pour une anthropologie critique de la pauvreté : note sur

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Contribution pour le Séminaire préparatoire au Sommet Mondial pour le Développement Social (Copenhague, mars 1995) LE DÉVELOPPEMENTPEW-IL Êm SOCIAL ? Pauvreté, chômage, exclusion dans les pays du Sud. I Royaumont, 9-11 janvier 1995 I VOUR UNE ANTHROPOLOGIE CRITIQUE DE LA PAUVRETI? (Note sur trois paradigmes culturalistes) Miche AGIER f MINISTÈRE DES AFFAIRES ETRANGÈRES

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Page 1: Pour une anthropologie critique de la pauvreté : note sur

Contribution pour le Séminaire préparatoire au Sommet Mondial pour le Développement Social

(Copenhague, mars 1995)

LE DÉVELOPPEMENTPEW-IL Ê m SOCIAL ? Pauvreté, chômage, exclusion

dans les pays du Sud.

I Royaumont, 9-11 janvier 1995 I

VOUR UNE ANTHROPOLOGIE CRITIQUE DE LA PAUVRETI? (Note sur trois paradigmes culturalistes)

Miche AGIER f

MINISTÈRE DES AFFAIRES ETRANGÈRES

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POUR UNE ANTHROPOLOGIE CRITIQUE DE LA PAUVRETÉ

(Note sur trois paradigmes culturalistes)(')

Michel Agier

Ce texte s'inscrit dans une réflexion plus générale sur les conditions de possibilité d'une anthropologie des situations de pauvreté. I1 aborde les questions relatives à l'observation et à l'analyse des modes de vie, des relations et rôles dans l'univers domestique, des discours tenus par les acteurs sur leur sort et leur avenir, et finalement à la possibilité de voir se développer une (ou des) idéologie(s) de l'ascension sociale dans les milieux pauvres. Autant dire que l'on se situe dans le cadre d'une dimension habituellement définie par le terme de culture.

Avant d'aborder ces questions du point de vue des enquêtes de terrain réalisées au Brésil, on presente ici une lecture critique de l'anthropologie de la pauvretéc2).

L'anthropologie de la pauvreté est marquée depuis ses débuts par un culturalisme qui rend difficile la compréhension des mécanis- mes de domination d'une part, et de mobilité sociale d'autre part. Qu' il s'agisse des théories de la "culture de pauvreté'' ou de l'ethnicisation théorique des pauvres et de la précarité, les situations de pauvreté ont pose et posent encore des problèmes d'observation (comment observer la précarité? l'exclusion est- elle plus qu'un préjugé anthropologique?) et d'interprétation (peut-on associer une identité de pauvre, sociale et culturelle, à ulie situation précaire?). C'est sur ces deux axes (l'observa- tion et l'interprétation) que je situerai ma critique.

(1) Contribution au Séminaire Le Develomement peut-il être social? Pauvreté, chômaae, exclusion dans les DaYs du Sud (ORSTOM/MAE), Royaumont, 9-11 janvier 1995.

(2) Critique présentée sous une forme encore provisoire. Pour une première analyse des enquêtes sur les situations de pauvreté et mobilité étudiées dans le quartier populaire et noir de Liberdade, à Salvador de Bahia, au Brésil, on pourra se reporter à Agier (1989, 1992, 1994) et à Agier, Castro et Guimarães (1994).

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Trois paradigmes culturalistes dominent l'observation et l'interprétation de la pa~vreté'~'. On leur associera les trois auteurs qui en furent les principaux inventeurs et représentants. On distinguera, en premier lieu, le paradigme holiste representé par Oscar Lewis et son approche de la pauvreté comme culture et comme identité. On abordera ensuite, ensemble, deux paradigmes qui se sont opposés, celui de Franklin Frazier (le paradigme de l'anomie ethnique) et celui de Melville Herskovits (le paradigme ethnico-historique). Tous deux, malgré leur polémique, ont en commun le fait de représenter une même ethnicisation thborique de la pauvreté. La discussion de ces différentes interprétations de la pauvreté se justifie dans la mesure oÙ elles restent plus ou moins à l'oeuvre dans les modes actuels d'observer, d'inter- préter ou de concevoir la pauvreté. Cela nous permettra aussi de mettre en place, progressivement, les principaux termes d'une réflexion associant la pauvreté aux relations familiales, locales et raciales d'une part, et au changement social d'autre part.

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La Isauvreté comme culture (le Daradiame holiste)

La pauvreté a représenté un des premiers objets de l'anthro- pologie urbaine. En effet, trois grands domaines de la vie sociale ont marqué l'anthropologie urbaine à ses débuts: le mode de vie urbain, la pauvreté, l'urbanisation (Fox 1977). Le précieux tableau que dresse Ulf Hannerz (1983) de l'histoire de l'anthropologie urbaine nous permet de situer le développement de ces trois themes majeurs. Celui du mode de vie urba in est apparu le premier, marquant l'ensemble des travaux de 1'Ecole de Chicago dans les années 1920 et 1930. I1 s'est construit sur une dichotomie particulière opposant la société urbaine à la société traditionnelle. Robert E. Park, en particulier, considéré comme le grand inspirateur du courant des l1ethnographes-socioioguesii de Chicago, fit de la ville le locus de lll'homme civilisé11 et de l'l'emergente de l'individu comme unité de pensée et d8actionI1

(3 ) On peut considérer ensemble, ici, les analyses aussi bien savantes, médiatiques et populaires, sur lesquelles ces paradigmes fonctionnent, bien qu'h des degrés divers.

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(Park 1929/1979: 165)('). Dans les années 1940 et 1950, le thème de l'urbanisation fut développé par les anthropologues de 1'Ecole de Manchester au Rhodes Livingstone Institute (ex-Rhodésie du Nord). Leurs recherches complexifièrent l'approche précédente sans s'y opposer ~omplètement'~). Ils s'intéressèrent en par- ticulier aux formes et effets de l'insertion en milieu urbain: détribalisation/surtribalisation, nouveaux réseaux et nouveaux rapports sociaux en ville et en entreprise, etc. Contemporain de ces derniers mais sur d'autres terrains (latino-américains et non plus africains), Oscar Lewis critiqua vigoureusement l'approche dichotomique de 1'Ecole de Chicago entre societe traditionnelle et société urbaine. I1 lui opposa un point de vue sur la ville que l'on appèlerait aujourd'hui holiste, mais en entretenant une confusion entre l'option méthodologique et l'argument empirique. En effet, Lewis opposa aux chercheurs de Chicago la réalité sociale urbaine de "quartiers qui gardaient leur caractère de villagetv (Hannerz 1983:98). I1 critiqua l'évolutionnisme des théories de Robert Redfield - le fameux fo lk urban con- tinuum (Redfield 1930) - et le point de vue ecologique de Louis Wirth - qui mettait l'accent sur l'anomie et la fluidité en tant que caractéristiques propres au mode de vie en ville (Wirth 1938/1979) - en défendant finalement la possibilité d'une ethnologie urbaine d'inspiration holiste:

IlLa vie sociale n'est pas un phénomene de masse, ecrit Lewis. Elle se passe pour l'essentiel dans de petits groupes, à l'intérieur de la famille, du foyer, du quartier, à l'église, dans les groupes formels et informels, etc. . Toute generalisation portant sur la nature de la vie sociale en milieu urbain doit être fondée sur l'etude minutieuse de ces univers réduits plutôt que sur des representations a priori de la ville dans sa totalitétr (Lewis 1965: 497, in Hannerz

(4) Hannerz (1983:36-51) d'une part, et Grafmeyer et Joseph (1979) d'autre part, étudient l'influence de Robert E. Park (1864-1944) sur les autres chercheurs de 1'Ecole de Chicago. Parmi ces derniers, Robert Redfield (1930) et Louis Wirth (1938/1979) ont plus particulièrement insisté sur la specificité du mode de vie urbain (voir plus loin).

(5) On connaît la célèbre formule de Max -Gluckman selon laquelle Ilun citadin africain est un citadin, un mineur africain est un mineurt1 (Gluckman 1961, in Hannerz 1983:182).

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1983:98).

La "communauté des taudisfr, comme Lewis appela, d'un terme si évocateur, les milieux pauvres de ses enquêtes urbaines (Lewis 1969: 803), allait être son principal argument dans le débat. A

cette occasion, cependant, il ouvrit un vaste domaine de recherche urbaine, celui de la pauvreté, qui marqua les années 1950 et1960 ets'estdéveloppé jusqu'a aujourd'hui sous diverses formes.

L'anthropologie de la pauvreté s'est donc constituée comme une façon de retrouver, en ville, des ensembles humains tout 8 la fois différents et solidaires, rappelant ceux des villages sur lesquels s'était formée la tradition anthropologique, et s'opposant à l'individualisme des approches de 1'Ecole de Chicago. Cette manière de ffdécouvrirff les pauvres - dans la différence et la distance - créait elle-même une certaine mar- ginalité. En réifiant le paradigme du ghetto pour rendre compte des situations de pauvreté, on recréa, dans un environnement nouveau pour la discipline, une distance entre l'anthropologue et son objet. Si cette distance ne pouvait plus être geographi- que, linguistique ou ethnique, elle serait donc sociale, quitte à forcer le trait de situations sociales urbaines certainement dramatiques, mais plus marquées par la domination que par l'exclusion, comme on le verra dans la suite de ce texte. La l'découverteff intellectuelle des pauvres a donc permis a l'anthro- pologie de reproduire en ville un objet relativement distant et, d'une certaine façon, romantique, marginal et exotique - comme l'était l'image de l'anthropologie elle-même dans les sciences sociales'6). Mais cette démarche incarnait aussi, dans le même temps, l'impossibilité d'une anthropologie de la ville, en ne permettant qu'une succession d'enquêtes monographiques et de

(6) Voir Durham 1986. I1 a fallu attendre longtemps pour que les anthropologues prennent pour objet d'investigation des populations de même rang qu'eux ou de rang supérieur - Voir, en France, l'ethnographie de la culture bourgeoise à Paris réalisée par Beatrix Le Witta (1988) et, au Brésil, le travail pionnier de Gilberto Velho sur un immeuble de classe moyenne dans le quartier Copacabana de Rio de Janeiro (Velho 1972).

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problématiques fermées sur elles-mêmes. L'anthropologie urbaine des années 1950, aux USA et en Amérique Latine, fut marquee par cette option de méthode, bien mise en évidence par Richard Fox (1977: 143): elle s'enferma dans l'étude interne des milieux de pauvreté, en restant à l'intérieur des frontières de l'exclusion - frontières plus ou moins visibles des ghettos, ou limites invisibles des constructions théoriques de la marginalité -, au lieu de considérer la pauvreté comme une entree vers la comprehension de l'ensemble de la societe. C'est toute l a nuance entre la monographie et l'observation situationnelle. Celle-ci reconnaît a priori, on y reviendra, le caractère intrinsèquement

I éphémère (dans le temps), partiel (dans l'espace) et inachevé (dans l'action), des relations, evenements et situations observés, renvoyant nécessairement l'observateur aux diverses contextualisationssociologiques (synchroniquesetdiachroniques) de ses observations. Celle-là, au contraire, favorise l'ttillusion de l'ethnologue", celle d'une transparence du sens entre le spatial, le social, le culturel et l'individuel (Auge '1992: 59). C'est ainsi que la figure sociale du pauvre renvoie tout 8 l a

fois au ghetto, a la precarite sociale, a une pensée marginale et à un type d'individu déviant - chaque terme de ce tfsystemeti théorique appellant naturellement les autres. La théorie de la culture de pauvreté illustre bien les effets d'un tel tiratett du passage de l'anthropologie au milieu urbain: ce n'est que dans l'enfermenent monographique que la distance sociale peut être aussi facilement pensée comme une différence culturelle - cette dernière étant tenue, précisément, pour le territoire de l'anthrop~logue(~). En effet, selon Oscar Lewis, la pauvreté est

(7) Oscar Lewis dévoile très bien les causes de ce passage rate de l'anthroplogie à la ville lorsqu'il justifie et situe sa propre contribution: IlCe sont les anthropologistes, traditionnel- lement les porte-parole des peuples primitifs des coins les plus reculés du monde, qui tournent de plus en plus leurs energies vers l'étude des grandes masses paysannes et urbaines des pays sous-développés. (...) L'anthropologiste qui étudie le mode de vie dans ces pays est en fait devenu a la fois le chercheur et le porte-parole de ce que j'appelle la culture des pauvrestf (Lewis 1963:28). On pourrait bien sûr faire remonter plus loin le fil de la critique et observer, par exemple, que si la substantialisation est inhérente à la prise de parole déléguée,

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plus qu'une condition sociale. C'est Ilun mode de vie remar- quablement stable, transmis d'une génération à l'autre par l'intermédiaire des lignées familiales" (1963:29). De là l'i- dentité durable qu'il attribue aux pauvres, et la critique de conservatisme politique qui a été faite à sa thèse de la culture de la pauvreté. Accoler une identité culturelle propre a une con- dition socio-économique différente est cependant une tentation qui reste présente dans les études sur la pauvreté, quelles que soient les motivations subjectives et les inspirations théoriques des chercheurs. I1 s'agit bien souvent de dénicher a tout prix un modèle culturel spécifique.

Les critiques développées contre le modele de la culture de pauvreté d'Oscar Lewis ont mis l'accent sur quelques-uns de ses défauts majeurs: Valentine (1970) a noté la confusion entre condition et position sociales; l'assimilation trop rapide entre un mode de vie, les subjectivations par lesquelles les individus lui donnent sens au jour le jour, et l'existence d'un lfsystèmefV culturel. Alba Zaluar (1985:41) a souligné le fait que la notion de pauvreté ne vaut qu'en termes relatifs renvoyant aux écarts sociaux propres à chaque société. Quant a la culture des pauvres, insiste cet auteur, elle a plus à voir avec les modèles culturels de leur propre pays qu'avec ceux des pauvres vivant dans d'autres aires culturelles (1985:42). John et Leatrice Mac Donald (1978) suggèrent que Lewis n'a guère produit qu'un concept descriptif sans en prévoir toutes les conséquences, ce qui a entraîné un grand nombre de Ilconfusions conceptuelles", parmi lesquelles une confusion entre les effets et les causes de la pauvreté: 1 'alignement d'un ensemble indistinct de vltraitslt, caracteristi- ques de la vie des couches sociales inférieures (voir ci- dessous), ne permet pas de retrouver les sscirconstances économiquesll de 1 apparition de telles ou telles ''réponses culturellesIl (Mac Donald et Mac Donald 1978:6). A partir de la,

le dérapage holiste de Lewis en milieu urbain n'est pas d'une au-e nature que celui de l'anthropologie classique des "primi- tifs" et de leurs lieux, exagérément perçus comme solidaires et homogènes (Augé 1994:155).

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la pauvreté devient, un peu mécaniquement, Ilun système de valeur auto-perpétué" (ibid) - ce qui représente, tout 8 la fois, l'aporie de l'observateur et le stéréotype fataliste des acteurs. Enfin, l'idee selon laquelle la culture de pauvreté résisterait à toutes les politiques .sociales a été souvent mise en accusation pour souligner le conservatisme politique d'Oscar Lewis (Oliven 1985).

Ces critiques se situent toutes en aval de la théorisation de Lewis, c'est-à-dire au niveau de ses caractérisations culturalis- tes et de ses conclusions politiques parfois abbérantes. Elles ne résolvent cependant pas le problème de la tentation que représente le modèle de la culture de pauvreté et qui n'est rien d'autre que la réitération de la tentation monographique à

laquelle chaque ethnologue est confronte dans ses differentes opérations de recherche. La critique la plus importante doit donc concerner, me semble-t-il, la conception de l'enquête.

Entre épistémologie et méthodologie, il faut interroger les procédures de recherche qui ont produit - et produisent encore, d'une certaine façon - ce résultat culturaliste. En suivant le cas exemplaire et particulièrement riche des travaux d'Oscar Lewis, on peut voir que ces procédures se décomposent en trois temps. On a d'abord un enfermement monographique répété dans des figures du ghetto: des vecindades du centre de Mexico pour 1,étude de la famille Sanchez (1963); le quartier Esmeralda à Porto Rico pour la famille Rios de l'ouvrage La Vida (1969). Dans tous les cas, il s'agit d'abord de planter le lldécortt (c'est le terme utilisé par Lewis) de l'enfermement associé à la pauvreté. A Mexico, c'est la Casa grande, un grand immeuble vétuste, a un étage, situé au coeur de la ville, formant "une sorte de microcosme limité par de hauts murs de ciment au nord et au sud, et par des rangées de boutiques sur l e s deux autres cÔtésIf (Lewis 1963:16). L'accés à la Casa Grande se fait par deux seules entrees qui donnent sur des cours intérieures. A chaque entrée est placée la statue d'une des deux saintes protectrices de cette vecindade. On trouve la même impression de fermeture physique et

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sociale (rendue par le regard de l'observateur extérieur et par son texte) dans le cas de l'étude menée à Porto Rico:

"Bien que la Esmeralda ne soit qu'a dix minutes du palais du Gouvernement et du coeur de San Juan, c'est un quartier physiquement et socialement en marge de la ville. Le mur qui le surplombe se dresse comme une sorte de symbole le séparant de la ville. La Esmeralda forme une petite communauté à part, avec un cimetière, une église, un petit dispensaire et une maternité ainsi qu'une école élémentaire. I1 y a de nombreuses petites boutiques, des bars et des tavernes. Les maisons sont décrépites et les allées jonchées d'ordu- res" (Lewis 1969: 791).

Dans un deuxième temps, l'auteur construit la categorie de population du modèle, les "pauvresI1, comme une référence à la fois exclusive, substantialiste et universelle. Exclusive par les limites d'une définition posée a priori: ni classe ouvrière, ni classe moyenne appauvrie, nous dit Lewis, la culture de pauvreté touche les "gens qui sont tout à fait au bas de l'échelle socio- économique, les ouvriers les plus défavorisés, les petits paysans, les ouvriers agricoles des plantations, et cette grande masse hétérogène de petits artisans et commerçants que l'on nomme habituellement le << lumpenproletariat >>@' (1963: 29). Puis la référence est rendue universelle par la décontextualisation des données. Comme ces activités économiques et ces statuts profes- sionnels se retrouvent un peu partout dans le monde, on passe sans détour de la condition a l'identité sociale universelle, sans tenir compte des effets de position, lesquels, on le sait, ne correspondent pas aux mêmes conditions sociales dans tous les contextes (Bourdieu 1966). La même procedure de décontextualisa- tion et d'identification externe est toujours 8 l'oeuvre de nos jours: "le pauvretg comme identité substantialisée, et "le peuple des pauvres" comme catégorie sociale universalisée, sont construits par les opérations classificatoires de la science sociale, et tout autant par les porte-parole de cette catégorie, voire par les moyens de communication de masse et par la société tout entière, parmi lesquels se répand sans retenue le vocabulai- re universalisant et substantialiste des lfmargeslw et de "l'exclu- sionIl. On peut alors se demander, comme le fait Michel Messu, I l 8

quelle démarche profite la catégorisation fournie: démarche

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explicative - à portée scientifique -, ou demarche de légitima- tion - à vocation idéologique et donc contre-productive sur le plan scientifique" (Messu 1994~163). La responsabilité de 1,anthropologue est d'autant plus engagée que ces constructions catégorielles et identitaires sont confortées par l'illusion monographique qui est un peu sa "spécialitévt historique.

Troisième temps, enfin, les observations de terrain vont permettre de remplir progressivement le **modèle conceptuel provisoire" (Lewis 1963: 30) de la culture de pauvreté, conçue comme une culture de traits. En effet, le noeud de cette construction, crest l'énumération des cinquantes traits qui constituent la culture de pauvreté (Lewis 1963)(8). La présen- tation de ces traits s'inspire de quatre grands domaines du

- l e rappor t aux i n s t i t u t i o n s d e l a société g loba le : il dénote la faiblesse ou l'absence d'intégration sociale, politique et économique et un rapport d'extériorité aux valeurs dominantes de la société. En pratique, cela se traduit par une scolarisation faible ou nulle, une absence de participation syndicale ou politique, l'absence de protection sociale légale, le non accés aux produits et espaces de consommation moderne. Ces diverses exclusions se répetent au niveau des activités économiques: sous- emploi, chômage, bas salaires, pénurie d'argent chronique, recours aux prêteurs locaux, etc.:

- l es rappor t s au sein d e l a ffcommunauté d e s t aud i s" : l'en- vironnement social immédiat est fait de quartiers denses, les maisons manquent d,intimite, l'alcoolisme et la violence sont fréquents dans le quartier et dans les maisons, et on trouve tres

:

(8) Ailleurs, Lewis (1981:316) parle de soixante-dixtraits.

(9) Pour rendre compte de ces quatre dimensions de la construction d'Oscar Lewis, je me suis appuyé sur les présen- tations qu'il en a faites dans Lewis (1963) et (1969) et son propre commentaire dans Lewis (1981). I1 existe par ailleurs de nombreuses autres présentations du même modèle dans diverses publications des années 1960 et 1970, la première datant de 1959 dans 1 'ouvrage F i v e Fami l ies : Mexican Case S t u d i e s i n the Cu l ture of Pover t y , New York, Basic Books. Voir aussi Oliven (1985).

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peu d'organisation sociale au delà du cadre de la famille. En résumé, il s'agit de rapports caractérisés par une faible organisation sociale, mais aussi par l'existence d'un "sens de la communauté#' et d'un "sentiment de territorialité*I fort;

- la famille: cet espace de relations est marqué par une enfance courte et non protégée, une initiation précoce 8 la vie sexuelle, l'importance des unions libres et des Ilmariages consan- guinsl', l'abandon relativement fréquent de l'épouse et des enfants et la "tendance au matriarcat", ainsi que des liens plus étroits avec Illes membres de la famille du côté maternel";

- l'individu, enfin, tel que Lewis le represente dans la pauvreté, se caractérise par des sentiments d'impuissance et de résignation, de dépendance et d'infériorité, par le fatalisme et l'absence de projet.

Toutes les caractéristiques de la culture de pauvreté conçue par Oscar Lewis illustrent des phénomènes - de précarité économique, d'exposition a la maladie, de faible insertion institutionnelle de manque de réussite sociale, etc. - que l'on retrouve dans de nombreuses situations de pauvreté dans le monde. Cependant, si l'inventaire est suggestif, il ne peut être isolé des conditions de sa réalisation. Dans les trois temps de la procédure que l'on vient d'évaquer, on voit que les deux premiers temps créent intellectuellement, d'une part l a représentation d'un espace urbain clos et hors contexte, d'autre part l'image d'un être et d'une catégorie sociale essentiels et universels. Dans ce cadre, le troisième moment de la construction du modèle (l'inventaire ethnographique des traits) est déjà enferme dans les limites théoriques d'une culture universelle: en l'absence de toute possibilité d'explication contextualisée, la caractérisation s'avère très vite essentialiste, normative, au mieux evocatrice. On retiendra qu'Oscar Lewis a réussi a montrer le caractère complexe des situations de pauvreté (économique, social et tout autant culturel). Mais il a aussi, en même temps, contribué 8 inventer une identité et une catégorie sociale, que son inven- taire de traits rend aisément reconnaissables, "identifiablesIi, et par là même figées dans le temps et dans l'espace. Son propos

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devient alors tautologique et l'analyse statique. On constate ainsi que la culture de pauvrete serait rrplusrr que la Ilpauvreté en soitt (Lewis 1969: 801). Une pauvrete sfpour soif1, si l'on veut, quine s'exprimeraitcependantpas sous la forme d'une conscience de soi, mais sous celle d'un "mode de viett transmis de généra- tions en générations, c'est-à-dire comme la transmission d'une représentation sociale totale, dans une perspective fonction- naliste propre au réalisme holiste le plus traditionnel('"). En fait de culture, on est donc très pres de la naturalisation d'un état social de précarité. I1 devient très difficile, dans ce cadre, de rendre raison du changement social. Celui-ci est d'ailleurs exclu, par définition, de la caractérisation de la population concernée par la culture de pauvreté: les ouvriers moins précaires, la classe moyenne decadente, n'en sont pas. Plus encore, explique Lewis, "quand les pauvres se mettent a avoir une conscience de classe (...) ils ne font plus partie de la culture de la pauvreté, bien qu'ils puissent demeurer désespérément pauvres" (1969: 806). Mais rien ne permet, dans la caractérisa- tion culturelle de la Ifcommunauté des taudis" ainsi universel- lement définie, de voir un quelconque element de dynamique sociale qui serait le détonnateur de ces nouvelles consciences.

Anomie et survivances de la famille noire (l'ethnicisation de la pauvreté I

Si le biais culturaliste est assez evident dans la conception de la pauvreté comme culture et comme identité, et si la tradition anthropologique porte une certaine responsabilité dans la légitimation de cette interprétation, un autre type d'excès mérite d'être relevé ici, dans la mesure oh il fait encore appel à la compétence des anthropologues. I1 s'agit de ce que l'on

(10) L'allusion aux Ilpeuples primitifs", dont Illa société n'est pas divisée en classett et dont la culture est "relativement intégrée, satisfaisante et se suffisant à elle-mêmeft (Lewis 1963:29) sert d'ailleurs de contre-point et en même temps de reference à Oscar Lewis pour concevoir la nécessité d'une culture des pauvres ainsi que son caractère non problématique, la culture étant alors perçu comme une représentation fonctionnelle et univoque de l'ensemble de la société.

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appelera, pour résumer, l'ethnicisation théorique de la pauvre- té(11). Tout comme la thèse de la culture de pauvreté, c'est dans les années 1960 qu'elle connut son heure de gloire, avec le tres controverse rapport Moynihan, publié en 1965 aux USA(12).

Produit d'une demande de la nouvelle politique sociale américaine du début des années 1960, plus précisément de sa "guerre contre l a pauvreté", ce rapport fut aussi le prolongement intellectuel et la traduction politique d'un débat plus ancien, oÙ s'opposè- rent deux conceptions de l'organisation familiale dans les milieux sociaux défavorisés des Ameriques noires. Ce débat fut localisé pour un temps à Bahia. Cela va donc nous permettre de nous rapprocher du terrain de nos recherches, en même temps que ce débat nous permettra de poser un second problème B ces recherches: après la question de la contextualisation sociologi- que des situations de pauvreté (capable de réduire ou relativiser le biais holiste de l'approche monographique), on abordera celle du poids respectif des rôles familiaux et des identifications ethnico-raciales dans l'analyse des situations de pauvreté.

Successivement, le sociologue noir américain Franklin Frazier et l'ethnologue blanc et africaniste Melville Herskovits passèrent (le premier en 1939-1940, le second en 1941-1942) quelques mois a Bahia et s'intéressèrent aux pratiques familiales des Afro- Bahianais. Cela donna une polémique fameuse dans le domaine des études de la famille afro-américaine, qui a tourné autour d'un thème culturaliste important à cette époque: la permanence des

(11) Paradigme théorique que l'on différencie des phénomè- nes, historiques, dits d'ethnicisation ou racialisation de la force de travail (voir Balibar et Wallerstein 1988). Notre propos, ici, vise à discuter la caractérisation/interprétation de la situation des familles pauvres de couleur dans le Nouveau Monde.

(12) Rapport intitulé The Negro Family in the United States: The Case for National Action, Washington D.C., U.S. Governement Printing Office, 1965. Quelques années auparavant, Michael Harrington publiait un ouvrage sur la pauvreté aux USA (The Other America: Poverty in the United States, New York, Macmillan, 1962) dans lequel il reprenait et développait l'approche de Lewis du point de vue de la culture de pauvreté. Voir Valentine (1972), Guillemin (1981), Patterson (1994).

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africanismes dans le Nouveau Monde (Herskovits) contre l'etat d'anomie sociale de la famille noire (Frazier). L'argument empirique en était précisément la précarité domestique des milieux pauvres de la population afro-américaine en général et afro-bahianaise en particulier. Après la version holiste d'O. Lewis (la pauvreté considérée comme sous-culture de ghetto), Frazier fait donc la démarche inverse - il associe la pauvreté à la désorganisation sociale des familles noires (la pauvreté comme effet de l'anomie ethnique) -, et Herskovits propose une troisième version (contradictoire de celle de Frazier mais pas complètement de celle de Lewis): la version que John et Leatrice Mac Donald ( 1978 : 9 ) ont -appelé tlethnico-historiquelr, selon laquelle les traits qui, ailleurs, caractérisent la culture de pauvreté ou la désorganisation familiale des Noirs, sont interprétés comme des héritages ou des vfsurvivancesll africaines dans le Nouveau Monde.

En 1942, Frazier publia un article intitulé IlLa famille noire a Bahiavt, dans lequel il présenta une serie importante d'assertions que ses quelques descriptions sommaires (cinq brefs itinéraies familiaux décrits dans l'article sur un total de quarante personnes interviewées) n'etayent pas vraiment. Frazier a surtout étudié la question noire et familiale aux USA et il vient au Brésil dans une perspective comparative(13). D'abord, il reprend la thèse alors naissante (G. Freire, D. Pearson) de l'absence de préjugé racial façon U.S. au Brésil et même d'absence de véritables distinctions sociales racialistes('"). Le melange racial est tel, dans son échantillon, qu'il se perd a tenter des classements raciaux en rien émiques (évoquant de rares "purs sangs" et d'innombrables Ilsangs mêles11) et se demande s'il peut vraiment parler de "famille noire" (ce qu'il fait quand même). Mais surtout ce melange racial et la mobilité sociale sans

(13) I1 a publié la même annee The Negro Family in the '

United States (Chicago, 1939).

(14) Thème sur lequel il publiera un autre article, très superficiel sur le plan des données empiriques, à la suite du même séjour (Frazier 1944).

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préjugé qu'il croit voir sont, explique-t-il, les causes évidentes de la perte des Iltraditions africaines" (Frazier 1942 : 470). L'axe de son propos est @Il'absence de contrôles institu- tionnelsIt (ni africain ni brésilien, autrement dit, c'est l'état d'anomie) et la tendance a "l'organisation naturellett, qu'il perçoit particulièrement dans les familles les plus pauvres. Les divers arguments empiriques presentes a l'appui sont tous ambigus. C'est le cas lorsqu'il se réfère a la pratique qu'il prend pour de l'tfadoptiontr. I1 parle en fait, semble-t-il, du phénomène très répandu de la cria@ío, c'est-à-dire du placement des enfants hors de leur famille de procréation et dans une famille alliée de celle-ci (par parenté, parrainage ou voisinage) lorsque les géniteurs décèdent ou sont dans l'incapacité d'assumer leur rôle social de parents. Frazier l'interprète comme un acte %aturei": l'amour des femmes pour les enfants. I1 ajoute cependant (premier fait non naturel) que ces femmes considèrent les enfants Ilcomme un don de Dieutv (id:477). Mais il ne voit pas un autre elément important, d'autant plus durable (ou, au moins, récurrent dans les diverses observations qui peuvent en être faites) qu'il est structurellement ancré dans la division des rôles familiaux, à savoir que si ce sont bien les femmes qui or- ganisent la circulation des enfants (voir sur ce point Fonseca 1985), l'intégration effective d'enfants de criação se fait en règle générale dans des groupes domestiques dirigés par des hommes et dont le niveau socio-économique est, au moins légè- rement, voire beaucoup, supérieur h celui des maisonnées où on n'en accueille pas(15). Ayant interviewé principalement des femmes - en reprenant donc a son compte le préjuge, répandu au Brésil, selon lequel les femmes en savent bien plus que les hommes sur la famille(16) -, Frazier n'a pas vu non plus que l'énoneé du nombre d'enfants placés est une des marques du prestige social masculin, informant littéralement sur la surface sociale des hommes chefs de famille. On est à l'opposé d'une

(15) C'est également le cas des parrains, voir Agier (1989:97).

(16) "Familia é negócio de mulher": Itla famille est une affaire de femmett, selon un dicton populaire.

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"organisation naturelleIl , la confusion de Frazier venant du fait qu'il ne prend pour socialisé que ce qui est institutionnalisé. I1 persiste dans le même point de vue lorsqu'il voit dans le candomblé une "véritable institution africaine" , mais séparée de la vie sociale comme pratique folklorique, et qui n'aurait donc pas pu fournir de modèles généraux pour les relations familiales des Noirs. Les seules formes institutionnelles que Frazier voit venir parmi les Noirs et quasi-Noirs ("the black and near-black population", id.:478) sont celles de Illa culture brésilienne ou portugaise assimilée" (ibid.).

Là oÙ Frazier voit l'anomie et l'absence de références africai- nes, Herskovits (1943) va chercher, en réponse a Frazier et d'une façon tout aussi partisane, ce qu,il appelle les flafricanismeslf. I1 est d'ailleurs très symptomatique que Herskovits parle de Ilfamille afro-bahianaisell la oÙ Frazier parle de "famille noire". Voulant argumenter point par point contre la thèse de l'anomie et affirmer la présence d'africanismes (sous une forme transfor- mée), Herskovits nous semblerait aujourd'hui bien caricatural. Par exemple, il considère les relations extra-conjugales des hommes, non comme une forme de désintégration morale ou familiale (c'est l'interprétation de Frazier) mais comme une adaptation du principe polyginique. Son argument empirique est alors une longue description de la polyginie en pays yoruba dans un but visible- ment 11pédagogique11(17). Quant aux unions consensuelles , il les interprète encore en créant une fausse relation avec la culture yoruba: supposant la libre interpénétration, chez les Afro- brésiliens, de deux conceptions différentes du mariage, il peut ecrire : IlPoUr autant que les Noirs sont concernés, ces unions (consensuelles) sont des mariagesv1 (id: 399) , ce qui supposerait quIils aient vécu au Brésil sans mgme connaître la légalité de leur pays ou en ayant la liberté de lui en opposer une

(17) C'est cette démarche qui fonde entièrement son ouvrage Myth of the negro past (voir plus loin).

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autre'"'. Pour finir , Herskovits reproche à Frazier les 'Idéf i- ciences méthodologiques" d'une connaissance fondée, selon lui, sur les seules interviews, en outre à partir de questions referees a la situation nord-américaine et non africaine. Ayant identifié un certains nombre d'ltafricanismeslN, il conclue à

l'existence, non d'une ndémoralisationtl, mais d'une 'Isyncrétisa- tion culturelle1t (id.:402).

Enfin, dans une réponse a l'article d'Herskovits, Frazier (1943) insiste, beaucoup plus que dans l'article initial, sur les effets de situation sociale ("matter of classtt). Revenant a la pratique des unions consensuelles, il considère que celle-ci renvoie aux conditions sociales et économiques, et touche aussi bien les Blancs que les Noirs des classes inférieures. Deux prémisses reviennent chez Frazier. D'une part, l'héritage africain n'existe que là oh il est visible sur la couleur de la peau, c'est-à-dire chez les ltNoirstF, si possible tfpurslf. Ainsi, il ne voit pas comment distinguer les Noirs des non-Noirs au Brésil et, donc, localise mal la population qui intéresse Herskovits - celle, 8rafro-bahianaiseg1 , qui "comprend ces chosesu1 (Herskovits 1943 : 398). D'autre part, selon Frazier, cet héritage doit se manifester par des comportements %ormésll. Par exemple, cinq épouses c'est la tradition, dit-il, mais des enfants partout c'est la désorganisation! (Frazier 1943: 403).

Ce qu'Herskovits, dans ce débat, opposa à Frazier, ce fut, plutôt qu'une critique fondée sur des observations approfondies, une connaissance plus affinée de l'Afrique et un engagement idéologi- que dif férent(lg). Anthropologue déjà reconnu, Herskovits était

(18) On est en fait en présence d'un argument dont l'usage raciste, bien malgré son auteur, se retrouve par exemple dans le proverbe brésilien "0 p r e t o não se casa , junta-se" IlLe Noir ne se marie pas, il se met en ménage" (cite par Bastide 1970:79).

(19) Herskovits lui opposait aussi une plus grande familia- rité avec le afro-brésilien, intellectuel et religieux, ob il était tres actif, c'est-à-dire qu'il opposait a Frazier, dans le cas présent, plus un statutd'ethnologue qu'une véritable enquête ethnologique.

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l'auteur de diverses recherches africanistes (dans l'ex-Dahomey en particulier) et du rapport Myth of the Negro Past qui parut en 1941, au moment même oÙ il vint au Dans cet ouvrage, Herskovits critique déjà vivement les thèses de Frazier sur l'absence d'héritage africain aux USA. Spécialiste des études de l,acculturation, Herskovits s'est surtout interesse a un sens de cette acculturation: celle des ffréinterprétationslt et Ilsurvivances" africaines dans le Nouveau Monde (et beaucoup moins aux impositions de la société d'accueil). L'ouvrage Myth of the Negro Past était un livre très llengagétr contre le racisme blanc américain et contre l'auto-dépréciation des Noirs que, selon Herskovits, Frazier incarnait exemplairement (1966: 56). Les deux chercheurs ont ainsi transféré à Bahia leur débat ethnique et racial, au détrimennt d'une analyse plus dépouillée de la précarité domestique des familles noires et pauvres bahianaises.

Vingt ans plus tard, le rapport Moynihan a repris la these de l'anemie sociale des Noirs défendue par Frazier pour argumenter que la famille noire souffre d'abord, socialement, de son absence d/organisation. Une cause ethnique, en quelque sorte, pour un effet social: ce point de vue a provoque, selon James Patterson (1994:192) , Ilune telle vague de protestations de la part des nouveaux militants noirs, que toute discussion sérieuse sur le sujet sera << tabou D au cours des quinze années suivantesIl. Les mêmes 'Icauses culturelles" reviennent cependant au goût du jour: le mode de vie, 1,esprit et, plus généralement la Ilculture noire" sont tenus aujourd'hui pour responsables de la situation de l'underclass américaine(21). Les arguments de Frazier, tout comme les prolongements contemporains (années 1960 et période actuelle) du débat Frazier/Herskovits nous confirment que l'on est bien dans le cas de figure, déjà mentionne par John et Leatrice Mc Donald (1978), de la caractérisation de la famille

(20) Traduction française en 1966 : L'héritage du Noir, Présence Africaine.

(21) Voir les etudes actuelles sur 1,underclass et les ghettos aux USA, et leur présentation critique par Patterson (1994) et Wacquant (1993).

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noire comme version de la culture de pauvreté(22).

Si, dans le cas de Lewis, la fermeture du regard de l‘anthropolo- gue se faisait suivant le paradigme holiste du ghetto, dans le cas présent la fermeture a la forme d‘un préjugé racial ou relevant des ftoriginesfl. La même recontextualisation devra être opposée à ces opérations de connaissance, cette fois-ci en ouvrant le spectre ethnico-racial à travers lequel se développent les relations sociales des groupes domestiques pauvres observés.

La Dauvrete dans ses contextes relationnels

I1 suffit de constater qu‘il existe, tant aux USA qu‘au Brésil ou en Amérique latine en général, une diversité de la distribu- tion sociale et des types de famille parmi les Noirs, pour mettre en question toute ethnicisation, voire racialisation théorique des comportements familiaux. De plus, si les Noirs en general occupent les strates les plus basses de l‘échelle sociale, et donc peuplent très majoritairement (a Bahia, en particulier) les milieux sociaux en situation de pauvreté, leur organisation familiale n’en est bien évidemment pas la cause essentielle. Le racisme sous ses diverses formes, la scolarisation selective, le sous-emploi, l‘absence ou l‘insuffisance d’infrastructures urbaines dans les f a v e l a s , etc, sont des causes societales de pauvreté qui ne peuvent être, bien sûr, rapportées directement au contenu des relations familiales des citadins noirs, blancs ou métis. Mais les individus ne sont seuls face au monde (face à 1’Etat ou aux tendances globales de la société) que lorsqu‘ils sont vus d’un point de vue macro-théorique(””) ou selon les

(22) I1 en existe une variante négative (celle héritée de Frazier), et une variante positive. Selon cette dernière, la forme familiale afro-américaine est vue non comme un problème mais comme une solution à la pauvreté. Les chercheurs qui ont examiné cette voie se réfèrent plus volontiers à la démarche ou au point de vue de Herskovits (voir, par exemple pour ce qui concerne Bahia, Woortmann 1987)

(23) Point de vue pouvant construire des classes et des catégories sociales et économiques en regroupant des attributs individuels isolés (sexe, âge, activité socio-professionnelle,

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termes de l'idéologie individualiste. Au contraire, il suffit de partir, dans quelque contexte que ce soit, de l'observation ethnologique pour voir que la relation individu/société ne se présente jamais comme une relation directe et réaliste, mais qu'elle est toujours médiatisée par un ensemble d'espaces sociaux, de réseaux, de lignées et de lieux, référés chez les sujets par autant de sentiments d'appartenance. C'est ce monde relationnel qui, plus que l'exotisme ou les méthodes d'enquête en elles-mêmes, constitue le domaine de l'anthropologie. Or, la première de ces médiati~ns'~'' est l'univers domestique - lieu social oÙ se réalise, au moins en partie, l'identification familiale. Vecteur principal de la première socialisation et donc de l'apprentissage des valeurs sociales, le milieu des relations domestiques est celui oÙ s'inculque d'abord la connaissance des barrières sociales. C'est là aussi, par exemple, que s'appren- nent - et que s'expérimentent éventuellement - les préjugés raciaux les plus intimes et les plus marquants. C'est enfin dans le cadre domestique que s'organise (selon un éventail fini de modalités pratiques) la trsurviell des individus et que s'inven- tent, dans les maisons les plus pauvres, des représentations alternatives des rôles familiaux (Woortmann 1987). L'étendue de ces fonctions domestiques - par lesquelles la famille tlreçoitft des valeurs de la société globale mais lui en fttransmetrt aussi - suffit à justifier la nécessité d'une réflexion sur le statut de l'observation des univers domestiques (voir Agier et Le Pape eds 1993). Cette réflexion doit nous conduire à concevoir les contextes relationnels de l'observation des situations de pauvreté.

En effet, telle qu'elle se presente a l'observation, la référence familiale est d'abord un groupe domestique localisé dans une

résidence, etc) pour revenir au réel social sous une forme déductive.

(24) Première à plus d'un titre: d'abord Ilchronolo- giquement", si l'on peut dire, c'est-à-dire comme lieu de la première socialisation; première encore dans l'ordre des proximités de l'individu.

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résidence. Or, l'observation des maisons révèle surtout leur caractère éphémère. Ce caractère est d'abord du au simple développement des cycles familiaux, qui explique que les groupes domestiques sont, d'une manière générale, les réalités les moins fixées parmi toutes celles (nom, héritage, réputation, etc) de l'univers familial. Les cycles familiaux simples supposent donc qu'une même personne vive, généralement, dans au moins deux groupes domestiques successifs (celui de sa première socialisa- tion et celui de sa reproduction). A cela s'ajoute le fait que les milieux pauvres sont précisément caractérisés par l'instabi- lité - professionnelle, économique, matrimoniale, résidentielle, etc. Au Brésil, une série de situations domestiques complexes est ainsi fréquemment observable, comme par exemple (dans un ordre croissant de complexité souvent associée à des situations de pauvreté): l'incorporation des grands-parents dans le groupe do- mestique d'un des enfants (avec changement de statut); rupture matrimoniale avec transformation d'un groupe (de patri- à

matriarcal) et, éventuellement, formation d'un autre groupe domestique (début d'un nouveau cycle ggsimplegg); simultanéité de deux ou trois ménages (inégalement) entretenus ou fréquentés par le même homme (polyginie de fait); et surtout circulation des personnes (et pas seulement des enfants) d'un groupe domestique à un autre avec changement de position dans le groupe (de chef précaire à dépendant, par exemple), pratique associée à une situation de dépendance économique provisoire ou chronique. Quand on prend ainsi l'habitude de ne plus retrouver la même com- position des maisonnées, à quelques mois de distance, dans les mêmes maisons ou paillottes urbaines, il faut bien admettre que c'est cette précarité elle-même qu'on doit essayer de construire comme objet, en tenant compte a p r i o r i de toute la diversité et complexité des observations possibles.

Cela nous amène à analyser la pauvreté à partir de la restitution de ses contextes relationnels. On entend là les cadres qui donnent sens aux relations observées. On distingue trois contextes dans lesquels peut s'insérer l'observation des situations de pauvreté:

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- le contexte de la théorie locale. C'est le système global des règles, des prescriptions, des classifications et des relations familiales, tel qu'on peut le reconstituer dans le premier cadre de globalisation oil l'ensemble étudié se donne à voir, c'est-à- dire, par exemple, à l'échelle du quartier environnant, mais qui peut atteindre aussi, par comparaison et abstractions succes- sives, un espace plus global - au moins le niveau régional;

- le contexte de l'analyse situationnelle proprement dite. C'est le système des relations immédiates entretenues dans et autour de l'espace ou de la situation de pauvreté étudiés. Une analyse en termes de réseaux (familiaux et extra-familiaux) permet de sortir du cadre monographique, d'une part, et d'une approche llstructuralo-fonctionnalistell d'autre part(Mitchell1969, 1987).

- le contexte de l'analyse longitudinale (ou Ilmicro-historiqueIl ) d'une lignée hypothétique et de l'itinéraire des individus qu'elle relie. I1 permet de recomposer sur le long terme l'espace familial qui, aujourd'hui, enserre, donne sens et éventuellemet prend en charge les groupes domestiques en situation précaire.

Finalement, une anthropologie sociale et critique de la pauvreté devrait partir d'une réflexion sur l'observation, la description et l'interprétation de la précarité domestique. Parce que le terme de pauvreté n'est pas a prendre au sens substantialiste de sa définition, mais en tant que situation de pauvrete relevant essentiellement d'une analyse situationnelle.

Marseille, 26/12/94 SHADYC - EHESS/Centre de la Vieille Charité

2, rue de la Charité - 13002 MARSEILLE