d. berliner "anthropologie et transmission"

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dans un contexte perçu comme mondialisé et déracinant. Loin d’être d’insigni iantes plaintes, ces lamentos sur l’effacement du « souf le de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier » (pour reprendre la belle formule de Walter Benjamin) et sur l’absence d’un rendez-vous intergénéra- tionnel tant attendu nous invitent à réléchir sur la manière dont transmission, crise de la transmission, persistance et perte sont pensées et vécues par nos multiples interlocuteurs dans le tissu, aujourd’hui globalement interconnecté, de leurs représentations et de leurs préoccupations locales. Bien qu’un espace considérable reste à défricher en ce domaine, certaines ethnogra- phies ont commencé à nous faire méditer sur ce besoin revendiqué et souvent politisé de racines et de transmission, forme nostalgique qui est maintenant en pleine expansion planétaire (Ivy 1995 ; Harris 1995 ; Metcalf 2002). Dans ce recueil d’articles, il sera non seule- ment question des discours rélexifs des acteurs et des collectifs sur les processus de passation, mais aussi des modèles théoriques que nous, anthropologues, sommes capables d’articuler sur le transmettre. Les six textes réunis dans Anthropologie et transmission * DAVID BERLINER Université libre de Bruxelles, Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains [email protected] * Je tiens à remercier chaleureusement Joël Noret, Benjamin Rubbers, Laurent Legrain, Arnaud Halloy et Anne-Laure Cromphout pour leurs commentaires enthousiastes sur les ébauches préliminaires de ce texte. 1. « Cette crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine », disait Hannah Arendt (1972 : 223). Terrain 55 | septembre 2010, pp. 4-19 4 S’il est une question aujourd’hui centrale dans les propos des acteurs auxquels nous nous frottons à travers nos expériences d’anthropologues, c’est bien celle de la transmission. Transmettre, que l’on entendra comme le processus consistant à « faire passer quelque chose à quelqu’un » (Treps 2000 : 362) et qui contribue à la persistance, souvent transformées, de représentations, de pratiques, d’émotions et d’institutions dans le présent (Olick & Robbins 1998), est en effet au cœur des préoccupations de nos interlocuteurs, principalement sous la forme de discours sur la « crise de la transmission ». Combien de fois n’ai-je pas été confronté sur mon terrain guinéen (Berliner 2005a) ou, plus récemment, à l’Unesco, à l’omniprésence de propos nostalgiques sur la perte, l’oubli, la nécessité ou l’impossibilité de transmettre ? De fait, partout à travers le globe se lisent aujourd’hui sur les lèvres de nos informateurs des discours « de crise 1 » sur la dis- parition des sociétés (la leur ou celle des autres), des formes de vie, des valeurs, des identités, des racines, des langues et j’en passe. À entendre nombre d’entre eux, transmettre est devenu une valeur aussi bien individuelle que politique, dont l’intention peut être l’af irmat ion de soi

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Transmission in Anthropology

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  • dans un contexte peru comme mondialis et

    dracinant.

    Loin dtre dinsigniiantes plaintes, ces lamentos sur leffacement du soufle de lair dans lequel vivaient les hommes dhier (pour

    reprendre la belle formule de Walter Benjamin)

    et sur labsence dun rendez-vous intergnra-

    tionnel tant attendu nous invitent rlchir sur la manire dont transmission, crise de la transmission, persistance et perte sont penses et vcues par nos multiples interlocuteurs dans le

    tissu, aujourdhui globalement interconnect, de leurs reprsentations et de leurs proccupations

    locales. Bien quun espace considrable reste

    dfricher en ce domaine, certaines ethnogra-phies ont commenc nous faire mditer sur ce

    besoin revendiqu et souvent politis de racines

    et de transmission, forme nostalgique qui est maintenant en pleine expansion plantaire (Ivy

    1995 ; Harris 1995 ; Metcalf 2002).

    Dans ce recueil darticles, il sera non seule-ment question des discours rlexifs des acteurs et des collectifs sur les processus de passation, mais aussi des modles thoriques que nous, anthropologues, sommes capables darticuler sur le transmettre. Les six textes runis dans

    Anthropologie et transmission* DAVID BERLINER

    Universit libre de Bruxelles, Laboratoire danthropologie des mondes [email protected]

    * Je tiens remercier chaleureusement Jol Noret, Benjamin Rubbers, Laurent Legrain, Arnaud Halloy et Anne-Laure Cromphout pour leurs commentaires enthousiastes sur les bauches prliminaires de ce texte.

    1. Cette crise gnrale qui sest abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de lactivit humaine , disait Hannah Arendt (1972 : 223).

    Terrain 55 | septembre 2010, pp. 4-19

    4

    Sil est une question aujourdhui centrale dans les

    propos des acteurs auxquels nous nous frottons

    travers nos expriences danthropologues, cest bien celle de la transmission. Transmettre, que lon entendra comme le processus consistant

    faire passer quelque chose quelquun (Treps

    2000 : 362) et qui contribue la persistance, souvent transformes, de reprsentations, de pratiques, dmotions et dinstitutions dans le prsent (Olick & Robbins 1998), est en effet au cur des proccupations de nos interlocuteurs, principalement sous la forme de discours sur

    la crise de la transmission . Combien de fois

    nai-je pas t confront sur mon terrain guinen

    (Berliner 2005a) ou, plus rcemment, lUnesco, lomniprsence de propos nostalgiques sur

    la perte, loubli, la ncessit ou limpossibilit de transmettre ? De fait, partout travers le globe se lisent aujourdhui sur les lvres de nos

    informateurs des discours de crise1 sur la dis-

    parition des socits (la leur ou celle des autres), des formes de vie, des valeurs, des identits, des racines, des langues et jen passe. entendre nombre dentre eux, transmettre est devenu une valeur aussi bien individuelle que politique, dont lintention peut tre lafirmation de soi

  • 5Music Lesson #1, Colin Bootman, 2000. (coll. personnelle, clich Bridgeman Giraudon)

  • TransmeTTre

    62. Suivant la formule de Muriel Darmon (2007 : 6).

    ce volume cherchent dcrire et expliquer la

    transmission et lapprentissage de pratiques, de reprsentations, dmotions, en mettant en relief les processus subtils qui y prsident dans divers

    contextes de vie. Un autre di consiste en effet, pour le chercheur fru de transmission, en comprendre les mcanismes. Pour cette matire, jy reviendrai, on trouve une littrature riche, au croisement de plusieurs disciplines (anthro-

    pologie, sociologie, psychologie), mais trop diffuse. Alors quexistent des champs discipli-

    naires qui prennent le rite, la culture matrielle, la mmoire, le sexe ou le transnationalisme pour des objets respectables, la transmission et son modus operandi sont rarement un point de dpart, un sujet dtude en lui-mme et pour lui-mme .

    Dans les pages venir, je vais retracer lhistoire damour discrte que ile lanthropologie avec le problme de la transmission et montrer que les

    tudes sur le transmettre, loin de se rfrer un programme de recherche spciique, constituent surtout une manire dinterroger le rel2 .

    Une question vieille comme lanthropologieComprise au sens trs large de ces processus qui, connectant les individus, contribuent la per-ptuation du culturel, la transmission est avant tout un problme vieux comme lanthropologie

    que lon retrouve dans les textes les plus dats

    de notre discipline. Quil sufise de penser aux survivances (survivals) dEdward Burnett Tylor

    qui, entour il est vrai dune paisse fume volutionniste, cherchait penser la persistance du pass dans le prsent, le dificile travail de lethnographie consistant, len croire, exposer les vestiges dune vieille culture simpliste qui

    se sont graduellement transmis en de nfastes

    superstitions (Tylor 1994: 410). Survivances

    dont il fallait certes se dbarrasser en vue de

    lavnement triomphal de la Raison, mais qui tmoignaient surtout de lvidence mme de

    la permanence de la culture (ibid : 63). cet gard, il faut rappeler que lambition de Tylor tait de dcrire la doctrine de lanimisme et de

    montrer sa transmission dans lvolution de

    la pense religieuse (ibid : 326).

    Quelques dcennies plus tard, lide de passation , ce pass qui passe dans le prsent, se retrouve avec force dans la plupart des dinitions classiques de la culture (tout par-ticulirement par lcole amricaine), lesquelles sont quasiment toujours associes la question

    de sa transmission et de son apprentissage.

    Dans The Cultural Background of Personality paru

    en 1945, Ralph Linton caractrise la culture comme la coniguration des comportements appris et de leurs rsultats, dont les lments composants sont partags et transmis par les

    membres dune socit donne (Linton 1945b :

    32). Une perspective partage par Alfred Louis Kroeber et Clyde Kluckhohn, qui donnera lieu la clbrissime dinition daprs laquelle la culture consiste en formes et modles de

    comportement, explicites et implicites, acquis et transmis par des symboles (Kroeber &

    Kluckhohn 1952 : 357). Dans les annes 1950, ct anglais et dans un style trs diffrent, Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1952 : 5) suggre

    que cest par lexistence de la culture et de

    traditions culturelles que la vie sociale humaine

    diffre fondamentalement de la vie sociale des

    autres espces animales , notamment par la transmission de manires acquises de penser, de sentir et dagir qui constitue le processus culturel, trait spciique de la vie sociale de lhomme . Sensuivra, pour revenir la ligne culturaliste amricaine, la formulation geertzienne bien connue de la culture : modle de signiications incarnes dans des symboles qui sont transmis

    travers lhistoire, un systme de conceptions hrites qui sexpriment symboliquement, et au moyen desquelles les hommes communiquent, perptuent et dveloppent leur connaissance

    de la vie et leurs attitudes devant elle (Geertz

    1973 : 89). Et lon pourrait multiplier les exemples

    parmi les textes fondateurs, qui tous mettent laccent sur le fait que la culture se transmet

    (non pas par des mcanismes biologiques, mais bien par lapprentissage et lducation), et que la transmission contribue ncessairement la

    perptuation du culturel.

  • 7Au regard de ce constat, le concept de culture nest pas isol. Il en va de mme pour la notion de

    tradition , une autre ide cl qui a occup une place de choix dans la panoplie conceptuelle de

    gnrations danthropologues. Oui, la tradition aussi se transmet. Dans son indpassable article

    Techniques du corps , Marcel Mauss (1971 : 115) souligne le lien naturel entre tradition et

    transmission ( Une fois cre, la tradition est ce qui se transmet ) et afirme : Il ny a pas de technique et pas de transmission, sil ny a pas de tradition. Cest en quoi lhomme se distingue

    avant tout des animaux : par la transmission

    de ses techniques et trs probablement par leur

    transmission orale (Mauss 1950 : 134), une ide aujourdhui conteste par les thologues et les

    primatologues. Plus rcemment, Jean Pouillon (1991 : 701) dinit une tradition comme ce qui dun pass persiste dans le prsent o elle

    est transmise et demeure agissante et accepte

    par ceux qui la reoivent et qui, leur tour, au il des gnrations, la transmettent . Daucuns se risquent mme parler de mmoire de la

    tradition (Becquelin & Molini 1993), une formule rsolument redondante. Et quand bien

    mme certaines traditions peuvent tre recres et

    ictives, elles nimpliquent pas moins la transmis-sion dlments du pass dans le prsent. Comme

    le signale Eric J. Hobsbawm (1983 : 1), les tra-ditions inventes impliquent automatiquement

    une continuit avec le pass. En fait, l o cest possible, elles tentent normalement dtablir une continuit avec un pass historique appropri .

    Transmission quand tu nous tiensEnin, dans lhistoire de notre discipline, il est

    un lignage en particulier qui sest empar trs

    srieusement de la transmission culturelle. Je pense Melville Herskovits (1956), lanthropologue

    Transmettre, cest aussi lexercice dun pouvoir, comme en tmoigne linstruction coloniale. On retrouve ici lide de Walter Benjamin daprs lequel il nest pas de tmoignage de culture qui ne soit en mme temps un tmoignage de barbarie. Cette barbarie inhrente aux biens culturels affecte galement le processus par lequel ils ont t transmis de main en main (Benjamin 2000 : 433). cole franaise en Algrie, moulins, 1860. (Clich Archives Charmet / Bridgeman Giraudon)

  • TransmeTTre

    8

    amricain tabli Northwestern, lve de Franz Boas qui avait dve-

    lopp, depuis le dbut des annes 1930, un intrt prononc pour la transmission culturelle telle quelle

    se manifestait travers les processus

    d acculturation . Bien quHersko-

    vits se soit dabord prsent comme

    un penseur du dynamisme et du

    contact des cultures, insistant sur la ncessit de penser dans le mme

    mouvement stabilit et changement

    culturels, on remarquera sa volont de montrer lexistence de continuits, de rtentions entre lAfrique et

    les Amriques noires. Pour cela, Stefania Capone (2005 : 27) nous

    rappelle avec justesse que son Myth

    of the Negro tait consacr la

    manire dont les Afro-amricains

    avaient prserv leur culture malgr

    loppression et la discrimination

    des Blancs , ces africanismes qui, bien quintgrs et adapts leur nouveau milieu, avaient t conservs outre-Atlantique.

    Ce faisant, Herskovits augurera du dveloppement dun champ de

    recherche entier sur les survivances

    africaines dans les Amriques, cette mmoire des esclaves africains, hri-tage culturel transatlantique inscrit

    dans le prsent de leurs descendants

    afro-amricains brsiliens, cubains. En prnant une posture pistmo-

    logique rsolument historiciste, il nous invite surtout prendre le

    pass en compte dans ltude de la

    culture (Linton 1945a : 145), ce pass qui continue dagir sur le pr-

    sent des groupes et des individus.

    Dans la mme veine, Roger Bastide, lecteur assidu de Maurice Halbwachs et de Claude Lvi-Strauss, tmoignera de son intrt pour ces

    centres de continuit et de conser-

    vation sociale (Bastide 1970 : 87), notamment ces initis qui, dAfri-que en Amrique, ont port sous cette forme de montages physiques, dans lintimit de leurs muscles, les dieux et les anctres ethniques de telle

    faon quil sufisait, sur la nouvelle terre, dentendre nouveau les leit-motivs musicaux des divinits que

    lon avait incarnes en leur chair, pour que lAfrique se rveille et

    sexprime nouveau (ibid. : 88).

    Pour ces deux auteurs, trans-mission , qui se rapporte aussi la circulation ou la diffusion

    gographique de traits culturels

    par-del lOcan, rime toujours avec permanence du pass dans le prsent.

    Car si la culture ou les traditions se

    transmettent jusqu ce jour, cela signiie galement quelles rsistent des changements socitaux et des

    ruptures historiques, parfois trau-matiques. Cette ide, on le verra, va faire son chemin chez les anthropo-

    logues. Mais surtout, en essayant de comprendre comment et pourquoi

    certaines pratiques, certains rites ou certaines ides ont t transmis

    travers les sicles (et dautres pas), Herskovits et Bastide ont tous deux

    propos des modles pertinents

    pour expliquer les phnomnes de

    persistance culturelle.

    Bref, lire les textes fondateurs de lanthropologie, on ne manquera pas dtre frapp par lune des ques-

    tions fondamentales quils donnent

    penser : celle de la continuit, de la perptuation du culturel, de sa transmission. Bien quelle nait pas

    occup une place centrale dans

    les dbats de notre discipline, la question de la transmission est

    nanmoins fondatrice du projet

    anthropologique lui-mme, en ce quelle reprsente linstrument

    par excellence de la continuit

    sociale (Choron-Baix 2000 : 357).

    Penser ltat dune coniguration ou dun ordre social ou culturel et, corollairement, la persistance dans le temps de cet ordre (ou de certaines

    dimensions de cet ordre), du pass au prsent, stabiliser le social , selon la formule de Bruno Latour (2006), et invoquer sa durabilit, sa solidit et, dirais-je, sa transmissibilit (ou celle

    de certains de ses traits) est en effet

    inscrit au cur mme de notre

    dmarche. Avec raison, quelques-uns voient dans lanthropologie une

    science de la continuit (Robbins

    2007) qui prend pour objet ce qui

    dure et se constitue en formations

    stables, un point de vue dj soutenu en 1952 par Radcliffe-Brown pour

    qui lun des problmes thoriques

    fondamentaux [] est celui de la nature de la permanence sociale

    (Radcliffe-Brown 1952 : 10).

    Quil sufise de penser Pierre Bourdieu (1972), Fredrik Barth (1987), Marshall Salhins (1981), Jack Goody (1977) ou encore Philippe Descola (2005), dont les thories respectives lhabitus, lapproche gnrative de la transmis-

    sion culturelle, la mythopraxis, la remmoration cratrice, les schmes de la pratique igurent parmi les plus emblmatiques de lanthropo-

    logie contemporaine. Nincarnent-ils

    pas lenvi cet impratif anthropo-

    logique qui commande de tho-

    riser la persistance culturelle ?

    Comment donc ne pas voir la

    transmission comme limpens

    de ces textes qui, tous, donnent rlchir sur la prsence du pass dans le prsent ? Comme le rsume

    trs justement Isac Chiva, les ethnologues sont proccups par

    deux choses : comment les groupes

    diffrent entre eux et comment

    ils assurent leur continuit avec

    ces diffrences (cit par Jeudy 1990 : 4).Je vais montrer maintenant comment cette problmatique

    originelle continue de motiver nos

    proccupations anthropologiques

    les plus actuelles.

    Le culte de la persistanceNon contente de se rvler dans les

    couches stratigraphiques les plus

    anciennes de notre discipline, la vieille question de la transmission est

  • anthropologie et transmission

    9

    3. Tout ne part pas toujours en lambeaux , comme par exemple ces rites observs par lauteur en pays Loma (Guine forestire) qui ont subi des campagnes iconoclastes rptes, lances par le gouvernement des Indpendances

    et qui, pourtant, se perptuent jusqu ce jour. Un phnomne de rsilience religieuse que Ramn Sarr et moi-mme avons pu tudier chez les Baga de la cte de Guine (Berliner 2005a ; Sarr 2008).

    4. La mmoire est devenue un concept envahissant, parfois abusif, dans la sphre des sciences sociales. Pour une critique de son usage fourre-tout , voir Berliner (2005b).

    aussi prsente, sous-jacente dans la plupart des dbats anthropologiques

    de notre temps. Plus encore, il semble quaujourdhui lanthropologie soit en

    proie ce que jappellerais un culte de

    la persistance, un culte dont tmoigne avec force le premier sous-titre de

    lintroduction du livre de Christian

    Hjbjerg, Things Do Not Always Fall

    Apart 3 (Hjbjerg 2007). En effet, la persistance culturelle se retrouve

    maintenant sous tous les noms, les resistance studies ou ltude des moder-

    nits postcoloniales, de lethnicit, du syncrtisme et de la rsurgence

    religieuse (Hjbjerg 2002 : 63) ainsi

    que les tudes sur les mmoires qui, mettant laccent sur leur nature

    intrinsquement transmissible , gravitent autour du problme de la

    transmission4. Prenons, par exemple, le texte Memories of the Slave Trade de

    Rosalind Shaw (2002) relatif aux

    mmoires contemporaines de lescla-

    vage chez les populations temne de

    Sierra Leone. Pour rsumer, lauteure cherche montrer que la traite des

    Une kyrielle douvrages et de recherches font aujourdhui la place belle au thme de la persistance culturelle. Il sagit de mettre en relief la capacit dune socit ou dune culture se reproduire dans le temps, malgr des changements parfois radicaux. La Persistance de la mmoire, salvador Dali, 1931. (Museum of Modern Art, clich DACS / Bridgeman Giraudon)

  • TransmeTTre

    10

    esclaves y a t oublie en tant que rminiscence

    explicite et verbalise (de fait, qui peut se souvenir de la traite atlantique ?), mais quelle a pourtant t mmorise implicitement par le truche-

    ment desprits, de paysages, de sances de divi-nation, de la sorcellerie ou dans la vie politique postcoloniale. Des traces du pass traumatique

    de lesclavagisme (des traces mnsiques) ont t

    transmises, certes caches et transformes jusqu ce jour. Lauteure met en lumire le rsultat de

    cette transmission, qui est persistance culturelle mais aussi persistance du trauma historique

    dans la modernit. Dans les crits de Shaw, mais aussi dans ceux de Paul Stoller sur les sances de

    possession Hauka (Stoller 1995) ou dans ceux de

    Jennifer Cole (2001) relatifs aux rites sacriiciels de

    Dans Totem et Tabou, sigmund Freud demande : Que vous reste-t-il de juif ? Le thme de la transmission culturelle est rcurrent dans le monde juif, o les ruptures de lhistoire ont constitu autant de ncessits de fabriquer du transmettre et des racines. Bar-Mitzwa Vortrag, moritz Oppenheim, 1882. (photo M. Goldman, clich Muse dart et dhistoire du judasme)

    Madagascar, mmoire est avant tout un syno-nyme de mmoire de la socit : la capacit

    dune socit ou dune culture se reproduire

    dans le temps, dune manire cohrente, sa stabilit dans des mondes contemporains frag-

    ments, tout en prservant en son sein les traces mnsiques des vnements disruptifs du pass

    (voir aussi Argenti & Schramm 2009). En dautres

    termes, parler ici de mmoire signiie que le pass ne svapore pas : les anthropologues observent

    la continuit de reprsentations pratiques, motions et institutions malgr des change-

    ments socitaux parfois radicaux, quil sagisse de colonialismes, globalisations, crolisations, migrations, urbanisations, industrialisations, socialismes, etc.

  • anthropologie et transmission

    11

    sur les phnomnes de transmission culturelle.

    Au croisement de lanthropologie religieuse et

    des dernires avances dans le domaine de la

    cognition, nombre de ces auteurs cherchent expliquer la faon dont larchitecture cognitive

    humaine contribue la gnration, la trans-mission et la distribution des ides religieuses.

    Cest dans ce nouveau champ disciplinaire, hrit de la lointaine psychologie des religions, que Pascal Boyer a montr pourquoi certaines

    hypothses religieuses seraient plus transmis-

    sibles que dautres (Boyer 2001), tandis quHarvey Whitehouse distingue deux types de transmission

    religieuse, avec chacune ses proprits cognitives (Whitehouse 2004), et que Robert N. McCauley et E. Thomas Lawson sinterrogent sur la ralit

    de proprits formelles du rite qui permet-

    traient de mieux le transmettre (McCauley &

    Lawson 2002). Alors, les hritiers de Dan Sperber, penseur emblmatique de la transmis-sion culturelle par son approche pidmiologique

    (Sperber 1996), seraient-ils eux aussi obnubils par la vieille question de la transmission ? Oui, rpond trs justement Tanya Luhrmann, car pour ces auteurs qui, la plupart, travaillent sur les phnomnes religieux, le problme de la religion est celui de sa transmission (Berliner

    & Sarr 2007 : 98).

    La transmission, entre grandes thories et menus dtailsDans son acception la plus large, je lai dit, le problme de la transmission est consubstantiel au

    projet anthropologique et toujours dj prsent

    dans les dbats contemporains. Pourtant, si cest un truisme, pour nos anctres comme pour nos contemporains, que la culture se transmet, on sera tonn par le relatif dsintrt pour les

    processus complexes et les modalits concrtes

    du transmettre. Parlant de la passation des

    savoirs, Carlo Severi (2007 : 330) remarque avec justesse que la forme du processus de

    transmission des connaissances, dhabitude, intresse moins . Dans lintroduction de La

    Religion comme phnomne naturel, Boyer (1997 : 8) stonne galement : Plus complexes encore, et totalement incompris, sont les processus qui tayent la transmission culturelle. cet gard, on pourra assurment invoquer la marginalit

    disciplinaire de lanthropologie psychologique

    Transmission dans des mondes en rupture, continuit dans le changement, certes : on pen-sera videmment ici la notion de structure of the

    conjuncture invente par Marshall Sahlins (1981)

    qui permet de penser comment les gens reprodui-

    sent leur culture tout en la transformant. Mais

    aussi continuit dans loubli, le silence. Alors que par-del les vicissitudes de la modernit, des souvenirs, des gestes, des paroles, des motions ou des institutions se transmettent cela parat

    dsormais incontestable loubli, lui aussi, se transmet comme le montre Janet Carsten (1995) chez les Malais de lle de Langkawi. Dans ce

    cas, il est devenu une composante ncessaire la persistance de ces identits de migrants qui se

    construisent non par lintermdiaire de mmoi-

    res gnalogiques labores, mais sur fond dun oubli indispensable des liens anciens pour crer

    des relations de parent entre nouveaux migrants.

    De mme, dans son texte superbe, Nicole Lapierre explique comment les juifs de Plock

    ont survcu la Shoah entre parole impossible

    et oubli intolrable : cest prcisment cet entre-

    deux douloureux, hant qui seul se transmet (Lapierre 2001 : 31). Toujours est-il que ce sont

    les questions de la permanence du culturel, de sa tnacit, de sa transmissibilit qui constituent les plaques tectoniques sur lesquelles sarticulent

    de tels dbats. Car les oublis, les ruptures, les disjonctions, les traumas et les catastrophes sont autant de prismes travers lesquels les anthro-

    pologues contemporains, affams de longue dure (Harris 2004) et colmateurs de brches

    historiques, ne cessent de penser la persistance des mondes sociaux et culturels dans les univers

    contemporains tourments quils analysent.

    Et autant le dire clairement : mmoire, rsur-gence, rsistance, rinvention, rsilience, repro-duction, patrimoine, persistance, syncrtisme, habitus, mythopraxis, no-traditionalisme, tous ces termes trs en vogue aujourdhui sont

    lis et renvoient, sans surprise, la question de la transmission.

    Enin, last but not least, ce culte de la persis-tance ne se donne pas uniquement voir dans

    un intrt prononc pour les mmoires, les rinventions, les no-traditionalismes Avec un style bien diffrent, les nouvelles approches naturalistes qui investissent le champ des scien-

    ces cognitives (Bloch 1998, 2005 ; Boyer 1997, Whitehouse 2004) ont, elles aussi, contribu revigorer les questionnements anthropologiques

  • TransmeTTre

    12

    et de lanthropologie de lducation, toutes deux dinspiration amricaine, mais aussi le manque dintrt historique des anthropologues pour les

    enfants que, de longue date, ils naiment pas (Hirschfeld 2003). Peut-tre ne se sentent-ils pas

    trs laise sur ce terrain quils pensent rserv

    aux psychologues ? Mais encore, on pourrait se demander si certaines traditions ethnologiques, peu attentives aux volutions historiques, ont ignor le transmettre parce quil tait cens aller

    de soi dans ces socits dites traditionnelles et

    donc hors du temps .

    Certes, Margaret Mead avait ouvert une brche avec son Growing Up in New Guinea (1930), posant un regard nouveau sur les processus de

    transmission par lesquels les enfants manus

    deviennent des adultes socialiss. Dans un

    article publi en 1956, Edward Bruner, lun des fondateurs de la psychological anthropolog y , nous invitait rlchir sur la culture du point de vue de la transmission culturelle, le processus par lequel le contenu de la culture

    est appris et communiqu aux membres de la

    socit (Smelser & Smelser 1970 : 565). Quil

    sufise aussi de penser aux textes cruciaux de Jack Goody (1977) et de Ruth Finnegan (1977), relatifs aux arts de la rcitation (oral arts), qui montrent combien les processus de transmission

    ne fonctionnent jamais de faon identique, mais impliquent toujours une invention et une

    rappropriation de la part des orateurs.

    Avec bien dautres, tous ces auteurs ont plant les graines dune approche qui sappellera, au choix, socialization , education ou encore learning studies et se construira autour des

    textes de Jean Lave (Lave & Wenger 1991), de Solon Kimball (Kimball & Burnett 1972) et

    dHarry Wolcott (1982), principalement publis dans la revue plutt marginale Anthropolog y and

    Education Quarterly. Dans les annes 1980, les anthropologues redcouvrent lexistence sociale

    des bambins (et lapprentissage) et dveloppent

    un corpus considrable sur les cultures enfan-

    tines (Toren 2007). Ct francophone, depuis les annes 1970, on dispose aussi dune littrature ethnologique abondante sur la transmission

    des savoirs naturalistes (Bromberger 1986), des savoir-faire (Chevallier 1991), des savoirs professionnels (Delbos & Jorion 2009), des savoirs initiatiques ( Jamin 1977 ; Dlage 2009) et de lapprentissage musical (Cahiers 1988). Enin, chez les sociologues, il existe de nombreux

    textes sur les phnomnes de socialisation, de lapprentissage des fumeurs de marihuana

    (Becker 1953) aux thories de lhritage familial

    (Lahire 1998), en passant par le dressage du corps des boxeurs (Wacquant 2002). Trs riche, cette littrature nen demeure pas moins parse

    et forme une nbuleuse aux contours thoriques

    souvent incertains. Pas de grand paradigme en

    la matire, donc. Comme Lambros Comitas et Janet Dolgin le soulignent avec justesse, la transmission culturelle, en tant quobjet dtude anthropologique [], ne constitue pas, proprement parler, une cole de recherche thorique (Comitas & Dolgin 1978 : 171).

    Humaniser la transmissionPrenant appui sur ces fondations diffuses, les contributions runies ici entendent poursui-

    vre leffort dintelligibilit du transmettre, en complexiiant une vision parfois trop mca-niste et dsincarne. Tout dabord, il sagira de prendre au srieux les propos que les acteurs

    et les collectifs tiennent sur les processus de

    transmission. Bien que la porte analytique

    du concept de transmission ait t maintes

    fois critique (Lave & Wenger 1991 ; Lahire

    1998 ; Ingold 2001), nous continuerons lutiliser tant elle fait sens pour les acteurs eux-mmes.

    Dans tous les collectifs circulent et se stabilisent

    des reprsentations relatives au transmettre : ce

    qui doit tre transmis, comment cela doit ltre et avec quelle inalit. Cette dimension est souvent ignore par les thoriciens de la cognition qui, en mettant laccent sur la connaissance implicite

    des acteurs (Boyer 1997), en viennent aussi minimiser les jeux dinluences complexes entre ce que ces derniers, de manire rlexive, disent et pensent transmettre et ce quils trans-

    mettent en ralit. Larticle dArnaud Halloy

    (voir pages 40-53) sur le culte Xang Recife

    (au Brsil) nous invite nous livrer une her-

    mneutique serre des thories locales sur la

    transmission religieuse, et prendre en compte le discours rlexif des acteurs sur les conditions de la transmission (notamment son vocabulaire).

    Halloy montre comment, au sein dun mme ensemble rituel, des tensions peuvent surgir entre modles opposs du transmettre.

    De tels problmes dajustement entre diff-

    rentes conceptions peuvent galement se poser

  • anthropologie et transmission

    13

    ds lors quil est question de patrimonialisation.

    Dans mon propre article (voir pages 90-105), je dcris Luang Prabang (au Laos) une scne

    complexe o se dploie une diversit de dis-

    cours sur la transmission et sa possible crise.

    Une situation qui rvle les conlits dinter-prtation entre les discours et les pratiques

    nostalgiques des experts de lUnesco et ceux des acteurs locaux, illustrant par l mme la relativit historique et culturelle de lobligation

    de transmettre. Jean-Louis Tornatore dveloppe cette ide en indiquant combien la question de la

    transmission est omniprsente sur la scne patri-

    moniale, mobilise par des collectifs, des tats et des instances globalises (comme lUnesco). Elle porte dornavant aussi bien sur des monu-

    ments et sur des lieux que sur le vivant (naturel

    et culturel) que lon cherche protger et

    transmettre aux gnrations futures.

    Mais justement, comment approcher cette ralit insaisissable quest la transmission ? O

    commence le transmettre ? Peut-on le dcrire

    en-train-de-se-produire ou nen relatera-t-on

    que les effets a posteriori ? Dcrire les phnomnes

    de transmission, cest reconnatre que des concepts, des pratiques et des motions du pass ne sinvitent pas deux-mmes dans le prsent, dans lesprit et dans le corps de nos interlocuteurs.

    Et cest se mettre en qute des longs processus

    par lesquels ces objets circulent entre les gn-

    rations et sont recycls par les acteurs qui les

    acquirent. La mtaphore unidirectionnelle de

    la communication entre un rcepteur et un

    receveur trouve ici ses limites. Jean Lave nous a appris user du concept de transmission avec

    prudence et insister sur l agencit (agency)

    de celui qui apprend, toujours interprte actif de ce qui lui est transmis dans le cadre dun

    On dispose dune riche littrature ethnologique sur la transmission des savoirs naturalistes, des savoir-faire et des savoirs professionnels, notamment viticoles, ainsi que sur lapprentissage musical. Saint-milion, Gironde, ren Giton dit ren-Jacques, vers 1935. (Mdiathque de larchitecture et du patrimoine, clich rmn) sans titre. (coll. personnelle)

  • TransmeTTre

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    apprentissage situ (Lave & Wenger 1991).

    Montrer le faire-passer, cest en effet parvenir dployer une scne trs complexe et en traquer

    les mdiateurs (au sens de Bruno Latour) : les

    acteurs, les institutions, les gestes, les interactions, les lieux, les idologies, les moments critiques, les odeurs, les textes, les silences, les temps ordinaires, les sons, les motions, les objets et les technologies. Dans la dure, lanthropologue spcialiste de la transmission cherche les mdias, les contextes, les types dacteurs, les processus mentaux, les inter-actions et les matrialits par lesquels une telle

    opration de passation est rendue possible. Il se

    place du point de vue de leffectuation mme des

    pratiques, dans le tissu concret des interactions sociales et des faits de communication mais aussi

    des processus cognitifs, et tente de dterminer comment des manires dagir, de sentir ou de penser sont transmises et apprises.

    Qui transmet quoi ? Dans quels rseaux

    de transmission, formes dorganisation et idologies tel hritage sest-il constitu ? En

    rsum, comment on transmet et comment on reoit ? partir de son ethnographie chez les Darkhads de Mongolie, Laurent Legrain entreprend de dcrire une telle chane de trans-

    mission (voir pages 54-71). Pour expliquer la

    naissance de lamour du chant, il met en lumire le dispositif socialisateur auquel participent

    activement parents et enfants et par lequel

    lattention des enfants pour la musique devient, petit petit, sensibilit musicale, une sensibilit qui porte certaines valeurs fondamentales de la

    socit mongole contemporaine.

    Les enfants sont, de fait, des acteurs essen-tiels prendre en compte dans lanalyse de

    cette chane. Dans sa contribution de type

    pidmiologique, Olivier Morin sintresse

    Dsormais, transmettre est aussi laffaire dinstitutions, nationales et internationales, engages dans la prservation de la transmission elle-mme. sige de lUnesco, runion du Collge des directeurs gnraux adjoints, 2006. (photo M. Ravassard, clich Unesco)

  • anthropologie et transmission

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    la stabilit de certaines traditions enfantines, des populations pourtant trs frquemment

    renouveles, et se demande pourquoi les groupes denfants sont tellement aptes la transmission

    culturelle, la plupart du temps sans laide directe des adultes. cartant les thories classiques sur la mmoire et la idlit, Morin invoque la notion de prolifration pour expliquer une

    telle stabilit, soulignant combien certaines traditions donnent lenvie de les reproduire et

    sont ainsi faites pour prolifrer.

    Alors que le vif succs des thories de la

    cognition dans notre discipline a contribu

    reformuler des questions fondamentales sur

    la transmission (notamment en se demandant

    pourquoi des concepts ou des actions sont for-

    mellement plus transmissibles que dautres), il ne faudrait pas non plus nous enfermer dans le

    tout-bio et oblitrer les dimensions exprien-

    tielle, charnelle, sociale, interactive du transmettre. La transmission simpose nous [] par son caractre processuel et mdiatis , crit le philosophe Rgis Debray (1997 : 23). Et exposer

    la chane de la transmission, cest se donner les moyens de retracer ce processus complexe

    et ses mdiations multiples. Une scne qui, certes, fonctionne aussi de manire implicite, hors des prises de la conscience des acteurs, involontaire, labri mme de lexplicitation (Bourdieu 1972 : 197). La transmission est

    protommorielle . travers la langue, les actions, les gestes, les motions, elle se fait sans penser et agit les individus leur insu

    (Candau 1998 : 115). Mais surtout, ce paysage est mouvant, tant lui-mme le rsultat de processus historiques compliqus.

    Vlad Naumescu (voir page 72-89) nous

    invite, dans son tude, resituer la chane de la transmission au sein mme des mouvements

    historiques qui lui confrent son style. Prenant

    pour exemple lhistoire traumatique des ortho-

    doxes vieux-croyants de Roumanie, spars de lglise orthodoxe russe au XVIIe sicle, lauteur nous rappelle limprative ncessit de localiser

    le transmettre, ses discours et ses pratiques, dans les ontologies temporelles qui lui sont propres

    ici un ensemble dindividus qui voient, dans la crise de la transmission qui touche actuellement

    leur communaut, une conirmation de leurs croyances apocalyptiques.

    Prcisment : produit des alas de lhistoire, la transmission ne sopre jamais de la mme

    manire, et les phnomnes de passation sont htrognes et crateurs. En ce domaine, les ratages, les blocages, les rinterprtations et les recrations sont lgion. Comme lcrit avec

    justesse Catherine Choron-Baix, la transmission agit telle une dynamique subtile, traverse de contradictions, entrave par les obstacles, les interfrences, les brouillages et autres ratages, mais capable aussi dengendrer de la cration

    ou de la recration (Choron-Baix 2000 : 359).

    Dans les annes 1980, les anthropologues redcouvrent lexistence des cultures enfantines et les processus dapprentissage. Ici, un groupe denfants ralise un stupa de sable , lors du nouvel an lao, pour honorer le Grand Gnie des eaux, avril 1995. (photo Ch. Langlois)

  • TransmeTTre

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    Dans lintroduction de son Principe de la chimre, reprenant une histoire de la tradition hbraque

    des Hassidim dEurope orientale, Carlo Severi nous livre un bel exemple de ces accidents de

    la transmission. Tandis que le grand-pre et

    larrire-grand-pre du narrateur taient de

    pieux hommes dots dun savoir judaque

    labor, et que son pre tait un peu moins religieux , le jeune homme, le petit-ils qui raconte cette histoire, ne prie plus et ne connat mme plus le lieu des prires, mais continue pourtant de raconter cette his-

    toire, sa manire dhonorer Dieu (Severi 2007 : 9). On comprend l, mon sens, tout ce

    linstar de Dan sperber, des anthropologues ont investi le champ des sciences cognitives pour expliquer les phnomnes de transmission culturelle et dcrire leurs processus spciiques. Les Vases communicants, Diego rivera, 1938. (Centre Pompidou,clich J.-Cl. Planchet / rmn)

    que la transmission comme question peut

    apporter lanthropologie. Situe au cur des

    processus historiques, mais aussi lintersec-tion de plusieurs disciplines (la sociologie, la psychologie cognitive, la biologie ou encore les tudes mmorielles), la transmission nous invite penser ces mcanismes complexes

    qui lient les individus et rendent possible la

    perptuation du culturel. Surtout, en tant que posture pistmologique, elle interroge la manire de dcrire le rel et nourrit les

    prmices dune rlexion sur la continuit des socits humaines lpreuve des ruptures

    de lhistoire.

  • anthropologie et transmission

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