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47 La cicatrice pénale Doctrine, pratiques et critique de la marque d’infamie « La flétrissure est indestructible ; c’est une mutilation ineffaçable, cette peine est inhumaine… 1 » à Mario Sbriccoli Ancêtre du casier judiciaire, la marque d’infamie ou la flétrissure marquait le corps des criminels et délinquants. Les hommes et les femmes réputés infâmes étaient ainsi définitivement mutilés. L’État laissait ainsi une trace de son pouvoir sur le corps des déviants et sur les âmes des spectateurs venus nombreux assister à la dégradation de celui ou de celle avec qui ils n’auraient su faire société. Avec la fin du féodalisme, la justice criminelle, comme institution de pleine souveraineté, devient le monopole régalien de l’État moderne. S’y ajoutent la monnaie marquée par l’emblème du souverain, l’impôt et le jus bellum. Du xIII e au xIV e siècle, le droit de punir se transforme en un rituel solennel et public de répression. Il devient hégémonique dans la pratique judiciaire 2 . à la justice compensatrice et négociée entre les parties privées de l’époque médié- vale, suit la justice de rétribution pénale. Selon Kant, dans la Métaphysique des mœurs (1785), cette justice inflige le mal nécessaire de la peine contre le mal illi- cite du crime, soit le « droit du souverain envers celui qui lui est soumis de lui infliger une peine douloureuse en raison de son crime ». Avec la justice criminelle de rétribution pénale non négociée, la vengeance privée (vendetta) est mise hors la loi. Le droit commun s’oppose à la régulation sociale du sang expiatoire contre le sang des meurtres. S’affirme alors l’obligation étatique de poursuite des crimes réprimés ex officio par les magistrats. Organisée comme une cérémonie d’information judiciaire sur le

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La cicatrice pénaleDoctrine, pratiques et critique de lamarque d’infamie

« La flétrissure est indestructible ;c’est une mutilation ineffaçable, cette peine est inhumaine…1 »

à Mario Sbriccoli

Ancêtre du casier judiciaire, la marque d’infamie ou laflétrissure marquait le corps des criminels etdélinquants. Les hommes et les femmes réputés infâmesétaient ainsi définitivement mutilés. L’État laissait ainsiune trace de son pouvoir sur le corps des déviants et surles âmes des spectateurs venus nombreux assister à ladégradation de celui ou de celle avec qui ils n’auraientsu faire société.

Avec la fin du féodalisme, la justice criminelle, comme institution de pleinesouveraineté, devient le monopole régalien de l’État moderne. S’y ajoutent lamonnaie marquée par l’emblème du souverain, l’impôt et le jus bellum. DuxIIIe au xIVe siècle, le droit de punir se transforme en un rituel solennel etpublic de répression. Il devient hégémonique dans la pratique judiciaire2. à lajustice compensatrice et négociée entre les parties privées de l’époque médié-vale, suit la justice de rétribution pénale. Selon Kant, dans la Métaphysique desmœurs (1785), cette justice inflige le mal nécessaire de la peine contre le mal illi-cite du crime, soit le « droit du souverain envers celui qui lui est soumis de luiinfliger une peine douloureuse en raison de son crime ». Avec la justice criminellede rétribution pénale non négociée, la vengeance privée (vendetta) est mise horsla loi. Le droit commun s’oppose à la régulation sociale du sang expiatoirecontre le sang des meurtres.

S’affirme alors l’obligation étatique de poursuite des crimes réprimés ex officiopar les magistrats. Organisée comme une cérémonie d’information judiciaire sur le

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forum de la cité, infligée face au peuple qui en mesure l’équité et la légitimité, lapeine capitale du supplice infamant renforce le pénal hégémonique. S’ancre et s’am-plifie dans le « spectacle de la douleur » la souveraineté absolue de l’État justicierqui dresse le glaive contre la vengeance3.

La peine corporelle, creuset de la justice « non négociée », devient une moda-lité politique de la gouvernance disciplinaire des individus, de l’éradication de leurdésobéissance. Rouage du contrôle social, le pénal place les individus dans les caté-

gories du licite et de l’illicite. La répres-sion pacifie et normalise le champsocial. Avec l’« éclat des supplices » quibrise les corps frappés d’infamie judi-ciaire4, ce modèle répressif cadre lerégime arbitraire des crimes et des châ-timents dans les sociétés de l’AncienRégime, jusqu’à la période de la codifi-cation et de la légalité des délits et despeines (Code pénal, 1791).

Entre pacification et processus decivilisation, le monopole étatique dela violence répressive obéit à la « pro-cédure inquisitoire ». Élaborée dès lexIIIe siècle dans l’écriture judiciaire,par les canonistes de l’Inquisition,pour incriminer les hérétiques puis lesfemmes et les hommes accusés demaleficium, elle acculture et remplace

les usages coutumiers de la procédure accusatoire de l’époque médiévale (ora-lité et publicité du procès, régime probatoire de nature providentialiste commel’ordalie). La certitude répressive conditionne dès lors la culture juridique etla pratique pénale. « La justice de type hégémonique suit un procès permanentd’action publique […] dans lequel la récolte des preuves est liée au pouvoird’enquête du juge et est soutenue par un ample bagage de moyens intrusifs etcoercitifs, auxquels s’oppose faiblement la disponibilité précaire de fragilesmoyens défensifs dont les accusés disposent5 ».

Écriture des pièces judiciaires pour les rendre authentiques, instructionsecrète menée par le magistrat criminel et régime probatoire basé sur la tor-ture (« question ») et l’expertise (corps, écritures, objets) : cette modernitéjudiciaire impose le modèle inquisitoire aux juridictions séculières d’Europecontinentale. Le système jurisprudentiel de la common law reste en Angleterrelié au régime accusatoire.

Avec l’« éclat dessupplices » qui brise

les corps frappésd’infamie judiciaire, cemodèle répressif cadre

le régime arbitrairedes crimes et des

châtiments dans lessociétés de l’Ancien

Régime, jusqu’à lapériode de la

codification et de lalégalité des délits et

des peines (Codepénal, 1791).

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Le supplice édifie le public

Depuis l’Antiquité, la justice criminelle repose sur quatre modalités puni-tives. Entre neutralisation, élimination et resocialisation des condamnés, ellesen constituent l’universalité répressive6. Tout d’abord, l’exil, soit le bannisse-ment pénitentiel ou pénal qui éloigne définitivement ou momentanément dela cité l’opposant, l’indiscipliné, l’infracteur ou le pécheur. Ensuite, la com-pensation financière qui taxe le dol commis. S’y ajoute la mort comme peineexpiatoire du larron repenti sur l’échafaud7. Finalement, montant en puis-sance durant l’époque moderne, trouvant un relais institutionnel dans les mai-sons de force, les galères et les premiers bagnes, pour devenir la modalité pénaleuniverselle depuis la fin du xVIIIe siècle, l’enfermement disciplinaire puis car-céral neutralise momentanément (mais aussi à vie) le vagabond « inutile aumonde » puis l’homo criminalis pour tenter de les resocialiser après la déten-tion calculée sur la gravité du crime.

Sous l’Ancien Régime, flétri, marqué etviolenté, le corps du condamné incarne lemonopole étatique du droit de punir et l’atro-cité du crime. La stigmatisation, l’infamie etla flétrissure forgent la « pédagogie de l’ef-froi », que l’exécuteur de la haute justice(bourreau) déploie sur l’échafaud afin d’inti-mider la foule, voire prévenir le crime par laterreur du châtiment8. Le rituel du supplicecapital marque et brise les corps. Cette formeultime du droit de punir ressort du supplice dela roue mis en scène en 1743 dans la princi-pauté prussienne de Neuchâtel. L’exécutionexpiatoire de deux hommes condamnés pourle crime atroce d’empoisonnement, illustre lesenjeux universels du supplice infamant :

Le Châtelain a livré Daniel Montandon, dit Clerc, entre les mains de l’exécuteur dela haute Justice, auquel il a été ordonné d’attacher sur le champ une corde au coududit Montandon, dit Clerc, en signe et marque de sa multitude de vols et larcins qu’ila commis, et en même temps de le mettre sur un traîneau pour être conduit sur le lieudu supplice. Ce qu’ayant été exécuté et ledit criminel étant arrivé au lieu Patibulaire,Morel ayant été exécuté en présence et sous les yeux de Daniel Montandon dit Clercqui a été spectateur dudit supplice dans tout son contenu, et qui a même déclaré àMonsieur de Montmollin et aux Pasteurs qui étaient présents qu’il était bien aised’avoir la douleur de la mortification d’un pareil spectacle, pour là d’autant mieuxêtre pénétré de ses crimes et de se procurer la grâce de son Divin créateur.

flétrissure (1)

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Ledit Morel ainsi ayant été exécuté à mort, l’exécuteur de la haute Justice a saisi etempoigné Daniel Montandon dit Clerc et après l’avoir dépouillé et étant prêt à êtreétendu sur les blocs pour y être rompu vif en conformité de la sentence du Juge, Mon-sieur le Châtelain s’est approché de lui le sceptre à la main, et après lui avoir faire sen-tir sommairement qu’il était prêt à paraître dans un moment devant Dieu, il a somméce criminel par les termes les plus forts de se déclarer en particulier s’il n’avait faitaucun tort à la nommée Callame détenue dans les Prisons de Genève dans les Ré-ponses aux Interrogatoires qu’il y subit en Prison et par lesquelles réponses il a for-mellement accusé ladite Callame d’avoir empoisonné Pierre Montandon dit Clerc etsa servante avec des pilules qu’elle-même avait composées, le sommant de, si cette ac-cusation est infidèle, et contraire à la vérité, de la déclarer ici devant Dieu et devantles hommes.

Ledit Daniel Montandon dit Clerc ayantentendu ladite sommation de MonditSieur le Châtelain a répondu qu’iln’avait rien dit contre ladite Callame quine fût conforme à la pure vérité, qu’ilétait prêt de mourir sur son affirmationà cet égard, et qu’il soutiendrait devantDieu ce qu’il avait soutenu devant leshommes contre ladite Callame. Ledit Da-niel Montandon ayant été après celaétendu sur les blocs, l’exécuteur de lahaute Justice l’a rompu et brisé membreaprès membre, et à chaque coup qu’il areçu, on a entendu ledit Montandon im-plorer la grâce et la miséricorde de Dieuavec zèle, et avec ferveur et dans les sen-

timents d’une résignation parfaite, et dans laquelle on n’a vu aucun mélange de trou-ble, de murmure ni de désespoir. Et enfin ledit Daniel Montandon ayant reçu le coupde grâce, il a tout de suite été détaché de ses blocs et porté sur le bûcher à mesure qu’ilrespirait encore, lequel bûcher ayant été allumé on n’a pas remarqué que ce criminelait fait d’autre mouvement que celui de remuer un bras après quoi il a été consumé etses cendres jetées au vent en exécution de sa sentence. Ce qui a été fait et exécuté enprésence du corps de la Justice du Val de Travers, de Monsieur de Montmollin Pas-teur de Môtiers et de plusieurs autres Pasteurs et Ministres qui s’étaient joints à lui,de même aussi qu’à la vue d’une multitude extraordinaire de spectateurs qui étaientaccourus à ladite exécution de tous côtés9.

L’infamie

« L’infamie – note Beccaria, en 1764, au chapitre xxIII du Des délits et despeines – est un signe de réprobation publique, qui prive le coupable de la consi-dération générale, de la confiance de la patrie et de cette sorte de fraternité qui

« L’infamie(...)est unsigne de réprobationpublique, qui prive le

coupable de laconsidération

générale, de laconfiance de la patrie

et de cette sorte defraternité qui lie les

membres de lasociété »

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lie les membres de la société ». En 1786 puis en 1792, Friedrich Schiller publieson « histoire véritable » du bandit forestier Christian Wolf, exécuté par lebourreau. Ce « criminel par infamie » s’est endurci dans le mal à cause de l’os-tracisme social né d’une première marque d’infamie infligée au pied du gibet10.Si Schiller signale ce que dénoncent les pénalistes des Lumières sur l’effet para-doxal de l’infamie comme supplément de peine, l’infamie comme mode d’os-tracisme social est en usage chez les Anciens (Grecs, Romains) et coutumièreau Moyen Âge avec la privation de la réputation (in famia). L’infamie commesystème d’exclusion connaît son âge d’or sous l’Ancien régime11. Le registresémantique de l’infamie dessine sa polarité conceptuelle : infamie de facto etinfamie de jure.

L’anthropologie des occupa-tions infâmes dans les sociétéstraditionnelles montre que l’in-famie de fait ressort de profes-sions et d’activités dégradantes 12.Elles font écho aux statuts clas-siques de la servitude desesclaves, des gladiateurs et desserfs médiévaux (« métiers vils » :éboueur, boucher, tanneur, mendiant, exécuteur de la haute justice, prostituée,acteur de théâtre). Groupes ethniques méprisés (Juifs, Bohémiens,« Savoyards », castes inférieures en Inde), individus itinérants ou parfois « dif-formes » (boiteux, bossu, nain, etc.) : les protagonistes des « professions viles »incarnent des fonctions sociales que la communauté estime indispensables touten méprisant l’« impureté » liée à ces activités. Les infâmes assument des tâchesde purgation du corps social (déchets, fécal, carcasses, cadavres, condamnés àmort, sexualité vénale, etc.). Une signalétique discriminatoire (clochette,rouelle, marque) les désigne. Une étiquette d’exclusion les prive des activitésciviles (Église, Cour de Justice) et les assigne à résider hors de la cité ou en sesfaubourgs proches. Leur genre sexuel est parfois confus. Ils se reproduisent parendogamie et sont inhumés hors du cimetière. L’individu frappé d’infamie viten situation intermédiaire entre le pur et l’impur, entre le vital et le morbide,entre le propre et le sale, entre le moral et l’immoral. Cette posture médiane luiconfère le statut d’intouchable et les attributs d’intercession magique ou thau-maturgique, à l’instar du « bourreau guérisseur13 ». Par inversion compensatoirede l’infamie, le bourreau tire du contact physique avec le corps flétri ducondamné des talents thérapeutiques reconnus par la communauté. La « graissedu bourreau » serait la panacée pour guérir les maladies « honteuses », dont lesmaladies sexuelles ou liées à la stérilité des femmes.

L’individu frappéd’infamie vit en situationintermédiaire entre le puret l’impur, entre le vitalet le morbide, entre lepropre et le sale, entre lemoral et l’immoral.

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Infamia de jure : c’est la seconde composante de l’infamie que provoquela flétrissure pénale (fustigation, marque, supplice, etc.) avec la main du bour-reau. Contrairement au roturier roué ou pendu, le noble jouit d’un privilège quile met à l’abri de l’infamie. En cas d’exécution, il est décapité à l’épée pour évi-ter la souillure que provoque le contact physique avec la main du bourreau.L’infamie vise aussi au renversement du corps flétri par le bourreau, à la mise

en péril de l’équilibre naturel parle basculement de la tête vers lesol, comme en atteste le genremédiéval et renaissant de la pein-ture d’infamie d’Italie du Nord14.L’infamie judiciaire se base aussisur les étoffes rayées comme signede diabolisation des sorcières, derejet ou de confinement desbagnards. Le jaune, teinte de l’in-famie, colore les tenues infa-mantes des prostituées ou desforçats en évoquant le soufrepurificateur des souillures et dumal15.

Dès le milieu du xVIIIe siècle, l’infamie suscite l’intolérance en raison del’ostracisme social qu’elle provoque. Avocat au Parlement de Paris, FrançoisRicher, auteur du plus important Traité de la mort civile publié au temps desLumières, évoque l’effet antisocial de la mort civile liée à la flétrissure pénale.Il évoque la dégradation liée aux peines flétrissantes (galères, bannissement,marque).

[…] lorsqu’un homme a commis quelque crime qui mérite que la société le retranchede son sein, la condamnation prononcée contre lui le prive non seulement des droitsde la cité ; mais même de la vie civile. En un mot, il est mort civilement ; parce qu’ilne participe pas plus aux droits des Français, que s’il était véritablement mort. La so-ciété regarde ceux qui se trouvent dans ce cas, comme n’étant plus des êtres vivants,auxquels elle ne doit aucun secours, aucune commodité et desquels elle n’en attendaucune. On mérite d’être réduit à ce triste état, quand, loin d’exécuter le contrat parlequel on est lié à la société, on en trouble l’ordre et l’harmonie, par des crimescontraires au bien des citoyens16.

Comme maintes techniques politiques et judiciaires liées à la « police desindividus » sous l’Ancien Régime, l’infamie vise une double économie puni-tive du corps criminel : elle est tout à la fois un processus signalétique et iden-tificatoire par la dégradation corporelle et un processus de rétribution du malde la marque contre le mal du crime.

(...) l’infamie vise unedouble économie punitive

du corps criminel : elleest tout à la fois un

processus signalétique etidentificatoire par la

dégradation corporelle etun processus de

rétribution du mal de lamarque contre le mal du

crime.

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L’empreinte infamante

Le marquage corporel de l’homo criminalis appartient à l’infamie judiciairequ’inflige la justice criminelle traditionnelle. La flétrissure charnelle du délin-quant est une grammaire symbolique du crime commis. Le « fer rouge » enanatomise l’atrocité sur la peau du condamné fustigé qui encourt cette peinepar la nature du délit commis. Biopouvoir avant la date, la flétrissure instaurela perpétuité de la peine dans la chair : « Le coupable a les épaules nues, l’exé-cuteur fait rougir un fer au bout duquel est la marque indiquée par l’arrêt ; ilappuie un instant ce fer sur l’épaule du coupable : les traces de la marque nes’effacent jamais »17. En août 1791, la maquerelle parisienne Marie-LouiseBertaut, « femme corruptrice de la jeunesse » qui prostitue des mineures, estflétrie au « fer chaud, en forme d’une fleur delys sur l’épaule droite ». La marque corporelles’ajoute à la parade d’infamie sur un âne (latête tournée vers la queue et un chapeau depaille sur la tête), à la fustigation jusqu’ausang et à la détention durant trois ans dansune maison de force18.

Avec la « marque d’un fer chaud impriméepar l’exécuteur des jugements criminels surl’épaule d’un condamné pour crime qui méritepeine afflictive », la flétrissure, comme pro-cessus pénal d’infamie, frappe moralement lejusticiable, en afflige le corps. En rendant visi-ble la condamnation (« indice » du crime), elleajoute à la stigmatisation la souffrance expia-toire de la brûlure19. Si la marque estl’« indice » du crime perpétré, le corps incarne le casier judiciaire qui n’existepas avant 1848.

Les Grecs marquaient au visage ceux qu’ils exilaient de la cité. Selon Plu-tarque, les Samiens gravaient au feu une chouette sur leurs prisonniers athé-niens. Les Romains appelaient inscriptio la marque de flétrissure infligée avecun fer rouge sur le front d’un justiciable ou d’un esclave. Il revient à l’empe-reur Constantin de contraindre les juges à remplacer la « cruauté » de la défi-guration flétrissante par la marque sur la main ou la jambe, afin que la « facede l’homme, qui est à l’image de la beauté céleste, ne soit pas déshonorée20 ».Si, à l’époque chrétienne, un décret d’Urbain II permet aux juges ecclésiastiquesde condamner les clercs à la marque du fer chaud, un autre décret d’Innocent III(Concile de Latran) en prohibe l’usage. Pour concilier cet antagonisme pénal, des

flétrissure (2)

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canonistes décrètent que la « marque au fer chaud ne doit pas être assez pro-fonde pour tirer du sang21 ». Usage millénaire de la flétrissure corporelle qu’enFrance le code pénal de 1791 abolit, mais que celui de 1810 rétablit avec lamarque sur l’épaule (T pour travaux forcés à temps ; T.P. idem à perpétuité ; Fpour faussaire), infligée sur la place publique à tout homme condamné à lapeine des travaux forcés à perpétuité, avant que la loi de 1832 ne l’abolisse.

En Europe, sous l’Ancien Régime, la « flétrissure » est coutumière.L’« essorillement » ou amputation des oreilles concerne les faux-monnayeursainsi identifiables après avoir commis ce crime de lèse-majesté qui mine lemonopole régalien sur la monnaie. L’arrachage de la langue vise parfois lesblasphémateurs rendus ainsi muets. L’amputation du poing droit signale lecrime du parricide avant l’exécution publique. à chaque fois, le marquage etla mutilation infamante constituent l’analogie pénale avec l’atrocité du crimeréprimé.

La Constitutio Criminalis Caro-lina, code de procédure judiciaire etpénale que promulgue Charles V en1532 pour les territoires de l’Empire,formalise la flétrissure judiciaire etl’infamie des peines « corporelles »,dont la « fustigation par la main dubourreau, l’amputation des doigts dela main ou des oreilles, l’empreinteinfamante, et autres de cette nature ».Le code impérial motive aussi le« tenaillement » des seins commepeine d’expiation des femmes infan-ticides condamnées à mort. Dans lacommunauté juive de Castille, notentdeux criminologues spécialistes de lastigmatisation sociale, au xVe siècle,les délateurs étaient marqués au fer

rouge, alors que les prostituées appartenant à la communauté juive de Pragueétaient « marquées au front en signe d’impureté » lorsqu’elles refusaient dequitter la ville22. En Angleterre, à la fin du xVIIe siècle, outre l’exposition aupilori, le voleur et l’assassin sont marqués, sur l’épaule ou dans la main, avecde la poudre à canon ou au fer chaud « imprimant un T ou un M pour Thieftou Manslayder ». Expulsés des villes, les « gueux vagabonds » sont flétris d’un« R sur l’épaule », alors que les parjures le sont du « P » sur le front23.

Usage millénaire de laflétrissure corporellequ’en France le codepénal de 1791 abolit,

mais que celui de 1810rétablit avec la marque

sur l’épaule(...)infligée sur la place

publique à tout hommecondamné à la peinedes travaux forcés à

perpétuité, avant quela loi de 1832 ne

l’abolisse.

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Vers 1750, dans la République de Genève, la tonsure de la pilosité des« libertines » est une marque d’infamie. Elle vise les prostituées récidivistes etendurcies dans la « débauche ». Bien souvent, elle s’ajoute à l’expiation cor-porelle de la fustigation jusqu’à « effusion de sang ». Le degré de récidive etl’objectif d’exemplarité graduent dans l’infamie cette « pédagogie de l’effroi ».Selon les circonstances du crime, les juges décident que le fouet s’infligera dansla cour ou sur les marches de la prison, aux carrefours de la ville ou sur la placedu marché. Parfois annoncé par la cloche d’infamie, qui scande gravementl’espace sonore de la communauté, le rasage de la chevelure et des sourcils dela « libertine » signale sa déviance sociale et son incorrigibilité morale24.

Sous la monarchie de droit divin, parmi les peines corporelles théorique-ment utilisées (langue coupée ou percée, lèvre coupée ou fendue, oreilles oujarret coupés, poing coupé ou brûlé) notele pénaliste des Lumières Daniel Jousse, lamarque « avec un fer chaud » suit la « fus-tigation » jusqu’au sang et précède lacondamnation aux galères. Gravée dans lachair des condamnés sous la forme d’unefleur de lys en France, ou d’un ours dans laRépublique de Berne, la marque identifieles galériens, ainsi que les récidivistes quisont repris ou à nouveau arrêtés en « rup-ture de ban » dans le ressort de leur première condamnation. Gravée au feu surl’épaule droite du condamné, la marque initiale (« GAL », « V ») de la condam-nation primaire est aggravée par la seconde flétrissure corporelle (« VV ») dela récidive. La marque aggrave la biographie judiciaire du récidiviste. à nou-veau arrêté, il est condamné plus lourdement. « Ceux qui sont flétris pour vol,continue Jousse, qui commente la Déclaration royale du 4 mars 1724, doiventêtre marqués sur l’épaule avec un fer chaud, de la lettre V, et ceux qui sontcondamnés aux galères sont marqués des lettres GAL ». Le corps flétri devientla mémoire vivante du justiciable endurci dans le mal. Moyen pragmatiqued’identification, la cicatrice pénale désigne le crime commis et permet lecontrôle social des indisciplinés.

Anthropologie de la douleur organique

Penseur du panopticon en tant qu’économie de surveillance généraleapplicable à l’espace carcéral qui, dès la fin du xVIIIe siècle, se généralise enEurope comme peine privative de liberté et fin du marquage flétrissant des

Moyen pragmatiqued’identification, lacicatrice pénaledésigne le crimecommis et permet lecontrôle social desindisciplinés.

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corps, Jérémy Bentham pense l’enjeu punitif des « peines corporelles » danssa célèbre Théorie des peines et des récompenses, traduite en français et éditéeau début de la Restauration par son disciple libéral le pasteur genevois ÉtienneDumont. Le corps flétri y devient l’objet d’une véritable anthropologie com-paratiste (Angleterre, Europe, reste du monde) du sensible et de l’utilité

pénale25. Flagellation, estrapade,« piquettement » (suspension du corpsqui repose à plein poids sur un pal),cheval de bois ou de fer où s’assied le« patient » exhibé (condamné),immersion du corps dans l’eau glacée(« ducking »), question ou torturejudiciaire pour la preuve de l’aveu(Europe continentale), suffocationaquatique avec un linge mouillé,knout en Russie, bâton en Turquie,bambou en Chine : l’inventaire des

« peines afflictives simples et complexes », que Bentham repère dans les usagesanciens ou modernes, est celui de la « douleur organique ». Celle que vise ledroit de punir en modulant l’intensité (« degré d’intensité » des peines afflic-tives) de la « douleur du moment » pénal. Trois incidences découlent de lapénalité afflictive : « continuation de la peine organique au-delà du temps del’exécution », car la douleur ne s’arrête pas avec la fin du châtiment corporel ;maux physiques secondaires et surtout « ignominie plus ou moins grande quiy est attachée », soit flétrissure du condamné (infamie).

Or, comme la fustigation, les « peines afflictives » ne peuvent s’appliquer qu’avecune « extrême inégalité ». Leur effet est conditionné par l’intensité variable de leurinfliction (force et volonté de l’exécuteur), ainsi que par la sensibilité imprévisibledu « patient » (faiblesse ou endurance physique). Le marquage corporel manquedonc à l’impératif pénal du rapport proportionnel entre le crime et le châtiment.Pour obvier l’arbitraire de la flétrissure, que conditionnent les paramètres variablesde la force de l’exécuteur et de la sensibilité du patient, Bentham rêve d’uniformi-ser la peine afflictive de la fustigation. Il imagine une machine disciplinaire quirégule la « douleur organique » :

Il n’y aurait point de difficulté à construire une machine cylindrique qui mettrait enmouvement des corps élastiques, comme des joncs et des côtes de baleine. Le nombrede tours serait déterminé par l’ordre positif du juge. Il n’y aurait plus rien d’arbi-traire. Un officier public, d’un caractère plus responsable que l’exécuteur, présideraità l’exécution : et dans les cas où il y aurait plusieurs délinquants à punir, en multi-pliant les machines, leur opération simultanée ajouterait considérablement à la ter-reur de la scène, sans rien ajouter à la peine réelle26.

(...) l’inventaire des« peines afflictives

simples etcomplexes », que

Bentham repère dansles usages anciens ou

modernes, est celui dela « douleur

organique ».

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La nature « organique » de la flétrissure est-elle compatible avec la peine nonarbitraire ? Son mérite et son utilité s’estiment selon des « qualités » universelles :

Que (la peine) soit certaine dans sa nature et égale à elle-même – divisible ou sus-ceptible de plus ou de moins – commensurable avec d’autres peines – analogique audélit – exemplaire – économique – rémissible ou du moins réparable – tendant à ré-parer le moral – convertible en profit pour la partie lésée – simple et claire dans sa dé-nomination – non impopulaire27.

La certitude des « peines afflictives simples » est indiscutable. La « sensi-bilité organique, sur laquelle elles agissent, est l’attribut universel de la naturehumaine », bien qu’il faille en calculer l’effet douloureux selon les « deuxsexes » et les « âges de la vie » (corpsrobuste du jeune homme et infirmedu vieillard). Les peines afflictivessont divisibles dans la modérationou l’aggravation, même si s’y ajouteune « portion d’ignominie », malquantifiable, car liée « aux senti-ments d’honneur » ainsi qu’à la« condition du coupable ». L’infa-mie serait plus marquée dans le châ-timent corporel du noble que danscelui du domestique. L’ignominie dela peine afflictive (la fustigation parexemple) est donc inégale,puisqu’elle dépend moins de la« douleur organique », que du rangsocial du « patient ». Le mériteprincipal des peines afflictives simples reste leur « exemplarité ». La fustiga-tion et la marque au fer chaud tirent leur effet d’intimidation de leur publicité :« tout ce qui est souffert par le patient durant l’exécution peut-être vu par lepublic ». Le spectacle social de la flétrissure nourrit la curiosité morbide dupeuple à qui cette « impression est particulièrement salutaire ». En consé-quence, les peines afflictives s’écartent de la pénalité moderne, car elles « ontplus tendance à intimider qu’à réformer ».

Le tourment de l’infamie

Selon Bentham, les « peines afflictives complexes », dont l’effet anato-mique se prolonge après l’exécution du châtiment, ont trois objectifs : affec-ter l’« extérieur de la personne » et l’« usage des facultés organiques sans

Le mérite principal despeines afflictivessimples reste leur« exemplarité ». Lafustigation et la marqueau fer chaud tirent leureffet d’intimidation deleur publicité : « tout cequi est souffert par lepatient durantl’exécution peut-être vupar le public ».

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détruire l’organe », puis mutiler l’« organe ». Les « peines qui altèrent l’exté-rieur de la personne », en « rendant son apparence moins agréable », sont les« signes du délit ». L’altération corporelle, comme la flétrissure, peut reposersur la « décoloration » ou la « défiguration ». La décoloration « temporaire »

ou « permanente » du tatouage servi-rait, par exemple, pour contrôler lapopulation carcérale, pour retrouverles évadés. Au contraire, la décolora-tion permanente s’effectuerait par la« brûlure », la « scarification » ou la« corrosion ». Cette « brûlure juri-dique », infligée par un « fer chauddont l’extrémité a la forme qu’onveut laisser empreinte sur l’épi-derme » (V pour voleur, etc.), sert àmarquer les condamnés, notammentpour rendre « le délinquant recon-naissable en cas de récidive ». PourBentham, la « marque » devrait être

« imprimée » sur une partie de l’anatomie invisible, afin d’épargner au patientle « tourment de l’infamie », tout en maintenant l’utilité judiciaire de la signa-létique du récidiviste.

La peine afflictive de la « défiguration » repose aussi sur des techniquessophistiquées de marquage permanent ou définitif du corps puni. Comme dansl’autodafé de l’Inquisition, la défiguration momentanée s’effectue avec des« vêtements effrayants » (« manteaux couleurs de flammes » ou avec des« figures de démons et divers emblèmes des tourments futurs ») afin de donneraux hérétiques un « aspect hideux ou terrible ». Pour marquer l’esprit des fidèles,dans le même registre de la défiguration momentanée qui altère l’identité natu-relle, le rasage de la pilosité frappe d’infamie la prostituée ou la femme adultère(cheveux, sourcils), le paysan russe indiscipliné ou le Juif incrédule (barbe).

Le premier degré de la défiguration permanente contraint à mutiler le corpsdu justiciable, mais sans détruire les fonctions du corps : « fendre le nez »,« couper l’orbe extérieur des oreilles ». S’y ajoutent les « extirpations, les inci-sions du nez, des lèvres » et des « oreilles ». Le second degré de la défigurationpermanente aggrave la peine en « déshabilitant un organe », pour en « sus-pendre ou en détruire l’usage, sans le détruire. « Organe visuel », « organeauditif », « organe de la parole », « pieds et mains » : le corps focalise le mar-quage de la flétrissure. La suspension chimique, mécanique, fulgurante (« lameardente de métal devant les yeux ») ou par des fers (« menottes ») et bâillon

Selon Bentham, les« peines afflictives

complexes » (...) onttrois objectifs : affecter

l’« extérieur de lapersonne » et

l’« usage des facultésorganiques sans

détruire l’organe »,puis mutiler

l’« organe ».

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des fonctions naturelles organise la flétrissure de l’individu neutralisé. La neu-tralisation culmine dans les peines d’exposition infamante du « patient » surle « pilori » anglais ou avec le « carcan » chinois (pilori portatif). Sans défense,le condamné flétri y affronte les « regards de la multitude » et « les outragesde la populace ». Avec l’infamie de l’exposition, la « peine change de nature ».Sa sévérité n’est plus ordonnée par la loi, mais bien par le « caprice de cettefoule de bourreaux » : « la victime […], couverte de fange, le visage meurtriet sanglant, les dents brisées, les yeux enflés et fermés, n’a pas un trait recon-naissable ». La vindicte populaire, qui amplifie l’infamie de l’exposition défi-gure l’homo criminalis.

Le système des « peines afflic-tives complexes » trouve sonacmé dans la défiguration défini-tive par « mutilations » ou« extirpation de quelque partieexterne du corps humain, douéed’un mouvement distinct oud’une fonction spécifique, dont laperte n’entraîne pas celle de lavie : les yeux, la langue, lesmains, etc. ». Jusqu’à l’aube duxVIIIe siècle, la mutilation commeflétrissure de la défiguration appartient à l’arsenal de l’infamie des tribunauxeuropéens. Bentham constate cette tradition devenue, selon lui, anachronique.En bon utilitaire, il estime que l’« extirpation du nez et des oreilles » ne consti-tue pas une véritable peine de mutilation, car les fonctions de l’odorat et del’ouïe subsistent avec cette forme de flétrissure, qui ne constitue qu’une « espècede défiguration » que la chirurgie peut réparer. Selon l’anthropologie juridiquede la flétrissure qu’effectue Bentham, il existe une différence fondamentaleentre la « mutilation qui entraîne la privation totale d’un organe, et celle quine détruit que son enveloppe ». L’inventaire des peines afflictives lui permetd’examiner l’utilité de la flétrissure du corps puni. Si la peine afflictive simpledessine un « cercle où est renfermé le mal de la punition », la peine afflictivecomplexe génère une « circonférence de mal qui n’est limitée ni susceptible del’être ». L’incertitude pénale du « mal vague et universel, qu’on ne saurait déter-miner avec précision » condamne la flétrissure, son effet de défiguration ren-verse les objectifs utilitaires de resocialisation pénale :

Indépendamment de la souffrance organique, les peines qui affectent l’extérieur de lapersonne produisent deux effets désavantageux : au physique, l’individu peut deve-nir un objet de dégoût ; au moral, il peut devenir un objet de mépris : en deux mots,il en peut résulter perte de beauté ou perte de réputation28.

Jusqu’à l’aube duxvIIIe siècle, la mutilationcomme flétrissure de ladéfiguration appartient àl’arsenal de l’infamie destribunaux européens.Bentham constate cettetradition devenue selonlui anachronique.

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La « lettre K » gravée au front des calomniateurs chez les Romains, la« lettre initiale du crime renfermée dans la figure d’une potence » en Pologne,les « figures symboliques bizarres » comme stigmates de l’infamie en Inde,l’abréviation G.A.L. sur le dos des galériens de France, les signes M. et T. dansla main des délinquants anglais etc., selon Bentham la marque d’infamie estuniverselle. Ayant plus d’effet au « moral qu’au physique », elle atteste par-tout la manière dont la société « attache du mépris » au crime commis parl’individu flétri. Or, déplore Bentham, qui préfère le marquage momentanédes forçats en Allemagne par « une « manche noire sur un habit blanc »,l’« effet du mépris » diminue la « bienveillance » sociale, « principe de tous lesservices libres et gratuits que les hommes se rendent entre eux ». Outre l’as-pect non-humain et désocialisant des mutilations, leur inutilité est aussi éco-nomico-politique :

Si leur effet est de priver l’individu des moyens de gagner sa vie, et qu’il n’aitpas de quoi subsister, la conséquence est qu’il faut le laisser périr, ou fournirson entretien. Le laisse-t-on périr ? La peine n’est plus celle qu’ordonne le lé-gislateur, c’est une peine capitale. Fournit-on à son entretien ? Ce sera aux dé-pens de ses amis ou des institutions de charité, ou aux frais du public, et danstous les cas, perte pour l’État. Cette considération suffirait seule pour ré-prouver l’application de ces peines à des délits fréquents, tels que le larcin oula contrebande29.

Toutes les autres caractéristiques despeines afflictives disqualifient l’utilité dumarquage corporel et de la défiguration descondamnés. Non rémissibles, elles sontsocialement inégalitaires, car la « perte de lavue, ou de la main » n’a pas le même effet« pour un peintre ou pour un auteur quepour celui qui ne sait ni lire ni écrire ». Mêmesi la « perte d’un doigt est moins pénale que

la perte de deux ou que celle de la main », leur « gradation » avec l’atrocité ducrime reste complexe, car la « mutilation particulière, ordonnée par la loi, n’estpas susceptible de plus ou de moins, pour se prêter aux diverses circonstancesdu délit ou du délinquant ». Avec l’infamie, la « peine nominale » n’est doncjamais la « même peine réelle ».

Finalement, si la forte exemplarité des peines afflictives s’appuie sur la« marque légale » qui signale publiquement le criminel, la flétrissure échouedans la « réformation des coupables ». Les « mutilations », signes corporelsd’ostracisme social, perdent leur sens, car elles ne pourraient s’infliger quedans les « cas d’un emprisonnement perpétuel » qui protège le condamné du

Née du marquagecorporel, l’infamie

est une école ducrime qui

démontre soninutilité (...)

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regard communautaire. Cette anthropologie des peines afflictives, que Ben-tham construit autour du marquage momentané ou définitif des corps, mèneau procès de la mutilation pénale. Son effet social renverse l’objectif de lapeine. Née du marquage corporel, l’infamie est une école du crime qui démon-tre son inutilité :

L’infamie, quand elle est portée à un haut degré, loin de servir à la correction de l’in-dividu, le force, pour ainsi dire, à persévérer dans la carrière du crime. C’est un effetpresque naturel de la manière dont il est envisagé par la société. Sa réputation estperdue. Il n’a rien à espérer des hommes et par la même raison rien à en craindre :son état ne saurait empirer. S’il ne peut subsister de son travail, et que la défiance oule mépris général lui ôtent cette ressource, il n’en a pas d’autres que de se faire men-diant ou voleur30.

Le rituel infamant de l’am-putation et du marquage corpo-rels, comme signe de ladégradation morale des pécheurset des criminels, recule et s’es-tompe avec la sécularisation de lajustice au cours du xVIIIe siècle.De Beccaria à Bentham, entrehumanisme et utilitarisme, leréformisme pénal des Lumièrescondamne l’infamie qui margi-nalise et stigmatise l’individu sans le corriger. Si certains magistrats particu-lièrement sévères envers l’infanticide, crime des femmes « séduites etabandonnées », motivent encore le tenaillement mammaire pour punir la mère« dénaturée », ils le font contre des justiciables fugitives, jugées par contumaceet exécutées en « représentation sous forme d’effigie ». La représentation del’amputation infamante l’emporte sur sa pratique. En fait, puisque les« mœurs s’adoucissent » selon Bentham, les « supplices afflictifs » deviennentanachroniques et « impopulaires ». Le réquisitoire utilitaire contre les muti-lations recoupe un diagnostic progressiste sur le processus de civilisation. Autemps des Lumières, il met hors du champ pénal les « peines capitales affec-tives » :

Pour épuiser le sujet, il faudrait passer en revue les registres criminels de toutes lesnations ; mais quelle découverte utile à l’humanité pourrions-nous espérer d’une tellerecherche, capable d’en compenser le dégoût ? Nous nous dispensons de cette étude etde ces descriptions, d’autant plus volontiers que tous les supplices afflictifs ont disparudes codes les plus récents de l’Europe, et que là où ils ne sont pas formellement abolis,ils ne sont plus exécutés. Jouissons de cet heureux effet du progrès des Lumières : ily a peu d’occasions où la philosophie puisse offrir aux gouvernements des félicita-tions plus justes et plus honorables31.

De Beccaria à Bentham,entre humanisme etutilitarisme, leréformisme pénal desLumières condamnel’infamie qui marginaliseet stigmatise l’individusans le corriger.

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La rationalité utilitaire condense l’esprit des Lumières. Anthropologuepolitique de la flétrissure pénale, Bentham exprime une sensibilité du mépris.Celui que légitiment la marque d’infamie ainsi que la mutilation passagère oudéfinitive de l’homo criminalis. Coutumière durant des siècles, école du crimeen raison de son effet désocialisant, la flétrissure est pensée par Bentham

comme une archaïque pratique de stigmati-sation judiciaire, incompatible avec un droitde punir utile à la réformation des coupa-bles, à leur intégrité corporelle, à leurdignité morale et à l’État de droit. AuxIxe siècle, sous la légalité des délits et despeines, les pénalistes libéraux perpétuent lacritique rationnelle de la marque. Avocat aubarreau de Poitiers puis de Paris, rédacteurde la Jurisprudence criminelle et du Journaldes avoués, magistrat aux Conseils du Roi età la Cour de Cassation, pénaliste libéral sousla monarchie de juillet, Adolphe Chauveaurécuse la marque judiciaire. La « flétrissureineffaçable » est inconciliable avec une

« peine temporaire » et avec une sanction perpétuelle que la grâce peut abré-ger32. Impropre à la resocialisation, l’indignité judiciaire s’inflige avec la« marque légale, véritable stigmate infamant, indélébile et profondément éta-bli dans la peau, sous l’empreinte cruelle d’un ou plusieurs caractères gravésau moyen d’un fer brûlant », selon le médecin réformateur des prisons AlmireLepelletier de la Sarthe33. Cet anatomiste du corps humain et du corps socialrejette aussi cette pénalité du « passé ». Sa nature avilissante est devenue into-lérable. Les droits naturels de l’individu comme justiciable le protègent de lamarque et de la mutilation. Aujourd’hui, la marque au fer chaud, commesignalétique corporelle du crime commis, est peut-être remplacée par le bra-celet électronique. Cette technologie discrète du contrôle social signale la muta-tion contemporaine de la désincarnation pénale. Michel Porret

1. J. Mavidal, E. Laurent (éd.), Archives parlementaires. Recueil complet des débats législatifs et politiquesdes chambres françaises de 1800 à 1860, III. Consulat : Du 9 frimaire an x au 29 pluviôse an xI, Paris, Li-brairie administrative Paul Dupont, p. 633.2. Mario Sbriccoli, « Giustizia criminale », in Maurizio Fioraventi (éd.), Lo Stato moderno. Istituzioni e di-ritto, Rome, Bari, Laterza, 2008, pp. 163-205.3. Pieter Spierenburg, The Spectacle of Suffering. Executions and the Evolution of Repression : from a Prein-dustrial Metropolis to the European Experience, Cambridge, CUP, 1984, passim.4. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, « L’éclat des sup-plices », pp. 36-72.5. Mario Sbriccoli, « Giustizia criminale », op. cit., p. 170 (notre traduction).

flétrissure (3)

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6. Michel Foucault, Résumé des cours, 1970-1982, Paris, Julliard, 1989, pp. 29-51.7. Pascal Bastien, L’Exécution publique à Paris au xVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel,Champ Vallon, 2006, passim ; Richard J. Evans, Rituals of Retribution. Capital Punishment in Germany,1600-1987, Londres, OUP., 1996, passim.8. Michel Porret, « ‘Effrayer le crime par la terreur des châtiments ‘ : la pédagogie de l’effroi chez quelquescriminalistes du xVIIIe siècle », in Jacques Berchtold et Michel Porret (éd.), La Peur au xVIIIe siècle : dis-cours, représentations, pratiques, Genève, Droz, 1994, pp. 45-67.9. Archives d’État de Genève (AEG), Procès criminel série I (PC), 8960, 1743, « Extrait de la procédure cri-minelle de Daniel Montamdon dit Clerc », leçon partiellement modernisée.10. Friedrich Schiller, Criminel par infamie : une histoire véritable [Verbrecher aus Infamie/Der Verbrecheraus verlorener Ehre, 1786/1792], Paris, Corti, 1990, traduit et présenté par René Radrizzani.11. Franck Haid, « Le recours aux peines infamantes dans les sociétés traditionnelles et modernes », Droitet culture, 2002, 44, pp. 205-227 ; Léon Pommeray, Études sur l’infamie en droit romain, Paris, Sirey, 1937 ;Robert Ulysse, Les Signes d’infamie au moyen âge : Juifs, Sarrazins, hérétiques, lépreux, cagots et filles pu-bliques, Paris, Champion, 1891.12. Anton Block, « Infamous Occupations », Honour and Violence, Cambridge (U.K.), C.U.P., 2001, pp. 44-68.13. Michel Porret, « Corps flétri — corps soigné : l’attouchement du bourreau au xVIIIe siècle », in idem (éd.)Le Corps violenté. Du geste à la parole, Genève, Droz, 1998, pp. 103-135.14. Gherardo Ortalli, La peinture infamante du xIIIe au xVIe siècle, Paris, Monfort, 1994.15. Michel Pastoureau, L’Étoffe du Diable : une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, 1991 ;Frédéric Portal, Des Couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen-âge et les temps modernes, Paris, Treut-tel et Würtz, 1837, « Du jaune », pp. 63-93 (loc. cit. p. 86).16. François Richer, Traité de la Mort civile. Tant celle qui résulte des condamnations pour cause de crime, quecelle qui résulte des vœux de religion, Paris, Desaint et Saillant, 1755, pp. 6, 28.17. B. de Saint-Edme, Dictionnaire de la pénalité de toutes les parties du monde connu, 4, Paris, Rousselon,1828, p. 86-87.18. Encyclopédie méthodique, Jurisprudence, x, La Police et les municipalités, Paris, Panckoucke, 1791, pp.183 (a), 694 (a).19. Louis Rondonneau, Table générale, alphabétique et raisonnée des matières contenues dans le Répertoire dejurisprudence et dans le Recueil alphabétique des questions de droit de M. Merlin, Paris, Foret, 1829, p. 328.20. B. de Saint-Edme, Dictionnaire de la pénalité de toutes les parties du monde connu, IV, Paris, Rousselon,1828, p. 85.21. Durand de Maillane, Dictionnaire de droit canonique et de pratique bénéficiale, Lyon, Joseph Duplain,1776, IV, p. 41, a. 22. Shlomo G. Shoam, Giora Rahav, La Marque de Caïn, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991, p. 143.23. Eduard Chamberlayne, L’Estat présent de l’Angleterre. Traduit de l’anglais, Paris, Compagnie des Li-braires du Palais, 1671, p. 77, 79.24. Michel Porret, Le crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les ré-quisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, Droz, 1995, « Infamie », index p. 544.25. Théorie des peines et des récompenses. Ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, juris-consulte anglais par Et. Dumont, Paris, Londres, Bossange et Masson, 2 vol., 1818, seconde édition, Livresecond, « Des peines Corporelles » (« Peines afflictives » et « Des Peines afflictives complexes », pp. 95-131).26. Ibid., pp. 101-102.27. Ibid., pp. 102-103.28. Ibid., p. 121.29. Ibid., p. 125.30. Ibid., pp. 127-12831. Ibid., p. 271.32. Adolphe Chauveau, Code pénal progressif ; commentaire sur la loi modificative du code pénal, Paris, Bu-reau de la jurisprudence criminelle, 1832, p. 91.33. A. Lepelletier de la Sarthe, Système pénitentiaire complet. Ses applications pratiques à l’homme déchu dansl’intérêt de la sécurité publique et de la moralisation des condamnés, Paris, Guillaumin, 1857, « Flétrissure lé-gale », pp. 250-254.34. Christophe Cardet, Le Placement sous surveillance électronique, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 22-23.

Illustrations :Flétrissure (1), crédit: catalogue, Musée d'instruments de justice, Gravensteen, Gand, 1995, p. 28.Flétrissure (2), crédit: M.B. Saint-Elme, Dictionnaire de la pénalité dans toutes les parties du monde connu,Paris, Rousselon, tome IV, 1828, entre les pages 84 et 85 (planche non numérotée). Flétrissure (3), Crédit : Daniel Chodowiecki, La fustigation, 1772, dans: Robert Held, Inquisition. Inquisi-zione, Elm House, Abbey Lane, Avon et Arno, 1991, p. 56.