paris 1900 l’âge d’or du fait divers criminel...ainsi que les premiers journaux de détectives...

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17 17 LE FAIT DIVERS À LA LOUPE LE FAIT DIVERS SE DÉVOILE 1981 LE JAPONAIS CANNIBALE En juin 1981, le Japonais Issei Sagawa, étudiant, tue une camarade néerlandaise qui se refuse à lui. Après l’avoir découpée en morceaux, il fait cuire et mange ses restes, ce qui lui vaut le surnom de « Japonais cannibale ». 1981-1997 GUY GEORGES, PRÉDATEUR DE L’EST PARISIEN Auteur de sept meurtres et de plusieurs tentatives d’assassinat, le tueur en série Guy Georges sème la panique dans le Paris des années 1990, faisant les choux gras de la presse qui le baptise « le tueur de l’Est parisien ». Il suit ses proies jusqu’à leur domicile, les viole et les tue à coups de couteau dans la gorge. Arrêté en 1998 par la police pari- sienne, il est condamné en 2001 à la réclusion criminelle à perpétuité. 1984 VALÉRIE SUBRA, TROP BEL APPÂT Valérie Subra, Laurent Hattab et Jean-Rémi Sarraud forment un trio qui organise des assassinats crapuleux selon un scénario diabolique : Valérie devra séduire des hommes riches dans des boîtes de nuit et les amener à l’inviter chez eux. Une fois sur place, elle introduira ses deux complices qui tueront la victime après lui avoir extorqué de l’argent. Cette affaire ins- pirera le film L’Appât de Bertrand Tavernier. 1985 AFFAIRE CONS-BOUTBOUL Marie-Elisabeth Cons-Boutboul, mère de la célèbre jokey Darry Boutboul, fait abattre son gendre, l’avocat Jacques Perrot, le mari de cette dernière. Elle est condamnée à 15 ans de prison ferme. 1996 AFFAIRE TRAORÉ Surnommé « le tueur aux mains nues », Mamadou Traoré agresse six femmes, dont deux mortelle- ment. Les six victimes ont été frappées avec une telle violence qu’elles ne se souviennent plus de ce qui leur est arrivé. 1993-2005 TRAGÉDIE EN SOUS-SOL Dans les années 1990, un violeur en série sévit la nuit dans les parkings souterrains des 11 e et 20 e arrondissements de Paris. Interpellé en 1995, Patrick Trémeau, surnommé « le violeur des par- kings », est incarcéré. Libéré en 2005, il récidive. Son cas entraîne une modification de la loi sur le suivi des délinquants sexuels. 1951 DRAME DU DÉPIT AMOUREUX Étudiante en médecine, Pauline Dubuisson abat de trois balles Félix Bailly, son ancien amant, parce qu’il refuse de reprendre la relation. Issue de l’affaire… elle se suicide en 1963 à Essaouira (ex-Mogador) au Maroc, à l’hôpital où elle exerce. Ce fait divers inspirera La vérité d’Henry-Georges Clouzeau avec Brigitte Bardot dans le rôle de Pauline. Il est aussi le thème du nouveau livre de Philippe Jaenada. ANNÉES 1970 ENNEMI PUBLIC Auteur de nombreux braquages médiatisés, d’en- lèvements, de meurtres et d’évasions, Jacques Mesrine est déclaré « ennemi public numéro un » au début des années 1970. Traqué pendant plusieurs années par la police, il se grime pour lui échapper, mais finit par tomber dans le piège qui lui est tendu porte de Clignancourt, le 3 novembre 1979. 1971 DISPARITION INEXPLIQUÉE La jeune Brigitte Grapin, native du 16 e arrondisse- ment, disparaît mystérieusement. On ne retrouvera jamais ni corps, ni témoin. 1978 ENLÈVEMENT DU BARON EMPAIN Baron et homme d’affaires belge, Édouard-Jean Empain, riche héritier et Pdg du groupe Empain- Schneider, est enlevé devant son domicile de l’ave- nue Foch, à Paris. Ses ravisseurs réclament une très lourde rançon à sa famille et lui envoient l’une de ses phalanges pour montrer leur détermination. Grâce au travail des enquêteurs, le baron sera finalement libéré sain et sauf au bout de 63 jours de captivité, sans versement de la rançon. 1981-1986 LE GANG DES POSTICHES Cette équipe de braqueurs attaque 27 banques et pille 1 300 coffres-forts à Paris entre 1981 et 1986. Elle se rend célèbre par son mode opératoire : les malfaiteurs portent perruques, barbes et fausses moustaches. ANNÉES 1980 LE TUEUR DE VIEILLES DAMES Dans les années 1980, dix-huit femmes âgées sont retrouvées assassinées chez elles. Après trois ans d’enquête, la Crim’ démasque le coupable, Thierry Paulin. Celui-ci torturait ses victimes jusqu’à ce qu’elles avouent où elles cachaient leurs économies puis les achevait. Avec l’argent dérobé, il organisait des soirées. Incarcéré, il meurt en prison suite à une longue maladie en 1989. Son complice Jean-Thierry Mathurin est arrêté en 1991, puis libéré en 2009. Qui? Police, nouveau titre temporaire- ment adopté par le journal Détective dans les années 1970, numéro du 8 novembre 1979. Camionnette dans laquelle a été enlevé le baron Empain en 1978. © PRéFECTURE DE POLICE Thierry Paulin, le tueur de vieilles dames. © PRéFECTURE DE POLICE Cuisine du «Japonais cannibale», 1981. © PRéFECTURE DE POLICE Marie-élisabeth Cons-Boutboul. © PRéFECTURE DE POLICE Guy Georges, le tueur de l’Est parisien. © PRéFECTURE DE POLICE France Soir, 1962.

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LE fait divErs À La LOUPE • LE fait divErs sE dÉvOiLE

1981 Le Japonais cannibaLeEn juin 1981, le Japonais Issei Sagawa, étudiant, tue une camarade néerlandaise qui se refuse à lui. Après l’avoir découpée en morceaux, il fait cuire et mange ses restes, ce qui lui vaut le surnom de « Japonais cannibale ».

1981-1997 Guy GeorGes, prédateur de L’est parisienAuteur de sept meurtres et de plusieurs tentatives d’assassinat, le tueur en série Guy Georges sème la panique dans le Paris des années 1990, faisant les choux gras de la presse qui le baptise « le tueur de l’Est parisien ». Il suit ses proies jusqu’à leur domicile, les viole et les tue à coups de couteau dans la gorge. Arrêté en 1998 par la police pari-sienne, il est condamné en 2001 à la réclusion criminelle à perpétuité.

1984 VaLérie subra, trop beL appâtValérie Subra, Laurent Hattab et Jean-Rémi Sarraud forment un trio qui organise des assassinats crapuleux selon un scénario diabolique : Valérie devra séduire des hommes riches dans des boîtes de nuit et les amener à l’inviter chez eux. Une fois sur place, elle introduira ses deux complices qui tueront la victime après lui avoir extorqué de l’argent. Cette affaire ins-pirera le film L’Appât de Bertrand Tavernier.

1985 affaire cons-boutbouLMarie-Elisabeth Cons-Boutboul, mère de la célèbre jokey Darry Boutboul, fait abattre son gendre, l’avocat Jacques Perrot, le mari de cette dernière. Elle est condamnée à 15 ans de prison ferme.

1996 affaire traoréSurnommé « le tueur aux mains nues », Mamadou Traoré agresse six femmes, dont deux mortelle-ment. Les six victimes ont été frappées avec une telle violence qu’elles ne se souviennent plus de ce qui leur est arrivé.

1993-2005 traGédie en sous-soLDans les années 1990, un violeur en série sévit la nuit dans les parkings souterrains des 11e et 20e arrondissements de Paris. Interpellé en 1995, Patrick Trémeau, surnommé « le violeur des par-kings », est incarcéré. Libéré en 2005, il récidive. Son cas entraîne une modification de la loi sur le suivi des délinquants sexuels.

1951 drame du dépit amoureuxÉtudiante en médecine, Pauline Dubuisson abat de trois balles Félix Bailly, son ancien amant, parce qu’il refuse de reprendre la relation. Issue de l’affaire… elle se suicide en 1963 à Essaouira (ex-Mogador) au Maroc, à l’hôpital où elle exerce. Ce fait divers inspirera La vérité d’Henry-Georges Clouzeau avec Brigitte Bardot dans le rôle de Pauline. Il est aussi le thème du nouveau livre de Philippe Jaenada.

Années 1970 ennemi pubLic Auteur de nombreux braquages médiatisés, d’en-lèvements, de meurtres et d’évasions, Jacques Mesrine est déclaré « ennemi public numéro un » au début des années 1970. Traqué pendant plusieurs années par la police, il se grime pour lui échapper, mais finit par tomber dans le piège qui lui est tendu porte de Clignancourt, le 3 novembre 1979.

1971 disparition inexpLiquéeLa jeune Brigitte Grapin, native du 16e arrondisse-ment, disparaît mystérieusement. On ne retrouvera jamais ni corps, ni témoin.

1978 enLèVement du baron empainBaron et homme d’affaires belge, Édouard-Jean Empain, riche héritier et Pdg du groupe Empain-Schneider, est enlevé devant son domicile de l’ave-nue Foch, à Paris. Ses ravisseurs réclament une très lourde rançon à sa famille et lui envoient l’une de ses phalanges pour montrer leur détermination. Grâce au travail des enquêteurs, le baron sera finalement libéré sain et sauf au bout de 63 jours de captivité, sans versement de la rançon.

1981-1986 Le GanG des postichesCette équipe de braqueurs attaque 27 banques et pille 1 300 coffres-forts à Paris entre 1981 et 1986. Elle se rend célèbre par son mode opératoire : les malfaiteurs portent perruques, barbes et fausses moustaches.

Années 1980 Le tueur de VieiLLes damesDans les années 1980, dix-huit femmes âgées sont retrouvées assassinées chez elles. Après trois ans d’enquête, la Crim’ démasque le coupable, Thierry Paulin. Celui-ci torturait ses victimes jusqu’à ce qu’elles avouent où elles cachaient leurs économies puis les achevait. Avec l’argent dérobé, il organisait des soirées. Incarcéré, il meurt en prison suite à une longue maladie en 1989. Son complice Jean-Thierry Mathurin est arrêté en 1991, puis libéré en 2009.

Qui? Police, nouveau titre temporaire-ment adopté par le journal Détective dans les années 1970, numéro du 8 novembre 1979.

Camionnette dans laquelle a été enlevé le baron Empain en 1978.© préfECturE dE poliCE

thierry paulin, le tueur de vieilles dames.© préfECturE dE poliCE

Cuisine du «Japonais cannibale», 1981.© préfECturE dE poliCE

Marie-élisabeth Cons-Boutboul.© préfECturE dE poliCE

Guy Georges, le tueur de l’Est parisien. © préfECturE dE poliCE

France Soir, 1962.

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LE fait divErs À La LOUPE • fait divErs À La UNE

PAris 1900 L’âGe d’or du fait diVers crimineLpar dominique KaLifaprofesseur d’histoire contemporaine

Le Paris de la Belle Epoque constitue sans doute l’apogée du fait divers criminel. Jamais les journaux n’avaient en effet rapporté autant de crimes. Mais la nature des récits changeait aussi : délaissant la relation horrifiée ou naïve qui était celle des « ca-nards » traditionnels, les faits divers se donnaient de plus en plus une nouvelle fonction, beaucoup plus dynamique : participer à l’enquête criminelle. On vit ainsi les journalistes, qui se revendiquaient « investigateurs », multiplier les enquêtes latérales ou « personnelles », contester policiers et magistrats, bref, se présenter comme des acteurs légitimes du processus criminel.

La période est d’abord marquée par une véritable explosion quantitative du fait divers. Le phéno-mène est particulièrement net dans le cas des grands quotidiens populaires (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal), qui tirent chacun à plus d’un million d’exemplaires. Les faits divers criminels y occupent une place de choix et en constante progression. Leur nombre tend en effet à doubler dans les vingt ans qui précèdent la Grande Guerre. Au Petit Parisien par exemple, le quotidien le plus puissant du moment, on passe de dix relations par jour au début des années 1890 à plus de vingt en 1914.

Plus nombreux, les faits divers ont aussi tendance à se faire plus denses et plus prolixes. Leur volume passe en effet, dans les mêmes années, de moins de 8% à plus de 12% de la surface rédactionnelle. Et encore, cette moyenne ne rend compte ni des spectaculaires envolées que suscitent certaines affaires

« sensationnelles », ni de l’augmentation générale de la pagination (de 4 à 6 ou 8 pages durant la période), qui rend la progression beaucoup plus impressionnante encore. Cette poussée du fait divers criminel peut se mesurer également au moyen d’autres critères, comme la mise en page : on note le reflux des affaires succinctement relatées en rubrique au profit de beaux articles, le passage plus fréquent à la Une, la signature des articles, les progrès de l’illustration (dessins, plan des lieux, photomontages d’enquêtes) et de la titraille, autant de signes d’une évidente promotion du fait divers criminel.

Cette croissance ne se limite pas aux grands titres de la presse popu-laire, elle affecte aussi, même si c’est de façon moins marquée, l’ensemble des journaux du pays. Au Figaro par exemple, ou à L’Intransigeant, au Rappel, à L’Eclair, au Gaulois, à la Lanterne ou à L’Aurore, qui

n’ont longtemps accordé au crime qu’une place très restreinte, on fait aussi le choix de « pousser » le fait divers. Des feuilles sobres et austères comme Le Temps ou Le Journal des débats, qui ouvre au prin-temps 1908 une rubrique intitulée « Les assassinats du jour », sont aussi gagnées par cette évolution. Il en est de même des journaux militants comme La Croix, L’Autorité, Le Soleil ou, à gauche, L’Huma-nité ou La Petite République qui, tout en en dénonçant les effets politiques ou moraux, publient néanmoins un nombre croissant de faits divers criminels. Seule la presse révolutionnaire, anarchiste ou antimilitariste à l’extrême gauche, nationaliste et antisémite à l’extrême droite, rejette les faits divers criminels. Les raisons en sont essentiellement pratiques : pour ses animateurs, en butte à la surveillance et à la répression policière, on ne peut envisager la moindre collaboration avec la police, principale source d’information en la matière.

A cette exception près, c’est tout le dispositif médiatique de la Belle Epoque qui est gagné par l’envolée du fait divers. A terme, le phénomène aboutit à la publication des premiers journaux exclusivement consacrés au fait divers criminel : Le Passe Partout (1908), L’Œil de la Police (1908), La Police (1910), ainsi que les premiers journaux de détectives (Le Détective, 1908, Détective magazine, 1914).

A cet essor quantitatif s’ajoute une inflexion qualitative. On voit en effet le récit tradition-nel, centré sur la description « circonstanciée » et horrifiée du crime, s’ouvrir à une nouvelle forme, plus dynamique, centrée désormais sur la marche de l’enquête. Journalistes et reporters se posent progressivement en investigateurs, investis d’une mission d’utilité publique. Interviews inédites, production de « faits » nouveaux, hypothèses et conjectures, présomp-tions, pistes, tendent de plus en plus à orga-niser le récit. Le questionnement est souvent

artificiel, tissé d’outrances et d’incertitudes, mais il permet de susciter l’événement et de maintenir l’attention. Dans ces textes où le reporter n’hésite plus à dire « je » et à se mettre en scène, on insiste sur le détail oublié, l’indice négligé, le témoignage délaissé.

Diverses raisons expliquaient un tel phénomène. Au premier chef figure l’essor du journalisme dit « à l’américaine » – souci de l’information, du reportage, de l’interview, course à la nouvelle – qui avait fait irruption dans la presse française dans le courant des années 1880. Informer, c’est désor-mais devancer l’autre, anticiper sur les sources présumées de renseignements, découvrir, susciter, voire inventer l’événement. Une autre raison tenait à la position des faits-diversiers dans le monde des journaux. Mal payés, mal considérés, ces tâcherons du journalisme aspiraient en effet à tomber enfin sur ce « beau crime » qui allait leur permettre d’accéder à la Une. N’est-ce pas là le destin que Gaston Leroux, ancien reporter du Matin, offre en 1907 à son héros de fiction, Rouletabille ? Les faits-diversiers s’engagèrent ainsi dans des séries de « constatations personnelles » ou d’« instructions latérales » dont l’objet était autant d’améliorer leurs revenus (beaucoup étaient payés à la ligne) que de gravir les échelons menant au statut plus prisé de « Premier reporter ». Le phénomène devait enfin à cette « culture de l’enquête » qui gagne alors la société française. L’heure était au « détectivisme », voire au « sherlockolmisme », que les films, les romans, les mémoires présentaient comme la nouvelle forme de l’aventure.

Journalistes et reporters se posent progressivement en investigateurs, investis d’une mission d’utilité publique.

Cette croissance ne se limite pas aux grands titres de la presse populaire, elle affecte aussi l’ensemble des journaux du pays.

Dominique Kalifa est profes-seur d’histoire contemporaineà l’Université Paris 1 Panthéon - Sor-bonne. Spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations, il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont le dernier, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire (Paris, Seuil, 2013) a obtenu le prix « Mauvais genre » décerné par France Culture et le Nouvel Observateur. Il publiera prochainement chez Parigramme, avec Jean-Claude Farcy, un Atlas du crime à Paris, du Moyen Age à nos jours.

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LE fait divErs À La LOUPE • fait divErs À La UNE

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LE fait divErs À La LOUPE • CONfidENCEs

Un enfAnt à terre par charLes diaz

Le drame et la souffrance humaine ne prennent jamais de vacances. Pas plus que la brigade criminelle du quai des Orfèvres. Dans la soirée du samedi 9 juillet 1983, un groupe de gamins jouent au pied d’une grande barre de logements HLM dans la Cité des 4000 à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Toute la journée, une lourde chaleur est venue s’écraser sur le béton. On a maintenant ouvert grand les fenêtres pour laisser entrer la fraîcheur du soir. Sur le terre-plein à l’herbe rare qui leur sert d’aire de jeux en bordure de la rue Renoir, les enfants courent, crient, chahutent, balancent des pétards. C’est leur plage à eux. Tout à coup, le petit Toufik, âgé de 8 ans, s’effondre. Un projectile vient de l’atteindre au cœur. Autour de lui, c’est l’incompréhension et la consternation. Qui a tiré ? Depuis quel endroit ? Et pourquoi ? La mort de l’enfant est annoncée peu après et confirmée par le procureur de Bobigny qui se rend sur place dans la nuit, accompagné des permanents du service départemental PJ. L’enquête piétine aussitôt, faute de témoignages exploitables et d’un quelconque mobile auquel se raccrocher. Dans la Cité des 4000 où les tensions et le mal vivre sont le lot quotidien, la colère vient succéder à la stupeur. Des attroupements se forment, des voitures brûlent, on lance des pierres en montrant le poing.Après des heures d’exactions largement commentées par les radios du matin, le parquet confie les investi-gations à la brigade criminelle. Nous voilà donc partis à la Courneuve. L’affaire a pris une telle dimension que c’est le « patron » de la Crim’ en personne, le commissaire divisionnaire Jacques Genthial, qui dirige là-bas les opérations. Il se fait patiemment expliquer par les autres enfants les faits, les gestes et la position de chacun jusqu’au moment où Toufik s’est écroulé. Il n’existe pas encore à l’époque (ou tout au moins les services de police n’en ont pas encore l’usage) de laser permettant la reconstitution précise d’une trajectoire de tir. C’est au jugé que l’expert en balistique présent délimite six étages d’un bâtiment voisin. Plus d’une centaine d’appartements au total. « C’est là qu’il faut chercher votre meurtrier ».

Le lendemain (après une nouvelle nuit de violences dans le quartier), le rouleau-compresseur qu’est la brigade criminelle se met en marche. A 6 heures du matin, plus d’une trentaine d’inspecteurs, répartis par groupes de trois, frappent aux portes et perquisitionnent à fond chaque logement. Une fourgonnette sert de QG, récupère les procès-verbaux et orchestre le dispositif (elle fournit aussi, accessoirement, les sand-wiches). En fin de matinée, dix armes à feu ont été découvertes et transmises illico au laboratoire. Le résul-tat tombe vers 18 heures. L’un des fusils saisis, une carabine de calibre 22 enregistrée sous scellé provisoire n° 17, est bien l’arme du crime. Aucun doute possible. Son propriétaire est aussitôt conduit au quai des Orfèvres. Il n’a rien d’un tueur. C’est un homme quelconque, un employé couleur grisaille. Il passe vite aux aveux, explique que depuis plusieurs jours le bruit et la chaleur l’empêchaient de dormir, alors qu’il devait se lever à 4 heures du matin pour partir travailler. « Samedi c’était une nuit de trop, j’en pouvais plus et j’ai tiré comme ça, sans vraiment viser. » Un geste stupide. Le hasard et la bêtise conjugués font souvent des ravages. Sous les combles du 36*, je regarde la photographie d’un petit Toufik souriant en couverture du dossier d’enquête qui maintenant se referme et je hais le fait divers.

triste fin d’Année par oLiVier noreK (nouvelle rédigée à partir d’un fait divers réel)

Camille est une jeune femme de 29 ans. Elle est heureuse, amoureuse et les illuminations du réveillon de cette nouvelle année semblent participer à son bonheur.Son esprit vagabonde et les immeubles, la rue, le monde autour d’elle disparaît. Elle ne regarde ni à gauche, ni à droite… Et le conducteur ne la voit qu’au dernier moment.La voiture freine et dérape dans un bruit assourdissant de crissement de pneu. Cassé en deux, le corps de Camille s’encastre dans le pare-brise. Le véhicule percute violemment un pylône, s’y enroule comme une écharpe et le corps désarticulé de la jeune fille s’envole à près de vingt mètres de là, dans une gerbe étincelante de verre brisé. Quelques minutes plus tard se joue le ballet organisé des pompiers et des policiers, un ballet… inutile, puisque Camille est morte. L’un des flics enfile une paire de gants, s’agenouille auprès d’elle et fouille ses poches. Il ne trouve qu’un portable miraculeusement intact. Le sac à main de la jeune fille a volé à plus de cent mètres pour finir sa course sous une voiture. Il ne sera découvert que dans une heure et trente minutes. A ce moment exact, personne ne sait encore que Camille est Camille. Elle est juste une victime, ano-nyme sans visage distinct, dont le corps fait un angle en équerre, éclairé par les néons de la ville. Le flic consulte le portable. Les six derniers appels passés de ce téléphone ont composé le même numéro. Il n’a pas d’autre choix que de le composer à son tour pour essayer de découvrir l’identité de la jeune fille. A l’autre bout du fil, un homme lui répond, il dit qu’il arrive et quelques minutes plus tard, il pousse la porte du commissariat.

Il veut voir Camille. Il dit qu’on l’a convoqué. Il ignore pourquoi. Evidemment, les décès ne s’annoncent jamais par téléphone et c’est dans son bureau que l’officier de police va bientôt lui avouer que Camille est morte. Dans quelques secondes, il va briser sa vie. Ce n’est bien sûr pas la première fois et on pourrait même dire que ça fait partie du job, mais ça ne manque jamais. Même si ça ne le concerne pas directement, une partie de ce malheur va s’accrocher au flic. Et devant lui, l’homme amoureux s’effondre en larmes.Au même moment, sur les lieux de l’accident, la voiture sous laquelle le sac avait glissé vient de démarrer. Il est maintenant bien visible, abandonné sur le bitume. Un passant l’aperçoit et le dépose au commis-sariat. La fliquette de l’accueil, pour en connaître la propriétaire, est bien obligée de fouiller dedans. Elle y trouve une pièce d’identité, et, après une recherche dans les pages jaunes, le téléphone fixe de Camille s’affiche sur l’écran. La fliquette appelle à son domicile. Un homme lui répond, et, à son tour,

il dit qu’il arrive.

Plus tard dans la nuit, il se présente au poste, le visage inquiet. Il se demande pourquoi le sac est là et que Camille n’y est pas. Il fait même du scandale et l’officier de police est appelé en renfort. La fliquette lui tend la pièce d’identité découverte dans le sac et il comprend. Il comprend que, pour la seconde fois, dans la même

soirée, il va briser une vie. Les mots ne sont jamais les bons dans ces situations et il lui annonce sans détour : Camille est morte. L’homme vacille, perd l’équilibre, le flic tente de le soutenir, il le rassure même en lui disant que dans un bureau, à côté, son mari est déjà là. Son mari ? L’homme à peine debout vient de se prendre une tonne sur les épaules. Son mari ? Mais… je suis son mari.Quelques jours plus tôt, il avait avoué à Camille que les réveillons, comme les anniversaires, ça lui foutait le bourdon et qu’elle pouvait le passer avec ses amies. Oui, il avait confiance. Evidemment, il avait confiance. Il ignorait alors qu’elle tombait amoureuse d’un autre. Il ignorait qu’elle lui échappait doucement. Ce soir, à la veille d’une nouvelle année, le mari de Camille apprend en même temps la mort de celle qu’il aime et la mort de son amour. Rapidement, le flic réalise sa méprise et l’homme en face de lui a un regard qu’il ne connaît pas… un regard qui ne devrait pas exister, dans lequel se mélangent les sentiments de trahison et de peine. L’amour et la colère. On peut être fou des deux. Le flic se dit aussi qu’il allait devoir garder un œil sur lui, ne pas le laisser seul, pas une seconde.La nuit tombe, silencieuse, sur le commissariat. Il est maintenant minuit, mais aucun des policiers ce soir là ne trouvera l’envie de se souhaiter une bonne année.

Contrôleur général de la police nationale et historien, Charles Diaz a notamment été inspecteur à la brigade criminelle (1980 à 1984) et chef d’état-major de la PJ parisienne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Histoire illus-trée du 36 quai des Orfèvres (en collabora-tion avec Claude Cancès), éditions Jacob-Duvernet.

Olivier Norek,39 ans, est lieutenant de police à la section Enquête et Recherche du SDPJ 93. Auteur de deux romans Code 93 (2013) et Territoires (2014) édités chez Michel Laffont, il est depuis peu scénariste pour plusieurs projets de télévision et de cinéma.

* 36, quai des Orfèvres, siège de la PJ parisienne

Ce soir, à la veille d’une nouvelle année, le mari de Camille apprend en même temps la mort de celle qu’il aime et la mort de son amour.

Je regarde la photographie d’un petit Toufik souriant en couverture du dossier d’enquête qui maintenant se referme et je hais le fait divers.

la Cité des 4000 à la Courneuve, théâtre du drame qui a coûté la vie au petit toufik.

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LE fait divErs À La LOUPE • fait divErs, LittératUrE Et cinéma, LEs sEcrEts d’Un ménagE À trOis

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prétexte à la fiction et c’est sur cette méthode que je construis mon discours.

Pourtant, avec Rapt qui évoque l’affaire de l’enlève-ment du baron Empain, vous avez collé de près aux faits authentiques…C’est vrai, mais dès le départ du projet, j’ai souhaité montrer que je n’allais pas faire de reconstitution. J’ai transposé l’histoire pour qu’elle se déroule de nos jours, j’ai changé les noms des protagonistes, j’ai donné à mon personnage principal un caractère différent de celui du baron… je ne voulais pas que le spectateur se dise : « Je vais voir un film sur l’enlèvement du baron Empain ». Certes, c’est très fidèle, mais ce n’est pas un documentaire, ni un film qui cherche à reproduire le réel. Même si le déroulement des événements est conforme à ce qui a pu se passer, je n’ai pas la préten-tion de savoir tout ce qui est arrivé, ni de connaître chaque individu ou dialogue.

Avez-vous rencontré les vrais protagonistes pour pré-parer vos longs métrages ?Absolument pas. Si j’avais par exemple rencontré le baron Empain, cela m’aurait forcément influencé et je me serais retrouvé prisonnier de sa parole, au risque de perdre ma liberté de création. En ne lui demandant rien, non seulement je me suis senti plus libre pour faire mon adaptation, mais en plus, je n’ai pas eu le sentiment de le trahir. En revanche, j’ai rencontré les hommes du 36, quai des Orfèvres pour voir comment ils travaillaient.

Est-ce que le baron Empain a vu votre film ?Oui, nous avons organisé une projection avant la sor-tie en salle. Il a été touché. Même si ce n’était pas son histoire, il a trouvé le traitement et le ton justes. Par contre, je n’ai pas eu de retour des enquêteurs de la brigade criminelle et de l’antigang (les principaux services engagés lors de l’enquête, ndlr).

Qui dit faits divers, dit presse. Dans Rapt comme dans 38 témoins, les médias sont très présents avec leur rôle de « révélateur ». Dans le premier cas, ils vont détruire la réputation de l’homme d’affaire, dans le second, ils font éclater au grand jour la lâcheté d’une communauté. On dit que c’est la presse qui a révélé la double vie d’Empain avec les femmes et le jeu, mais je ne suis pas d’accord. Ce sont surtout les circonstances qui ont provoqué une réaction en chaîne. La presse s’en est fait l’écho auprès du grand public, mais la famille aurait fini par tout savoir grâce au travail de la police et de la justice.

Pourquoi avoir choisi cette histoire de kidnapping ?C’est le documentaire Parole d’otages de Patrick Volson et Jean-Claude Raspiengeas, tourné en 1989, qui m’a énormément impressionné. Il montrait trois témoignages poignants d’otages, dont celui d’Edouard-Jean Empain, victime pendant soixante-trois jours d’un rapt non revendiqué en 1978. J’ai été bouleversé par ses propos et j’ai voulu montrer la barbarie et le

sadisme des auteurs. Sans être complaisant avec la violence, je ne pouvais pas faire l’impasse, notamment sur le moment où la victime se fait couper un doigt, comme c’est réellement arrivé dès les premières heures de l’enlèvement.

Avec 38 témoins, là encore, vous partez d’un fait divers, mais vous vous éloignez tout de suite de la réalité. Je suis parti du roman Didier Decoin Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, qui relatait le calvaire d’une jeune new-yorkaise en 1964, Kitty Genovese, poignardée à dix-sept reprises et vouée à une lente agonie sous les yeux impassibles de trente-huit témoins. Je n’avais jamais entendu parler de ce meurtre, mais j’ai souhaité le transposer au cinéma. Là encore, je n’ai pas voulu faire un film d’époque, ni même tourner à New York, pour moi, cette histoire est intemporelle et peut encore arriver aujourd’hui. En faisant un film contemporain, j’étais sûr aussi de plus marquer les esprits.

Votre film débute après le crime, pourquoi faire l’impasse sur cette scène ?C’est toujours une question délicate que je me pose à chaque fois que je fais un film : faut-il montrer ou pas la sauvagerie, et comment ? La violence est forcément un échec condamnable ; elle ne peut donc être un spectacle. Si on doit la montrer, il faut qu’elle soit sèche et brutale, mais en aucun cas source de plaisir. Dans ce cas précis, si je montrais l’assassinat de la jeune femme, il y avait le risque de sombrer dans le voyeurisme, et surtout de mettre l’audience en situation de spectateur du crime.

Doit-on forcément livrer une morale quand on adapte un fait divers ? Je préfère plutôt poser des questions que d’essayer de livrer une morale. N’ayant pas de réponse

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lucas Belvaux et son équipe sur le tournage de 38 témoins.

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