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- 1 - 2. L’ENFANT ET LE DIABLE : UNE RELATION FANTASTIQUE 2.1. Une relation intime C’est le diable qui permet aux enfants dans nos films d’être ou de devenir des personnages fantastiques. Le démon vient choquer la société des hommes par sa présence « anormale », que celle-ci soit explicite ou implicite. Les deux personnages ont une relation intime dans le sens où le diable et le mal que celui-ci représente font partie intégrante de l’enfant qui devient alors un « enfant fantastique » 1 . Il est le géniteur d’Adrian dans Rosemary’s Baby et de Damien dans La Malédiction. Dans L’Exorciste, le démon s’empare et possède le corps innocent de la jeune Regan, modifiant ainsi sa personnalité. Cette inhérence est mise en scène à la cent troisième minute du film de Friedkin. Damien Karras et Lancaster Merrin récitent le rituel de l’exorcisme qui semble faire souffrir Regan et faire apparaître le démon. Le gros plan sur le visage de la fillette alitée se débattant dure cinq secondes. Il est rythmé par un éclairage alternatif qui plonge le plan dans l’obscurité complète. Le dernier visage de la séquence qui apparaît à l’écran est celui du diable sur une image 1 Lydie Malizia, L’Enfant dans le cinéma et la littérature fantastique, op. cit., p. 3.

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2. L’ENFANT ET LE DIABLE : UNE RELATION FANTASTIQUE

2.1. Une relation intime

C’est le diable qui permet aux enfants dans nos films d’être ou de

devenir des personnages fantastiques. Le démon vient choquer la société des

hommes par sa présence « anormale », que celle-ci soit explicite ou implicite.

Les deux personnages ont une relation intime dans le sens où le diable

et le mal que celui-ci représente font partie intégrante de l’enfant qui devient

alors un « enfant fantastique »1. Il est le géniteur d’Adrian dans Rosemary’s

Baby et de Damien dans La Malédiction. Dans L’Exorciste, le démon s’empare

et possède le corps innocent de la jeune Regan, modifiant ainsi sa personnalité.

Cette inhérence est mise en scène à la cent troisième minute du film de

Friedkin. Damien Karras et Lancaster Merrin récitent le rituel de l’exorcisme

qui semble faire souffrir Regan et faire apparaître le démon. Le gros plan sur le

visage de la fillette alitée se débattant dure cinq secondes. Il est rythmé par un

éclairage alternatif qui plonge le plan dans l’obscurité complète. Le dernier

visage de la séquence qui apparaît à l’écran est celui du diable sur une image

1 Lydie Malizia, L’Enfant dans le cinéma et la littérature fantastique, op. cit., p. 3.

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quasi subliminale dans la même position que Regan. Il est alors dépourvu des

couvertures qui protègent la jeune fille du froid ambiant de sa chambre.

Figure 7 : Regan et le démon réagissent aux prières des prêtres.

(photogrammes tirés de L’Exorciste de William Friedkin, USA, 1973-2001)2

Comment ce couple fantastique vient-il choquer la société humaine ?

Quelles formes prend-il ?

2.2. L’image du diable

Il est maintenant intéressant de se pencher sur la manière dont cette

relation est mise en scène. Comment apparaît-elle à l’écran ?

Le diable conserve son image bestiale et hideuse corroborée en 1563

par le concile de Trente :

Le saint Concile défend que l’on place dans une église aucune image qui rappelle un dogme erroné et qui puisse égarer les simples. Il veut qu’on évite toute impureté, qu’on ne donne pas aux images des attraits provocants. Pour assurer le respect des ces décisions, le saint Concile défend de placer ou de faire placer en aucun lieu, et même dans les églises qui ne sont point assujetties à la visite de l’ordinaire, aucune insolite, à moins que l’évêque ne l’ait approuvée.3

Le diable dans Rosemary’s Baby possède une forme bestiale au moment du

viol de Rosemary et de la conception de l’enfant. On aperçoit à la quarante-

cinquième minute ses mains et ses bras bruns couverts d’écailles ainsi que ses

yeux dont les pupilles sont jaunes.

2 Les deux photogrammes ont été éclaircis pour des raisons de visibilité. 3 Traduction Emile Mâle, cité in Roland Villeneuve, Le Diable dans l’art, Paris, Éditions Denoël, 1957, p. 62.

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Figure 8 : Les apparitions du diable dans Rosemary’s Baby.4

(photogrammes tirés de Rosemary’s Baby de Roman Polanski, USA, 1968)

La Malédiction ne montre pas le diable à proprement parler. La seule

représentation que nous avons de la présence diabolique est celle de la génitrice

de Damien à la soixante-quinzième minute : Thorn et Jennings se trouvent dans

un cimetière étrusque en ruine et découvrent la tombe marquée du nom de la

mère de Damien. Les deux hommes soulèvent la pierre tombale qui ferme le

caveau : s’y trouve le squelette d’une bête5 monstrueuse associée au chacal,

filmée du point de vue subjectif de Keith Jennings.

Figure 9 : Le squelette du chacal dans le caveau de la mère génitrice de Damien.6

(photogramme tiré de La Malédiction de Richard Donner, USA, 1976)

Le diable de L’Exorciste apparaît sous différentes formes, tout en

respectant cette laideur physique et une allure semi-animale. On le trouve tout

d’abord sous la forme d’une statue en pierre face au père Merrin dans le désert

irakien au début du film. Le personnage démoniaque est reconnaissable au

serpent qui se trouve au niveau de son pubis, rappelant le reptile qui dans « La

Genèse » a tenté Adam et Eve, et aux ailes qu’il porte dans son dos évoquant

son statut d’ange déchu. Sa dentition et ses yeux surdimensionnés donnent à ce

4 Les deux photogrammes ont été éclaircis pour des raisons de visibilité. 5 Cette représentation fait écho à « L’Apocalypse » de Saint Jean dans La Bible, où le terme de « Bête » est employé à de nombreuses reprises pour évoquer le diable. 6 Le photogramme a été éclairci pour des raisons de visibilité.

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personnage la laideur qui le caractérise classiquement. On trouve aussi dans le

film des apparitions du démon dans des plans qui peuvent s’apparenter à des

séquences subliminales, compte tenu de leur brièveté. Ces séquences font

irruption dans les rêves de Karras, au moment de l’exorcisme de Regan et

apparaissent en surimpression dans la scène où, après le meurtre de Burke

Dennings, Chris MacNeil rentre chez elle et retrouve sa fille endormie seule à

la maison. Ce diable diffère du premier en cela que seul son visage est visible à

l’écran : un visage humanisé, blême, possédant des yeux aux pupilles

marron/jaunes, un contour des yeux rouge et une dentition menaçante.

Figure 10 : Les Manifestations du diable dans L’Exorciste.

(photogrammes tirés de L’Exorciste de William Friedkin, USA, 1973-2001)

2.3. L’image de l’« enfant fantastique » dans le miroir de la

monstruosité

Les trois enfants dans les films de notre corpus sont des monstres

psychologiques. Ils ont tous pour objectif, que ce soit consciemment ou par

nature, de faire ou de propager le mal. Adrian, dans le ventre de sa mère,

provoque des douleurs atroces chez Rosemary. De ce fait, cette dernière se fait

du souci pour la vie de son enfant. La douleur est physique et psychologique.

Damien provoque des accidents autour de lui : consciemment (la chute de sa

mère) ou inconsciemment (la mort du père Brennan et celle de Keith Jenning

surviennent alors que Damien n’est pas présent au moment des faits). A

certains moments, d’ailleurs, l’enfant semble même dépassé par sa nature

démoniaque comme, par exemple, dans la scène du zoo de Windsor où le jeune

garçon est effrayé par le comportement violent des babouins. Regan, quant à

elle, provoque la mort de Burke Dennings, de Lancaster Merrin et elle est la

cause du suicide de Damien Karras.

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Par contre, il est plus délicat de les qualifier de monstres

physiologiques. Ainsi, Regan, est certainement l’exemple le plus flagrant de

monstruosité physique puisque son corps subit des transformations dès le début

de sa possession (des pupilles jaunes, une langue bleuâtre démesurée). De plus,

elle se contorsionne de manière inquiétante comme lorsqu’elle descend

l’escalier à quatre pattes sur le dos ou fait tourner sa tête à trois cent soixante

degrés. Sa voix éprouve aussi quelques changements durant la possession.

Quand le démon s’exprime à travers la bouche de Regan, il arbore une voix à la

tonalité grave et enfumée interprétée par la comédienne américaine Mercedes

McCambridge dans la version originale américaine.

Figure 11: La jeune Regan défigurée possède des capacités physiques extraordinaires.

(photogrammes tirés de L’Exorciste de William Friedkin, USA, 1973)

Cependant dans La Malédiction, la monstruosité est seulement

suggérée, ou en tout cas, pas visuellement explicite. Le seul détail physique

présent mais recouvert par la chevelure de Damien est une tâche de naissance

représentant le chiffre de la Bête « 666 » comme évoqué dans

« L’Apocalypse » de Jean :

Je vis ensuite surgir de la terre une autre Bête ; elle avait deux cornes comme un agneau, mais parlait comme un dragon. Au service de la première Bête, elle en établit partout le pouvoir, amenant la terre et ses habitants à adorer cette première Bête dont la plaie mortelle fut guérie. Elle accomplit des prodiges étonnants : jusqu’à faire descendre aux yeux de tous, le feu du ciel sur la terre ; et, par les prodiges qu’il a été donné d’accomplir au service de la Bête, elle fourvoie les habitants de la terre, leur disant de dresser une image dans l’honneur de cette Bête qui, frappée du glaive, a repris vie. On lui donna même d’animer l’image de la Bête pour la faire parler, et de faire en sorte que fussent mis à mort tous ceux qui n’adoraient pas l’image de la Bête. Par ses manœuvres tous, petits et grands, riches ou pauvres, libres et esclaves, se feront marquer sur la main droite ou sur le front, et nul ne pourra

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rien acheter ni vendre s’il n’est marqué au nom de la Bête ou au chiffre de son nom. C’est ici qu’il faut de la finesse ! Que l’homme doué d’esprit calcule le chiffre de la Bête, c’est un chiffre d’homme : son chiffre, c’est 666.7

On peut se demander dans ce cas précis, pourquoi le metteur en scène a choisi

de ne pas expliciter la monstruosité sur le plan physique. Il s’agit de diminuer

la vigilance des personnages de la fiction pour qui l’« enfant fantastique » est

un leurre. La tactique de « l’habit ne fait pas le moine », selon un proverbe

français, est un moyen de montrer que le mal et la subversion peuvent venir de

l’intérieur même de la société, l’enfant, même fantastique, gardant son statut

social.

On trouve une configuration similaire dans l’œuvre de Polanski. En ce

qui concerne Rosemary’s Baby, la monstruosité du nouveau-né est suggérée

par le contexte car l’enfant n’est jamais montré à l’écran. Dès le générique

d’ouverture, le spectateur suit de manière subjective les faits et gestes de

Rosemary, persuadée qu’elle est utilisée par des sorciers. Ainsi, quand à la fin

du film Minnie Castevet et Laura Louise, deux voisines du couple Woodhouse,

font une allusion à l’allure du chérubin, il n’y a pas de doute possible dans

l’imagination du spectateur :

Minnie Castevet : Regardez ses mains ! Laura Louise : Et ses pieds !8 Minnie Castevet : Look at his hands ! Laura Louise : And his feet !9

Suit un plan en surimpression montrant les yeux du démon que Rosemary a

distingué lors de la conception de son enfant. Il fait écho à une réplique de

Roman Castevet quelques minutes auparavant : « Il a les yeux de son père. […]

7 « L’Apocalypse », chapitre 13, versets 11-18, in La Bible de Jérusalem, op. cit., p. 38-39. 8 Nous serons attentifs à faire une traduction la plus fidèle possible des dialogues dans leur version originale et non pas à citer la version française doublée ou sous-titrée du film. Ainsi, nous éviterons l’écueil que nous avons trouvé dans un article de Lydie Malizia « L’Enfant objet du cinéma fantastique » dans lequel l’auteur utilisait la version doublée en français, ce qui faussait certains facteurs de l’analyse : « Minnie Castevet : Il a les ongles des doigts crochus ! Laura Louise : Et les pieds fourchus ! » (Lydie Malizia, « L’Enfant objet du cinéma fantastique » in Zeenat Saleh (coord.), Le Cinéma fantastique et ses objets, Poitiers, Publications de la Licorne, 1997, p. 151). 9 Roman Polanski, Rosemary’s Baby, USA, 1968, 125e minute.

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Son père est Satan, pas Guy. »10. De plus, à la cent vingt-deuxième minute, on

voit Rosemary se tenir à côté du berceau que le couple avait acheté pour la

naissance de leur enfant. Il contient une poupée monstrueuse qui ne laisse

présager rien de bon quant à l’apparence physique et morale du nouveau-né.

Figure 12: Le berceau contenant la poupée destinée à Adrian.11

(photogramme tiré de Rosemary’s Baby de Roman Polanski, USA, 1968)

Si le physique ne montre pas toujours le côté diabolique de l’enfant

dans nos films, les yeux et le regard des personnages s’en chargent. Il y a

souvent de longues séquences en gros plans ou en plans moyens fixées sur le

regard de l’enfant ou d’autres personnages diaboliques. Outre l’importance de

la couleur jaune des pupilles citée précédemment comme dans L’Exorciste et

Rosemary’s Baby, La Malédiction, par exemple, remplace les dialogues de

l’enfant par des regards profonds avec des yeux sombres qui en disent long sur

son machiavélisme et son côté diabolique, comme le remarque Lydie Malizia :

L’enfant est représenté comme un objet terrifiant, avec des constantes dans ces films : le déni de sa parole, l’accentuation de son regard, la relation étroite de l’enfant avec le surnaturel.12

Figure 13 : Damien, aux funérailles de ses parents, annonce un avenir diabolique.

(photogramme tiré de La Malédiction de Richard Donner, USA, 1976)

10 « He has his father’s eyes. […] Satan is his father, not Guy. » (Ibid., 124e minute). 11 Le photogramme a été éclairci pour des raisons de visibilité. 12 Lydie Malizia, « L’Enfant objet du cinéma fantastique », op. cit., p. 152.

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Les yeux ne sont-ils pas le miroir de l’âme, comme on dit : un moyen de

comprendre ce qu’une personne ressent : sa joie, sa tristesse, ses peurs…?

C’est de cette manière que se fait le dialogue entre le chérubin et Mrs Baylock,

sa gouvernante aux intentions diaboliques. À la vingt-deuxième minute du film

se produit la rencontre entre les deux personnages par une séquence de sept

plans qui dure trente secondes.13 Le premier plan, en caméra mobile, montre

Mrs Baylock poussant la porte de la chambre de Damien en gros plan et fixant

l’enfant. Suit, un plan large, au ras du sol, de l’enfant assis par terre laissant

voir les chaussures, le bas des jambes et le bas de la jupe de la nouvelle

gouvernante. Dès lors, cinq gros plans, qui ne sont pas des points de vue

subjectifs, sont filmés en champs/contre-champs par une caméra fixe. La

caméra est placée à gauche de Baylock quand Damien apparaît à l’écran et à

droite de Damien quand sa nurse est à l’image. Cette scène est accompagnée

d’une seule réplique de Mrs Baylock qui couvre sa présence à l’image (plans 3

et 5 de la séquence) : « Ne crains rien, petit. Je suis là pour te protéger. »14 Le

plan suivant affiche un sourire du jeune garçon. Le dernier plan situe la caméra

fixe hors de la chambre et filme en plan large la porte que referme Mrs

Baylock. Ces plans mettent en avant l’expression quasiment figée des

personnages qui, sans échange verbal puisque Damien ne parle pas,

parviennent à se comprendre mutuellement. La profondeur du regard et le

sourire de Damien favorisent cette compréhension entre les personnages et le

spectateur, ce dernier étant invité par Richard Donner à se placer à côté du

personnage, à la place de la caméra.

Figure 14 : Le courant passe entre Damien et sa nurse, Mrs Baylock.

(photogrammes tirés de La Malédiction de Richard Donner, USA, 1976)

13 Voir les photogrammes des plans de la séquence en annexe, p. 97. 14 « Have no fear, little one. I am here to protect thee. » (Richard Donner, La Malédiction (The Omen), USA, 1976, 22e minute).

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Par ailleurs, le regard des personnages non maléfiques permet de

montrer leur peur face à la monstruosité physique. C’est le cas de Rosemary

dans le film de Polanski. Dans la dernière scène du film, le personnage incarné

par Mia Farrow traverse le salon des Castevet avec à la main un couteau de

cuisine dont la lame est tournée vers le bas. Polanski filme Rosemary à

l’épaule. Dos à la caméra, elle se dirige vers un berceau drapé de noir et

surmonté d’un crucifix renversé. Deux plans en point de vue subjectif montrent

le reste de la pièce et ses occupants. La main de Rosemary déplace les voiles

noirs du berceau. Puis la caméra expose le visage horrifié de la mère face à son

enfant. Sa réplique vient expliquer son expression faciale soutenue par une

musique stridente et inquiétante : « Que lui avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait

à ses yeux ? »15. Son regard fait écho à celui qu’elle arbore dans la scène

onirique de son viol par le diable, lorsqu’elle distingue ce dernier.

Figure 15 : Le regard de Rosemary face à la monstruosité diabolique.

(photogrammes tirés de Rosemary’s Baby de Roman Polanski, USA, 1968)

Dans L’Exorciste, Chris MacNeil a la même réaction, dans une scène rajoutée

au montage du film sorti en 2001, lorsqu’elle voit sa fille descendre l’escalier

sur le dos, telle un araignée.

15 « What have you done to it ? What have you done to its eyes ? » (Roman Polanski, Rosemary’s Baby, USA, 1968, 124e minute).

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Figure 16 : Le regard de Chris MacNeil face aux capacités diaboliques de Regan.16 (photogramme tiré de L’Exorciste de William Friedkin, USA, 1973-2001)

Dans La Malédiction, c’est le regard de Katherine Thorn qui illustre la terreur

de cette dernière face à la monstruosité morale que sème Damien autour de lui :

une première fois lorsque sa jeune nurse se pend devant tous les convives de la

fête donnée en l’honneur de l’anniversaire du jeune garçon, puis ensuite

lorsqu’elle surprend Mrs Baylock dans sa chambre d’hôpital. Cette dernière a

été envoyée à son chevet par le démon, afin de la tuer.

Figure 17 : Le regard de Katherine Thorn face aux évènements dirigés par son fils.

(photogrammes tirés de La Malédiction de Richard Donner, USA, 1976)

3. L’ENFANCE ET LE FANTASTIQUE

3.1. Inversion des rôles

Dans nos films, le genre fantastique permet aux enfants de jouir de

capacités jusque-là propres aux adultes. La thèse de Lydie Malizia, L’Enfant

dans la littérature et le cinéma fantastique, fait cette remarque sans pour autant

la développer :

16 Le photogramme a été éclairci pour des raisons de visibilité.

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On trouve très souvent, au cinéma, une forme de mise en abyme : l’enfant est représenté jouant un autre rôle que le sien, soit sur une scène, soit devant un public restreint. En général, il joue un rôle d’adulte.17

Les enfants semblent devenir de petits adultes. Ainsi, on remarque que

dans L’Exorciste, Regan MacNeil semble jouir d’une force anormale pour une

enfant de douze ans qui l’amène à frapper et jeter à terre l’un des médecins de

l’hôpital venu lui rendre visite. Un peu plus tard, c’est Chris qui est victime de

la force et de la violence de sa fille. Dans cette même scène, sa masturbation –

ici au moyen d’un crucifix – est un acte d’adulte, voire d’adolescente, mais pas

celui d’une enfant.

Tout en gardant les caractéristiques traditionnellement inhérentes à la

figure de l’enfant, comme par exemple la franchise, nos personnages sont

indépendants des grandes personnes. Ils ont un pouvoir dramatique qui influe

sur les autres personnages, et en particulier sur les adultes. Ce sont ces derniers

qui dépendent des enfants. Toujours dans le film de Friedkin, Regan profite du

désespoir du père Karras face à son deuil et ravive le sentiment d’abandon du

prêtre envers sa défunte mère. Cet entretien avec la fillette « fantastique »

provoque en Damien un doute quant à la possession de l’enfant : « Regan : Tu

as tué ta mère ! Tu l’as laissée mourir seule ! Jamais elle ne te pardonnera ! »18

La peur est aussi l’un des facteurs de cet inversement des rôles. Ce

sentiment est inhérent au genre fantastique, comme l’explique Gérard Lenne :

[…] il nous semble opportun de souligner […] le lien indissoluble du « fantastique » et de la peur. […] La peur est liée à l’inconnu, dont nous avons vu qu’il était la base de tout le « fantastique ». […] Pratiquement, elle intervient directement (narrativement) en tant que ressort dramatique, ressentie par les personnages et contagieusement par les spectateurs, et indirectement (descriptivement) par la création d’un décor affectif, d’un climat d’inquiétude.19

17 Lydie Malizia, L’Enfant dans le cinéma et la littérature fantastique, op. cit., page 24. 18 « Regan : You killed your mother ! You left her alone to die ! She’ll never forgive you ! » (William Friedkin, L’Exorciste (The Exorcist), USA, 1973-2001, 105e minute). 19 Gérard Lenne, Le Cinéma fantastique et ses mythologies, op. cit., p. 28.

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Normalement, l’enfant est l’objet de la peur qui s’empare de lui et le rend

vulnérable. Ici, il est au contraire la source de la peur. C’est lui que les adultes

et les spectateurs craignent. Dans Rosemary’s Baby, c’est l’attachement des

voisins – et notamment les Castevet et Laura-Louise – à Rosemary et surtout

au bébé qu’elle attend qui effraie la future mère qui, imprégnée de ses lectures

sur la sorcellerie, craint que ceux-ci s’emparent du nouveau-né pour en faire

l’objet d’un sacrifice rituel. Après le meurtre – supposé accidentel par la police

– de Burke Dennings par Regan, dans L’Exorciste, l’entourage de la fillette se

méfie d’elle et de Satan qui l’habite. Merrin informe son jeune collègue que le

Mal veut les faire douter de l’amour de Dieu. Regan éprouve la foi des deux

religieux. Elle sera aussi la cause de la mort « d’épuisement » du père Merrin

pendant l’exorcisme. Dans le film de Donner, le père Brennan met en garde

Thorn de la volonté de son fils Damien de faire obstruction à la naissance d’un

second enfant. Thorn a donc peur pour la vie de sa femme.

3.2. De la manipulation à la subversion

Cette inversion des rôles provoque des interrogations. Pourquoi utiliser

la figure de l’enfant pour signifier la subversion des codes classiques ? Il y a

visiblement une manipulation de la part des créateurs de ces films. En effet, si

les enfants sont les acteurs de ces fictions, celles-ci ne leur sont pas pour autant

accessibles. Rappelons que Rosemary’s Baby, L’Exorciste et La Malédiction

ont tous les trois été interdits aux enfants lors de leur sortie en salle. Les films

mettant en scène des enfants diaboliques sont créés par des adultes pour des

adultes. Cela répond au fantasme d’un retour en arrière qui n’est pas

physiquement possible mais que le genre fantastique ose : avoir les

caractéristiques enfantines ajoutées à celles des adultes. Dans les trois films, ce

retour en arrière est réalisé dans le but d’inquiéter. Ce rêve, permis par le

fantastique, est rejeté en bloc au nom de la bienséance qui condamne le Mal.

Cette utilisation des fantasmes humains a pour but d’ouvrir les yeux du

spectateur. L’enfant qui, selon Rousseau20, est bon par nature, est montré

comme ayant une double facette. L’enfant ne serait-il pas le symbole des

20 François Vallet, L’Image de l’enfant au cinéma, op. cit., p. 16.

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institutions américaines, qu’elles soient politiques ou religieuses dont les

valeurs s’écroulent avec les affaires qui secouent le pays ? Gérard Lenne attire

notre attention sur la relation que tisse le fantastique avec l’ordre établi :

Remarquons encore que les périodes privilégiées du cinéma « fantastique » coïncident avec des temps troublés ; c’est lorsque la violence et l’inquiétude étaient les plus sensibles que ce commerce de l’angoisse et des émotions fortes connaissait ses âges d’or.21

Le contexte socio-politique dans lequel les œuvres ont été créées ne laisse

aucun doute. Rosemary’s Baby (1968) sort dans une société américaine en

plein changement idéologique, qui de surcroît est engagée dans la guerre du

Vietnam et voit le développement du mouvement hippie des années soixante.

L’Exorciste (1973) sort sur les écrans un an à peine après l’affaire du

Watergate qui a vu la déstabilisation politique du président républicain Richard

Nixon. En 1976, les conséquences de ces évènements sont encore ancrées dans

la mémoire collective américaine quand le film de Richard Donner sort dans

les salles obscures. Ces films peuvent être alors perçus comme une critique de

la société.

Dans les films sur lesquels nous basons notre analyse, on distingue

deux types d’enfants : tout d’abord, les bourreaux qui représentent la totalité de

notre corpus. Ensuite, il y a ceux qui, comme Regan et Adrian, sont à la fois

bourreaux et victimes. Ce double statut de l’enfant peut-être interprété comme,

tout d’abord, une « victimisation » des jeunes Américains que l’on a envoyés à

la guerre se battre contre le mal, qui était semé par les politiques américains,

eux-même enfants de l’Amérique. Cette dernière était, en quelque sorte,

victime de son propre mal.

Enfin, les films dépeignent la haute société américaine. C’est l’élite new

yorkaise qui, tout d’abord, est montrée du doigt dans le film de Polanski. Le

couple Woodhouse, au début du film, emménage au Bramford : un immeuble

prestigieux. Le mari, Guy, est un comédien qui joue dans des pièces

remarquées sur Broadway et dans des spots publicitaires. D’ailleurs, le choix,

21 Gérard Lenne, Le Cinéma fantastique et ses mythologies, op. cit., p. 38-39.

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de l’acteur – John Cassavetes – pour interpréter l’époux de Rosemary n’est

peut-être pas anodin. Il était un metteur en scène et réalisateur qui, dans les

années soixante, commençait à révolutionner le cinéma d’auteur socialement

engagé aux Etats-Unis, avec des films comme Shadows22 (1959) et Faces23

(1968). Dans ceux-ci, la ville de New York, omniprésente en toile de fond,

jouait un rôle très important. Il semble pourtant que le choix de Cassavetes

pour la distribution du film n’ait pas suivi cette logique, comme le raconte

Roman Polanski dans son autobiographie :

John Cassavetes, que j’avais rencontré à Londres et considérais comme un acteur « cérébral », me parut un compromis acceptable. Evans exprima des doutes, disant, d’une part, qu’il était trop marqué par des rôles de méchant et de l’autre qu’il avait la réputation d’être difficile sur le plateau. Je passai outre, estimant qu’il était capable du travail d’un bon artisan.24

Cependant, a posteriori on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre

le patronyme du comédien et celui des voisins des Woodhouse : Castevet. Ce

détail relève peut-être de l’inconscient de Polanski. Hollywood est également

représenté dans L’Exorciste. Le Mal s’installe dans la famille de Chris McNeil,

actrice de son état. Elle semble en outre avoir des amis influents. Par exemple,

au début du film, Sharon, sa secrétaire, lui apprend qu’elle est invitée à une

réception à la Maison Blanche. Dans La Malédiction, c’est la politique qui est

subvertie quand le jeune Damien est adopté par l’ambassadeur des États-Unis à

Londres. L’enfant représente par essence l’avenir d’une société, puisqu’il est

amené à reprendre ce qui sera laissé par ses pères. Cette élite dépeinte dans les

films est subvertie pour mieux signifier l’effondrement de cette société et de

tout ce qu’elle représente.

22 John Cassavetes, Shadows, USA, 1959. 23 John Cassavetes, Faces, USA, 1968. 24 Roman Polanski, Roman, Jean-Pierre Carasso (trad.), Paris, Robert Laffont, 1984, p. 362.