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189 Résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Abstract . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Mise en scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 1. La mise en liberté provisoire en mal de réforme . . . . . . . 202 1.1 En droit, la détention et la libération sous conditions sont exceptionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202 1.2. En pratique, un choix entre deux maux : la détention ou la mise en liberté sous conditions . . . . . . . . . . 203 1.2.1 Le recours excessif à la détention provisoire . . 203 1.2.2 L’utilisation des conditions est généralisée . . . 205 1.3 Un processus de mise en liberté routinier et aux objectifs multiples . . . . . . . . . . . . . . . . . 211 1.3.1 Des impératifs bureaucratiques . . . . . . . . . 212 1.3.2 Des objectifs à la dérive . . . . . . . . . . . . . 213 Une peine avant jugement ? La mise en liberté provisoire et la réforme du droit pénal canadien Marie-Eve Sylvestre, Céline Bellot et Nicholas Blomley P-059

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Résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Abstract . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Mise en scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

1. La mise en liberté provisoire en mal de réforme . . . . . . . 202

1.1 En droit, la détention et la libération sous conditionssont exceptionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202

1.2. En pratique, un choix entre deux maux : la détention ou la mise en liberté sous conditions . . . . . . . . . . 203

1.2.1 Le recours excessif à la détention provisoire . . 203

1.2.2 L’utilisation des conditions est généralisée . . . 205

1.3 Un processus de mise en liberté routinier et aux objectifs multiples . . . . . . . . . . . . . . . . . 211

1.3.1 Des impératifs bureaucratiques . . . . . . . . . 212

1.3.2 Des objectifs à la dérive . . . . . . . . . . . . . 213

Une peine avant jugement ? La mise en liberté provisoire

et la réforme du droit pénal canadien

Marie-Eve Sylvestre, Céline Bellot et Nicholas Blomley

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2. La mise en liberté provisoire et ses liens avec la réforme du droit pénal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 218

2.1 L’effet persuasif et contraignant de la détention . . . 219

2.2 Les conditions, une forme de punition . . . . . . . . . 222

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225

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RÉSUMÉ

Notre système de mise en liberté provisoire a un urgent besoin de réforme. Contrairement à l’esprit de la réforme de 1972 qui faisait de la liberté inconditionnelle sa raison d’être, les acteurs judiciaires font un usage excessif de la détention préventive et ont recours de façon généralisée à des conditions restrictives de liberté trop souvent déraisonnables et irréalistes, particulièrement en ce qui concerne les personnes marginalisées. Cette situation s’explique notamment par le fait que les acteurs doivent répondre à des impératifs bureau-cratiques et qu’ils poursuivent des objectifs différents de ceux pré-vus par le Code criminel sans que ceux-ci soient accompagnés des garanties nécessaires sur le plan des droits individuels. Au-delà de ses problèmes inhérents, la réforme de la mise en liberté est aussi intimement liée aux questions entourant la détermination de la res-ponsabilité et la peine. Non seulement les décisions prises à cette étape influencent-elles directement le verdict et la peine, mais dans certains cas, elles s’y substituent complètement, devenant une forme de peine avant jugement.

ABSTRACT

There is a pressing need for reform to our bail system. In sharp contrast to the underlying philosophy behind the 1972 reform, of which unconditional release was the centrepiece, judicial actors now make excessive use of remand and pervasively resort to restrictive conditions of release that are often unreasonable and unrealistic, particularly in the case of marginalized individuals. This can be explained in part by the fact that judicial actors have to respond to bureaucratic imperatives and are pursuing objectives that differ from those set out in the Criminal Code without ensuring that the accused has had the benefit of the safeguards designed to protect their individual rights. Yet, beyond the problems inherent to the bail system itself, we suggest that bail reform is also intrinsically related to how we determine liability and craft sentences. Decisions made

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at the pre-trial stage thus have a direct influence on the verdict and the sentence, and in some cases supplant them entirely. As such, bail becomes a form of pre-trial punishment.

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MISE EN SCÈNE

Au moment où on fait sa rencontre au printemps 2013, Martine1 est une jeune femme dans la mi-trentaine sous le coup d’une ordon-nance de probation. Elle vient à peine de s’installer dans un loge-ment après avoir passé plusieurs années en situation d’itinérance à Montréal. Vivant avec le VIH et travailleuse du sexe à temps par-tiel, elle fréquente Cactus, un organisme communautaire engagé dans la prévention des infections transmises sexuellement et par le sang (ITSS) auprès des utilisateurs de drogues injectables et des tra-vailleurs du sexe. Martine s’exprime clairement et avec un certain aplomb. Durant plus d’une heure, elle nous raconte sa vie et son par-cours judiciaire2.

Martine est arrêtée une première fois en octobre 2002 à Montréal pour avoir communiqué avec une personne dans un endroit public dans le but de se livrer à la prostitution contrairement à l’ar-ticle 213 c) du Code criminel3. Elle plaide coupable le mois suivant et est condamnée à une amende de 250 $.

Plusieurs années s’écoulent avant qu’elle ne soit à nouveau arrêtée et accusée pour la même infraction en 2008. Elle est alors

1. Le nom de cette personne et quelques informations personnelles ont été modifiés afin de préserver son anonymat.

2. Nous avons aussi obtenu une copie complète du dossier de Martine auprès du greffe de la Cour municipale de Montréal à des fins d’exactitude.

3. L.R.C. (1985), ch. C-46 « C.cr. ». L’article 213c) C.cr. a été déclaré inconstitutionnel par la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c. Bedford, [2013] 3 R.C.S. 1101, 2013 CSC 72, au motif qu’il portait atteinte au droit à la sécurité des travailleurs et travailleuses du sexe protégé par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et ce, d’une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. L’article a ensuite été abrogé en 2014 par l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, L.C. 2014, ch. 25, et remplacé par l’article 213 (1.1) créant l’infraction de communication dans le but d’offrir ou de rendre des services sexuels moyennant rétribution dans un endroit public ou situé à la vue du public qui est une garderie, un terrain d’école ou un terrain de jeu ou qui est situé à côté d’une garderie ou de l’un ou l’autre de ces terrains.

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libérée sous conditions, puis trouvée en bris d’engagement quelques jours plus tard. En raison de ses antécédents, Martine est détenue et comparaît le lendemain. La Couronne s’oppose à sa libération et elle est donc renvoyée pour son enquête de mise en liberté devant le tribunal trois jours plus tard.

À ce moment-là, Martine a passé quatre jours4 dans un centre de détention provisoire qui déborde et où sont détenues des personnes qui, pour la plupart, sont dans l’attente d’une première comparution ou d’un procès et qui n’ont encore été condamnées pour aucun crime. En plus, Martine n’a pas consommé depuis quatre jours, elle est donc en grande souffrance et présente plusieurs symptômes de sevrage involontaire.

C’est donc « avec enthousiasme » qu’elle accepte les conditions de mise en liberté qui lui sont « suggérées » par le procureur et enté-rinées par le juge et qui comprennent notamment une interdiction de se trouver dans un quadrilatère formé par les rues Berri à l’ouest, Viau à l’est, Sherbrooke au nord et Notre-Dame au sud, incluant ainsi les quartiers Centre-Sud et Hochelaga-Maisonneuve.

Martine n’est pas en position de contester ses conditions, y com-pris le fait qu’elle travaille et réside plus souvent qu’autrement dans un hôtel de la rue St-Hubert, au cœur de son quadrilatère, et qu’elle fréquente plusieurs organismes communautaires, dont la banque alimentaire Fondation d’aide directe SIDA Montréal et l’organisme Méta d’âme où elle bénéficie de services d’accompagnement social. Elle y consent parce qu’elle veut sortir le plus rapidement possible : « Tu veux juste sortir, tu dis “oui, oui” », explique Martine.

Son procès est fixé en juillet. Luttant pour sa survie et ne tenant pas d’agenda dans la rue, Martine ne se présente pas à la date fixée. Elle se retrouve donc en défaut de comparaître et un mandat est émis. Elle change alors de secteur afin de ne pas se faire repérer.

Elle est cependant retrouvée près d’un an plus tard et est immédiatement détenue. Après avoir passé 48 heures en centre

4. La majorité des prévenus détenus sont libérés dans la semaine suivant leur arrestation (53  % d’entre eux), le nombre médian de jours passés en détention provisoire allant de 4 jours au Québec jusqu’à 29 jours aux Territoires du Nord-Ouest, et 13 % des personnes sont détenues pendant trois mois et plus : Programme des services correctionnels, Tendances de l’utilisation de la détention provisoire au Canada, 2004-2005 à 2014-2015, Statistique Canada, 10 janvier 2017, p. 8.

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de détention, elle comparaît et s’empresse de plaider coupable à l’infraction de communication toujours pendante ainsi qu’aux nou-velles infractions de bris d’engagement de ses conditions de mise en liberté et de défaut de comparaître et elle est condamnée à 30 jours d’emprisonnement, une période qui est réduite à 18 jours pour tenir compte du temps purgé en détention préventive selon la formule en vigueur à l’époque, soit l’équivalent de 12 jours d’emprisonnement5. Cette période d’incarcération sera suivie d’une probation d’un an qui maintient l’interdiction de se trouver dans le quadrilatère couvrant le Centre-Sud et Hochelaga-Maisonneuve. En 2010, Martine quitte temporairement la ville de Montréal.

Quelques jours avant la fin de sa probation, alors qu’elle est de retour en ville, Martine se fait prendre dans son quadrilatère alors qu’elle communique avec un policier en civil qui prétend être un client. Apprenant qu’elle ne réside plus à Montréal depuis quelque temps, le policier décide de la libérer en lui imposant une interdic-tion complète de se trouver sur l’île de Montréal et une interdiction de consommer de l’alcool et de la drogue. Une nouvelle accusa-tion de communication est déposée ainsi qu’une accusation de bris de probation et sa comparution est fixée deux mois plus tard en septembre 2010.

Pourtant, un mois plus tard, soit en août 2010, elle se fait inter-cepter à nouveau alors qu’elle est sur l’île de Montréal. Elle compa-raît détenue le lendemain de son arrestation et ses conditions sont révoquées. Son enquête sur le cautionnement a lieu quatre jours plus tard (soit cinq jours après son arrestation). Elle plaide alors coupable séance tenante à l’infraction de communication ainsi qu’aux infrac-tions de bris de probation et bris d’engagement. Elle est libérée sous conditions dans l’attente de l’audition sur la peine. Dans l’intervalle, le juge accepte de renouveler l’interdiction de se trouver sur l’île de Montréal et ajoute de nombreuses conditions dont une assignation

5. Avant 2009, l’article 719(3) C.cr. prévoyait que les juges pouvaient prendre en considération «  toute période que la personne a passé sous garde par suite de l’infraction  ». Ainsi, les tribunaux avaient développé la pratique d’accorder un crédit de deux jours pour chaque jour purgé en détention préventive : R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, 2000 CSC 18. En 2009, le gouvernement conservateur adopte la Loi sur l’adéquation de la peine et du crime, L.C. 2009, ch. 29 visant à mettre fin à cette pratique. La loi vient modifier l’art. 719(3) et restreindre cette prise en considération à un maximum d’un jour pour chaque jour passé sous garde, sauf si les circonstances le justifient auquel cas le maximum passe à un jour et demi (art. 719(3.1) C.cr.). La Cour suprême a donné une interprétation large à cette expression dans R. c. Summers, [2014] 1 R.C.S. 575, 2014 CSC 26.

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dans une maison de traitement des dépendances sur la rive sud de Montréal et le respect des règles imposées par la maison, dont un couvre-feu. Martine ne se présente pas à la maison de traitement et elle ne revient pas non plus en Cour à la date fixée pour l’imposition de sa peine. Elle se retrouve donc à nouveau en défaut de compa-raître et en bris de conditions et un mandat est émis.

En mai 2011, elle est de retour à Montréal et est immédiate-ment reconnue par un policier de l’équipe de la moralité. Cette fois, elle revenait en ville pour vider le logement de sa mère qui venait de décéder. Imperturbable, le policier la détient. Elle comparaît le lendemain et elle plaide coupable à deux nouvelles infractions de défaut de comparaître et de bris d’engagement et se voit imposer une peine concurrente de 55 jours d’emprisonnement suivie de deux ans de probation. En décembre 2012, elle arrive à faire lever son quadri-latère en échange d’une condition de suivre une thérapie au centre de réadaptation Dollard Cormier. Elle peut enfin remettre les pieds à Montréal. « Pourquoi es-tu revenue », lui demande-t-on ? « Parce qu’à [nom de ville], je crève de faim ». Elle doit toujours respecter une série de conditions, dont un couvre-feu.

Pendant toute cette période, Martine se sent constamment sur-veillée, elle vit énormément de stress et d’anxiété. C’est le jeu du chat et de la souris avec les policiers. Elle doit s’établir à l’extérieur de Montréal où elle n’a pas accès aux mêmes ressources pour se nourrir et pour recevoir les services médicaux essentiels à sa survie : « quand j’parle des ressources, nous dit Martine, ce n’est pas une manucure, tu comprends. Ce n’est pas me faire couper les cheveux gratis, c’est pour manger, me nourrir ! ».

Durant une époque, afin d’éviter ce qu’elle appelle son « petit » quadrilatère, elle fréquente des lieux qu’elle ne connaît pas pour trouver des clients et met sa vie et sa sécurité en péril. Plus tard, le fait d’être bannie de l’île de Montréal crée des situations aussi loufoques que dramatiques. C’est ainsi que Martine nous raconte en riant la fois où elle fait du pouce sur la 132 pour se présenter à la Cour municipale de Montréal et qu’elle est ramassée par un policier de Longueuil qui la laissera sur le pont afin de ne pas enfreindre son quadrilatère ! « Ben [juron], comment je fais pour me rendre à ma cour moi, j’y vas en hélicoptère pis je saute dans le tribunal ? ! ! J’y dis, je ne comprends pas ! ! ! », nous raconte Martine, indignée. Pour pallier cette situation intenable, Martine devra entreprendre des démarches importantes pour faire modifier ses conditions afin

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de pouvoir recevoir des traitements médicaux pour le VIH qui ne sont pas disponibles à l’extérieur de Montréal. Les conditions seront finalement modifiées afin de lui permettre de se trouver au lieu de traitement, mais puisqu’elle ne peut toujours pas marcher dans les rues de la Ville, elle doit également négocier un transport avec Action bénévole Montréal qui la conduit aller-retour du métro Longueuil à la porte du centre de traitement.

Appelée à commenter sa situation et le cumul de conditions, Martine ne mâche pas ses mots :

[Juron] Ils sont à veille de me dire que je ne peux plus marcher sur les pieds. Ils sont à veille de me demander de marcher sur les mains !

Alors que Martine multiplie les contacts avec le système judi-ciaire et correctionnel, principalement pour bris de conditions (notons qu’au total, entre 2008 et 2013, Martine n’aura été accusée que de trois infractions substantives  ; par contraste, elle a été accusée de sept infractions contre l’administration de la justice), alors qu’elle passe d’un « petit  » quadrilatère au bannissement complet de l’île de Montréal, personne ne semble remettre en question le bien-fondé de lui imposer des conditions aussi restrictives de liberté et suscep-tibles de porter atteinte à sa vie, sa santé et sa sécurité. Personne ne s’interroge non plus sur la nécessité de détenir préventivement une personne qui ne pose aucun risque pour la sécurité du public ou d’imposer une peine d’emprisonnement pour une infraction aussi mineure que celle de communiquer dans un lieu public en vue de vendre des services sexuels, une activité par ailleurs parfaitement légale. Finalement, personne ne semble se préoccuper du rôle abso-lument crucial de la procédure avant-procès dans la décision de l’ac-cusée de plaider coupable et dans celle prise par le tribunal de lui imposer une peine d’emprisonnement.

***

Entrée en vigueur le 3 janvier 1972, la Loi sur la réforme du cautionnement6 remplaçait la Partie XIV du Code criminel et propo-sait de « révolutionner totalement » la procédure relative à la com-

6. S.C. 1971, 19-20 Elizabeth II, ch. 37.

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parution et à la mise en liberté provisoire au Canada7. S’appuyant notamment sur les travaux de la Commission Ouimet8 ainsi que ceux de chercheurs juristes, dont le professeur Friedland qui avait réalisé une impressionnante recherche empirique dans les cours des magistrats de Toronto9, la loi affirmait clairement le droit à la mise en liberté provisoire, sauf lorsque la personne était accusée d’une infraction punissable de la peine de mort, de meurtre non qualifié ou de haute trahison, rompant ainsi définitivement avec la présomption de détention qui prévalait jusque-là10. L’adoption de la Charte cana-dienne des droits et libertés en 1982 allait accentuer cette tendance en consacrant le droit à un cautionnement raisonnable.

Or, de l’avis de plusieurs acteurs et observateurs de la scène judiciaire, d’importantes modifications apportées au fil des ans ont sérieusement compromis l’esprit de la réforme11, de sorte que les problèmes identifiés à l’époque relativement à l’utilisation excessive de la détention préventive, des cautions et des dépôts d’argent et le manque de cohérence et d’uniformité, persistent12. En outre, de nouveaux problèmes se sont ajoutés, notamment en lien avec l’impo-sition d’un nombre grandissant de conditions et les multiples bris d’engagement que celles-ci ont engendrés. Dans la foulée des discus-sions entourant les réformes nécessaires à apporter au droit pénal canadien, plusieurs voix s’élèvent pour demander une réforme en profondeur du système de mise en liberté provisoire13.

7. Albert DUMONTIER, «  Chronique de législation – La Loi sur la réforme du cautionnement », (1972) 13 Cahiers de droit 79.

8. Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle (rapport Ouimet), Justice pénale et correction : un lien à forger, 1969.

9. Martin FRIEDLAND, Detention Before Trial: A Study of Criminal Cases Tried in the Toronto Magistrates’ Courts, Toronto, University of Toronto Press, 1965 ; Martin FRIEDLAND, «  The Bail Reform Act Revisited  », (2012) 16 Revue canadienne de droit pénal 315.

10. R. c. Antic, (2017) CSC 27, par. 23.11. Mentionnons en particulier les modifications apportées aux motifs justifiant

la détention sous garde d’un prévenu à l’article 515(6) b) et c) et l’ajout de nombreuses infractions pour lesquelles la détention est présumée et imposant un renversement de fardeau sur les épaules du prévenu. Voir M. FRIEDLAND « The Bail Reform Act Revisited », (2012) 16 Revue canadienne de droit pénal 315, supra, note 10, p. 320. Cheryl Marie WEBSTER et al., « The Parable of Ms Baker: Understanding Pre-Trial Detention in Canada  », (2009) 21 Current Issues in Criminal Justice 79, p. 99 et Myles F. MCLELLAN, « Bail and the Diminishing Presumption of Innocence », (2010) 15 Revue canadienne de droit pénal 57, p. 62 à 64.

12. R. c. Antic, préc., note 10.13. Voir par exemple, Cheryl Marie WEBSTER, «  Lacunes relatives à la mise en

liberté sous caution au Canada : comment y remédier ? », Ministère de la Justice

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Dans cet article, nous souhaitons d’abord appuyer ces efforts de réforme. Comme le récit de Martine en témoigne de façon éloquente, nous sommes d’avis que le système actuel de mise en liberté pro-visoire mène à la violation systématique des droits fondamentaux de plusieurs milliers de prévenus, souvent marginalisés, qui sont détenus en détention préventive ou remis en liberté dans des condi-tions trop souvent déraisonnables alors qu’ils sont présumés inno-cents, créant par la même occasion un engorgement considérable au sein des tribunaux parce que les conditions ainsi imposées génèrent de nombreux bris et contribuent à créer une nouvelle catégorie de « criminels récidivistes ». Il y a là suffisamment de motifs pouvant justifier une intervention du Parlement et des acteurs judiciaires impliqués dans l’administration de la justice.

Cependant, au-delà de ses problèmes inhérents, nous voudrions aussi suggérer que l’exercice de réforme du droit auquel les juristes et les activistes sont aujourd’hui conviés, ne saurait faire l’écono-mie des aspects procéduraux du droit criminel ni des pratiques des acteurs qui sont engagés dans l’administration de la justice au stade

du Canada – Division de la recherche et de la statistique, juin 2015. Parmi ces voix, notons aussi les importants travaux de l’Association canadienne des libertés civiles, Set up to Fail: Bail and the Revolving Door or Pre-Trial Detention (Abby DESHMAN et Nicole MYERS), juillet 2014  ; la John Howard Society  : Reasonable Bail? Recommendations to improve the Bail Process in Ontario, 27 septembre 2013, le quotidien the Globe and Mail (Kirk MAKIN, « A Case for Bail Reform », 8 juin 2012, en ligne  : <https://www.theglobeandmail.com/news/national/a-case-for-bail-reform/article4244210/>  ; Globe editorial, «  Why are so many Unconvicted Canadians behind Bars  », 23 juillet 2014, en ligne  : <https://www.theglobeandmail.com/opinion/editorials/why-are-so-many-unconvicted-canadians-behind-bars/article19733777/>, Globe editorial, «  How the Trudeau Governement can fix Canada’s Broken Bail System?  », 22 février 2016, en ligne  : <https://www.theglobeandmail.com/opinion/editorials/how-the-trudeau-government-can-fix-canadas-broken-bail-system/article28845396/>. Voir aussi les travaux d’organismes judiciaires et parajudiciaires en matière d’administration de la justice  : par exemple, Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Justice différée, justice refusée – L’urgence de réduire les longs délais dans le système judiciaire, rapport intérimaire, août 2016 ; Ottawa-Carleton Detention Centre Task Force Action Plan, mai 2016, p. 5 et 12, Raymond E. WYANT, Mise en liberté sous caution et détention provisoire en Ontario, Ministère du Procureur général de l’Ontario, décembre 2016  ; Geoffrey D. COWPER, « A Criminal Justice System for the 21st Century », B.C Justice Reform Initiative; Final Report to the Minister of Justice and Attorney General Shirley Bond  », 7 août 2012, en ligne  : <http://bcjusticereform.ca/wp-content/uploads/2012/02/CowperFinalReport11.pdf>  ; Geoffrey D. COWPER, « A Criminal Justice System for the 21st Century: Fourth Anniversary Update to the Minister of Justice and Attorney General, Suzanne Anton, 2016 » ; Murray SEGAL, Championing Positive Change – Findings of the Review of the British Columbia Prosecution Service, 2016.

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de la mise en liberté. En effet, le récit de Martine démontre non seulement l’ampleur de la crise que traverse le système de mise en liberté, mais aussi la nécessité de se pencher sur son rôle de plus en plus important comme lieu d’administration des conflits et sur les liens qu’il entretient avec la détermination de la peine.

Dans un contexte où le modèle « légal et adjudicatif », au sens où l’entend Markus Dubber, selon lequel on prétend punir une personne pour une infraction à l’ordre établi à l’issue d’un processus d’adjudi-cation respectueux de la légalité et des droits14, continue d’être en perte de vitesse au profit d’une justice toujours plus préventive15 et managériale16, et où on assiste à la disparation progressive du procès comme lieu commun d’administration des conflits17, on ne peut plus envisager mettre en œuvre une réforme fondamentale du droit pénal et de la détermination de la peine sans prendre en considération les liens étroits entre la procédure avant-procès et le fond.

En première partie, nous présenterons d’abord le droit appli-cable à la mise en liberté provisoire. Nous ferons ensuite état de deux problèmes persistants, soit le recours excessif à la détention préventive et à la liberté sous conditions. Nous suggérons que contrairement à l’esprit de la réforme de 1972 qui faisait de la liberté inconditionnelle sa raison d’être, les acteurs judiciaires n’envisagent pratiquement plus que ces deux possibilités lors de la mise en liberté. Parmi les différentes explications proposées dans la littérature, nous favoriserons la thèse selon laquelle ces résultats seraient propres à la culture interne du système de justice. Cette situation peut être due au fait que la mise en liberté est un processus banal et routinier qui semble maintenant poursuivre des objectifs différents de ceux prévus par le Code criminel et que ces nouveaux développements

14. Markus D. DUBBER, « The New Police Science and the Police Power Model of the Criminal Process », dans Markus D. DUBBER et Mariana VALVERDE (dir.), The New Police Science: The Police Power in Domestic and International Governance, Stanford, Stanford University Press, 2006, 107-145 ; Markus D. DUBBER, The Police Power – Patriarchy and the Foundations of American Government, Colum-bia University Press, 2005, p. 180 et s.

15. Voir par exemple : Carol STEIKER, « The Limits of the Preventive State », (1998) 88 Journal of Criminal Law and Criminology 771  ; Andrew ASHWORTH et Lucia ZEDNER, Preventive Justice, Oxford, Oxford University Press, 2014.

16. Issa KOHLER-HAUSSMANN, « Managerial Justice and Mass Misdemeanors », (2014) 66 Stanford Law Review 611.

17. Marc Galanter n’hésite pas à parler du phénomène du « procès disparaissant » (vanishing trial) : Marc GALANTER, « The Vanishing Trial: An Examination of Trial and Related Matters in Federal and State Courts  », (2004) 1 Journal of Empirical Studies 459.

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n’ont pas été accompagnés des garanties nécessaires sur le plan des droits individuels.

En deuxième partie, nous tenterons de démontrer en quoi la réforme de la mise en liberté provisoire est liée aux questions plus fondamentales entourant la détermination de la responsabilité et de la peine. En effet, non seulement les décisions prises à cette étape influencent-elles directement le verdict et la peine, mais dans cer-tains cas, elles s’y substituent complètement. Nous conclurons en proposant certaines pistes de réforme.

Sur le plan méthodologique, ce texte s’appuie sur certains résultats obtenus dans le cadre d’un projet de recherche d’envergure mené entre 2012 et 2016 dans quatre villes canadiennes (Montréal, Ottawa, Toronto et Vancouver)18 sur le recours grandissant aux conditions ayant une dimension géographique imposées lors du pro-cessus de mise en liberté ou par le biais d’ordonnances de probation à différents groupes de personnes marginalisées qui utilisent les espaces publics (y compris les personnes en situation d’itinérance, les travailleur/ses du sexe de rue, les usagers de drogue de rue et les manifestants). En nous fondant sur les enseignements de la géogra-phie critique du droit, nous cherchions à documenter la nature et l’étendue de l’utilisation de ces conditions et à analyser l’impact de celles-ci sur les droits des personnes marginalisées et sur le système de justice criminelle19.

Dans le cadre de ce projet, nous avons non seulement fait une analyse de la littérature juridique et de la jurisprudence en vigueur, mais nous nous sommes aussi appuyés sur une démarche de recherche propre aux sciences sociales, alliant à la fois des méthodes de recherche qualitative et quantitative. Nous avons ainsi effectué 48 entretiens semi-dirigés auprès de personnes assujetties à des conditions de mise en liberté et de probation et 18 entretiens auprès d’acteurs judiciaires impliqués dans l’imposition ou la négociation de telles conditions dans les quatre villes mentionnées. Nous avons aussi effectué une cinquantaine d’heures d’observation en salle de

18. Ce projet de recherche était financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (2012-2016).

19. Voir notamment Marie-Eve SYLVESTRE et al., «  Spatial Tactics in Criminal Courts  and The Politics of Legal Technicalities  », (2015) 47 Antipode 1346 et Marie-Eve SYLVESTRE et al., « Conditions géographiques de mise en liberté et de probation imposées aux manifestants  : une atteinte injustifiée au droit à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association », (2017) 62 Revue de droit de McGill (sous presse).

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comparution et obtenu des données quantitatives exhaustives sur les conditions imposées à Montréal et à Vancouver au cours de la dernière décennie.

1. LA MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE EN MAL DE RÉFORME

1.1 En droit, la détention et la libération sous conditions sont exceptionnelles

La mise en liberté d’un accusé dans l’attente de son procès est, en droit canadien, la règle plutôt que l’exception. L’alinéa 11e) de la Charte canadienne consacre d’ailleurs le droit à tout inculpé « de ne pas être privé sans juste cause d’une mise en liberté assortie d’un cautionnement raisonnable »20. Selon la Cour suprême, la pro-tection accordée par cette disposition est double : la mise en liberté d’un accusé ne saurait être refusée qu’en cas de «  juste cause » et les modalités de cette mise en liberté doivent être raisonnables21. Cette garantie est, en quelque sorte, une application particulière du principe de justice fondamentale qu’est la présomption d’innocence à une étape bien précise de la procédure criminelle, celle de la mise en liberté22.

Ainsi, un accusé doit être mis en liberté sans condition, à moins que le ministère public n’établisse l’existence de motifs justifiant sa détention ou l’imposition de conditions23. La détention du prévenu ne sera justifiée que si elle est nécessaire pour assurer sa présence devant le tribunal, pour assurer la protection ou la sécurité du public, des victimes ou des témoins, eu égard aux circonstances y compris toute probabilité marquée que le prévenu s’il est mis en liberté com-mettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice, ou pour maintenir la confiance du public envers l’adminis-tration de la justice24.

20. Charte canadienne des droits et libertés, Annexe II de la Loi de 1982 sur le Canada, ch. 11, (R.-U.), art. 11e).

21. R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665, p. 689-691, juge en chef Lamer [Pearson]. Voir aussi R. c. Antic, préc., note 10, par. 36-37.

22. Pearson, ibid., p. 688-689 et Antic, préc., note 10, par. 1.23. Art. 515(1) C.cr. Sauf exceptions : art. 515(6) C.cr. et art. 522(1) et (2) C.cr. Sur le

fardeau du ministère public de démontrer la nécessité d’imposer des conditions de mise en liberté, voir R. c. S.K., [1998] SJ no 863 (QL) aux par. 13–17 (Sask. Prov. Ct.) ; R. c. Root, [2004] OJ No. 4347 (QL), par. 9-10 (Ont Sup Ct).

24. Art. 515(10) C.cr. Sur le troisième motif, voir R. c. Hall, 2002 CSC 64, [2002] 3 R.C.S. 309 et R. c. St. Cloud, [2015] 3 R.C.S. 328, 2015 CSC 27.

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203Une peine avant jugement ?

De plus, suivant le «  principe de l’échelle  », reflété aux par. 515(2) et (3) C.cr., un accusé doit être libéré aux conditions les moins restrictives possible25, chaque échelon de l’échelle devant être exa-miné et écarté avant de pouvoir passer à l’échelon suivant26.

Un prévenu peut être remis en liberté à différents moments et par différentes personnes : après son arrestation par un policier ou un fonctionnaire responsable27, de consentement lors de la comparu-tion, par le procureur de la couronne et entériné par un juge de paix, ou encore, lorsque celle-ci est contestée, par un juge de paix, à l’issue d’une enquête de mise en liberté provisoire.

Les policiers et les juges de paix disposent de pouvoirs distincts quant à l’imposition de conditions. Alors que l’agent de la paix ne peut imposer que certaines conditions énumérées et toutes autres « conditions nécessaires pour la sécurité des victimes ou des témoins de l’infraction  »28, le juge peut quant à lui imposer l’ensemble de ces conditions ainsi que toute «  condition raisonnable qu’il estime opportune »29.

1.2. En pratique, un choix entre deux maux : la détention ou la mise en liberté sous conditions

Plusieurs études récentes ont démontré que ces principes ne sont pas toujours respectés30. Deux phénomènes distincts ont ainsi été analysés au cours de la dernière décennie, soit le recours excessif à la détention et aux conditions de mise en liberté.

1.2.1 Le recours excessif à la détention provisoire

Le premier phénomène a été bien documenté31. En 2014-2015, le nombre d’adultes placés en détention provisoire dépassait largement

25. Gary T. TROTTER, The Law of Bail in Canada, 3e éd., Toronto, Carswell, 2010 (feuilles mobiles, mise à jour 2016-1), p. 6-7, 6-10. R. c. Antic, préc., note 10, par. 9 et 67. Voir aussi R. c. Anoussis, 2008 QCCQ 8100, 242 C.C.C. (3d) 113 au par. 23.

26. R. c. Antic, préc., note 10, par. 67(f).27. Voir art. 493 C.cr. pour une définition du « fonctionnaire responsable ». 28. Art. 503(2.1) C.cr.29. Art. 515(4) C.cr. 30. Voir généralement TROTTER, supra, note 25, p. 6-9  ; Martin L. FRIEDLAND,

« Criminal Justice in Canada Revisited », (2004) 48 Crim. L. Q. 419, p. 433-434.31. Marie-Marthe COUSINEAU, «  Détention provisoire au Québec  : éléments de

connaissance et propositions de réflexions  », (1995) 28 Criminologie 5, p. 11  ;

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Réformer le droit criminel au Canada / Criminal Law Reform in Canada204

le nombre de personnes condamnées à une peine d’emprisonnement au Canada, s’établissant à 57 %32. De fait, l’écart se creuse chaque année depuis au moins 10 ans33, et ce, bien qu’il existe certaines variations régionales34. Cela a d’ailleurs des effets disproportionnés sur certains groupes racisés et marginalisés dont les Autochtones qui représentaient 25 % des admissions en détention provisoire en 2014-201535. Une étude récente effectuée par Karen Beattie, André Solecki et Kelly E. Morton Bourgon pour le ministère de la Justice du Canada démontre d’ailleurs qu’un prévenu était plus susceptible d’être placé en détention par la police après son arrestation ou par le tribunal s’il était un « homme célibataire, autochtone ou sans emploi ou [était] atteint d’une maladie mentale ou soupçonné de l’être »36.

La décision de détenir un individu est d’abord prise par la police au moment de l’arrestation et, comme on le verra plus loin, celle-ci

C.M. WEBSTER, A.N. DOOB et N.M. MYERS, « Parable », supra, note 11, p. 86 ; Canadian Civil Liberties Association and Education Trust, Set Up to Fail: Bail and the Revolving Door of Pre-trial Detention, Toronto, Canadian Civil Liberties Association, 2014, p. 5 et s., Nicole Marie MYERS, « Eroding the Presumption of Innocence: Pre-Trial Detention and the Use of Conditional Release on Bail », (2017) 57 British Journal of Criminology 664, p. 671.

32. Julie REITANO, «  Statistiques sur les services correctionnels pour adultes au Canada 2014-2015 », Statistique Canada, 1er mars 2017.

33. Programme des services correctionnels, «  Tendances de l’utilisation de la détention provisoire au Canada, 2004-2005 à 2014-2015 », Statistique Canada, 10 janvier 2017  : « En dix ans, le nombre d’adultes a augmenté de près de six fois par rapport au nombre d’adultes en détention après condamnation » (p. 3) ; Cheryl WEBSTER, « Lacunes relatives à la mise en liberté sous caution », supra, note 11, p. 2 : « la population renvoyée en détention préventive a triplé au cours des 35 dernières années ».

34. En 2014-2015, la proportion d’adultes en détention provisoire ou avant-procès par rapport au nombre total de personnes détenues était de 68 % en Nouvelle-Écosse, représentant le taux le plus élevé au Canada. Suivaient l’Alberta (67 %), le Manitoba et l’Ontario (65 %), le Yukon (59 %), la Colombie-Britannique (57 %). Par contraste, au Québec, le taux se situe à 45 %.

35. Programme des services correctionnels, Tendances de l’utilisation de la détention provisoire au Canada, 2004-2005 à 2014-2015, Statistique Canada, 10 janvier 2017, p. 8. Voir aussi Ontario, Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario, Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario, Toronto, 1995 (Margaret GITTENS et David P. COLE) et Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, supra, note 14, p. 6.

36. Karen BEATTIE et al., Les caractéristiques de la détention et de la mise en liberté par la police et par le tribunal : données tirées de l’étude de l’efficacité du système de justice, ministère de la Justice du Canada – Département de la recherche et de la statistique, 2013, p. 5. L’étude a été menée dans quatre provinces non identifiées avec un échantillon aléatoire de 3 093 dossiers.

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205Une peine avant jugement ?

influence directement la suite des procédures37. Selon les données préliminaires de l’étude menée par Beattie et al., plus de quatre pré-venus sur dix seraient détenus par la police (41,1 %) alors que 58,9 % d’entre eux seraient remis en liberté, le taux de détention grimpant à 46 % dans l’un des trois sites observés38. D’autres études menées en Ontario arrivent à des conclusions similaires, soit près d’une per-sonne sur deux39. Parmi les prévenus comparaissant détenus, envi-ron deux tiers seraient ensuite libérés par le tribunal à l’issue d’une enquête de mise en liberté provisoire alors que 34,1 % demeureraient détenus40. Ces taux demeurent beaucoup trop élevés considérant le fait que les personnes détenues sont toujours présumées innocentes au sens de la loi et considérant le type d’infractions (pour la plupart, mineures) qui accablent les tribunaux canadiens. De plus, le recours à la détention ou encore la menace d’y recourir a un effet direct sur le type de mise en liberté ensuite accordée au prévenu.

1.2.2 L’utilisation des conditions est généralisée

Lors de la réforme de 1972, la mise en liberté sous conditions avait été accueillie avec soulagement, se présentant véritablement

37. M.-M. COUSINEAU, «  Détention provisoire au Québec  : éléments de connais-sance et proposition de réforme », supra, note 31 ; Fernanda PRATES et Marion VACHERET, « La décision policière  », dans M. VACHERET et F. PRATES, La détention avant jugement, une pratique controversée, Montréal, Presses de l’Uni-versité de Montréal, 2015, p. 49.

38. Karen BEATTIE, André SOLECKI et Kelly E. MORTON BOURGON, supra, note 36, p. 9. Nous ne connaissons pas les sites retenus dans l’étude du Ministère, mais savons qu’il existe un manque d’uniformité en la matière au Canada : voir R. c. Antic, préc., note 10, par. 64-65. Notons toutefois que la situation semble s’être améliorée par rapport aux conclusions tirées par Marie-Marthe Cousineau au début des années 1990. En analysant un échantillon de 1  792 suspects appréhendés par les policiers de Montréal en 1989, celle-ci conclut que seulement 29,1 % d’entre eux étaient remis en liberté alors que 70,9 % demeuraient détenus jusqu’à la première comparution : M.-M. COUSINEAU, supra, note 31, p. 13.

39. WEBSTER, DOOB et MYERS, supra, note 13, p. 97 (50,2  % des personnes arrêtées par la police entre 2006 et 2008 dans huit juridictions ontariennes étaient détenues).

40. K. BEATTIE, A. SOLECKI et K.E. MORTON BOURGON, supra, note 36, p. 17. Encore une fois, la situation semblait bien différente au début des années 1990 à Montréal alors que les prévenus qui comparaissaient détenus n’étaient remis en liberté qu’une fois sur deux : COUSINEAU, supra, note 31, p. 14 : 55 % lors de la comparution de consentement et sans enquête, et 50,1 % à l’issue d’une enquête de mise en liberté. Par contre, voir Cheryl WEBSTER, « Out of Sight, Out of Mind: a Case Study of Bail Effiency in an Ontario Video Remand Court », (2009) 21 Current Issues in Criminal Justice 103 : seulement 13 % des prévenus demeuraient détenus durant les procédures alors que 81,6 % d’entre eux étaient libérés.

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Réformer le droit criminel au Canada / Criminal Law Reform in Canada206

comme une alternative à l’incarcération : il s’agissait d’abord de libé-rer le prévenu inconditionnellement et à défaut, de lui imposer une série de conditions, la détention devant demeurer exceptionnelle. Force est de constater que quelques années plus tard, la mise en liberté sous conditions est passée de mesure intermédiaire à mesure principale, éclipsant totalement la liberté inconditionnelle. Elle constitue maintenant la seule alternative réelle à l’incarcération.

Selon l’étude menée par le ministère de la Justice du Canada, au moins 44,3 % des personnes appréhendées par la police ont été libérées sous conditions (par le biais d’une promesse ou d’un enga-gement avec ou sans dépôt d’argent), sachant que dans l’un de ces trois sites, ce taux s’élevait à 76,4 %41. De plus, il semble qu’aucune des personnes mises en liberté par un juge à l’issue d’une enquête de mise en liberté provisoire ne l’ait été inconditionnellement42 ! En effet, 54,7  % d’entre elles l’ont été avec une promesse assortie de conditions (art. 515(2)a) C.cr.), alors que 16,4 % ont dû fournir un engagement à un montant d’argent, sans caution, mais avec condi-tions (art. 515(2)b) C.cr.), 17,5  % ont fourni un engagement avec conditions et caution (art. 515(2)c) C.cr.), 8 % un engagement sans caution, mais avec conditions et dépôt d’argent (art. 515(2)d) C.cr.), et 3,3 % un engagement avec ou sans caution et avec dépôt d’argent et conditions (art. 515(2)e) C.cr.)43. Si les tribunaux semblent respec-ter le principe de l’échelle prévu au Code criminel dans le choix des conditions de surveillance, c’est qu’ils ont complètement omis la pre-mière étape qui consiste à libérer inconditionnellement le prévenu !

41. K. BEATTIE, A. SOLECKI et K.E. MORTON BOURGON, supra, note 36, p. 15 (tableau 6). Il existe très peu de données sur la mise en liberté effectuée par les policiers au Canada, l’étude du Ministère étant la seule disponible à notre connaissance.

42. Ces observations ont été confirmées dans d’autres études  : voir notamment Nicole MYERS, « Eroding », supra, note 31, selon laquelle 82,9 % des prévenus en Ontario étaient libérés sous une forme quelconque de supervision judiciaire (p. 673). L’étude a été réalisée à partir d’observations dans 11 tribunaux de mise en liberté dans le sud de l’Ontario entre 2006 et 2013. Des résultats similaires ont été obtenus dans le cas de jeunes contrevenants : Jane B. SPROTT et Nicole MYERS, « Set Up to Fail: the Unintended Consequences of Multiple Bail Conditions, (2011) Revue canadienne de criminologie et de justice pénale 404  ; Nicole MYERS et Sunny DHILLON, « The Criminal Offence of Entering Any Shoppers Drug Mart in Ontario: Criminalizing Ordinary Behaviour with Youth Bail Conditions », (2013) Revue canadienne de criminologie et de justice pénale 187.

43. K. BEATTIE, A. SOLECKI et K.E. MORTON BOURGON, supra, note 36, p. 21.

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207Une peine avant jugement ?

Les données quantitatives obtenues dans le cadre de notre pro-jet confirment également cette réalité judiciaire. Nous avons ainsi analysé 74 408 ordonnances de mise en liberté rendues par un juge de la Cour provinciale à Vancouver, y compris le Downtown Commu-nity Court et le Drug Court, entre 2005 et 201244. D’abord, nous avons constaté que seulement 3 % des ordonnances de mise en liberté ne contenaient aucune condition (voir tableau 1). En moyenne, celles-ci contenaient plutôt 4,4 conditions par ordonnance ou 5,8 conditions par dossier et 20 % d’entre elles contenaient plus de six conditions par ordonnance.

Tableau 1 – Nombre de conditions par ordonnance (Vancouver)

Nombre de conditions

Ordonnances % % cumulatif

0 2 326 3,1 3,1

1 7 754 10,4 13,5

2 12 245 16,5 30

3 12 415 16,7 46,7

4 11 541 15,5 62,2

5 8 050 10,8 73

6 6 619 8,9 81,9

7 4 640 6,2 88,1

8 2 997 4,0 92,1

9 1 662 2,2 94,3

10 1 056 1,4 95,7

11 923 1,2 96,9

12 1440 1,9 98,8

13 358 0,5 99,4

14+ 382 0,5 99,9

Total 74 408 100 100

Parmi les conditions les plus fréquemment imposées (tableau 2), nous retrouvons la condition de ne pas troubler la paix ou l’ordre public et d’avoir une bonne conduite (keep the peace and be of good

44. Les données ont été obtenues par le biais d’une demande d’accès à l’information à la banque de données JUSTIN du ministère de la Justice de la Colombie-Britannique.

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Réformer le droit criminel au Canada / Criminal Law Reform in Canada208

behaviour  ; 15,8  %). Cette condition est obligatoire à la probation ou dans le cadre d’une ordonnance d’emprisonnement avec sursis, mais elle est facultative lors de la mise en liberté suivant le principe selon lequel les prévenus doivent être libérés45. Or, plusieurs juges et avocats semblent lui accorder un statut obligatoire46. Notons égale-ment la présence de plusieurs conditions à caractère géographique, dont les ordonnances de ne pas se trouver (no go  ; 10,7 %), ou des ordonnances interdisant la fréquentation de périmètres délimités ou quadrilatères (area restrictions  ; 10  %), comme celles imposées à Martine, et qui ont pour effet de limiter l’accès à certains espaces publics.

Tableau 2 – Conditions les plus fréquentes (Vancouver)

Conditions Nombre %

Keep the peace 51 437 15,8

No weapon / tools 50 578 15,5

Report to 39 984 12.3

No go 35 048 10,7

No contact 33 452 10,3

Area restrictions 32 626 10,0

Reside 26 936 8,3

Other 19 792 6,1

Treatment 11 581 3,5

No drugs / alcohol 10 869 3,3

Curfew 5 767 1,8

No motor vehicle 4 464 1,4

Appear before courtroom 3 415 1,1

House arrest 439 0,1

Total 326 388 100

45. Art. 732.1(2)a) C.cr. (probation) et 742.3(1) C.cr. (emprisonnement avec sursis). 46. Voir R. v. S.K., [1998] S.J. No. 863 (Sask. Prov. Ct.), par. 25-27 et R. v. A.D.B. 2009

SKPC 120, « Unfortunately there appears to be a belief among some counsel and justice officials that there are statutory conditions of release. I have been told on several occasions that the conditions to keep the peace and be of good behaviour and appear before the Court when required to do so are statutory. While these requirements are explicit in an undertaking or recognizance, they are not statu-tory conditions of judicial interim release. Nor should they be considered manda-tory or usual conditions of release » (par. 11) ; « this is a practice which must not continue » (par. 22).

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209Une peine avant jugement ?

En fait, la présence de ces conditions est tellement normalisée qu’il existe des formulaires de mise en liberté qui dressent une liste des conditions facultatives les plus communes dans la plupart des juri-dictions. Il suffit alors pour le policier, le procureur ou le juge de cocher les conditions qu’ils estiment appropriées dans chacun des dossiers47.

Le recours généralisé aux conditions produit plusieurs effets néfastes pour les personnes qui y sont assujetties et pour le système de justice criminelle. D’abord, les conditions génèrent énormément d’infractions contre l’administration de la justice48, et en particulier des accusations pour défaut de se conformer à une ordonnance ou bris d’engagement49. En 2013-2014, près de 40 % des causes réglées devant les tribunaux pour adultes au Canada contenaient au moins une infraction contre l’administration de la justice et 50 % d’entre elles visaient le bris d’engagement50. De plus, pour l’année 2009 seulement, ces infractions représentaient à elles seules des coûts de 730 millions de dollars annuellement51.

L’infraction de bris d’engagement crée un renversement de far-deau de preuve pour l’accusé52. Dans ces circonstances, il n’est pas

47. SYLVESTRE et al., supra, note 19, p. 1358. Françoise Vanhamme et son équipe ont aussi fait le même constat : Françoise VANHAMME, « Organisation sociale de la mise en liberté provisoire : des effets de profilage ? », (2016) 22 Reflets 28, p. 48.

48. Selon les catégories utilisées par Statistique Canada, les infractions contre l’ad-ministration de la justice (IAJ) comprennent « les infractions au Code criminel telles que le défaut de se conformer à une ordonnance [y compris le bris d’engage-ment], l’évasion ou l’aide à l’évasion, le fait de se trouver illégalement en liberté, le défaut de comparaître devant le tribunal, le manquement à une ordonnance de probation et d’autres infractions contre l’administration de la justice (p. ex. prétendre faussement être un agent de la paix) » : Marta BURCZYCKA et Chris-topher MUNCH, Tendances des infractions contre l’administration de la justice, Statistique Canada, 15 octobre 2015, p. 4. Selon cette étude, 1 infraction sur 10 rapportées à la police au Canada est une IAJ (p. 6).

49. Art. 145(3) et (5.1) C.cr. Selon M. BURCZYCKA et C. MUNCH, supra, note 48, p. 7, le bris d’engagement est l’infraction contre l’administration de la justice la plus commune commise au Canada (57 %).

50. M. BURCZYCKA et C. MUNCH, supra, note 48, p. 13 (39 %). Ce taux s’élève à 33 % au Québec (20 000 dossiers sur 60 000) et à plus de 50 % dans les Prairies. Les IAJ comptaient par ailleurs pour 23 % de toutes les causes réglées par les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes en 2014-2015, en baisse de 11 % depuis 2010-2011 cependant : Ashley MAXWELL, Statistiques sur les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes au Canada, 2014-2015, 21 février 2017, p. 7.

51. Ministère de la Justice du Canada, Les coûts du système de justice liés aux infrac-tions contre l’administration de la justice au Canada, 2009, janvier 2013, p. 14.

52. Notons à cet égard que le 6 juin 2017, la ministre de la Justice du Canada a déposé la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice

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Réformer le droit criminel au Canada / Criminal Law Reform in Canada210

surprenant que le fait qu’un prévenu ait commis une telle infraction augmente non seulement la probabilité qu’il demeure détenu après son arrestation et à l’issue de l’enquête de mise en liberté53, mais également celle qu’il soit éventuellement trouvé coupable et qu’il se voit imposer une peine d’emprisonnement54. C’est dire que le cas de Martine, qui a été accusée de 2,5 infractions de bris pour chaque infraction substantive et qui a été détenue presque systématique-ment à la suite de son arrestation, est loin d’être exceptionnel !

Mais surtout, on constate que la détention préventive et les conditions de mise en liberté ont d’importants effets punitifs sur les personnes concernées55. Le récit de Martine est éloquent à cet égard. Souffrante, sans espace ni temps pour contester ses conditions et désireuse de sortir à tout prix, ses droits les plus fondamentaux à la vie, la liberté et la sécurité, à la présomption d’innocence et à un cautionnement raisonnable ont maintes fois été bafoués. Trop nom-breuses et irréalistes eu égard à sa situation personnelle, les condi-tions ont généré un nombre de bris et de manquements tels qu’ils sont venus gonfler son dossier judiciaire la transformant en véritable récidiviste et en alourdissant chaque fois plus la sévérité des peines qui lui sont imposées.

et apportant des modifications corrélatives à une autre loi (C-51) qui prévoit la modification de l’article 145 afin de modifier le fardeau de preuve par le retrait des mots « dont la preuve lui incombe » : voir notamment les articles 7 et 12 du projet de loi.

53. En fait, les prévenus ayant déjà commis une infraction prévue à l’article 145 C.cr., comme l’omission de comparaître ou le défaut de se conformer à une ordonnance de mise en liberté étaient détenus dans 56,7 % des cas tandis que ceux ayant manqué à une ordonnance de probation l’étaient dans 55,4 % des cas. Il s’agit du deuxième et troisième plus haut taux de détention après les prévenus qui ont déjà commis des infractions d’ordre sexuel dont le taux s’élève à 57,4 %. De plus, les prévenus sont plus susceptibles d’être détenus si l’infraction la plus grave qu’ils ont commise est une infraction contre l’administration de la justice (le taux de détention se situant à 66,1 %). K. BEATTIE, A. SOLECKI et K.E. MORTON BOURGON, supra, note 36, p. 5, 12 et 14.

54. M. BURCZYCKA et C. MUNCH, supra, note 48, p. 14  : en 2013-2014, les taux de condamnation et d’incarcération s’élèvent respectivement à 76  % et 53  % comparativement à des taux de 55 % et 22 % pour les causes qui ne contenaient aucune IAJ. Des constats similaires avaient d’ailleurs été formulés dans les années 1990 par M.-M. COUSINEAU, supra, note 31.

55. Marie-Eve SYLVESTRE, Dominique BERNIER et Céline BELLOT, « Zone Restric- tion Orders in Canadian Courts and the Reproduction of Socio-Economic Inequal-ity », (2015) 5 Onati Socio-Legal Series 280.

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211Une peine avant jugement ?

1.3 Un processus de mise en liberté routinier et aux objectifs multiples

Comment en sommes-nous arrivés là  ? La littérature semble claire sur un point : l’augmentation du recours à la détention et aux conditions n’est pas liée à l’augmentation des taux de criminalité ou encore à des changements dans la gravité de cette criminalité durant les périodes observées56. Les auteurs privilégient davantage la thèse interne selon laquelle ces changements seraient attribuables direc-tement au système de justice et à ses acteurs. Plusieurs observateurs ont conclu qu’une telle escalade s’explique en raison de l’adoption d’une posture défensive et sécuritaire par des acteurs judiciaires qui pèchent par excès de prudence et s’avèrent particulièrement peu dis-posés à prendre des risques dans le contexte de la nouvelle pénologie où la gestion de populations à risque prime sur les droits indivi-duels57. D’autres sont d’avis que l’ajout de plusieurs cas « exception-nels  » pour lesquels il y a renversement du fardeau de preuve et présomption de détention, par exemple le bris d’engagement, la pos-session de drogues dans le but d’en faire le trafic et les infractions commises avec des armes à feu, a en quelque sorte contaminé l’esprit de la réforme et la pratique du droit58.

Dans le cadre de notre étude, nous sommes allés à la rencontre des juges et des procureurs afin d’explorer les objectifs qu’ils pour-suivent à cette étape de la procédure dans le but notamment de mieux comprendre les obstacles à l’application des principes énoncés

56. Programme des services correctionnels, Tendances de l’utilisation de la détention provisoire au Canada, 2004-2005 à 2014-2015, Statistique Canada, 10 janvier 2017, p. 5-6. Le taux de détention provisoire a augmenté de 39 % entre 2004-2005 et 2014-2015 alors que l’indice de gravité de la criminalité diminuait de 36 % durant la même période (p. 5-6). Voir aussi WEBSTER, DOOB et MYERS, supra, note 12, p. 86-87.

57. Voir par exemple : C.M. WEBSTER, A.N. DOOB ET N.M. MYERS, supra, note 11 ; Nicole MYERS, « Shifting Risk: Bail and the Use of Sureties », (2009) 21 Current Issues in Criminal Justice 127 ; Sarah TURNBILL et Kelly HANNAH-MOFFAT, « Under these conditions – Gender, Parole and the Governance of Reintegration », (2009) 49 British Journal of Criminology 532 ; F. VANHAMME, supra, note 47, p. 31  ; Vicki LABELLE et Françoise VANHAMME, « Les risques du métier de procureur », dans M. VACHERET et F. PRATES, La détention avant jugement, une pratique controversée, Montréal, P.U.M., 2014, p. 65 et Françoise VANHAMME, « Les conditions judiciaires du maintien en liberté », dans M. VACHERET et F. PRATES, La detention avant jugement, une pratique controversée, p. 83.

58. FRIELDLAND, « Bail Reform Revisited », supra, note 9, p. 320  ; MCLELLAN, supra, note 11, p. 62.

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au Code criminel. Nous faisons deux constats importants que nous exposons brièvement59.

1.3.1 Des impératifs bureaucratiques

Premièrement, la décision de détenir une personne ou de lui imposer des conditions est prise dans un laps de temps extrêmement court. Si les tribunaux croulent sous les délais, lorsqu’une personne doit finalement comparaître ou être mise en liberté, son dossier est souvent réglé en quelques minutes. Bien que ces décisions ne soient pas prises à la légère et qu’elles font l’objet d’une certaine réflexion par les acteurs, il reste qu’elles sont aussi prises dans l’urgence et font partie d’une routine judiciaire. Les décisions s’appuient d’ail-leurs sur des dispositions procédurales si familières qu’il n’apparaît même plus nécessaire de les consulter (voire de les respecter ?). Deux acteurs rencontrés en témoignent :

Ça va très, très vite, donc on se fait une idée très rapidement. Par moments, si c’est complexe, on peut avoir besoin de recul quand on estime que ça s’impose… mais en même temps l’enquête sur remise en liberté c’est une mesure urgente et ça demande une décision rapide. Les principes ben, on les maîtrise là. (AJP2)

C’est ben difficile de répondre à vos questions parce qu’on le fait on dirait par seconde nature, quand on est procureur de la Couronne là pis qu’on a plein de dossiers à autoriser pis à faire comparaître puis à faire décider des conditions, on ne passe pas une demi-heure à se poser des questions… c’est comme cou-per son sandwich en quatre au lieu d’en deux, par la force des choses, par la pratique, par le fait d’être dans le bain puis de, c’est comme ça que ça fonctionne. (AJM3)

Finalement, comme d’autres ont pu le constater, ces décisions suivent une chaîne décisionnelle initiée par la police où celle-ci joue donc un rôle crucial et dans laquelle les acteurs judiciaires n’inter-viennent que rarement60. Des acteurs expliquent la chaîne décision-nelle ainsi :

59. Pour plus de détails, voir notamment M.-E. SYLVESTRE et al., supra, note 19.60. COUSINEAU, supra, note 31  ; Gail KELLOUGH, «  Getting Bail: Ideology in

Action  », dans Thomas O’REILLY-FLEMMING (dir.), Post-critical Criminology, Toronto, Prentice Hall, 1996, p. 159  ; V. LABELLE et F. VANHAMME, supra, note 57, p. 73 ; F. VANHAMME, supra, note 47, p. 84.

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En fait la suggestion initiale, elle est faite par les autorités policières au niveau du dossier même. Et si la Couronne est d’accord avec ça, elle le suggère à la défense et si la défense est d’accord avec ça, elle le suggère à son client. (AJP2)

Pour les quadrilatères, les policiers nous suggèrent souvent dans leurs dossiers parce qu’eux-autres ils sont en mesure de savoir ou d’observer. C’est le juge qui impose les conditions, mais c’est les policiers qui nous suggèrent, pis moi souvent j’y allais avec ce que le policier proposait. (AJM4)

Vous êtes allée aux comparutions, vous voyez comment ça se passe : la Couronne dit voici les conditions… et pour être ben franc, aux comparutions, si l’avocat de la défense nous souligne pas un problème, [...] (AJP1)

Un cas typique, c’est peut-être une affaire de prostitution, ça on voit ça souvent des ordonnances de quadrilatère. Mettons une jeune femme. Elle a des antécédents en semblable matière ou des causes pendantes et lorsqu’elle comparaît, parce que souvent je vois qu’il y a une optique qui est soulignée. Souvent c’est le juge qui impose suite aux suggestions des parties, les parties suggèrent de façon commune et d’un commun accord, et nous autres, on suit, parce qu’en fait, vous savez en matière criminelle, le juge intervient si les propositions apparaissent déraisonnables, mais si c’est pas déraisonnable, ben on enté-rine. (AJM1)

1.3.2 Des objectifs à la dérive

Deuxièmement, dans le cas des infractions mineures commises par des personnes marginalisées qui ont fait l’objet de notre étude et qui représentent par ailleurs une part considérable de l’activité judiciaire, ces acteurs semblent poursuivre des objectifs différents de ceux prévus au Code criminel.

Parmi les motifs énoncés à l’article 515(10) C.cr. permettant de justifier la détention et l’imposition de conditions, les acteurs s’ap-puient généralement sur le second motif61, qu’il convient de citer au long :

61. Voir aussi F. VANHAMME, supra, note 47, p. 93 citant deux juges : « Le motif se-condaire est le plus populaire » et « je vous dirais que sur 100 enquêtes de caution qu’on fait, dans 85 % des cas, la question qui se pose, c’est le deuxième motif ».

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[10] Pour l’application du présent article, la détention d’un pré-venu sous garde n’est justifiée que dans l’un des cas suivants :

[…]

b) sa détention est nécessaire pour la protection ou la sécurité du public, notamment celle des victimes et des témoins de l’in-fraction ou celle des personnes âgées de moins de dix-huit ans, eu égard aux circonstances, y compris toute probabilité marquée que le prévenu s’il est mis en liberté, commettra une infraction criminelle ou nuira à l’administration de la justice.

Dans l’interprétation de ce second motif, il appert que les acteurs judiciaires mettent d’abord l’accent sur la prévention du crime, l’ar-rêt immédiat d’agir ou le risque de récidive62 sans qu’ils ne fassent nécessairement mention de la question de la sécurité du public, des victimes ou des témoins ou encore du degré de dangerosité posé par la personne63 :

Q : Ben alors, ce serait quoi les raisons qui sous-tendent l’impo-sition de ces conditions ?

R : C’est toujours la même raison !

Q : C’est vrai ?

R : Ben, c’est toujours les raisons qui sont prévues au Code là, pour empêcher la continuation d’une infraction, ou encore c’est pour empêcher qu’ils commettent d’autres infractions dans le futur. (AJM1)

D’abord, soulignons qu’il y a un certain non-sens à envisager la récidive à une étape de la procédure où l’accusé est présumé inno-cent64. Par ailleurs, nous constatons que le facteur premier ne semble

62. Andrew ASHWORTH et Lucia ZEDNER, Preventive Justice, Oxford, Oxford Uni-versity Press, p. 66.

63. Notons que nous avons mené ces entretiens en nous intéressant aux conditions de mise en liberté plutôt qu’à la détention préventive. F. Vanhamme et son équipe se sont intéressées spécifiquement à la détention préventive et arrivent à une conclusion similaire affirmant qu’en évaluant «  le concept de protection ou de sécurité du public, [les juges] y intègrent certes des événements impliquant de la violence, mais aussi d’autres faits moins lourds », dont la protection des biens matériels des citoyens. Voir supra, note 47, p. 94.

64. A. ASHWORTH et L. ZEDNER, Preventive Justice, supra, note 62, p. 66.

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pas uniquement être la protection du public, prémisse sur laquelle cette disposition du Code repose, mais bien le risque de récidive en soi qui porterait atteinte à cette sécurité, et ce, peu importe la nature de l’infraction en cause65. Le fait de mettre l’accent sur le risque de récidive ou la perpétration de nouvelles infractions peut sembler à contrecourant de l’esprit de la réforme de 1972 et des dispositions en faveur de la mise en liberté d’un prévenu pour une infraction pour laquelle il vient d’être appréhendé. C’est que l’article 515(10)b) n’associe justement pas la protection du public, des victimes ou des témoins à la présence d’une menace réelle ou imminente à leur sécurité. Pire encore, cet article a été modifié rapidement après l’en-trée en vigueur de la nouvelle partie XIV du Code criminel dans les années 1970 afin d’éliminer la référence à un « préjudice grave » per-mettant ainsi au tribunal de considérer la possibilité marquée que l’accusé commette tout type d’infraction s’il est relâché66.

Or, ce faisant, les tribunaux briment la présomption d’inno-cence et le droit de ne pas être privé d’une mise en liberté sans juste cause67. En effet, s’il est clair, par exemple, que Martine est une réci-diviste et qu’elle n’est pas en mesure de respecter les ordonnances de la Cour, elle ne nous apparaît pas dangereuse au point que l’on doive la détenir ou la libérer sous des conditions aussi contraignantes. Il n’y a aucune commune mesure entre le tort causé à la communauté par une travailleuse du sexe de rue toxicomane qui se retrouve au mauvais endroit au mauvais moment ou encore qui ne comparaît pas au tribunal pour répondre à une accusation mineure et le tort que lui cause le système de justice pénale par le biais de la détention et l’imposition de conditions qui ont un impact direct sur ses droits et sa survie dans la rue.

L’importance accordée au risque de récidive est particulière-ment problématique lorsqu’on considère que les tribunaux ne dis-posent pas de donnée probante sur ce risque et que ce faisant, ils ont tendance à le surestimer ou encore à fonder leur décision de détenir une personne ou de la libérer sur une preuve qui n’aurait pas été

65. F. VANHAMME, «  Les conditions judiciaires du maintien en liberté  », supra, note 47, p. 94, a recueilli des propos fort éclairants à ce sujet : « Un homme qui a déjà reçu 15 condamnations pour vol à l’étalage sur une période de 15 ans, puis là qui vient d’en faire trois […]. Est-ce qu’on le remet en liberté parce que la sécurité du public n’est pas en danger ? À mon point de vue non, ça devient ridicule ».

66. M. FRIEDLAND, Bail Reform Act Revisited, p. 320  ; A. DUMONTIER, supra, note 7, p. 80.

67. PEARSON, supra, note 21, p. 689-691.

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suffisante pour justifier leur condamnation68. À cet égard, le fait que le Code criminel insiste sur la nécessité d’évaluer le risque de réci-dive, combiné au renversement de fardeau en cas de bris, a pour effet de présenter l’imposition de conditions comme la seule alternative possible à l’incarcération aux yeux de juges et de procureurs qui ne sont pas disposés à prendre des risques et qui n’ont pas de garanties suffisantes pour justifier la libération de l’accusé.

Deuxièmement, il ressort de nos entretiens que la détention et la mise en liberté sous conditions sont utilisées afin de faciliter la surveillance et l’appréhension de personnes marginalisées dans les communautés et ainsi faciliter le travail des policiers et des procu-reurs. Comme nous l’indiquions plus tôt, la plupart des conditions sont d’abord imposées ou suggérées par les policiers, révisées par les procureurs puis entérinées par le tribunal. Or, les policiers pour-suivent des objectifs complètement différents des juges, notamment celui de contrôler la criminalité sur le territoire, avec des ressources limitées, tout en respectant la loi. Dans ce contexte, l’utilisation de conditions facilite leur travail. Lorsqu’un policier trouve une per-sonne à la mauvaise place au mauvais moment, il n’a pas besoin d’avoir d’autres motifs raisonnables pour l’intercepter, la fouiller et la détenir et il n’a pas besoin d’engager des ressources considérables, par exemple une équipe de filature, pour attraper la personne en train de commettre une infraction. Il peut le faire simplement parce que la personne ne respecte pas un ordre de la Cour.

À son tour, le procureur saisi du dossier est en mesure d’obte-nir une condamnation rapide et de passer au prochain dossier. C’est ainsi que dans la chaîne décisionnelle, le tribunal se fait parfois le relais d’impératifs bureaucratiques et professionnels et ses décisions sont contaminées par une logique policière de maintien de l’ordre qui est incompatible avec la protection des droits fondamentaux. De fait, il ressort clairement de l’extrait ci-dessous que certaines conditions sont possiblement utilisées pour contourner le respect de ces droits :

[With a red zone], it is easy for the police to spot, and know the person is in breach. They can run it on the computer with-out detaining the person and engaging any Charter rights, because if somebody is prohibited from possessing something, for instance, you’d probably have to detain them, you would have to have independent reason to go into their pockets, you’re

68. A. ASHWORTH et L. ZEDNER, Preventive Justice, supra, note 15, p. 70.

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engaging their Charter rights, but with a red zone you can go: “Oh there’s Mr. Smith”, look in the computer, tic tac, “Oh yup that area restriction is still in place” and they’ve got their grounds and he is arrestable. It is a very easy one for them to enforce and it is easy for us to convict on because Mr. Smith is not allowed in that block, there he is in that block, pretty much case open and closed. (LA3)

Finalement, la mise en liberté est aussi fréquemment utilisée par le tribunal de façon thérapeutique, afin de mettre en œuvre des mécanismes d’accompagnement social et de réhabilitation. Bien que les juges et les procureurs soient conscients du fait que les conditions imposées à ce stade de la procédure ne devraient pas l’être dans le but de réhabiliter une personne – un objectif qui convient mieux à la détermination de la peine – dans les faits, les conditions permettent souvent d’atteindre cette fin. Parlant d’abord de l’utilité du quadri-latère pour un contrevenant, un acteur exprime ce dilemme, démon-trant comment la protection du public et la réhabilitation finissent par se confondre :

Le processus judiciaire étant ce qu’il est, il prend un certain temps et souvent quand le dossier se termine après mettons deux ans, ça fait deux ans que l’individu y va plus dans son quadrilatère […]. Le temps, la procédure a servi à le sortir d’un certain milieu dans beaucoup de cas, pas dans tous les cas, mais dans beaucoup de cas […]. Au niveau de la protection du public, au niveau de la réhabilitation, faut pas qu’il y retourne là. C’est sûr qu’au niveau de la mise en liberté, c’est la protection du public qui nous guide, c’est pas la réhabilitation, mais c’est sûr que la réhabilitation on ne l’exclue pas, je veux dire, on va le faire, quand les gens sont envoyés en cure de désintoxication pendant les conditions de mise en liberté, c’est sûr qu’à long terme, on vise la réhabilitation. Mais la réhabilitation, c’est principalement une préoccupation de la peine […]. (AJP1)

Ce serait donc en partie pour la réhabiliter qu’on a banni Martine de l’île de Montréal, qu’on l’a envoyée dans une maison de traitement et qu’on lui a imposé une interdiction complète de consommer des drogues et de l’alcool. S’il est possible que Martine ait besoin d’aide, ces programmes thérapeutiques lui ont été imposés sans la consulter et par des acteurs non habilités à poser des diagnostics cliniques et à mettre en œuvre des programmes d’accompagnement social adap-tés. À défaut d’être bien formés, ils ont eu tendance à multiplier les

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conditions de tout acabit  : couvre-feu, assignation à une maison de traitement, interdiction de consommer et exclusion de territoire. Et ce faisant, non seulement ils n’ont pas mis fin à son usage de drogues, mais ils l’ont aussi isolée, rompant ses liens avec la communauté et entravant son accès à des services essentiels comme le logement, la nourriture et les services de santé. Ils ont rendu sa vie tellement dif-ficile que tôt ou tard, elle était de retour dans le système de justice criminelle. De fait, l’imposition de conditions souvent déraisonnables et irréalistes n’est qu’une façon déguisée de refuser la mise en liberté provisoire du prévenu, comme le rappelait le juge Rosborough dans l’affaire Omeasoo en discutant de la non-raisonnabilité d’imposer une condition d’abstinence à une personne alcoolique :

It is trite to say that conditions in an undertaking which the accused cannot or almost certainly will not comply with cannot be reasonable. Requiring the accused to perform the impossible is simply another means of denying judicial interim release. The same would apply to conditions which, although not impossible in a technical sense, are so unlikely to be complied with as to be practically impossible. An example of that would be to release the impecunious accused of $1 million cash bail on the basis that he could buy a lottery ticket and potentially win enough money to post that cash bail.69

Finalement, sans que cela n’en soit l’objectif explicite, la déten-tion préventive et les conditions de mise en liberté ont aussi claire-ment des effets punitifs. De fait, la mise en liberté provisoire et la procédure avant-procès tiennent souvent lieu à la fois de processus d’adjudication et de peine. C’est ce qui nous amène à la dernière par-tie de ce texte.

2. LA MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE ET SES LIENS AVEC LA RÉFORME DU DROIT PÉNAL

Dans cette partie, nous soutiendrons que l’on ne saurait envi-sager un exercice de réforme du droit sans prendre en considération ce qui se passe au stade de la mise en liberté. En effet, les décisions prises à cette étape influencent directement le verdict et la peine, voire dans certains cas, s’y substituent. C’est le cas tant de la déten-tion que de l’imposition de conditions.

69. R. c. Omeasoo, (2013) ABPC 328, par. 33.

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219Une peine avant jugement ?

2.1 L’effet persuasif et contraignant de la détention

Lorsqu’une personne comparaît détenue, surtout lorsqu’elle a passé une période importante en détention préventive, il existe un puissant incitatif à plaider coupable à la première occasion ou encore lors de son enquête de mise en liberté. Si la plupart des causes sont réglées par l’inscription d’un plaidoyer de culpabilité70, un nombre très important de ces plaidoyers sont consentis sans même qu’il n’y ait de véritables négociations, par des personnes parfois innocentes, simplement en raison du rapport de force créé lors de l’arrestation et de la détention subséquente du prévenu71.

D’abord, les conditions dans lesquelles sont détenus les préve-nus ont été maintes fois dénoncées  : surpopulation, manque d’hy-giène, accès limité ou inexistant aux soins de santé, etc.72. Ensuite, l’incitatif à plaider coupable est d’autant plus grand lorsque l’infrac-tion pour laquelle la personne est détenue est mineure puisque dans ce cas, la personne détenue préventivement aura souvent purgé une période d’incarcération plus longue que la période qui lui aurait été imposée si elle avait été trouvée coupable de l’infraction73. C’est ainsi que les prévenus comprennent rapidement que s’ils plaident coupables, ils pourront être libérés sur-le-champ, alors que s’ils

70. Toutes les statistiques ne sont pas disponibles sur cette question. Nous savons que si l’on exclut les causes qui se sont réglées par un arrêt des procédures ou encore par un retrait d’accusations, 93 % des causes réglées par les tribunaux pour adultes au Canada en 2014-2015 ont mené à un verdict de culpabilité et que seules 4  % des causes se sont soldées par un acquittement  : MAXWELL, supra, note 50, tableau 4. De plus, des statistiques publiées par la Cour de justice de l’Ontario en 2016-2017 démontrent que 87  % des causes se règlent avant procès et que parmi celles-ci 48 % sont réglées par l’inscription d’un plaidoyer de culpabilité. Ce taux augmente cependant à 92 % si on exclut de ce calcul les causes qui ont fait l’objet d’un retrait ou d’un arrêt des procédures, en ligne  : <http://www.ontariocourts.ca/ocj/fr/stats-crim/>.

71. Gail KELLOUGH et Scot WORTLEY, « Remand for Plea – Bail decisions and Plea Bargaining as Commensurate Decisions  », (2002) 42 British Journal of Criminology 186, p. 198  : «  the odds of pleading guilty are 2.5 times greater for those who are detained than for those who are released  » (p. 199). Voir aussi Christopher SHERRIN, «  Excessive Pre-Trial Incarceration  », (2012) 55 Saskatchewan Law Review 55, p. 64.

72. Voir par exemple, Gary TROTTER, The Law of Bail in Canada, 2e éd., p. 37 ; voir Ottawa-Carleton Detention Centre Task Force – Action Plan, supra, note 12 et Trang v. Alberta, [2010] ABQB 6, par. 151 à 338.

73. Christopher SHERRIN réfère à ce phénomène en tant qu’« excès de détention préventive » (excessive pre-trial incarceration, EPTI), supra, note 70, p. 56. Voir aussi p. 63 où il conclut que ces excès ne sont pas exceptionnels.

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proclament leur innocence et font valoir leurs droits, ils risquent de demeurer détenus74.

Mais il y a plus encore. Nous croyons que le seul fait de détenir préventivement un si grand nombre de personnes a une incidence directe sur le type et la durée de la peine ultimement imposée par le tribunal75. Non seulement en vertu du Code criminel, le juge peut tenir compte du temps passé en détention préventive dans l’impo-sition de la peine76, mais sa décision d’imposer une peine d’empri-sonnement et la durée de celle-ci est influencée par cette détention avant procès. Ainsi, dans plusieurs cas observés77, la peine était fixée en fonction de la période passée en détention préventive de façon rétroactive. Une personne détenue préventivement durant une jour-née qui plaide coupable lors de sa comparution est ainsi condamnée à un jour d’emprisonnement qu’elle a déjà purgé. C’est en partie ce qui pourrait expliquer qu’en 2014-2015, 88 % des personnes condam-nées à une peine de détention au Canada purgeaient une peine de six mois ou moins alors que 57 % purgeaient une peine de 30 jours ou moins78.

Est-ce que Martine aurait plaidé coupable et se serait vu impo-ser une peine d’emprisonnement si elle n’avait pas été détenue ? Il est permis d’en douter. On ne peut pas non plus écarter la possibilité qu’elle ait pu être acquittée ou du moins que les accusations portées contre elles aient pu être retirées. De fait, Kellough et Wortley ont démontré que la poursuite est plus disposée à retirer les accusations ou demander un arrêt des procédures lorsque l’accusé est en liberté79.

74. Cet état de fait a été brillamment exposé par un prévenu à New York tel que rapporté dans un article de James MILLS, « I Have Nothing to Do with Justice », Life, 12 mars 1971, p. 56 : « You mean if I’m guilty I get out today… But if I’m innocent, I got to stay in ? ».

75. M.-M. COUSINEAU, supra, note 31, G. KELLOUGH, supra, note 60, C.M. WEBSTER, supra, note 11.

76. Art. 719 C.cr.77. Nous n’avons pas fait de statistiques, mais cette conclusion ressort de nos

observations à Montréal et à Vancouver. 78. A. MAXWELL, supra, note 50, p. 9. Voir aussi Lise GIROUX, Profil correctionnel

2007-2008, « La population correctionnelle du Québec, Direction de la recherche des Services correctionnels du Québec », 2011, p. 23-24, tableau 12 : 10,6 % des personnes purgeaient une peine d’un seul jour, 35,6 % purgeaient une peine de 30 jours et moins et 70,1 % purgeaient une peine de six mois et moins.

79. Ibid., p. 198  : « The data from the regressions clearly indicate that the chance of coercing a guilty plea is greatly enhanced if the accused is held in pre-trial detention. By contrast, the Crown is more easily persuaded to drop all charges if the accused is released ».

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C’est ainsi que la procédure avant procès peut faire office de processus judiciaire ou court-circuiter carrément le procès tandis que la détention préventive a un effet direct sur la peine, voire en fait partie, non pas au sens technique du terme puisqu’il n’y a pas encore eu de déclaration de culpabilité80, mais au sens pratique et afflictif du terme. C’est également la conclusion à laquelle arrive la juge Arbour dans Wust81 :

Prétendre que la détention présentencielle ne peut jamais être réputée constituer une peine après la déclaration de culpabilité – parce que le système judiciaire ne punit pas des personnes innocentes – est un exercice de sémantique qui ne tient pas compte de la réalité de cette détention, si soigneusement décrite par le juge Laskin dans l’arrêt Rezaie, précité, et par Gary Trot-ter, dans son ouvrage intitulé The Law of Bail in Canada (2e éd. 1999), à la p. 37 :

[traduction]  Souvent, les prévenus en détention provisoire, comme on les appelle parfois, attendent leur procès dans des centres de détention ou des prisons locales qui ne conviennent pas à de longs séjours. Comme on l’a souligné dans le rapport Ouimet, il arrive que dans de tels établissements la liberté des prévenus soit davantage restreinte que dans bon nombre d’éta-blissements où sont incarcérées les personnes qui ont été décla-rées coupables. L’entassement des prévenus, le renouvellement constant de la population carcérale et la difficulté de mettre effi-cacement en œuvre des programmes et des activités récréatives font qu’il peut s’avérer très pénible d’être détenu dans de tels établissements.

En conséquence, bien que la détention avant le procès ne se veuille pas une sanction lorsqu’elle est infligée, elle est, de fait, réputée faire partie de la peine après la déclaration de culpabi-lité du délinquant, par l’application du par. 719(3) C.cr. ».82

80. R. c. K.R.J., [2016] 1 R.C.S. 906, 2016 CSC 31, par. 28, référant au premier volet du test de R. c. Rodgers, [2006] 1 R.C.S. 554, 2006 CSC 15. Dans K.R.J., la Cour suprême ajoute un 3e volet à l’analyse exigeant de tenir compte de l’incidence de la sanction sur le droit du contrevenant à la liberté et à la sécurité (par. 41).

81. R. c. Wust, [2000] 1 R.C.S. 455, 2000 CSC 18.82. Ibid., par. 41.

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2.2 Les conditions, une forme de punition

La peine entretient également des liens étroits avec les condi-tions en vertu desquelles un prévenu est libéré dans l’attente de son procès. D’abord, le juge tient souvent compte des conditions imposées à la mise en liberté lors de l’imposition de la peine. Si les bris répé-tés de conditions sont parfois considérés comme une circonstance aggravante militant en faveur de l’incarcération83, les conditions restrictives de liberté qui ont été respectées peuvent devenir une cir-constance atténuante, venant diminuer la période de détention ou d’interdiction ou atténuer la peine, soit parce qu’elles attestent de progrès réalisés par l’accusé, soit parce qu’on considère que l’accusé a été privé de sa liberté, qu’il a suffisamment souffert84 ou a dans les faits déjà commencé à purger sa peine85. Dans R. c. Downes, la Cour d’appel de l’Ontario est en effet d’avis que les conditions restrictives de liberté peuvent constituer une forme de peine :

Stringent bail conditions, especially house arrest, represent an infringement on liberty and are in violation of the presumption of innocence. House arrest is a form of punishment, albeit of a different character than actual incarceration.86

Plus récemment, dans l’arrêt Lacasse, la Cour suprême a accepté de tenir compte de la durée de l’interdiction de conduire imposée avant procès dans l’analyse du caractère raisonnable de l’interdic-tion imposée lors de la peine, en raison des liens étroits entre la mise en liberté et la peine. Selon le juge Wagner :

En l’espèce, que l’interdiction de conduire soit imposée avant ou après le prononcé de la peine, son effet est identique. Dans l’arrêt R. c. Sharma, [1992] 1 R.C.S. 814, le juge en chef Lamer avait expliqué, en dissidence, que l’accusé avait dans les faits

83. R. c. Sawatsky, (2007) ABPC 53.84. R. c. Irvine, (2008) MBCA 34. La Cour refuse de prendre en considération les

conditions sous prétexte que l’accusé n’a pas démontré qu’il a suffisamment souffert « there is a virtual absence of evidence as to what substantial hardship, if any, the accused actually suffered » (par. 29).

85. R. c. Downes, (2006) CanLII 3957 (C.A. Ont.), par. 37  ; R. c. Lindsay, (2009) ONCA 532 ; R. c. Junkert, (2010) ONCA 549 ; R. c. Belcourt, (2012) BCSC 404. A contrario, voir R. c. Panday, (2007) ONCA 598 où la Cour d’appel est d’avis que les conditions restrictives imposées lors de la mise en liberté ne sauraient être soustraites de la durée d’une peine minimale obligatoire.

86. R. c. Downes, ibid., par. 29.

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commencé à purger sa peine, étant donné que l’interdiction de conduire aurait fait partie intégrante de sa sentence s’il avait été jugé et reconnu coupable dans un délai raisonnable. Bref, lorsqu’une interdiction de conduire fait non seulement partie des conditions de remise en liberté imposées à un accusé, mais également de la peine qui lui est infligée en cas de déclaration de culpabilité, la durée de l’interdiction de conduire préalable au prononcé de la peine doit être soustraite de l’interdiction prononcée dans le cadre de la sentence.87

De fait, dans certains cas, les conditions de mise en liberté demeurent en vigueur durant une plus longue période que celle qui aurait pu être imposée par le tribunal lors de la détermination. Dans l’arrêt Burdon par exemple, la Cour d’appel de l’Alberta indique que l’accusé a été tenu de respecter une assignation à résidence et un couvre-feu pendant trois ans, soit une année de plus que s’il s’était fait imposer une ordonnance d’emprisonnement avec sursis88. En conséquence, la Cour d’appel confirme l’ordonnance de probation de trois ans indiquant que l’accusé aura ainsi été sous surveillance judi-ciaire pendant six ans à l’expiration de sa peine89.

Mais peut-être plus fondamentalement, du point de vue des accusés eux-mêmes, il est clair que les conditions imposées sont parfois tellement restrictives de liberté que le processus de mise en liberté lui-même se substitue à la peine. Dans les mots d’une autre personne que nous avons rencontrée dans le cadre de notre étude : « Moi, j’ai considéré que mes conditions étaient plus une punition que ma sentence…que mon procès. (M4) » C’est notamment le cas lorsque les conditions ont peu à voir avec l’infraction elle-même et visent à assujettir une personne à un programme de réhabilitation, comme ce fut le cas pour Martine qui s’est vu imposer un programme de trai-tement des dépendances et une exclusion de territoire alors qu’elle avait d’abord été arrêtée pour avoir communiqué dans le but d’offrir des services sexuels dans un endroit précis, et sans égard à son usage

87. R. c. Lacasse, [2015] 3 R.C.S. 1089, 2015 CSC 64, par. 111-113, citant R. c. Bilodeau, (2013) QCCA 980.

88. Voir art. 742.1 C.cr. : « l’emprisonnement avec sursis ne peut être imposé que si l’accusé a été condamné à un emprisonnement de deux ans et moins ».

89. R. c. Burdon, (2010) ABCA 171 : « The bail conditions imposed on the respondent were as onerous as some imposed for conditional sentences and lasted well beyond the maximum term of a conditional sentence ». (par. 8)

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de drogues. Dans ces circonstances, comme l’a si bien dit Malcolm Feeley, « the process [or the procedure ?] is the punishment »90.

Or, à l’étape de la mise en liberté, il y a très peu, voire pas d’es-pace pour faire valoir les droits individuels, contester ces décisions et assurer des garanties juridiques minimales qui sont plutôt associées au procès ou à la détermination de la peine. C’est particulièrement le cas des conditions de mise en liberté. De fait, tous les acteurs judi-ciaires que nous avons rencontrés sont d’avis qu’il n’y a en fait que très peu de contestation de ces conditions, encore moins sur la base de violations potentielles aux droits fondamentaux. D’abord, le rapport de force est, à toutes fins utiles, nul. Comme l’explique si bien un juge interviewé par Vanhamme, «  l’accusé qui se fait dire “tu retournes chez toi” est prêt à signer une condition qui va régler la dette natio-nale, il ne faut pas se le cacher »91. Dans ce contexte, la marge de manœuvre des avocats de la défense semble fort limitée, comme le rapporte un des acteurs judiciaires que nous avons rencontré :

C’est parce que les gens y veulent sortir, c’est un peu théorique votre affaire, si l’avocat dit on va contester, je sais pas moi, une disposition de l’article 515 du Code criminel, pis le client dit moi j’vais rester en dedans pendant ce temps-là ? (Rires) Y va dire le tata, arrête, négocie, le tata, règle-moi ça ou m’a changé d’avo-cat moi, c’est pas vrai que je vais faire les frais de ton combat. (AJM1)

De plus, plusieurs considérations juridiques font obstacle à la formulation d’arguments juridiques ou constitutionnels. Par exemple, il n’est pas possible de contester la légalité ou la raisonnabilité des conditions imposées lors du procès ou en défense à une accusation d’avoir omis de se conformer à ses conditions en raison de la règle contre les attaques collatérales92. En outre, sauf si le procureur de la Couronne y consent, toute question ou modification relative aux

90. Malcolm M. FEELEY, The Process is the Punishment – Handling Cases in a Lower Criminal Court, New York, Russell Sage Foundation, 1979.

91. F. VANHAMME, Les conditions judiciaires du maintien en liberté, supra, note 47, p. 91. 

92. Sur l’application de la règle contre les attaques indirectes en matière de mise en liberté, voir Trotter, supra, note 28, p. 648-651. Sur les fondements et la portée de cette règle, voir généralement R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333 ; Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594.

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conditions de mise en liberté doit être soulevée dans le cadre d’une procédure de révision en Cour supérieure sans droit d’appel93.

C’est donc dire qu’il y a un déplacement du processus d’adjudi-cation et des conséquences punitives vers la mise en liberté sans que celui-ci soit accompagné des protections nécessaires afin de respecter les droits fondamentaux.

CONCLUSION

Le parcours de Martine au sein du système judiciaire ne cor-respond pas exactement à la façon dont on a appris à envisager ce système et ses principes fondateurs, soit un système qui vise à pro-mouvoir la responsabilité individuelle et à protéger la communauté et qui prétend punir une personne pour la faute qu’elle a commise à l’issue d’un processus d’adjudication respectueux du principe de la légalité et des droits individuels94.

Si les principes fondateurs offrent un tel cadre de référence, en pratique, l’administration de la justice semble davantage refléter un mode préventif de gouvernance de la population et de maintien de l’ordre qui met l’accent sur le management et la surveillance95. Il en est ainsi lorsque des personnes sont détenues avant procès non pas en raison de l’infraction qu’elles ont commise, mais de celle qu’elles pourraient éventuellement commettre, ou lorsqu’une personne est assujettie à des conditions de mise en liberté visant à accroître la capacité de l’État de la surveiller et de l’arrêter. Ce faisant, il nous apparaît que la présomption d’innocence n’est pas respectée96. En outre, la procédure elle-même exclut toute considération des droits constitutionnels de l’accusé. Cela est d’autant plus vrai lorsque les

93. Art. 520 C.cr. Sur la nature « hybride » de ce recours et la norme d’intervention alors applicable, voir R. c. St-Cloud, supra, note 24, par. 90-121.

94. Marie-Eve SYLVESTRE, « Vers un système de justice minimaliste et transfor- mateur : essai sur les principes et objectifs de détermination de la peine », préparé pour la Division de la recherche et de la statistique du ministère de la Justice du Canada, 5 août 2016, p. 3-10, en ligne : <http://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jr/opdp-pps/index.html>.

95. STEIKER, supra, note 15, M. D. DUBBER, supra, note 14, A. ASHWORTH et L. ZEDNER, supra, note 15,

96. A. ASHWORTH et L. ZEDNER, supra, note 15, p. 70  ; R.A. DUFF, Trials and Punishments, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 140 ; R.A. DUFF, « Pre-Trial Detention and the Presumption of Innocence  », in A. ASHWORTH et L. ZEDNER et P. TOMLIN (dir.), Prevention and the Limits of Criminal Law, Oxford, Oxford University Press, 2013, 115-132.

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conditions de détention et de mise en liberté qui sont imposées dans un tel contexte ont des effets punitifs tels qu’ils dictent l’issue du procès et la peine qui en découle, ressemblant dangereusement à une peine avant jugement. Comme l’affirmait si justement Ernst Putt-kammer, dans notre système actuel, « we first administer the major part of the punishment and then enquire whether the accused is guilty »97.

Ainsi, une réforme en profondeur du système de mise en liberté s’impose. Si notre propos interpelle les acteurs judiciaires et les invite à modifier leurs pratiques, le législateur canadien ne doit pas demeurer en reste. D’abord parce qu’ils jouent un rôle-clé et initient une chaîne de décisions, les pouvoirs policiers doivent être mieux encadrés afin d’empêcher que la logique de surveillance ne l’emporte sur les objectifs du système de justice. Le Code criminel devrait être modifié afin d’indiquer clairement que les policiers doivent d’abord privilégier la remise d’une citation ou d’une promesse de compa-raître sans condition. L’utilisation de la promesse et de la détention devrait être réservée aux situations représentant une menace réelle et sérieuse à la sécurité du public et nécessitant un arrêt d’agir immédiat. De plus, les policiers devraient être tenus de consigner dans leur rapport les motifs justifiant l’utilisation d’une mesure plus restrictive de liberté98.

Ensuite, on devrait interdire au juge de paix le recours à la détention préventive lorsqu’il est peu ou pas probable que le contre-venant se mérite une peine d’incarcération pour l’infraction qu’il a commise, n’eût été du fait de sa détention initiale. Cette modifica-tion législative a été effectuée en Angleterre et mériterait un exa-men plus détaillé99. Afin de lui donner plein effet, cette proposition devrait, bien sûr, être liée à l’élimination des peines minimales et à une révision complète de l’échelle des peines maximales, mais elle pourrait aussi se faire dès maintenant. Dans tous les cas, il devrait y avoir une certaine proportionnalité entre les mesures prises et la menace sérieuse et imminente que pose le prévenu pour la vie et la sécurité du public, des victimes ou des témoins. La détention pré-ventive devrait n’être qu’une mesure de sûreté. De même, le risque de récidive s’il doit être considéré, devrait être limité à la possibilité

97. Ernst PUTTKAMMER, Administration of Criminal Law, Chicago, Chicago Uni-versity Press, 1953, p. 69.

98. L’article 515(3) C.cr. pourrait servir d’inspiration à cet égard. 99. Legal Aid, Sentencing and Punishment of Offenders Act 2012, Schedule 11, par. 8,

cité dans A. ASHWORTH et L. ZEDNER, supra, note 14, p. 71, note 81.

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réelle qu’un préjudice grave soit causé à une victime, à un témoin ou à la société comme le prévoyait la réforme de 1972.

En ce qui concerne les conditions de mise en liberté, celles-ci doivent être grandement limitées et dans la plupart des cas, élimi-nées. De fait, il importe de réaffirmer, comme l’a fait la Cour suprême récemment100, que le principe demeure celui de libérer incondition-nellement un prévenu dans l’attente de son procès101. Cela devrait se traduire par un véritable changement dans les pratiques et les statistiques judiciaires. En outre, les motifs justifiant l’imposition de conditions pourraient différer de ceux qui prévalent lors de l’éva-luation de la détention102. Ce faisant, les conditions n’apparaîtraient plus simplement comme une alternative à l’incarcération. Dans ce nouveau cadre, lorsque la liberté d’une personne doit être restreinte alors qu’elle est toujours présumée innocente, il faut que cela soit dans des conditions non punitives et les plus normales possible103.

Finalement, les tribunaux devraient être beaucoup plus réti-cents à émettre des conditions de mise en liberté dans le but de mettre sur pied des programmes de réhabilitation ou d’accompagne-ment social pour des personnes marginalisées telles que Martine. À l’heure actuelle, la multiplication de conditions déraisonnables et irréalistes génère de nombreux bris, engorgent le système judiciaire et sont ultimement contreproductives puisqu’elles ne sont pas suffi-samment ciblées et tendent à isoler davantage ces personnes tout en alourdissant leur casier judiciaire.

Il est essentiel que le système de justice pénale accepte qu’il ne puisse plus être le système par défaut de gestion des problèmes sociaux. Pour la plupart des infractions mineures qui encombrent les tribunaux, l’accent devrait être mis sur la déjudiciarisation et le recours à des « mesures appropriées »104. Les personnes seraient

100. R. c. Antic, supra, note 10, par. 67.101. L’article 515(3) C.cr. pourrait notamment être modifié afin d’inclure l’alinéa 2a)

conformément au jugement de la Cour suprême dans Antic. 102. À cet égard, notons que l’article 515(10) C.cr. ne parle que de détention. Par

extension, les tribunaux ont utilisé cet article afin de justifier l’imposition de conditions, mais cela ne découle pas directement du texte.

103. A. ASHWORTH et L. ZEDNER, Preventive Justice, supra, note 15, p. 71.104. Voir Comité sénatorial sur les affaires juridiques et constitutionnelles, Justice

différée, justice refusée, rapport final, 14 juin 2017, chapitre 8, p. 158 et s., recom-mandations 35 à 37. Le comité préfère utiliser le terme « mesures appropriées » plutôt que le terme « mesures de rechange » puisque celles-ci devraient être pri-vilégiées dans de nombreux cas et ne pas simplement constituer une alternative.

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certainement mieux appuyées si la fonction thérapeutique remplie par les conditions de mise en liberté était assumée par des profes-sionnels de la santé, des travailleurs sociaux ou des pairs aidants œuvrant au sein d’organismes communautaires. Et dans tous les cas, des modifications importantes devraient être faites afin d’assurer une meilleure représentation juridique et un plus grand respect des droits à cette étape de la procédure105.

***

Alors que nous terminons l’entretien avec Martine, celle-ci réflé-chit aux effets qu’a eus son passage dans le système judiciaire sur sa vie. Elle en fait un bilan plutôt négatif, le jugeant nuisible, voire incapable de comprendre les réalités sociales sous-jacentes :

Ça donne pas grand chose [les conditions], je vais te dire. Ça fait plus de stress. Des fois les filles se mettent plus en danger. Elles vont être plus isolées que d’autre chose, … que ça peut les empêcher de faire qu’est-ce qu’elles ont à faire […] c’est sûr qu’on apprend à vivre avec parce que c’est là. Mais eux autres aussi [référant aux représentants du système de justice], va fal-loir qui vivent avec nous autres le monde, parce que c’est comme ça là. Tu ne peux pas empêcher le monde de marcher où ce qu’ils veulent, là, tsé, voyons donc. De dire à la jeune de lâcher la dope pis de s’en aller chez eux, c’est pas de même que ça se fait, t’sais, tu comprends…

Ce sont ces propos qui devraient inspirer nos efforts de réforme. Des propos qui font appel à une plus grande ouverture, à un plus grand respect des droits individuels, et surtout qui nous invitent à repenser nos interventions et à réfléchir au tort causé par le système de justice lui-même lorsqu’il est appelé à prendre en charge les pro-blèmes sociaux.

En outre, ce terme indique que la solution adoptée était juste et non une forme de justice « molle » (p. 159). Le rapport contient une foule de recommandations intéressantes pour déjudiciariser les problèmes sociaux.

105. Par exemple, des changements ont été apportés à cet égard en 2015 en Ontario, en ligne : <http://www.legalaid.on.ca/en/news/newsarchive/1508-07_bail-services-expanded.asp>. Un processus de révision pourrait aussi être mis en place directement à la Cour provinciale et non à la Cour supérieure afin de simplifier la procédure.