pas perdus, céline letournel

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Johanna, 35 ans, quitte Paris et son métier de photographe pour se retirer à la campagne, dans une vieille maison de famille. Toute à sa solitude, elle rencontre Laurence, une très jeune femme mère d'un petit garçon, qu’elle accueille chez elle. Les deux femmes vont apprendre à vivre ensemble, sans trop se dévoiler l'une à l'autre, dissimulant chacune ses angoisses et ses fantômes...

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Céline Letournel______________________________

Pas perdus

www.premedit.net

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"Aux mots,Aux images,Aux histoires...A Cyril qui les partage avec moi,A Mahé qui les comprend déjà.Au mondes que l'on peut construire ensemble..."

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Suzanne me regarda sortir en m'adressant un vague sourire, un peu figé, pas trop triste. C'est ce qu'on fait, quand on ne sait pas quoi dire : on sourit. Et toute l'ambiguïté des sentiments est là, dans les coins des lèvres qui se relèvent doucement... On exprime, on fait ressentir, le peu de compassion qu'on a au fond des yeux, à travers l'insipidité d'un sourire. Au fond, je savais bien qu'elle s'en foutait, que je parte. Et je me foutais qu'elle s'en foute.

Elle referma la porte derrière moi ; Suzanne était la seule du service à posséder un bureau entièrement clos, hermétique, presque. Elle pouvait y perdre sa contenance, son sourire figé, ses faux bons sentiments. Elle balayait les événements au rythme de la fermeture de la porte de son domaine : une fois la porte claquée, vous sortiez complètement de sa vie.

Je traversai le long couloir qui menait au hall du troisième étage. Une boule étrange s'était formée dans ma gorge. Un amalgame de colère, de mots que je ne savais extérioriser, que je ravalais sans cesse.

Au mur, des portraits de vieux, extraits de mon dernier livre, me narguaient. Des visages ridés, grisâtres, auxquels il manquait les dents, les cheveux ou la lueur de la vie. Des visages que j'avais croisés, triés, arrangés, volés, revendus, troqués contre un peu de rêve et de belle vie. Un beau panel de la société, on avait dit.

Et puis, après la canicule, on avait parlé d'émotion, comme si ce mot ne pouvait exister qu'après les grandes catastrophes.

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Quelques filles discutaient près de la machine à café, une cigarette dans une main, et, dans l'autre, un gobelet en plastique brûlant qu'elles tenaient du bout des doigts. L'une d'elle m'adressa un regard, un sourire à peine prononcé. Il y a des sentiments que même l'ambiguïté ne peut cacher. Déjà, je n'existais plus.

Deux Japonais attendaient devant. Je me souvenais avoir déjeuné avec eux quelques mois auparavant, mais je ne savais plus à quel sujet. Un projet, peut-être. Les projets étaient fréquents dans ma profession. Plus rares étaient les aboutissements. C'est difficile de comprendre comment des intentions peuvent ainsi être suspendues. Surtout au début : on vous promet monts et merveilles, on s'emballe, on y croit, un projet en amène un autre, d'ordre privé ou professionnel. Et puis plus rien. On finit par s'habituer, par ne plus s'extasier devant un propos rêveur, une pensée rocambolesque. C'est ce qu'on appelle la désillusion, quand on comprend que rien n'est vraiment possible.

Je passai devant les Japonais sans les saluer et empruntai l'escalier central. Mon train partait dans moins de deux heures. Je décidai de déjeuner dans une petite brasserie du quartier.

Des voix résonnaient dans le hall du rez-de-chaussée. Une fille accusait l'hôtesse d'accueil, affolée, de ne pas vouloir la laisser monter. Le visage de celle-ci s'éclaira quand elle me vit arriver.

— Johanna ! Dites-lui, vous, que je peux pas la laisser monter si elle a pas de rendez-vous...

— Et comment on fait pour prendre rendez-vous avec quelqu'un qui n'est pas joignable ? renchérit la fille.

— Vous cherchez à voir qui ?— Euh... Suzanne Terman.Ah.

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— Je suis coiffeuse.— Joli métier ! Au revoir, Laëtitia.— Au revoir, Johanna. Bon courage.Je m'engageai vers la sortie. La fille me courut après.— Attendez, attendez ! Me laissez pas ! Ça fait une heure

que je suis là à attendre. Vous connaissez Madame Terman ?— Mademoiselle.— ...— En fait, je sors d'un rendez-vous avec elle.— Ah, merde... Vous faites une tête... On dirait que ça a

pas marché...— Non. Si... Troisième étage, à droite, au fond du couloir.

Il y a son nom sur la porte.— ...— Allez-y ! Y a rien à perdre !— Mer... Merci !Elle courait déjà dans l'escalier, laissant Laëtitia, derrière

son comptoir, perplexe, et désemparée.

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Le ciel s'était assombri et la rue était devenue encore plus grise qu'à l'accoutumée. Une fine pluie tombait, discrète, emportée par le vent qui s'était levé. Je regardais la petite rue vivre cet instant maussade, réfugiée dans un café, face à la baie vitrée. Au fond de la salle, une équipe de 3LM dévorait jambon-beurre et déca en parlant la bouche pleine. Je les ignorai, pas mécontente de ne plus avoir à subir leur compagnie.

Un serveur m'apporta un verre de limonade. Je n'avais plus faim et avais renoncé au repas que je m'étais promis. Je pensai que du sucre et des bulles me feraient le plus grand bien, mais je regrettai de ne pas avoir choisi un thé, avec des sucres en morceau que j'aurais pu croquer. J'aimais bien croquer les sucres : les premiers coups de dent, d'abord, faisaient vibrer la mâchoire, et une sensation sourde remontait jusqu'aux oreilles, monopolisant toute leur attention, leur faussant toute faculté de communication extérieure. Et puis, les grains s’émiettaient, déposant dans la bouche une texture sableuse, râpeuse, des plus agréables, au petit goût âpre, qui, petit à petit, s'adoucissait. La douceur après la violence. C'est ça que j'aimais surtout : le sucre ne délivrait son essence qu'après l'acharnement que son anatomie imposait.

La fille que j'avais croisée dans le hall, sortit enfin de l'immeuble où siégeait mon ancienne société. La vue de la pluie qui tombait lui fit pousser un soupir de colère. Elle remonta le col de son blouson sur sa tête, et traversa la rue en courant lestement, veillant à ne pas s'éclabousser en enjambant

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les flaques d'eau. Elle se trouva en face de moi, à travers la baie vitrée. Elle me sourit et entra dans le café.

— Alors ? demandai-je. Vous l'avez vue ?— Vite fait : clac-clac oui non au revoir !Je ris.— Ça ne m'étonne pas ! Suzanne ne s'intéresse qu'aux

gens dont elle connaît le nom. Ceux qui se sont déjà fait un nom, je veux dire.

— Ouais bah c'est à se demander comment ils ont commencé ces gens-là, quand on voit la galère que c'est déjà rien que pour faire un petit stage !

— Vous n'avez pas choisi un milieu facile, c'est sûr !Elle s'assit à côté de moi, et, l'espace de quelques instants,

nous nous plûmes à regarder la pluie tomber.— Vous voulez boire quelque chose ?— Euh... Oui. Non, quelque chose à manger, plutôt.Elle commanda un croque-monsieur. Je la regardai

manger. Sa délicatesse me plut, ses gestes, ses mains fines, ses cheveux soigneusement relevés, ses formes sobrement mises en valeur.

— Vous ne mangez pas ?— Plus tard, peut-être.— Moi, la déprime, ça me donne faim. Et plus je déprime,

plus je grossis : il serait temps que le moral remonte !— Pourquoi ? Vous vous trouvez grosse ?— Grosse, non, mais quand même, il faut faire attention.

J'ai gardé quelques rondeurs de ma grossesse.Elle me montrait ses hanches et son ventre. Je ne voyais

rien.— Vous avez un bébé ?Elle acquiesça, cachant sa fierté en dévorant un gros

morceau de croque-monsieur.

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— Mais vous êtes jeune ! remarquai-je.De nouveau, elle hocha la tête, et, avalant la nourriture, elle

ajouta :— Dix-huit !Je dus rester stupéfaite, puisqu'elle se justifia :— Je l'ai voulu.— Et vous vivez...— Avec le papa et le bébé, acheva-t-elle.— Ah, c'est bien. C'est... courageux !— On est heureux comme ça. Plus qu'avant, avant Eliott.— Eliott ?Je pensais au gentil dragon.— Mon bébé. Il a dix mois.Elle mangea la dernière bouchée de son croque-monsieur

et fronça les sourcils.— J'aurais dû prendre un croque-madame !— Ça n'était pas bon ?— Si, mais en fait, je préfère les croque-madame.Je la regardai et pensai au thé dont je regrettais la saveur. Je

me demandai si l'œuf sur son croque-monsieur aurait changé le cours de sa vie.

— C'est quoi votre nom ?— Laurence. Vous, c'est Johanna, c'est ça ?— Oui.— C'est mieux.— ...— Que Laurence ! C'est plus... joyeux, plus tendance ! Ça

va plus avec la mode !— Vous trouvez ?— C'est trop strict, Laurence, ça fait un peu vieillot. J'avais

une institutrice qui s'appelait Laurence !— Ça ne veut rien dire ! On ne peut pas définir quelqu'un

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par son prénom ! m'exclamai-je. C'est trop réducteur !— N'empêche que c'est comme la tête qu'on a : c'est à

partir de ça que les gens nous jugent !— Parfois... C'est vrai... Vous prenez autre chose ?— Non, ça va, merci.Derrière moi, l'équipe de 3LM se leva et sortit : je vis leur

reflet dans la baie vitrée, puis leur silhouette traverser la rue en bondissant entre les flaques.

— Vous partez en vacances ? demanda Laurence en montrant mon sac de voyage sous ma chaise.

— En quelque sorte, oui.— Dans le Sud ?— Le sud de Paris, oui.— Ah. Et qu'est-ce que vous allez faire ?Je la regardai en souriant.— Je suis trop indiscrète.— Je vais me reposer.— Suzanne Terman vous a virée ?— Pas exactement.— Mais vous travailliez avec elle ?— J'ai démissionné. J'étais photographe.Elle fouilla dans son sac, en sortit un paquet de cigarette et

un briquet.— La dernière, fit-elle en froissant le paquet et glissant la

cigarette entre ses lèvres. On peut la partager, si vous voulez.Elle l'alluma.— Je ne fume pas.Elle aspira profondément la fumée, une fois, deux fois, en

plissant les yeux, puis, recracha par le nez un léger filet bleuté.— Et... Pourquoi vous êtes partie ?— La vie !Elle me regarda fixement pendant un moment, posa sa

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cigarette allumée dans le cendrier et croisa ses bras sur la table. Elle regarda dehors, la pluie qui avait redoublé de force, puis sourit.

— Je suis un peu curieuse. Désolée.— Et vous, alors, vous êtes coiffeuse ?— J'aimerais bien ! En fait, je recherche un poste dans la

mode.— Beau projet ! Dangereux, mais séduisant, il faut

l'admettre. Les mannequins, les créateurs ! Un monde qui en met plein la vue et qui passionne les petites filles !

— ...— Pardon, je ne veux pas vous vexer. Mais on en a

ramassé si souvent dans de drôles d'états, après.— Oh, je me doute bien que c'est pas facile, mais j'y crois,

c'est le plus important, non ?— Il y a d'autres filières, d'autres domaines à exploiter,

peut-être...— Ouais...Elle avait la moue d'une enfant insatisfaite.— C'est pas pareil. Je sais pas comment expliquer...— Bien sûr, il y a des voies prestigieuses. Le cinéma, par

exemple, la mode, oui. Il y a plus simple, aussi, plus classique, plus quotidien. Les gens qui n'ont rien de mannequins ou d'acteurs ont eux aussi besoin d'être coiffés !

— Hum... C'est vrai. Mais ça m'intéresse moins !Je sortis un petit calepin de la poche intérieure de mon

blouson et un petit crayon de papier à l'effigie d'un grand magasin de meubles. Je cherchai une page vierge, y notai quelques noms, cherchai des numéros dans mon agenda et les recopiai sur la feuille face aux noms qui leur correspondaient. Je déchirai la page et la tendis à Laurence.

— Tenez, des contacts dans la mode. Eux, ils travaillent

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plutôt dans la pub, mais c'est toujours bon à prendre, ajoutai-je en posant mon doigt sur le dernier nom que j'avais noté.

Je déchirai une autre feuille, écrivis mon prénom en lettres majuscules suivi des dix chiffres de mon numéro de portable.

— Mon numéro : concrètement, niveau professionnel, je ne pourrai rien de plus que ce que je viens de faire, mais si vous avez un souci ou que je peux être utile, n'hésitez pas.

C'était la première fois que je faisais ça.Laurence regarda la petite feuille où était inscrit mon

numéro de téléphone. Elle sourit.— C'est gentil.— Je dois y aller, dis-je, en réajustant mon blouson sur

mes épaules.Je fouillai dans ma poche et trouvai quelques pièces et un

billet que je posai sur la table.— Je t'invite.Je l'avais tutoyée sans m'en rendre compte. Je rangeai mon

calepin et mon crayon, attrapai l'anse de mon sac et me levai. Laurence se leva aussi. Elle se pencha vers moi, au-dessus de la table, prit mon épaule gauche dans sa main droite et m'embrassa les deux joues.

— Merci. C'est vraiment sympa.Elle souriait, visiblement ravie. D'un sourire franc, pur : il

est des sourires de bonté, de joie, des sourires sincères qui viennent du fond du cœur, qui voilent les angoisses et les durs moments de la vie. Des sourires comme des pansements.

Elle sortit du café alors que j'en étais encore à la contempler. Sa cigarette finissait de se consumer dans le cendrier. Des pensées un peu pathétiques me traversaient l'esprit : l'amour, le temps, la mort et les sourires...

Je sortis à mon tour. Laurence s'était déjà engouffrée dans la bouche de métro, à quelques pas de là. Je décidai de marcher

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un peu, de regarder, encore une fois, de redécouvrir la ville, la vie qui s'étalait autour de moi.

Mon sac n'était pas trop lourd : il ne contenait que le nécessaire, quelques vêtements, des livres, mon Mamiya et des films. Mon dernier séjour à Chattreux, dans l'ancienne maison de ma marraine, remontait presque à une éternité. À vrai dire, je ne me souvenais plus dans quel état je l'avais laissée la dernière fois, ni dans quelles circonstances j'y étais allée. Peut-être était-ce avec Emma, ou avant, encore, avec des vieux copains pour une bringue qui s'était prolongée tout un week-end...

J'entrai dans une épicerie et achetai des pommes, du lait et des petits gâteaux. Je me dirigeai vers la caisse, puis fis demi-tour et cherchai dans les rayons la farine, le sucre et les œufs. J'ajoutai une bouteille de vin blanc, un muscadet premier prix. Avant de sortir du magasin, pour protéger mes achats de la pluie qui avait repris, je les fourrai dans mon sac de voyage, tout en veillant à ce que mon appareil soit bien au-dessus, soigneusement emballé d'un gros pull. Le rouge.

L'heure avançait. J'embrassai la rue d'un regard, pris le temps de regarder le ciel, lourd en sentiments, puis courus vers la prochaine station de métro.

La rame était presque vide : les vacances d'été approchaient. Déjà, les étudiants et les retraités avaient quitté Paris pour la province, les promesses de chaleur, d'air pur et de repos. Restaient les accros au travail, les "contraints" et les amoureux de la capitale.

J'avais aimé cette ville, moi aussi, dans une autre vie, bien loin de celle-ci. Maintenant, je l'exécrais. Mon aversion pour Paris ne datait que de quelques semaines, mais je sentais que rien n'était plus fort que cette sensation extrême, proche de l'écœurement. C'étaient les odeurs, les lumières, les gens, les

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boutiques, les rues, l'ambiance, les mots, les sons... Ce n'était pas exactement de la haine, ce que je ressentais, parce que j'avais toujours plaisir à observer la vie des quartiers, mais chaque fois que je m'employais à cet exercice, un sentiment de malaise me prenait soudainement à la gorge, du dégoût et de la colère mélangés. La répugnance. Cela avait commencé par les petites choses du quotidien : acheter son pain, prendre le métro. Et puis cela s'était élargi : errer dans un couloir, lire un journal. Tout ce que je faisais dans cette ville me rendait malade. Et, paradoxalement, je ne pouvais nier la nostalgie qui m'avait tiraillée, quand j'avais cédé mon appartement à l'agence qui le prenait en charge pour la vente. Quitter la capitale était la seule chose que je pouvais faire.

Mon esprit garderait en mémoire un Paris de cartes postales : seules les images font de beaux souvenirs. Je ne voulais pas passer mes vieux jours à ressasser le Paris quotidien, ses rancunes et ses pleurs, son hypocrisie, ses odeurs.

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Le train était déjà à quai quand j'arrivai à la gare. Je compostai mon billet, et, avant de monter en voiture, j'entrai chez un marchand de journaux et achetai le dernier numéro du Courrier International, que je roulai sous mon bras. Je m'étais promis de rester informée, d'avoir encore un pied dans le monde, de savoir de quoi étaient faits les ailleurs, de ne pas me limiter à ma petite vie de rien du tout.

Je montai dans le train, trouvai une place près de la vitre, dans le sens de la marche, et m’assis. Je déroulai le Courrier International, cherchai un stylo dans mon sac et feuilletai le magazine. Des catastrophes, des déceptions, des regrets. Enfin, le bulletin d'abonnement. Un petit encart en bas de page, avec des cases à cocher et des lignes à compléter. Je le remplis, et seulement après, entrepris la lecture des articles. Des drames, des espoirs, de bonnes nouvelles, quand même, parfois, au milieu des décombres.

Je lis en surface, quelques gros titres, fis mine de m'intéresser à des sujets qui m'ennuyaient, puis refermai le magazine. J'observai la couverture, les couleurs, les mots, les phrases, le retournai, touchai la tranche du bout du doigt en m'attardant sur les agrafes dont la texture métallique venait rompre la chaleur du papier et faisait réagir mes sens.

J'aimais toucher le papier, sentir le volume des pages, l'épaisseur des feuilles. Effleurer les images, surtout, les formes qu'elles promettent, les décors qu'elles installent, les atmosphères... Les mots, aussi, les lettres dactylographiées, la perspective de sons, agréables ou non à l'oreille, l'évocation

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d'univers, proches ou lointains, le résumé d'une vie, d'un concept, d'une personne, d'une idée, en quelques lettres, en quelques lignes.

J'avais toujours eu un amour fou des livres, et plus généralement, des ouvrages voués à la lecture. Une sensation tactile bien au-delà des impressions intellectuelles. Le livre est objet avant d'être esprit. Il se regarde, se touche, se respire, se feuillette, se range, se jette, s'adore, se lit et, finalement, reste l'objet qui remplit le vide d'une étagère de bibliothèque, purement, que l'on touche, caresse, feuillette, range et lit encore et encore...

Les voitures s'étaient emplies dans les dernières minutes qui précédèrent le départ du train. Des gens pressés, essoufflés, soulagés, montaient, se bousculaient, se précipitaient sur les dernières places disponibles. Les sièges en cuir marron, inspirateurs d'un peu de repos, devenaient objets de convoitise. Quelques dizaines de minutes assoupissantes, durant lesquelles ces travailleurs banlieusards oubliaient d'où ils venaient et où ils allaient pour ne plus penser qu'au poids du présent. Ils partaient, au-delà des visages qu'ils croisaient, par-delà les paysages qu'ils traversaient, dans les contrées mystérieuses du sommeil léger et des rêveries hallucinantes.

Tout comme eux, mon regard glissait d'une personne à l'autre, cherchant, avec avidité, un détail me permettant d'étiqueter chacune d'elle. Personne ne se regardait vraiment. Je savais, d'ailleurs, qu'il était assez mal vu d'observer ainsi les gens. Un regard insistant, sévère, vous le rappelait parfois. Le temple de la solitude en commun.

Heureusement, les rires et les paroles de quelques groupes venaient rompre la monotonie qui nous envahissait. Un peu de joie nous parvenait par bribes, de la bonté partagée que chacun

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entendait mais semblait ne pas écouter, le regard rivé dans le vague ou plongé au travers des fenêtres.

Les immeubles et les entrepôts défilèrent tout d'abord à vitesse modérée. Puis, plus le train s'éloignait dans la banlieue, plus il prit de la vitesse. Les immeubles haussmanniens laissèrent la place à de grandes tours, puis à de petits pavillons, construits en bordure de la voie de chemin de fer. Enfin, nous traversâmes des champs et des forêts. L'ambiance champêtre extérieure venait comme rétablir l'ordre intérieur : l'atmosphère SNCFienne se fit moins pesante et plus sereine au fur et à mesure que le train s'éloignait du cœur urbain. Les visages étaient plus apaisés, les langues se déliaient, les sourires se décrispaient.

J'observais la vie que nous créions, plongée dans mes pensées. J'avais définitivement rangé le Courrier International dans mon sac, un peu plié, au gré des formes des objets qu'il contenait. J'en avais déchiré le formulaire d'abonnement que j'avais glissé dans la poche de mon blouson.

Je me perdis un moment dans le visage de l'homme qui, monté à Fontainebleau, s'était assis en face de moi. Bien habillé, sobre et sombre, de petites lunettes, les cheveux finement lissés. Il écoutait de la musique. Son regard fuyait. Je me demandais de quoi sa vie pouvait être faite. J'aurais aimé le suivre, lorsqu'il est descendu, quelques gares plus loin, juste comme ça, pour voir, pour sentir qu'il existait des vies en dehors de la mienne, d'autres solitudes, d'autres joies, d'autres peines que celles que je vivais au quotidien. J'aurais juste voulu le voir, ailleurs, avec d'autres gens, dans d'autres circonstances. Lui, ou n'importe qui d’autre, je m'en fichais.

Enfin, je descendis. Une petite gare de campagne, au milieu de rien : la voie ferrée, une route pour rejoindre le village, et des champs, des bois, un peu partout autour. Une

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boîte aux lettres, aussi, dans laquelle je glissai mon bulletin d'abonnement.

Quelques personnes étaient descendues du train en même temps que moi. Des mères, des frères, ou des grands-pères les attendaient dans des voitures, souriaient dès qu'ils les apercevaient, venaient à leur rencontre et les embrassaient tendrement.

J'appelai un taxi. Parfois, quand je venais à Chattreux, je faisais la route à pied. Là, je me sentais un peu faible, pas très courageuse, les jambes un peu flageolantes. Une drôle de sensation envahissait mon corps. La boule dans ma gorge avait grossi et s'était transformée en palpitations et en étourdissements. J'avais envie de dormir. Longtemps. Profondément. De vomir, aussi, tout ce que je retenais. Ne plus penser, ne plus sentir.

Le soleil faisait quelques timides apparitions, mais le vent continuait à souffler, fraîchement. Les nuages se déplaçaient à grande vitesse, comme après un orage. Je m'assis sur un banc contre la façade de la gare, laissai aller ma tête en arrière et fermai les yeux. J'avais hâte d'arriver.

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La maison de ma marraine était à un peu plus d'un kilomètre de Chattreux, sur une petite route de campagne si peu empruntée que l'herbe y poussait au centre, malgré le goudron. Elle se trouvait en lisière d'un bois, au bord d'un champ que j'avais toujours connu en friche.

J'ouvris le petit portillon en bois dont les gonds avaient sauté. La peinture, vert pâle, s'était encore un peu plus écaillée depuis ma dernière visite, et les extrémités des planches s'émiettaient, visiblement pourries. Le jardin, lui, était devenu sauvage. De hautes herbes courbées par la pluie avaient remplacé les plantes aromatiques et les fleurs de ma marraine. Le tilleul trônait majestueusement au milieu ; l'étendue de sa ramure excédait très certainement les six mètres, et l'anarchie de son feuillage, ébouriffé, indiscipliné, comme les épis d'une chevelure, laissait présager qu'il s'était fait maître du domaine. Il était en fleurs et dégageait une forte senteur que je rapportai naïvement à celle du miel. Petite, j'aimais m’enivrer de ce parfum, m'asseyant contre le tronc de l'arbre et inspirant à plein poumons son fruit éphémère, bientôt dévoré par les abeilles. Ma marraine cueillait les fleurs qui étaient à sa portée, en laissait sécher pour faire de l'infusion, et en disposait quelques poignées un peu partout dans la maison pour parfumer l'intérieur.

La maison n'était pas très âgée mais vieillissait mal. Un vulgaire pavillon de banlieue transposé en pleine campagne. Des murs jaunis et fissurés, des fenêtres craquelées et une toiture laide et dépassée.

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Ma marraine, la sœur de ma mère, vieille fille, était tombée amoureuse de ce terrain, une quarantaine d'années auparavant. En lisière de champs, au bord d'un bois, repaire des animaux sauvages ; décor idyllique d'un autre temps... Bientôt, on construisit une nouvelle centrale électrique, près de Chattreux. Les paysages alentours héritèrent d'un affreux dédale de lignes à haute tension, grésillantes et inesthétiques au plus haut point. Plusieurs forêts avaient été détruites pour leur laisser le passage, plusieurs champs avaient vu leurs droits bafoués, au détriment de la qualité de vie des habitants qui avaient précédemment élu résidence en ces lieux.

Puis ce fut, dans les années quatre-vingt, la révolution du chemin de fer. La ligne de TGV Paris-Lyon fut édifiée au plus à quelques centaines de mètres de Chattreux, nécessitant la démolition de quelques fermes se trouvant sur son passage. Et, une dizaine d'années plus tard, l'autoroute vint élargir le cheminement du TGV, entraînant avec elle son flot incessant de véhicules.

Autrefois si agréable, la région était devenue laide. Ma marraine se consola en cessant de regarder ce qu'elle ne voulait pas voir, en considérant que plus rien n'existait que la petite maison et la route qui menait au village. Elle devint sourde et oublia les bruits environnants. Sa vue baissa, très rapidement. Puis elle mourut, seule, recluse, dans la chambre de sa petite maison. Et j'héritai de sa demeure de rêve.

Je n'y étais pas venue souvent. J'y avais certes quelques souvenirs, certains bons, d'autres moins. À vrai dire, c'était plus une planque qu'une maison de vacances. Les volets restaient toujours fermés, la façade n'était pas des plus accueillantes. Les gens pensaient souvent à une maison abandonnée, ou à un squat de revendeurs de drogue. C'était le seul refuge auquel j'avais droit et que je possédais, maintenant

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que mon appartement parisien était en vente.La serrure de la porte d'entrée me résista un petit moment.

Ma clef n'était plus en très bon état, et cela faisait longtemps que la porte n'avait pas été soumise à cet exercice. Enfin, j'entrai, et fus accueillie par un flot de poussière et de tiède humidité. Une odeur âpre de vieilleries m'envahit.

Soudain, je me souvins des circonstances dans lesquelles j'étais venue la dernière fois, il y a plusieurs mois, un an, peut-être. Emma, son sourire, ses mains, son corps, la pluie. Tout me revint douloureusement en mémoire, comme un coup de poignard.

J'ouvris les fenêtres et les volets en grand, pour chasser tout ce qui rôdait autour de moi. Les odeurs, la poussière et les présences. Près du canapé, sur une table basse, un reste de bougie, fondue, des paquets de biscuits, vides, des miettes, une couverture. Des mots, qui volaient encore au-dessus de moi, des caresses, le vent qui soufflait dans les arbres et faisait vibrer les carreaux.

J'ouvris la chambre et la cuisine, aussi, pour évacuer l'air rance qui occupait les lieux, et bloquai les portes des pièces avec des chaises pour laisser circuler les courants d'air. Puis je déballai mon sac, jetai mon journal sur le lit, avec mes vêtements, posai mon Mamiya sur la table du salon, près d'un vase contenant des fleurs en plastique exagérément colorées et poussiéreuses, et rangeai dans le placard de la cuisine la nourriture que j'avais achetée. Il restait du sucre et des gâteaux secs humidifiés, quelques boîtes de conserve, des haricots, des cœurs de palmiers, des denrées impérissables laissées pour les coups de cafard imprévisibles.

Le soleil chauffait plus fort. Le vent s'apaisait, et les nuages, plus hauts, se déplaçaient moins vite. J'observai le ciel, un instant, à travers les lignes à haute tension qui le cisaillaient.

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La proximité de la forêt apportait un bruyant silence fait de gazouillis d'oiseaux et de froissements de branches, auxquels se mêlait le vacarme de moteurs diesel à 150 km/h sur chaussée humide.

Je fermai les yeux et respirai bruyamment à plusieurs reprises. La boule était toujours là, dans ma gorge, à me narguer de ne pouvoir laisser passer librement l'air que j'inspirais.

"Je suis là, ancrée en toi, solidement ! Du pus bien dégueulasse et tenace. Tu peux déglutir, vas ! Ça ne me chassera pas."

C'est ridicule de se sentir aussi impuissante contre les sensations. Ne pas pouvoir gérer avec précision ce qui se joue en nous. Je me sentais conne, omnibulée par un truc qui me gène. J'avais envie de crier, au fond de moi. De vomir violemment ma colère et mon désespoir, m'imposer, me faire croire que j'existais un peu. Même ici. Même seule.

Je me laissai envahir par l'angoisse et sentis mon corps, anesthésié depuis lors, se réveiller d'un coup et entrer en ébullition. Il fallait que je marche, que j'apaise cette machine destructrice. Un chemin, au hasard. C'était comme ça que je me calmais.

Je marchai, longtemps, sans penser, sans regarder autour de moi, sans sentir, jusqu'à ce que l'effort fourmille dans mes jambes. Puis je rentrai et je m’allongeai dans l'herbe mouillée.

Il fallait que j'apprenne à ne plus penser. Un travail du corps, pour limiter les efforts de l'âme. Il me fallait des prérogatives, des leitmotivs, des buts, des raisons de vivre encore, de pousser plus loin, de survivre.

Des résolutions. Cela me donna la pêche, un instant. Mais passée la première exaltation, je me laissai de nouveau tomber dans l'herbe en remettant tout cela à plus tard, écrasée sous le

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poids de pensées un peu trop lourdes à supporter...

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