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PAUL-ANDRÉ LINTEAU YVES FRENETTE ET FRANÇOISE LE JEUNE Transposer la France L’immigration française au Canada (1870-1914) Boréal

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Éric BÉdard

Les RéformistesUne génération canadienne-française

au milieu du xixe siècle

Paul-andrÉ linteau Yves Frenette

et Françoise le Jeune

Transposer la FranceL’immigration française au Canada

(1870-1914)

B o r é a l

Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

TRANSPOSER LA FRANCE

des mêmes auteurs (sélection)

Paul-andré linteau

Le Retard du Québec et l’infériorité économique des Canadiens français (avec R. Durocher), Boréal, 1971.

Histoire du Québec contemporain, tome I: De la Confédération à la crise (1867-1929) (avec R. Durocher et J.-C. Robert), Boréal, 1979, 1989.

Maisonneuve ou comment des promoteurs fabriquent une ville (1883-1918), Boréal, 1981.

Histoire du Québec contemporain, tome II: Le Québec depuis 1930 (avec R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard), Boréal, 1986, 1989.

Histoire de Montréal depuis la Confédération, Boréal, 1992, 2000.

Clés pour l’histoire de Montréal. Bibliographie (avec J. Burgess, L. Dechêne et J.-C. Robert), Boréal, 1992.

Brève histoire de Montréal, Boréal, 1992, 2007.

Histoire du Canada, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 1994, 1997, 2007, 2010, 2014, 2016.

France-Canada-Québec. 400 ans de relations d’exception (avec S. Joyal), Presses de l’Université de Montréal, 2008.

Investir, construire et habiter le monde. Les 25 ans de SITQ, histoire et perspectives (avec S. Mar-chand), Boréal, 2009.

La Rue Sainte-Catherine. Au cœur de la vie montréalaise, Éditions de l’Homme, 2010.

Place Ville Marie. L’immeuble phare de Montréal (avec F. Vanlaethem, S. Marchand et J.-A. Chartrand), Québec Amérique, 2012.

Traces de l’histoire de Montréal (avec S. Joyal et M. Robert), Boréal, 2017.

Yves Frenette

Histoire de la Gaspésie (avec M. Desjardins), Boréal/Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, 1999.

Brève histoire des Canadiens français, Boréal, 1998.

Brève histoire illustrée de l’Acadie, Septentrion, 2014.

Françoise le jeune

Les Rébellions canadiennes vues de Paris (1837-38) (avec A. Ayala), Presses de l’Université Laval, 2011.

The Feminine Experience in the Margins of the British Empire, Mellen Press, 2012.

Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune

TRANSPOSER LA FRANCE

L’immigration française au Canada (1870-1914)

Boréal

© Les Éditions du Boréal 2017

Dépôt légal: 2e trimestre 2017

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Interforum

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Linteau, Paul-André, 1946-

Transposer la France: l’immigration française au Canada (1870-1914)

Comprend des références bibliographiques et un index.

isbn 978-2-7646-2478-4

1. Français – Canada – Histoire – 19e siècle. 2. Français – Canada – Histoire – 20e siècle. 3. Canada – Émigration et immigration – Histoire – 19e siècle. 4. Canada – Émigration et immigration – Histoire – 20e siècle. I. Frenette, Yves, 1955- . Le Jeune, Françoise, 1967- . III. Titre.

Fc106.F8l56 2017 971’.00441 c2017-940340-0

isbn PaPier 978-2-7646-2478-4

isbn PdF 978-2-7646-3478-3

isbn ePub 978-2-7646-4478-2

présentation 7

Présentation

I l y a un peu plus de quatre siècles, des Français ont commencé à s’établir sur le territoire du Canada. Ils n’ont jamais cessé de le faire par la suite, mais leurs arrivées ont connu des rythmes très variables.

Sur cette longue période, on peut distinguer trois grandes vagues migra-toires françaises en direction de ce pays1.

La première correspond à l’époque de la Nouvelle-France. Elle se mani-feste d’abord vers le milieu du xviie siècle, quand prennent racine les familles fondatrices des colonies du Canada (surtout dans la vallée du Saint-Laurent) et de l’Acadie. Un peu plus tard s’y ajoutent l’arrivée des filles du Roi et l’établissement des soldats du régiment de Carignan. L’ampleur de la vague migratoire ralentit par la suite, mais celle-ci connaît une der-nière poussée au milieu du xviiie siècle, dans les années qui précèdent immé-diatement la Conquête britannique du Canada (1760). Au total, envi-ron 35 000 Français traversent l’Atlantique pour se diriger vers le Canada et quelques milliers de plus prennent la route de l’Acadie. Au moins la moitié d’entre eux rentrent en France, mais ceux qui restent auront ulti-mement une descendance de plusieurs millions de personnes. Cette pre-mière phase a ainsi des effets démographiques considérables, puisqu’elle forme la source principale des populations québécoise et acadienne et, par ricochet, de la majorité des francophones d’Amérique du Nord.

1. Paul-André Linteau, «Quatre siècles d’immigration française au Canada et au Qué-bec», dans Serge Joyal et Paul-André Linteau (dir.), France-Canada-Québec. 400 ans de relations d’exception, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2008, p. 165-181.

8 transPoser la France

La Conquête britannique vient casser ce mouvement et, pendant le siècle qui suit, les immigrants français arrivent au compte-gouttes, même si leur nombre augmente un peu vers le milieu du xixe siècle. Pendant cette longue période, seulement quelques milliers de Français se dirigent vers l’Amérique du Nord britannique et ils s’établissent surtout au Québec et en Ontario.

La deuxième grande vague migratoire vers le Canada s’amorce en 1870 et se poursuit jusqu’en 1914. Pendant cette période d’un peu moins d’un demi-siècle, environ 50 000 Français traversent l’Atlan- tique à destination du Canada. On les retrouve dans toutes les provinces, jusque dans le lointain territoire du Yukon, mais au moins la moitié d’entre eux s’établissent dans la Prairie de l’Ouest canadien, nouvellement ouverte à la colonisation, tandis qu’un autre bloc important choisit le Québec. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale met fin à cette poussée migratoire, en même temps qu’il rappelle dans leur pays d’origine des milliers de Français récemment arrivés, parmi lesquels plusieurs ne reviennent pas.

Débute alors un long intermède. Du début de la Première à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’immigration française au Canada est très faible et, faute de renouvellement, les communautés déjà installées s’étio-lent quelque peu. Il faut dire que les deux conflits armés et la longue crise économique des années 1930 ne favorisent pas les mouvements de popu-lation.

Une troisième vague démarre dans les années 1950. Elle prend une nouvelle ampleur à partir des années 1980 et se poursuit encore au début du xxie siècle. Cette fois, les Français viennent massivement au Québec, où leur pays compte désormais parmi les principales sources de l’apport migratoire. Ils s’établissent surtout à Montréal, où leur présence substan-tielle devient plus visible dans l’espace urbain.

Des trois vagues d’immigration française au Canada, seule la première a fait l’objet de recherches systématiques. Au cours du dernier demi-siècle, plusieurs démographes, historiens et généalogistes ont publié de nom-breuses études sur le peuplement de la Nouvelle-France. Elles ont renouvelé la compréhension des phénomènes démographiques de cette période.

La deuxième vague, celle de 1870 à 1914, n’a pas reçu autant d’atten-tion. Dans les années 1980, l’historien français Bernard Pénisson en a, pour

présentation 9

la première fois, tracé les grandes lignes 2. Son œuvre pionnière, inégalée jusqu’ici, a formé le point de départ de notre démarche. En outre, quelques monographies historiques portant sur la présence française dans des loca-lités spécifiques ont été produites, souvent dans le cadre de mémoires de maîtrise ou de thèses de doctorat. Il reste donc beaucoup de travail à faire pour comprendre l’histoire de cette deuxième vague.

Cette période est pourtant au cœur d’un phénomène très vaste qui a été qualifié de Grande Migration transatlantique. Dans l’historiographie internationale relative aux phénomènes migratoires, les experts estiment que, pendant un peu plus d’un siècle, de 1815 à 1930, au moins 50 millions d’Européens traversent l’Atlantique en direction des pays du Nouveau Monde. Or, près des trois quarts de ces traversées sont réalisées pendant une période plus courte et plus intense qui va précisément de 1870 à 1914. La généralisation de l’utilisation du navire à vapeur sur les océans et le développement des réseaux ferroviaires, tant en Europe que dans les Amé-riques, contribuent alors à l’explosion des mouvements migratoires, favo-risés aussi par l’absence de conflit majeur à l’échelle planétaire.

Parmi les pays européens, la France est l’un de ceux qui participent le moins à ce mouvement. Cela n’empêche pas quelques centaines de milliers de Français de quitter l’Hexagone. Après les États-Unis et l’Argentine, le Canada est l’une de leurs principales destinations. Pourquoi et comment ces Français prennent-ils la route du Canada? Où s’établissent-ils et com-ment s’intègrent-ils à la société canadienne? Telles sont les grandes ques-tions soulevées dans cet ouvrage.

L’idée en a d’abord été lancée par Paul-André Linteau, à la suite d’un colloque tenu en 2008 pour souligner quatre cents ans de relations entre la France, le Québec et le Canada. Il a convaincu ses collègues Yves Frenette, Françoise Le Jeune et Didier Poton de participer à la mise sur pied d’un programme de recherche sur l’immigration française au Canada à l’époque de la Grande Migration transatlantique (1870-1914). L’équipe de direc-

2. Bernard Pénisson, «Un siècle d’immigration française au Canada (1881-1980)», Revue européenne des migrations internationales, vol. II, no 2, novembre 1986, p. 112-113; voir aussi du même auteur, «L’émigration française au Canada (1882-1929)», dans L’Émigration fran-çaise. Études de cas. Algérie, Canada, États-Unis, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985, p. 85-87.

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tion de ce projet franco-canadien a ensuite recruté des deux côtés de l’At-lantique des collègues souhaitant y participer.

L’effort initial a été concentré sur l’organisation d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Nantes en mars 2011, puis sur la publication dans la revue électronique E-Crini, l’année suivante, des textes issus de ce tra-vail. Plusieurs objectifs y étaient recherchés. Il fallait d’abord situer le mou-vement dans son contexte international, puis faire l’état des connaissances, aussi bien à propos de la situation française que pour les diverses régions du Canada. Il fallait aussi favoriser la production de recherches nouvelles et la présentation de travaux récents. Un autre objectif était d’amener certains historiens à examiner sous l’angle de l’immigration française des corpus qui avaient été abordés dans d’autres perspectives.

Plus d’une vingtaine de chercheurs ont participé à cet effort collectif. De France, il y avait Jacqueline Colleu, Annick Foucrier, Guillaume Helou, Françoise Le Jeune, Corinne Marache, Bruno Marnot, Brice Martinetti et Didier Poton. La participation québécoise incluait Marcel Fournier, Robert Gagnon, Laurier Lacroix, Guy Laperrière, Paul-André Linteau, France Martineau, Sherry Olson, Martin Pâquet, Bruno Ramirez et Fer-nande Roy. Le contingent canadien hors Québec comprenait Rosana Bar-bosa, Jack Cecillon, Colin M. Coates, Marie Le Bel, Yves Frenette, Audrey Pyée, John Willis ainsi que Leslie Choquette (États-Unis).

Les résultats de cette première étape se sont révélés d’une grande richesse. Les textes publiés ont mis en lumière des aspects extrêmement intéressants de la vie des Français au Canada, et ils ont ouvert des pistes de lecture et des avenues de recherche. Ils sont d’ailleurs facilement accessibles en ligne3.

Les résultats ont cependant mis au jour des lacunes importantes. L’in-formation disponible restait incomplète et morcelée, laissant à nu des pans entiers de la matière. Il ne paraissait pas possible d’en dégager une vue d’ensemble de l’expérience migratoire des Français au Canada et de leur intégration à la société d’accueil.

Les codirecteurs du programme de recherche ont donc décidé d’orien-

3. E-Crini (revue électronique), no 3, 2012 [www.crini.univ-nantes.fr/35354114/0/fiche___pagelibre/&RH=1332493528973].

présentation 11

ter leurs efforts vers la production d’une œuvre de synthèse qui permettrait à la fois de faire ressortir les aspects généraux du phénomène et de mettre au jour les manifestations spécifiques qu’il présentait dans chacune des régions du Canada. Une telle démarche devait évidemment s’appuyer sur les résultats des études déjà faites et les intégrer le plus possible, mais elle impliquait aussi de nouvelles recherches pour combler les lacunes identi-fiées précédemment.

Le processus de recherche et de rédaction de ce livre s’est étendu sur quatre ans. En cours de route, notre collègue Didier Poton a dû se retirer. Nous tenons à lui exprimer notre plus profonde reconnaissance pour son apport stimulant à la formulation du plan de l’ouvrage et aux discussions historiques et méthodologiques que nous avons eues. Même si chacun des auteurs a signé des chapitres spécifiques, ceux-ci ont été lus, relus et corrigés en équipe. Ce livre est donc le fruit d’un véritable effort collectif.

Il s’ouvre sur une présentation d’ensemble de la migration française vers le Canada, de ses effectifs et de ses rythmes, mais aussi des facteurs qui l’ont façonnée. Il est suivi d’un chapitre où ce mouvement migratoire est vu de France. Pourquoi et dans quel contexte les Français partent-ils pour le Canada? D’où viennent-ils? Qui les recrute, avec quels arguments? Quelle attitude adoptent les autorités françaises à leur égard?

Viennent ensuite cinq chapitres traitant de chacune des composantes régionales du pays. Les deux premiers concernent le Québec, où la majorité de la population est francophone. Un chapitre complet est consacré à Montréal, où s’implante et se développe la communauté française la plus nombreuse et la mieux organisée, et dont l’histoire est la mieux documen-tée. Le chapitre 4 soulève un coin du voile sur la présence française dans le reste de la province, un sujet encore mal connu, et surtout tente d’évaluer l’influence des Français dans l’ensemble du Québec.

Le cinquième chapitre étudie le cas particulier de l’Ontario, où une migration française ancienne, mais germanophone, côtoie des apports francophones plus récents, quoiqu’en nombre limité. Le chapitre 6 traite des trois provinces de la Prairie, où se dirigent une bonne moitié des immi-grants français au tournant du xxe siècle. Ce mouvement aux accents ruraux et catholiques donne parfois naissance à des communautés dis-tinctes. Il a déjà fait l’objet de plusieurs études particulières qui alimentent notre synthèse. Le dernier chapitre couvre les deux extrémités du pays:

12 transPoser la France

dans l’est, les provinces maritimes, et dans l’ouest, la Colombie-Britan-nique et le Yukon. Dans les deux cas, la présence des immigrants français est beaucoup plus faible et dispersée que dans le reste du pays, mais elle n’en présente pas moins des traits distinctifs.

Notre approche est inspirée par l’historiographie internationale spé-cialisée dans l’étude des migrations. Elle l’est aussi par l’historiographie canadienne relative à la diversité ethnoculturelle et aux relations inter-ethniques.

Les sources pour l’étude de cette immigration française sont disparates et inégales. Le Canada a longtemps mal identifié et mal comptabilisé ses immigrants, et la France n’a guère fait mieux pour les citoyens qui quit-taient son territoire. Pour certaines années, il faut s’en tenir à des estima-tions, mais les informations deviennent plus sûres au début du xxe siècle. Une fois installés au Canada, les immigrants peuvent être repérés dans les recensements fédéraux. Les cahiers manuscrits des recenseurs s’avèrent une source riche, bien que lourde à consulter. Nous en avons dépouillé plusieurs, mais leurs informations ont surtout permis d’établir des portraits statis-tiques à des moments précis. Pour aller plus loin, il fallait compter sur des sources qualitatives, disponibles de façon très inégale.

Nous avons aussi pu recourir à de très nombreuses études menées sur des établissements ou des groupes particuliers – congrégations religieuses, colonies agricoles, entreprises – ou sur des familles. Nous sommes rede-vables à tous nos prédécesseurs dont les travaux ont permis de soulever un coin du voile sur l’immigration française au Canada entre 1870 et 1914. Nous espérons que notre synthèse rend justice à leurs précieuses contribu-tions. Nous saluons également tous les étudiants et étudiantes dont les mémoires et les thèses ont considérablement enrichi nos connaissances.

Andrée Héroux, de Québec, a réalisé les cartes géographiques et nous lui sommes très reconnaissants de son aide. Nous remercions chaleureuse-ment nos collègues du programme de recherche sur l’immigration française au Canada à l’époque de la Grande Migration transatlantique (1870-1914), qui ont commenté notre manuscrit. Notre gratitude s’étend aussi aux archivistes et aux bibliothécaires qui nous ont assistés dans nos démarches.

Enfin, nous remercions pour leur appui, le Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (subventionné par le FRQSC) et l’équipe CRSH

présentation 13

en partenariat Montréal, plaque tournante des échanges de l’Université du Québec à Montréal, les centres de recherche sur l’interculturalité et les identités nationales (CRINI) et sur l’histoire internationale et atlantique (CRHIA) de l’Université de Nantes, l’Institut d’études canadiennes de l’Université d’Ottawa et la Chaire de recherche du Canada sur les migra-tions, les transferts et les communautés francophones à l’Université de Saint-Boniface.

Le 1er mai 2016Paul-André Linteau

Yves FrenetteFrançoise Le Jeune

le canada, terre d’accueil des Français 15

C H A PI T R E 1

Le Canada, terre d’accueil des Français

Pour comPrendre les PrinciPales caractéristiques de l’immi-gration française au Canada entre 1870 et 1914, il faut d’abord en rappeler le contexte général, à la fois international et canadien.

Il faut ensuite tenter de mesurer le phénomène, une tâche difficile à cause de l’insuffisance des données statistiques pour certaines années. Où s’installent ces Français arrivés au Canada? Y a-t-il des changements dans leurs patterns d’établissement? Peut-on définir les contours de la communauté française? Telles sont les questions abordées ici.

Le Canada, pays d’immigration

Pendant les quarante-cinq années qui vont de 1870 à 1914, le Canada reçoit 4,5 millions d’immigrants. Il n’est pas le seul, car cette période de la Grande Migration transatlantique marque le sommet de vastes mou-vements de populations de l’Europe vers les Amériques1. Envi-ron 37 millions d’Européens traversent alors l’Atlantique. Les deux tiers d’entre eux vont aux États-Unis, tandis que les autres se répartissent principalement entre le Canada, l’Argentine et le Brésil. Ils sont attirés

1. Bruno Ramirez, «La Grande émigration transatlantique (1870-1914): le point sur les recherches», E-Crini, no 3, 2012, p. 3 [www.crini.univ-nantes.fr/35354114/0/fiche___pagelibre/&RH=1332493528973].

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par les perspectives d’emploi ou d’établissement agricole qu’offrent ces pays neufs, alors en pleine expansion. Par ailleurs, la poussée démogra-phique et les bouleversements économiques dans plusieurs pays euro-péens sont d’une telle ampleur qu’ils incitent des millions de personnes à chercher un meilleur avenir ailleurs. Les tensions ethniques ou reli-gieuses en poussent aussi un grand nombre au départ. Le Royaume-Uni reste le plus important pourvoyeur d’émigrants, comme il l’a été depuis le début du xixe siècle, mais l’Empire austro-hongrois, la Russie et sur-tout l’Italie contribuent de façon croissante aux mouvements migra-toires. Avec moins de 1% des effectifs, la France n’est qu’un participant mineur. Elle envoie outre-Atlantique à peine plus de 300 000 personnes, contre près de 8 millions pour l’Italie et de 11 millions pour le Royaume-Uni2. Les raisons de cette exception française seront examinées au pro-chain chapitre.

La croissance notable des effectifs européens est rendue possible par la mise en place, à l’échelle internationale, d’une véritable industrie de la migration. Celle-ci profite de la révolution des transports, causée par l’adoption de la navigation à vapeur pour les trajets transatlantiques et par la frénésie de construction ferroviaire qui touche autant l’Europe que les pays des Amériques. De nouveaux navires pouvant transporter des milliers de personnes sont mis en service. Plus rapides que leurs prédécesseurs à voile, ils peuvent respecter un calendrier de départs réguliers. Des armateurs créent de nouvelles lignes spécialisées dans le transport des passagers. Celles-ci sont associées aux entreprises ferro-viaires, qui amènent les immigrants vers les ports d’embarquement ou qui les acheminent vers leur destination finale. Un peu partout en Europe, des agents de voyage peuvent désormais vendre aux émigrants potentiels des billets intégrés, du point de départ au point d’arrivée. Ces transformations permettent l’essor de la migration de masse dont le coût devient plus accessible3.

2. Walter T. K. Nugent, Crossings: The Great Transatlantic Migrations, 1870-1914, Bloo-mington, Indiana University Press, 1995; Dirk Hoerder, Cultures in Contact: World Migra-tions in the Second Millenium, Durham, Duke University Press, 2002, p. 331-365.3. Dudley Baines, Emigration from Europe, 1815-1930, Londres, Macmillan Press, 1991, p. 44-45; Walter T. K. Nugent, Crossings, p. 31-33.

le canada, terre d’accueil des Français 17

Examinons maintenant la participation canadienne à ce mouve-ment migratoire. En 1871, le Canada est devenu un immense pays qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Aux quatre provinces fédérées en 1867 se sont ajoutés les vastes Territoires du Nord-Ouest, dont est détachée la nouvelle province du Manitoba, puis la colonie de la Colom-bie-Britannique.

Les dirigeants politiques veulent assurer l’occupation du sol et sti-muler la croissance économique en favorisant la colonisation agricole dans la Prairie. Pour y parvenir, ils adoptent une stratégie en plusieurs volets. La première concerne l’attribution de terre aux colons potentiels. À cette fin, le gouvernement fédéral se réserve la gestion des terres publiques. Les Premières Nations qui les occupaient auparavant en sont dépossédées lors de la signature de traités avec l’État canadien. Dès 1872, le Parlement adopte une loi permettant d’attribuer gratuitement aux colons une terre agricole (homestead) de 160 acres (environ 60 hec-tares).

Des chemins de fer sont toutefois essentiels pour permettre aux colons d’accéder au lot qui leur a été concédé et d’y transporter l’équi-pement requis, puis surtout d’expédier leur production agricole vers les marchés. Le gouvernement fédéral appuie donc, par des contributions en argent et en terre, la construction d’un premier chemin de fer trans-continental. La réalisation de ce chantier titanesque requiert plus d’une décennie, mais en 1886 la compagnie Canadien Pacifique inaugure sa ligne reliant Montréal à Vancouver. Ce chemin de fer forme ainsi la première ossature de l’expansion vers l’Ouest. Au début du xxe siècle, deux nouveaux transcontinentaux sont mis en chantier: celui du Trans-continental National / Grand Tronc Pacifique et celui du Canadien Nord. Une myriade de lignes secondaires sont reliées à ces troncs prin-cipaux, formant une dense toile ferroviaire qui couvre toute la Prairie.

Dans l’est du pays, la gestion des terres publiques et de la colonisa-tion relève des provinces. Les régions les plus fertiles sont occupées depuis longtemps, de sorte que les lots disponibles pour des agriculteurs se trouvent dans les régions éloignées (dites de colonisation), où les conditions d’établissement sont particulièrement éprouvantes – par exemple, celles des Bois-Francs, du Saguenay, du Témiscamingue ou du Nipissing. Les gouvernements provinciaux stimulent la construction

18 transPoser la France

de lignes ferroviaires vers ces régions pour en faciliter l’accès. Cepen-dant, au Québec et en Ontario, et dans une certaine mesure au Nou-veau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse, les immigrants trouvent plus facilement des emplois dans les centres urbains, où commence à fleurir l’industrie manufacturière et où existe une demande de services. Ou alors, ils sont embauchés dans l’exploitation des ressources, notamment de la forêt et des mines4.

La Constitution de 1867 a fait de l’immigration une responsabilité partagée entre les provinces et le gouvernement fédéral, avec toutefois une prééminence accordée à ce dernier. Pendant les premières années du nouveau régime, une certaine cacophonie existe, chaque ordre de gouvernement essayant de diffuser sa propre publicité en Europe. Le Québec, par exemple, emploie des agents, temporaires ou réguliers, pour attirer des immigrants sur son territoire. Dès 1875, les provinces et le gouvernement fédéral s’entendent pour confier à ce dernier la res-ponsabilité du recrutement des immigrants potentiels à l’étranger. L’im-migration devient ainsi, au même titre que le peuplement de l’Ouest et la construction ferroviaire, une composante essentielle de la politique nationale de développement. Les provinces peuvent encore embau- cher des représentants spécifiques, mais ceux-ci deviennent des sous-agents du représentant fédéral. Dans les faits, les provinces perdent tout droit de regard dans le recrutement et la sélection et doivent se conten-ter de jouer un rôle d’accueil, en aidant les immigrants à s’installer5.

Le Parlement canadien adopte en 1869 une première loi d’immi-gration, peu restrictive, qui relève du ministère de l’Agriculture. Très tôt, le gouvernement fédéral met en place une stratégie de recrutement centrée sur l’embauche d’agents d’immigration dans les pays sources,

4. Le contexte général du développement du Canada est abordé dans un grand nombre d’ouvrages de synthèse. Voir, entre autres, Craig Brown (dir.), Histoire générale du Canada, Montréal, Boréal, 1988; Paul-André Linteau, Histoire du Canada, 6e édition mise à jour, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?», 2016; Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, t. I: De la Confédération à la crise (1867-1929), nouvelle édition refondue et mise à jour, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 1989.5. Jean Hamelin, «Québec et le monde extérieur, 1867-1967», Annuaire du Québec 1968-1969, Québec, Éditeur officiel du Québec, 1968, p. 6-13.

le canada, terre d’accueil des Français 19

notamment le Royaume-Uni et les États-Unis. Il fait aussi imprimer des brochures et des dépliants vantant, en des termes souvent dithyram-biques et exagérés, les mérites du Canada et la facilité de s’y installer6. En ce qui concerne la France, les agents fédéraux en poste dans ce pays relèvent de l’agence d’immigration de Londres.

Pendant les trois décennies qui suivent la Confédération de 1867, les résultats de ces politiques déçoivent. Les États-Unis attirent nette-ment plus les immigrants que le Canada, beaucoup moins connu outre-Atlantique. Ceux qui malgré tout choisissent l’Ouest canadien sont souvent découragés par le gel et la sécheresse qui touchent l’agriculture de cette région. Beaucoup de nouveaux venus prennent la route des États-Unis, se joignant aux milliers de Canadiens qui font de même chaque année. Pendant cette période, environ 1,5 million d’immigrants entrent au Canada, mais un nombre de personnes encore plus considé-rable prennent la route du sud, de sorte que le solde migratoire du Canada est négatif. Les arrivées d’immigrants varient en nombre d’une année à l’autre (graphique 1.1). Dans la décennie 1870, elles ne dépas-sent guère en moyenne les 30 000 par an. Elles deviennent nettement plus nombreuses pendant la décennie suivante, excédant même les 100 000 par an entre 1882 et 1884, puis elles retombent brutalement jusqu’à un creux de 16 845 en 1896.

La situation se transforme rapidement par la suite. Entre 1896 et 1914, le Canada connaît l’une des plus grandes phases d’expansion de son histoire. La colonisation agricole de l’Ouest, qui avait démarré péniblement, décolle enfin. Grâce à de nouvelles variétés de blé, plus résistantes au gel et à la sécheresse, et à une meilleure irrigation, la pro-duction de céréales devient une composante majeure de l’économie canadienne. Les Territoires du Nord-Ouest se peuplent rapidement et le gouvernement fédéral y crée deux nouvelles provinces – la Saskat-chewan et l’Alberta – en 1905, en plus d’agrandir la superficie de celle du Manitoba. Dans tout le pays, des capitaux considérables sont inves-

6. Ninette Kelley et Michael Trebilcock, The Making of the Mosaic: A History of Canadian Immigration Policy, 2e édition, Toronto, University of Toronto Press, 2010, p. 62-112; Serge Courville, Immigration, colonisation et propagande. Du rêve américain au rêve colonial, Qué-bec, MultiMondes, 2002.

20 transPoser la France

tis dans la construction ferroviaire et dans l’exploitation des ressources naturelles. Dans le nord du Québec et de l’Ontario, des villes nouvelles poussent comme des champignons autour des centrales hydro-électriques et des usines de pâtes ou de papier. Dans les grandes et petites agglomérations de ces deux provinces, la production manufac-turière s’accroît de façon spectaculaire, entraînant l’érection de vastes usines, qui embauchent des centaines et même des milliers d’ouvriers et d’ouvrières. Dans les Maritimes, un nouvel essor des charbonnages, la création d’aciéries et l’expansion de l’industrie forestière entraînent une certaine effervescence. Sur la côte du Pacifique, des investissements importants sont réalisés dans les charbonnages, la transformation du bois et les conserveries de poissons. Même le Yukon connaît une brève heure de gloire avec la ruée vers l’or qui s’amorce en 1897. Une telle croissance économique engendre une demande de main-d’œuvre expo-nentielle, qui ne peut être comblée qu’avec un apport supplémentaire de l’étranger.

Pendant la plus grande partie de cette période, le Parti libéral, dirigé par Wilfrid Laurier, est au pouvoir (1896-1911). Ce gouvernement mène une vigoureuse politique d’appui au développement du pays. La responsabilité de l’immigration est passée en 1892 du ministère de

Graphique 1.1 – Nombre d’immigrants arrivés au Canada, par année, 1867-1918

Source: Statistiques historiques du Canada, 2e édition, Statistique Canada, 1983, tableau A-350.

450 000

400 000

350 000

300 000

250 000

200 000

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le canada, terre d’accueil des Français 21

l’Agriculture à celui de l’Intérieur. Laurier en confie la direction à Clif-ford Sifton, qui entreprend de réorganiser son ministère et d’injecter un nouveau dynamisme au recrutement d’immigrants. Le nombre des agents à l’étranger est accru et les sommes consacrées à la promotion sont augmentées substantiellement. Pendant quelques années, des primes sont même versées à des vendeurs de billets qui orientent des émigrants vers le Canada. Officiellement, la politique canadienne vise à attirer uniquement des personnes qui se consacreront à l’agricul-ture, soit comme fermiers, soit comme journaliers ou domestiques agricoles. Dans les faits, une majorité des nouveaux venus se trouve un emploi dans les usines ou les services des centres urbains ou encore dans les chantiers ferroviaires et forestiers du Nord7.

Les résultats de la nouvelle politique se font rapidement sentir et le nombre d’arrivants s’accroît de façon spectaculaire dès le début du xxe siècle (graphique 1.1). En 1903, ils sont 138 660, et ils atteignent un sommet de 400 870 dix ans plus tard. Pendant cette courte période de moins de vingt ans, le Canada reçoit 3 millions d’immigrants. Certes, une partie de ses citoyens continue à se diriger vers les États-Unis, mais la saignée est proportionnellement moins grave qu’au cours de la période antérieure, de sorte que le solde migratoire est désormais posi-tif. En 1911, la population du Canada atteint presque le double de ce qu’elle était quarante ans plus tôt, soit 7,2 millions d’habitants, dont 22% sont nés à l’étranger.

En ce début du xxe siècle, la majorité des nouveaux venus est origi-naire du Royaume-Uni ou des États-Unis, mais une minorité croissante provient d’ailleurs, surtout d’Europe centrale et orientale. Un afflux aussi soudain provoque évidemment des débats dans l’opinion publique. Plusieurs s’inquiètent de la capacité du Canada à absorber et à intégrer autant d’immigrants, surtout quand ils ne proviennent pas de l’aire culturelle britannique. À partir de 1906, le gouvernement com-mence à resserrer la législation en matière d’immigration. Les personnes frappées d’incapacités physiques ou mentales pourront être interdites d’entrée, et les fonctionnaires obtiennent des pouvoirs étendus leur

7. Ninette Kelley et Michael Trebilcock, The Making of the Mosaic, p. 113-166.

mise en Pages et tYPograPhie: les éditions du boréal

achevé d’imPrimer en avril 2017 sur les Presses de marquis imPrimeur

à montmagnY (québec).

Ce livre a été imprimé sur du papier 100% postconsommation, traité sans chlore, certifié ÉcoLogo

et fabriqué dans une usine fonctionnant au biogaz.

Transposer la FranceL’immigration française au Canada (1870-1914)

Après la venue des colons à l’époque de la Nouvelle-France, la deuxième grande vague migratoire vers le Canada s’amorce en 1870 et se poursuit jusqu’en 1914. Pendant ce presque demi-siècle, environ 50 000 Français tra-versent l’Atlantique à destination du Canada.

Si la majorité de ces nouveaux arri-vants choisit de s’établir en territoire francophone, souvent à Montréal, bon nombre d’entre eux s’installent dans l’Ouest, sur les vastes terres agricoles de la Prairie. Et si on compte parmi eux un contingent important de reli-gieux, chassés par les politiques anti-cléricales adoptées par la République française à partir de 1880, contingent qui allait profondément inf luencer le système d’éducation au Québec, ces Français se font aussi cultivateurs et ouvriers, ensei-gnants, comédiens et chercheurs d’or.

Pourquoi et comment ces émigrants prennent-ils la route du Canada ? Où s’établissent-ils et comment s’intègrent-ils à la société canadienne ? Telles sont les grandes questions soulevées dans cet ouvrage.

Paul-André Linteau est historien et professeur à l’Université du Québec à

Montréal. Spécialiste reconnu de l’histoire du Québec et du Canada, il a déjà

publié plusieurs ouvrages dans ce domaine.

Yves Frenette est professeur et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur

les migrations, les transferts et les communautés francophones à l’Université de

Saint-Boniface. Il est l’auteur de nombreuses publications sur les francophonies

nord-américaines.

Françoise Le Jeune est professeur d’histoire de la Grande-Bretagne et du

Canada à l’Université de Nantes, en France. Elle est l’auteure de travaux en

études canadiennes.