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Delly Ourida BeQ

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  • Delly

    Ourida

    BeQ

  • Delly

    Ourida

    roman

    La Bibliothèque électronique du QuébecCollection Classiques du 20e siècle

    Volume 230 : version 1.0

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  • Delly est le nom de plume conjoint d’un frère et d’une sœur, Jeanne-Marie Petitjean de La Rosière, née à Avignon en 1875, et Frédéric Petitjean de La Rosière, né à Vannes en 1876, auteurs de romans d’amour populaires.

    Les romans de Delly, peu connus des lecteurs actuels et ignorés par le monde universitaire, furent extrêmement populaires entre 1910 et 1950, et comptèrent parmi les plus grands succès de l’édition mondiale à cette époque.

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  • Des mêmes auteurs, à la Bibliothèque :

    Entre deux âmesEsclave... ou reine ?

    L’étincelleL’exilée

    Le rubis de l’émirLa biche au bois

    Aélys aux cheveux d’orL’orgueil dompté

    La maison des RossignolsLe sphinx d’émeraudeBérengère, fille de roi

    Le roi de KidjiElfrida Norsten

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  • Ourida

    Numérisation :Romance en ebook.

    Relecture :Jean-Yves Dupuis.

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    http://romance-en-ebook.blogspot.ca/

  • Première partie

    La toile de l’araignée

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  • 1

    L’automobile de la princesse Falnerra montait lentement la côte qui s’allongeait entre les hêtres magnifiques, dorés par le soleil de juillet. Le petit prince Salvatore avait recommandé : « Surtout, allez doucement, Barduccio ! » Et, penché à la portière, il regardait les superbes futaies avec un vibrant intérêt qui se reflétait dans ses yeux, des yeux admirables, d’un brun chaud que traversaient de vives lueurs d’or.

    C’était un garçonnet d’une dizaine d’années, mince, élancé, au fin visage mat, aux cheveux bruns formant des boucles épaisses et soyeuses. Près de lui se tenait assise la princesse Teresa, sa mère, dont le jeune et frais visage de blonde ne perdait rien au voisinage du long voile de grenadine et du bandeau blanc des veuves. La princesse Falnerra, née Thérèse de Montendry, était de par sa naissance, et plus encore par son

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  • mariage, une fort grande dame. Mais il n’existait chez elle aucune morgue et son extrême bienveillance, sa grâce un peu indolente, mais toujours prête à l’accueil aimable, faisaient invariablement dire :

    – Quelle femme charmante !La vue de la forêt traversée par l’automobile

    semblait l’intéresser médiocrement. Toute son attention restait concentrée sur son fils. Salvatore était l’idole de cette jeune femme restée veuve à trente ans, après avoir patiemment supporté jusque-là le caractère difficile et autoritaire du prince Marino, son mari. Elle était aux pieds de ce petit être séduisant et volontaire, doué d’une rare intelligence et d’un cœur généreux, aimant, déjà chevaleresque, dont tous les désirs étaient accomplis sans qu’il eût presque le temps de les exprimer.

    Ainsi, aujourd’hui, avait-il voulu faire cette promenade dans la forêt de Soreix, qu’il avait entendu vanter. La mère et le fils étaient donc partis dès le matin de La Bourboule, où la princesse faisait en ce moment une saison, et,

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  • ayant déjeuné en route, ils se trouvaient au début de l’après-midi sous les puissantes frondaisons des hêtres dont Salvatore admirait tant la beauté, en précoce artiste qu’il était.

    La princesse, ayant consulté sa montre, le prévint :

    – Nous ne pourrons plus aller bien loin maintenant, mon chéri. Dans une demi-heure, une heure au plus, il faudra prendre le chemin du retour pour être à La Bourboule vers huit heures.

    – Oh ! maman, que ce doit être beau l’automne ici ! Nous y reviendrons l’année prochaine ?

    – Si tu veux, mon Salvatore... Mais je crois qu’il serait bon de dire à Barduccio d’aller un peu plus vite maintenant.

    L’enfant eut un geste affirmatif et donna un ordre dans le porte-voix. Puis il se remit à contempler les futaies caressées de soleil qui, un peu plus vivement, défilaient sous ses yeux.

    Pendant un quart d’heure, la voiture roula ainsi, le long de la route forestière qui,

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  • maintenant, ne montait plus. Au bord du chemin, de temps à autre, des roches volcaniques se dressaient, noires et striées d’étroites coulées fauves. L’une d’elles, très haute, ne semblait pas avoir des assises fort solides, car elle vacillait quelque peu au passage des voitures. Mais elle était ainsi depuis des siècles, et les ingénieurs des ponts et chaussées avaient toujours déclaré qu’elle ne présentait aucun danger.

    Or, cet après-midi-là, comme l’automobile de la princesse Falnerra arrivait à quelques pas d’elle, la roche branlante se pencha, s’affaissa brusquement... Le chauffeur n’eut même pas le temps de freiner. Violemment, la lourde voiture heurtait l’obstacle et se renversait contre les arbres bordant la route.

    Il y eut des cris de terreur... puis ce fut le silence.

    Au bout de quelques minutes, une pâle tête d’homme émergea entre deux troncs d’arbres. Des yeux noirs, durs et inquiets, considérèrent un moment la voiture abattue. Puis l’être à qui

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  • appartenaient cette tête et ces yeux commença de ramper sur le sol, en direction du lieu de l’accident.

    Mais presque aussitôt, un juron s’échappa de ses lèvres...

    Un aboiement de chien, un bruit de pas précipités, se faisaient entendre dans la partie du bois qui se trouvait de l’autre côté de la route. Alors l’homme se leva et détala prestement vers la profondeur de la forêt.

    Quelques instants plus tard, un chien de chasse apparaissait, précédant un grand et robuste jeune homme au teint brun, aux cheveux fauves, qui tenait un livre à la main.

    À la vue de l’automobile renversée, l’arrivant s’exclama :

    – Un accident !... Ah ! les malheureux !Il s’approcha et vit que le chauffeur, étourdi

    pendant quelques secondes par le choc, reprenait déjà ses sens. L’homme était tombé sur le valet de pied. Le jeune inconnu l’aida à se soulever, à sortir de la voiture. Puis il se pencha pour

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  • regarder le valet. Celui-ci restait immobile, et le sang coulait abondamment de son front qui avait été violemment projeté contre un tronc d’arbre.

    – Aidez-moi à le retirer de là ! dit le jeune homme au chauffeur.

    Celui-ci objecta :– Il y a Madame la princesse et le petit prince

    dans la voiture. Il faudrait voir tout de suite...– Sortons d’abord de là ce malheureux garçon.

    À nous deux, ce sera fait en un instant.Quand le valet fut étendu au bord de la route,

    les deux hommes ouvrirent la portière de la voiture renversée. Le petit prince était tombé sur sa mère. Il se trouvait évanoui, mais, au premier abord, ne paraissait pas blessé. La princesse, par contre, avait le visage couvert de sang.

    L’inconnu et le chauffeur enlevèrent l’enfant et le posèrent sur le sol. Puis tous deux s’occupèrent de faire sortir la jeune femme de la voiture. Ce fut chose plus longue ; mais enfin elle s’accomplit et, bientôt, la blessée fut étendue à quelques pas du valet. Alors le jeune étranger

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  • s’occupa, fort adroitement, de leur poser un pansement provisoire. Pendant ce temps, le chauffeur faisait rapidement revenir à lui son petit maître. L’enfant avait été seulement étourdi par la commotion. Il ouvrit bientôt les yeux et, voyant le chauffeur penché vers lui, demanda presque aussitôt :

    – Qu’y a-t-il, Barduccio ?– Un petit accident, Altesse... La voiture a

    buté sur un obstacle... Mais Votre Altesse n’est pas blessée...

    – Et maman ?Salvatore se soulevait, jetait un regard inquiet

    autour de lui... Il aperçut la princesse étendue un peu plus loin, le visage sanglant. Un cri d’angoisse jaillit de ses lèvres. Avant que Barduccio eût pu essayer de l’en empêcher, il se mettait debout et s’élançait vers la forme inanimée.

    – Maman ! Maman !Il s’agenouillait, penchait vers elle son fin

    visage altéré. L’inconnu dit d’un ton

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  • encourageant :– Ne vous tourmentez pas trop, mon cher

    enfant. Je crois que Madame votre mère a été blessée par des éclats de vitre, mais sans gravité. Il n’en est pas de même pour ce pauvre homme. Je crains fort qu’il ait une fracture du crâne.

    Tout en parlant, il commençait de bander avec un mouchoir la joue de la princesse, qui paraissait très fortement entaillée. Salvatore l’aidait avec beaucoup d’adresse, en maîtrisant énergiquement son émotion. Quand ce fut fait, l’inconnu se releva et se tourna vers le chauffeur qui considérait avec consternation son compagnon étendu sans mouvement, le visage livide, le front ceint d’un bandage improvisé qui déjà apparaissait tout sanglant.

    – Je vais aller chercher du secours pour emmener les deux blessés chez mon oncle, au château de la Roche-Soreix. C’est l’habitation la plus proche et ils y trouveront les soins nécessaires... Vous, demeurez ici jusqu’à mon retour.

    Puis s’adressant à Salvatore, le jeune homme

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  • ajouta :– Vous allez venir avec moi, mon enfant.Mais le petit prince secoua négativement la

    tête.– Non, merci, monsieur ; je resterai près de ma

    mère jusqu’à ce qu’on vienne la chercher.L’inconnu enveloppa d’un regard intéressé la

    charmante physionomie très résolue.– Soit, comme vous le voudrez. D’ailleurs je

    n’en ai pas pour très longtemps. La Roche-Soreix est à vingt minutes d’ici, en marchant bon pas, comme je vais le faire... À tout à l’heure, mon cher enfant... et ne vous inquiétez pas trop.

    Le garçonnet, d’un geste spontané, lui tendit sa fine petite main de patricien.

    – À tout à l’heure, monsieur. Le prince Falnerra vous sera toujours reconnaissant de l’aide que vous apportez à sa mère et à lui.

    Ceci fut dit avec une instinctive noblesse et une grâce frappante qui déjà faisaient de ce jeune être une personnalité très à part.

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  • En s’éloignant sous les hautes futaies entre lesquelles se glissaient de longues coulées lumineuses, l’inconnu se murmurait à lui-même : « Le prince Falnerra... Eh ! c’est là une des plus vieilles et des plus puissantes familles de l’aristocratie romaine ! Il est charmant, cet enfant, et il aurait été bien dommage qu’il fût endommagé par ce terrible accident ! »

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  • 2

    Le château de la Roche-Soreix, bâti au début du XIIIe siècle par les sires de Varouze, s’élevait sur un plateau volcanique dominant presque à pic la profonde vallée au fond de laquelle bouillonnait une torrentueuse rivière et où se groupaient les maisons du village de Champuis. Il avait conservé son apparence de logis féodal, en dépit de quelques remaniements sans importance et d’une galerie surmontée d’un étage que Jacques-Elie, troisième comte de Varouze, avait fait construire à la suite de la chapelle. La pierre volcanique dont était constituée la vieille demeure lui donnait un aspect fort sombre, que ne contribuait pas à atténuer le voisinage des pins et des hêtres séculaires formant le parc sauvage et pittoresque, clos de murs bas et croulants, après lequel commençait aussitôt la forêt. À l’intérieur, il conservait de beaux vieux meubles appartenant à différentes époques, quelques riches pièces

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  • d’orfèvrerie, de précieux émaux limousins et des tapisseries des XVe et XVIe siècles, fort prisées des connaisseurs.

    Le maître actuel de la Roche-Soreix, le comte Marcien de Varouze, laissait volontiers visiter les parties intéressantes de cette demeure qui lui était chère et où il résidait presque constamment. Âgé d’une cinquantaine d’années, il paraissait plus jeune, car il était de complexion robuste et s’entretenait alerte, vigoureux, par de longues promenades et, à l’automne, des journées de chasse dans la forêt dont une partie était sa propriété.

    Cet après-midi-là, installé sous l’élégante colonnade de la galerie, M. de Varouze parcourait une revue d’art apportée par le dernier courrier. Devant lui s’étendait un grand parterre aux bordures de buis, où les roses s’épanouissaient en abondante floraison. Des ifs taillés en boules alternaient avec de gracieuses urnes de pierre juchées sur un piédestal, au long de ce parterre qui s’arrêtait à une grande vasque décorée de sculptures, adossée au mur d’enceinte

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  • couvert d’un sombre revêtement de lierre.L’ombre s’étendait sur cette partie du château,

    située à l’est... Une jeune femme qui arrivait là, suivie d’un petit garçon de neuf à dix ans, s’écria d’une voix chantante et douce :

    – Décidément, cet endroit est le plus agréable de votre logis, mon oncle.

    Elle s’avança vers la galerie d’un pas glissant. Très mince, de taille au-dessous de la moyenne, elle avait dans l’allure une souplesse ondulante. Le visage mat et menu, aux traits peu réguliers, n’attirait pas l’attention au premier abord. Mais l’on remarquait vite l’expression caressante, la séraphique douceur des yeux ni bleus ni verts, sur lesquels tombaient de molles paupières mates, et le sourire gracieux des lèvres longues et roses, qui découvraient de fines petites dents pointues.

    Le comte s’informa :– Vous venez travailler ici, Angelica ?– Si je ne vous dérange pas, oui, mon oncle.– Vous savez bien, ma chère enfant, que je

    suis toujours heureux de vous voir.

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  • Il attachait sur elle un regard d’affectueux intérêt. La jeune femme murmura d’une voix que l’émotion semblait briser :

    – Vous êtes si bon ! Si bon pour moi et mon cher petit !

    Des larmes montaient à ses yeux. Elle les tamponna avec un petit mouchoir fin qu’elle sortit vivement de son corsage. Puis elle s’assit près du comte dont la main s’étendit, serra fortement la sienne.

    – J’ai eu grand plaisir à vous rendre service, Angelica. Vous êtes pour moi une compagnie très agréable, vous aidez parfaitement ma vieille Agathe à tenir ma maison... Quant à votre fils, il est charmant, très bien élevé... Oui, c’est un plaisir pour moi, en même temps qu’un devoir, d’accueillir sous mon toit la veuve de Félix d’Artillac, ce neveu très cher de ma pauvre Emmeline.

    Angelica dit d’un ton suave, qu’accompagnait le plus reconnaissant des regards :

    – C’est que vous êtes si parfaitement bon, je le

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  • répète ! Mais oui, cher oncle, je veux aujourd’hui vous parler en toute franchise... Figurez-vous que je crains...

    Elle s’interrompit, comme hésitante.M. de Varouze se pencha vers elle.– Quoi donc ?– Eh bien ! que cette affection dont vous

    m’honorez porte ombrage à M. Gérault.Le comte eut un geste de stupéfaction.– À quoi pensez-vous là ? Gérault est une

    nature généreuse, incapable de jalousie. Je me demande ce qui a pu vous donner cette idée, Angelica ?

    – Je le trouvais plutôt froid...– C’est sa nature. Mais il ne peut faire

    autrement que d’apprécier les qualités si nombreuses et si charmantes dont vous êtes pourvue... Voyons, ma chère enfant, puisque nous sommes sur le chemin des confidences, laissez-moi vous dire le rêve que j’ai formé...

    Il jeta un coup d’œil vers le petit garçon.

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  • Celui-ci errait dans le parterre avec la même allure de souplesse féline qui distinguait sa mère.

    M. de Varouze reprit :– Oui, j’ai rêvé, mon enfant, de vous voir

    devenir la femme de mon neveu.– Oh ! mon oncle... mon oncle !Elle joignait les mains et rougissait d’émotion,

    en attachant sur le comte des yeux mouillés de larmes.

    Il lui prit la main en demandant affectueusement :

    – Mon projet vous conviendrait-il, Angelica ?– Pouvez-vous le demander ?... Un homme

    sérieux, de haute valeur intellectuelle, qui serait un véritable soutien pour moi... qui m’aiderait si bien à élever mon petit Lionel...

    Puis, après un court silence, elle ajouta mélancoliquement :

    – Mais M. Gérault ne sera probablement pas de mon avis. Je suis presque sans fortune, j’ai un enfant...

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  • M. de Varouze l’interrompit d’un ton péremptoire :

    – Gérault m’a dit naguère – et je l’approuve entièrement sur ce point – qu’il ne regarderait pas à la question d’argent pour épouser une femme qui lui plairait... Il a une bonne aisance et ma fortune lui reviendra après moi. Ce sera là de quoi vivre très confortablement, même avec ce petit-là et les autres enfants que vous pourrez avoir.

    Une lueur brilla, pendant quelques secondes, dans les prunelles changeantes de Mme d’Artillac... Ses mains longues, blanches et très étroites, ses mains souples aux ongles brillants s’agitèrent un peu, sur la robe de voile noir, en un geste de sournoise avidité.

    Puis elles se joignirent de nouveau, tandis que la jeune veuve murmurait avec émotion :

    – Quoi qu’il arrive, jamais je n’oublierai votre admirable générosité, votre parfait désintéressement !

    Une femme de chambre apparut à ce moment,

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  • portant le plateau du thé. Pendant qu’elle le posait sur la table, le petit garçon se rapprocha. Il avait cueilli une rose, choisie entre les plus belles, et l’attachait à sa petite blouse de tussor.

    Mme d’Artillac dit d’un ton de reproche :– Tu sais que je t’ai défendu de rien cueillir

    ici, Lionel !L’enfant glissa vers M. de Varouze le regard

    câlin de ses yeux étonnamment semblables à ceux de sa mère.

    – Vous voudrez bien me pardonner, mon oncle ? Elle me faisait tant envie !

    – Oui, pour une fois, je te passe cela. Mais ne prends pas l’habitude de t’adjuger mes plus belles fleurs, mauvais sujet... Viens ici !

    Le ton n’avait rien de sévère, et un indulgent sourire se dessinait sous la moustache grisonnante du comte.

    Lionel s’approcha et vint appuyer contre le bras de M. de Varouze sa joue mate. Le comte se mit à caresser les cheveux, coupés ras, très noirs comme ceux d’Angelica, tout en disant à celle-

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  • ci :– Voici bientôt le moment où il nous faudra

    décider ce que nous ferons pour l’instruction de ce petit-là, ma chère enfant.

    – Mais je m’en remets entièrement à vous pour cela, mon oncle ! Avec une admirable bonté, vous voulez bien vous charger de tous les frais que nécessitera l’éducation de Lionel. Il est donc trop juste que...

    – Mais non, mais non, Angelica, je veux que vous preniez une décision tout à fait conforme à vos idées... Mettrons-nous ce petit interne dans un bon collège de Clermont, ou prendrons-nous pour lui un précepteur ?

    Elle sembla réfléchir un moment, les yeux cachés sous ses molles paupières... Puis, soulevant celles-ci, elle dit avec un regard d’angélique douceur :

    – Puisque votre générosité sans limite me laisse le choix, cher oncle, j’avoue que j’aimerais beaucoup mieux le précepteur. Ainsi, je pourrais garder près de moi mon petit Lionel, dont la santé

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  • est un peu délicate et qui souffrirait tant d’être séparé de sa mère.

    – Eh bien ! c’est convenu, mon enfant. Dès ces jours-ci, je demanderai à M. le curé de Champuis de s’informer au sujet d’un ecclésiastique susceptible de remplir ce poste.

    Angelica eut une légère contraction de ses sourcils noirs. Mais elle ne protesta pas et dit simplement :

    – Oui, nous nous informerons, de côté et d’autre... Rien ne presse, à quelques mois près, car Lionel travaille très bien avec moi.

    – Oh ! certainement ! Il ne faut pas prendre n’importe qui... Mais l’existence ne vous paraîtra-t-elle pas bien dure, bien ennuyeuse, cet hiver, dans ma vieille demeure éloignée de toute distraction ?

    – Oh ! mon oncle, que m’importe la distraction, maintenant !

    Elle éleva ses mains jointes et soupira longuement.

    – ... J’ai perdu mon pauvre Félix, je suis venue

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  • à vous brisée, cherchant un refuge, souhaitant une aide pour m’aider à élever mon fils. Voilà seulement ce que je sollicitais de vous, car pour subvenir à mon existence et à celle de mon chéri, j’étais résolue à travailler, jour et nuit s’il le fallait... Mais vous ne l’avez pas voulu. Vous m’avez dit : « En souvenir de ma pauvre femme, la veuve et le fils de Félix d’Artillac vivront sous mon toit, à mes frais. » Quel sort pour nous, qui n’avions en perspective que la gêne et la médiocrité ! La Roche-Soreix nous apparaissait comme un paradis... et vous, mon oncle, comme le meilleur, le plus délicat des parents.

    La voix douce trembla d’émotion et le regard s’emplit de reconnaissance pathétique.

    M. de Varouze dit avec une brusquerie affectée :

    – Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère Angelica ! Je suis très satisfait de voir sous mon toit la femme intelligente et charmante que vous êtes et ce gentil garçon...

    À ce moment Lionel annonça :

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  • – Voilà M. Gérault.Le jeune homme, qui venait de secourir les

    occupants de l’automobile sur la route de la forêt, contournait le mur du principal corps de logis et se dirigeait vers la galerie. M. de Varouze lui cria joyeusement :

    – Tu viens prendre le thé avec nous, Gérault ? Il y a une tasse pour toi.

    Mais le jeune homme répondit, tout en continuant d’avancer :

    – Non, mon oncle, je viens chercher du secours pour des blessés.

    – Des blessés ?– Oui, des étrangers dont l’automobile vient

    de verser, eu butant contre la pierre branlante qui s’est écroulée en travers de la route.

    M. de Varouze sursauta :– Comment, la pierre branlante s’est

    écroulée ?– Oui... Sans doute la trépidation des

    automobiles qui passent souvent là, maintenant,

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  • a-t-elle déterminé cette chute. La jeune femme qui se trouvait dans la voiture avec son fils – la princesse Falnerra, paraît-il – est blessée, peu sérieusement, je l’espère. Le petit garçon, lui, n’a rien et le chauffeur non plus. Mais je crains que le valet de pied ne soit dans un état grave.

    Mme d’Artillac s’exclama :– Vous dites, la princesse Falnerra ?– Oui, madame... La connaissez-vous ?– De nom seulement, et un peu de vue, pour

    l’avoir aperçue parfois à Rome. C’est une très grande dame... Les princes Falnerra appartiennent à la plus ancienne aristocratie ; ils ont eu des alliances avec plusieurs familles souveraines d’Europe, et ont droit au titre d’Altesse qui leur a été concédé, je crois, au XVIe siècle, par je ne sais plus quel pape. J’ai lu cela il y a quelques années dans une revue illustrée que recevait mon pauvre Félix. Mais il s’agit, pour le moment, d’aller au secours de ces malheureux !

    Elle se levait tout en parlant... M. de Varouze demanda :

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  • – As-tu donné des ordres, Gérault, pour qu’on les amène ici ?

    – Oui, mon oncle. J’ai dit d’atteler la calèche à cet effet. Pendant ce temps, Gaspard ira à bicyclette chercher le docteur Miquel.

    – Très bien... Il faut maintenant qu’Agathe prépare des chambres...

    – Je lui ai dit aussi, mon oncle.Mme d’Artillac déclara :– Je vais l’aider, voir à organiser tout cela le

    mieux possible.Gérault dit froidement :– Ne vous dérangez donc pas, madame ;

    Agathe est très au courant et saura fort bien faire le nécessaire.

    – Mme d’Artillac le saura encore mieux, mon cher ami...

    M. de Varouze se levait à son tour, en prononçant ces mots. Il avait, comme Gérault, la taille haute et robuste. D’ailleurs, les traits nobles et fermes, le front très volontaire, sous les

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  • abondants cheveux fauves grisonnants chez le comte, l’allure décidée, tranquille, étaient identiques chez l’oncle et le neveu. Mais Gérault avait dans le regard une flamme d’énergie et d’intelligence qui n’existait pas au même degré en celui de M. de Varouze.

    Le châtelain poursuivit :– Agathe n’a plus ses jambes ni ses bras de

    vingt ans et son service laisse parfois un peu à désirer. Aussi est-il bon qu’une surveillance discrète s’exerce à ce sujet. Angelica veut bien s’en charger, avec sa complaisance habituelle.

    Gérault dit avec une impatience contenue :– Vous ne craignez donc pas de blesser une

    vieille et fidèle servante, mon oncle ?M. de Varouze le regarda d’un air étonné.– La blesser ?... Où prends-tu cela, mon

    ami ?... Mme d’Artillac met le plus grand soin à ne pas froisser une susceptibilité commune à tous ces anciens serviteurs, et tout à fait excusable, d’ailleurs.

    Angelica appuya d’un ton convaincu :

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  • – Oh ! absolument excusable !Gérault dit sèchement :– J’avoue ne m’être aperçu d’aucune

    défaillance dans le service d’Agathe.En attachant sur lui son doux regard, Mme

    d’Artillac répliqua :– Les hommes n’ont généralement pas la

    compétence nécessaire pour juger cela, cher monsieur. Bien des petits détails leur échappent, alors que nous autres femmes nous en apercevons aussitôt... Mais d’ailleurs, je suis toute disposée à laisser Agathe agir à sa guise. Mon seul désir, en remédiant à quelques-uns de ses petits oublis, était de rendre service à cette excellente femme, tout en procurant plus de confort à l’existence de mon oncle. Du moment où vous croyez que cela puisse lui être désagréable, monsieur, je m’abstiendrai à l’avenir de cette aide que je lui donnais si volontiers.

    Il n’y avait aucune trace d’amertume, de froissement, de contrariété dans l’accent et la physionomie de la jeune femme.

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  • M. de Varouze dit vivement, tout en jetant un coup d’œil mécontent vers son neveu :

    – Quelle idée, ma chère enfant ! au contraire, je tiens absolument à ce que vous continuiez de diriger mon intérieur, privé depuis des années d’une maîtresse de maison, hélas !... Agathe s’y fera, d’autant mieux que vous apportez certainement à cette tâche toute la douceur et la discrétion qui sont chez vous qualités dominantes.

    Mme d’Artillac murmura, avec un air de gracieuse confusion :

    – Vous êtes d’une bonté, d’une indulgence incomparables, mon oncle !

    Gérault eut vers elle un regard de défiance irritée... Il dit brusquement :

    – Je vais voir où en est Léonce et le presser un peu, car il faut aller enlever le plus tôt possible les blessés de là-bas.

    Il tournait déjà les talons, quand son oncle demanda :

    – Qui emmènes-tu pour t’aider ?

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  • – Personne, mon oncle. Le chauffeur de ces étrangers suffira pour porter à nous deux la princesse et le domestique dans la voiture.

    Il s’éloigna dans la direction des communs du château... Mme d’Artillac fit un mouvement pour se rasseoir. Mais M. de Varouze lui dit d’un ton d’affectueuse autorité :

    – Allez voir ce que prépare Agathe pour nos hôtes, ma chère Angelica... Et au cas où elle se montrerait un peu revêche, dites-le-moi, pour que je lui fasse la morale.

    – Oh ! cher oncle, je ne vous donnerai pas cet ennui !... Mais je saurai toujours m’arranger avec elle, du moment où je serai assurée d’avoir votre approbation.

    Sur ces mots, qu’accompagnait le plus doux sourire, Angelica s’éloigna, en compagnie de Lionel qui s’était pendu à son bras... M. de Varouze la suivit des yeux en murmurant : « Quelle femme charmante !... Quel agréable caractère !... Mais Gérault est vraiment peu aimable pour elle... Il faudra que je lui parle à ce sujet. »

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  • 3

    Deux heures plus tard, les victimes de l’accident étaient confortablement installées au château de la Roche-Soreix.

    Le médecin du village de Champuis, accouru à bicyclette, avait aussitôt examiné les blessés. Il constata chez le domestique une fracture du crâne qui ne laissait pas d’espoir de guérison... Quant à la princesse, son état ne présentait aucune gravité, au point de vue de la blessure. Mais la commotion nerveuse semblait avoir été forte, et il convenait également de se réserver au sujet de lésions internes possibles.

    Le petit prince refusait de quitter sa mère et demeurait assis près du lit, tenant la main de la jeune femme qui le regardait avec une tendresse inquiète... Mme d’Artillac, en possession d’un diplôme d’infirmière, avait revêtu la blouse blanche et s’occupait d’exécuter les prescriptions

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  • du médecin. Elle allait et venait sans bruit, souple et alerte, très adroite, inaltérablement calme et gracieuse... Et les jours suivants, elle continua de donner ses soins à la princesse, de concert avec la première femme de chambre de celle-ci qu’un télégramme avait été avertir à La Bourboule.

    Le valet de pied avait succombé quarante-huit heures après l’accident. M. de Varouze et son neveu s’occupèrent de faire transporter aussitôt le corps en Italie, où le défunt avait sa famille. La princesse ne fut pas informée de cette mort. Bien que son état ne présentât décidément pas de gravité, elle demeurait très nerveuse à la suite de cette secousse et avait besoin de grands ménagements.

    Salvatore, assuré que sa mère n’était pas en danger, avait consenti à faire connaissance avec Lionel d’Artillac. Les deux enfants jouaient dans le parc. Lionel se montrait fort souple et fort empressé à l’égard du petit prince, enfant bien élevé, mais de nature assez volontaire, ayant coutume, en outre, de se voir l’objet des adulations de son entourage... Il avait d’ailleurs

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  • beaucoup de charme et une très vive intelligence. Déjà ce descendant des Falnerra témoignait de dons artistiques fort remarquables, particulièrement pour la musique. Son caractère était réservé, fier sans morgue. Toujours poli à l’égard de tous, il ne témoignait de sympathie qu’à Gérault de Varouze, le neveu du châtelain.

    – Vous me plaisez beaucoup, lui disait-il avec cette grâce à la fois enfantine et déjà très « grand seigneur » qui faisait de lui un petit être fort séduisant.

    Gérault lui rendait cette sympathie spontanée. Il déclarait à son oncle :

    – Je n’ai jamais vu un enfant plus charmant et plus admirablement doué, à tout point de vue.

    M. de Varouze et le jeune homme se préoccupaient de connaître l’auteur de l’attentat contre la princesse Falnerra et son fils... Car il ne pouvait exister de doute à ce sujet : quelqu’un avait préparé la chute de la pierre branlante, par un habile travail dont on avait retrouvé les traces... En outre, des pas d’homme se discernaient aux alentours.

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  • La police, prévenue, recherchait le coupable... Et, une huitaine de jours après l’accident, un garde forestier se présenta au château, apportant un objet trouvé par lui dans l’herbe, au pied d’un arbre.

    C’était un étui à cigarettes en argent, d’un travail élégant. Dans un écusson étaient gravées deux initiales : O. M.

    Le garde avait été introduit dans la bibliothèque, où se trouvaient réunis après le déjeuner M. de Varouze, Gérault, Angelica et les deux petits garçons... Mme d’Artillac, assise près d’une fenêtre, se leva pour venir voir l’objet que tenait le châtelain. Penchée sur l’épaule de celui-ci, elle regarda... Et son visage frémit, ses paupières s’abaissèrent rapidement sur les yeux qu’envahissaient la stupéfaction et l’angoisse...

    M. de Varouze fit observer :– Ceci n’appartenait pas à un malfaiteur

    vulgaire.– À moins qu’il soit le produit d’un vol, dit

    Gérault.

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  • – C’est en effet très possible... Mais tant qu’on ne saura rien par rapport au coupable, il sera impossible d’être assuré si l’attentat avait seulement pour but de dévaliser ces riches étrangers, ou bien si quelque autre motif dirigeait le criminel.

    – La princesse pourra peut-être donner une indication à ce sujet... Au cas où elle se connaîtrait quelque ennemi, il y aurait là une piste à suivre.

    Salvatore avait abandonné le livre qu’il parcourait et suivait l’entretien avec attention... Se levant tout à coup, il s’approcha de M. de Varouze.

    – J’ai déjà manqué mourir deux fois par accident, dit-il de sa voix claire et harmonieuse.

    – Comment cela, prince ?... Voulez-vous nous le raconter ?

    – Certainement, monsieur... Il y a trois ans, un petit pont sur lequel je passais presque tous les jours avec ma gouvernante s’est écroulé un instant avant que j’arrive et le domestique, qui

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  • me précédait par hasard ce jour-là, a été précipité dans la rivière. Heureusement, il a pu se sauver, mais à grand-peine... L’année dernière, chez ma tante de Larçay, comme je me promenais avec mes cousins dans un sentier du parc, quelqu’un a tiré un coup de revolver du haut du mur qui entoure la propriété. La balle est passée tout près de moi et a été se loger dans un tronc d’arbre.

    Gérault demanda :– Vous ne savez pas, prince, quel peut être

    celui qui vous en veut ainsi ?L’enfant secoua la tête.– Non, pas du tout... et maman non plus.– Nous arriverons peut-être à le découvrir...

    En tout cas, vous êtes bien en sûreté ici.Salvatore eut un fier mouvement de tête, en

    répliquant :– Oh ! je n’ai pas peur !Il se pencha pour regarder l’étui que M. de

    Varouze tenait entre ses doigts... Mme d’Artillac, debout derrière le châtelain, continuait d’attacher sur cet objet un regard dont elle contenait la vive

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  • préoccupation.– Il faudra remettre ceci à la justice, Gérault,

    dit le comte en le tendant à son neveu.– N’est-ce pas plutôt Maingal qui devrait faire

    cette remise, mon oncle ?Mais le garde déclara :– S’il vous plaît, monsieur Gérault, j’aimerais

    mieux que vous gardiez ça ici. Depuis la mort de ma femme, il arrive souvent qu’il n’y a personne à la maison, et la chose serait plus en sûreté chez vous.

    – Eh bien ! c’est facile, mon garçon... Range cela, Gérault... tiens, dans cette bibliothèque, derrière les livres. Demain, tu iras le porter à Clermont, puisque tu es convoqué chez le juge d’instruction au sujet de cette même affaire.

    Dans la soirée de ce jour, taudis que M. de Varouze et son neveu se promenaient en fumant dans le jardin, le comte demanda à brûle-pourpoint, eu s’arrêtant brusquement au milieu d’une allée :

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  • – Gérault, pourquoi es-tu si froid à l’égard de Mme d’Artillac ?

    Le jeune homme devait être préparé à cette question, car il répondit sans hésiter :

    – Mais parce qu’elle m’est très peu sympathique, mon oncle.

    – Vraiment, je ne comprends pas cela !... Elle est fort gracieuse, très intelligente, sérieuse, distinguée...

    – Et fausse autant qu’on peut l’être.M. de Varouze eut un mouvement de surprise

    indignée.– Gérault !... Comment oses-tu porter un tel

    jugement ?... Fausse, Angelica !... Mais où as-tu été chercher cela ?

    Gérault dit avec une irritation contenue :– Elle vous aveugle... elle vous flatte... Oh !

    c’est une habile créature !M. de Varouze mit durement la main sur

    l’épaule de son neveu.– Je te défends de parler ainsi d’une jeune

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  • femme très méritante, digne de tous les respects !... Et moi qui croyais si bien te voir partager mon opinion à son égard !... j’avais même formé un rêve...

    Il jeta un coup d’œil sur la physionomie froide et durcie de Gérault... Comme celui-ci gardait le silence, M. de Varouze reprit.

    – Oui, j’avais rêvé de te voir devenir l’époux de cette charmante Angelica.

    Gérault eut un rire sourd.– Elle aussi, très probablement... Mais voilà, je

    suis réfractaire à ses mines de chatte aimable... Je le suis d’autant plus que j’ai déjà fait choix de celle qui sera ma femme.

    – Vraiment ?... Sur qui se portent tes vues ?Le ton était sec et mécontent... Gérault fronça

    les sourcils, mais répondit avec calme :– Il y a quatorze ans, un honorable

    commerçant français, M. Paul Janvier, se trouvait à Damas au moment de troubles suscités par un parti d’Arabes fanatiques. Il y recueillit une petite fille de quatre ans, que des misérables

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  • s’apprêtaient à égorger... Peu après, il apprit que cette enfant était la fille d’un Arabe de très noble race, Abd el-Saghri, possesseur de grandes richesses. Le malheureux avait été assassiné, en même temps que sa femme et ses deux fils. Son frère – peut-être l’instigateur du crime – s’était emparé de ses biens... Ce fut en vain que, plus tard, M. Janvier s’efforça de faire rendre justice à l’orpheline... Et comme le Français ne cessait d’insister, il obtint enfin cette réponse :

    « – Nous nous sommes assurés qu’Ali-ben-Mohammed, de par les lois arabes, est bien le légitime héritier de son frère.

    « M. Janvier comprit alors que toute tentative resterait inutile, le personnage devant être puissamment protégé... D’accord avec sa femme, il résolu de pourvoir à l’éducation de l’orpheline. Celle-ci fut élevée dans un couvent français d’Alep. Aujourd’hui, elle a dix-huit ans. Sa beauté est ravissante. Elle est douce, timide, d’une grande distinction de manières... je l’ai vue chez M. Janvier, pendant un séjour que j’ai fait à Alep il a quelques mois. Très vite, je l’ai aimée.

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  • Toutefois, je voulais réfléchir avant de prendre une décision. Celle-ci étant maintenant bien établie, je n’attends plus que votre consentement, mon oncle, pour retourner à Alep et demander à M. Janvier la main de sa pupille.

    M. de Varouze avait écouté son neveu avec stupéfaction, mais sans l’interrompre... Aux derniers mots, il dit avec un accent de colère contenue :

    – Ainsi donc, voilà trois mois que tu es ici, et tu ne m’as encore rien dit de tes projets ?... de tes projets insensés !...

    – Mon oncle !– Oui, insensés, je le répète !... Comment, toi,

    un Varouze, de bonne race française et catholique, tu songerais à épouser une Orientale, une fille de musulmans ?

    – Medjine a été élevée dans la religion catholique, et elle est très française d’éducation, d’habitudes, de sentiments. Sous le rapport de la famille, de la race dont elle est issue, j’ai pris tous les renseignements désirables et je me suis

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  • convaincu qu’elle était en tout point fort digne de porter le nom de Varouze.

    – Il n’en reste pas moins que son atavisme oriental risque de ne pas s’accorder avec le nôtre... En outre, elle doit être sans fortune aucune, d’après ce que tu me dis ?

    – M. Janvier lui donnera une dot de vingt mille francs. C’est tout ce qu’il peut faire, car il a des neveux dans une position très médiocre, auxquels il lui faut également accorder une aide pécuniaire... Mais cette question est secondaire pour moi. J’ai une centaine de milliers de francs de l’héritage de ma mère ; nous vivrons très bien avec cela, en y joignant le produit de mes ouvrages, peu considérable encore, mais que j’espère voir augmenter.

    M. de Varouze leva les épaules, en jetant sur son neveu un regard d’où la vive contrariété se mélangeait d’affection.

    – Tu sais bien que tu es mon héritier, mauvaise tête ! Mais j’avoue que ce mariage-là ne me conviendrait pas du tout ! Je voudrais autre chose pour toi... En admettant que Mme d’Artillac

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  • ne te plaise pas, il ne manque pas de charmantes jeunes personnes, dans notre pays...

    Gérault l’interrompit, d’un ton respectueux, mais très ferme :

    – C’est Medjine que j’aime, mon oncle... Et je vous affirme que vous ne regretterez jamais de l’avoir pour nièce.

    – À savoir !... Enfin, tu m’as bien étonné, mon cher, et j’ai besoin de réfléchir, moi aussi, avant de te donner mon consentement... Il est vrai que celui-ci n’est pas nécessaire, en principe ; mais comme je t’ai tenu lieu du père que tu as perdu, je me crois quelque droit à ta déférence.

    Gérault prit la main de son oncle et la serra fortement, en disant d’une voix dont l’émotion changeait un peu les vibrations impérieuses :

    – J’ai toujours essayé d’être pour vous un bon fils, cher oncle. Mon caractère indépendant vous a peut-être froissé parfois ; mais je crois ne vous avoir jamais donné occasion de douter de mon affection.

    – Non, jamais, mon cher enfant. De ton côté,

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  • tu sais que tu peux compter sur la mienne. Ainsi, nous arriverons facilement à nous entendre sur le sujet qui nous occupe.

    Là-dessus, les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main et revinrent dans la direction du château.

    Mme d’Artillac et les enfants se tenaient, comme tous les soirs, sur la vieille terrasse de pierre qui longeait la façade, du côté ouest... Tandis que M. de Varouze s’arrêtait près d’eux, Gérault se dirigea vers la bibliothèque, en disant :

    – Je vais prendre l’étui d’argent, car je partirai demain matin de très bonne heure, et je crains de l’oublier.

    Mais ce fut en vain qu’il le chercha sur le rayon de livres où M. de Varouze le lui avait fait déposer cet après-midi... Ce fut en vain qu’après lui le comte et Angelica bouleversèrent la bibliothèque. L’objet, qui eût été peut-être une pièce à conviction, demeura introuvable.

    Si invraisemblable qu’elle parût, l’hypothèse d’un vol était seule plausible, car M. de Varouze,

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  • Angelica et Gérault affirmaient également que l’étui avait été déposé derrière un gros dictionnaire grec, relié de peau brune, et qu’aucun d’eux n’y avait touché depuis lors.

    Mais ce vol, qui pouvait en être coupable ?– Je réponds de tous mes domestiques, déclara

    M. de Varouze. Leur honnêteté est éprouvée, depuis des années qu’ils me servent. En outre, comment auraient-ils pu soupçonner que ce petit objet se trouvait caché là ?

    – Je suis également sûre de ma servante Brigida, dit à son tour Mme d’Artillac.

    Gérault, qui réfléchissait, demanda :– Les enfants n’auraient-ils pas pu ?... Ils

    étaient présents quand j’ai mis l’étui là.– Ce serait trop haut pour eux... Il est vrai

    qu’en montant sur une chaise...Angelica interrompit le comte avec vivacité :– J’affirme que Lionel est bien incapable de

    pareille chose !... Quant au petit prince, vous n’imaginez pas, cher oncle, que ce soit lui ?

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  • – Non, certes ! Lui moins encore que tout autre !... Il m’apparaît donc évident que l’auteur du vol est quelqu’un du dehors.

    – Mais comment aurait-il su, d’abord que Maingal avait trouvé cet objet, ensuite qu’il l’avait apporté ici et que nous l’avions caché là ?

    – Eh ! c’est Maingal qui a dû bavarder, parbleu !

    – Ceci me paraîtrait plausible... Mais je ne vois pas du tout pourquoi l’on aurait couru un si gros risque dans le seul but de s’emparer d’un objet dont la valeur est après tout assez minime.

    La voix prenante d’Angelica s’éleva :– Et si le voleur de l’étui et le criminel auteur

    de l’attentat contre la princesse et son fils n’étaient qu’une même personne ?... L’individu rôde peut-être encore aux alentours ; il a pu savoir que le garde avait trouvé cet objet, qu’il nous l’avait remis. Ayant probablement conscience qu’il constituerait une charge accablante, il aura fait son possible pour le reprendre.

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  • Gérault secoua la tête.– Il me semble improbable que ce misérable

    soit demeuré si proche des lieux de son crime... Néanmoins, je reconnais que votre explication de l’incident, madame, est la seule qui, à la rigueur, pourrait être admise – à condition toutefois que Maingal ait parlé. De ceci, je m’assurerai en allant le trouver demain matin, avant mon départ pour Clermont.

    Angelica dit avec un doux petit sourire :– Je crains bien, monsieur, que vous ne soyez

    pas plus avancé. Maingal soutiendra, naturellement, qu’il n’a commis aucune indiscrétion.

    – Peut-être pas. Je le crois assez franc. Mais en tout cas, j’arriverai bien à savoir, un jour ou l’autre, s’il a confié sa découverte à quelqu’un du pays. Nous pourrions peut-être, en ce cas, obtenir une filière qui nous mènerait jusqu’au voleur.

    M. de Varouze fit observer :– Je ne comprends pas comment un étranger

    aurait pu s’introduire chez nous, surtout à un

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  • moment où il courait tant de risques d’être surpris.

    – Moi non plus, je l’avoue... Pourtant, cette seule hypothèse est admissible... Demain, au jour, nous verrons s’il est possible de découvrir des traces de pas aux alentours. Mais, naturellement, il ne faut pas dire un mot de tout ceci à la princesse qui s’en effraierait avec raison, car c’est assez inquiétant pour elle, et un peu pour nous, de penser que ce misérable a pu arriver jusqu’ici, entrer dans cette demeure...

    – En effet !... Point n’est besoin de lui donner cette nouvelle angoisse, pauvre princesse... Décidément, elle va mieux, Angelica ?

    – Bien mieux, mon oncle... Quelle femme aimable !... Et d’une grâce, d’une simplicité !... Vous en jugerez d’ailleurs demain, cher oncle, car le docteur Miquel lui a permis de descendre un peu dans le jardin après le déjeuner. Selon son désir, vous lui serez présenté, ainsi que M. Gérault, qu’elle appelle « mon sauveur ».

    – Je suis seulement arrivé là assez opportunément, par grand hasard. Si j’avais pu

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  • pincer l’auteur de cette odieuse tentative, je serais très satisfait. Mais il est fort désagréable de savoir qu’il reste libre et rôde peut-être aux alentours, guettant à nouveau ceux dont il veut faire ses victimes.

    Mme d’Artillac hocha la tête.– Oh ! il y a bien à penser qu’il doit surtout

    avoir eu vue de s’éloigner au plus tôt, maintenant que son coup n’a pas réussi et qu’il se sait recherché. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de craindre pour le moment.

    – Il faut l’espérer !... D’autant plus que ce petit prince est fort sympathique... Vous m’excuserez de me retirer dès maintenant, madame, et, vous, mon oncle ? Mais je dois être prêt de très bonne heure demain matin, pour parler à Maingal avant mon départ.

    Quelques instants plus tard, le jeune homme gravissait l’antique escalier de pierre noire et se dirigeait vers le corridor qui conduisait à son appartement... Une vieille femme en bonnet blanc, qui sortait d’un couloir transversal, s’arrêta près de lui en disant :

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  • – Vous allez vous coucher de bonne heure, aujourd’hui, monsieur Gérault !

    – Oui, ma bonne Agathe, car il faut que je me lève tôt demain... Et toi, ne vas-tu pas te reposer ?... La présence de la princesse et de son fils te donne un surcroît de besogne, ma pauvre !

    – Ah bien ! monsieur Gérault, ce n’est pas une affaire, cela ! J’ai encore plus de force qu’on ne le croie... Si seulement je pouvais faire mon ouvrage en liberté, comme avant...

    – Comme avant quoi, Agathe ?Le visage ridé se contracta un peu, les yeux

    clairs brillèrent à la lueur de la grosse lampe qui éclairait le corridor.

    En baissant la voix, Agathe répondit :– Avant que Mme d’Artillac soit ici... Elle

    cherche à faire la maîtresse, en dessous... Car c’est une femme fausse, monsieur Gérault !

    – Je m’en suis bien aperçu, Agathe.– Et M. le comte s’y laisse prendre !... Avez-

    vous vu cela aussi, monsieur ?

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  • Il fit un signe affirmatif.La vieille femme poursuivit, avec une colère

    contenue :– Elle est si habile !... Sans avoir l’air de rien,

    elle arrive à prendre pied... Oh ! elle est toujours polie, aimable... mais on sent bien que c’est une hypocrite... Et elle tombe sur les gens, figurez-vous, monsieur Gérault, sans faire plus de bruit qu’une chatte ! Elle rôde partout, elle espionne tout... Ah ! ça ne me plaît guère de la voir ici, je vous assure !

    – À moi non plus... Malheureusement, elle paraît bien implantée dans la maison. Mon oncle, d’après ce que j’ai compris, semble décidé à la garder avec son fils.

    Agathe leva les mains au plafond, avec une évidente consternation.

    – Ah ! monsieur Gérault, quel ennui ! Vrai, je ne sais pas si je pourrai continuer de rester ici, dans ces conditions-là !

    – Veux-tu bien te taire, ma vieille Agathe ! Il ferait beau voir que tu quittes la Roche-Soreix !

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  • Mon oncle ne le permettrait pas, d’ailleurs.Agathe hocha la tête.– On ne sait jamais !... Il y a des femmes qui

    savent changer les gens, avec leurs manigances... Mais si vous êtes là, monsieur Gérault, vous empêcherez ça. Je pense bien que vous n’allez plus retourner dans ces pays de Turcs, là-bas ?

    – Si, j’y retournerai, mais pour peu de temps, je l’espère.

    Et, se penchant à l’oreille de la vieille femme, Gérault ajouta :

    – Je vais te dire quelque chose, mais garde-le pour toi seule...

    – Ah ! vous n’avez rien à craindre de votre vieille bonne, monsieur Gérault !

    – Eh bien ! Agathe, je songe à me marier.Elle eut un mouvement de joie.– Quel bonheur !... Au moins, comme ça, vous

    n’irez plus voyager pendant des mois... et il y aura une jeune femme, des petits enfants... Ah ! oui, je suis bien contente de ce que vous me dites

    56

  • là, monsieur !Elle attachait des yeux attendris sur le jeune

    homme qu’elle avait vu naître, qu’elle avait bercé dans ses bras... Gérault mit sur son épaule une main affectueuse, en disant cordialement :

    – Allons, bonsoir, ma vieille Agathe. Ne te fais pas de tourments, car mon oncle a toujours en toi la plus grande confiance.

    Il fit quelques pas dans la direction de son appartement... Puis, se ravisant, il revint à la femme de charge.

    – Dis-moi, Agathe, que penses-tu de la servante de Mme d’Artillac ?

    – Brigida ?... Une sournoise, monsieur Gérault ! Elle ne dit pas quatre mots dans la journée, elle a l’air de ne s’occuper de rien en dehors de son ouvrage... et avec ça, je suis sûre qu’elle voit tout, qu’elle entend tout... L’autre jour, ma nièce Victorine l’a surprise qui sortait du corridor menant à l’appartement de M. le comte. Elle n’a pas eu l’air troublé, d’ailleurs, et a dit qu’elle cherchait une balle du petit Lionel qu’on

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  • ne parvenait à découvrir nulle part... Mais comme à ce moment-là, monsieur Gérault, vous étiez chez M. le comte, j’ai supposé qu’elle était allée écouter ce que vous disiez... probablement pour le répéter à sa maîtresse, qui a l’air de faire grand cas d’elle.

    En entrant un instant après dans son appartement, Gérault avait le front barré d’un pli soucieux... Décidément, cette Mme d’Artillac l’inquiétait ! De plus en plus, elle lui faisait l’effet d’être une intrigante... Au fond, l’on n’avait jamais su ce qu’était la femme épousée par Félix d’Artillac. Elle appartenait, avait-il dit, à une bonne famille de Florence et son père était un peintre de mérite. Mais comme, à l’époque de ce mariage, Mme de Varouze se trouvait déjà fort malade, ni elle ni son mari n’avaient cherché à contrôler ces assertions du jeune homme, cerveau enthousiaste et cœur faible, vraiment doué du point de vue artistique, mais manquant de la persévérance pour réussir. En dix années, il avait mangé la jolie fortune qu’il tenait de son père. Il était mort – de consomption, disait Angelica, au moment où il se trouvait sans ressources... Et

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  • c’est alors que sa veuve était venue à la Roche-Soreix pour implorer l’aide de M. de Varouze – « l’aide morale, surtout, disait-elle, car par son travail, elle s’efforcerait d’assurer à son fils le nécessaire, au point de vue matériel ».

    Félix, depuis la mort de sa tante qui avait précédé de peu son mariage, n’était jamais revenu en France. Il savait que M. de Varouze n’éprouvait pas grande sympathie à son égard, et il lui gardait rancune d’avoir poussé Mme de Varouze à l’empêcher d’entrer dans la carrière artistique... Le comte ne connaissait donc pas Angelica, jusqu’au jour où il la vit arriver avec son fils, tout enveloppée de ses voiles de deuil, digne et touchante dans son calme chagrin. De nature généreuse et très bon sous des dehors autoritaires, il l’accueillit avec bienveillance et lui offrit une hospitalité qui, d’abord temporaire, devint peu à peu définitive.

    Gérault voyageait à ce moment-là en Orient, où il recueillait des matériaux pour une étude sur les Croisades. Quand il revint, un an plus tard, à la Roche-Soreix, il y trouva installée la jeune

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  • veuve... Et depuis trois mois qu’il était là, il avait pu s’apercevoir que, sous des dehors de discrétion, d’effacement, elle exerçait une influence sur M. de Varouze et prenait pied dans cette demeure avec une sournoise habileté, vite devinée par le jeune homme, beaucoup plus observateur que son oncle.

    Gérault en avait éprouvé d’abord une secrète impatience, qui, peu à peu, s’était changée en irritation quelque peu mêlée d’inquiétude... Cette jeune femme lui paraissait une intrigante et plus il la connaissait, plus il la jugeait habile et dangereuse. Mais tous ses essais pour éclairer son oncle à ce sujet restaient vains et n’avaient d’autre conséquence que de contrarier M. de Varouze, qui trouvait à la gracieuse veuve toutes les perfections.

    Il fallait vraiment qu’elle eut déjà su lui inspirer une profonde sympathie pour qu’il songeât – sous l’instigation de la jeune femme, certainement – à la faire épouser à son neveu... pour qu’il eût éprouvé, surtout, un si grand mécontentement du refus tant soi peu méprisant

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  • de celui-ci.« Puisqu’elle ne peut pas avoir le neveu, qui

    sait si elle ne cherchera pas à prendre l’oncle ? » songeait le jeune homme, tandis qu’accoudé au balcon de sa chambre il fumait un cigare avant de se coucher.

    Cette idée le fit tressaillir de colère et d’anxiété... Mais il pensa aussitôt : « Non, mon oncle est trop sensé, trop intelligent, trop attaché aussi au souvenir de sa femme pour commettre pareille folie ! La seule chose à craindre, c’est qu’il fasse à l’enfant une part dans sa fortune... Je n’y trouverais rien à redire, d’ailleurs, si la mère ne m’inspirait tant de méfiance... »

    Il jeta au-dehors le bout de son cigare maintenant presque consumé... puis, quittant le balcon, il rentra dans sa chambre, le front toujours soucieux.

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  • 4

    Quinze jours plus tard, M. de Varouze, Gérault, Mme d’Artillac et le petit Lionel se rendaient à La Bourboule pour répondre à l’invitation que leur avait faite la princesse Falnerra, la semaine précédente, avant son départ de la Roche-Soreix. La noble dame, presque complètement remise maintenant, les recevait à déjeuner dans l’appartement qu’elle occupait au premier étage d’un des principaux hôtels de la ville d’eaux.

    Après le repas, une fois le café pris, les deux MM. de Varouze partirent en promenade avec les enfants et le précepteur du petit prince qui était un prêtre français. Mme d’Artillac suivit la princesse et sa dame de compagnie dans le parc du casino, où elles s’assirent et causèrent eu travaillant à une broderie... Au cours de cette conversation, Angelica saisissait toutes les

    62

  • occasions de glisser une discrète flatterie à l’adresse de donna Teresa. Habile à saisir le point faible de chacun, elle exaltait surtout le prince Salvatore, vantait en termes chaleureux ses qualités physiques et morales. La mère, charmée, songeait : « Quelle femme intelligente et agréable ! »

    Tout en s’entretenant ainsi, la princesse Falnerra et ses compagnons regardaient les allants et venants, hôtes de la station thermale, qui passaient dans l’allée à quelques pas d’elles... Tout à coup, Mme d’Artillac maîtrisa avec peine un tressaillement... Son regard venait de s’arrêter sur un homme de petite taille, vêtu avec recherche. Il était jeune, très maigre ; dans son pâle visage brillaient des yeux noirs à l’expression inquiète et sombre. Ces yeux semblaient chercher quelqu’un et se fixèrent sur le groupe formé par les trois femmes... En rencontrant ceux d’Angelica, ils se dilatèrent sous l’empire de la stupéfaction. L’homme s’immobilisa, l’espace de quelques secondes... Puis, aussitôt, il reprit sa marche lente, au long de l’allée, en détournant son regard, comme venait

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  • de le faire également Mme d’Artillac.La jeune femme avait un peu pâli et serrait

    nerveusement le manche de son ombrelle... Ces symptômes d’émotion passèrent inaperçus de ses compagnes. La princesse et donna Albina, la dame de compagnie, n’avaient accordé aucune attention à l’inconnu, ni remarqué ce rapide échange de regards. Elles continuèrent la causerie commencée jusqu’au moment où, remarquant un frisson qui secouait les épaules de Mme d’Artillac, la princesse demanda :

    – Auriez-vous froid, chère madame ?– Aucunement, Altesse. Mais je sens venir un

    malaise nerveux malheureusement assez fréquent chez moi, depuis mon grand chagrin. Si Votre Altesse veut bien me le permettre, je vais la quitter un moment, pour marcher un peu. Quelques instants d’exercice ont toujours un bon effet dans ces cas-là.

    – Allez, allez, madame, et prenez tout le temps nécessaire pour bien vous remettre... Désirez-vous des sels ?... Donna Albina en a d’excellents dans son sac.

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  • – Je remercie vivement Votre Altesse, mais je n’ai vraiment besoin de rien, sinon d’un petit quart d’heure de marche, qui calmera mes nerfs si profondément ébranlés par la mort de mon pauvre mari.

    Elle s’éloigna d’un pas légèrement chancelant, qui reprit toute son habituelle fermeté aussitôt qu’elle fut certaine de n’être plus vue de la princesse Falnerra... Son regard cherchait autour d’elle... Entre ses dents, elle murmura : « Je sais bien où je vais le trouver ! »

    Rapidement, elle gagna le casino et se dirigea vers la salle de jeux... L’inconnu aux yeux noirs et au pâle visage était là, parmi les joueurs groupés autour des petits chevaux. Angelica alla vers lui et lui toucha doucement le bras... Il tourna la tête, eut un léger sursaut de saisissement... Mme d’Artillac dit très bas :

    – Viens. Il faut que je te parle.Ils quittèrent la salle, sortirent dans le parc,

    gagnèrent une allée un peu écartée... Là, Mme d’Artillac s’arrêta et dit en italien :

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  • – Pars dès ce soir, Orso ! Tu es fou de rester ici, après... ce que tu as fait !

    Son regard, impérieux et irrité, plongeait dans les yeux du jeune homme... Le teint de celui-ci tourna au verdâtre, une lueur d’effroi passa dans ses prunelles... Il bégaya.

    – Que veux-tu dire ?– Je sais que c’est toi !... On a trouvé non loin

    du lieu de... l’accident ton étui à cigarettes... on l’a apporté au château de la Roche-Soreix, où je l’ai vu... et reconnu.

    – Tu n’as rien dit ?– Es-tu tout à fait dément ?... Tu es mon

    cousin, tu portes le même nom que moi, et j’irais te dénoncer ?... Vraiment, Orso, je pensais que tu avais meilleure opinion de mon intelligence !

    Il y avait, dans l’accent de la jeune femme, un mélange de dédain et d’ironie qui parut irriter son interlocuteur.

    Il riposta, d’un ton sourdement railleur, avec un regard de sombre colère :

    – Oui, je sais qu’avant toute chose tu songes à

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  • tes intérêts... Voilà bien pourquoi tu m’as lâché, naguère, quand il s’est agi d’un meilleur parti... ce Félix d’Artillac que tu as si gentiment dépouillé de sa fortune, avant de le faire mourir...

    Elle l’interrompit d’une voix basse et dure :– Tais-toi ! Je ne supporterai pas que tu dises

    de pareilles choses...– Des choses vraies, pourtant... Car enfin,

    quand on pousse un homme de santé délicate à boire beaucoup plus que de raison... quand on l’incite à user des pires stupéfiants...

    Elle répéta, ses yeux étincelants de fureur attachés sur le visage crispé du jeune homme :

    – Tais-toi !... Il n’est pas question de Félix ni de moi... C’est toi qui es le criminel, toi que la police recherche... Pourquoi as-tu essayé de tuer la princesse Falnerra et son fils ?

    – Que t’importe ?... Puisque tu m’as dédaigné autrefois, puisque tu as repris ta promesse, tu as perdu le droit de t’occuper de mes actes.

    La furieuse amertume contenue dans le ton du jeune homme parut satisfaire Mme d’Artillac...

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  • Elle sourit, le plus savamment du monde, en répliquant :

    – Ah ! que tu es bien toujours le même enfant déraisonnable, mon pauvre Orso !... Quel agréable ménage aurait été le nôtre, tous deux n’ayant pas plus d’argent l’un que l’autre, toi joueur, moi aimant la vie large...

    – J’aurais travaillé...– À quoi ?... Tu ne savais que peindre de

    gentils tableautins, qu’on t’achetait pour une petite somme... Non, Orso, il fallait couper court à notre rêve. Je l’ai fait avec une grande douleur, car tu sais bien, cher, que c’est toi que j’aimais.

    Un regard de câline tendresse accompagnait la phrase modulée avec une caressante douceur.

    Orso ricana :– Eh bien ! alors, marions-nous maintenant

    que tu es libre. Nous aurons de quoi vivre, puisque tu possèdes l’argent que tu as si bien su te faire donner par ton mari...

    Elle leva les sourcils, en signe de stupéfaction.– Qu’imagines-tu là ?... Félix s’est ruiné par

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  • insouciance, prodigalité... par des placements inconsidérés...

    – Raconte cela à d’autres, Angelica ! Je te connais trop bien pour ne pas être persuadé que tu as fait prendre à cet argent la bonne direction. Je ne t’en blâme pas, d’ailleurs, puisque – si tu m’as bien dit la vérité sur ce point – tu n’as épousé Félix d’Artillac que par intérêt.

    – Je te l’affirme, Orso... Mais revenons au sujet qui m’a fait te chercher tout à l’heure, car j’ai peu de temps devant moi... Est-ce pour ton compte personnel ou pour celui d’un autre que tu as perpétré cet attentat sur la princesse et son enfant ?

    Il eut un sourire sarcastique.– Tu es bien curieuse, Angelica !Elle répéta d’un ton impératif :– Dis-le-moi, Orso !... J’ai besoin de le

    savoir... pour te sauver.Il grommela, avec un air de fauve à moitié

    dompté.– Sait-on jamais si tu dis la vérité !... Enfin,

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  • comme cela ne compromet personne, je peux bien t’apprendre que j’agis pour le compte de quelqu’un... d’un personnage qui a intérêt à se débarrasser du petit prince Falnerra. J’ai été obligé d’en arriver là – bien que la besogne ne me plaise guère – parce que j’étais accablé de dettes, poursuivi, menacé de prison... Pour le... l’affaire en question, j’ai reçu à l’avance une bonne somme et on devait m’en remettre une autre si elle était bien réussie. Malheureusement, ce fut tout le contraire... Tu dis qu’on a trouvé l’étui... près de là ?

    – Oui... l’étui que je t’ai donné autrefois, quelques jours après nos fiançailles.

    Orso dit d’une voix que l’inquiétude altérait :– C’est dangereux pour moi, cela !... Je m’en

    servais tous les jours, et un hasard pourrait faire que quelqu’un le reconnaisse...

    – Tu n’as rien à craindre. C’est moi qui l’ai.Il sursauta :– Tu l’as ?... Comment ?– À mon tour, je te dis : que t’importe !... Il

    70

  • suffit que l’objet soit eu sûreté, bien caché au fond d’un de mes meubles... Et maintenant, Orso, en retour du service que je te rends, je vais exiger quelque chose...

    Elle attachait sur lui ses yeux aux nuances changeantes, impérieux et caressants à la fois.

    Orso, complètement dompté cette fois, répondit sans hésitation :

    – Je ferai ce que tu voudras.– Dis-moi, d’abord, pour qui tu agissais en

    t’attaquant au petit prince Falnerra ?Orso répondit résolument :– Cela, non, Angelica ! J’ai juré sur ma tête de

    ne jamais prononcer son nom... et il serait trop dangereux pour moi de ne pas tenir ma promesse.

    – Soit !... Peut-être arriverai-je à le deviner... Quelle somme t’a-t-on promise ?

    Orso hésita... puis dit enfin :– J’ai reçu cinq mille lires avant... l’affaire et

    « il » devait m’en remettre dix mille après.– Eh bien ! ces dix mille lires, je te les

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  • donnerai... peu à peu, dans le courant de l’année... Cela me gênera beaucoup... mais je veux faire quelque chose pour toi, Orso. En retour, tu me promettras de ne plus accepter de missions de ce genre... de ne plus t’exposer à voir le nom des Manbelli déshonoré publiquement.

    Orso eut un rire sourd.– Ah ! c’est là où le bât te blesse, Angelica !...

    Tu es sans doute en train de combiner quelque bonne petite intrigue, laquelle serait compromise, ou peut-être même ruinée si quelque bruit fâcheux se faisait autour de notre nom ?

    Mme d’Artillac répliqua d’un ton calme :– Je n’ai pas à te le cacher... Oui, je suis sur la

    voie d’une excellente affaire. Mais tu as tout intérêt à ma réussite, car je pourrai alors te venir en aide, quand tu traverseras des passages difficiles.

    – Je ne dis pas non... Au reste, la route où je m’engageais est trop dangereuse. J’y renonce volontiers, pour me borner à de petites industries plus innocentes.

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  • – Comme de tricher au jeu ?... Prends au moins un nom d’emprunt, en ce cas.

    – C’est bien ce que je fais.– Bon. Mais je voudrais que tu mènes une

    existence plus raisonnable...Il leva les épaules.– Avec mes goûts de bohème, c’est

    impossible. Contente-toi de me voir suffisamment prudent pour éviter les affaires trop ennuyeuses... Et puis, d’ailleurs, n’est-ce pas toi qui m’as enseigné autrefois qu’il ne fallait pas être gêné par les scrupules, dans la vie ?

    Elle ne répondit pas et resta un moment songeuse... Puis elle demanda :

    – Où loges-tu ?– Dans le même hôtel que la princesse

    Falnerra... Tu comprends, il était nécessaire que je surveille leurs allées et venues, pour saisir le moment favorable... C’est ainsi que j’ai connu leur projet de promenade... et, ayant entendu parler de la roche branlante, j’ai eu l’idée de...

    – Une idée stupide ! Quand on veut tuer les

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  • gens, on s’y prend de façon plus sûre... Mais enfin, cet échec est fort heureux, en la circonstance. La princesse est une femme charmante, son fils, un enfant délicieux... Et leur connaissance peut m’être fort utile, plus tard.

    – Je reconnais là ton caractère pratique... Si, avec cela, tu ne réussis pas dans la vie !

    – Je compte en effet y réussir parfaitement... Donc, nous disons que tu es au même hôtel que la princesse... sous quel nom ?

    – André Laurent, de Paris.– Eh bien ! tu vas le quitter... dans un ou deux

    jours, pour ne pas éveiller de soupçons par un départ trop précipité...

    – Bien... Et après ?– Après, tu iras où tu voudras, pourvu que ce

    soit un peu loin d’ici. À celui qui t’employait, tu diras que l’affaire ayant manqué, tu ne veux plus courir de pareils risques...

    – Je le lui écrirai, plutôt... et puis, je prendrai mes précautions pour ne plus le revoir, car c’est un homme dangereux, très habile qui arrive à

    74

  • obtenir des gens ce qu’ils sont d’abord bien résolus à lui refuser...

    Le jeune homme ajouta, d’un ton d’ironie mêlée de quelque colère :

    – Quelqu’un dans ton genre, Angelica.Elle eut un léger mouvement d’épaules.– Il est bien heureux que j’aie un peu

    d’influence sur toi, car je t’empêcherai peut-être de faire d’irréparables sottises... Allons, il faut que je te quitte, maintenant. Écris-moi, pour me faire savoir où tu es, chez Ricardo Clesini, en adressant la lettre à mon amie Sephora Galbi, qui y habite en ce moment.

    – La belle Sephora ?... Eh ! la pauvre, elle ne doit pas se trouver heureuse ! Avoir été si admirée, si fêtée... puis n’être plus qu’une infirme, à vingt-cinq ans !

    – Et voir l’homme dont elle se croyait l’idole, dont elle a reçu tant de serments passionnés, l’abandonner aussi promptement, s’amouracher aussitôt d’une autre... Voilà qui est le plus terrible de tout, pour une nature comme Sephora.

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  • – Eh ! oui, il est, paraît-il, fiancé à une jeune Française fort belle.

    – La connais-tu ?– Oui, je l’ai aperçue deux ou trois fois.– Elle n’a aucune fortune, assure-t-on ?– En effet, on le prétend...Et, avec une certaine vivacité, comme s’il

    souhaitait de ne pas s’attarder sur un terrain brûlant, Orso demanda :

    – Mais toi, où demeures-tu ?... que fais-tu, depuis ton veuvage ?... Comment te trouves-tu, toi, Angelica Manbelli, en relation avec la princesse Falnerra, l’une des plus grandes dames de l’aristocratie européenne ?

    – Tu es trop curieux, Orso. Tout à l’heure, tu n’as pas voulu me dire le nom de celui qui te payait pour faire disparaître le prince Falnerra. Eh bien ! moi aussi, je garde mon secret.

    – Je te réponds, comme tu l’as fait : « Peut-être le devinerai-je. »

    – C’est possible... En tout cas, discrétion

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  • complète, de part et d’autre... Maintenant, quittons-nous. Sois prudent, mais ne t’inquiète pas. Jusqu’ici, la police n’est aucunement sur la bonne piste... Au revoir.

    Comme elle tournait les talons, Orso demanda :

    – Et l’étui ?... Tu ne me le rends pas ?Un éclair d’ironie caressante jaillit des yeux

    qui, tout à coup, parurent très bleus.– Non, ami, je le garde encore. Il est très en

    sûreté chez moi... Peut-être, plus tard, te le rendrai-je... si tu es sage.

    Un sourire glissa entre les lèvres roses, un de ces sourires de perfide douceur qui, accompagnant la câlinerie impérieuse du regard, faisaient d’Angelica une dangereuse sirène.

    Il ne protesta pas et la regarda s’éloigner, souple, agile, félinement gracieuse... telle qu’il l’avait toujours connue, telle qu’il l’avait aimée. Comme autrefois, elle le dominait, à la fois par sa séduction féminine et par cette volonté implacable qui annihilait la sienne. Il n’avait

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  • jamais su lui résister, il n’avait toujours été qu’un jouet entre ses mains, dès leur enfance, quand elle disait au petit garçon nanti de bons principes, qui hésitait à dévaliser pour elle le jardin du voisin : « Es-tu sot !... Comment veux-tu arriver à quelque chose, plus tard, si tu as de ces idées-là ? »

    Et il avait cueilli les fleurs désirées par elle... Et plus tard, pour lui plaire, pour offrir des bijoux à la fiancée coquette et jamais satisfaite, il avait commencé de tricher au jeu... il avait même, un jour, soustrait une bague précieuse à la vitrine d’un bijoutier... Ainsi, peu à peu, la pente s’était trouvée descendue... si bien que l’idée du crime, chuchotée à son oreille par un démon tentateur, en un jour de terrible embarras pécuniaire, ne l’avait pas fait bondir d’horreur !

    Angelica Manbelli avait enlevé à son cousin Orso les principes d’honnêteté puisés près d’une mère trop tôt disparue... Et maintenant, il n’était plus qu’une de ces épaves qui passent dans la vie au gré de tous les vents, nuisibles souvent et proies toutes désignées pour les êtres en quête

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  • d’instruments destinés à l’accomplissement de leurs crimes.

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  • 5

    Quand les promeneurs reparurent à l’hôtel, ils y trouvèrent la princesse et ses compagnes qui venaient de rentrer. Après le thé, M. de Varouze et ses neveux prirent congé de leur noble hôtesse et montèrent dans l’automobile que la princesse, dont la voiture était inutilisable pour le moment, avait louée à leur intention... Gérault avait de nouveau reçu les remerciements chaleureux de la mère et du fils et entendu cette parole du petit prince : « Je voudrais pouvoir, plus tard, vous rendre service à mon tour... » Mais l’expression soucieuse qui existait dans son regard, au départ de la Roche-Soreix, n’avait pas disparu au cours de cette journée. Tandis que, pendant le retour, M. de Varouze et Mme d’Artillac s’entretenaient de sujets divers, lui restait silencieux. Les paupières baissées, somnolant en apparence. Mais son regard se glissait vers Angelica... l’ennemie, le serpent qui s’était introduit dans la

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  • paisible existence du comte de Varouze.La veille, celui-ci, de lui-même, était revenu

    sur le sujet du mariage de Gérault... Et le jeune homme l’avait senti complètement hostile, cette fois, presque déterminé à refuser son consentement.

    L’apparition d’un domestique, venant chercher les ordres de son maître pour une course urgente, avait interrompu l’entretien, qui commençait de prendre un ton fort vif... Mais Gérault était décidé à le reprendre dès le lendemain. Il fallait que la situation fût tranchée, qu’il sût à quoi s’en tenir sur les intentions de son oncle... Oui, il le fallait, quelles que fussent ses craintes à la pensée d’une discussion qui mettrait aux prises leurs deux natures également volontaires, entières et quelque peu violentes, quand on les contrecarrait en face.

    Jusqu’alors, il n’y avait jamais eu de conflit sérieux entre l’oncle et le neveu. Ils se tenaient l’un l’autre en grande affection, et M. de Varouze, ayant beaucoup aimé son frère cadet, le père de Gérault, avait plutôt montré quelque faiblesse dans l’éducation de l’orphelin dont la

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  • charge morale lui était incombée... Aussi Gérault n’avait-il pas imaginé un instant que, une fois le premier moment de surprise et de contrariété passé, le comte pût témoigner d’une telle opposition au sujet de l’union projetée par son neveu.

    Devant cet obstacle imprévu, le jeune homme avait aussitôt pensé : « Il y a une influence contraire qui s’est exercée là... » Et il s’était alors représenté la jeune veuve aux yeux si doux, aux manières si discrètes... Pour se venger, sans doute, d’être dédaignée par Gérault de Varouze, elle essayait d’empêcher ce mariage, de mettre la brouille entre l’oncle et le neveu.

    Par vengeance ?... Et peut-être aussi dans un autre but... M. de Varouze était libre de déshériter le fils de son frère en faveur de la veuve et du fils de Félix d’Artillac. La suave Angelica n’avait-elle pas envisagé cette perspective et ne travaillait-elle pas à sa réalisation ?

    Mais comment M. de Varouze, peu porté à l’épanchement, aurait-il fait à cette jeune femme – une étrangère pour lui un an auparavant – la

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  • confidence des projets matrimoniaux de son neveu ?... Il fallait, en ce cas, admettre que Mme d’Artillac avait su déjà capter complètement sa confiance... et ceci démontrait chez elle une habileté fort inquiétante.

    Tandis que l’automobile les emmenait vers la Roche-Soreix, Gérault, sous ses paupières demi-baissées, continuait de considérer la jeune femme... Et, de plus en plus prévenu contre elle par ses observations, par ses craintes, il remarquait mieux la séduction particulière de cette physionomie, le jeu habile du sourire, la caresse enveloppante du regard. Il voyait aussi M. de Varouze intéressé, attentif, visiblement plein de bienveillance pour la veuve de Félix d’Artillac... Oui, cette femme représentait un grave péril. Mais comment l’écarter ?... M. de Varouze paraissait complètement aveuglé à son sujet. Il n’existait qu’un espoir : c’est que, peu à peu, le comte découvrirait la fausseté de cette « charmante Angelica », ainsi qu’il la désignait fréquemment, quand il parlait d’elle.

    Jusqu’à ce moment-là, elle aurait le temps de

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  • nuire... et, peut-être, de dresser l’un contre l’autre l’oncle et le neveu.

    « Nous verrons bien ! songea Gérault avec colère. Cette chattemite, il faut l’espérer, n’aura pas le dernier mot et j’aurai le plaisir de la voir quelque jour s’en aller de chez nous avec son fils et cette servante dont la mine sournoise ne me dit rien qui vaille. »

    Sa pensée, maintenant, s’arrêtait sur Brigida, la servante italienne... Depuis que les recherches faites aux alentours du château n’avaient amené la découverte d’aucune trace suspecte, Gérault s’arrêtait à cette conclusion : il faut que le vol de l’étui ait été commis par quelqu’un de l’intérieur. Or, comme son oncle, il avait pleine confiance dans les domestiques de la Roche-Soreix, tous au service des Varouze de père en fils. Les soupçons ne pouvaient donc raisonnablement s’arrêter que sur une seule personne : cette Brigida dont on ignorait les antécédents. Mme d’Artillac s’en portait garante, affirmait que sa servante était de famille très honorable et qu’elle n’avait jamais failli à la plus stricte honnêteté... Mais ce

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  • témoignage n’apparaissait pas suffisant aux yeux de Gérault, car il savait par Agathe que la jeune veuve faisait très grand cas de cette femme, laquelle avait été au service de son père et l’avait élevée elle-même.

    Gérault n’avait rien dit à M. de Varouze de ses soupçons qu’aucun fait, aucune preuve ne venaient étayer. Mais il exerçait depuis quelques jours une discrète surveillance sur Brigida... sans aucun résultat, d’ailleurs. L’Italienne semblait uniquement occupée de son travail et rien de suspect n’apparaissait dans sa façon d’être.

    « Je crois qu’il faudra – à moins d’une circonstance fortuite – renoncer à voir clair dans toute cette affaire, pensait le jeune homme. Le criminel auteur de l’attentat contre la princesse Falnerra reste introuvable... le voleur de l’étui également... Cependant, j’aurais donné beaucoup pour être fixé sur ces deux points-là !... D’abord à cause de cette aimable princesse et de son fils, qui me semblent menacés par un ennemi inconnu... ensuite pour notre propre sûreté, car, enfin, il est assez désagréable de penser qu’on

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  • nous a volés avec tant de facilité, sans que nous puissions découvrir le coupable ! »

    Dans le fumoir de M. de Varouze, le lendemain, Gérault et le châtelain eurent une explication décisive.

    Cette fois, M. de Varouze déclara catégoriquement qu’après réflexion il ne pouvait approuver le mariage que prétendait faire son neveu.

    – Je n’accepterai pas de voir introduire dans notre famille une femme dont les origines sont après tout inconnues, tout au moins du côté maternel... Car, naturellement, son père pratiquait la polygamie ?

    – Oui, mais Medjine est née de sa première épouse, fille d’un cheik très vénéré de ses congénères.

    – On te l’a dit !... Qu’en savons-nous, en réalité ? L’état civil n’existe pas là-bas et les harems ont leurs mystères... Puis encore, il y a des tares physiques et morales, dans ces races orientales...

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  • – Et les nôtres, mon oncle, croyez-vous qu’elles en soient dépourvues ?

    Gérault, qui jusque-là s’était contenu avec peine, commençait de perdre patience devant le parti pris manifeste.

    Avec obstination, M. de Varouze continua le développement de sa thèse. Le mélange des races européennes et orientales ne pouvait amener que des mécomptes. En outre, on ne connaissait rien, ou presque rien, des ascendants de cette Medjine...

    Ici, Gérault l’interrompit avec une sourde colère :

    – En tout cas, on en connaît davantage que de la famille de Mme d’Artillac ! Cependant, vous l’avez accueillie ici... et vous souhaitiez qu’elle devînt ma femme.

    – J’ai du moins pu juger de ses qualités personnelles, de sa valeur morale, de sa parfaite distinction ! Tandis que, de cette Arabe dont tu t’es entiché, j’ignore tout... Et je ne veux pas voir introduire cet élément inconnu dans notre

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  • famille !– Un élément inconnu ? Du moins, je vous

    affirme que Medjine n’a rien d’une intrigante, alors que sous ce rapport votre « charmante Angelica » est un modèle du genre !

    Le jeune homme ne se possédait plus. La violence naturelle de son caractère, contenue par l’éducation et le raisonnement, avait raison de la prudence, des résolutions de calme prises avant cet entretien.

    Le sang monta au visage de M. de Varouze. Brusquement, le comte se redressa, les yeux étincelants d’irritation.

    – Est-ce bien toi, Gérault, qui insultes ainsi une femme... une femme qui vit sous mon toit et à laquelle j’accorde toute mon estime ? Que signifie cette animosité dont tu la poursuis ? En vérité, je me demande quel sentiment te pousse !

    – Le mépris le plus profond pour cette hypocrisie, pour les intrigues que je devine !

    – Encore ! Je te défends de parler ainsi devant moi !

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  • – Vous ne pouvez m’empêcher de la juger comme elle le mérite... ni de vous avertir qu’elle doit être une créature habile et dangereuse entre toutes !

    – Si, je puis t’en empêcher dans ma demeure... comme je t’empêcherais d’en franchir le seuil si tu épouses contre mon gré cette Orientale !

    Très pâle et frémissant des pieds à la tête, Gérault dit résolument :

    – Je l’épouserai, mon oncle, parce qu’il n’existe aucune raison sérieuse qui s’oppose à ce mariage... parce que je vois trop bien que vous cédez à la sournoise influence de cette Mme d’Artillac, furieuse, probablement, de constater que je ne veux pas d’elle, et trop intéressée à mettre entre nous un dissentiment sérieux.

    – Encore !... Eh bien ! puisque tu la juges ainsi, éloigne-toi d’elle ! Pars ! Et puis, épouse ton Arabe si tu veux ! Mais, alors ne remets plus les pieds chez moi !

    M. de Varouze, lui aussi, atteignait en ce moment au paroxysme de l’exaspération. Du

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  • geste, il montra la porte