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  • Grard NoirielMichel Espagne

    Transferts culturels : l'exemple franco-allemand. Entretien avecMichel EspagneIn: Genses, 8, 1992. pp. 146-154.

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    Noiriel Grard, Espagne Michel. Transferts culturels : l'exemple franco-allemand. Entretien avec Michel Espagne. In: Genses,8, 1992. pp. 146-154.

    doi : 10.3406/genes.1992.1127

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-3219_1992_num_8_1_1127

  • N R

    Transferts

    culturels :

    l'exemple

    franco-allemand

    Entretien avec Michel Espagne

    Grard Noiriel

    Michel Espagne est l'un des animateurs du groupement de recherches Transferts culturels franco-allemands (Institut des textes et manuscrits modernes-CNRS). Parmi les travaux publis par les membres du groupe, citons : M. Espagne, M. Werner, Le transfert de la culture allemande en France , Annales Esc, 1987, p. 969-992. J. Grandjonc, M. Werner (ds.), Cahiers d'tudes germaniques : Exils et migrations d'Allemands (1789-1945), n13, 1987. Revue de synthse : Transferts culturels franco-allemands , avril-juin 1987. Transferts. Les relations interculturelles dans l'espace franco-allemand (xviif-xixe sicle). Textes runis et prsents par M. Espagne et M. Werner, Paris, Recherche sur les civilisations, 1988.

    M. Espagne, M. Werner (ds.), Philologiques I. Contribution l'histoire des disciplines littraires en France et en Allemagne au XIXe sicle, Paris, Maison des sciences de l'homme, Paris, 1990.

    Grard Noiriel Tu es l'un des principaux animateurs d'un groupe de recherche trs actif sur les relations culturelles entre la France et V Allemagne. Pourrais-tu nous dire un mot sur la gense de ce groupe ?

    Michel Espagne - Le groupe est n en 1985 l'initiative de quelques spcialistes de Heine. Ce dernier a pass 25 ans Paris. Il a cherch s'adresser aussi au public franais, notamment en utilisant la pense et surtout la langue saint- simonienne qu'il trouvait particulirement apte faire passer des catgories allemandes en franais. Or cette proximit surprenante ne pouvait venir que d'un contact antrieur et trs vite oubli que nous avons remis jour : les sjours Berlin des proches d'Enfantin. A partir de l, on a cherch largir la problmatique en tudiant comment la pense allemande s'tait diffuse en France avant mme que les gens n'en aient eu conscience. L'une de nos premires recherches a concern l'tude de la rception de la philosophie allemande dans la premire moiti du XIXe sicle en France, autour de Victor Cousin. On s'est aperu que l'utilisation qu'il fait de la pense allemande lui a permis de construire les bases de l'Universit franaise du XIXe sicle, bien qu'il n'ait jamais reconnu sa dette. On a ensuite dvelopp nos recherches dans deux directions. Tout d'abord, nous avons mis en route des enqutes empiriques pour isoler les lments de la culture allemande prsents en France l'tat latent, presque clandestin . Ce type de travail ncessite des investigations dans les archives mais se heurte aux normes de classement mises en uvre par l'administration, bien faites pour conforter tous les aspects de la mmoire nationale, mais pas du tout les lments de la mmoire trangre en France. On trouve aux Archives nationales, la Bibliothque nationale, une importante documentation sur des trangers de passage ou installs en France qui ont laiss des traces. Puisque notre groupe de recherche est install I'Ens, je prendrai

    Genses 8, juin 1992, p. 146-154 146

  • N E 1 fc

    l'exemple d'une personnalit totalement oublie : Charles-Benot Hase. Allemand arriv Paris au tournant du sicle, il a gravi tous les chelons de la hirarchie universitaire au dbut du XIXe sicle. H est actif l'Institut, dirige les Langues orientales, examine les enseignements de I'Ens, devient professeur la Sorbonn et finalement il a la haute main sur toutes les tudes classiques en France. Cette position privilgie fait de lui le point de ralliement pour beaucoup d'Allemands qui cherchent un poste dans un lyce parisien ou une bibliothque. Il a d'ailleurs cas beaucoup de monde.

    G. N. - Ce qui prouve que la notion de fonction publique r est pas encore opratoire ?

    M. E. A cette poque elle est encore en gestation ; les critres pour recruter quelqu'un sont beaucoup plus imprcis qu'aujourd'hui. Ce volet documentaire de notre activit nous a permis des dcouvertes empiriques pour nous trs importantes. On a ainsi identifi des rseaux franco-allemands mconnus. Je citerai l'exemple de ce graveur allemand, sur lequel nous travaillons encore, qui a pass toute la deuxime partie du XVIIIe sicle Paris et qui joue le rle d'un ambassadeur culturel officieux ; entretenant une vaste correspondance, conserve aux Archives nationales, avec des artistes allemands, avec des collectionneurs (on voit ainsi le march europen de l'art qui se dessine), avec des hommes de lettres qui ont besoin pour tre reconnus en Allemagne, d'tre connus Paris et qui font appel leurs compatriotes bien installs dans la capitale.

    G. N. - Votre projet scientifique comporte galement une dimension thorique ?

    M. E.- C'est le deuxime volet de notre activit. On se demande comment construire une thorie des transferts culturels qui permette de rendre compte adquatement du passage des lments de la culture allemande dans

    la culture franaise. Le premier point trs important que nous avons soulign, c'est que le principal moteur de ces transferts, ce n'est pas une sorte de force spontane, interne l'objet, mais la conjoncture du pays d'accueil ; en l'occurrence les besoins proprement franais (car nous nous limitons pour le moment au transfert dans le sens Allemagne-France). Je citerai par exemple les luttes acharnes dans le champ intellectuel franais (entre des gens comme Cousin et Leroux notamment) autour de la question de savoir si la pense de Schelling est suprieure celle de Hegel ou inversement. Ces polmiques ont des causes essentiellement politiques car leurs connaissances de la philosophie allemande est superficielle, parfois proche de zro. C'est ce qui explique que bien souvent les sources de do

    cumentation sont importantes, mais totalement passes sous silence car elles n'intressent personne sur le moment.

    G. N. - Pour comprendre la logique des transferts culturels, il faut donc connatre d'abord le champ de la culture nationale ?

    M. E. - C'est fondamental. L'tude des transferts culturels apprend beaucoup sur les lunettes avec lesquelles on voit les pays trangers et l'histoire des diffrents verres utiliss selon les poques. Quand il y a emprunt ou importation, deux dimensions entrent en ligne de compte : la dimension conjoncturelle franaise ou allemande immdiate, mais aussi la tradition des emprunts antrieurs dont il faut se dmarquer. La vritable introduction de la philosophie allemande en France se produit quand les lves de Cousin commencent prendre cette rfrence beaucoup plus au srieux que le matre, en allant aux sources et en traduisant. Quand une pense venue d'Allemagne a exerc son effet de lgitimation et apparat use dans le champ franais, il est de bonne guerre d'aller chercher une autre rfrence pour se positionner par rapport la rfrence juge dpasse .

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  • N R

    M. Espagne, M. Werner (ds.), Lettres d'Allemagne. Victor Cousin et les hgliens, Tusson, Du Lrot, 1 990. M. Espagne, Bordeaux-Baltique. La prsence culturelle allemande Bordeaux aux x\uf et XIXe sicles, Paris, Cnrs, 1991.

    F. Azouvi, D. Bourel, De Knigsberg Paris. La rception de Kant en France (1788-1804), Paris, Vrin, 1991.

    P. Schottler, Lucie Varga. Les autorits invisibles, Paris, Le Cerf, 1991. M. Espagne, F. Lagier, M. Werner, Philologiques II. Le matre de langues. Les premiers enseignants d'allemand en France (1830-1850), Paris, Maison des sciences de l'homme, 1991. P. Rgnier, le Livre nouveau des saints -simonie ns, Tusson, Du Lrot, 1992.

    Un autre lment important que nous essayons d'tudier est celui des vecteurs matriels de ces transferts. Le dfaut traditionnel de l'histoire des ides, c'est de croire que la pense se dplace toute seule, travers l'atmosphre. On s'intresse au contraire de trs prs aux groupes sociaux ou confessionnels qui jouent le rle de vecteur dans ces changes. Une bonne partie des Allemands qui viennent Paris au XIXe sicle et qui ont une culture suffisante pour s'intgrer la vie intellectuelle sont des juifs allemands qui ont des problmes pour faire carrire en Allemagne. C'est pourquoi les Franais entendent souvent parler de l'Allemagne d'abord par l'intermdiaire de ceux qui en ont t exclus, qui ont tendance prsenter certains auteurs avec une sympathie particulire. Ce n'est pas un hasard si l'auteur allemand le plus souvent tudi dans l'enseignement secondaire au XIXe sicle est Lessing. Si l'on voulait faire ce travail de faon exhaustive, il faudrait tudier l'ensemble des registres de passeports sur un sicle. C'est un travail impensable qui exigerait la mise en place d'une quipe. Ce type d'approche quantitative a d'ailleurs t commenc en ce qui concerne les dossiers de naturalisation des Allemands par Jacques Grandjonc Aix. Il a tudi les dcrets de naturalisation parus au Journal officiel et les dossiers individuels. Les donnes ont t codes par profession, origine gographique... Nous tenons beaucoup cette base dmographique qui empche que notre discours se cantonne dans le ciel pur des ides. On aimerait pouvoir maintenir la cohrence entre les aspects dmographiques et l'tude de la construction des idologies.

    G. N. Lun des intrts vidents de ce type approche tient son ouverture ; ouverture interdisciplinaire et ouverture internationale. Il y a l une pratique tout fait novatrice ; mais peut-tre qu elle s'inscrit dans une tradition bien tablie chez les linguistes ?

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    M. E. - Certains auteurs nous ont trouv une tradition lie l'esthtique de la rception. Je pense que c'est tout fait partiel ; l'esthtique de la rception ne s'intresse qu' des problmes strictement littraires et exclut les analyses sociologiques. La recherche sur les transferts a des effets mme dans des domaines auxquels nous ne pensions pas au dpart. Par exemple, c'est une dmarche trs fructueuse en ce qui concerne l'histoire des sciences humaines en France. On s'est aperu que celles-ci se sont constitues massivement par rfrence l'Allemagne. C'est vrai notamment pour la philologie dont les bases sont importes en France par Gaston Paris et Paul Meyer pour tenter d'impulser une rigueur nouvelle aux tudes littraires franaises partir de la critique historique des textes.

    G. N. - C'est partir de l aussi que s'est constitue la mthode historique ?

    M. E. - Du point de vue des transferts culturels franco-allemands, l'histoire des sciences humaines au XIXe sicle se prsente comme une alternance de priodes o tantt c'est la tradition rhtorique, bien franaise , issue des collges jsuites qui domine, tantt la philologie, fonde sur des emprunts germaniques qui ne parviennent d'ailleurs jamais s'implanter dfinitivement. Ces emprunts l'Allemagne, on les rencontre ds le dbut du XIXe sicle, avec les voyages de philologues allemands Paris (qui est alors le centre d'tudes sur le sanscrit). Ce sont eux qui sont l'origine des tudes philologiques autour de 1830 en France et c'est un philologue qui occupe la premire chaire de littrature trangre Paris. Puis on constate une priode de reflux et un retour de la philologie aprs 1870 ; avant un nouveau recul aprs la Premire Guerre mondiale.

    G. N. - Cette chronologie est-elle en phase avec la conjoncture politique ?

    M. E. -Il est clair qu'avant 1914, les priodes de germanophobie concident avec celles o l'on s'intresse le plus ce qui se fait en Allemagne. Il suffit d'plucher une revue aussi importante que la Revue internationale de V enseignement la fin du XIXe sicle pour s'en convaincre. On suit au volume prs les achats de la Bibliothque de Strasbourg pour les comparer avec ceux de la Bibliothque de Nancy et l'on constate combien Strasbourg est loin de Nancy sur ce point. Dans un volume que nous avons publi rcemment, Christophe Charle a tudi les rapports rdigs par les tudiants envoys en Allemagne aprs 1870 pour se perfectionner. La rhtorique de ce genre de rapports est significative. Le boursier se sent oblig de conclure qu'au fond, les sminaires allemands ne sont pas le plus ultra, mais sont dpasss par ce qui se fait en France ; souvent au terme d'une dmonstration qui va tout fait en sens contraire... Aprs la guerre de 1914, la germanophobie devient si virulente qu'elle interdit tout emprunt. Il est frappant de voir le peu de rapports qu'ont eus avec l'Allemagne les germanistes qui ont t forms au lendemain de la Grande Guerre. La germanophobie a eu galement des consquences sur l'criture des biographies des chercheurs morts aprs 1918. Dans leur chronique ncrologique, on gomme tout ce qui pourrait les rattacher l'Allemagne. Si bien que pour russir comprendre cette priode, il faut se livrer des reconstitutions biographiques minutieuses.

    G. N. - Des intellectuels comme Curtius, n en Alsace annexe, n ont-ils pas jou un rle particulier dans les rapports France/ 'Allemagne dans entre-deux-guerres ?

    M. E. Des gens comme Curtius ont tran dans la romanistique allemande des reprsentations ethniques des diffrences entre peuples qui n'ont pas facilit la construction de ponts entre les deux pays. Les germanistes voient le

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    plus souvent les rditions de Curtius avec des sentiments mitigs.

    G. N. Le concept de transfert culturel n'est pas spcifique au cas franco-allemand. On pourrait imaginer que votre mthode puisse tre tendue d'autres pays. Y a-t-il nanmoins, selon toi, une spcificit des rapports franco-allemands ?

    M. E. Il serait d'un grand intrt d'tendre la problmatique des transferts culturels d'autres contextes nationaux. A vrai dire nous nous sommes surtout consacrs l'tude du XIXe sicle et cette poque il semble que les relations avec l'Allemagne soient tout fait fondamentales au moins au niveau intellectuel et scientifique. L'Allemagne fonctionne comme un miroir permettant l'identit franaise en gestation au XIXe sicle de se fixer. A l'inverse d'ailleurs, la France a jou un rle particulier pour l'Allemagne au xvnie sicle. On a une sorte d'inversion des rles. D'une certaine manire, l'Allemagne se constitue au XVIIIe sicle par une dconstruction de la culture franaise. C'est un point essentiel chez Herder.

    G. N. - Comment votre groupe est-il structur ?

    M. E. Au dpart, nous n'avions qu'une petite quipe dont le noyau tait compos de Michael Werner et de moi. Puis nous avons largi le cercle des philosophes, un spcialiste de Herder en particulier, des historiens de l'historiographie, du livre, des sciences humaines ou de la diaspora juive, des spcialistes du saint-simonisme et du socialisme utopique franais au XIXe sicle, des germanistes intresss par la question de l'exil ou par des auteurs la jonction de la France et de l'Allemagne. Nous travaillons videmment galement en troite collaboration avec des collgues allemands. On tient beaucoup ce fonctionnement international. Notre travail collectif est facilit par le fait que nous

    sommes relativement indiffrents aux questions de rattachement institutionnel. Un vaste rseau de chercheurs collaborent l'entreprise sous des tiquettes trs diverses. Un Gdr est une structure qui permet de fdrer des gens venus d'horizons diffrents avec un minimum de bureaucratie ; ce qui est autant de gagn pour la recherche elle-mme. Nous tenons un sminaire bimensuel sur les recherches en cours o nous confrontons nos rsultats. Nous organisons aussi des colloques priodiques, un par an en gnral, bien que cette anne nous en ayons eu deux ; l'un sur la notion de littrature nationale (le terme de littrature tant pris au sens institutionnel de ce qui se transmet du haut d'une chaire) ; l'autre sur l'histoire du discours savant sur l'Allemagne au XXe sicle. L'histoire de la germanistique franaise reste faire car ceux qui ont en charge la discipline n'ont gure pens faire leur histoire. Nous venons de sortir un ouvrage sur l'histoire des premiers enseignants d'allemand en France entre 1830 et 1848. Nous avons tudi de faon exhaustive cette population (autour de deux cents individus avec un nombre non ngligeable d'migrs allemands ou polonais) en analysant notamment leurs dossiers administratifs. A l'poque les dossiers permettent de dresser un portrait extrmement prcis de l'individu, ils contiennent de nombreuses lettres personnelles qui sont des documents irremplaables pour l'tude de la vie quotidienne.

    G. N. Nous sommes encore l'ge de la correspondance ?

    M. E. - Exactement, et c'est ce qui permet de voir par exemple, quels problmes se heurte un migr juif allemand qui vit dans une petite ville de province et doit enseigner sa langue des lves qui n'y sont pas du tout prpars, avec des mthodes d'enseignement radicalement diffrentes de celles qu'il connat. C'est un exemple frappant de choc

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    entre deux cultures, document par d'innombrables autobiographies.

    G. N. Vous publiez une cadence soutenue. Alors que beaucoup de gens se plaignent aujour hui des difficults de V dition scientifique, vous ne semblez pas avoir de problmes ?

    M. E. - Nous sommes lis quelques diteurs, comme Du Lrot, qui acceptent ce genre de publication car ils ne sont pas anims principalement par la rgle du profit. Nous bnficions aussi de subventions du CNRS, de la Maison des sciences de l'homme... L'ouvrage sur l'histoire de la philologie a bnfici d'une aide du Mrt et de l'accueil bienveillant de la MSH. Celle-ci est d'ailleurs rentre dans ses frais avec ce livre, ce qui prouve que la recherche spcialise peut elle aussi trouver un public. Nous lanons galement une collection aux ditions du Cerf. Le premier titre sera la version franaise du livre de P. Schttler sur Lucie Varga. Ensuite paratra l'tude d'une jeune collgue (P. Simon-Nahum) sur la vie culturelle de la bourgeoisie juive la fin du XIXe sicle Paris, centre sur le rle qu'a jou la science du judasme (Wis sense haf t des Judentums) dans la vie intellectuelle des juifs franais. C'est une bonne illustration de la place du judasme dans le renforcement de la prsence allemande l'poque de l'affaire Dreyfus. Ces juifs allemands qui sont Paris, car ils ne peuvent rester en Allemagne, sont d'ailleurs tiquets comme trangers ou ennemis . A l'poque, pour l'opinion publique, tre juif ou allemand c'est pratiquement synonyme.

    G. N. Vous vous tes pour le moment limits au XIXe sicle. Pensez-vous par la suite prolonger votre travail en vous concentrant sur le sicle suivant ? On peut penser que pour tudier l'volution des formes prises par les transferts culturels, l'tude des annes 1930 (avec migration antinazie) et de

    conde Guerre mondiale (marque par une redfinition des relations politiques franco-allemandes) serait intressante ?

    M. E. - Nous faisons de temps autre des incursions dans le XXe sicle. L'histoire de la germanistique voque plus haut concerne en fait le XXe sicle, car les chaires d'tudes germaniques n'ont t cres qu'au tournant du sicle. On vite cependant de privilgier la priode rcente ; d'une part pour des questions de sources (on ne peut pas encore accder aux dossiers individuels) ; d'autre part parce que le XXe sicle a t dj bien tudi. La plupart des aspects de l'migration de l'entre-deux- guerres que l'on peut apprhender sans l'aide des sources individuelles ont t couverts. J'ajouterai une raison thorique. Nous pensons qu'en matire de transferts culturels, tout se noue au XIXe sicle ; pendant les dcennies qui suivent la Rvolution franaise. On ne peut pas comprendre le XXe sicle si l'on n'a pas d'abord clair cette poque qui reste encore trs mal connue.

    G. N. - L'une des raisons qui explique vos hsitations franchir la barrire de 1914 n'est-elle pas que cela exigerait de redfinir le concept de nation . En effet, au XIXe sicle, on l'a vu, la fonction publique n' est pas encore en place en France ; en Allemagne, tat-nation est officiellement cr en 1870 seulement. On a impression que la dimension nationale n'a pas encore pntr profondment dans la vie sociale, comme au XXe sicle o l'identit nationale s' institutionnalise de plus en plus. Par exemple, on a souvent prsent Napolon III comme un dictateur. Mais en ce qui concerne la question des trangers, sa position est beaucoup plus librale que celle des rpublicains. Paradoxalement cela s' explique par ses conceptions politiques non- dmocratiques. C'est parce que pour lui les masses ne sont pas concernes par la vie politique qu'il peut s'crier je fais la guerre aux princes et non aux peuples et par cons-

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    quent ne pas s'en prendre aux immigrs des pays ennemis prsents en France, qu'ils soient Russes, Autrichiens ou Allemands. Avec le triomphe de la citoyennet rpublicaine, chaque individu fait corps avec sa nation. Son premier devoir est d'ailleurs de la dfendre. est pourquoi, en bonne logique, tous les ressortissants des pays ennemis sont eux-mmes des ennemis en puissance. Pour votre problmatique des transferts culturels ces changements ont leur importance, car ce qui pouvait auparavant se transmettre j'allais dire d'homme homme , par V intermdiaire de rseaux intellectuels informels, doit maintenant se plier la logique des bureaucraties nationales ?

    M. E. - On se heurte sans cesse la question de l'historicit du concept de national . Il semble que c'est au milieu du XVIIIe sicle que la notion commence prendre son sens actuel. A partir de mes recherches sur la culture allemande Bordeaux aux XVIIIe et XIXe sicles, j'aurais tendance isoler deux poques ce sujet. La premire est marque par la Rvolution franaise. Elle transforme une colonie de marchands qui prospre depuis le XVIIIe sicle dans le commerce des vins vers la Baltique en un groupe de notables qui pntrent progressivement tous les rouages de l'administration ; devenant parfois maires, dputs, juges, prsidents de la chambre de commerce. Dans certains cas ils se font naturaliser, mais pas toujours. Ce n'est qu' partir de 1870 que commence se poser vraiment le problme de leur nationalit. En tudiant les archives relatives la surveillance des trangers en 1870 et 1914 on ne peut qu'tre frapp par l'volution. En 1870, des ngociants allemands, installs depuis 30 ans Bordeaux, qui n'avaient jamais song un seul instant acqurir la nationalit franaise sont brusquement tiquets comme Allemands et pris de quitter le pays dans les 24 heures. La question des papiers acquiert une importance considrable. Mais en 1870, les gens

    russissent quand mme encore s'arranger avec les autorits. Quand on peut dmontrer qu'on est l depuis longtemps, qu'on a contribu au bien-tre gnral, on peut obtenir une autorisation de sjour, bien qu'on appartienne un pays ennemi. En 1914, on est intern sans autre forme de procs.

    G. N. - On dit souvent, tort ou a raison, que les rapports franco-allemands constituent le moteur de la construction europenne. Est-ce que vous avez le sentiment que par vos recherches vous contribuez au rapprochement des deux pays et donc l'unit de l'Europe ?

    M. E. - En tant que scientifique, on essaie d'viter tout ce qui pourrait apparatre comme une forme de militantisme. On a en plus le sentiment d'une grande lgret, bien souvent, dans la faon dont est abord le problme de l'Europe. Comme si tout reposait sur du volontarisme, de bonnes intentions lourdement affiches ; comme si on pouvait fixer admi- nistrativement un moment zro partir duquel tout irait bien... C'est ignorer souverainement des schmas de fonctionnement interculturels, vieux de deux cents ans, et que l'on ne peut rayer d'un trait de plume. On rencontre aussi parfois ces navets dans le monde de la recherche. Il suffit d'organiser un colloque franco-allemand sans tre prvenu des difficults, en juxtaposant des communications de chercheurs allemands et franais, comme on fait l'an dernier par exemple au centre Pompidou, pour s'apercevoir que tout n'est pas si simple. L' habitus des participants peut tre lui seul un obstacle la communication. Il y a une manire de se comporter, de se prsenter, de parler, de faire des allusions... qui est radicalement diffrente dans les deux pays. Un chercheur allemand a tendance lire son texte enrichi de notes infrapaginales, ce qui est considr comme une preuve de srieux. Quand on coute un Franais, on a plus souvent le sentiment d'une improvisation bril-

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    lante qui rtrospectivement peut s'avrer dcevante.

    G. N. - Ce type opposition est ancr dans une trs vieille tradition. Au milieu du XIXe sicle, Renan fustigeait dj V essayisme des Franais en leur donnant comme modle le srieux allemand. Comment expliques-tu la persistance de ces schmas ?

    M. E. Les institutions universitaires inculquent un thos de la vie scientifique qui diffre dans les deux pays. En France, la prestation orale joue un trs grand rle, beaucoup plus qu'en Allemagne.

    G. N. -Norbert Elias invoque aussi la diffrence des contextes sociaux lors de la mise en place des institutions du monde intellectuel au XVIIIe sicle. Il explique le srieux des Allemands par la sparation entre des milieux sociaux (en V occurrence la classe moyenne et l'aristocratie) qui en France s'interpntraient. Qu'en penses-tu ?

    M. E. - Aujourd'hui encore le monde savant est en Allemagne beaucoup plus autonome qu'en France. Pour un chercheur allemand, les succs mdiatiques sont plutt mal vus. Cela peut mme nuire la carrire. On ne peut pas en dire autant en France. Mais je crois qu'il y a l un clivage europen. L'Italie par exemple hsite entre un modle allemand et un modle franais ; mais elle se situerait plutt, malgr tout, du ct allemand.

    Pour contourner ces cueils, nous essayons de promouvoir de nouvelles manires d'intervenir. Ces difficults existent pour tout le monde, partir du moment o l'on se situe sur un plan interculturel. Mais le plus souvent, les gens n'en ont mme pas conscience, peroivent comme un lger malaise ce qui peut tre une incomprhension de fond. Prenons le cas d'un colloque franco-allemand qui aurait pour thme l'ethnologie . Parler de Vl- kerkunde et d' ethnologie , c'est parler de deux choses diffrentes, mme si les termes

    sont traduits l'un par l'autre dans le dictionnaire. Mais la plupart des chercheurs n'ont pas conscience qu'ils parlent de problmes diffrents ; c'est--dire de problmes qui, pris dans le systme global de chacun des pays, ont une place qui est diffrente. Quand on veut faire communiquer les systmes intellectuels allemand et franais, il faut viter de les faire communiquer travers des secteurs qui portent le mme nom. La communication peut parfois trs bien passer par des domaines qui dans les deux systmes ne portent pas le mme nom, mais qui possdent dans l'conomie gnrale du systme, une place comparable.

    G. N. - On voit bien qu' terme, votre entreprise devrait avoir des effets bnfiques sur l'ensemble de la recherche en sciences sociales si longtemps prisonnire des cloisone- ments nationaux, en permettant tous ceux qui travaillent dans une perspective internationale de mieux comprendre les obstacles la communication et d'y remdier ?

    M. E. II faut commencer cet gard par tirer les enseignements de l'histoire en montrant comment les emprunts faits la culture d'un pays sont dforms en fonction des ncessits propres l'autre pays. Quand Cousin, par exemple, utilise la philosophie allemande, c'est pour faire de la politique. Ce qui tait philosophie devient politique. Lui-mme d'ailleurs ne comprend pas pourquoi les Allemands ne font pas de politique. Il demande Schelling pourquoi il ne se prsente pas la deputation ! Dans un autre champ, celui des sciences, on observe des problmes identiques ds le XVIIIe sicle. U Encyclopdie de Diderot s'inspire fortement, pour tous les chapitres concernant la chimie, des crits traduits par d'Holbach. En Allemagne, ils sont considrs comme une forme de savoir technique empirique proche de la magie. En franchissant la frontire ce qui tait pour les uns de l'alchimie, devient pour les autres de la science !

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  • N G. N. Pour conclure, je voudrais savoir si la runification de Allemagne a modifi vos perspectives de travail ? M. E. - On a not des transformations heu

    reuses sur bien des points. Nous avons la possibilit maintenant d'entretenir des relations normales avec des collgues qui ont beaucoup de choses nous apprendre. C'tait plus difficile avant. Une collgue de Leipzig, qui travaille au CNRS, tudie actuellement les rapports entre Grimm et la France. Nous avons aussi un projet de colloque sur les changes interculturels entre la Saxe et la France aux xvnf et XIXe sicles avec l'Institut d'histoire de Leipzig. Mais il y a aussi quelques difficults nouvelles. La runification a fait rapparatre, concernant l'identit allemande, des rfrences qui avaient t refoules. Ce qui ne fait d'ailleurs que rendre plus urgentes nos recherches sur les transferts culturels.

    G. N. - C'est le mme problme que l'on rencontre avec les chercheurs d'Europe de l'Est lorsque l'on tente d'aborder la question nationale sans jugement de valeur. Pour eux qui sont confronts constamment, dans leur vie quotidienne, ce problme, il est difficile d'adopter l'attitude dtache que peut avoir un Franais pour qui l'identit nationale n'est plus, depuis longtemps, un vritable problme politique ?

    T R E

    M. E. - S'il y a un domaine o la problmatique des transferts culturels devrait tre transpose, c'est bien le domaine des relations entre l'Allemagne et le monde slave. Il est certain que la France a, historiquement, jou un rle important dans la gestion de ces rapports. Il s'agit en fait d'une relation triangulaire. La Yougoslavie est en partie une cration de la France. La Tchcoslovaquie plus encore. On a voulu, aprs la guerre 1914-1918 crer un cordon sanitaire autour de l'Allemagne. Il est clair que les premiers slavisants franais taient des germanistes. Ils ont autant crit sur l'Allemagne que sur le monde slave.

    G. N. - Ces relations triangulaires ne pourraient-elles tre ractives, j'allais dire cette fois-ci pour la bonne cause ? Paris pourrait jouer un rle, par votre intermdiaire, pour inciter les mondes slave et germanique entreprendre des recherches semblables aux vtres ?

    M. E. - II est essentiel de lancer ce genre de recherches pour contrecarrer les problmatiques nationalistes. Malheureusement les chercheurs ayant une double comptence ger- maniste/slavisant sont encore rares. Nous avons nanmoins organis une rencontre il y a un mois avec l'Institut Gorki de Moscou sur les relations interculturelles franco-germano- slaves ; mais limites au domaine strictement littraire. C'est un dbut...

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