"nous ne sommes pas des délinquants!" l'autorité coutumière et la marginalisation de la jeunesse...

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    Emancipations kanak -"Us>ou?sA 37-38

  • SOMMAIRE

    Avant-propos 4

    Wib n ! Wib n ! Wib n ! 8 Dw Gorod

    Vers l'mancipation 18 Alban Bensa L'indpendance au prsent 30 Paul Naoutyine

    Des accords de Matignon l'accord d'Ouva 46 Louis-Jos Barbanon

    L'ordre et la morale 60 Michel Naepels Les vnements d'Ouva : parler ou se taire ? 66 Melissa Nayral

    L'cole populaire kanak trente ans aprs 80 Marie-Adle Jordi

    Les transformations de la question mtisse 100 Adrian Muckle & Benot Trpied Ingalits ethniques sur le march de l'emploi 122 Samuel Gorohuna

    Ingalits sociales et incarcration 132 Nidosh Naisseline De la diversit des enjeux du nickel 134 Christine Demmer

    L'emploi des femmes kanak Vavouto 158 Christine Salomon La constitution de l'identit VPK 186 Sonia Grochain

    L'autochtonie kanak au miroir qubcois 194 Marie Salaiin Des femmes la mairie 206 Melissa Nayral

    La troupe du Wetr 222 Nathalie Cartacheff Le Kanka 232 Franois Bensignor

    Les images de Kanaky mobilises sur Facebook 240 Lonie Marin Nous ne sommes pas des dlinquants 254 Tate LeFevre

    Kanaky junior 268 PaulWamo

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  • Emanc ipa t ions kanak

    NOUS NE SOMMES PAS DES DLINQUANTS!

    L'autorit coutumire et la marginalisation de la jeunesse urbaine kanak

    Tate LeFevre*

    P artout dans le monde colonial, les colons voyaient les villes comme des espaces de civilisation et de progrs dfinis en opposition la sauvagerie autochtone . La production de l'espace urbain prsupposait et dpen-dait du dni et de l'radication de la prsence autochtone. Cela semble avoir t particulirement vrai en Nouvelle-Caldonie. Pour la plus grande partie des XIXe et XXe sicles, l'espace mla-nsien - la rserve - est rest plutt extrieur au systme cono-mique colonial, tandis que la richesse tait centre sur la croissance de la capitale Nouma, laquelle on se rfre encore de nos jours

    * Anthropologue, moiti en plaisantant comme la ville blanche . Cependant, Marshall College l 'heure actuelle, aprs plus de c inquante ans de migra t ion soute-(Etats-ums) nue, des dizaines de milliers de Kanak vivent dans le Grand Nouma.

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  • Nous ne sommes pas des d l i n q u a n t s !

    Les urbains kanak de deuxime - et mme de troisime - gnration ne sont plus une raret, particulirement parmi les plus jeunes gn-rations. La population urbaine autochtone continue augmenter, et avec elle, les luttes pour possder nouveau l'espace noumen. Les jeunes sont systmatiquement au premier plan de ces efforts. On s'intresse ici une de leurs tentatives de rappropriation de la capitale. En 2012, la construction et l'animation des huit cases tra-ditionnelles - principalement par les jeunes - dans un parking du centre-ville par le collectif la tribu dans la ville a gnr une srie d'vnements litigieux auxquels on se rfre maintenant lar-gement comme l'affaire des cases . Ces vnements ont rvl jusqu' quel point les rcits coloniaux dpossdent encore mainte-nant les Kanak de l'espace urbain - mme si la Nouvelle-Caldonie connat un processus de dcolonisation. L'affaire des cases a aussi attir l'attention sur le foss qui crot rapidement entre la jeunesse urbaine kanak et les vieux du Snat coutumier au sujet de la dfi-nition de l'identit kanak. En effet, s'il s'agit d'une revendication identitaire lie au droit la ville blanche , la tribu dans la ville doit avant tout doit tre comprise comme une demande insis-tante de reconnaissance de la lgitimit de l'identit kanak de la jeunesse urbaine, gnralement considre en tant que groupe socia-lement fauteur de dsordre et dpourvu de vraie culture par les dominants, qu'ils soient kanak ou non kanak. Comme en tmoigne clairement l'affaire des cases , le Snat coutumier - l'institution lgitime par l'accord de Nouma se prononcer sur tout ce qui concerne l'identit kanak et l'organisation des autorits coutu-mires - ne peut toutefois prtendre au monopole du discours iden-titaire.

    Le discours de la crise de la jeunesse Il est difficile d'apprcier l'impact de la tribu dans la ville

    sans comprendre au pralable le contexte, dans lequel elle s'est manifeste avec force. Il existe aujourd'hui un discours mdiatique et politique concernant la crise de la jeunesse1 . Ce discours s'est rpandu au fur et mesure que la visibilit de la jeunesse kanak augmentait dans l'espace urbain public. Les mdias se sont mis parler des dbordements de foules de jeunes ivres et drogus

    1. Ce discours, qui cache un aveugle-ment sur les identi-fications nouvelles de la jeunesse par rapport ses ans pour ne retenir que son malaise d au rtrcissement de l'accs l'emploi et l'Etat providence, est, selon les Comaroff, un point de vue gnral dans le contexte d'exten-sion du nolibra-lisme (voir Rflexion sur la jeunesse. Du pass la postcolonie , Politique africaine n ' 80, 2000 : 90-110).

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  • Emanc ipa t ions kanak

    2. En 2013, la Commission de la culture, de la jeu-nesse et des sports rapporte que la problmatique de la dlinquance des mineurs reprsente 23,5% de l'ensemble des infractions com-mises en Nouvelle-Caldonie (Rapport et projet de vu, n 01/2013).

    et de baby gangs mergents au point de crer un fort sentiment d'inscurit. Dans les articles des Nouvelles Caldoniennes, dans les journaux tlviss du soir, et dans les pages des rapports gou-vernementaux, la jeunesse urbaine kanak est systmatiquement dcrite comme en perte de repres moraux et sociaux , perdue entre le monde traditionnel et moderne et mme comme schi-zophrne . En prsentant les jeunes Kanak comme des individus cul-turellement dficients, ce discours d'une jeunesse en crise sape toute possibilit de revendication identitaire propre, juge inauthentique.

    Ainsi que des chercheurs travaillant en Australie et au Canada l'ont dmontr, on retrouve des continuits historiques dans la rgulation coloniale de l'espace urbain au travers de la caractrisation permanente de la jeunesse autochtone comme criminelle ou socia-lement dviante lorsqu'elle se meut librement dans les espaces publics (cf. Soriano 2014). Les jeunes Kanak deviennent des bandes de voyous... qui menacent les touristes parce qu'ils sont assis en groupe buvant de la bire autour du march municipal, portent des capuches ou des chapeaux tirs par-dessus leur tte ou font du break dance sur la place des Cocotiers. Parce qu'elle perturbe les rcits coloniaux faonnant l'espace urbain comme civilis et blanc , toute prsence autochtone ostentatoire est interprte comme une menace pour la vie civique. En effet, la panique morale grandissante qui s'attache l'image de la jeunesse kanak est largement fonde sur l'ide que la culture autochtone est incom-patible avec le milieu urbain.

    Avant d'aller plus loin, il est ncessaire de noter qu'un grand nombre de jeunes Kanak sont bel et bien en crise . Les jeunes urbains - surtout ceux issus de familles dstructures, problmes ou monoparentales - se cherchent des identits qui font sens pour eux afin de se projeter dans l'avenir. Beaucoup souffrent d'un taux plus lev d'chec scolaire, d'abus d'alcool et de cannabis, de com-portements sexuels risques, de mises en danger de soi et d'autrui et de chmage. Toutefois, selon les paroles d'un informateur ado-lescent perspicace : le mot dlinquant a t cr par des gens qui veulent crer des dlinquants. Le discours de la crise de la jeu-nesse stigmatise les Kanak urbains - membres d'un groupe dj marginalis - de telle sorte qu'il les marginalise plus avant2.

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  • Nous ne sommes pas des d l i n q u a n t s !

    Le discours-miroir des vieux Il semble alors trs paradoxal qu'une institution venant soutenir

    le processus de dcolonisation comme le Snat coutumier puise au registre discursif colonial lorsqu'elle traite de la jeunesse kanak urbaine. Dans la littrature, les communiqus et les dclarations publiques, le Snat coutumier stigmatise pourtant les jeunes des quartiers qu'il estime dpourvus de culture et manquant profon-dment de respect aussi bien envers la coutume kanak qu'envers les vieux (les autorits coutumires et les personnes ges en gnral). Dfinis comme des sujets dfectueux la fois du point de vue colonial franais et de celui de l'autochtonie kanak orthodoxe, les jeunes urbains deviennent victimes d'une double stigmatisation qui dnonce la fois une incapacit s'insrer dans le monde moderne, et un prtendu refus de perptuer la culture kanak (Salaiin 2009:80). La plupart du matriel produit et publi par le Snat sous-entend - et parfois stipule explicitement - des liens de cau-salit entre la vie urbaine et une suppose distorsion par rapport leur dfinition de l'identit kanak. Par exemple, en 2009, le Snat a publi un long rapport sur La place du jeune Kanak dans la socit contemporaine dans lequel il affirme que La diffrence entre un jeune bien insr et un jeune en dclin de marginalisation se quantifie au temps pass dans l'espace du quartier . Ainsi que le prtend le rapport : la cit est l'image de la facilit, de l'anonymat, de la libert vis--vis des adultes et des coutumiers.

    Les formes mergentes de sociabilit kanak Est-ce que l'espace urbain met en pril l'appartenance au monde

    kanak et transforme radicalement la jeunesse de la manire comme le Snat coutumier l'affirme ? Les recherches de D. Dussy, C. Hamelin et plusieurs autres ethnologues montrent plutt le contraire : au lieu d'tre compltement bouscules, les habitudes sociales kanak se maintiennent Nouma (Dussy 2006:14). La plupart des jeunes gens que je connais Nouma ne voient pas d'incompatibilit entre la vie urbaine et la perptuation de la culture kanak. Ceci est d aux diffrences gnrationnelles concernant la conception de l'identit kanak. C. Demmer (2002) a dmontr comment les circonstances historiques et sociales peuvent conduire les Kanak plus jeunes

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  • Emanc ipa t ions kanak

    3. Il y a huit aires coutumires : Drubea-Kapum, Xrc, Aji Aro, Paic-Cmuhi, Hoot Ma Whaap, Iaa, Drehu et Nengone (chacune reprsen-te par deux sna-teurs).

    situer l'identit kanak dans des cadres rfrentiels diffrents de leurs parents et grands-parents. Ceux qui taient soit de jeunes en-fants soit n'taient pas encore ns pendant la priode des vne-ments se dcentrent plus volontiers des seules appartenances la tribu et au monde rural. Mes observations montrent que, dans les grandes lignes, la jeunesse contemporaine conceptualise l'identit kanak comme un ensemble d'orientations ontologiques lies des pratiques sociales viables tout aussi bien en milieu rural qu'urbain.

    A l'instar de ce qui s'est pass durant la session d'inauguration du Congrs de la jeunesse kanak organis par le Snat coutumier en 2010, souvent, les jeunes s'irritent, si on suggre que grandir Nouma les rend foncirement diffrents. Pendant cet vnement auquel j'ai assist qui dura deux jours, les coutumiers group-rent les participants en dlgations selon les aires coutumires3. Les jeunes gens de Nouma taient isols : ils avaient l'ordre de s'asseoir dans le cercle des chaises pour les jeunes du quartier . Un groupe de filles du quartier de Rivire-Sale, se plaignit de sgrgation . Elles ne voulaient pas tre mises dans un groupe de Kanak de cit alors que bon nombre de leurs cousins (qui vivaient Lifou) taient assis dans le groupe pour les jeunes de l'aire Drehu (l'aire coutumire qui se situe l'le de Lifou). L'une des filles plai-santa : Ben, je vois... Nous sommes le groupe des jeunes dlin-quants, quoi! De son point de vue, sparer les participants uniquement selon la logique tribu versus Nouma tait socialement arbitraire et discriminant. Elle ne se considrait pas comme n'tant plus de Lifou, simplement parce qu'elle vivait Nouma. Certains vnements du congrs montrrent aussi qu'au sein de la jeunesse urbaine, les filles et les jeunes femmes sont particulirement mar-ginalises. Pendant une session en prsence de plusieurs coutumiers, une jeune femme du public posa une question propos des proc-dures coutumires mises en place pour soutenir les victimes et punir les auteurs d'un viol collectif (un problme dans la communaut kanak). Un snateur commena lui rpondre, mais il fut brutale-ment coup par la remarque de son collgue : maintenant, c'est le congrs de la jeunesse, pas des femmes. Nous devons revenir aux questions concernant les jeunes. Si le Snat coutumier met en

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  • Nous ne sommes pas des dlinquants!

    doute la persistance d'une appartenance la culture kanak dans la ville, il semble aussi nier le vcu des filles et des jeunes femmes kanak.

    En ralit, tre rduit la situation rsidentielle Nouma, dplat aux jeunes urbains du fait du discours sur la crise de la jeunesse. Pour autant, ils s'identifient fortement leur quartier - ou mme des logements sociaux - dans lesquels ils habitent. Mais ces identifica-tions n'cartent ou ne diminuent pas l'existence concomitante d'autres sortes de liens. Les logements sociaux et de quartiers sont souvent compris comme les premiers nuds identificatoires au sein d'un rseau plus large de lieux et de personnes auxquels les jeunes relient leur appartenance et desquels ils tirent leur identit. Le tag-ging omniprsent dans Nouma illustre cette logique identificatoire. La plupart de ces tags suivent une formule standard, chacun iden-tifiant son crateur avec une liste code de sries embotes de noms de lieux en verlan : le nom d'une aire coutumire ou tribu, le nom d'un quartier ou logement social et finalement le surnom indivi-duel. Ces tags font rfrence des jeunes Kanak spcifiques en les inscrivant dans un rseau compos de lieux auxquels ils appar-tiennent - y compris Nouma. Ce faisant, tout en rappelant des appartenances sociales hors la ville les tags marquent de faon indlbile la prsence autochtone Nouma. Le tagging est une pratique par laquelle la jeunesse kanak prend possession de l'espace colonial de faon subtile et subversive.

    Selon la logique kanak d'identification des groupes de parent, fonction de l'implantation en un lieu, pour la plupart des jeunes, la tribu et la ville constituent toutes deux, des points dans une constellation des liens avec le sol [qui] construit l'identit sociale et politique de chaque individu, constellation qui n'est rigoureuse-ment superposable aucune autre, et qui en permanence se fait et se dfait (Bensa 1995:77). Aussi, par l'usage de ce type de proc-d toponymique, la manire de s'identifier des urbains demeure coutumire mme s'ils ajoutent de nouvelles identifications.

    Mandat pour dire ce qu'est la coutume, le Snat coutumier porte principalement la voix d'hommes - plus prcisment, d'hommes gs de haut-rang coutumier. Il a du mal entendre d'autres discours identitaires tel celui port par la tribu dans la ville . Or ceux qui ont construit et anim ce collectif taient surtout des jeunes

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  • manc ipa t ions kanak

    urbains, des femmes et d'autres individus habituellement margina-liss. L'affaire des cases qui les a opposs au Snat coutumier a mis en vidence l'existence d'un autre discours identitaire qui est peut-tre plus largement l'expression d'un foss entre gnrations.

    4. Le nom du groupe fait rfrence l'anne de sa fondation -2003 ,150 ans aprs la prise de possession franaise.

    5. Il semble que le maire ait t inconscient de l'iro-nie de cette dclara-tion qui prsentait les autochtones du lieu comme tant les voitures gares sur le par-king et non les Kanak.

    La naissance de l'affaire des cases Initialement, la tribu dans la ville tait un projet en lien avec

    la Fte de la citoyennet, vnement annuel tenu tous les 24 sep-tembre la date anniversaire de la prise de possession de l'archipel. Gr depuis 2003 par une association de militants kanak et de lea-ders de la communaut appele le Comit de 150 ans aprs4 , ce projet fut soumis la mairie en mai 2012 qui l'accepta. Mais, alors que la Fte de la citoyennet approchait, le maire de Nouma an-nona brusquement sur les ondes qu'il retirait son soutien la tri-bu dans la ville , essentiellement cause du non-respect des rgles d'urbanisme du projet. Pris au dpourvu, le Comit de 150 ans aprs russit nanmoins ngocier son maintien en change de plusieurs changements significatifs. Conformment au protocole sign avec la ville de Nouma, des cases pouvaient tre installes dans le parking comme prvu, mais elles devaient tre plus petites et - ce qui est plus important - elles devaient tre provisoires . Toutes devaient tre dmontes immdiatement la suite de la fte de la citoyennet, soit le 29 septembre, de faon ce que, comme le maire Jean Lques l'avait bien stipul : la place retrouve ds le len-demain sa vocation premire5 .

    A ce moment-l, il ne restait plus que trois jours avant la Fte de la citoyennet. Le comit fit des pieds et des mains pour s'assurer qu'il y aurait assez de volontaires pour construire les cases dans ce court laps de temps. Il sollicita largement le soutien des associa-tions et du public - en lanant des appels spcialement la jeunesse du quartier pour qu'elle apporte son aide. Le jour suivant, le martlement des poteaux dans l'asphalte rsonnait comme un appel de clairon dans les quartiers populaires de Nouma. Les Kanak afflurent en masse sur le parking. Un peu la surprise du Comit de 150 ans aprs , un nombre crasant de ces volontaires taient des jeunes urbains - ces mmes dlinquants menaant les tou-ristes connus pour boire de la bire derrire le march municipal

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  • Nous ne sommes pas des dlinquants!

    ou pour faire du break sur la place des Cocotiers. Ils taient l, charriant avec impatience de lourds tas de bois, dcoupant et assem-blant les poteaux de soutien des cases et couvrant les toits. Les jeunes gens aidaient aussi tresser des nattes. Ils allumaient et sur-veillaient le feu avant de servir de la nourriture aux touristes curieux qui affluaient vers la tribu dans la ville en grand nombre. Beaucoup de leurs activits impliquaient de matriser des techniques et des connaissances gnralement inaccessibles Nouma; elles offraient la jeunesse urbaine la rare opportunit de travailler troi-tement avec des anciens, des artistes et des artisans, dont beaucoup avaient des ateliers plus ou moins organiss dans la tribu dans la ville .

    Cette manifestation tait vite devenue, selon les paroles des orga-nisateurs, une animation culturelle en continu, 24 heures sur 24 et un mouvement social spontan compos de volontaires de toutes les aires coutumires, de tous les ges et catgories sociales, comprenant les plus marginaliss. Comme Rose, 27 ans, clibataire, qui se dcrivait comme militante de l'ducation populaire , parmi les plus engags de la famille de la tribu . Elle affirmait :

    Il y a pas que de la jeunesse... il y a des SDF, si tu avais t l, tu aurais vu ce que dit le mouvement d'un peuple... Donc, tu as des gens des quartiers populaires, des gens qui n'ont jamais fait une case de leur vie... Et puis des mamans sont arri-ves pour tresser des choses... c'tait comme la tribu!... C'est--dire que tu as les voitures qui passent autour, les gens qui vont au travail.... mais, au final, tu te sens bien quoi... C'est un parking, mais c'est la maison. Parce que les gens ils ont cr les conditions...

    En effet, le parking pouvait tenir lieu de maison parce qu'il tait occup par la soi-disant famille de la tribu - une formation sociale kanak htrogne, rsolument non traditionnelle. Cette der-nire comprenait (mais pas seulement) des militants associatifs et politiques (dont certains en rupture avec le parti auquel ils avaient appartenu), des bandes de jeunes de quartiers populaires, des jeunes qui avaient abandonn l'cole, des sculpteurs traditionnels, des breakers, des mres clibataires, des musiciens de kaneka, des SDF et des veufs gs. Ce collectif htrodoxe mit en forme de

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  • Emancipations kanak

    La tribu dans la ville . Tte LeFevre

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    1 i

    nouveaux types de pratiques sociales et spatiales dans la ville. La par-ticipation la famille de la tribu donna la jeunesse urbaine l'impression qu'elle tait capable d'tre authentiquement kanak Nouma. Cependant, cela avait peu de points communs avec la coutume kanak telle que comprise par le Snat coutumier.

    Quand la famille de la tribu se transforme en un groupe de dlinquants

    Le 29 septembre, la tribu tait en pleine activit. Il tait clair que la famille de la tribu n'avait pas la moindre intention de quitter ses cases et encore moins de les dmonter et de les enlever du site. En ralit, il y avait un norme malentendu entre les organi-sateurs du projet (le Comit de 150 ans aprs ) et tous les jeunes du quartier qui s'taient impliqus au fil du temps. Bien que les membres du comit aient sign un protocole stipulant la construc-tion de cases provisoires , beaucoup de volontaires - surtout les jeunes urbains - n'avaient pas compris que les cases devaient tre dmanteles et enleves une semaine aprs leur construction. Cette divergence motiva la formation d'un nouveau collectif, compre-nant principalement des jeunes, ddi la protection des cases, baptis le collectif une tribu dans la ville . Pendant sa premire confrence de presse, le collectif insista sur l'importance de la tribu

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  • Nous ne sommes pas des d l i n q u a n t s !

    pour la jeunesse urbaine comme repre culturel Nouma . Presque immdiatement, le Snat coutumier devint l'alli de la

    mairie contre le collectif et ses revendications. Il reconnaissait l'intrt d'avoir un symbole de la culture kanak en ville, mais il lui semblait plus important encore de suivre le protocole sign. Le col-lectif rpondit dans un communiqu qui circula largement sur Facebook et des blogs locaux qu'il rejetait la lgitimit d'un tel pro-tocole propos de mauvaise foi.

    En fait, comme le collectif le prcisait dans le mmo, il rejetait aussi la lgitimit des matres d'ouvrage dcider du sort des cases : le gouvernement du pays, la commune de Nouma et l'tat franais. En dfinitive, le collectif rcusait galement la lgitimit du Snat cou-tumier. Pour ce dernier - un groupe non habitu aux refus flagrants de son autorit, surtout de la part de jeunes - la rponse du collec-tif tait bien dconcertante. C'est ainsi que dbuta une priode de conflit ouvert sans prcdent entre la jeunesse urbaine et des cou-tumiers kanak.

    Pendant les jours suivants, la tension continua de crotre jusqu' ce que le maire propost publiquement de relocaliser les cases, mais plus loin du centre-ville. Quoique les membres du collectif fussent violemment opposs cette solution, le Snat coutumier soutint formellement la mairie. Quelques jours plus tard, une dlgation de snateurs se rendit sur place pour commencer le dmontage de la pre-mire case. Alors qu'ils taient en train de retirer des bottes de paille de la toiture de la case, quelques membres du collectif com-mencrent les prendre partie bruyamment, en criant : Le pays n'est pas dans votre dmarche, vous tes en train de nous vendre l'tat franais !

    Aprs le dmontage, le collectif diffusa un communiqu adress un large public, mais visant clairement le Snat. Le collectif affirmait tre profondment attach aux valeurs kanak ; il se dcrivait comme issu de la volont populaire . Le collectif revendiquait ainsi son droit reprsenter les Kanak, suggrant que le Snat coutumier avait oubli les principes fondamentaux tous les Kanak de ce pays, quelle que soit leur appartenance gographique, politique, sociale, religieuse ou culturelle . En signalant la diversit des Kanak de ce pays , le collectif dfiait directement le monopole du

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  • Emanc ipa t ions kanak

    6. Un geste coutu-mier se rfre au don rituel, norma-lement compos d'un bout du tissu et de billets, chang entre deux parties.

    discours identitaire que s'arrogent les coutumiers et en mme temps revendiquait une autorit bien plus lgitime que celle du Snat. Dans le journal du lendemain, le maire prvint que les actions du col-lectif pourraient engendrer de graves rpercussions sur l'avenir - non pas parce qu'elles taient illgales, mais parce qu'elles avaient bafou tout le rle de la coutume (Les Nouvelles Caldoniennes, 18/10/12).

    Dans les semaines qui suivirent, le collectif et le Snat s'opposrent; les mdias et les forums publics crrent le buzz en spculant sur le rsultat possible du conflit. Puis, le 9 novembre - jour 48 de la tribu... - une dlgation de snateurs se rendit sur le parking pour demander au collectif de partir afin de les laisser dmonter les cases. Non seulement le collectif rejeta la requte, mais il refusa galement d'accepter le geste coutumier offert par le Snat6. Dans la culture kanak, refuser un geste coutumier, c'est comme rompre les liens de parent et d'obligation mutuelle qui relient la personne au donneur. Le collectif motiva son refus par l'absence de lgitimit d'une institution coutumire issue du systme colo-nial . En rponse, le Snat coutumier annona qu'il solliciterait l'intervention de l'tat pour rgler la situation . Qui plus est, il assura publiquement que les constructions de la tribu dans la ville n'taient pas des cases, mais seulement de simples cabanes... car construites en dehors des sentiers traditionnels (Les Nouvelles Caldoniennes, 10/11/2012).

    La fin de L'affaire Finalement, les cases sont restes debout 52 jours. Aux premires

    heures du matin du 13 novembre, la police nationale arriva au par-king dans des vhicules blinds, accompagns par une vingtaine d'agents de scurit en civil, portant des cagoules. quipe de torches, ouvrant les portes et tapant sur les toits, la police rveilla tous les occupants des cases et les fora vacuer les lieux. A peine quelques minutes plus tard, des bulldozers commencrent dmo-lir la tribu , rasant les cases et poussant le bois clat et la paille en immenses tas le long des cts du parking. tant donn le grand nombre de policiers et d'agents de scurit sur place, il semble clair que les autorits s'attendaient rencontrer une rsistance violente.

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  • Nous ne sommes pas des dlinquants!

    Destruction des cases au bulldozer Tte Lerevre

    Mais pendant que les bulldozers vrombissaient autour d'eux, les jeunes du collectif restrent calmes. Comme Rose l'explique : Je leur ai dit qu'il faut respecter des gens qui nous ne respectent pas... la tribu dans la ville tait un combat de non-violence et de conscien-ce... un combat pour leur gnration...

    Mme ceux qui pensaient que le dplacement des cases aurait d avoir lieu depuis longtemps taient en dsaccord avec l'usage des bulldozers. Toutefois, selon le maire adjoint Gal Yanno, le gou-vernement avait utilis la seule mthode possible aprs avoir puis toutes les autres options. Comme il le souligna nous ne pou-vions plus tolrer qu'un groupuscule d'extrmistes dfie ainsi la ville de Nouma, mais aussi les autorits coutumires (Les Nouvelles Caldoniennes, 16/11/12). Le Snat coutumier avait exprim une position presque identique dans un communiqu mis le jour prcdant. Ce communiqu dclarait : Le Snat dplore que le collectif n'a pas permis un autre aboutissement aux "cases" qu'un brutal dmontage (communiqu du Snat coutumier, 15/11/12). Le Snat coutumier et G. Yanno affirmaient par consquent tous deux que le collectif ne pouvait accuser personne d'autre que lui-mme du recours la force. Le communiqu du Snat concluait en

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  • Emanc ipa t ions kanak

    indiquant que les membres du collectif avaient besoin d'tre reca-drs par leur chef de clan :

    Enfin, le Snat coutumier considre comme intolrable et inexcusable, l'attitude de certains Kanak du Collectif, qui sous prtexte qu'ils "luttent", se permettent de remettre en cause la lgitimit du Snat coutumier lequel est le fruit du combat men par le peuple kanak. Ces attitudes doivent tre recadres par les clans dont ces personnes sont membres, car elles portent en elles les germes du dsordre et de l'intolrance.

    En discutant ce communiqu presque deux annes plus tard, Rose semblait encore profondment blesse par les accusations du Snat coutumier. Comme elle l'expliquait : Ils sont qui pour nous dire que nous sommes des germes d'intolrance et dsordre ? Parce que nous, on est des enfants d'eux. On dfend l'identit kanak !

    On voit bien ici la fois l'affirmation d'une autre lgitimit kanak et l'cart entre deux conceptions diffrentes d'une mme identit. Dans la mesure o la plupart des membres du collectif ne se confor-maient pas au modle normatif d'identit kanak vhicul par le Snat coutumier, ils n'taient pas reconnus comme de vrais Kanak . Ce sont des Kanak entre guillemets, instar de la tribu du parking qui contenait des cases elles aussi entre guillemets. Mais du point de vue des jeunes Kanak, ce sont les cou-tumiers qui sont illgitimes reprsenter leur identit et l'affaire des cases endommagea encore plus avant leur crdibilit. Se sen-tant cruellement trahis et stigmatiss, les jeunes du collectif dcla-rrent mme que les snateurs taient une bande des tratres qui n'ont plus de couilles au cul . Comme Rose l'a dcrit :

    Les jeunes ont trs bien vu que le Snat coutumier est carrment contre eux... Ils n'ont aucune ide qu'est-ce que c'est, d'tre un jeune Kanak aujourd'hui... La jeunesse, elle se pose de plus en plus de questions, et malheureusement, il y a des rponses qui arriveront plus l.

    Alors que la discussion sur la sortie de l'Accord de Nouma se poursuit sans que les rponses parviennent, l'affaire des cases a montr que pour un nombre croissant de jeunes urbains les cou-tumiers de l'institution du Snat ne sont pas vraiment des allis ; pire ils pourraient, en fait, tre des complices de l'tat franais.

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  • Nous ne sommes pas des d l i n q u a n t s !

    Rfrences cites

    BENSA Alban, Chroniques kanak. L'ethnologie en marche, Paris, Ethnies Documents, n18-19, 1995.

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