pépin - les temps et le mythe
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8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
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LE TEMPS
ET LE MYTHE
i
La
solidarite
du
mythe
et
du
temps
Plotin
a
bien
montre comment le
mythe,
de
par
sa
nature,
intro
duit necessairement
le
temps
dans des
domaines
qui,
en
realite,
ne
le
comportent
pas,
et
donne
pour
successifs des
etres
qui
n'ont
d'ordre
que
celui de leur
dignite
:
?
Les
mythes,
s'ils
sont
vraiment
des
mythes,
doivent
separer
dans le
temps
les
circonstances
du
recit,
et
distinguer
bien
souvent
les
uns
des
autres
des
?tres
qui
sont
confondus
et
ne se
distinguent
que
par
leur
rang
ou
par
leurs
puissances
?
(i).
Cette
con
statation
est moins
?
curieuse
?
qu'on
ne
l'a dit
(2);
elle
ne
fait
qu'en
registrer
la
nature
discursive
du
mythe
comme
recit,
et
l'opposer
au
caractere
supra-temporel
de
la
procession
des
hypostases.
Aussi
bien,
on
la
retrouve
en
substance
sous
la
plume
d'un
contemporain de
l'em
pereur
Julien,
Sallustius,
qui,
apres
une
interpretation
philosophique
du
mythe
de
Cybele
et
d'Attis,
ecrit
:
?
Ces
choses
n'ont
pas
eu
lieu
a
un
moment
quelconque,
elles
existent
toujours
:
l'intellect
voit tout
l'ensemble
d'une
seule
vue,
c'est
le
discours
qui
etablit
une
succession
d'evenements
premiers
et
seconds
?
(3).
Quand
il
ecrit
la
phrase qui
vient
d'etre
citee,
Plotin
a
en vue
le
mythe platonicien de la naissance d'firos (Banquet, 203 a sq.), dont il
a
longuement
traite
dans les
pages
qui
precedent.
C'est
done
en
con
tinuant
de
penser
a
ce
mythe qu'il
poursuit
:
?
Car
les
discours
font
naitre des etres
qui
n'ont
pas
ete
engendres,
et ils
separent
des
etres
qui
n'existent
qu'ensemble
?
(4).
Mais il
est clair
que
ces
reflexions
(1)
Enn.
Ill, 5,
9,
24-26,
6d.
Henry-Schwyzer,
p.
332;
trad.
Brehier,
p.
86.
(2)
Brehier,
trad,
cit?e,
p.
86,
n. 1.
(3)
De dis et
mundo,
4,
9,
trad. Festugiere
(Trots
divots
patens,
Paris,
1944,
III
:
Sallustius,
Des
Dieux
et
du
Monde),
p.
25.
(4)
Enn.
Ill,
5,
9,
26-28,
p.
332
;
je
m'^carte
16gerement
de
la
traduction
Brehier,
p.
86,
qui
entend
Xoyoi
comme
les
?
raisonnements
?
de
Platon
par
opposition
a
ses
mythes
;
or,
tout
indique qu'il
continue
de
s'agir
des
mythes
platoniciens,
qui
sont
par
excellence
des
X6yoi
au
sens
de
?
discours
?,
comme
le
dit
Sallustius dans le
texte
qui
vient d'etre
rappele.
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LES
&TUDES
PHILOSOPHIQUES
sont
applicables
a
tous
les
mythes,
et
au
premier
chef
a
celui
qui
ra
conte
la
naissance
du
monde
dans
le
Timee. On
sait
que
l'interpreta
tion du mythe cosmogonique du Timee a fait couler beaucoup d'encre
dans
l'Antiquite;
chacun
se
rendait
compte
que
Platon
avait
assigne
au
monde
un
commencement
temporel;
mais
etait-ce
la
l'expression
de la
verite
ontologique?
Ou
bien
etait-ce
simplement
une
fagon
de
parler
exigee
par
le
mythe,
qui
est
contraint
d'etaler
dans le
temps
des
evenements
qui,
en
realite,
ont
eu
lieu
hors du
temps?
Les
deux
interpretations
ont
eu
leurs defenseurs
:
la
premiere,
qui prend
le
mythe a la lettre et tient que Platon a veritablement cru a la genera
tion
temporelle
de
l'univers,
eut la faveur
d'Aristote,
de
l'ecole
epi
curienne,
de
Plutarque,
d'Atticus,
et
de
la
plupart
des auteurs
Chre
tiens
;
la
seconde,
qui
exclut
le
temps
de la
cosmogonie
platonicienne
et met toutes
les affirmations
pouvant
faire croire
le
contraire
sur
le
compte
du
?
genre
litteraire
?
mythique,
fut celle
de
l'ancienne
Aca
demie
(Xenocrate
disait
que
Platon
avait
ainsi
parle
uniquement
St?aoxaXCa
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J.
PEPIN
?
TEMPS
ET
MYTHE
57
mentalement
des notions
enchevetrees,
le
mythe
a
tout naturellement
son
role;
a
Fusager
de
se
rappeler
que
ce
pouvoir
separateur
n'est
qu'un
artifice
qui
n'altfere en rien la simultaneity du reel : ?L'ame de
Funivers
merite
sans
doute
d'etre
consideree
la
premiere,
ou
plutot
il
est
necessaire
de
commencer
par
elle.
Mais
il
faut
bien
penser
que,
si
nous concevons
cette
ame
comme
entrant
dans
un
corps
et
comme
venant
Fanimer,
c'est
dans
un
but
d'enseignement
et
pour
eclaircir
notre
pensee
(MaoxaXtas
xal
too
oacpou;
x^ptv);
car,
a
aucun
moment,
cet univers
n'a
ete
sans
ame;
a
aucun
moment,
son
corps
n'a
existe
en
F
absence
de
Fame,
et
il
n'y
a
jamais
eu
reellement
de
matiere
pri
vee
d'ordre;
mais il
est
possible
de
concevoir
ces
termes,
Fame
et le
corps,
la
matiere
et
Fordre,
en
les
separant
Fun
de
Fautre
par
la
pen
see
;
il est
permis
d'isoler
par
la
pensee
et
par
la
reflexion les elements
de tout
compose
?
(i).
Pour
user
correctement de
Finstrument
my
thique,
il
faudra
done
resserrer
la
distension
temporelle
qu'il
opkre
pour
notre
benefice, recomposer
en
6piou
ce
qu'il
a
decompose
en
7rp6
Tepov
et
floTepov
?
Mais,
apres
nous
avoir
instruits
comme
des
mythes
peuvent
instruire,
ils
nous
laissent
la
liberte,
si
nous
les
avons
com
pris,
de reunir
leurs
donnees
eparses
?
(2).
Le
mythe
etale,
selon la succession du
discours,
des
realites
simul
tanees;
il
prete
un
commencement
a
Funivers
eternel;
il
parle
a
l'im
parfait
quand
la
verite
demanderait
l'aoriste;
il
permet
d'apprendre
et d'enseigner parce qu'il decompose les difficultes, mais
sous
reserve
de
restituer
Funicite
complexe
du
reel:
autant
de
fagons
concourantes
d'affirmer
que
le
temps
est
inseparable
du
mythe.
II
LE
MYTHE
ET
LE TYPE
Ces
analyses
de Plotin
(qui
peut
etre
regarde,
de ce
point
de vue,
comme
le
representant
de toute
la
tradition
grecque)
semblent
au
pre
mier
abord
heurter
des
idees
communement
admises. On
a
souvent
tente,
en
effet,
de
situer
au
plus
juste Fopposition
fondamentale
que
Fon
discerne
entre
la
fagon
dont
FAntiquite
paienne
interpretait
ses
mythes
et
Fexegese figuree
a
laquelle
les
Chretiens
des
premiers
siecles
soumettaient
FAncien
Testament.
Or,
voici
ou
Fon
pergoit
en
gene
ral la distinction la
plus
tranchee :
chaque
fois
que
les
Grecs
paiens
soupgonnent
dans les
mythes
un
enseignement
theorique,
il
s'agit
de
(1)
Enn.
IV,
3,
9,
12-20,
p.
25;
trad.,
p.
75.
(2)
Enn.
Ill,
5,
9,
28-29,
p.
332
;
trad.,
p.
86.
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J.
P&PIN
?
TEMPS
ET MYTHE
59
degage
des
mythes
une
signification
sur
laquelle
le
temps
n'a
pas
de
prise,
et
Finterpretation
typologique, qui
decouvre
dans FAncien
Tes
tament la prefiguration d'une histoire a venir.
On
voit
clairement
duquel
de
ces
deux
c6tes
se
situe
la
prise
en
consideration
du
temps.
Mais
que
deviennent
alors les affirmations
de
Plotin,
qui
ont
paru
si
convaincantes,
sur
la
solidarite
du
mythe
et
du
temps?
En
fait,
Fobstacle
n'est
qu'apparent,
et
il
sufilt
pour
le
dissi
per
d'une
simple
distinction.
Lorsque
Plotin
montre
Fintervention
ine
vitable
du
temps
dans
le
mythe,
il
vise
assurement le
mythe
en
tant
qu'ecrit
ou
raconte,
c'est-a-dire
Yexpression
mythique;
c'est elle
qui,
dans
la mesure
ou
elle
est
discours,
introduit
necessairement
Favant
et
Fapres
dans
une
realite
qui
peut
etre tota
simuL
En
revanche,
quand
on
dit
que
Fexegese
allegorique
des
mythes
se
desinteresse ordi
nairement
du
temps,
on
se
place
a
un
tout
autre
point
de
vue,
qui
est
celui
de
Yinterpretation mythique
:
on
ne
songe pas
a
nier
que
la
structure du
mythe
soit
temporelle,
on
pretend
que
sa
signification
ne
Test
pas;
Plotin
lui-meme
ne
disait
pas
autre
chose
quand
il
recom
mandait,
pour
retrouver le
reel
a
partir
du
mythe,
c'est-a-dire
pour
Finterpreter,
de
resserrer
la
distension
qu'il
opere,
autrement
dit
d'en
eliminer
le
temps.
Inseparable
de
Fexpression
mythique,
le
temps
cesse
de
jouer
un
r61e
dans
Interpretation
du
mythe,
par
laquelle
on
decouvre,
dans
un
recit de structure
temporelle,
une
signification
in
temporelle.
Mais
une
dualite tout
a
fait
analogue,
quoique
de
sens
contraire,
s'observe
a
propos
du
type.
Car le
type
n'est
pas
un
discours,
parle
ou
ecrit;
il
est
un
personnage,
un
objet,
un
animal,
un
evenement
:
Adam,
Farche
de
Noe,
le
bouc
emissaire,
la
traversee
de
la
mer
Rouge,
etc.
Par
elle-meme,
Tinsertion
temporelle
du
type
n'a
aucune
impor
tance
;
deux
personnages
ou
deux
evenements
separes par
dix
siecles
peuvent
revetir Fun
et
Fautre
exactement la
mSme
signification typo
logique.
Disons done
que
le
type
lui-meme,
en
tant
que
signe
expres
sif,
est
indifferent
au
temps
comme
a
Fhistoire.
Mais le
temps
s'intro
duit
a
la
premiere
place
des
qu'il
s'agit
de
degager
la
signification
du
type;
car
un
certain
deroulement
historique
est
indispensable
entre
le
moment
propre
au
type
et
Favenement
de
ce
qu'il
signifie.
Le
pretre
Melchisedech
est
un
contemporain
d'Abraham
(Genese,
14,
18-20), dont le sacerdoce est regarde
comme
le type du sacerdoce de
Jesus
(lipUre
aux
Hebreux,
7,
1
sq.);
il
appartient
done
a
une
epoque
fort
eloignee
de celle
de
Jesus;
mais il
aurait
pu
en
etre
beaucoup
plus
proche,
sans
que
cela
modifiat
en
rien
sa
valeur
de
type.
Ce
qui
est
necessaire,
e'est
que
le
type
et
ce
qu'il
signifie
(son
antitype)
soient
-
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60
LES ETUDES
PHIL0S0PHIQUES
separes
par
un
segment historique
privilegie,
qui
n'est
autre
que
Fecart
entre
Fancienne
et la nouvelle
Alliance,
entre
la
promesse
du
Messie
et
son
avfenement.
Une
fois
assure
ce
hiatus
temporel,
le
type
et
le
signifie
peuvent
etre
quasi
contemporains
selon le
calendrier;
Jean
Baptiste,
precurseur,
mais aussi cousin de
Jesus,
doit
etre
regarde
comme
Tun
de
ses
types;
mais
c'est
uniquement
dans
la
mesure ou
Jean-Baptiste
appartient
encore
a
FAncien
Testament,
ou
il
est le
dernier
des
patriarches.
On voit alors tout ensemble Faffinite et la contradiction qui
existent,
sous
Tangle
du
temps,
entre
Interpretation
allegorique
des
mythes
et
interpretation
typologique
de
Fficriture.
Solidaire
du
temps
discursif,
Fexpression mythique
doit
en
etre
purgee
pour
livrer
ce
qu'elle
signifie;
c'est
le
travail
de
interpretation
allegorique,
qui
de-temporalise
le
mythe
et
en
degage
le
sens
intemporel;
ce
systeme
de
relations
pourrait
etre
represents
par
le
schema
suivant
:
|
mythe= signifie temps
\
ignifie mythe
temps.
De
lui-meme
independant
du
temps,
le
type
ne
regoit
de
sens
que par
la fecondite
d'un
developpement temporel qui
est
proprement
Fhis
toire
du
salut;
c'est
Finterpretation
typologique
qui,
par
Faddition
de cette
perspective
historique,
oriente
le
type
vers sa
signification;
cette breve analyse pourrait
se
resumer
dans la formule
:
(
signifie
type
temps
|
type
=
signifie
?
temps.
Ill
LE
MYTHE
COMME
NEGATION
DU
TEMPS
II
est
une
autre
difficulte
a
laquelle
se
heurtent les
analyses
de
Plotin.
Les
rapports
du
temps
et
du
mythe
ont
fait
depuis
cinquante
ans
Fobjet
de
nombreuses etudes
de
la
part
des
historiens des reli
gions,
dont
la
conclusion
est
unanime.
Tel
un
personnage
du
theatre
de Gabriel
Marcel,
le
mythe
pourrait
nous
dire
:
?
Mon
temps
n'est
pas
le
votre.
?
De
fait,
les
ethnologues
observent
que
la
simple
narra
tion d'un mythe ou la celebration d'un rite mythique provoque une
rupture
dans
le
temps
historique
courant et
un
retour
au
temps
sacre
ou
Grand
Temps.
Cette constatation
a
ete
parfaitement
resumee
par
M.
Eliade
:
?
Un
mythe
raconte
des
evenements
qui
ont
eu
lieu
in
principio,
c'est-a-dire
'aux
commencements',
dans
un
instant
primor
-
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J.
P?PIN
?
TEMPS
ET
MYTHE
6l
dial
et
atemporel,
dans
un
laps
de
temps
sacre.
Ce
temps
mythique
ou
sacre
est
qualitativement
different du
temps profane,
de
la
duree
con
tinue et irreversible dans laquelle s'insere notre existence quotidienne
et
desacralisee[...]
En
un
mot,
le
mythe
est
cense*
se
passer
dans
un
temps
?
si
on nous
permet
Texpression
?
intemporel,
dans
un
in
stant
sans
duree
?
(i);
et
encore
:
?
Tout
aussi
importante
est[...]
Fabolition
du
temps
par
limitation
des
archetypes
et
par
la
repeti
tion
des
gestes
paradigmatiques.
Un
sacrifice,
par
exemple,
non seu
lement
reproduit
exactement le
sacrifice initial
revele
par
le dieu ab
origine,
au commencement des temps, mais encore il a lieu en ce
meme
moment
mythique
primordial;
en
d'autres
termes,
tout sacri
fice
repete
le sacrifice initial
et
coincide
avec
lui.
Tous
les sacrifices
sont
accomplis
au
meme
instant
mythique
du
Commencement;
par
le
paradoxe
du
rite,
le
temps profane
et
la
duree
sont
suspendus[...]
II
y
a
abolition
implicite
du
temps
profane,
de
la
duree,
de
F'histoire',
et
celui
qui
reproduit
le
geste
exemplaire
se
trouve ainsi
transports
dans
Tepoque
mythique
ou a eu lieu la revelation de ce
geste
exem
plaire[...]
Le
pecheur
melanesien,
lorsqu'il
part
en
mer,
devient
le
he
ros
Aori
et
se
trouve
projete
dans
le
temps
mythique,
au
moment
oh
a
eu
lieu le
voyage
paradigmatique
?
(2).
Ces
deux
pages
d'Eliade
montrent
bien
comment
le
mythe
d'une
part,
le rite
de
Fautre,
substituent
au
temps
banal
un
temps
d'une
qualite
differente
(3).
Cette
substitution
apparait
en
pleine
lumiere
dans
Texistence
des
calendriers,
qui
presque
tous sont
d'origine
reli
gieuse.
Le calendrier
consacre
en
effet Tinvasion du
temps
laique
par
le
temps
sacre;
il
insere
dans
le
temps
profane
un
canevas
qui
ras
semble
les evenements
les
plus
marquants
du
temps
religieux.
Des
lors,
chaque jour
se
trouve
tisse
dans
deux
temps
bien
differents
:
il
(1) Images
et
symboles.
Essais
sur
le
symbolisme magico-religieux,
collection
?
Les
Essais
?,
60,
Paris, 1952,
p.
73-74.
(2)
Le
mythe
de
V&ternel
retour.
Archetypes
et
repetition,
collection
?
Les
Essais
?,
34,
Paris,
1949, p. 64-66.
On
trouverait
des observations
identiques
dans
M.
Leen
hardt,
Do Kamo.
La
personne
et
le
mythe
dans
le monde
melanesien,
collection
?
La
Montagne
Sainte-Genevieve
?,
Paris, 1947,
p.
97-118;
G.
van der
Leeuw,
La
religion
dans
son
essence
et
ses
manifestations.
Phenomenologie
de
la
religion,
trad,
francaise,
dans
?
Bibliotheque
scientifique
?,
Paris,
1948,
p.
375-379;
M.
Eliade,
Traite d'histoire
des
religions,
mSme
collection,
Paris,
i949>
P-
332-349;
R-
Caillois,
L'homme
et
le
sa
cre2,
collection
?
Les
Essais
?,
45,
Paris,
1950,
p.
127-150.
(3)
Peut-Stre
ces
deux
temps
heterogenes
n'&taient-ils
pas
sumsamment
distingue^
par
fi. Br^hier
quand
il ?crivait, dans un article celebre : ?Le mythe a done un rapport
essentiel
au
temps;
il
est
une
conception
historique
des
choses,
je
veux
dire
une
con
ception qui
considere
le
moment
present
dans
sa
liaison
avec
une
s?rie
d'eV6nements
passes qu'il
imagine
:
le
mythe
cree,
par
imagination,
la courbe
dont
le
moment
present
est
un
point
?
(Philosophic
et
mythe,
dans Revue
de
Metaphysique
et
de
Morale,
22,
1914,
p. 365).
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
8/14
62
les
Etudes
philosophiques
est le
jour
oil
tels
evenements
se
produisent
dans
le
monde;
mais il
est
aussi celui
oil
Ton
celebre
la
memoire
de
tel
moment
de
Thistoire
sacree, c'est-a-dire oil on le revit. De la deux sortes de datation
pos
sibles,
Tune
laique,
l'autre
sacree
;
le
Memorial
de
Pascal,
par
exemple,
comporte
les
deux references
:
lundi
23
novembre
1654,
et
jour
de
saint
Clement,
pape
et
martyr.
Comme l'ecrit G.
Gusdorf,
?le
temps
liturgique
consacre
Teffacement
u
reel
historique
devant
le
Grand
Temps
cosmogonique
?
(1).
Le
dernier
mot
de
cette
citation
attire
Tattention
sur une
remarque
importante.
En
effet,
si
restitution
meme
des calendriers
manifeste
Tintrusion
du
temps
mythique
dans le
temps
historique,
il
est dans
le
calendrier
une
periode
pour
laquelle
ce
phenomene
est
particuliere
ment
perceptible.
C'est
le Nouvel
An,
que
la
plupart
des
religions
archaiques
celebrent
par
un
ceremonial
special
axe sur
les
mythes
cosmogoniques.
La
religion babylonienne
fait
apparaitre
cette
pra
tique
avec
toute la nettete
souhaitable
:
l'annee
y
etait
inauguree par
la fete
d'Akitou,
qui
comportait
essentiellement
une
recitation
du
poeme
de
la
creation
ou
Enuma
elish;
on
revivait ainsi
le
combat
soutenu
contre le monstre
marin
Tiamat
par
le
dieu
Mardouk
et
la
victoire
de
celui-ci,
qui
etait suivie
de
la
creation
de
Tunivers
a
partir
des
lambeaux
du
corps
de Tiamat
(2).
Or,
les
historiens
s'accordent
a
penser que
cette
evocation
de
la
naissance
du
monde
au
moment
de la naissance de l'annee ne se bornait pas
au
simple rappel d'un
evenement
passe
par
rapport
auquel
les
auditeurs
eussent
garde
leurs
distances;
il
s'agissait
veritablement
d'une reactualisation
du
mythe
cosmogonique,
par
laquelle
le
temps
sacre
congediait
le
temps
pro
fane
et
s'installait
a
sa
place
pour
quelques
jours (3).
Aussi
bien,
peut-etre
devrait-on
parler,
non
pas
de
la
substitution
d'un
temps
a un
autre,
mais
purement
et
simplement
de
Tabolition
du temps. On a souvent observe que la plupart des mythes, pour
ne
pas
dire
tous
les
mythes
(4),
ont
pour
terrain
d'election
Textreme
du
passe
ou
Textreme
du
futur;
ils
sont
des
geneses
ou
des
apocalypses;
d'un
cote
comme
de
Tautre,
leurs references
chronologiques
se
perdent
dans
les
formules
les
plus
vagues
:
in
principio,
in
Mo
tempore,
olim,
(1)
Mythe
et
mitaphysique.
Introduction
a
la
philosophie,
dans
?
Bibliotheque
de
Philosophic scientifique
?,
Paris, 1953,
p.
73.
(2)
Cf.
E.
O.
James,
Mythes
et rites dans le Proche-Orient
ancien,
trad,
franchise,
dans
?
Bibliotheque
historique
?,
Paris,
i960,
p.
52-56.
(3)
Cf. M.
EliAde,
Le
mythe
de
Viternel
retour...,
p.
89-94.
(4)
?
Les
mythes, quels
qu'ils
soient,
sont des
mythes
d'origine
ou
des
mythes
eschatologiques
?,
?crit
H.
Hubert,
Iitude sommaire
de la
representation
du
temps
dans
la
religion
et la
magie,
dans
H.
Hubert
et M.
Mauss,
Melanges
d'histoire
des
religions
(Travaux
de
VAnnie
sociologique),
Paris,
1909,
p.
192.
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
9/14
J.
P^PIN
?
TEMPS
ET
MYTHE
63
a
l'age
d'or,
?il
etait
une
fois
?.
Les
expressions
dont
on
use
pour
carac
teriser le
pretendu temps
mythique
sont
revelatrices
a
cet
egard
:
temps ? atemporel ? ou ? intemporel ?, avons-nous lu sous la plume
d'filiade.
Peut-etre
est-il
plus simple
et
plus
vrai
de dire
que
le
mythe
se
place
resolument
hors
du
temps,
avant
que
le
temps
n'ait
commence
ou
apres
qu'il
aura
pris
fin.
II n'est
pas
impossible
que
la
prise
en
con
sideration
de
ce
caractere
extra-temporel
du
mythe
aide
a
comprendre
rindifference
de la
?
mentalite
primitive
?
pour
certains
aspects
tenus
pour
constitutifs de notre
raison;
on
se
rappelle
les
discussions
pas
sionnees soulevees
par
ce
probleme
voila
quelques
decennies;
mais,
a
supposer
que
Tunivers
mythique
echappe
a
la
categorie
du
temps,
on
congoit
que
les
peuples
archaiques,
qui
vivent
en
partie
dans
un
tel
univers,
soient
moins
conditionnes
que
d'autres
par
cette
?
forme
a
priori
de
la
sensibilite
?,
et
ne
repugnent
pas
a
des
attitudes
mentales
(par exemple,
d'identification)
surprenantes
pour
nous.
De
toute
fagon,
nous
voila,
avec
cette notion
du
mythe
soustrait
au
temps,
aux
anti
podes
des
analyses
de
Plotin;
on ne
dispose
meme
plus,
cette
fois-ci,
de
la
ressource
de
distinguer
entre
l'expression
du
mythe
et
son
inter
pretation
;
car
les
historiens
des
religions,
tout
comme
le
philosophe
neoplatonicien,
font
porter
leurs
observations
sur
Tessence
meme
du
mythe,
prealablement
a
toute
consideration
de
sa
signification.
Avant d'en
venir
a
Texamen
de cette
difHculte,
on
doit
remarquer
que
le
phenomene
de
detemporalisation
n'est
pas
reserve a
la
con
science
mythique
;
il
semble
etre
une
constante de l'attitude
religieuse,
et
se
manifester dans
les formes les
plus
hautes
de
la
vie
spirituelle,
qui,
sur
ce
point,
plongent
leurs
racines dans
les
profondeurs
de
Fame.
Nous
avons
deja
efHeure
cette
perspective
a
propos
des calendriers
et
des
cycles liturgiques;
mais
on en
trouverait
bien
d'autres
illustra
tions.
On
sait
par
exemple
que
Tune
des
bases
de
la
theologie
chre
tienne
est la
conviction
que
le
Christ
est
mort
une
fois
pour
toutes,
?9a7c
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
10/14
64
les
Etudes
philosqphiques
certes,
dans
le
temps
historique,
se
situe
aussi,
et
bien
davantage,
hors
de
lui,
dans
un
temps
proprement
religieux;
en
consequence,
cjiaque fois que le fidele evoque la mort de Jesus, il s'evade de la
trame
temporelle
quotidienne,
et
il
reactualise
cette
mort,
comme
s'il
etait
lui-meme
present
corporellement
au
pied
de
la
Croix.
Les
textes
dogmatiques
ne
disent
d'ailleurs
pas
autre
chose,
qui
precisent
que
le
sacrifice
de la
Messe n'est
pas
seulement
la
representation
ou
la
me
moire
du
sacrifice de la
Croix,
mais
bien,
sous
une
forme
differente,
sa
reproduction
identique,
Fun et
Yautre
constituant
un
sacrificium
singulare
(i).
Cette
repetition
parfaite,
a des siecles de distance, d'un
evenement
d'ailleurs
unique
ne
peut
se
concevoir
que
dans
la
per
spective
d'un
temps
different
du
temps
profane
et
se
substituant
a
lui
dans
la
circonstance,
d'un
temps
?intemporel?
et
que
Ton
ne
nomme
ainsi
que
faute
d'un
meilleur
mot.
IV
Mythe
pense
et mythe
vecu
Mais,
au
vrai,
les
historiens
des
religions
et
Plotin
parlent-ils
bien
du
meme
mythe?
Rien
n'est
moins
sur.
Car
nous avons vu
que
Plotin
est
surtout
sensible
a
la
ressemblance du
mythe
et
du
discours,
et
c'est
ce
qui
lui fait
craindre
que
le
mythe
ne
soit
inadequat
aux rea
lites eternelles.
De
plus,
il a
construit
sa
theorie
sur
des
mythes
pla
toniciens,
qui
n'etaient
pas
tant
le
recit
d'histoires
divines
qu'une
fa
con
commode
d'enseigner
les
verites
les
plus
difficiles
;
c'est
dire
que
la
signification
de
ces
mythes
lui
importait
bien
plus
que
les
mythes
eux-memes,
reduits
au
role
d'un
simple
langage.
Pour
cette
raison
meme,
Plotin
ne
pouvait
enfin
voir
dans le
mythe
qu'un
auxiliaire
expressif
provisoire,
voue
a
disparaitre
une
fois
percee
a
jour
la
verite
transmise
par
son
moyen,
et
auquel
il
s'est
d'ailleurs
bien
garde,
pour
sa
part,
de
recourir. II eut
certainement
acquiesce
a
la
definition
clas
sique
de
P.
Valery,
qui
condense
justement
ces
trois
aspects
:
?
Mythe
est le
nom
de
tout
ce
qui
n'existe
et
ne
subsiste
qu'ayant
la
parole
pour
cause.
II
n'est
de
discours
si
obscur,
de racontar si
bizarre,
de
propos
si
incoherent
a
quoi
nous ne
puissions
donner
un
sens.
II
y
a
toujours
une
supposition qui
donne
un
sens
au
langage
le
plus
(i)
Cf.
Concile de
Trente,
Session XXII
(17 septembre
1562),
dans
H.
Denzinger,
Enchiridion
Symbolorum18,
940,
p.
332
:
?
in
diuino
hoc
sacrificio,
quod
in
Missa
pera
gitur,
idem
ille
Christus continetur
et
incruente
immolatur,
qui
in
ara
crucis
semel
se
ipsum
cruente
obtulit
?;
pour
singulare
sacrificium,
cf.
ibid.,
937
a,
p.
330.
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
11/14
J.
PEPIN
?
TEMPS
ET
MYTHE
65
etrange[...]
Ce
qui
peril
par
un
peu
plus
de
precision
est
un
mythe.
Sous
la
rigueur
du
regard,
et
sous
les
coups
multiplies
et
convergents
des
questions
et
des
interrogations categoriques
dont
l'esprit
eveille
s'arme de toutes
parts,
vous
voyez
les
mythes
mourir, et
s'appauvrir
indefiniment
la faune des choses
vagues
?
(1).
Or,
aucun
des
caracteres du
mythe
ainsi defini
ne
convient
a
celui
qui
fait
l'objet
des
enquetes
des
ethnologues.
Car
ce
mythe-ci
est
irre
ductible
au
discours;
sans
doute
est-il
generalement
evoque
par
des
recitations;
mais
il
se
manifeste
tout
aussi bien
dans
la
celebration
de
rites
jou
le
mime
se
substitue
a
la
parole.
D'autre
part,
on
ne
peut
dire
que
le
mythe
des
historiens
des
religions
soit
porteur
d'une
signi
fication
notionnelle
dont il
serait
le
revetement
image;
il
ne
se
prete
pas
au
dedoublement
du
signe
et
du
signifie,
et,
si
Ton
peut
dire,
il
ne
represente
que
lui-meme;
selon
la forte
expression
de
Schelling,
il
n'est
pas
allegorie,
mais
tautegorie (2).
En
troisitaie
lieu,
le
mythe
des
religions
archaiques
a
une
fonction
vitale
:
il
assure
Tinsertion
equi
libree
de
Thomme
des
societes
primitives
dans
son
univers
(3);
a ce
titre,
il
est
naturellement
irremplagable,
et
ne
disparait qu'avec
la
civilisation
elementaire
dont
il
est
le
centre.
Ce
n'est
pas
a
dire
qu'il
n'y
ait
aucun
echange
entre
ces
deux
no
tions
du
mythe.
On
peut
concevoir
que
des
illumines,
oubliant
que
le
mythe
discursif
n'existe
qu'en
vue
de
sa
signification,
en
viennent
a
le
prendre
a
la
lettre
comme
style
de
vie
et
projettent
un
pelerinage
a
la
caverne
de
Platon.
Mais
c'est
le
passage
inverse
qui
se
verifie
le
plus
souvent
:
sur
les
lieux
memes
de
sa
naissance,
il arrive
que
le
mythe
religieux
se
coupe
de
son
emploi primitif,
se
transforme
en
un
objet
de
connaissance,
et
soit
projete
par
exemple
en
histoire
legen
daire;
que
dire
de
son
exportation
dans
les
valises
des
voyageurs
et
de
son
arrivee
chez
les
amateurs
de
mirabilia,
qui
le
devitalisent
plus
surement
encore
en
y
cherchant
un
sens
cache
Cette double
dege
nerescence
du
mythe
vecu
a
ete
bien
decrite
par
G. Dumezil
(4).
Mais
les
communications
qui
peuvent
s'etablir
d'un
type
de
mythe
a
Tautre
ne
les
empechent
pas
d'etre
de
nature
radicalement
differente;
rien
(1)
Petite
lettre
sur
les
mythes,
dans
Varidtd
II,
Paris, 1929,
p.
249-251.
(2)
Introduction
a
la
philosophic
de
la
mythologie,
VIIIe
le^on,
trad,
franchise,
dans
?
Bibliotheque philosophique
?,
Paris,
1945,
I,
p.
238.
Sur le
probleme
des
rapports
du
sens
et du
mythe,
voir
G.
van
Riet,
Mythe
et
v?rit?,
dans
Revue
philosophique
de
Louvain, 58, i960, p. 15-87.
(3)
Cf. G.
Gusdorf,
Mythe
et
metaphysique...,
p.
11-19.
(4)
Temps
et
mythes,
dans
Recherches
philosophiques,
5,
1935-1936,
p.
235
:
?
Fre
quemment,
au
cours
de
Vevolution
religieuse,
le
mythe
tend
a se
detacher
et
a
vivre
d'une vie
propre,
hors du controle
qu'assurait
son
ancienne
utilisation
pratique.
A
la
limite,
il
devient soit de
l'histoire,
soit de la litterature.
?
ETUDES
PHILOSOPH.
5
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
12/14
66
les
Etudes
philosophiques
d'etonnant
alors
s'ils
entretiennent
avec
le
temps
des
relations
op
posees.
V
Le
temps
comme
mythe
II
n'en
va
pas
des relations
comme
des
distances
:
la relation du
mythe
au
temps
n'est
pas
necessairement
la
relation
du
temps
au
mythe.
Nous
avons
examine
jusqu'ici
la
premiere;
il reste
a
dire
un
mot
de
la
seconde;
un
mot
en
forme
d'interrogation
:
la
notion du
temps
ne
serait-elle
pas
apparentee
a
la nature
du
mythe?
De
cent
fagons
diverses,
on
a
exprime
que
le
temps
echappe
a
la
perception
directe.
On
l'a
parfois
regarde
comme
une
piece
de
l'equi
pement
mental anterieur
a
toute
experience
(Kant).
Plus
souvent,
on
a
vu
en
lui
le
resultat d'une
construction
edifiee
a
partir
d'elements
differents de lui. On
a
cru
trouver ce materiel originaire dans l'expe
rience
immediate
de
la
duree
qualitative
(Bergson).
Ou bien
dans
la
saisie
de
l'instant
present, qui
serait
la
seule
realite veritablement
accessible
a
la
conscience
et
servirait
a
celle-ci de
base
pour
imaginer
sur
le
meme
modele
le
passe
comme
le
futur;
sur ce
dernier
point,
les
analyses
de saint
Augustin
n'ont
rien
perdu
de leur
subtile
vigueur
(i);
mais
on
retrouve
une
representation
analogue
dans
d'autres
systemes,
par exemple dans la theologie musulmane, qui ne congoit pas le temps
comme
une
duree
continue,
mais
comme
un
ensemble,
une
?
voie
lactee
?
d'instants
imagines
par
extrapolation
de
Tinstant
present
(2).
II ressort
de
ces
analyses
que
le
temps
ne
serait
pas
le fruit
d'une
experience
ni
la
conclusion
d'une
demonstration,
mais
le
resultat
d'une
construction, c'est-a-dire,
comme
Fexplique
Augustin, l'objet
d'une
croyance.
A
quel
besoin
peut
obeir
la
construction
temporelle?
Assu
rement a un desir d'explication. Le passe ne se borne pas a preceder
le
present,
mais
il le
produit
comme
sa
cause
efficiente;
le
futur
ne
se
borne
pas
a
suivre
le
present,
mais il le
justifie
comme
sa cause
finale.
II
n'est
pas
indifferent
que,
dans
la
plupart
des
langues,
on
use
d'un
meme
mot
pour
designer
le
commencement
et
le
firincifte,
le
terme
et la
fin;
Tordre
temporel
recouvre
facilement
Tordre
causal,
et
(1) Confessions, XI, 14, 17-28, 38. La celebre doctrine augustinienne du temps
serait
inspiree
de
saint
Basile,
s'il
faut
en
croire
j.
F.
Callahan,
Basil
of
Caesarea,
a
New
Source
for
St.
Augustine's
Theory
of
Time,
dans
Harvard
Studies
in
Classical
Philology,
63,
1958, p.
437-454.
Voir
aussi,
du
meme
auteur,
Four
Views
of
Time in
Ancient
Philosophy,
Cambridge (Mass.),
1948.
(2)
Cf.
L.
Massignon,
Le
temps
dans
la
pensee
islamique,
dans Mensch
und
Zeit,
=
Eranos-Jahrbuch,
20,
1951*
Zurich,
1952,
p.
141.
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
13/14
J.
PEPIN
?
TEMPS
ET MYTHE
67
post
hoc
s'identifie
a
propter
hoc.
Les
stoiciens admettaient
d'ailleurs
le
temps
au
nombre
des
causes
de second
rang
(1),
et
les ariens
don
naient a cette representation une dimension theologique en faisant du
Saint
Esprit
le
temps
de
la
creation
(2).
Bien
qu'il
soit
ainsi construit dans
un
dessein
pragmatique,
le
temps
ne
tarde
pas
a
echapper
partiellement
a son
constructeur.
Cree
par
Tesprit,
Ton s'attendrait
que
le
temps
soit
totalement
transparent
pour
Tesprit;
or
il
n'en
est
pas
ainsi;
la notion de
temps
est
claire
pour
une
part,
et
pour
une
part
inconnue
et
controversee;
on
sait
bien qui il est, mais on ne sait trop quel il est; on n'hesite pas sur
son
identite,
mais
on
discute
sur
sa
nature. Cest
ce
que
Pascal
a
bien
dit dans
son
opuscule
De
Vesprit
geometrique
:
?
a
cette
expression,
temps,
tous
portent
la
pensee
vers
le
meme
objet,
[...]
quoique
en
suite,
en
examinant
ce
que
c'est
que
le
temps,
on
vienne
a
differer
de
sentiment
(3).
?
Nous
venons
de voir
qu'Augustin
et
les
penseurs
de
ITslam
composaient
le
temps
a
partir
de
Tinstant;
une
conception
analogue
inspirait
la definition aristotelicienne et stoicienne du
temps
comme mesure
du
mouvement.
Pourtant,
on
n'epuise
pas
le
temps
quand
on
le
decompose
en
la succession
d'instants
dont
on
a
pretendu
le
constituer;
les
arguments
de
Zenon
contre
le mouvement
valent
egalement
contre
le
temps
congu
comme une
juxtaposition
d'instants;
le
temps
deconcerte
Tesprit,
qui
y
decouvre
plus
qu'il n'y
a
mis.
Cest
ce
qui
explique
que
le
temps
provoque
une
repulsion,
qui
va
du
deplaisir
a
Tangoisse.
On sait
que
la
pensee
grecque
a combattu
le
temps
en
lui
imposant
une
structure
cyclique qui
supprime
toute
possibilite
de
nouveaute;
le
mythe
de
Feternel
retour,
qui
est helle
nique
en
meme
temps
qu'indien,
n'est
pas
autre
chose
que
la
nega
tion
du
temps
et
sa
resorption
dans
la
stabilite
du
monde
intelligible.
Encore
sereine
chez
Thomme
grec,
la
fuite
devant le
temps
devient
une
torture
pour
le
gnostique,
qui,
pour
Texpliquer
et
le
surmonter,
forge
des
mythes
extravagants.
En
definitive,
le christianisme est
bien,
dans
TAntiquite,
le
seul
systeme
qui
ait
accepte
le
temps
comme
il
est,
au
point
d'en
faire
une
piece
indispensable
dans
sa
conception
du
salut
(4).
Ajoutons
que,
si
les
Anciens
n'ont
cesse
de recourir
au
mythe
pour
se
defendre
contre
le
temps,
ils
mettaient
volontiers
le
temps
au
nombre
des
enseignements
qu'ils
decouvraient
dans
les
mythes;
en
(1)
Seneque,
Lettres
a
Lucilius,
65,
11,
=
Arnim,
Stoic, ueter.
fragtn.,
II
346
a,
p.
120,
14
:
?
ponant
inter
causas
tempus
:
nihil
sine
tempore
fieri
potest
?.
(2)
Selon
Basile,
Traiti
du Saint
Esprit,
2,
Patrol,
graeca,
32,
73
C.
(3)
fid.
Brunschvicg
minor,
p.
170.
(4)
On
lira
a ce
propos
les
pages
tres
eclairantes
de
H:-Ch.
Puech,
La
gnose
et
le
temps,
dans le
recueil
deja
cite*
Mensch
und
Zeit,
p.
57-113.
-
8/19/2019 Pépin - Les Temps Et Le Mythe
14/14
68
les etudes
philosophiques
particulier,
il leur
arrivait
constamment
d'ajouter
au
dieu
Cronos
Fas
piration qui
lui
manque
pour
figurer adequatement
le
chronos
(i).
On
voit
que
le
temps baigne
de tous cotes
dans
un
environnement
mythique.
La
conclusion
qui
se
presente
a
Fesprit
avait
ete
deja
tiree
par
Valery
:
?
Et
cependant
que
la
vie
ou
la
realite
se
borne
a
prolife
rer
dans
Finstant,
il
[Fesprit]
s'est
forge
le
mythe
des
mythes,
Finde
fini du
mythe,
?
le
Temps[...]
Songez
que
demain
est
un
mythe[...]
J'oubliais
tout le
passe...
Toute
Fhistoire
n'est
faite
que
de
pensees
auxquelles
nous
ajoutons
cette valeur essentiellement
mythique qu'elles
representent
ce
qui
fut.
Chaque
instant
tombe
a
chaque
instant
dans
Fimaginaire
?
(2).
Jean
Pepin.
(1)
On trouvera la
mention de
quantite
de
mythes
grecs
interprets
comme
l'image
du
temps
dans
Y Index de
mon
Mythe
et
Allegoric
Les
origines grecques
et
les
contesta
tions
judeo-chretiennes,
collection
?
Philosophic
de
l'Esprit
?,
Paris,
1958,
p.
502-510.
(2) Petite lettre sur les mythes, p. 249-253. Cet auteur avait encore bien
vu
la pa
rente
du
temps
avec
le
mythe
causal et
explicatif
:
?
Dans le
vide
du
mythe
du
temps
pur,
et
vierge
de
quoi
que
ce
soit
qui
ressemble
a
ce
qui
nous
touche,
l'esprit
?
assure
seulement
qu'il
y
a
eu
quelque
chose,
contraint
par
sa
necessite
essentielle
de
supposei
un
antecedent,
des
'causes',
des
supports
a
ce
qui
est,
ou
a
ce
qu'il
est,
?
enfante
de?
epoques,
des
etats,
des
ev?nements,
des
&tres,
des
principes,
des
images
ou
des his
toires
de
plus
en
plus
naives
[...]
Toute
antiquite,
toute
causalite,
tout
principe
des
choses
sont inventions
fabuleuses
?
(Ibid.,
p.
254-256).