nov 2013 ernest di gregorio les amants d’el-kantara
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Les amantsd’El-Kantara
Ernest di Gregorio
19.08 523065
----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 244 pages
- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 19.08 ----------------------------------------------------------------------------
Les amants d’El-Kantara
Ernest di Gregorio
Nov 2013
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« Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance… »
Voltaire
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Prologue
Algérie, 1962
La haute cheminée bicolore de « l’El-Djezaïr »,
crache un épais nuage blanchâtre ; la sirène émet trois
longs sifflements, trois gémissements stridents,
comme trois adieux déchirants.
Accoudé au bastingage, François Maury aspire
profondément sur sa « Bastos ». La fumée avalée trop
goulûment le fait tousser, et, ses yeux agressés
s’embuent aussitôt : irritation due au tabac sans doute,
ou peut-être désespoir muet face au pays qu’il
abandonne ?
Les maisons blanches de la ville, étagées à l’infini
sur des coteaux arides, écrasées sous le soleil
implacable de juillet, s’estompent, noyées dans des
brumes de chaleur. Le paquebot a doublé le Cap de
Fer, et, la haute mer qui l’absorbe, arrache
inexorablement le jeune homme à la terre où il a tant
souffert et aimé.
Tout autour de lui, sur le pont inférieur du navire,
une foule bigarrée s’agite. Des gens s’interpellent,
certains pleurent, tandis que des enfants, insouciants,
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indifférents au drame vécu par leurs aînés, jouent et
courent en tous sens.
Les plus vieux sont assis, entassés sur des bancs
dans une attitude prostrée, les yeux rougis mais secs,
un mouchoir sale et froissé, qu’ils tournent et
retournent inlassablement dans leurs mains calleuses,
déformées par des années de dur labeur. Hébétés, ils
ont le regard rivé sur la bande côtière se confondant
peu à peu avec l’horizon. Ils voudraient qu’elle ne
s’efface jamais, souhaiteraient la graver à jamais dans
leurs mémoires, croyant encore la deviner, quand elle
a totalement disparu. Ils se raccrochent un instant
pleins d’espoir à cette vision chimérique, avant de
réaliser douloureusement, qu’elle n’était qu’un
mirage.
Alors, en se serrant encore un peu plus les uns
contre les autres, ils se réconfortent sans parler,
comme s’ils voulaient puiser dans cette communion
charnelle, de nouvelles énergies. Ils tissent ainsi de
nouveaux liens, qu’ils voudraient aussi solides et
profonds que leurs racines ancrées derrière eux, dans
un pays, qu’ils ont perdu. Ce pays qui a conservé
jalousement leur histoire, mais les repousse
aujourd’hui, loin de ses frontières, comme des enfants
indignes.
L’El-Djezaïr a atteint sa vitesse de croisière. Sa
proue ouvre la route, faisant exploser de part et d’autre
de sa coque de hautes gerbes d’écume bouillonnante,
dont les myriades d’embruns iodés, viennent fouetter
le visage hâlé de François, lui dispensant une fraîcheur
bienfaisante. Quelques dauphins facétieux, en vieux
habitués du couloir maritime, escortent un instant le
bateau, se dressant tout en poussant mille cris joyeux,
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puis, leur haie d’honneur exécutée, rejoignent leur
territoire, après un dernier salut aigu aux voyageurs.
Embarqués sur leur île flottante, ceux-ci sont
désormais encerclés par une immensité bleutée où la
mer et le ciel se confondent. La tristesse des anciens
s’est un peu apaisée, faisant place à la résignation.
Des mères affolées, appellent à plein poumons leur
progéniture, qui s’en donne à cœur joie, en visitant le
géant des mers de fond en comble. Toute cette
jeunesse ne se sentant nullement concernée par des
problèmes qui la dépassent, est ravie, excitée par le
long voyage, mais, pressée aussi qu’il se termine,
pour enfin découvrir le nouveau monde, la terre
promise, la France, la mère patrie.
Tout ce chahut confus qu’elle provoque, tout ce
brouhaha étourdissant, n’atteignent pas François qui a
allumé une énième cigarette à l’aide d’un bout de
mégot coincé entre les dents. Il regarde droit devant,
tournant le dos à un pays qu’il voudrait oublier. Une
dernière image qu’il conserve de lui, l’obsède : celle
d’un quai immense, quasiment vide, luisant sous un
soleil de plomb, avec en son milieu, une frêle
silhouette figée, tout de blanc vêtue. Dalila, dans un
adieu silencieux était là, pour lui témoigner une
ultime fois son amour. Elle l’enveloppait de son
regard de velours, refoulant des sanglots, ses beaux
yeux d’ébène, levés vers le pont du bateau. Il se
tenait, immobile, n’osant bouger lui non plus, de peur
de rompre la magie de cette communion silencieuse,
mais ô combien ardente de leurs âmes. Il l’avait
regardée longuement, profondément, jusqu’à se sentir
totalement imprégné d’elle. Puis, le navire, se
détachant lentement du quai, les avait séparés,
déchirés, faisant fi de leurs sentiments. C’était
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l’absurde, le cynique épisode d’une guerre qu’ils
avaient haï tous les deux et, qui même terminée,
persistait à se montrer cruelle, en retenant dans son
pays, une jeune femme éplorée et, en refoulant loin
d’elle, de l’autre côté de la Méditerranée, celui qui
l’aimait.
Son image s’était estompée peu à peu mais
demeurait intacte dans sa mémoire, et les douces
promesses échangées sur le quai de l’adieu étaient à
jamais gravées dans son cœur.
Le soleil avait basculé derrière la ligne l’horizon,
depuis longtemps déjà, et, la pleine lune, semblait
attirer le navire dans le long faisceau scintillant
qu’elle déroulait sur la mer. Les rumeurs bruyantes
des passagers avaient doucement laissé la place au
doux clapotis des vagues venant se briser contre la
coque, en troublant délicatement, la quiétude de la
douce nuit d’été.
Le sergent-chef Maury du « 9ème
RCP », démobilisé
la veille, frissonna, et, tout engourdi par son immobilité
prolongée, se dirigea gauchement vers sa cabine, que le
clair de lune inondait de sa lueur blafarde. Sans se
dévêtir, il s’effondra, exténué sur sa couchette. D’avoir
trop fumé, lui avait provoqué une violente migraine et
plongé dans un état nauséeux. Il ferma les yeux, mais
savait déjà que sa nuit serait blanche.
Un beau visage tourmenté se lova alors
délicatement derrière ses paupières closes, faisant
naître sur ses lèvres une esquisse de sourire, mais,
c’est le cœur débordant de tristesse, qu’il se laissa
glisser doucement dans ses souvenirs.
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Première partie
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Paris, octobre 1953
La matinée avait, tout compte fait, passé rapidement
entre les cours de Français, d’histoire et d’Anglais.
Chaque année, c’était le même scénario le jour de la
rentrée entre les présentations des professeurs et de
leur programme, les retrouvailles des anciens élèves, et
l’accueil des nouveaux. Parmi les anciens, certains
éprouvaient un réel plaisir à se revoir tandis que
d’autres au contraire redoutaient ces instants :
incompatibilité entre eux dans de nombreux domaines,
mésentente ou franche hostilité. Et puis, dans ce grand
lycée mixte, proche de la porte d’Orléans, la jalousie
jouait un grand rôle, car nombre de garçons pavanaient
en faisant les jolis cœurs devant les filles. La
réciproque était vraie aussi, et les regards réprobateurs
des demoiselles sages en direction de leurs copines
dévergondées, en disaient long sur ce qu’elles
pensaient d’elles.
Au réfectoire, François était assis auprès d’Isabelle,
une amie de longue date puisqu’ils ne s’étaient plus
quittés depuis la sixième et, qu’ils se retrouvaient en
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classe de terminale aujourd’hui. Tous deux
s’entendaient à merveille et se situaient bien au-dessus
des pensées mesquines. Ils avaient même à un moment
donné de leur jeune existence flirté ensemble mais cela
n’avait pas duré : se connaissant depuis trop
longtemps, leurs relations étant basées sur une solide
amitié, ils avaient préféré couper court à leur idylle
naissante et, se sentaient depuis beaucoup mieux ainsi.
Ils avaient été ravis de se retrouver sous le préau
pour pouvoir papoter avant l’heure de la rentrée : ils
s’étaient raconté leurs vacances respectives, lui à la
montagne pour ne pas changer, et elle sur la côte
d’azur, comme d’habitude. Elle avait des frissons
dans le dos quand il lui racontait ses nuits à la belle
étoile, couché dans un hamac suspendu en équilibre
précaire par deux petits crochets fixés à une paroi
rocheuse au-dessus du vide. Elle se demandait
pourquoi il faisait cela, s’étonnait, ne comprenant pas
toujours les raisons de ce « conquérant de l’inutile »
qu’il représentait à ses yeux, et, demeurait la plupart
du temps sceptique quand il lui assurait qu’il agissait
tout simplement pour son bon plaisir. Un plaisir,
pensait-elle, qui était à la limite du masochisme car il
n’était pas dénué de danger, loin s’en fallait. Une fois,
lui avait-il confié, il avait été emporté par une
avalanche, alors que solitaire, il pratiquait du ski hors-
piste et n’avait dû son salut, qu’à la divine
providence : cela s’était passé à la tombée du jour, et
une équipe d’ouvriers travaillant sur des engins de
damage à proximité, témoin de son accident, avait pu
le localiser et intervenir rapidement. Il avoua avoir eu
ce jour-là, la frayeur de sa vie. Il était pourtant u très
bon bon skieur et connaissait les lieux pour y venir
régulièrement assouvir sa passion, mais il avait joué
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de malchance : des plaques à vent s’étaient formées et
avaient brusquement cédé sur son passage. Alors, il
avait beau lui parler de plaisir, ce n’était pas pour elle
la conception qu’elle en avait. Pour elle, le plaisir
existait aussi, mais il n’avait rien à voir, mais alors
rien à voir du tout avec le sien. Il se limitait à rester
allongée des heures durant sur une plage du midi,
dans le farniente le plus total en se prélassant sous un
soleil généreux. C’était sa récompense après de longs
mois passés dans la grisaille pesante de la capitale.
D’ailleurs, aujourd’hui, elle arborait un teint éclatant
encore toute dorée du soleil dont elle regorgeait.
François la trouvant ravissante l’avait complimentée
sur sa beauté. L’air marin avait accentué la blondeur de
ses cheveux et ses yeux verts tranchaient sur son visage
cuivré par un bronzage parfait. Elle savait hélas que
celui-ci était éphémère et que lorsqu’il aurait
complètement disparu, elle reprendrait vite ses couleurs
naturelles et cette pensée lui faisait mal au cœur. Ô,
bien sur, elle tricherait bien pendant quelque temps en
abusant de fond de teint, mais, elle ne pourrait pas
berner ses camarades trop longtemps, et surtout pas
après d’interminables journées de crachin parisien. Tant
pis, comme tous les ans, elle se ferait une raison et puis
après tout, avec son teint authentique, elle plaisait déjà
suffisamment aux garçons. Cependant, à l’inverse de
certaines de ses copines, elle ne faisait rien pour
aguicher et, à les voir tourner autour d’elle comme ils le
faisaient, l’amusait plutôt et pourquoi ne pas le
reconnaître, la flattait. Mais le jeu s’arrêtait là : elle
faisait partie, comme elle se plaisait à leur rappeler, des
jeunes filles de bonne famille, sérieuses, ayant des
principes et considérant le flirt comme un
divertissement superflu. Ne croyant pas du tout au coup
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de foudre, elle attendait patiemment le grand amour. A
dix-sept ans et demi, elle avait le droit d’y penser, mais,
pour le moment, ses études étaient bien plus
importantes. Elle avait obtenu la première partie du
baccalauréat, et, voulait affronter la seconde avec
sérénité. Mais tout cela appartenait à l’avenir. Pour
l’heure, il fallait se restaurer, afin d’appréhender la
première après-midi de l’année avec une attention
soutenue. Bien que le menu de la cantine ne
s’annonçait pas des plus engageants avec les
sempiternels œufs-durs mayonnaise en entrée, il fallait
prendre des forces.
A ses côtés, François devisait gaiement avec Marie
et Jean-Louis. Face à eux, Albert, Suzy et Christine
discutaient du programme de la matinée en attendant
d’être servis. Toute cette joyeuse bande se retrouvait
depuis des années, mais, aujourd’hui, à leur table, il y
manquait André, leur ami, ayant quitté la capitale à la
fin de la précédente année scolaire, pour suivre son
père fonctionnaire d’état, muté à Nice. Isabelle,
l’avait envié d’aller vivre au soleil à longueur
d’année, et regretté en même temps, le départ de ce
garçon sympathique, avec qui elle avait toujours
entretenu de bons rapports de camaraderie.
Le réfectoire se remplissait petit à petit, et, les
élèves complétaient les places inoccupées. Les
cantinières passaient déjà dans les rangées, distribuant
les entrées du jour.
– Puis-je m’asseoir avec vous, s’il vous plaît ?
La question formulée dans un langage des plus
académiques, surprit les jeunes gens, qui, étonnés,
levèrent instantanément les yeux vers son auteur. Ils
n’étaient point habitués à un tel langage précieux, et,
n’eurent pas été étonnés, si quelqu’un s’était installé à
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leur table sans leur demander la permission. La
demoiselle, se tenait debout, gauchement, vaguement
intimidée par cette assemblée de joyeux lurons.
Albert, l’effet de surprise passé, lui répondit :
– Mais oui, cette place est libre, assieds toi, je t’en
prie.
François, si volubile jusque là, demeurait coi,
fasciné par la superbe créature s’étant assise face à
lui. Pourtant, ils étaient dans la même classe, mais, il
n’y avait pas prêté attention dans la matinée. Il avait
seulement relevé, qu’elle n’était pas française et avait
un drôle de prénom, dont il ne se souvenait pas. Il
avait entendu vaguement, quand elle s’était présentée
au professeur, qu’elle était la fille d’un diplomate, et,
en avait déduit un peu vite, reconnaissait-il, qu’elle
était sûrement une « fille à papa. »
Dalila remercia Albert d’un signe de tête discret, et
s’installa ébauchant un petit sourire à l’adresse de ses
compagnons de tablée. Ses dents étincelantes
dénotaient dans un visage très mat, illuminé par deux
grandes perles noires et envoutantes. Sa longue
chevelure d’ébène retombait en cascades ondulées sur
des épaules étroites. Elle portait autour de son cou, un
collier de fleurs séchées, qui ajoutait un petit air de
vahiné à son charme inné. Telle une créature des îles
lointaines, elle incarnait un tableau vivant incitant à
l’évasion, qui aurait eu sa place dans une agence de
voyages.
Isabelle, en admiration devant le bronzage naturel,
la complimenta :
– Tu as un teint magnifique et, je t’envie, car, je
fais tout ce que je peux pour avoir le même, sans y
parvenir, à mon grand désespoir !
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– Disons que toutes les deux nous sommes des
prototypes bien involontaires de nos régions
respectives.
Isabelle sourit à la réflexion pertinente de Dalila :
François ne quittait pas des yeux, la jeune
algérienne. Autant les siens étaient bleus comme
l’azur, autant ceux de Dalila étaient d’un noir intense,
comme une nuit sans lune. En évoquant son prénom,
il pensa tout naturellement à Samson et Dalila, mais,
plus il la dévisageait, plus elle lui rappelait un
personnage de roman qu’il avait lu dans son enfance :
l’héroïne, d’origine espagnole, mais, il n’en était pas
tout à fait sûr, répondait au doux prénom
d’Espéranza… alors, au moment même où leurs
regards se croisèrent,, sans réfléchir une seconde, il
déclama avec emphase :
– Enchanté, vraiment très enchanté de faire ta
connaissance, Espéranza.
Il va sans dire, qu’à cette déclaration intempestive,
et, pour le moins surprenante, ses camarades le
dévisagèrent d’un air dubitatif, sans proférer un mot,
durant un long moment. Ce fut Jean-Louis, qui, dans
un éclat de rire tonitruant, rompit le silence :
– Tu nous avais caché que tu t’adonnais à la
boisson ! Attention camarade, voilà où ça te mène
aujourd’hui… A tenir des propos incohérents !
– A moins, qu’il n’était encore perdu dans ses
montagnes mythiques, et, qu’il ait eu un mirage ! Qui
sait à toujours vouloir flirter avec des altitudes
exagérées, si ça ne lui a pas déréglé un peu le
ciboulot, renchérit Isabelle, en se tenant les côtes !
Mais, les taquineries de ses copains, ne semblaient
pas atteindre François, complètement médusé par
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Dalila, qui, gênée par ces yeux clairs braqués sur elle,
commençait à rosir imperceptiblement. Jamais,
jusqu’à présent, personne ne l’avait observé ainsi, ou
du moins, n’y avait-elle jamais prêté attention, car, les
garçons ne l’intéressaient pas : bien que vivant en
France depuis des années, elle n’oubliait pas qu’elle
était née dans un pays, où des siècles de sévères
traditions ancestrales, avaient établi des principes
intangibles basés sur la plus stricte des morales.
Pourtant, nonobstant les règles de conduite édictées
par ses aînés, elle décelait chez ce garçon qui la
dévorait des yeux, une pureté intérieure, une profonde
sensibilité. Le regard qu’il lui portait, si brulant fut-il,
en la dérangeant un tant soi peu, n’exprimait aucun
désir malsain, mais au contraire l’émanation d’un
sentiment fort et généreux, qui la troublait plus
qu’elle ne voulait l’admettre. Elle régula sa
respiration, et, calmement, en le regardant droit dans
les yeux, un léger sourire se voulant narquois aux
commissures de ses lèvres, lui répondit :
– Je m’appelle Dalila, Dalila de las-bas, ajouta-t-
elle, amusée par sa réplique.
François, émergea lentement, comme s’il sortait
d’un rêve délicieux, bercé par le son cristallin de la
voix.
– Oui, je sais, tu t’appelles Dalila, et, tu
t’appelleras toujours ainsi.
– Mais alors, à quoi joues-tu ? Demanda Isabelle
en haussant les épaules.
– Alors, je trouve que Espéranza, lui colle à la
peau, et, j’aimerai lui donner ce surnom, si elle est
d’accord, évidemment.
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Dalila, se demandait bien pourquoi, il voulait
l’affubler d’un tel sobriquet. Elle était fière de porter
son prénom, et, n’allait pas trahir ses origines à cause
des caprices d’un petit parisien dont elle ne
soupçonnait même pas l’existence quelques heures
auparavant. Mais… son sourire était si désarmant.
Elle s’en voulut aussitôt d’éprouver une attirance
pour un étranger, néanmoins, elle devait se rendre à
l’évidence, ce jeune homme ne la laissait pas
indifférente. Alors, surmontant son émoi, elle le
regarda, et, c’est lui qui se sentit défaillir quand elle
murmura très bas :
– Je veux bien que tu m’appelles Espéranza.
– Dites donc, vous deux, vous répétez une pièce de
théâtre ou quoi ?
C’était Albert, qui exprimait en quelque sorte, la
curiosité du petit groupe. François, le regard fiévreux,
expliqua :
– J’étais un enfant, quand j’ai lu un beau roman
qui m’a marqué et, surtout son personnage principal :
l’héroïne, Espéranza au grand cœur, au courage
exemplaire, dont elle fit preuve pendant une guerre et,
l’amour authentique et inconditionnel qu’elle voua
toute sa vie au même homme, au péril de sa propre
vie…
Quand il eut achevé son récit, tout le monde était
conquis par cette « princesse de légende ».
Suzy intervint :
– Mais, tu ne connais pas Dalila, comment peux-tu
la comparer si vite à Espéranza ?
– Je ne saurai le dire, une intuition… pour ne rien
vous cacher, j’ai toujours rêver de rencontrer cette
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délicieuse créature, et, je crois bien qu’aujourd’hui, je
sois enfin exhaussé.
– Tu n’exagères pas un peu ? Dalila-Espéranza, en
faisant cette remarque, était cependant plus attendrie
qu’elle ne voulait l’admettre par les propos de
François.
– Peut-être, mais ce que je ressens est tellement
inexplicable que ça peut aussi être tout à fait
concevable.
– Alors, là, tu nous épates ! Comment, voilà le
beau l’exquis François, qui tombe amoureux comme
le premier ado venu. Moi qui te croyais, qui te savais,
hum, plus sérieux que çà !
– Mais, je suis sérieux Isabelle, ce n’est pas un
coup de foudre, c’est comme si j’attendais Dalila,
depuis toujours.
– Allez, allez, pas d’excuses, et Dalila, n’est pas
non plus aussi innocente qu’elle ne paraît ! Comment,
elle vient juste de faire ta connaissance, et elle cède
déjà à tes caprices. Ma parole, elle est déjà amoureuse
de toi !
– Oh ! Ne dis pas ça Marie !
Dalila, choquée, réagit vivement aux insinuations
de sa voisine de table, et instinctivement, se replia sur
elle-même.
Marie, comprenant qu’elle avait gaffé, s’excusa
avec empressement :
– Allons, Dalila, je plaisantais, tu sais.
La jeune maghrébine secoua la tête avec
réprobation/
– Il est des choses avec lesquelles on ne plaisante
pas (son ton était grave, teinté d’amertume). L’amour
doit être quelque chose d’immense, de sincère et
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d’exclusif. Je pense aux filles de mon pays, que l’on
marie contre leur volonté, alors que la plupart d’entre
elles ne sont encore que des enfants. Que savent-elles
de l’amour, que retiendront-elles de lui ?
Probablement, jamais rien ! Elles ne seront toute leur
pauvre vie, que des machines à enfanter, pliées sous
le joug d’un homme qu’on leur aura imposé… C’est
en pensant à elles que j’ai réagi ainsi.
– Excuse moi, je ne savais pas, bafouilla Marie.
– Évidemment que je t’excuse, tu ne pouvais pas
savoir. Ici c’est différent, simple et logique : vous
épousez quelqu’un que vous aimez, et, vos parents ne
choisissent pas pour vous, du moins est-ce la règle
générale.
Un silence gênant fit suite aux propos
mélancoliques de Dalila. Ce fut François qui détendit
l’atmosphère :
– J’espère quand même que tu es un peu
amoureuse de moi ? S’enquit-il d’un air innocent.
Dalila éclata alors franchement de rire :
– Oh, toi de grâce n’en rajoute pas. Tu en as assez
dit comme ça pour aujourd’hui !
– Mesdames et messieurs, vous assistez en direct à
la première scène de ménage de Dalila-François-
Espéranza, commenta Jean-Louis, à la manière d’un
journaliste sportif.
Il va sans dire que toute la suite du repas se
déroula dans une ambiance détendue et on ne peu
plus joviale.