celan

    reprenons d'un des numros de Lettres Nouvelles. (dcembre 1965-janvier 1966) ce pome qu'avait tra-duit pour cette revue la regretteDenise Naville:

    samment matre de son verbepour se fier lui, ne craint pasplus le lyrisme que la, rigueur.Nous sommes aU88i loin du dialecte :. claudlien que du langagebrut, peine articul, de certainsessais rcents. La mtaphore, lasyntaxe, la grammaire ne sont pasdmons qu'il faille, exorciser, nila musique ni mme le beauvers~. Oster ne craint pas d'trelisible, sachant que ce qu'il nousdonne lire l'emporte sur la fu-reur des mots en creux.

    Jean Vagne

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    VH 101LA REVUE

    DE L'AVANT-GARDEINTERNATIONALE

    VH101

    mpriser, dont la pense peutbien croire qu'elle nous abstrait,mais dont nous sommes.A contre-courant donc des re-

    cherches ou pseudo-recherchesd'aujourd'hui, cette posie exaltel'homme dans son tre et dansson univers. Elle est pleine d'ar-bres, d'oiseaux, de vent, d'insectesqui vivent leur vie surprenante etsi, dans les interstices, d'trangeslueurs un 'peu inquitantes surgissent, on sent bien qu'elles sontcelles de nos carences, de nos dis-tractions. Et Pierre Oster, suffi-

    Paul Celan, qui rsidait en Franceo il comptait de nombreux amis etadmirateurs - Il tait l'un des plusgrands potes de langue allemandevivants -, vient de mettre fin sesjours. Il avait trente-neuf ans. Nous

    Prsence au mondeMais il faut d'abord ce rassem-

    blement de tout dans le cur dupote, cette attention, cette ouverture de l'tre. Le langage intervient, dont la fonction est d'attester la ralit profonde de cequi est peru et la connivence detout pour un mme destin lafois subi et concert. Aucun hom-me, aucune chose ne restent seuls,sinon dans la mesure o ils veu-lent s'isoler. Tout un rseau defines solidarits les relie, que lepote dcouvre, et en mmetemps leur donne vie. La posie,c'est d'abord cette prsence aumonde et cette volont de le sur-prendre dans sa totalit chaqueinstant perue, recre. Et l'ons'aperoit que runis, brasss, au-thentifis, tres et choses prennentun sens pas toujours directementlisible mais toujoul'!l pressant.A ce beau dsir de mesurer

    tunivers et le ciel lumineu%:.,Pierre Oster s'ouvre et son pomeest une fte. Non pas sans omobres, mais sans haine ni rvolte,comme si tout le secret tait des'ajuster ce monde qui est n-tre, que l'on peut bien honnir ou

    Si, en lisant les pomes dePierre Oster, l'on pense d'abord, Claudel, ce cousinage n'a riende rprhensible nos yeux. Ils'agit d'ailleurs plus d'un air defamille que de vritable ressem-blance. D'une mme, ou trs voi-sine, articulation du vers et surtout d'une mme ide profondede la cration potique. En l'unet l'autre cas, 'le pote est celuiqui est touch par mille sollicita-tions du monde extrieur ou int-l'ieur que son esprit rassemble:.(pour employer le mot claud-lien) et qui rtablit entre les ap-parences un ti88u de ralit quenos sens n'prouvent plus imm-diatement. Une transmutation seproduit qui recre de ces chosesrassembles, de ces sensations re-cueillies ou sollicites gnreuse.ment un monde qui est la foisle ntre et celui du pote et unautre dont les contours et lasubstance se glissent entre lesvers.

    1Pierre OsterLes dieu%Gallimard, d., 88 p.

    Ouel rcit rvolutionnaire cette trou-pe peut-elle, en effet, assumer puis-qu'elle est dans l'immobilit, puisqueson thtre fige ce qu'il touche? Cethtre sans avenir donne le vertige.Les ouvriers coutent, d'abord ton-ns, mais reconnaissant leur propresort dans celui du rebelle, leur ima-gination fera basculer cette thtrali-t ptrifie dans un vieux rve. Ilsarrtent, furieux, le spectacle, s'em-.parent des trteaux et les dmolis-sent, prennent possession de leur his- 'tolre et vont alors raconter leur ma-nire, sans le thtre, se servant toutde mme des acteurs de music-hallpour reprsenter les oppresseurs, la'suite de la vie de Murleta. Il rede-vient ce qu'il est, un hros rvolution- .naire' alors que le thtre en avait faitun personnage. Tout comme cette gli-se o ils se trouvent est dsaffecte,les comdiens, par, leur Inexistence,ont dsaffect le thtre. Ils hantentun lieu, les ouvriers vont l''habiter pourensuite aller 'habiter d'autres lieux.Envahissement donc du thtre parl'action, du personnage par le hrosrvolutionnaire, du hant par l'habit.

    Un hrosrvolutionnaire'

    Les ouvriers quittent ce lieu et par-tent raconter l'histoire de Murleta oufaire "Histoire ce qui maintenant re-vient au mme. Ouant aux artistes demusic-hall, leur chef (qui reprsentele pote Neruda) parti avec les au-tres parce qu'II est conscient du peu-de validit du thtre (ou de la po-sie), Ils restent l encore plus dmu-nis, fantomatiques. se raccrochant .. 'comme Ils le peuvent leurs vocalisesbrises, un air mouvant de La Tos-ca, leurs valises.Chreau tente d'Investir la pice de

    Neruda pour dnoncer le moyen po-tique dont celui-cI se sert mais, dumme coup, Il dnonce le moyen th-tral qu'il utilise lui-mme. Il met envidence, pour les gens que nous som-mes, Installs dans les fauteuils duPiccolo' Teatro, les contradictions duthtre politique.

    ThAtre politique

    Simone BenmUSSB

    refuge que trouvent les travestis prsdes vieilles grand-mres poussives,sortes de Marlnes souffles en boaet gibus ou comme certains gestesfatigus quand Ils se dfont hors descne entre deux numros. Dans celieu o se superposent d'autres lieuxmorts, Ils vont accrocher au plafond latraditionnelle boule facettes commeon en trouve ~ncore dans les botesde la rue de Lappe qui va clairerde ses petits miroirs ce monde de pa-cotille. C'est sous cette lune de bas-tringue qu'Ils vont interprter l'his-toire du rebelle Murieta.Chreau insre dans sa mise en

    scne des citations de Visconti ou de'Strehler comme dans Richard 1/ il Ci-tait Fellini (contrairement ce qu'onen a dit, je ne vois pas l d'influencemais des rfrences).

    La Qui~aine littraire, du 16 ;lU JI m;l 1970 9

  • COLLECTIONS ROMANS

    L'universTRANGERS

    par G.-E. ClancierIlLe Manasement"(Fayard)Aprs. L'aventure des civilisations"

    et L'exprience psychique., les di-tions Fayard lancent une nouvelle col'Iection qui sera Intitule Le Mana-gement -. Dirige par Roland Claude,elle s'adresse aux cadres ou aux. ma-nagers. confirms qui veulent dfinirou renouveler leurs mthodes de travail. Elle' sera divise en trois srJesqui se distingueront entre elles parla couleur de leur couverture: Fonc-tions. (rouge), Mthodes. (bleu)et Expriences. (vert). 'Premiers titres: le Contrle de ges-

    tion, par Henri Migeon; de l'Organl.satlon scientifique du travail au management des entreprises; par RolandClaude; les Mthodes de crativitet d'innovation, par Abraham Moleset Roland Claude; la Sude socialiste,par Rolf Nording; Stratgie et' poli.tique de l'approvisionnement, par JeanDautry-Lafrance. '"Panoramas"(Seghers)Les ditions Seghers annoncent

    une nouvelle collection qui, sous letitre de Panoramas., runira unesuite d'tudes sur les grands mo-ments des diffrentes civilisations.Chaque volume comprendra une tu-de gnrale sur le sicle choisi quis'efforcera d'en dgager les carac-tres politiques et sociaux et de bros-ser le tableau de ses ralisations littraires, artistiques ou scientifiques.Un choix de textes particulirementreprsentatifs, des tableaux synopti-ques, une bibliographie complterontrensemble. Premiers titres para-tres : le Sicle de Pricls, par MichelNouhaud; le Sicle lisabthain, parAndr Castagna; la Renaissance ltaIIenne en 2 tomes, par Ida Maer pourle premier tome et Paul Larivaillepour le second.IlEn direct"(Mercure de France) En direct. est le titre d'une nou-

    velle collection du Mercure de France.Dirige par Jacques-Pierre Amette,elle se propose de donner aux lec-teurs des informations directes"sur les problmes qui se posent, au-jourd'hui en France, en particulierdans le domaine de l'ducation, del'urbanisme, de la mdecine" de lapsychiatrie, etc. Les ouvrages prsenteront soit des entretiens sur lesujet choisi, soit- l'opinion d'une per-sonnalit directement concerne parle problme. C'est ainsi que le premier volume de la collection, paruces jours-ci Les Ouvriers - du tierc la rvolution, par Philippe Gavi,est constitu par" des interviewsd'ouvriers enregistres au 'magnto-phone, sur la politique et la sexuali-t, l'amour et l'argent, la culture etl'alination, la rvolution et le rgimesocial. Le second, le Lyce unidimen-sionnel, a pour auteur J-Ienri Gunsbergqui s'appie sur son exprience d'en-seignant pour dressr un bilan svre de la situation de l'enseignementsecondaire en France d.epuls mai1968.

    10

    IlLe. niJlllesde l'univers"(Robert Laffont)

    Depuis un mois, une demi-douzainede collections consacres aux scien-ces secrtes ont t cres simulta-nment chez les diteurs parisiens.L'engouement de l'immense public vir-tuel que draine une collection telleque Les nigmes de l'univers", lapremire du genre, puisqu'elle futinaugure avec clat, ds 1966, parFantastique Ile de Pques (plus de200.000 exemplaires vendus), est unfait dont on ne peut pas ne pas tenircompte. Le - livre de Francis Mazire,qui est le fruit de deux ans d'tudeset de fouilles sur le terrain, jouit, dureste, d'un succs mrit: il y a, dansce rcit, une chaleur, un ton d'authen-ticit indniables dont l'auteur, quiest en mme temps le directeur dela collection Les nigmes de l'uni-vers", a compris, et on ne peut quel'en fliciter, qu'II convenait de fairela marque distinctive de chacun desvolumes qu'il devait publier par lasuite. Je suis, nous dit-il, un homme_sans parti pris. Aussi suis-je prt accueillir dans ma collection des ou-'vrages aussi diffrents que les Mys-tres de la cathdrale de Chartres(plus de 70.000 exemplaires vendus),o Louis Charpentier, s'appuyant surles recherches des Templiers, remon-te aux sources les plus lointaines del'art gothiql,le, et que les Soucoupesvolantes, affaire srieuse de FrankEdwards ou le Livre noir des soucoupes volantes, par H. Durrant, qui trai-tent tous deux d'un sujet des plusd~consldrs par les gens srieux. Ensomme, mon but est de promouvoirdes formes de p~nse diffrentes,des thses nouvelles sur tout un ensemble -de ,problmes que lascience et la philosophie traditionnel-les tendent' luder. Les deux seulesclauses restrictives' que je demande mes auteurs' de respecter, c'est,d'une part, d'viter' d'introduire dansleurs ouvrages des considrations po-litiques, ,et, d'autre part, de prsenterdes recherches ouvertes, qui les en-gagent personnellement, et non pasdes compilations de travaux antrieurs. "

    Un volume par mois

    Au rythme d'un volume par. mois,dont le tirage moyen se situe auxalentours de 100.000 exemplaires, lacollection. Les Enigmes de l'univers"nous offre ainsi une sorte de dcryp-tage, des grands mystres de notremonde, depuis les secrets millnairesdu cosmos analyss travers 1. Ge-nse, jsqu'aiJx origines' clJ:hes dela tradition cathare, en passant par lesphnomnes extra-terrestres, le d-chiffrement des manuscrits de la MerMorte. I.'pqpe de l'Atlantide, lescls de l'Odysse ou de la civilisationmgalithique. Ainsi se trouve renou-vel un genre o se sont illustrsnagure Bergler, Pauwels, Plante etleurs productions.

    Victor Hatar, crivain prisde libert, aura connu, pourcet amour, deux fois la pri-son dans son pays natal, laHongrie: d'abord en 1943sous le rgne fasciste de Hor-thy, et, sept ans plus tard,sous le rgime pro-stalinien.Aprs l'insurrection de 1956.il gagna l'Angleterre o il de-meure exil.

    1Victor HatarAnibelLes Lettres NouvellesDenol, d., 256 p.

    Victor Hatar

    Satiriste et pote, traducteur deRabelais, Victor Hatar possde untalent alerte, truculent, dont lacocasserie se dploie sur un fondsouvent tragique. Ainsi, le romanAnibel, qu'il crivit en 1954 -deux ans donc avant le soulve-ment du peuple hongrois - et quiparat dans une traduction fran-aise de J. FaureCousin et M,-L.Kassa, nous offre-t-il un trs sa-voureux mlange de rcits pica-resques, de visions potiques etde traits d'humour noir.Dans une capitale en ruines,

    des rescaps de la guerre essaient,tant bien que mal (plutt malque bien) de survivre. Dans lesmes et les curs, quelques vestiges du monde ancien voisinent

    avec les constructions prcaires,voire monstrueuses, du prsent.Au dbut du rcit, nous voyonsle narrateur Simon Samjen, .ex-guerrier chapp au massacre,partir la recherche de ErnikeKerkapoly. dont le nez trapzodalhante ses souvenirs d'amours enfantines. Simon dnichera Ernikeet l'adorable trapze de son nez.Mais, en vrit, Ernike pas plusque sa mre, la belle Anibel, netrouve grce aux yeux du narra-teur: pour lui, toutes les fem-mes sont piges: des escrocs,des crocheteuses, reptile et singelout en mme temps; en bref,des femmes. belettes ! A leurpropos, Simon se demande sur leton amer et bouffon qui 'lui estfamilier: Peut-on dissocierlamour de linfamie? Sincre-ment, le peut-on? Plus gnra-lement, cette question semble revenir tout au long du livre:Peuton dissocier la vie de fin-famie?

    La rponse n'est jamais donneen clair. Mais, sous l'apparentedrlerie, sous l'ronie du langageet des pripties, s'affirme un pes-simisme sans illusion, bien qu'unsentiment de fraternit pitoyableet moqueuse ne cesse de se mani-fester envers les falotes silhouet-tes qui peuplent les coulisses etles ateliers du thtre Oupregou-ran. Ils sont l toute une quipede peintres barbouilleurs, comme'le narrateur lui-mme, employs peindre les dcors de piceshautement difiantes et stalinien-nes sous la direction du grandrgisseur: Oncle Verderber, vigoureux et gnreux bonhomme qui on ne la fait pas .

    Lettres la Q!!inzaineLes crivainscontre la CommuneDes lecteurs nous font remarquer

    que Vigny, mort en 1863, aurait eudu mal se dchaner contre lesCommunards. L'auteur du compterendu du livre de Paul Lidsky s"excusede ce lapsus de plume. Il suffit eneffet Vigny qu'il ait fulmin contreles insurgs de juin 48 et, aprs cesfameuses journes, se soit barricadcontre ceux qu'U appelait les com-munistes.

  • de Victor HatarMarche sur lePentagone

    La Quinzaine littraire, du 16 au 31 mai 1970

    Au-del des dcors du thtre,c'est la ralit mdiocre, ttillon-me et ridicule d'un monde bureau-cratique et policier que peignentet dpeignent Simon Somjen etses camarades - comme lui an-ciens combattants passs du d-lire de la guerre celui de laguerre froide . Voici Ernike,la fiance de Simon, employe l'Office des Haricots, employeprovisoire, car elle n'tait pas' bon cadre ... D'autre part, nousen tions la phase des lgumes :le chou-rave, pour tre prcis...C'est le Parti qui avait la chargede la rorganisation, et la Campa-gne des Pommes de Terre avaitsauv le pays. (Ils mentent com-me ils respirent. Leur vrit n'estpas mme le contraire de la vrit)... mais selon toute vraisem-blance, rOffice des Haricots se-rait bientt dissous. Dieu mer-ci f... (...) Pourtant, elle s'tait at-taclte ce Service de Triage desHaricots Stris de rOffice Natio-nal des Haricots, bien que pareiltravail ft une sorte d'enfer... Dumatin jusqu'au soir, slectionnerdes haricots et les coller un unsur une fiche de carton... C'est bien d'un univers dlirant

    que 'nous rend compte Victor Ha-tar, et, pour mieux tmoignersymboliquement de cette alina-tion, il conduit ses personnagesdans un cercle spirite que traquela police politique (le service in-tellectuel de celle-ci entend li-quider le spiritisme). Cela amnedes' rebondissements de l'action,fort comiques dans leur expres-sion, bien que parfaitement d-sesprs et dsesprants.Tout, dans ce monde grinant,

    tourne au grotesque ou la dri-sion, que ce soit la qute spiri-tuelle ou celle de l'amour. Pour-tant, sous l'amertume et l'ironiedu rcit se devinent une tendressebafoue, une blessure profondeinflige l'esprance dans sa soifde libert et de fraternit.La succession des scnes comi-

    ques du prsent semble tre lefruit pourri d'autres scnes, atroces celles-ci, du temps de guerre,celles, par exemple, de la vri-table histoire des souhaiteurs debonsoir , ces soldats, allis desAllemands, qui, en Ukraine, al-lient chercher le repos du guer-rier auprs des paysannes apeu-res, puis, aprs avoir souhait lebonsoir, laissaient dans la fernle

    une bombe qui, un peu plus tard,faisait son office radical. Autreexemple, cette anecdote pOUl'expliquer l'entre d'un des per-sonnages au cercle spirite ~ :Peu de temps aprs la Libra-tion, dans la priode de lune demiel, une factieuse patrouille so-vitique, en qute de deux mon-tres de femme et d'une montred'homme, expdia dans rautremonde la famille d'Imre Penagel,accessoiriste en chef. Et mainte-nant, il cherchait tablir uncontact interplantaire. Commel'crit Victor Hatar des so~haiteurs de bonsoir - il peut lefaire tout aussi bien des ama-teurs de montres - Ils ne re-prsentent aucun principe, aucunenation, aucune puissance conqu-rante, simplement les armes detous les temps et de tous les peu-ples... Ils reprsentent l'homme,tout simplement, l'homme, qui sefait monstre si aisment pour peuque l'Histoire l'y encourage. Etpourtant, c 0 m m e Innocence,l'Ours favori de l'empereur Valen-tinien, qui lui donnait ses prison-niers dvorer, cet ours qui, unefois rendu la libert de la fo-rt, dissous dans ranarchie pri-mitive, oublieux des exp~its denagure, (...) mena une vie exem-plaire: pillant des ruches, l-chant ses oursons et grognant ami-calement, comme les autres,comme cet animal, l'homme-monstre retrouvera lui aussi une(apparente) innocence, grce l'oubli. Voil les bienfaits deroubli. Nous oublions donc noussommes. Sans cette amnz.stz.eque s'octroie l'homme par l'effetd'une permanente amnsie, com-ment pourrait-il supporter l'amon-cellement de crimes qu'il accom-plit et subit sous le couvert desides et des principes les plus di-vers?

    Tout en gardant pour l'homme(l'Ours Innocence) une piti ter-riblement lucide, Victor Hatar en-seigne que le pardon n'est pasl'oubli, ni la bassesse complaisan-te un mode acceptable d'exis-tence. Du moins, de son exprien-ce, de sa douleur, tire-t-il, par lavertu d'un langage inventif, d'uneobservation sans merci et d'uneimagination peu commune, uneuvre o la posie surgit, impr-visible, de l'humour, de la satireet de l'atroce.

    G.-E- Clancier

    INorman MailerLes Armes de la nuitTraduit de l'amricainpar Michel ChrestienGrasset, d. 373 p.Des Armes de la nuit, Norman

    Mailer n'attendait rien sinonquelques insultes supplmentaires,ces insultes qu'il a le don d'atti-rer sur lui en toutes circonstanceset qui ont l'air de profondmentle rjouir. TI fapt aussi ajouterqu'il fait tout pour a. Une fois

    Norman Mailer vu par David Lvine

    de plus, on stigmatisera son exhi-bitionnisme, son gocentrismeexacerb, son mauvais got etl'on conclura, les lvres pinces,que les Armes de la nuit nesont pas un livre ru88i.Est-ce mme un livre? Il a

    beau gravement intituler sa pre-mire partie: L'histoire en tantque roman suivi du roman entant qu'histoire , l'ensemble for-me un bric--brac incroyable ole talent clate chaque page. Cen'est ni un roman ni un livred'histoire' et c'est un reportagequ'aucun rdacteur en chef n'ac-cepterait. C'est un livre l'imagede son auteur, sincre et, cabot,brouillon mais dbordant de vieet rempli d'ides bizanes, para-

    doxales et souvent excitantes.Ce n'est pas d'un cur gai

    qu'un jour d'octobre 1967, Nor-man Mailer entreprend de parti-ciper, la marche sur le Penta-gone pour protester contre laguerre du Vietnam. Il avait tsollicit, et c'est 'plutt rticentqu'il avait accept. Pour se don-ner dl,l ~ourage, il s'arme d'ungrand pot de bourbon. Tel est ledbut du livre :, c'est une chroni-que drle, pleine de verve et debonne humeur. Son discours l'Ambassador semble sorti d'un

    (l~:.-------

    film burlesque. D'autant plusqu'avec le pote Robert Lowell etle critique littraire Dwight Mac-donald, Mailer forme un trio decomiques involontaires dont lessilhouettes, par leur contraste,portent au rire. Ce n'est, videm-ment, gure le ton auquel on esthabitu dans la relation d'un v-nement politique, vnementd'autant plus important que cettemarche tait la premire de toutel'histoire des Etats-Unis.Pendant toute la premire par-

    tie du livre (environ les deuxtiers), le ton ne varie pas mmequand les choses, deviennent gra-ves, mme quand Mailer paie desa personne: il est, en effet, ar-rtet passe vingt-quatre heures

    ~Il

  • ~ Norman Mailer

    Lvi-Strauss

    Lvi-Strauss s'est toujours dfendu de se livrer l'exrcicede la philosophie, depuis la critique froce et justifie de laphilosophie enseigne en Sorbonne au temps o il prparaitl'agrgation. Elle reste lettre morte, sentiers battus sur lesquelsil ne s'aventure que par accident et comme par braconnage. Etpourtant, comment faut-il qualifier cette rflexion qui, partie descaractres les plus sensibles, la saveur du miel, le mauvais carac-tre des pouses (mythiques), aboutit constituer une thoriedes rapports, thique, voire politique? Tmoin ce texte rcentqui dcrit les dcouvertes qu'il a faites travers la mise enstructure des mythes:. Ce caractre topique du code astrono-mique n'empche pas qu'il s'engrne sur plusieurs autres. Il metainsi en branle une philosophie arithmtique, l'approfondisse-ment de laquelle la sixime partie est presque entirementconsacre. Le lecteur s'tonnera peut-tre, mais la surprise futd'abord ntre, que les spculations les plus abstraites de la pen-se mythique fournissent la cl d'autres spculations pourtantaxes sur des conduites guerrires et l'usage de scalper les enne-mis, d'une part, et les recettes de cuisine d'autre part; enfin,que la thorie de la numration, celle de la chasse aux ttes etl'art culinaire s'unissent pour fonder ensemble une morale (1).

    Certes, si la philosophie implique un privilge explicatif, sion la place au sommet de la hirarchie des savoirs, Lvi-Straussreste en ce cas fidle sa vocation de non-philosophe. Mais entendre par philosophie compte rendu du monde, prise de vuessur l'htrognit des phnomnes, Lvi-Strauss ne peut sdfendre d'tre philosophe: elle n'est alors pas diffrente de lapense mythique, et dire. le vrai nous n'y aurions pas attachd'importance si lui-mme ne s'en dfendait avec une suspectevigueur. Ainsi donc il faut pouvoir dire sans offense que Lvi-Strauss donne ses contemporains un exemple parfait de phi-losophe.

    Philosophie qui va en sens contraire du courant avant, toutau moins, de reprsenter elle-mme le courant: philosophie rfu-tant le sens, l'humanisme comme morale, philosophie antidialec-tique. Ce refus de tout mouvement synthtique, caractristiquede la dichotomie qui s'parpille jusqu' l'indiffrence, nous paratrelever du mme dessein que le refus de la transgression; leparadis perdu o parler et aimer sont possibles sans violence,o la coexistence est pensable, interdit autre chose que la rp-tition de sa perte, indfiniment renouvele. L'Aufhebung estimpense dans le systme des structures: non qu'elle sembleplus relle que l'difice combinatoire o Lvi-Strauss met le fonc-tionnement de l'esprit; mais on en volt bien le manque, il estmortel pour la pense. On peut lgitimement, et c'est ce que faitLvi-Strauss, choisir le chemin par lequel la pense se pensemortelle. On peut faire la thorie de l'exclusion, tout en restantprisonnier de l'opposition intrieur-extrieur: tout spontanment,l'exil, l'errance, le mal, surgissent comme thmes philosophiquesou mythiques. Lvi-Strauss n'est pas loin de Platon: le rapportentre les structures et le rel est une participation. ... La con-ception que les hommes se font des rapports entre nature' etculture est fonction de la manire dont se modifient leurs pro-pres rapports sociaux... Pourtant, nous n'tudions que les ombresqui se profilent au fond de la caverne, sans oublier que seulel'attention que nous leur prtons leur confre un semblant deralit. (2) Certes, Marx et Lnine emploient la mtaphore dureflet pour qualifier le rapport idologique aux choses; mais icic'est tout autre chose. Le rel se tient dans le sujet, qui pourtant

    en prison. On le devine ravi decet avatar. C'est mme partir dece moment-l qu'il se sent vraiment engag.Tout ce rcit est trait sur le

    mode du roman, un roman latroisime personne dont le hrosest Norman Mailer, un hrossimplet et un merveilleux imbcile, avec un don d'objectivit suprieur la moyenne . Cela neva pas sans quelque coquetterie,coquetterie qu'un humour constant tempre.Mais c'est aussi un artifice tech

    nique: Car le roman, quand ilest bon, personnifie une visionqui vous permet de comprendremieux d'autres visions, c'est unmicroscope pour explorer la mare, un tlescope sur la tour pourregarder la fort. ~ Dans la seconde partie, Mailer va tenter uneapproche objective de cet vnement dont l'influence sur la poli.tique amricaine fut, comme laplupart des manifestations de cegenre, quasi nulle. Mailer, en tantqu'homme, s'efface; peine s'ilse cite quelquefois.II tente de dmontrer le mca.

    nisme de cette marche du Pentagone. Tous les particij>nts, desjeunes gens aux policiers, trouvent leur place dans cet chafaudage. C'est une analyse serre partir d'une enqute (qu'il fautbien appeler journalistique) detout premier ordre. Dans cet analyste, on ne retrouve que raremeut l'hurluberlu de la premirepartie. Mme l'criture change:elle conserve la mme vigueur,mais elle se fait sche, prcise.Mme quand il se transforme enpamphltaire, son ton reste mesur: Johnson est notammentl'une des cibles favorites de Mai.1er.II faudra attendre les dernires

    pages pour le voir emprunter unton apocalyptique. C'est le destinentier de l'Amrique qu'il embrasse alors, c'est sur la naissancede cet Amricain nouveau qu'ilse penche, naissance qui est unede ses proccupations de toujours (on se souvient de son essai,le Ngre blanc qui, aujourd'huiencore, est l'objet de discussionschez les intellectuls amricains) :Mditez sombrement sur cepays qui incarne notre volont.:C'est rAmrique, jadis beaut,d'une splendeur ingale, aujour.,d'hui beaut la peau lpreuse.

    12

    Elle attend un enfant - nul nesait s'il est lgitime - et languitau fond d'un cachot. C'est pr.sent le commencement des contractions de son pnible travail- il va se poursuivre : nul mdecin n'est l pour dire jusqu'quelle heure. Tout ce qu'on sait peu prs, c'est qu'il ne s'agitpas d'une fausse alerte, non, elledonnera vraisemblablement lavie. ~Ce livre, qui n'en est pas un,

    est certainement le meilleur queNorman Mailer ait crit depuisles Nus et les morts. Dans ce ro-man, il se pliait un schma traditionnel. Aujourd'hui, il plie lesgenres son propos. II est facilede le prendre en dfaut, si l'ons'en tient un aspect acadmiquede l'criture:. quand on faitclater les cadres, on marche l'aventure. Mais cette aventure-ci,il l'a contrle. Ce n'est peut.trepas la premire fois qu'il se laissealler son temprament, maisc'est la premire fois qu'il le fait l'intrieur d'un cadre indit entirement dessin par lui. Les Armes de la nuit n'est pas, malgrles apparences, un fourretout,c'est un livre qui, par son entrain,ses pirouettes, ses paradoxes etses clins d'il roublards, fait penser au dsordre mais, en y regardant d'un peu plus prs, ons'aperoit qu'il est rigoureusementcc,lDstruit. ,Enfin - et cela n'est pas ngli.

    geable - il y a un homme : souvent irritant, pas toujours lucide,il va de l'avant. II fonce, dpasseles garde.fous et ne craint pas leschutes. II se rvle ainsi la chosela plus ra~e du monde (et celavaut pour toutes les littratures) :un temprament. Ce barbare s'intresse tout: il n'a pas assezde 8a vie pour raliser tout cedont il a envie : il met en scnedeux films, il crit quatre centspages en quelques semaines, iln'ignore rien de la vie et des problmes politiques, il a une vieprive trs complique. II estrempli de projets.Ds qu'il prend la plume, il

    explose et les clats en s'envo-.lant composent une des uvresles plus ingales mais aussi l'unedes plus riches de la .littratureamricaine d'aujourd'hui. LesArmes de la nuit en sont un desmoments majeurs.

    Jean Wagner

    Notre collaboratrice Cathe-rine Backs va publier chezSeghers LviStrauss ou lastructure et le malheur. Il s'agitd'un choix de textes de Lvi-Strauss. Chacun est prsent

    et comment. Nous publionsci-aprs un extrait o CatherineBacks s'interroge sur la phi-losophie li de l'auteur de TristesTropiques.

  • ou la philosophie dupar Catherine Backs

    non-SaVOIr

    Claude Lvi-Straussvu parDavid Lvine

    nous coupant de l'Orient bouddhique, a entran une osmose parla guerre avec lui: C'est alors que l'Occident a perdu sa chancede rester femme... (5) Ce que le bouddhisme offre Lvi-Strauss,tout, comme certaine conclusion rsigne de l'ducation desfemmes, c'est un monde sans homme ni femme. Telle est la dicho-tomie dchirante, source du' dsordre: il y a des femmes et deshommes. Nous voici revenus notre point de dpart: la parentcomme solution la diffrence sexuelle. Mais, si vraiment l'har-monie est asexue, si le paradis, c'est l'absence d'interdit surles sexes, si la paix rside dans la sublimation, la procrationcomme telle est' absente de la pense de Lvi-Strauss. Car laprocration doit, pour tre pensable, s'intgrer dans un systmeo le nouveau puisse s'expliquer. Tout comme, dans la dialec-tique, on fait un partir de deux contraires, dans la vie ~l'enfant se fait de deux dissemblables. Lvi-Strauss refuse,' dansla dialectique, ce qu' lui parat mythique: ce qui la rend sem:blable une alliance. fconde. Ce qui rsulte de l'change, c'estl'enfant: or, tout se passe comme si, dans le systme de Lvi-Strauss, l'enfant, comme le fou, comme le shaman, commel'Amrique indienne, comme l'ethnologue, tait hors structure,valeur symbolique zro, impens. L'enfant est dans la catgorie,chre Lvi-Strauss puisque lui-mme en fai.t partie, des exclus:notre socit est anthropomique, c'est--dire qu'elle rejette lestres diffrents des autres normaux. L'ethnologue demeure enfantdans un monde adulte : dernire figure de l'Occident, voici l:adulteexclusif. Les chemins d l'Amazonie, une fois parcourus, doiventse parcourir rebors, dans le sens du retour, mais ils ne condui-sent plus l'enfance:

    Amazone, chre Amazone,Vous qui n'avez pas de sein droitVous nous en racontez de bonnesMais vos chemins sont trop troits. (6)

    (1) L'Origine des M,anires de Table, p. 13. -: (2) La .Pe'!se sauvage,p. 000. - (3) Tristes Tropiques, p. 4~5. - (4) TnsJes TropIques. p. 440. -(5t Ibid., p. 443. - (6) Ibid., p. 368. - (7) Tristes Tropiques, p. 48.

    dralise son objet vouloir le comprendre. Participation: ils'agit bien d'un mode de connaissance dans lequel un rapporth'est garanti que par l'instance. La mthode. semble la meme: Ce refrain, compos par l'auteur pendant son pnible retour, auqichotomie originelle, puis mditations successives jusqu' ex.in~- moment o il ne sait plus ce qui, en lui, est culturel, au momenttio,", progressive du sens. L se rencontre la scandaleuse dlfte- de la plus grande fatigue, pourrait, la limite d'une facti~userence: car c'est un modle invers, dans lequel le progres interprtation, tmoigner d'un certain fantasme : fantasme d u~es~accom'plit l'envers, dans lequel le rel s'estompe au lieu, de maternit vierge' et difficile. Lvi-Strauss ne pense pas la nais-se constituer, dans lequel la dialectique, absente, ne .peut ope!er sance, mais le rve: du mme coup, au plan des concepts, il sela soudure entre des tapes, qui, discontinues, se fixent. Le reel, trouve conduit un processus circulaire, dans lequel l'vnementc'est soi-mme, c'est l'Enfer, c'est ce qu'il importe de rdui~e qui manque, la naissance -:- figurant ici tout Vnemen~ possib~e,la ponctualit: philosophie de la dissolution du sujet, le sys.teme toute nouveaut relle _ se rpte; d'abord une deuXime fOIS,de Lvi-Strauss relve, comme il le dit lui-mme du bouddhisme. puis indfiniment. Ce qui se rpte, c'est le pch originel de. A dire le vrai, le bouddhisme est la somme de tous les fan- l'humanit: prsent une premire fois l'instant de la perte du

    . tasmes thoriques de Lvi-Strauss. Il n'est pas indiffrent. de Paradis, il se renouvelle avec les voyages du XVIe sicle, puisconstater q~e c'est l que s'achve le priple de Tristes Tropi- encore avec la gense de l'ethnologie et ses consquences Sl!rques: le bouddhisme est au-del, gographiquement parlant, de l'anthropologie. Ce qui se rpte, c'est l'interprta!iOn myt.hique,l'Islam, qui lui-mme est, dit Lvi-Strauss, I:Occide~t de, !'Orien~ : lue une premire fois l'endroit -.Le Cru et le CUit -, P~IS une.aussi conqurant et destructeur. Le bouddhisme av.e~e 1evanoUls- seconde fois l'envers _ tapisserie inverse dans Du Miel aux.sement du sujet dans le monde: grande religion, ~u n?n- Cendres. Ce qui se boucle travers ces ~ptit~on~" c'~st .Iesavoir (3). En procdant par le refus absolu .du sens, Il valide cycle du sens: plein mais obscur en son orlgme, ri. s eclalre enla dmarche de relativisme par lequel l'homme se libre de. ses mme temps qu'il s'appauvrit. Contresens apparent, la recherchepropres exigences. Enfin --.., faut-il' dire surto~t ? --:- le b?~ddhism~ des limites et des structures dvoile un matre sens, obscur,st essentiellement religion asexue, sans interdIt, religIOn faml- ' sans doute mais dont chacun des autres est la transposition par-li,re, maternelle. "Aucune statuaire ne procure interdit, religion tielle ou dforme .. '(7). Mais le dernier terme de la dmarchesentiment de paix et de familiarit que c~Il~-ci,avec ses fe":lmes . bouddhique, c~est le. refus du sens: dernier pas .. qui validechastement impudiques et sa sensualite mater~elle q~l, se fous les autres: ainsi le cycle recommence. Contresens, refuscomplait l'opposition des rTlresaman!es, et des ,filles c1oltrees, du sens, et matre sens: le sens seul est absent du systme&'opposant toutes deux aux amantes clOltree,s d.e 1Inde non. boud-' des structures, qui, en tant que tel, l'abolit. Point d'orientationdhique: fminit placide. et comme affranchie du conflit. des. puisque la terre des' structures est circulaire; point de diffrencesexes qu'voquent aussi, pour leur part, les bonzes, con!o!!dus sexuelle ptJisquec'est celle-ci qui suscite tou~e dsordre et toutpar, la tte rase. avec les nonn~s ?ans .une so.rte de trols~eme ordre culturel; point de sens, point de marque: le systme desexe, -demi para~ite et, de~!-pnsonn~er... Sile bouddhlsm~ Lvi-Strauss devrait conduire la parfaite indiffrence.cherche, comme .1 Islam, a dominer la. dem~sure des cultes Prl- .mitifs, . c'est grce l'apaisement unifiant qu~ ~o.rte . en ,~II~ lap'romesse. du retour au .se,in, materne~ ; 'p~r ce Qla,IS, Il. remtegr,el'roti.smeaprs l'avoir IIbere'dE;} lafren.esle.et .de.l'ango~sse. (4)C'~st au ppir'lt ql:l\me .trange squence .se fa.t Jour, : 1Islam, .en

    La Quinzaine littraire, du 1611u JI mai 1970

  • Lo SpitzerBI.TOI

    Dix ans aprs sa mort, parais-sent les essais du romanisteallemand Spitzer. Cela nenous fait gure honneur.

    1Lo SpitzerEtudes de stylePrface de Jean StarobinskiBibli. des IdesGallimard, d., 535 p.

    Publis avec un tel retard (lespremiers travaux de Spitzer surRabelais et Balzac datent de1910), les essais peuvent paratreun peu maladroitS et outrageuse-ment marqus par un certain nom-bre de tics universitaires: l'essaise rfre souvent des critiquessecondaires, et rien ne vieillit plusplus mal que des noms de pro-fesseurs; les notes ont une telle-ampleur, et une telle importan-ce, que l'essai semble n'avoir pastoujours pris sa vritable dimen-sion. Enfin cet ouvrage, sans doutepar souci de lgret, est publisans index des noms cits, ni bi-bliographie des volumes de r-frences (manqlient galement les-paroles o Spitzer, en prface l'dition italienne, indique quelorsqu'il crivit son essai surProust il ne connaissait pas la findu roman, et que son tude, en1959, ne lui semble pas exprimertoute la porte de l'uvre). Enoutre, il aurait t ncessaire quefussent indiques les dates despremires publications de cestextes qui ont t choisis parmidivers livres de Spitzer: Linguis-tics and Literary History (1948) ;Stilstudien (1928), essai surProust, Romanische Stil undLiteraturstudien (1931) (Racine,Voltaire), Romanische Literaturs-tudien (1959) (Jaufr Rudel, LaFontaine, Marivaux). Deux essais(Rabelais; Butor, cette tude estla dernire qu'ait crite Spitzer)n'avaient jusqu'ici t publisqu'en revue._On peut ima/9:ner les raisonsqui ont dtermin cette slection(choisir des auteurs du XII" sicle aujourd'hui et choisir des textesreprsentatifs de trente ans d'ac-tivit critique), mais elle seuleelle ne donne pas ide de la pro-digieuse activit de Spitzer:425 pages de Romanische Litera-turstudien sont consacres lalittrature de langue franaise(Villon, du Bellay, Hugo, Baude-

    14

    laire, Ramuz, Valry... dansLinguistics and Literary History(1948) sont tudis Racine (Lercit de Thramne), Diderot,Claudel et Cervants. Ce premiervolume pourrait facilement tresuivi d'un second galement con-sacr la littrature franaise.Mais ce serait encore trs incom-plet, car l'activit de Spitzer s'estexerce dans le domaine allemand,anglais, espagnol, portugais, ita-lien. Peut-tre quand nous con-descendrons nous montrer moinschauvins pourrons-nous connatreles crits de Spitzer sur Dante etLe Don Quichotte.Quelle fut la nouveaut de Spit-

    zer ? Elve du grammairienMeyer-Lbke, et linguiste lui-mme, il veut appliquer l'tudelittraire, habituellement rduite ce que Spitzer appelle une pr-histoire (et qu'on pourrait nom-mer des ragots: Molire avait-ilreprsent ses dconvenues conju-gales dans fEcole des Fem-mes ?), la mthode philologi-que. Cela implique que l'on mette l'cart l'histoire littraire et quel'on porte une attention, trs nou-velle alors, -au texte, son organi-sation syntaxique et ses butsartistiques. Spitzer procde par-tir de l'examen d'un dtail stylis-tique dont la rptition lui pa--rat caractristique. Il sera le pre-mier utiliser la notion d'cart, tenir compte des dviations sty-listiques d'un crivain par rap-port aux normes.Bien que la dfinition de la

    norme ne soit pas des plus aise,Spitzer tire de la notion d'cartstylistique des consquences psy-chologique et sociologique quisont de simples postulats: la d-viation stylistique de findividupar rapport la norme gnraledoit reprsenter un pas historiquefranchi par f crivain; elle doitrvler une mutation dans f med'une poque, - mutation dontf crivain a pris conscience etqu'il transcrit dans une forme lin-guistique ncessairement neuve(p. 54). (fi y a l comme un choassez confus des lectures de Voss-1er et de Freud.) Si le passagede la linguistique la psychologiedemeure assez alatoire chez Spit-zer, c'est que le lien de l'une l'autre n'est pas _dductif maisintuitif: par la somme d'obser-vations concrtes on arrive f abstraction d'une entit sty-listique - et cette entit stylisti-

    que mne fintuition directed'une entit psychologiquedans fme du pote. Les deux do-maines ne se recouvrent pas exac-tement; il se juxtaposent plusqu'ils ne s'impliquent.Quelque soin que Spitzer mette

    passer du dtail dcel commesignificatif l'ensemble de l'u-vre, puis, par un mouvement com-plmentaire revenir au dtail,selon la mthoae qu'aprs Dil-they, il nomme cercle philo-logique (comme des dtailsd'une langue romane on doitremonter au latin vulgaire commeprototype, et expliquer ensuite denouveaux dtails par le proto-type suppos (p. 61) ; niais la no-tion de totalit en littratureest difficilement prcisable), iln'chappe pas la subjectivit.Le dtail initial est, comme lepremier vers pour Valry, don-n par les dieux: nous lisons,relisons un texte, et soudain unmot, un vers surgissent, et noussaisissons que dsormais il y aune relation entre le pome etnous (p. 67). Il y a donc, l'ori-gine de l'essai, une sensation, irr-ductible toute justification, uneintuition fondamentale qui rendvident, par le bonheur intimequ'elle procure, le fait que le d-tail et le tout ont trouv leurcommun dnominateur (p. 67).-C'est partir de l que se dve-

    loppe l'essai avec une sCience con-fondante, et selon une mthodequi ne vaut pas mieux qu'uneautre. Un certain nombre deconvictions- dterminent les choixet les lectures de Spritzer : le he-soin qzwsi mtaphysique d'arriver la solution (p. 67) rend mou-vant son acharnement dcrypterles romans de Butor ; la certitudeque la posie de Jaufr Rudel estla manifestation la plus mouvantede ce que j'appelais le para-doxe amoureux (p. 81) sous-tendtoute son argumentation ; il sem-ble partager avec Marivaux lacroyance que le cur est une sor-te de gnie naturel.Dans l'importante tude qui

    sert de prface au volume, JeanStarobinski situe l'effort de Spit-zer et prcise, avec autant d'in-telligence que de sympathie, seslimites, et par l mme ce quinous attache des lectures quidcrivent un parcours inache-vable, travers une srie indfi-nie de circuits .

    Jean Roudaut

    C'est une somme, le rsultatd'une rflexion qui porte surde trs longues annes (l'au-teur est n en 1893). Cetteprsente biographie n'est dureste pas la premire appro-che tolstoenne de Chklovski;dj, dans le cadre de la cri-tique formaliste dont on saitqu'il fut l'un des chefs defile, il avait crit: Matriauxet style dans le roman deLon Tolsto: Guerre etPaix .

    Victor ChklovskiLon TolstoTrad. du russepar Andre Robel2 tomes.Gallimard d. 458 p. et 418 p.

    C'est dans une toute autre pers-pective que se situe ce Lon Tols-to: l'auteur ne s'adresse plus un groupe de spcialistes mais augrand public. Il ne s'agit plus pourlui d'tudier les facteurs esthti-ques d'une uvre prcise mais decerner un des plus grands cri-vains russes. Pour ce faire,Chklovski s'appuie sur les u-vres de cet crivain bien sr,mais il emprunte de nombreuxlments aux textes de Lninesur l'auteur de Matre et serviteur.C'est l une dmarche habituelle,on le sait, pour tout crivain so-vitique et aujourd'hui, il est peu prs impossible de lire unecritique, une prface, une biogra-phie sans retrouver quelques ci-tations lninistes plus ou moins ensituation. Ici, elles sont, malgrtout, assez discrtes et si le livre,en dpit de son paisseur (plus de800 pages), se lit trs facilement,c'est qu'au dpart, l'auteur est unvritable crivain: au travers -dela vie de Tolsto, il se pose demultiples questions sur la gensede l'criture, sur le gnie, sur l'artet l'actualit. Sa mthode criti-que n'est pas de celle que l'on at-tend d'un linguiste. Au lieud'une analyse phrase phrase outout au moins uvre uvre, ilralise une tude synthtique com-me il avait voulu faire de la bio-graphie de Tolsto un roman deTolsto: son essai se prsente eneffet comme un long fleuve lentet riche plein de mandre-s etd'accidents de parcours.

  • Tolsto, par ChklovskiDs les premiers chapitres, la

    maison de Iasnaa Poliana o Tol-sto passa presque toute sa vie, levieux divan, le parc, tous ces d-tails concrets nous sont dcrits mi-nutieusement. Il pose le dcorcomme un bon romancier : la tra-gdie que constitue toute vied'homme peut commencer.Chklovski va mettre ses pas

    dans les pas de son modle, del'intrieur et de l'extrieur. Si lestoutes premires annes de la viede TolstO semblent sereines, mal-gr la mort de sa mre, il est si-unificatif - Chklovski le souligne;ans pour autant faire appel lapsychanalyse - qu'un des pre-miers souvenirs de Tolsto se rat-tache sa privation de sa libert :il est probablement emmaillot etse souvient trs nettement de cet-te impression affreuse: Je vou-lais ma libert, ma libert nelsait personne et on me suppli-ciait. ~ Chklovski fera le lien en-tre cette privation et celle quiassombrira sa vieillesse et le pous-sera fuir sa maison presque in-hospitalire.Et nous suivons Tolsto pen-

    dant son adolescence lorsqu'il entend se fixer des rgles de vie,tout au moins des rgles de tra-vail ; il se forge des programmesd'tude, il tient un compte minu-tieux de toutes ses erreurs et deses failles. Si pour lui, la vie n'estpas simple, c'est aussi, comme ledit Chklovski dans cette auto-analyse i~tensive que mrit le ta-lent du futur crivain. ~Ne sachant trop quoi em-

    ployer ses forces, le jeune hommepart se battre au Caucase l'heu-re o cette rgion venait de sesoulever contre les Russes quivoulaient la coloniser. L'absurdi-t, la cruaut de la guerre ferontde lui un aptre de la non-violen-ce.Et puis il crit. C'est Enfance,

    sa premire uvre. On y trouvedj un des principes de la cr~tion tolstoenne: chaque chapr.-tre ne doit exprimer qu'une seulepense ou qu'un seul sentiment~.C'est sur ce mme schma queChklovski a fond son ouvrage :chaque chapitre, relativementcourt. est consacr soit un pi-sode 'de la vie de Tolsto soit une de ses volutions spirituellessoit aux circonstances de la r-daction d'une uvre.Nous suivons Tolsto Sbasto-

    pol o il trouve sa voie dfinitive :

    TolstOdistribuant desaumnes.i despaysannes.

    il crira. Jusqu' la fin de sa vie,il restera persuad que fessen-tiel, c'est f activit perptuelle~.Cette activit, il l'appliquera nonseulement dfendre sa concep-tion du monde: les troubles etles bouleversements d'une poquepr-rvolutionnaire l'obligent prendre parti mme son corpsdfendant: Afin de vivre dansfhonntet, faut s'engager, sebattre... La tranquillit n'estqu'une bassesse de f me. ~

    Il faut croire que Tolsto n'eutjamais l'me ba88e car cette tran-quillit, il la connatra de moinsen moins au fil des annes: nonseulement la situation sociale enRussie se dgrade mais sa propresituation devient affreuse. L'cri-vain cherche dsesprment dessolutions des problmes insolu-bles, tels le pauprisme, la religion, la possibilit de concilier savie de famille, sa vie de propri-taire avec ses exigences moraleslesquelles impliquent la distribu-tion des biens.Cet homme infatigable, entou-

    r d'une nombreuse famille, dedisciples, est seul. TI n'a personne qui parler dans son entourage.Que faire? Il crit, comme tou-jours : Chklovski sait nous mou-voir en voquant cette solitude.On voit Tolsto supporter trs malla surveillance de sa femme quiprofite de la moindre occasionpour lire ses carnets personnels etlui en faire de violents reproches.Pourtant, Chklovski s'efforce defaire la part des choses. Si sonadmiration vidente pour l'crivain et pour l'homme est sensible tout au long de ces pages,il ne condamne pas pour autantl'pouse et il tente mme parfoisde la justifier: peut-tre est-cel sagesse et comprhension dela part d'Un homme qui a lui-m-me beaucoup vcu.En fait, l'entreprise de Chklov-

    ski est sans dtours : dmontrer

    TolstOsur ses terres, lasnaa PoUana

    que dans ses uvres et dans sesarticles Tolsto ne fait qu'un seulhomme. Mais ce seul et mmehomme est en contradiction aveclui-mme comme la jonction desgrandes poques, les hommes sonten contradiction avec eux-mmes.Et cette contradiction, c'est celledes hros de la tragdie grecque ~.Tragique est en effet la longue

    vieillesse de TolstO sur laquelleChklovski s'est longuement ten-du ; les dparts du vieil homme,ses retours, les diverses rdactionsde son testament. Il ne nous par-gne rien. De mme que TolstOse penchait sur ses hros l'ap-proche de la mort pour tenter depercer le secret de celle-ci, demme Chklovski suit pas pasles dernires dmarches de Tols-to, s'attache la moindre ciro.constance, semble fascin parl'agonie d'un homme que son g-nie et sa vitalit faisaient croireimmortel. De l, cette lgre dis-proportion entre la peinture dela vie de Tolsto et celle de savieillesse et de sa mort.A la fin de sa vie, TolstO, las

    de tous les compromis qu'il a daccepter, n'a cependant jamais re-nonc ses ides, mme les plusutopistes. Le bonheur, c'est devivre pour les autres , crivaitTolstO. Chklovski a d treextraordinairement heureux en r-digeant cette tude : lui, crivainbien personnel, s'est mis entire-ment au service de l'auteurd'Anna Karnine. D'une tude, ila fait un livre d'amour. C'estvraisemblablement ce qui rendsa lecture si attrayante.

    Yolande Caron

    La Quinzaine littraire, du 16 au JI mai 1970 15

  • IlXP081TION8

    L'exposition

    1Henri MatisseExposition du CentenaireGrand PalaisAvril-septembre 1970Dans les annes d'aprs-guerre

    qui tablirent sa gloire, le peinetre des Odalisques n'tait pas Ingres, mais Matisse. Jellnes fem..mes alanguies, fentres ensoleilles et philodendrons taient lesattributs d'un hdonisme volon.tiers tricolote et opposafle .l'existentialisme et l'abstractionque toute une gnration dcouvrait alors. Image aimable et rassurante- laquelle s'ajoutait celled'un vieillard la barbe bienpeigne, au regard cercl d'or quiterminait ses jours en dcoupantdu papier pour dcorer une chapelle. Matisse tait clbre maisson uvre plus dispers qu'au-cun autre travers le mondetait pratiquement inconnu. Ainsis'tait tablie une quivoque debon aloi que vient pulvriser,pour la plus grande gloire de Matisse enfin dmontre, l'expositionorganise pour le centenaire desa naissance.Il est vident que la leve de

    cette hypothque a t la proc.cupation majeure de PierreSchneider qui a magistralementconu et ralis cette exposition.Il fallait avant tout runir l'uvre qui s'tale sur soixante ans:elle est l, dans ses pices ma.tresses, provenant presque totale-ment de collections particulireset de muses trangers. Il fallaitaussi l'accrocher: jamais accrochage ne fut plus intelligemmentattentif au peintre et au visiteur.Il ~st l'image mme de la plni.tude de l'uvre, de ses bonds,de ses replis ; la plate dmonstration chronologique, il substitueles rapports de Matisse et de lapeinture, ce combat de toute unevie dont il sort vainqueur avecles papiers dcoups; il solliciteenfin par des rapprochements,des contrastes, l'attention du visi-teur qui n'est pas convi regarder, mais entrer dans une uvre qui va bien au-del des tiquettes don' on l'affuble pour lacommodit d'une culture dite g.nrale.

    L'uvre de "Matisse est la re-cherche d'un langage et de soncriture tablissant la relation aunh'eau de ce qu'il appelle rmo

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    Arbretion, langage qui n'a pas traduire des sentiments (interprtesd'une motion), mais qui lestransmue en une perception directe et totale de l'objet mmede la communication. Il y adeux faons de dcrire un arbre,crit-il " son ami Rouveyre:1) par le dessin d'imitation com-me on l'apprend dans les colesde dessin europennes; 2) par lesentiment que son approche etsa contemplation nous suggrent,comme les Orientaux. Ainsi, dugrand dessin de 1951 Arbre(no 210) dont on sent qu'il est la fois la contemplation et lachose contemple et qui interdittoute interprtation en les offranttoutes. Ainsi galement de laPiscine de 1952. (no 225) la-quelle nous reviendrons, car cen'est pas seulement dans les dernires annes qu'apparat ce lan-gage dont la manifestation toutau long de l'uvre dfinit le g.nie de Matisse.

    Ce qui frappe ds l'entre del'exposition, c'est le srieux de

    Matisse, de ce jeune homme dcouvrant relativement tard leplaisir de peindre, qui s'applique copier Chardin, Ribra, Frago-nard ; qui 'devient artiste en fr-quentant les Acadmies et entant attentif ce qui se fait autour de lui, peintre lorsqu'ilcoute le conseil de son matreGustave Moreau: Simplifiez , etdcouvre le moyen pour lui d'yparvenir: la couleur. La premi-re salle reflte d'une faon tonnante la turbulence de ses exp-riences, la diversit des influences qu'il reoit (Manet, l'impres-sionnisme, Turner dont il voitl'uvre Londres, au cours d'unbref voyage) et l'volution rapidede sa peinture, des convention-nelles natures mortes du dbutaux paysages bretons qui l'introduisent la couleur avant que laCorse lui en apporte l'blouissante rvlation; C'est alors unevritable explosion (Coucher desoleil en Corse, nO 26), un dbor-dement auquel succde un tempsd'ascse, de reconstruction, pre-mire manifestation d'une aui

    tude qui sera constante chez Matisse. Il se met l'cole de Czanne (Homme nu, n 34), entre-prend ses premires sculptures,essaie de discipliner la couleurpar tous les moyens : pointillisme(Buffet et table, nO 29), gom.trisme (Intrieur l'harmonium,nO 33), pour finalement s'y aban-donner dans un faux-pas, le no-impressionnisme. (Luxe, calme etvolupt, nO 55.) Mais trs vite, ilfait clater ce divisionnisme quine peut lui convenir, rvlantainsi son besoin de synthse, pre-mier pas vers la simplification.

    Simplifier, oui, mais pour signi.fier. L'art, pour Matisse, n'estpas dlectation mais mdiation:J'ai compris que tout le labeuracharn de ma vie tait pour lagrande famille humaine laquelledevait tre rvle un peu de fra-che beaut du monde par monintermdiaire , dira-t-il dans sesdernires annes. Il ne s'agit plusd'imiter, mais de faire participer.de transmettre l'intrinsque vritdes tres et des choses, peruedans sa globalit et non par l'ana-lyse. Or la forme isole et la cou-leur harmonise et Matisse, qui nepeut sacrifier l'une l'autre, neles conciliera qu' la fin de savie, mais ce ne sera pas dans lapeinture! Pour le moment, lecombat s'engage et il en nat lefauvisme. La toile est totalementlivre la couleur (la Femme auchapeau, nO 70; l'Idole, nO 81) charge pour elle d'quivaloir lesvaleurs et les demi-teintes dfinitivement bannies et plutt quede reconstituer le sujet, restituerl'motion qu'il provoque. Tantt, crit Pierre Schneider, la couleur construit le motif (Margot,nO 76), tantt elle le dvore, lefait voler en clats (Intrieur la fillette, nO 71). Nouvelleascse, nouvelle simplification : laligne rapparat, plus ou moinspremptoire (Marin II, nO 82),pour endiguer cette anarchie muleticolore, verrou provisoire quisaute avec la Desserte rouge(no 89). Dans cette grande toilequi fut d'abord bleue (ce quimontre que plus que la couleurc'est sa fonction qui intresse Ma-tisse), la tapisserie du mur et lanappe volontairement identiques,,escamotent purement et simple-:ment la tahle, et cependant l'imIposent au point de rendre les,chaises inutiles au premier regard.

  • Matisse Dans lesgaleries

    Le lieu est dit et non pas dcrit,de mme que sa fonction l'estpar une servante et des fruitsparfaitement anonymes. Touterfrence la quotidiennet estsuper1lue, la communication djs'tablit sur le plan de l'inexpri-mable. Mais si l'on sent bienqu'un nouveau langage s'labore,on devine aussi que le dcor d'ara-besques et la fentre mme sonten quelque sorte des bquilles.Avec la Danse (nO lOI) et la Mu-sique (no 102), les amarres sebrisent: trois couleurs, bleu,rouge, vert, des couleurs qui des-sinent,enfin! C'est un instantcapital qui confirme la validitde la recherche mais en gommeles limites, le sommet entrevumais pas atteint, le champ largio tout. est rinsrer. Une p-riode commence, extrmement f-conde, caractrise par la rint-gration des formes et des cou-leurs et la dIIJultiplication deleurs rapports. A travers une s-rie d'blouissants chefs-d'uvre,Matisse invente son criture, es-sentiellement mouvante car ilrcuse toute codification. Le signe est dtermin dans le

    moment que je l'emploie et pourl'objet auquel il doit participer.C'est pourquoi je. ne peux l'avane dterminer des signes qui

    ne changent jamais et qui se-raient comme une criture: ceciparalyserait la libert de mon invention. :. Ecriture qui dfie doncl'analyse et ramne imprative.ment au sujet, vritable cl ce-pendant de cette communicationqui s'tablit au-del des mots.Que djre en effet du Portrait deMme Matisse (no Il2) et des deuxtoiles qui l'entourent: les Pois-sons rouges (no 107) et la Fen-tre bleue (nO Ill) et de tant d'au-tres : La leon de piano (no 145),le Rideau jaune (no 128), Portraitde Sarah Stein (nO 135), Violo-niste la fentre (nO 156), lesGlaeuls (nO 177), Jeune femmeau collier de perles (no 193), etc.Rien d'autre assurment que cequi est dit.Mais cette criture porte en

    elle-mme sa propre aventure.Tous les signes crs par Matisseau long de son uvre l'ont tdans des conditions elles aussidtermines et dterminantes,qu'il appartiendra sans doute Pierre Schneider de mettre jourdans la biographie critique qu'ilprpare, et dont sa prface aucatalogue est le remarquablecho.Matisse se trompait lorsqu'il

    voyait dans la Chapelle de Vencel'aboutissement de son uvre;

    l'quilibre recherch et obtenu dudessin et de la couleur procdeencore d'une dualit qu'il allaitlui tre donn de dpasser. Lesgouaches dcoupes sont le fruitiniraculeux de soixante annes derecherches, rmotion de toute unevie dirige sur la connaissancesans cesse approfondie de la na-ture, des tres et des choses etle dsir de la transmettre. C'estle cheminement interne de tousles signes et des gestes qui lesont tracs qui s'panouit dansune libert totale et sereine. Toutest mouvant dans Acrobates(no 224) et la Piscine. L'espacen'est plus contenu et se recre chaque instant; les quatre ctsdu cadre que Matisse jugeait lapart la plus importante du ta-bleau ont saut, la fusion de laforme et de la couleur est totale,c'est le signe ultime: celui de laplastique pure.