epstein cinema du diable

Upload: muege-yildiz

Post on 07-Apr-2018

232 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    1/80

    Jean EPSTEIN (1897-1953)

    LE

    CINMADU

    DIABLE

    1947

    Un document produit en version numrique

    dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    2/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 2

    Un document produit en version numriquepour Les Classiques des sciences sociales

    partir de :

    Jean Epstein (1897-1953)

    Le Cinma du diable (1947)

    Une dition lectronique ralise partir du livre de Jean Epstein, Le Cinma du diable,Paris, d. Jacques Melot, 1947, 233 pages.

    Pour faciliter la lecture lcran, nous sautons rgulirement une ligne dun paragraphe ausuivant quand ldition Melot va simplement la ligne.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter, 8.5 x 11)

    dition complte le 3 novembre 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    3/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 3

    Table des matiresLe Cinma du diableAccusation

    Permanence et devenir

    Forme et mouvement

    Le pch contre la raison : le film contre le livre

    Le pch contre la raison : l'image contre le mot

    La langue de la grande rvolte

    Guerre l'absolu

    Espaces mouvants

    Temps flottants

    L'anti-univers temps contraire

    Causes ballantes

    Pluralit du temps et multiplication du rel

    L'hrsie moniste

    L'hrsie panthiste

    Le doute sur la personne

    Posie et morale des "gangsters"

    A seconde ralit, seconde raison

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    4/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 4

    Le Cinma du diable

    par Jean Epstein (1947)

    Retour la table des matires

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    5/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 5

    ACCUSATION

    Retour la table des matires

    Encore dans les annes 1910 1915, aller au cinma constituait un acte unpeu honteux, presque dgradant, laccomplissement duquel une personne decondition ne se risquait quaprs stre trouv des prtextes et forg desexcuses. Depuis, le spectacle cinmatographique a, sans doute, gagn quel-ques titres de noblesse ou de snobisme. Cependant, jusquaujourdhui, ilexiste des cantons o le passage dun cinma forain suscite linquitude et larprobation parmi les personnes honorables. Il y a mme de vraies petitesvilles, dont les cinmas, rares et pauvres, restent des endroits mal fams, o unnotable rougirait dtre vu.

    A la vrit, en ce milieu du xxe sicle, peu de gens, mme croyants, osentprononcer le nom du Diable, tant cet habile a mis profit les maladresses deses ennemis et de ses fidles, pour sentourer dun pais ridicule, comme delencre dans laquelle il faut barboter pour atteindre une seiche. Mais combiende moralistes, mme incroyants, soutiennent bruyamment que le cinma estune cole dabtissement, de vice et de crime ! Or, en termes chrtiens, quest-ce dire sinon que les fantasmagories de lcran sont inspires par le dmonpour lavilissement du genre humain ?

    Quoi dtonnant, dailleurs, ce que le Diable puisse tre tenu pourlinspirateur de limage anime, puisquil a si souvent dj t rendu respon-sable dautres russites de lingniosit humaine ? Diabolique, linvention dela lunette astronomique, qui, pressentie par Roger Bacon, le fit jeter pour vingtans au cachot ; qui exposa le vieillard Galile aux rigueurs du tribunalecclsiastique et de la prison ; qui fit trembler le prudent Copernic jusqu sonlit de mort. Diabolique, linvention de limprimerie, dont lautorit religieuseet le bras sculier sempressrent, aussitt et pour de longs sicles non encorervolus, de contrler lusage pernicieux. Diaboliques, ltude du corps humain

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    6/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 6

    et la mdecine, condamnes par saint Ambroise ; lanatomie et la dissection,interdites sous peine dexcommunication par Boniface VIII. Diaboliques, les plans secrets de Vinci, rvant dune machine pour slever dans les airs.Artifices du dmon, les automates, fussent-ils luvre dun saint, quun autre

    saint brisa coups de bton ; le premier bateau vapeur, que Papin ne putsoustraire la furieuse terreur dun peuple fanatis ; la premire automobile,le fardier de Cugnot, qui subit un sort analogue ; les premires montgolfiresque de pieux paysans lacraient de leurs fourches ; les premiers chemins defer, que dillustres savants accusaient de rpandre la peste et la folie ; enfin pour limiter une numration qui pourrait tre innombrable le cinma-tographe.

    Dans cette mentalit mdivale, dont tout nest pas oubli, le Diableapparat comme le grand inventeur, le matre de la dcouverte, le prince de lascience, loutilleur de la civilisation, lanimateur de ce quon appelle progrs.

    Aussi, puisque lopinion la plus rpandue tient le dveloppement de la culturepour un avantage insigne, le Diable devrait tre surtout considr comme unbienfaiteur de lhumanit. Mais la foi na pas encore pardonn le divorce quila spare de la science et celle-ci reste suspecte au jugement des croyants,souvent maudite, uvre impie de lesprit rebelle.

    Dans la socit primitive, le prtre et le savant ne faisaient dabord quun.Puis, tandis que la religion figeait sa doctrine en des dogmes peu variables, lascience voluait en formulant des propositions qui sloignaient de plus enplus des traditions de la thodice. Ce dsaccord en vint dchirer lesprit endeux parts ennemies. Par la force ou par la douceur, par lautorit de la chose

    rvle ou par la subtilit du raisonnement, longtemps lhomme seffora dereformer lunit premire de ses connaissances, surnaturelles et naturelles, soiten voulant soumettre la science la religion, soit en tentant de les conciliertoutes deux harmonieusement. Ce fut en vain. La foi a rpudi la science ; lascience a exclu la foi. Et qui donc, au cours des sicles, dbaucha une partiedes magiciens orthodoxes pour les engager dans la voie hrtique, pour lestransformer en noirs sorciers qui eurent pour lves les alchimistes obscurs,dont descendent les clairs savants ? Qui, si ce nest lennemi de Dieu, Satan ?

    Plus prcisment, le Diable se trouve accus davoir continuellementrenouvel linstrumentation humaine. De fait, les outils ont exerc une influ-

    ence dcisive sur cette volution de la pense, au cours de laquelle la cosmo-gonie sest dresse contre la thologie. La rgle est gnrale : chaque fois quelhomme cre, son ide, un instrument, celui-ci, son tour et sa manire,refaonne la mentalit de son crateur.

    Si, avec laide du Diable, lhomme a invent la lunette astronomique, lalunette, elle, a invent les images du ciel, qui ont oblig Copernic, Galile,Kepler, Newton, Laplace et tant dautres penser dune certaine faon et non

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    7/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 7

    dune autre, selon ces images-l et non pas selon dautres. Sans tlescope pouranimer et orienter leur intelligence, ces dcouvreurs neussent rien pu dcou-vrir, rien produire de leurs grandes thories et nous en serions encore, plus queprobablement, imaginer la terre fixe dans un inextricable enchevtrement

    dastres tournant autour delle. A galit de ncessit, le mcanisme optiquedes lentilles et lorganisme intuitif et dductif des hommes sont intervenusdans ltablissement du systme copernicien, des lois de Kepler et de tout ungrandiose courant de pense, qui aboutit au relativisme einsteinien actuel, au-del duquel il continuera, sans doute, spanouir.

    Ce mouvement scientifique et philosophique lun des plus importantsdans lhistoire de la culture est principalement nourri et dirig par les appa-rences, sans cesse renouveles, que, depuis le xve sicle, les lunettes recueil-lent dans lunivers priphrique, astronomique. Cet effort vise explorer ledomaine de linfiniment grand, et il a donn naissance une vaste mtaphy-

    sique quil faut appeler philosophie de la lunette, car ce sont des instrumentsde ce genre tlescopique et macroscopique, qui y jouent le rle doprateursprimordiaux. Ainsi, limmense, limmesurable diffrence quil y a dun cer-tain point de vue, embrassant une zone trs tendue de lesprit entre les tatsde dveloppement philosophique, religieux et psychologique gnral duncontemporain de Ptolme et dun contemporain dEinstein a, pour source,lexistence et lusage dun instrument.

    Un second grand ensemble de doctrines scientifiques et philosophiques estd un autre type microscopique dinstrumentation. Sans microscope, parexemple, il ny aurait probablement pas eu de microbes ni de thories micro-

    biennes ; pas de thrapeutique, pas de gloire pasteuriennes. L encore, deslentilles fournissent, cest--dire fabriquent, des images, les choisissent pourles rendre visibles dans linvisible, les sparent de ce qui va rester incon-naissable, les lvent soudain, de la non-apparence, du non-tre, au rang deralits sensibles. Et cette premire slection dont dpend tout le dveloppe-ment ultrieur de la pense, cest linstrument seul qui lopre selon le seularbitraire de ses affinits et de ses rceptivits particulires. Tel grossissementet tel colorant font apparatre dans la prparation telle forme do germeratelle conception nouvelle. Si lobservateur ne disposait ni de ce grossissementni de ce colorant, la forme que ceux-ci tirent de lamorphe, ne serait jamaispromue lexistence, ni sa thorie. Et, si on se sert dun autre grossissement et

    dun autre colorant, ils dessinent une apparence diffrente, qui donne uneautre mdecine, peut-tre dautres gurisons. Linstrumentation qui se laisseensuite plus ou moins diriger, mais qui, dans sa premire ralisation, est dunempirisme tout fait alatoire, commande la pense par les donnes quellelui propose ou quelle ne lui propose pas.

    Le courant idologique, issu de linspection du microcosme, sest dve-lopp plus tardivement mais avec une rapidit prodigieuse, pour donner

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    8/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 8

    aujourdhui la physique quantique et la mcanique ondulatoire, systmes qui,longtemps encore, manifesteront leur force dexpansion. Ce mouvement depense reoit son impulsion et son orientation premire des aspects conti-nuellement renouvels, que microscopes, ultramicroscopes, hypermicroscopes

    lectroniques, spectroscopes, etc., puisent, depuis peine cent ans, danslunivers que lon peut appeler central : cellulaire et nuclaire, molculaire etatomique. Ici, le but est la dcouverte du domaine de linfiniment petit, et, decette exploration en profondeur, sont nes de multiples spculations, biologi-ques et ultraphysiques, qui constituent le groupe de ce quon doit nommer lesphilosophies de la loupe, parce quelles se servent de ce type dinstrumentcomme oprateur principal.

    Il y a une hirarchie dans le monde des machines. Toutes ne sont pas desinstruments-cls comme ceux de loptique approchante ou grossissante, dontlinfluence a stimul et transform toute la vie des ides. Mais il nexiste pas

    doutil, si humble soit-il, dont lemploi nait la longue marqu plus ou moinsnotre mentalit et nos murs. Il ny a aucun doute sur ce que linstrumentcinmatographique, lui aussi, remodle lesprit qui la conu. La question quipeut se poser, cest seulement de savoir si, dans ce cas, la raction de la cra-ture sur le crateur possde une qualit et une ampleur qui justifient quon ysouponne une participation luvre dmoniaque perptuellement opposeaux permanences traditionnelles.

    Ici, il ne sagit pas seulement de cette diablerie superficielle, qui na riende spcifiquement cinmatographique et que dnoncent les accusationsdimmoralit contre tel ou tel film interdit aux moins de seize ans. Le vritable

    procs de limage anime introduit des problmes dune porte plus gnrale.Le cinmatographe est-il de cette classe dappareils, doprateurs qui, commela lunette et le microscope, dcouvrent, dans lunivers, de vastes horizonsoriginaux, dont, sans ces mcanismes, nous ne connatrions rien ? Se trouve-t-il capable de mettre la porte de nos perceptions, des domaines jusque-linexplors ? Ces reprsentations nouvelles ont-elles pour destin de devenir lasource dun si large et profond courant intellectuel quil puisse modifier toutle climat, dans lequel se meut la pense ? quil puisse mriter le nom de philo-sophie du cinmatographe ? Enfin, cette philosophie, si rellement lcranlannonce, est-elle de cette ligne antidogmatique, rvolutionnaire et libertai-re, diabolique en un mot, dans laquelle sinscrivent les philosophies de la

    lunette et de la loupe ?

    Les rponses ces questions napparaissent pas avec vidence, alors quele cinmatographe na encore que cinquante ans dge et que ce demi-siclede vie, il la, en un sens, aux trois quarts gaspill faire lamuseur public, nese croire quun art du spectacle, doubler le roman et le thtre, devenir uneindustrie et un commerce, en ngligeant de dvelopper, voire seulement deconnatre, toutes ses autres facults moins lucratives. Ce fard dor, cette

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    9/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 9

    mouvante loquence du septime art ne sont cependant pas parvenus masquer entirement quelques signes qui nous avertissent de ce que lesfantmes de lcran ont peut-tre nous apprendre aussi autre chose que leursfables de rires et de larmes : une nouvelle conception de lunivers et de nou-

    veaux mystres dans lme. La rprobation des professionnels de la vertu,petitement scandaliss, traduit, dans le style de la morale courante, une im-mense inquitude de trs vieille souche mais qui ne sait plus exprimer toute sasignification. Quelques-uns de ces tenants de lordre prsent savent pourtantque leur frmissement de peur et dindignation, ils ne lprouvent passeulement cause dune image richement sensuelle. Leur crainte vient de plusloin et embrasse davantage : elle devine le monstre de nouveaut, de cration,charg de toute lhrsie transformiste du continuel devenir.

    Ouvrons le procs. Le cinmatographe plaide coupable.

    PERMANENCE ET DEVENIR

    Retour la table des matires

    Mais, dabord, quest-ce que le Diable dont le cinmatographe serait uninstrument ?

    Dieu et Diable, pense-t-on couramment, sont deux mythes corollaires.Cela ne signifie pas que le Diable et Dieu ne correspondent aucune ralit.La fe lectricit, le chrubin Amour, la desse Raison, le Cheval-Vapeur,etc., sont aussi des mythes, auxquels on ne refuse pourtant pas une valeurdexistence relle, et, sur celle-ci, on saccorde dautant mieux quelle se pr-sente sous des aspects moins divers et moins compliqus. Par contre, lesfigures allgoriques qui procdent dune ralit beaucoup plus touffue,

    extrmement complexe, surabondante et, par consquent, trs difficile dfi-nir avec prcision, semblent dautant plus volontiers gratuites quen fait, ellesplongent plus profondment et plus largement leurs racines dans le monde desphnomnes.

    La diffrence entre ce qui lui est utile et ce qui lui est nuisible constituelopration dintelligence, lmentaire et capitale, que tout tre doit pouvoiraccomplir, sous peine de ne se savoir vivre. Mme un cristal se montre

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    10/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 10

    capable deffectuer ce choix, quand, dans une solution, il rassemble, pour lesajouter sa personne, les molcules de mme nature que la sienne, cest--direfavorables, en les sparant des molcules deau, parmi lesquelles sa formepourrait sanantir. Un vgtal ralise des discernements plus nombreux et

    mieux apparents, entre son haut et son bas, sa gauche et sa droite, le sec etlhumide, la lumire et les tnbres. Si les plantes lisaient des dieux, dj,pour un grand nombre despces botaniques, ceux du bien se trouveraient duct de la clart, et ceux du mal, du ct de lombre.

    Avec plus de subtilit, mais de faon analogue, la premire et la plusncessaire classification des phnomnes, que fit et que ne fera jamais lhom-me, les divise en dangereux et en profitables. Et, lorsque le primitif commena se soucier de vouloir sexpliquer linexplicable, celui-ci comportait deuxcatgories : linexplicable bon et linexplicable mauvais, qui exigeaient,chacun, sa solution. De l, le dualisme qui apparat plus ou moins nettement

    dans la presque totalit des religions, dont le personnel divin ou subdivincomprend gnralement deux groupes de figures, les unes amies, les autresennemies de la conservation de lindividu, de la permanence humaine.

    Le judasme lui-mme, bien quil se prtendt monothiste et encore quilne postult pas (tout au moins lpoque biblique) une essentielle bont dansle caractre de sa divinit principale, na pu se passer dadmettre Satan,oppos Jhovah, pour attnuer les responsabilits du crateur dans lincons-tance du sort humain.

    Ds leur premire confrontation dans la Gense, autour du fruit de

    lacceptation dfendue, les deux antagonistes, Dieu et lautre, apparaissentavec tous leurs caractres essentiels : Satan, cest le novateur, le rvolution-naire, le libertaire ; Jhovah, le conservateur, le gardien de lordre tabli,lagent dun pouvoir qui se prtend absolu. Le tentateur plaide en faveur dumouvement perptuel de la nature qui toujours exige autre chose et plus quece quelle a ; au nom de la faim, de la soif, du dsir, du dsquilibre moteurdes phnomnes, de linstabilit et de lnergie de tout ce qui devient. Dieuinterdit et punit au nom dune autre force : celle dinertie, celle de la massestatique, du repos assouvi et quilibr de lunivers, dans ce que celui-ci croitpossder de parachev et qui se refuse voluer davantage.

    Dans cette gnose trs complexe, dans ce polythisme qui nose passavouer tel et quon appelle christianisme, le Diable a t amen jouer unrle bien plus considrable que dans le judasme. Le premier, Paul de Tarseexposa, imprativement sinon clairement, la ncessit dune indignit humai-ne pralable et gnrale, qui justifit la rdemption. Comme cet avilissementde la crature ne pouvait tre luvre dun crateur devenu parfaitement bon,il fallait y voir lopration du Diable dont lexistence et limportance setrouvaient, du coup, dmontres.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    11/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 11

    Plus gnreux encore envers Satan, se montra Augustin qui, pour avoirrenonc des lvres la foi de Mans, nen tait pas moins rest profondmentimprgn de la conception dualiste de lunivers, champ de bataille entre deux

    suprmes forces adverses. Rejeton de la grande religion mazdenne, lemanichisme professait que le dieu du mal, le Diable, tait le souverain tem-porel, le matre du monde matriel, tandis que le dieu du bien, Dieu, rgnaitsur le domaine idal, sur les ralits spirituelles. En particulier, dans la petitedualit humains corps-me, la chair formait un territoire diabolique, et lesprit,un fief divin. Lhomme constituait donc, lui aussi, un champ de bataille, osaffrontaient les forces bonnes et mauvaises ; il pouvait et il devait sappli-quer en lui-mme aider Dieu lemporter finalement sur le Diable. De l,lhorreur des jouissances charnelles, lasctisme effrn, qui svissaient parmiles manichens les plus distingus.

    Cest de cette aberration asiatique de lindignit de la ralit sensible parrapport lidal cleste, que le manichen Augustin surchargea le christianis-me, auquel il apportait sa retentissante mais imparfaite conversion. Dsormaisle Diable fut partout : dans la beaut dun paysage, dans le confort dunehabitation, dans lagrment dun entretien, dans le talent dun artiste, dans toutexercice profane de nimporte quelle facult, dans toute recherche, dans toutecuriosit. La nature extrieure se trouvait interdite, possession exclusive deSatan qui, de surcrot, sy recrutait des allis dans le souvenir toujours vivacede cent divinits paennes. Sous les apparences de ces gnies, le Diable,innombrable et un, ubique et protiforme, reprenait le grand thme panthistede lAntiquit. Le naturel intrieur tait condamn galement, avec sa plthore

    dinstincts tous mauvais, son besoin dinterroger, son avidit de connatre, saprofondeur morose, o fermentaient le doute et la rvolte. La religion nauto-risait lexercice de la vie, lactivit de la pense, que dans le cadre troitementdlimit par de nombreuses, de prcises, dhumiliantes contraintes. Dieu exi-geait une chair pure et comme dvitalise par les mortifications ; de lintelli-gence, il reconnaissait seulement ce mouvement qui se pliait ratiocinerdocilement dans le cercle des propositions, agenc par les docteurs delglise. Sous la frule de cette autorit, le seul jeu tolr de lesprit devint lascolastique. Dailleurs, celle-ci, tout empreinte encore de la croyance primiti-ve au pouvoir magique de la parole, ntait pas sans danger et elle prparait la logique cartsienne, qui allait pouvoir abondamment servir aussi des fins

    hrtiques.

    Vint Descartes avec son slogan orgueilleux : la raison a toujours raison.Ce cri ne fut pas sans paratre dabord suspect aux thologiens et, vrai dire,il le leur resta toujours un peu. Cependant, comme le philosophe avait bienpris soin de postuler que cette raison raisonnante ntait parfaite que parcequelle manait de Dieu et comme la syllogistique grammaticale savraitdcidment insuffisante dans la pratique de la vie, la religion finit par admet-

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    12/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 12

    tre la logique cartsienne comme un mode orthodoxe de lesprit, lgitimesuccesseur, par filiation directe, de la philosophie pseudo-aristotlicienne duMoyen Age. Sauf respecter lillogisme des mystres sacrs, le rationalisme put spanouir dans tous les domaines, dominant partout le sentiment et

    linstinct considrs comme la part dune animalit infrieure et honteuse,taillable et corvable merci. Ainsi, lesthtique classique, qui nacceptait lanature qu condition de lavoir dnature sous un standard de rglesraisonnables, rpandit dans tous les arts son style guind. Au spirituel commeau temporel, lordre du grand sicle semblait avoir matris le foisonne-ment confus des aspirations dmoniaques la libert de la recherche et delinvention. Lhomme, seul dou de la raison divine, par l spar de sa proprechair comme du reste de la cration, et lev au-dessus delles, paraissaitguri, par lorgueil, de toute vellit de sabaisser une acceptation intgralede lui-mme, une fraternisation avec la mcanique des btes, une percep-tion de lme des choses, une foi dans lunit de la vie universelle.

    Cependant, la vie profonde, qui est dsquilibre et changements perp-tuels, ne pouvait se laisser longtemps imposer, ne ft-ce qu sa surface, unefixit et une rgularisation contre nature. Le Diable eut vite fait dattaquer lestenants de lordre avec leur propre arme, la logique, manie sans restriction.Ainsi, de Fontenelle aux encyclopdistes et Voltaire, lesprit de libreexamen critique, issu de lhumanisme et dvelopp par la rforme protestante, porta aux dogmes des atteintes dont ceux-ci ne devaient jamais se relevercompltement. Pousse au comble de lorgueil, la raison humaine, rputeimage et crature de la raison divine, renouvela et russit, cette fois, la rbel-lion tente par le premier couple, renia son crateur, chassa Dieu des autels,

    pour sy installer et sy adorer elle-mme. Mais elle ne put rgner sanspartage, car, en mme temps, les forces du sentiment et de linstinct prirentleur revanche, en se librant de leur asservissement la rgle classique, enfaisant clater la compartimentation qui avait prtendu diviser dfinitivementlunivers selon une rigoureuse hirarchie des formes. Par Bernardin de Saint-Pierre, par Rousseau, par les romantiques, lintgralit de la nature humaine etde la nature tout court se trouva rhabilite, rendue admirable comme elle nelavait jamais t, divinise aussi.

    Osant ds lors pntrer plus profondment dans le mystre de sa proprevie, lhomme y dcouvrit, ct de la logique rationnelle, dautres logiques

    (si on peut dire) irrationnelles : les enchanements du sentiment, les associa-tions images du rve et de la rverie, tout un psychisme nouveau duneimportance fondamentale et dune richesse inpuisable. Les passions, ddoua-nes du prjug qui les relguait au rang de maladies coupables, apparurentcomme le mouvement normal, insparable de la vie dune me. Bien plus, lavictoire du Diable alla jusqu un renversement des valeurs psychologiques :on reconnut une primaut lobscur dynamisme du domaine sentimental, surlaction analytique et rgulatrice de la claire raison. Primaut non seulement

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    13/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 13

    justifie des points de vue pratique et esthtique, mais encore admise par laraison elle-mme, mue par le sentiment plus souvent que capable de le gou-verner. Enfin, ce ne fut pas assez de dissquer jusquau trfonds le moi pleine-ment conscient. Au-dessous, dans la demi-conscience, des explorateurs tout

    fait impavides se mirent exhumer un enchevtrement dinfernales racinespsychiques, un grouillement de scandaleuses larves de penses. Et, maldic-tions leves, ils purent taler au grand jour, cultiver, apprivoiser ces monstresabyssaux ; les dresser servir la science et lart. Ainsi, la psychanalyse, lesurralisme, voire lexistentialisme devinrent les reprsentants actuels de laligne romantique, de lhrsie triomphante.

    En mme temps que cet approfondissement gocentrique, la pense dve-loppait sa pntration de la nature extrieure, renouvelait les expressions de latrs vieille tendance animiste, de ce panthisme si vivace quon en retrouveaujourdhui lhritage dans les doctrines naturistes et nudistes.

    En somme, les symboles Dieu et Diable reprsentent, chacun, un vastegroupe de valeurs multiples. Cette double complexit ne nous parat plusexactement divisible selon les deux vieilles catgories du bien et du mal,aujourdhui partout emmls.

    Tantt bon, tantt mauvais, Dieu est la force de ce qui a t, le poids delacquis, la volont conservatrice dun pass qui entend perdurer, immuabledans le prsent et dans lavenir. Dieu est la tradition, la coutume, la loi, qui seprtendent inamovibles parce quappuyes sur des postulats ancestraux, surdes mythes archimillnaires, si profondment enracins dans la pense quils

    y font figure dvidences, de donnes immdiates de la conscience. Dieu est laraison, appele enfin, quoique contre-cur, au secours de la foi affaiblie,afin de maintenir la rgle qui endigue le cours aventureux du dveloppementhumain.

    Tantt mauvais, tantt bon, le Diable personnifie lnergie du devenir,lessentielle mobilit de la vie, la variance dun univers en continuelle trans-formation, lattrait dun avenir diffrent et destructeur du pass comme du prsent. Cette incessante dmarche vers la nouveaut semble purementanarchique, car elle ne sinfode aucun ordre, les employant tous selon sesbesoins et en crant dindits, les rejetant tous quand ils deviennent inutiles ou

    gnants, mme celui de la raison. Quimporte la voie ou linstrument, ce quicompte, cest de vivre davantage, dprouver et de connatre plus, dedcouvrir chaque fois du visible dans le non-vu, de laudible dans le non-entendu, du comprhensible dans lincompris, de laimable dans le non-aim.

    Par deux fois, dans le texte inspir, Dieu proclame quil se nomme Jesuis , quil est Celui qui est . Il affirme ainsi quil signifie la permanence,sans laquelle rien ne saurait tre. Mais la permanence seule ne nous serait

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    14/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 14

    daucune ralit. Un univers absolument constant serait un monde non pasmme mort, mais nul et non avenu. Lexistence, cest--dire laction, nat dansle conflit de la permanence et du devenir. Ds que Dieu prtendit cesser decrer, dagir, son uvre et t voue au non-tre, si elle navait continu

    recevoir la vie, cest--dire le mouvement, dune autre source, du devenir.Dans cette puissance ennemie du repos, ngatrice de lachvement, reconnais-sons lautre principe, diabolique, de tout phnomne.

    FORME ET MOUVEMENT

    Retour la table des matires

    Cest un truisme : le cinmatographe nest pas aujourdhui ce quil taithier ni ce quil sera demain ; il nest pas mais il devient sans cesse, il diffrecontinuellement de lui-mme. Il dbuta comme jouet scientifique, commeamusette de laboratoire. Puis il fut un phnomne de foire, perfectionnementde la lanterne magique, et il avait dj mauvaise rputation : on lui reprochait

    dabmer la vue. Nanmoins et bientt, il sinstalla en permanence dans lesvilles pour servir damusement aux enfants et leurs bonnes. En France, cefut en 1908 que le cinmatographe osa afficher, pour la premire fois, saprtention dtre. un art destin mouvoir un public normal dadultes. Lesfrres Paul et Andr Laffitte fondrent alors Le Film dArt, et en de nom- breuses bandes, utilisrent lcran une bonne partie du rpertoire et dupersonnel des grands thtres parisiens.

    Sans doute, cette conception initiale de lart cinmatographique se rsu-mait ntre que la caricature muette dun thtre maladroitement photogra-phi. Et certains croient encore utile dcraser de leur mpris cette classe de

    films, quinauguraLAssassinat du Duc de Guise.Pourtant, cest parce quunLe Bargy, une Sarah, un Mounet, une Rjane qui savaient dailleurs parfai-tement le ridicule auquel ils sexposaient consentirent dclamer vainementleurs tirades devant un objectif sourd et sur un cran muet, que, peu peu, legrand public admit quaprs tout, le cinmatographe pourrait, un jour, accderau rang dart vritable. Ces mauvais grands acteurs des subventionns et duboulevard, ces mauvais grands scnaristes de lAcadmie ont confr lart

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    15/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 15

    naissant et fourvoy du cinmatographe laval dhonorabilit, ncessaire lessor du nouveau spectacle.

    Sil y a un reproche faire aux Laffitte ainsi qu leurs prcurseurs et

    continuateurs, cest davoir si bien russi engager le cinmatographe dans lavoie de son dveloppement comme art spectaculaire, que toutes les autresfacults de linstrument mis au point par les frres Lumire restent jus-quaujourdhui relgues dans lombre, peine utilises, presque inconnuesde cette immense foule, pour qui les images animes ne sont rien dautre quele vhicule de la beaut, du talent, de la gloire de quelques vedettes. Cepen-dant, reconnaissons que, sans ce succs comme divertissement concurrenantle thtre, sans cet panouissement en une riche industrie et un commerceflorissant, le cinmatographe naurait srement pas atteint si vite une degr deperfectionnement et dexpansion, qui permet de dcouvrir, sous la fonctionpseudo-thtrale des films, linfluence originale que ceux-ci peuvent exercer

    sur lintelligence en gnral. Sans lattrait dramatique, qui rassemble, chaque jour, des millions dhommes devant les crans du monde entier, la leonsecrte, qui se dgage de la reprsentation cinmatographique des choses etqui filtre faiblement travers les aventures dun Tarzan ou les pripties duneintrigue policire, naurait pntr que beaucoup plus lentement, ou mme pasdu tout encore, la mentalit humaine. Ainsi, lutilisation massive du nouveaumode dexpression des fins la fois spectaculaires et lucratives peut aussiapparatre comme une tape ncessaire, au bout de laquelle, dune part, lins-trument est devenu capable de prciser ses rvlations, et, dautre part, lespritsest trouv satur de donnes, distraitement reues mais mille fois rptes, eta pu commencer enfin prendre conscience de leur valeur.

    Ds 1910, certains observateurs plus sensibles, dont le pote RicciottoCanudo, eurent le mrite de dcouvrir ils ne savaient encore quelle trangetpropre, quelle vertu particulire, qui peraient peine travers le caractredominant, faussement thtral, des images. Ainsi un cnacle commena rver de cinma pur , lequel fut baptis, avant mme dexister tout fait, septime art . Mais, comme la plus vieille magie lenseigne, un nom finittoujours par crer la chose quil signifie. Et, quelques annes plus tard, lesrecherches de cinma pur devinrent, et l, des ralits filmes.

    Qutait-ce que cette puret cinmatographique ? Comme il arrive souvent

    en matire de nouveauts en partie prconues, avant de connatre ce que lachose tait, on sut ce quelle ne devait pas tre. On la dfinit antithtrale etextra-littraire. On esprait que, libr de lassujettissement la comdie et auroman, le cinma pur se rvlerait tout entier, se constituerait de lui-mme. Enattendant, on se tira dembarras par un autre mot que Louis Delluc ninventapeut-tre pas mais dont il fit le succs. On admit que le cinma, digne de cenom, serait en quelque sorte le lieu gomtrique de tout ce qui tait photo-gnique . Sauf quon entendait prciser par l le caractre esthtique du

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    16/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 16

    problme, celui-ci demeurait intact. Sans doute, il tait clair que mritaientdtre appels photogniques les aspects des tres et des choses, que la repro-duction cinmatographique mettait en valeur, embellissait. Mais cet embellis-sement restait une constatation empirique. Les objectifs le recherchaient au

    hasard dune manire de pche miraculeuse. A quoi tenait-il ? Comment seproduisait-il ? Obissait-il des rgles et auxquelles ? La qute des cinas-tes se heurtait l au premier des quelques grands mystres du cinmato-graphe : la photognie.

    Les mystres nont quun temps ; ils se dplacent. Bientt, les metteurs enscne et oprateurs qui sintressaient leur mtier, surent que la photogniedpendait, non pas peut-tre exclusivement, mais en gnral et coup sr, dumouvement : mouvement soit de lobjet cinmatographi, soit des jeux delumire et dombre, dans lesquels cet objet se trouvait prsent, soit encore delobjectif. La photognie apparaissait avant tout comme fonction de la

    mobilit. De fait, le paysage le plus banal, le dcor le plus ordinaire, le meublele plus commun, le visage le plus ingrat peuvent devenir intressants lcran,cest--dire photogniques, sils y sont montrs au cours dune continuellevolution de leurs formes, que cette volution rsulte de laction et dudplacement du sujet lui-mme ou dun travellingoudun panoramique ouenfin de lintensit, sans cesse varie, de lclairage. Plus tard, le dveloppe-ment de lesprit critique chez les spectateurs en vint exiger que de tels effetsfussent justifis logiquement par le dcoupage. Cela natteint en rien la gn-ralit de la loi qui fait du mouvement la condition primordiale de laphotognie.

    Ainsi, le mouvement cette apparence que ni le dessin, ni la peinture, nila photographie, ni aucun autre moyen ne peuvent reproduire ; que, seul, lecinmatographe sait rendre constitue justement la premire qualit esth-tique des images lcran. Conjoncture logique, qui souligne limportance,dans limpression du beau, du facteur nouveaut, de la rvlation de ce quinavait jamais encore t vu. Indication, aussi, du caractre phmre de cecanon, comme de la plupart des canons esthtiques, que lhabitude use, quicessent de valoir dans la mesure o ils ont cess dtonner. En vertu de cetteloi des lois, la rgle du mouvement au cinmatographe, aprs avoir t appli-que jusqu lexcs pendant quelques annes, se trouve aujourdhui moinsfrquemment employe. Nanmoins, elle dcoule si directement de la nature

    mme du film, elle sintgre si constitutionnellement au procd cinmato-graphique, quelle ne pourra jamais tre abandonne compltement, sans quedisparaisse en mme temps loriginalit foncire des images animes. Lareprsentation du mouvement est la raison dtre du cinmatographe, safacult matresse, lexpression fondamentale de son gnie.

    Les aspects stables, les formes fixes nintressent pas le cinmatographe.Elles ne gagnent rien tre reprsentes lcran, moins de se trouver

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    17/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 17

    fortement grossies ou rapetisses, cest--dire davoir subi, elles aussi, unrapprochement ou un loignement dans lespace. Bien mieux, laffinit ducinmatographe pour le mouvement va jusqu dcouvrir celui-ci l o notreil ne sait pas le voir. Ainsi, lacclr accuse la gesticulation des vgtaux, la

    course et la mtamorphose des nuages ; il rvle la mobilit des cristaux, desglaciers, des dunes. En utilisant des rapports suffisants dacclration sur delongues priodes de temps, le film montrerait que rien nest immobile danslunivers, que tout sy meut et sy transforme.

    Sur lpiderme des sorciers, des possds, des hrtiques, les agents delInquisition recherchaient autrefois des points ou des zones dinsensibilit,qui passaient pour prouver lappartenance dun homme Satan. Au curmme du cinmatographe, nous dcouvrons un stigmate dune signification beaucoup moins douteuse : lindiffrence de cet instrument lgard desapparences qui persistent, qui se maintiennent identiques elles-mmes, et

    son intrt slectif pour tous les aspects mobiles, cette prdilection allantjusqu magnifier le mouvement l o il existait peine, jusqu le susciter ldo on le jugeait absent. Or, les lments fixes de lunivers (ou qui paraissenttels) sont ceux qui conditionnent le mythe divin, tandis que les lmentsinstables, qui se meuvent plus rapidement dans leur devenir et qui menacentainsi le repos, lquilibre et lordre relatifs des prcdents, sont ceux quesymbolise le mythe dmoniaque. Sinon aveugle, du moins neutre devant lescaractres permanents des choses, mais extrmement encline mettre envaleur tout changement, toute volution, la fonction cinmatographique semontre donc minemment favorable luvre novatrice du dmon. En mmetemps quil esquissait sa toute premire diffrenciation esthtique parmi les

    spectacles de la nature, le cinmatographe choisissait entre Dieu et le Diable,et prenait parti pour ce dernier. Puisque savrait photognique ce qui bouge,ce qui mue, ce qui vient pour remplacer ce qui va avoir t, la photognie, enqualit de rgle fondamentale, vouait doffice le nouvel art au service desforces de transgression et de rvolte.

    Rvolutionnaire, le cinmatographe lest essentiellement, infiniment etdabord du fait de son pouvoir de faire apparatre partout le mouvement.Cette mobilisation gnrale cre un univers o la forme dominante nest plusle solide qui rgit principalement lexprience quotidienne. Le monde delcran, volont agrandi et rapetiss, acclr et ralenti, constitue le domaine

    par excellence du mallable, du visqueux, du liquide. Nous apprenons l ceque nous ne savions pas tout fait assez pour navoir pas pu suffisamment levoir : la relation directe entre le mouvement et la forme, relation qui pourraitbien tre dunit, didentit. Ds quune forme reoit une modification dans safaon de se mouvoir dans lespace ou dans le temps, elle change, elle devientsouvent mconnaissable. Dans notre ordinaire royaume de solides grandestabilit, le mouvement parce quil est une occurrence relativement rare etdeffet gnralement faible semble distinct de la forme, dans laquelle il ne se

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    18/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 18

    manifeste que par intermittence et sans toujours parvenir la dfigurer defaon visible. Au contraire, dans la reprsentation cinmatographique, le mou-vement parat inhrent la forme ; il est et il fait la forme, sa forme. Ainsi, unnouvel empirisme celui de linstrument cinmatographique exige la fusion

    de deux notions premires : celle de la forme et celle du mouvement, dont lasparation se trouvait jusquici implicitement pose comme vidence de base,ncessaire toute connaissance physique. Le cinmatographe ne tient la formeque pour la forme dun mouvement.

    Or, quest la forme, sinon le signe et le moyen de la permanence ; quest lemouvement sinon le signe et le moyen du devenir. Il tait admis que ces deuxsignes opposs, ces deux moyens ennemis composaient un quilibre instable,sans cesse refaire, qui figurait la condition de ltre. Mais voici que le ds-quilibre saccuse dans lavnement dun monde o le mouvement rgne enmatre, o la forme, perptuellement mobile, comme liqufie, nest plus

    quune certaine lenteur dcoulement. Jusqu prsent, lhomme avait lhabi-tude de considrer la vie sous un angle de mobilit restreinte. II accordaitbeaucoup dimportance rassurante aux quelques points quil croyait pouvoirtenir pour morts parmi le remuement des autres, et il y avait tabli aussisolidement que possible lide de forme, comme une ancre quoi retenir toutdifice de pense. Soudain, en quelques secondes de projection, et l, unfragment de documentaire rvle que lancre a drap, quelle flotte, elleaussi, quelle ne fixe ni ne peut fixer rien rien. Jamais lavertissement dunecatastrophe ne fut accueilli avec plus de sereine incomprhension. Pourtant,toutes les doctrines de la solidit religieuses, philosophiques, scientifiques dj flchissent, chassent sur leur attache, se trouvent mobilises par la drive,

    entrent en liquidit.

    LE PCH CONTRE LA RAISONLE FILM CONTRE LE LIVRE

    Retour la table des matires

    Jusqu la fin du muet, le caractre essentiel du progrs fut lenrichisse-ment des films en lments photogniques, dont la dcouverte et lamultiplication ne se firent pas partout de la mme faon ni au mme degr.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    19/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 19

    Dans lancien monde, europen, la recherche du photognique fut surtoutconsciente, voulue, patiemment tudie, lente, subtile. En France, en Allema-gne, dans les pays scandinaves, il sagissait de luvre dune lite pour unelite, dune conception dintellectuels, dartistes blass, de snobs, daristocra-

    tes de la sensibilit et de la pense.

    Au contraire, dans le nouveau monde, amricain, les ralisateurs allaientdinstinct la photognie, la prenaient o et telle quils la trouvaient, ltatnatif, et se laissaient porter par elle, sans trop se soucier de la diriger ni mmede savoir o elle les menait. Lempirisme dominait et une surabondanteexprience, avanant au hasard, ddaignait de se constituer une thorie. Lim-mense richesse de ces images dynamiques, non plus prcieusement laboresmais comme spontanment surgies de la nature, et leur dmocratique sim-plicit de signification donnrent vite une victoire facile aux films doutre-Atlantique, selon le jugement de la majorit mondiale du public.

    Entre autres, on connat les causes psychologiques qui ne sont pas lesmoindres de ces dveloppements ingaux du cinmatographe, dun ct etde lautre de lOcan : dune part, la primitivit relative de la mentalit amri-caine, sa jeunesse pour mieux dire, qui laisse une grande libert lintuition eto le sentiment nest pas tellement tenu pour infrieur et subordonn laraison ; dautre part, la maturit ou la snilit europennes, plus satures deculture, davantage charges de tradition, humblement soumises la jurispru-dence de la dduction raisonnable.

    Non que toute culture installe obligatoirement dans lesprit la suprmatie

    de la dmarche raisonnante. Ainsi, par exemple, les cultures picturale oumusicale, chez les plus grands peintres et chez les plus grands musiciens, ont pour dominante lpanouissement dune sensibilit peu soumise la rglelogique. Mais ce sont l des cas particuliers, rsultant de conditions organi-ques exceptionnelles, caractrises par limportance quy prend lactivit trsspcialise dun seul sens. Ce sont des cultures presque exclusivement vues etentendues, cest--dire relativement concrtes puisquelles choisissent etassemblent surtout des donnes sensorielles brutes.

    Il reste que la culture de beaucoup la plus rpandue dans notre civilisationest une culture parle, crite, imprime et, par l, relativement abstraite puis-

    quelle se sert de signes trs gnraux les lettres et les mots, les chiffres etles nombres pour dsigner indirectement les choses par les ides des choses.Cest cette culture-l qui a profondment rationalis lesprit par la ncessito elle se trouvait dordonner les symboles quelle utilisait, selon des rglesuniverselles, grammaticales et mathmatiques, cest--dire logiques, demanire constituer un langage qui pt tre compris de tous ceux qui sesoumettaient ce code. Plus cette culture est dveloppe, plus sa langue estanalytique et abstraite.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    20/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 20

    Si les Esquimaux, par exemple, emploient une bonne douzaine de motsdiffrents pour signifier la neige selon quelle est fondante, poudreuse, glace,etc., sils ne connaissent pas notre entit : la neige tout court, cest quils nont

    pas atteint le stade intellectuel o ils seraient capables de concevoir spar-ment lensemble des caractres permanents et chacun des attributs variablesdun objet. Mais, plus un vocabulaire devient analytique et gnral, plus ilexige de rigoureuse construction logique dans une phrase plus nombreuse etplus divise. Lagencement grammatical et syntaxique, encore assez flottanttant quil nest que parl, se codifie davantage lorsque lcriture fixe matriel-lement lexpression orale. Enfin, limprimerie qui vulgarise lextrme tousles graphismes, qui contribue immensment au perfectionnement et la com-plication de la langue, en mme temps quelle en assure la stabilit, confirmeles crivains et les lecteurs, cest--dire tout le monde, dans lhabitude depenser rationnellement et de sexprimer logiquement.

    Sans doute, dun certain point de vue, le livre mrita la suspicion, danslaquelle les orthodoxes nont pas encore cess tout fait de le tenir, car ilservit de vhicule toutes les hrsies et, surtout, il apporta, sans choisir entrela. bonne et la mauvaise, une surabondance de nourriture lesprit, dont celui-ci se dgourdit, se fortifia, senorgueillit jusqu se croire permises toutes leshardiesses, toutes les tmrits. Mais, dabord, tout texte imprim tait, de parsa structure mme et quelle que pt tre sa signification seconde, le propa-gateur de la logique du langage, mre de la syllogistique, aeule du rationalis-me cartsien et kantien. Ainsi, dans ses entreprises les plus rvolutionnaires, lelivre ne peut agir que par la voie foncirement classique ; il est oblig, sil

    attaque lordre raisonnable, de suivre les chemins de cet ordre mme. Quoique le livre soutienne pour combattre la raison ou pour sy soustraire, il luifaut toujours raisonner. Les mots, les phrases lexigent, qui ordonnent la pense selon leurs pices exactement engrenes. De ce mcanisme essen-tiellement dductif, il ne peut sortir quun tissu serr de dductions.

    Le film nest pas exempt de cette logique rationnelle, qui ne constituepeut-tre pas le mode mental dominant mais qui parat le faire parce quelle encaractrise lactivit la plus consciente. Le film na pas pu sempcher de selaisser un peu couler dans le moule de la raison et il en a dj reu une articu-lation, une manire de grammaire et de syntaxe, naturellement et frustement

    analogues celles du langage parl et crit. Ainsi, le dcoupage procde parsquences qui jouent le rle dalinas ou de phrases, dans lesquels on pourraitdistinguer des images-verbes (plans daction), des images-substantifs, sujetsou complments directs, indirects, circonstanciels (les uns et les autres tantdes plans statiques), des images-adjectifs (plans de dtail), etc. Mais, ce parallle, on ne peut le pousser bien loin ; on en sent vite linexactitude,lartifice. Pour que la comparaison soit valable, il faut revenir la langue desEsquimaux.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    21/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 21

    Comme les mots de celle-ci, les images du film disent volontiers beaucoupde choses la fois. La plupart du temps, le plan daction montre simultan-ment le sujet, ce que ce dernier fait et le rsultat de cette activit ; le plan-

    substantif dpeint, dun seul coup, lobjet et de multiples qualits de celui-ci.Malgr le morcellement le plus pouss dun dcoupage, malgr toute lavarit imaginable dune srie de prises de vues, lexpression cinmatogra- phique ne parvient pas standardiser, abstraire ses lments. A lcran,comme dans le discours des peuplades primitives, il ne sagit jamais de lachasse tout court, mais, en une seule image, de la chasse--llan ou de lachasse-au-phoque ou de la chasse--la-baleine, etc.

    Cest parce quelle reste toujours prcisment et richement concrte quelimage cinmatographique se prte mal la schmatisation qui permettrait laclassification rigoureuse, ncessaire une architecture logique un peu compli-

    que. Certes, limage est un symbole, toutefois un symbole trs proche de laralit sensible, quil reprsente, tandis que le mot constitue un symboleindirect, labor par la raison et, par elle, trs loign de lobjet. Aussi, pourmouvoir le lecteur, le mot doit repasser par le relais de cette raison qui la faitet qui doit dchiffrer et assortir logiquement ce signe avant quil puissedclencher la reprsentation de la ralit lointaine, laquelle il correspond,avant que cette vocation soit en pouvoir, son tour, de mettre en branle lesentiment. Au contraire, limage anime forme elle-mme une reprsentationdj demi confectionne, qui sadresse lmotivit du spectateur presquesans avoir besoin dutiliser lintermdiaire du raisonnement. La phrase resteun cryptogramme incapable de susciter un tat sentimental tant que cette

    formule na pas t traduite en claires donnes sensibles par des oprationsintellectuelles, qui interprtent et assemblent, selon lordre logique, des termesabstraits, pour en dduire une synthse plus concrte. Par contre, lextrmesimplicit avec laquelle doit se contenter dtre agence une squence de film,dont tous les lments sont, de surcrot, des figures particulires, ne ncessitequun effort minimum de dcryptage et de rajustement, pour que les signes delcran acquirent leur plein effet dmotion. En littrature, mme les cri-vains qui, de Rimbaud aux surralistes, ont sembl ou prtendu saffranchir dela contrainte raisonnable, ont, en fait, abouti seulement compliquer et dissimuler la structure logique de lexpression, de sorte quil faut mettre enuvre toute une mathmatique grammaticale, toute une algbre syntaxique,

    pour rsoudre les problmes dune posie qui, pour tre comprise et prouve,exige non seulement une sensibilit subtile mais encore une habilet techniquecomme celle dun virtuose des mots croiss. Aux antipodes de toutes cesambiguts, le film, par son incapacit dabstraire, par la pauvret de sa cons-truction logique, par son impuissance formuler des dductions, se trouvedispens davoir faire appel de laborieuses digestions intellectuelles. Ainsile film et le livre sopposent. Le texte ne parle au sentiment qu travers le

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    22/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 22

    filtre de la raison. Les images de lcran ne font que glisser sur lesprit degomtrie pour atteindre aussitt lesprit de finesse.

    La raison se trouve donc en posture dexercer une influence bien plus

    marque, un contrle beaucoup plus efficace sur les suggestions provenant dela lecture que sur celles quapporte le spectacle cinmatographique. Quel quesoit le dynamisme sentimental, dont un texte puisse tre charg, une partie decette nergie se dissipe au cours des oprations logiques, que les signesdoivent subir avant dtre transforms en conviction chez le lecteur. Cest quelusage de la logique ne. va pas sans celui de la critique, si tant est quil soitpossible de concevoir lune de ces facults comme spare de lautre. Mmelorsquil tend propager lirraisonn ou lirraisonnable, le livre reste une voiesurveille par la raison, une voie sur laquelle lide prcde et gouverne lesentiment, une voie, en un mot, classique.

    Dautre part, les reprsentations fournies par le film, parce quelles ne sontsoumises qu un tri logique et critique beaucoup plus sommaire, y perdentpeu de leur force mouvante et viennent toucher brutalement la sensibilit duspectateur. Cette puissance suprieure de contagion mentale, les dispositionslgales la reconnaissent implicitement au cinmatographe partout o ellesmaintiennent une censure des films, alors que la presse a t affranchie enprincipe tout au moins de la tutelle des pouvoirs publics. Le premier aperuraisonnable de limage cinmatographique est si fugace que la vritable ide, laquelle cette image peut donner naissance, ne se produit quaprs que lesentiment a dj t mis en branle et sous linfluence de celui-ci. Mme silrpand des convictions qui pourront tre ultrieurement confirmes par le

    raisonnement, le film reste, par lui-mme, une voie peu rationnelle, une voiesur laquelle la propagation du sentiment lemporte de vitesse sur la formationde lide, une voie, somme toute, romantique.

    Linvention du cinmatographe marquera-t-elle, dans lhistoire de lacivilisation, une date aussi importante que celle de la dcouverte de limpri-merie ? On voit, en tout cas, que linfluence du film et celle du livre sexer-cent en des sens bien diffrents. De lme, la lecture dveloppe les qualitsconsidres comme hautes, ce qui veut dire plus rcemment acquises : lepouvoir dabstraire, de classer, de dduire. Le spectacle cinmatographiquemet premirement en uvre des facults plus anciennes, donc fondamentales,

    quon qualifie de primitives : celles de smouvoir et dinduire. Le livreapparat comme un agent dintellectualisation, tandis que le film tend raviverune mentalit plus instinctive. Cela semble justifier lopinion de ceux quiaccusent le cinmatographe dtre une cole dabtissement. Mais les excs delintellectualisme conduisent une autre forme, ratiocinante, de stupidit, dontla scolastique son apoge peut servir dexemple et o le foisonnement desabstractions et des raisonnements touffe la raison mme, lloigne de laralit au point de ne plus permettre la naissance dune proposition utile,

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    23/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 23

    cest--dire daucune vrit. Si le livre a reu son antidote dans le cinma, onpeut conclure que ce remde tait devenu ncessaire.

    Reconnaissons que le cinmatographe est effectivement une cole dirra-

    tionalisme, de romantisme et quil manifeste ainsi, nouveau, des caractresdmoniaques. Ceux-ci, dailleurs, procdent directement du dmonismeprimordial de la photognie du mouvement. Dans la vie de lme, la raison,par le moyen de ses rgles fixes, cherche imposer un certain ordre, une cer-taine mesure, une relative stabilit au flux et au reflux perptuels qui agitent ledomaine affectif, aux fortes mares et aux furieuses temptes qui bouleversentsans cesse le monde des instincts. Sil ny a pas la prtendre immuable, laraison, nanmoins, constitue nettement le facteur mental le moins mobile.Ainsi, la loi de photognie laissait dj prvoir que toute interprtationrationnelle du monde se prterait moins la reprsentation cinmatographiqueque toute conception intuitive, sentimentale.

    Rival de la lecture, le spectacle cinmatographique nest assurment pasincapable de la dpasser en influence. Il sadresse une audience qui peut treplus nombreuse, plus diverse quun public de lecteurs, car elle nexclut ni lesdemi-lettrs, ni les illettrs : car elle ne se limite pas aux usagers de certaineslangues ou de certains dialectes ; car elle comprend mme les muets etjusquaux sourds ; car elle na pas besoin de traducteurs et ne craint pas leurscontresens ; car, enfin, cette audience se sent respecte dans la faiblesse ou laparesse intellectuelle de son immense majorit. Et, parce que lenseignementquapporte le film va droit au cur, parce quil ne laisse gure de temps nidoccasion la critique de le censurer au pralable, cet acquis devient tout de

    suite passion, cest--dire potentiel ne demandant qu travailler, qu sedcharger en actes limitation de ceux au spectacle desquels il est n. Ainsile cinmatographe semble pouvoir devenir, sil ne lest dj, linstrumentdune propagande plus efficace que celle de la chose imprime.

    LE PCH CONTRE LA RAISONLIMAGE CONTRE LE MOT

    Retour la table des matires

    Le classicisme de leur culture gnait donc les cinastes europens, lesempchait dexercer le nouvel art aussi ingnument que le faisaient leursconcurrents amricains, qui transformaient dj le sentier de la dcouverte enune large voie carrossable. Cependant, cette difficult, par la raction quelle

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    24/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 24

    provoquait chez ceux qui sefforaient de la surmonter, dota dune originalitremarquable, une partie de la production, notamment en France et en Alle-magne. Conscients de linfluence littraire et thtrale, quils subissaient, maisrvolts contre elles, des ralisateurs se proposrent pour tche dexclure de

    leurs films tout ce qui pouvait rappeler cet asservissement.

    Ainsi, quelques dizaines de films dits davant-garde virent le jour entre1913 et 1929. Ils se voulaient consacrs exclusivement aux aspects les plusphotogniques des tres et des choses ; ils rduisaient au minimum lemploide lcriture et russissaient parfois se passer entirement de sous-titres ; ilstendaient tout exprimer, lobjectif autant que le subjectif, par le seul moyende limage anime ; ils sen trouvaient amens multiplier les virtuositsphotographiques, les truquages dcoratifs, les raffinements picturaux, jusquesur le visage des acteurs ; et ils rebutaient lordinaire indolence du public pardes films qui puisaient leur allgue virginit anticulturelle dans les calculs

    compliqus dune rudition trs raisonnante.

    Delle-mme, jamais la cinmatographie amricaine ne connut davant-garde de cette sorte ; jamais elle ne produisit de films caractre si fortement,si hypocritement intellectuel ; et elle naccueillit les ntres que comme desmonstres curieux, sans estimer quil y et l un effort qui valut dtre repris,pouss davantage. Les ralisateurs doutre-Atlantique, sur qui lhritage delordre classique pesait moins lourdement, comprenaient peu notre besoin denous librer de cet ordre, tout en y satisfaisant, de ladapter la techniquecinmatographique, tout en levant celle-ci jusqu lui. Mais, ds 1915, lesAmricains exploitaient, sur une vaste chelle, une formule trs diffrente, qui

    ntait ne ni par raction contre une tradition trop faible pour tre gnante, nipar emprunt dautres beaux arts, tous peu dvelopps aux tats-Unis. Cesdcouvreurs qui partaient de la sentimentalit anglo-saxonne, rajeunie encoreet avive par la transplantation, du romantisme brutal du ranch, de la fracheurculturelle dune race tout juste forme par de rudes et nafs pionniers, staienttrouvs avantags par rapport aux chercheurs europens, aux Franais, parexemple, qui tranaient le lourd bagage dune rhtorique datant de Cicron,dune dramaturgie remontant Corneille, dune esthtique pure par Boileau,dune rgle de pense et dexpression, rpute inviolable depuis Vaugelas etDescartes. Les Amricains, donc, qui ne se sentaient point tellement tenus derespecter un millnaire testament intellectuel, qui ne possdaient ni liturgie

    thtrale, ni canon artistique, qui ne connaissaient gure de formes taboues dulangage, purent saisir plus facilement les quelques facults particulires aucinmatographe, et y incorporer la dose modre de logique et desthtique,dont ils avaient lhabitude duser. Par chance, cela suffit constituer un modeet un style dexpression, dont luvre de Griffith marque lpanouissement,lquilibre, la maturit. A vrai dire, depuis cette tape et dans cette voie, on apeu su innover.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    25/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 25

    Si la trs grande majorit des rsultats, encore aujourdhui utiliss,provient des Amricains, ce nest pourtant pas que leffort des ralisateurseuropens, engags dans une recherche plus difficile, ait t sans intrt. Auxtats-Unis, on ne sattacha pas au problme de la suppression des sous-titres,

    parce que sa solution ny paraissait pas de ncessit pratique, les films amri-cains ne prtendant faire exprimer aux images animes que ce que celles-cisoffraient delles-mmes dire. Mais, pendant quelques annes encore, ce problme resta la pierre dachoppement et, aussi, de touche, de toutes lesralisations europennes, qui tendaient vers la qualit purement cinmatogra-phique. Il nest pas certain que ce mouvement net pas abouti transformerradicalement la langue de lcran, sil navait t interrompu par linventiondu film parlant. En tout cas, cet effort garde, malgr son chec, le mritedavoir tout au moins indiqu la voie pouvant conduire lidal de la vritablepuret, de lautonomie complte.

    Les ralisateurs davant-garde eussent-ils russi imposer universellementleur volont de ne sexprimer que par images, celles-ci auraient d tendreconsidrablement leur pouvoir de signification et, pour cela, dpasser lecaractre minemment concret, dont elles taient marques. Cette extensionne pouvait gure tre tente que par la symbolisation qui, dj, fut trs etmme trop visible dans la plupart des uvres des novateurs. Ceux-ci, lencore soumis aux habitudes livresques, sabandonnaient la facilit dem-ployer de vieux symboles prfabriqus par des littrateurs, de ressusciter desmtaphores et des allgories datant de Voiture ou de Delavigne. Cependant, ct de tels errements, le film chargeait parfois, comme de lui-mme,certaines images dun sens mtaphysique spcial. Un objet, tout fait banal en

    soi, devenait le signe dune foi, dun amour, dune esprance, dun destin,dune pense. Chaque film pouvait et devait se crer son ordre personnel deconventions, son propre vocabulaire idal, qui valait pour ce film-l, mais nevalait pour aucun autre. Car cest une loi de la symbolisation cinmatogra-phique, de rester particulire, de multiplier et dtendre le sens dune imagesans la schmatiser, ni gnraliser, sans abstraire vraiment. La mtaphysiquedu langage visuel nest pas tant intellectuelle qumotive. Ce qui y fait fonc-tion dides, ce sont des reprsentations de sentiments, elles-mmes sentimen-tales. Ce qui en rsulte en guise de philosophie, cest de la posie. Ces repr-sentations mues, cette posie possdent une exactitude, et rigoureuse. Pourun familier de luvre de Goethe ou de Gounod, le nom de Marguerite

    personnifie lidal hrone de Faust, comme cristallisation dun climatrotique bien dtermin et mme unique, lequel ne peut saccorder aucuneautre Marguerite dans le monde entier. Les noms que cre le cinmatographene sont, de faon analogue, que des noms propres.

    Il existe une troite parent entre les faons dont se forment les valeurssignificatives dun cingramme et dune image onirique. Dans le rve aussi,des reprsentations quelconques reoivent un sens symbolique, trs particu-

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    26/80

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    27/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 27

    que la parole et lcriture signifiaient facilement, mais il aurait appris saisir, suivre, publier la fine et mobile trame dune pense moins superficielle,plus proche de la ralit subjective, plus obscure et plus vraie. Trs rares sontles films (commeLa Coquille et le Clergyman, Un Chien andalou, Le Sang

    dun Pote) oumme des fragments de films (moins voulus, plus sincres) quimarquent les tout premiers pas, timidement faits, vers la rvlation lcrandune vie intrieure plus profonde, avec son perptuel remuement, ses man-dres enchevtrs, sa mystrieuse spontanit, son symbolisme secret, sestnbres peu pntrables la conscience et la volont, son inquitant empiredombres charges de sentiment et dinstinct. Ce domaine, toujours nouveau,toujours inconnu, que chacun porte en soi et dont chacun vient, un jour oulautre, seffrayer, ce fut et cest encore pour beaucoup le laboratoire o leDiable distille ses poisons.

    Puisque la reprsentation visuelle rgne en matresse dans ce fief roman-

    tique et diabolique, le cinmatographe rptons-le apparat comme vi-demment dsign pour en rpandre la connaissance. Et, si cet instrument peut,il doit contribuer de faon minente tablir et vulgariser une forme deculture presque ignore jusqu hier et que la psychanalyse, dautre part,commence dgrossir. Culture rpute dangereuse pour la raison et la morale,comme il est facile de le comprendre, puisquelle est puise dans ltude dumoi affectif, irrationnel, dont les mouvements sont antrieurs toute oprationlogique ou thique. Culture, cependant, qui, ct de la dcouverte desdomaines de linfiniment grand et de linfiniment petit, instaure la science delinfiniment humain, de linfiniment sincre, plus merveilleuse et plus nces-saire peut-tre que toute les autres, en ce quelle remonte aux sources de la

    pense qui juge de toute grandeur et de toute petitesse. Sil est normal quelhomme prouve du vertige sonder ses propres abmes, de mme quil en aressenti en tentant, pour la premire fois, de saisir limmensit des galaxies oulinfimit des lectrons aujourdhui, il semble puril de respecter de telsmalaises au point de les tenir pour des avertissements providentiels, destins marquer prophylactiquement le seuil des connaissances nocives.

    Ici, sabandonner la pusillanimit, se laisser arrter par de prtendus con-seils dhygine mentale, reviendrait renoncer une conqute dont onsouponne que la valeur doit tre proportionne la rigueur des interdits quivoudraient en barrer le chemin. Lallgorie de la Gense est dune actualit

    qui se renouvelle chaque fois que lhomme sapprte cueillir un autre fruitsur larbre de la connaissance. Sans doute, il nest pas certain que le progrspossde un sens absolu, ni quil conduise au bonheur, avec lequel il na peut-tre aucun rapport de causalit.

    Il nest pas sr, non plus, que le bonheur soit la fin dernire de lindividuou de lhumanit. Nanmoins, tort ou raison, nous estimons au plus hautprix le dveloppement de lintelligence et de la civilisation. Or, o en serait

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    28/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 28

    reste cette volution si Galile et Copernic, Luther et Calvin, Franois Baconet Descartes, Diderot et Comte, Ribot et Freud, Curie et de Broglie, et centautres staient soumis la force dinertie, la dfense daller plus loin, aulieu dobir lnergie de mouvement, lapptit dapprendre et dacqurir

    toujours davantage ? Le cinmatographe trouvera-t-il, lui aussi, des inventeurscourageux, qui lui assureront la pleine ralisation de son originalit commemoyen de traduire une forme primordiale de pense par un juste procddexpression ? Cette conqute, comme celle dune autre toison dor, vaut bienque de nouveaux argonautes affrontent la rage dun dragon imaginaire.

    Sait-on quelle peut tre la puissance directe de signification dune languede seules images, exempte de la plupart des surcharges et des drivationstymologiques, des contraintes et des complications grammaticales, des frau-des et des embarras de la rhtorique, qui alourdissent, qui touffent, quimoussent les langues parles et crites depuis trop longtemps ? et l, dj

    la nouvelle langue vive a offert les prmices de son extraordinaire force deconviction, de son efficacit quasi magique, puises dans une extrme fidlit lobjet, obtenues principalement par la suppression du relais de labstractionverbale entre la chose hors du sujet et la reprsentation sensible de la chosedans le sujet. Ainsi sannonaient une exprience dune porte incalculable,une rforme fondamentale de lintelligence : lhomme aurait pu dsapprendre ne penser qu travers lpaisseur et la rigidit des mots, shabituer conce-voir, inventer, comme en rve, au moyen dimages visuelles, si prcismentproches de la ralit que lintensit de leur action mouvante et t partoutquivalente celle des objets et des faits eux-mmes.

    Il nest pas exagr de dire que le cinma muet, si peu quil ait cultiv legerme de cette rvolution mentale, menaait cependant toute la mthoderationnelle, selon laquelle, depuis des millnaires et particulirement au coursde lre cartsienne, lhomme exerait presque exclusivement ses facults psy-chiques conscientes. Linstrument spcifique, que limprimerie a t et conti-nue tre pour lexpansion de la culture classique, dductive et logique, delesprit de gomtrie, le cinmatographe commenait promettre de pouvoirle devenir pour le dveloppement dune culture romantique, sentimentale etintuitive, de lesprit de finesse. Ainsi, devant le mouvement continu de la civi-lisation, pouvait slargir, sclairer, saffermir une seconde route, jusqualorsmal connue, peu sre, peine repre la surface de linconscient comme sur

    une mer nocturne de nuages. Sil parat tmraire de prjuger exactement lechangement qui aurait pu dj se produire ou qui se produira un jour, grce aucinmatographe, dans le rapport entre les importances respectives de ces deuxmodes daccroissement intellectuel, il est lgitime de signaler, ds maintenant,la signification, ventuellement capitale, de ce moment dans lhistoire de laculture, o celle-ci reoit la possibilit dune bifurcation, dun choix qui neconstitue dailleurs pas toujours une alternative entre la poursuite de ladmarche raisonnante, traditionnelle, orthodoxe et la novation dun procd

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    29/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 29

    irrationnel, rvolutionnaire, hrtique, dun renversement dans lquilibre, jamais instable, entre limmobilit, limpassibilit divines et les fermentsdmoniaques dagitation.

    LA LANGUE DELA GRANDE RVOLTE

    Retour la table des matires

    Depuis Babel, depuis ce prototype des grands travaux, les hommesconnaissent le besoin dune langue qui leur soit commune et ils rvent de lacrer. Un sicle ou lautre, un langage universel se constituera donc, maispeut-tre trs dissemblable de tout ce quon sen prfigurait. Le latin dont on apu, un temps, prolonger lexistence lusage thocratique et scientifique, estretomb en agonie, achve de mourir tout fait dans une rigidit djcadavrique. Le franais se trouva ensuite lev une primaut diplomatique,aujourdhui entre en dcrpitude. A son tour, langlais rgne commerciale-

    ment, mais rien nannonce un dclin plus srement quun apoge. Le volapuket lespranto, invents de toutes pices, ne russirent jamais qu faire figurede monstres, car les langues sont des formes vivantes, dont des grammairiensne peuvent pas plus raliser la synthse partir des lments dun alphabet,que les chimistes ne savent, encore prsentement, produire un cur en assem-blant des molcules inorganiques. Cest pourquoi aussi tous ceux qui travail-lent une gnration linguiste artificielle, paraissent empiter sur luvre duCrateur, se rendre coupables dune sorte de lse-divinit, comme lindiquelpisode biblique. Toute tentative des hommes pour sentre-comprendreimmdiatement sur toute la surface de la terre, ne peut tre quune machi-nation suspecte dintentions impies, en ce quelle facilite la coalition des

    cratures contre leur suprme matre.Or, sans quon y et pris garde, la langue universelle tait ne dans le

    sous-sol dun caf parisien. Dnue de voix, elle balbutiait cependant surlcran, sadressant non pas aux oreilles mais aux yeux. Aussi, tout dabord nela reconnut-on pas, bien quelle possdt le caractre essentiel, qui lui per-mettait dtre comprise de toutes les foules : celui de sexprimer selon lapsychologie de ces foules et non selon la raison des individus.

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    30/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 30

    Lobservation des mentalits collectives montre, en effet, que celles-cisont peu soumises au raisonnement. Elles suivent plus volontiers une autre loi,celle du sentiment. Elles ne dduisent ni ne critiquent ; elles prouvent, elles

    induisent, elles smeuvent, elles agissent. Et, comme on sait, le film, luiaussi, dduit difficilement ; il ne prouve que par vidence, il ne convainc quepar amour ou haine. Ainsi, lloquence du cinmatographe, simple et concrte,saccorde remarquablement avec les facults psychiques particulires et, en unsens, restreintes, qui se manifestent dans tout ensemble humain un peunombreux. Le film apparat donc comme le vhicule des signes les plus aptes tre connus de tout un peuple, ft-il analphabte, comme un moyen depersuasion au plus haut point galitaire et dmocratique.

    Or, la dmocratie est devenue un systme diabolique. Sans doute, Dieu,cest--dire le dieu chrtien, reste-t-il, en principe, un dieu populaire, accessi-

    ble tous, voire particulirement bienveillant lgard des petites gens quisont le nombre. Et il fut un temps o, tout prs de son origine, le christianismeralisa une organisation communiste, forme historiquement premire et peut-tre aussi dernire de la dmocratie, quand celle-ci signore encore ou quandelle en vient se nier elle-mme. Par un travail de termites, le communismechrtien parvint sinstaller Rome, mais, en mme temps que lglisesemparait des leviers impriaux de commande, elle tait, elle-mme, con-quise, transforme par le pouvoir et la richesse dont elle venait disposer ;elle devenait seigneuriale et fodale, capitaliste et imprialiste son tour.Dieu, ds lors, apparut surtout comme lami des puissants, le protecteur desprinces, le soutien de tout gouvernement, le gendarme suprme, le contre-

    rvolutionnaire par excellence. Des milliers de tmoignages montrent quaujugement de la majorit des croyants, la grande rvolution franaise fut uneuvre essentiellement diabolique. Tout le systme dmocratique, issu de cettervolution ou appuy sur elle, ne peut donc provenir que du Diable galement.Le fait est que lglise a prouv de longues difficults saccorder au rgimerpublicain. Cest un fait aussi quaujourdhui, dans le communisme soviti-que, qui, malgr quon en puisse avoir, ralise une dmocratie au plein senstymologique du mot, lglise voit, plus que jamais, le Diable.

    Diabolique parce que dmocratique, dmocratique parce que diabolique,de toute manire le cinmatographe paraissait prdestin donner naissance

    cette langue vraiment universelle, ce langage direct du regard au cur, dontle besoin devient chaque jour plus rel et plus pressant. Mais la Providenceveillait ; elle renouvela temps le coup de Babel, en aiguillant le film sur lavoie du parlant qui divisa lunit du discours cinmatographique, avant quecelui-ci et seulement pris conscience de ses possibilits. Le parlant fit mme plus que rejeter le cinma dans le cloisonnement des nationalits, dans ladiversit des idiomes, dans la cacophonie des traductions, dans le labyrinthede malentendus rciproques, dans la trahison des doublages ; le parlant

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    31/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 31

    ramena brutalement le rgne de limitation littraire et thtrale. Devenusurtout un prtexte dialogue, le film ngligea la recherche de ses propresmoyens dexpression, pour user du langage parl, tout fait, dont les vieilles etrigides lois ne peuvent que propager la forme classique de la pense.

    La paresse ce mode humain et animal de luniversel principe physiquedu minimum daction maintient, depuis lors, le cinma dans le lit djcreus du discours rationnel et la cration, plus difficile, dune loquenceoriginale de limage anime a pass larrire-plan dautres proccupationspour la presque totalit des ralisateurs.

    Soulignons l un exemple, devenu aujourdhui assez rare, dune victoirede la force conservatrice sur le perptuel mouvement novateur de la vie. Maisnest-elle pas que temporaire, cette dfaite du Diable qui a, partout ailleurs, sibien pris en main et tendu le gouvernement de son domaine, quil y parvient

    toujours, tt ou tard, rgner finalement en matre, aprs Dieu ou mmeavant ?

    GUERRE LABSOLU

    Retour la table des matires

    ternel, immuable, impassible, Dieu est, par dfinition, le plus haut sym-bole de labsolu, le ple autour duquel sorganisent toutes les valeurs fixes.Certes, ds le principe, on doit stonner de ce que notre esprit se croiecapable de concevoir quelque forme moins variable quil ne lest lui-mme, etsouponner lillusion dans tout systme qui prtend la pure permanence.Cependant, puisque les choses agissent non pas tant par ce quelles sont, quenvertu de ce pour quoi on les tient, il faut oprer, comme avec une ralit, avecce fixisme thologique, qui imprgne encore la philosophie et la science.

    Si Descartes et Kant, nos deux grands matres penser, ignorent que lmeet la raison sont des fonctions essentiellement variables, cest que les mdi-tations de ces philosophes se trouvent retenues lancre de cet axiome : laperptuelle concidence de Dieu avec lui-mme. De l, la prtention au carac-tre ne varietur dune analyse gomtrique de lesprit dans le cadre descoordonnes espace et temps, dun cadastre des facults qui conoivent unetendue, une dure, une causalit, supposes inamovibles. Par hritage, par

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    32/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 32

    extension de proche en proche, labsolutisme religieux a cr la rigueur dudterminisme causal scientifique, qui a oubli quil est issu dune foi aveugleet quil reste, au fond, aveugle comme elle. Ainsi sdifia progressivementtoute la reprsentation fixiste de lunivers, o la stabilit de la crature parat

    ncessite en dernier ressort, des points de vue aussi bien matriel quespirituel, par lquilibre statique du crateur, et o chaque phnomne a reusa nature et sa place exactes, auxquelles rien ne devrait jamais rien changer.Ce fantme dun monde m par une volont parfaite, la mathmatique statisti-que, la relativit, la mcanique probabiliste peinent y introduire linquitudedune vrit moins respectueuse du repos et de la hirarchie de droit divin.

    Dans la plupart des cas particuliers, le Diable, en tant que principe devariance, trouve sa propagande facilite par le tmoignage des sens. Mais ici,dans un domaine de rgles gnrales, le Diable se heurte lutilit, elle aussivivement sensible, des constantes qui sont la marque et le masque de Dieu. Ce

    que labstraction logique a distill dinvariable partir du variable, a cr declair dans le confus, est devenu dune telle valeur pratique quil semble quonne puisse le mettre en doute sans risquer de perdre tous les avantages de laculture acquise. Cest le plus haut orgueil, la meilleure scurit de lhomme :croire avoir pu surprendre quelque chose de dfini et dindrglable dans leplan du suprme architecte, dans la formule du divin constructeur. Avec sesentiment de glorieux soulagement, Voltaire mirlitonnait :

    ...plus jy songe et moins je puis penserQue cette horloge marche et nait point dhorloger.

    Cette mcanique diste, galilenne et newtonienne, repose sur une gom-trie darpenteur, leuclidienne, et sur une chronologie de graveur de cadranssolaires, qui tient aussi lheure pour solide et jaugeable comme du marbre. Lacommodit, toute circonstancielle, des mesures despace et de temps, setrouve l leve au rang de vrit transcendante et, de ce dogme, dcoule la foien une indfectible causalit qui prtend justifier la permanence de tous lesrapports de coexistence et de succession ; permanence qui, elle-mme prcis-ment, doit justifier la causalit. Parfait cercle vicieux quaucun tribunalnadmettrait, o une chose voudrait prouver ce qui veut la prouver et o rien

    ne dmontre rien que par anticipation et hypothse, o rien ne rsout rienquen supposant interchangeables la solution et les donnes, quen acceptantlabsence de preuve comme preuve prsume.

    Ces objections et dautres, le Diable devenu statisticien et relativiste parle perfectionnement de sa mobilit commena les souffler pour atteindre lacrdulit de lhomme en un impeccable planisme divin. Toutes ces mesuresdtendue et de dure, sur lesquelles reposait en dfinitive lordre suppos de

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    33/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 33

    la cration, quavaient-elles vraiment duniversel et dternel ? valuationsnes dune exprience ncessaire mais limite, toujours gocentrique, nonmoins ncessairement elles ne pouvaient tre valables que dans les limites dusystme de rfrences, par rapport auquel elles avaient t conues, et elles

    devaient varier quand on les envisageait, de lun de ces systmes, dans unautre. Absolument, on ignorait si elles taient susceptibles ou non dexister,car, absolument, on ne pouvait connatre ni elles ni rien qui ft. Dans leflottement, ainsi rvl, de toute la mtrique des rapports, comment lencha-nement de cause effet aurait-il pu rester rigoureux, quand il ntait quuncorollaire de lexactitude des relations dans lespace et le temps ?

    Cependant, cette argumentation faisait long feu. Cest quici, le Diableluttait aussi contre lui-mme, en heurtant la vanit humaine, qui se flattaitdavoir clairement saisi des secrets de la cration. En outre, le fixisme reli-gieux, philosophique, scientifique apporte une prcieuse protection contre

    langoisse que lesprit se trouve toujours enclin prouver devant lincertainet lillimit. La plupart des hommes nosaient renoncer ce remde. Contre lapeur de lindfini, contre lhorreur de linquitude, contre lapaisante persua-sion de pouvoir comprendre le dessein divin et dainsi y participer, la nouvellethse diabolique se montrait faible, trop subtile et trop lointaine, dnuedutilit immdiate, impuissante dominer lentendement. Alors, le Diablesuscita son secours linstrument cinmatographique.

    Ruse admirablement monte, laquelle se laissent prendre des foules despectateurs, appts par lattrait sensuel et romanesque de ce qui semble ntrequune superficielle diversion lennui et au souci de vivre. De faon

    analogue, le Diable avait, dj et dabord, camoufl le dangereux empire delimprimerie naissante, en la laissant servir rpandre les textes sacrs. Plustard seulement, trop tard, il apparut combien cette divulgation pouvait devenirdestructive lgard de la pit. Semblablement sous une apparence innocenteou peu condamnable, les images animes vhiculent sournoisement lensei-gnement rvolutionnaire dun relativisme bien plus gnral encore que celuiqulaborent, dautre part, dhermtiques mathmaticiens. Restreinte ougnralise, le principe de la relativit mcanique serait longtemps rest unsecret lusage de quelques rares savants, si le cinmatographe nen rvlaitune forme visuelle, accessible un immense public. Lespace, le temps, lacausalit quon tenait pour des entits rvles par Dieu et immuables comme

    lui, pour des catgories prconues et infrangibles de ltre universel, lecinmatographe les fait visiblement apparatre comme des concepts doriginesensorielle et de nature exprimentale, comme des systmes de donnes relati-ves et variables volont. La moustachette de Charlot et le rire de Fernandeldoivent cesser de tromper. Sous ces masques, on dcouvre lexpression duneanarchie foncire, la menace dun bouleversement qui fissure dj les assisesles plus profondes, les plus anciennes de toute lidologie. A travers lesprouesses et les hbleries des hros de lcran, on devine, comme dessine en

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    34/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 34

    filigrane, la vraie force, le courage rel du cinmatographe entrant dans cettehaute guerre, se lanant dans cette grande aventure de lesprit, que, depuis larvolte des anges, mne le premier des aventuriers.

    ESPACES MOUVANTS

    Retour la table des matires

    On ne peut situer linstrument cinmatographique sa vraie place dans la

    hirarchie de loutillage, sans se rfrer quelques notions trs gnrales.Cest une vidence, quune chose qui nest pas situe dans lespace, qui ne

    se trouve nulle part, nest pas pensable comme ralit : une telle chose nexis-te pas. Cest une autre vidence, quune chose qui nest pas situe dans letemps, qui ne se trouve ni dans le pass, ni dans le prsent, ni dans lavenir,nest pas, non plus, pensable comme ralit : un tel vnement na pas dexis-tence. Ainsi, toute ralit a pour condition ncessaire de pouvoir tre situedans lespace et dans le temps. Et toute reprsentation dune ralit se montredautant plus efficace, dautant plus convaincante quelle implique unelocalisation plus complte, la fois, dans lespace et dans le temps. Un bon

    instrument de reprsentation doit donc tre capable de donner des images dumonde, pourvues simultanment de leurs valeurs spatiales et temporelles.

    Pendant trs longtemps, cette synthse des donnes de lespace et desdonnes du temps, dans une mme figure, a constitu une difficult quasiinsurmontable. Lespace et le temps apparaissaient comme des valeurs absolu-ment distinctes, qui exigeaient, pour leur claire comprhension, dtre traitessparment. Cette habitude analytique de lesprit ne fut pas dabord sansutilit, mais vint le moment o elle devait tre dpasse. Or, on connaissaitnombre de procds pouvant situer les objets dans ltendue et on disposait dequelques appareils capables dvaluer la dure des phnomnes, mais on

    manquait tout fait dun instrument qui st dpeindre les choses, la fois,dans leurs perspectives propres et despace et de temps. Cet instrument estenfin n : cest le cinmatographe.

    Il semblerait que le cinmatographe, puisquil peut raliser une localisa-tion complte de lobjet reprsent, dt venir appuyer les conceptions les plusdfinies, les plus catgoriques, fixistes, de lunivers. Mais, si, effectivement etautomatiquement, le cinmatographe inscrit la dimension dans le temps avec

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    35/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 35

    la dimension dans lespace, il dmontre aussi que toutes ces relations nontrien dabsolu, rien de fixe, quelles sont, au contraire, naturellement et expri-mentalement, variables linfini. Dune part, loptique cinmatographiquepermet de faire un point, gnral et unique, sur un relief quadridimensionnel ;

    dautre part, elle naccomplit cette synthse quen lui spcifiant une signifi-cation toujours particulire et relative. En dfinitive, loin de soutenir lessystmes absolutistes, elle les condamne.

    Sans doute, bien avant la dcouverte du cinmatographe, on connaissaitune certaine relativit des valeurs spatiales. Abstraction numro un, schma-tisation extrme dinnombrables expriences, la notion despace constitueprobablement la plus ancienne de nos ides, la fois trs vague par excs degnralisation et trs rigide par vieillesse. Au cours de ces millnaires dvo-lution psychique, que lenfant semble revivre en quelques annes, un incessantapprentissage, devenu ou rest inconscient, a pli lhomme la commodit de

    connatre trois rapports de coexistence, de coordonner ses mouvementsrelativement trois objets de repre, pour pouvoir saisir correctement la choseconvoite et se diriger comme il dsirait aller. Ainsi se sont personnifies lestrois directions, les trois distances de lespace, qui nont pas dautre ralitmatrielle que celle de lusage que nous en faisons, que celle de leur fonction.Et la mme exprience a suscit ces fantmes utiles de trois ordres de mesure,nous a ensuite appris jouer assez librement de la perspective spatiale dansnos reprsentations graphiques et plastiques de lunivers. Rien ne nous tonnede la virtuosit et de la hardiesse, avec lesquelles cartographes, peintres, dessi-nateurs, architectes, maquettistes, ingnieurs, etc., symbolisent des volumes trois dimensions, au moyen de figures planes deux dimensions. A partir de

    ces schmas, nous concevons aisment le relief dun continent ou dun atome,dune galaxie ou dune molcule.

    Cette facilit, avec laquelle nous sommes parvenus spculer sur lesvaleurs spatiales, provient dabord de ce que nous percevons celles-ci princi-palement par les organes de nos sens extrieurs, dont les donnes sont la foisrelativement nettes et trs variables. Nous mesurons les distances avec nosyeux, nos oreilles, notre nez mme, avec notre tact aussi, avec notre sensmusculaire. Lespace sentend, se touche en quelque sorte et, surtout, il sevoit. Or, comme on sait, la vue constitue, pour le dveloppement culturel delhomme, le sens majeur, celui qui nourrit lintelligence avec le plus de

    richesse et dexactitude. Cest parce que lespace est visible quil peut tre sifacilement figur de faon visible aussi et que ses figures sont si maniables,extensibles et compressibles volont, selon une infinie varit dchelles, quipermet notre imagination dembrasser les structures de linfiniment petit etde linfiniment grand.

    De plus, lespace se reprsente dans lespace, cest--dire dans sa proprecatgorie, dans sa propre espce de concept. Les figures, par lesquelles se

  • 8/3/2019 Epstein Cinema Du Diable

    36/80

    Jean Epstein,Le Cinma du diable (1947) 36

    symbolisent les tres trois dimensions spatiales, sont, elles-mmes, des tres deux dimensions spatiales. Entre ces signes et leur modle, il ny a quunediffrence de degr de ralit.

    Ainsi, une nombreuse optique dusage quotidien, a pu nous habituerdepuis longtemps nous servir de perspectives spatiales prodigieusementvaries. Mais jamais avant le cinmatographe, notre imagination navait tentrane un exercice aussi acrobatique de la reprsentation de lespace, quecelui auquel nous obligent les films o se succdent sans cesse gros plans etlong-shots, vues plongeantes et montantes, normales et obliques selon tous lesrayons de la sphre. A lcran, lil peut tre plus grand que la tte, et, linstant daprs, lhomme plus petit quune fourmi. Vu dun avion, le vill