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Boréal Naïm Kattan ENTRETIENS Emmanuel Kattan

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Boréal

Naïm Kattan

E N T R E T I E N S

Emmanuel Kattan

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

Sous la direction d’Alain-G. Gagnon, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études canadiennes et québécoises de l’Université du Québec à Montréal, la collection «Trajectoires» mise sur le discernement des bâtisseurs du Québec contemporain pour faire état des leçons du passé, actualiser le patrimoine et ouvrir des avenues pour l’avenir. Une place importante est faite aux penseurs qui ont fait du Québec une terre d’accueil unique et chaleureuse en Amérique du Nord, un lieu d’échanges authentiques et un espace ouvert à la délibération. La collection propose des lectures plurielles et complémentaires du Québec contemporain sous la forme d’entretiens accessibles à un large public.

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Naïm Kattan

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dans la même collection

Ghislain Picard, entretiens avec Pierre Trudel, 2009.

Guy Rocher, entretiens avec François Rocher, 2010.

Julius Grey, entretiens avec Geneviève Nootens, 2014.

Louis Bernard, entretiens avec Michel Sarra-Bournet, 2015.

Monique Bégin, entretiens avec Daniel Raunet, 2016.

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Emmanuel Kattan

Naïm Kattanentretiens

TrajecToires

Boréal

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© Les Éditions du Boréal 2017

Dépôt légal: 1er trimestre 2017

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada

Kattan Naïm, 1928-

Naïm Kattan: entretiens

(Trajectoires)

isbn 978-2-7646-2473-9

1. Kattan, Naïm, 1928- – Entretiens. 2. Écrivains québécois – 20e siècle – Entretiens. I. Kattan, Emmanuel, 1968- . II. Titre. III. Collection: Trajectoires (Montréal, Québec).

ps8571.a872z7 2017 C848'.5409 C2016-942423-5

ps9571.a872z7 2017

isbn papier 978-2-7646-2473-9

isbn pdf 978-2-7646-3473-8

isbn epub 978-2-7646-4473-7

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avanT-propos

emmanuel KaTTan

En 1954, à son arrivée à Montréal, mon père connais-sait peu de choses du pays qui l’accueillait. Il n’y avait aucune famille, aucun ami. Mais c’était l’Amérique et on y parlait le français. Et pour le jeune homme qu’il était, né en Irak, assoiffé de culture, de liberté et de mots, c’était tout ce qui comptait.

Le Canada, le Québec, il les a choisis. Il a toujours refusé de se considérer comme un exilé. Pourtant, son pays de naissance l’avait rejeté, l’avait même privé de sa nationalité. Sa famille et lui avaient subi la menace du Farhoud, le pogrom qui, en 1941, avait ravagé le quartier juif de Bagdad avant l’arrivée de l’armée bri-tannique. Très tôt, mon père a compris que le pays où il avait vu le jour ne voulait pas de lui. Il a compris qu’il n’y avait aucun avenir. Et en effet, dans les années cin-quante, des dizaines de milliers de Juifs – le quart de la population de Bagdad – ont été forcés de prendre le chemin de l’exil.

Il est donc parti, mais il a refusé l’exil. Même si,

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comme des milliers d’autres, il a été soumis aux cruels soubresauts de l’histoire, le récit qu’il a fait de son par-cours est celui d’un choix, d’une succession de choix. Ainsi, il aurait pu continuer d’écrire en arabe (impré-gné qu’il avait été de cette langue dès l’enfance, ses pre-mières nouvelles ont été publiées en arabe et il a même participé à la fondation de revues littéraires irakiennes dans les années quarante), mais il a fait le choix du français. Il aurait pu aller en France, mais il a vu en l’Amérique l’espace où il pouvait plus librement pro-jeter son avenir. Ayant élu l’Amérique, il aurait eu plus de facilité à s’installer aux États-Unis – son oncle l’y avait invité –, mais il avait décidé de vivre sa vie en français. C’était donc le Québec qui s’imposait.

Pour moi qui ai eu le privilège de naître à Mont-réal, passeport en main, l’importance de ces choix n’a pas toujours été apparente. Ce que j’ai compris plus tard – lorsque, par exemple, nous promenant à Londres, il me signalait avec émotion le drapeau qué-bécois ou le drapeau canadien – c’est que, au-delà de tout patriotisme, mon père est attaché à la commu-nauté qui l’a accueilli et qui lui a fait comprendre: «Tu es des nôtres.» Car être choisi par un pays, ce n’est pas seulement recevoir une carte de résident, un sta- tut et l’espoir d’une vie meilleure – aussi importants que soient ces atouts. C’est aussi savoir que nous exis-tons pour les autres, qu’il y a un lieu dans le monde où nous n’avons pas besoin de nous justifier, où nous pouvons librement choisir notre chemin et inventer notre devenir.

Cependant, rejeter l’exil ne veut pas dire renier

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l’étranger en soi. Dès son arrivée au Canada, mon père a accepté sa différence, il a revendiqué l’ailleurs en lui. Ainsi, on lui a suggéré de changer son nom. Il a refusé. On l’a encouragé à se convertir. Il a refusé aussi. Car pour être accepté par la communauté qui l’accueillait, il devait demeurer lui-même.

Il a également compris qu’être étranger pouvait avoir des avantages, surtout dans un pays où se creu-saient de nouveaux clivages culturels. L’étranger, en effet, ne porte pas le poids de la transmission d’une culture. Il n’est pas attaché à une tradition, il n’est pas fiduciaire du passé. S’il adopte une culture, ce n’est pas avant tout pour la reproduire, pour investir l’ave-nir de sa répétition, mais pour lui apporter la teneur de son propre vécu. Il est donc plus libre d’inventer, de rechercher dans cette société, nouvelle pour lui, des chemins insoupçonnés et d’y déceler les passerelles qui la rendent réceptive à l’autre.

Ainsi, lorsque mon père est arrivé au Canada, le fossé des «deux solitudes» ne lui a pas paru aussi insurmontable qu’à ceux dont il avait forgé la vie depuis l’enfance. Dans ce débat entre Canadiens fran-çais et Canadiens anglais, entre anglophones et francophones, il a préféré voir une dualité plutôt qu’une opposition. Étranger, il ne convenait pas qu’il joue le rôle de conciliateur, mais il était en mesure, comme d’autres nouveaux venus, de porter un regard différent sur la réalité du pays et les tensions qui l’ani-maient. En introduisant la perspective d’une autre his-toire – les rapports entre Juifs et musulmans, entre Orient et Occident, entre l’épreuve du réel et la liberté

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du théâtral –, il a pu aborder dans un débat qui sem-blait parfois ankylosé de nouvelles questions reposant sur des prémisses différentes. Il a pu aussi partager son étonnement, éclairer la particularité québécoise à la lumière des bouleversements du monde.

Au Conseil des arts du Canada, où il avait été nommé directeur du Service des lettres en 1967, mon père a été frappé par le manque d’échanges qui existait entre littératures anglophone et francophone au Canada. Peu de traductions, peu d’événements bilin-gues, peu d’intérêt mutuel de la part des deux commu-nautés. Pourtant, elles avaient beaucoup à apprendre l’une de l’autre. En effet, une culture ne se découvre- t-elle pas elle-même en s’imaginant en l’autre? Sans cette ouverture, ne risque-t-elle pas de s’atrophier, de s’emprisonner dans son propre passé, de transformer sa différence en tyrannie et sa puissance créatrice en conformisme?

Une culture, pour survivre, doit se faire dialogue, elle doit faire intrusion dans la langue de l’autre et se laisser pénétrer des perspectives dont il s’inspire et qui l’affranchissent. C’est ainsi que s’est imposé à mon père le besoin de multiplier les passerelles entre cultures francophone, anglophone et autochtone: programmes de traductions, subventions aux éditeurs, etc. Et cette conversation, si essentielle au regard que porte une culture sur elle-même, devait s’enrichir encore par une ouverture vers d’autres littératures et par la création d’une succession de prix: Canada- Belgique, Canada-Australie, Canada-Écosse…

Sans nier le fait que les cultures se transforment

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souvent en instruments de pouvoir et parfois même d’oppression politique, il a fait le pari du dialogue. Ce dialogue, pour lui, s’est avant tout joué sur le plan de l’amitié. Comme en témoignent ces entretiens, de pro-fondes complicités ponctuent son parcours: André Laurendeau, Jean Éthier-Blais, Jean-Guy Pilon, Nicole Brossard, Gaston Miron, Jacques Godbout, Jacques Allard, Hervé Foulon… Je me souviens de dîners à la maison et de longues discussions qui se poursuivaient tard dans la nuit. Lorsque j’ai commencé moi-même à débattre avec mon père, je cherchais souvent l’af-frontement, l’opposition d’arguments incompatibles. Je trouvais que mon père se contentait trop facilement d’harmonie et de réconciliation. Il montrait trop d’im-patience à ce que nous tombions d’accord. Ce que je ne comprenais pas encore, c’est qu’il recherche moins dans le dialogue à se confronter aux opinions des autres qu’à s’enrichir de leurs idées. Il ne refuse pas de débattre, mais pour lui la découverte compte plus que la victoire. Ce qui importe avant tout, c’est l’ouverture vers de nouvelles formes de vie. La discussion n’est pas un tournoi dans lequel chacun doit faire montre de sa brillance et de son agilité rhétorique, mais un effort commun pour avancer dans la connaissance de l’autre.

En d’autres termes, les idées deviennent vérita-blement puissantes non pas lorsqu’on les impose aux autres, mais lorsqu’on les absorbe, lorsqu’on les laisse nous transformer et faire naître en nous de nouvelles prises sur le réel. C’est pour cette raison, je crois, que mon père a toujours été plus intéressé par le progrès des cultures – leur pénétration dans la vie publique,

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dans le monde de l’éducation, dans le quotidien des citoyens – que par la victoire d’une vision politique. La destinée historique d’une communauté le préoccupe, bien sûr, mais pas autant que l’invention du sens qu’entreprennent librement ses membres. La culture vient avant la nation, l’imagination avant l’État.

Les entretiens qui suivent, nous les avons menés grâce à l’initiative d’Alain-G. Gagnon, auquel va toute notre reconnaissance. En nous proposant cette idée, il nous a donné l’occasion de structurer des échanges que mon père et moi poursuivions depuis des années mais que nous n’avions jamais songé à mettre en forme ou à organiser. Ces dialogues tentent d’analyser le rôle de la culture dans la construction des identités collectives et dans l’instauration d’un dialogue des communautés et des nations. Plus précisément, ils cherchent à rendre compte des transformations cultu-relles qui ont façonné le Québec depuis les années cin-quante et qui ont influencé son devenir, autant dans son évolution nationale que dans ses rapports avec d’autres cultures, en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs dans le monde.

Ces entretiens s’orientent autour des cinq axes suivants:

1. Le Québec, la mémoire. Comment la mémoire collective a-t-elle, au fil des décennies, contribué à modeler la culture du Québec? Quels usages les artistes et les écrivains québécois ont-ils faits de la mémoire? Quel regard l’étranger porte-t-il sur la mémoire collec-tive du Québec? À quelles conditions peut-il se l’ap-proprier?

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2. Le Québec et la langue française. Quel rôle la langue française joue-t-elle dans la constitution de l’identité culturelle québécoise? Les Québécois ont- ils choisi la langue française ou bien ont-ils été choisis par elle? En devenant, de langue minoritaire, «langue de la majorité» dans l’imaginaire québécois, comment le français s’est-il transformé? Comment a-t-il trans-formé la conscience nationale?

3. Multiculturalisme, diversité culturelle et tolé-rance. Quelle a été la genèse de l’idée du multicultura-lisme? Quelles ont été les destinées de la notion de diversité culturelle au Québec et au Canada, de la commission Laurendeau-Dunton à la commission Bouchard-Taylor? Quel rôle les écrivains migrants ont-ils joué dans l’invention d’un nouvel imaginaire culturel au Québec et au Canada?

4. Culture politique et politiques culturelles. Quelle influence les institutions culturelles ont-elles eu sur l’épanouissement des arts et de la littérature au Qué-bec? Quel a été le rôle de ces institutions dans le rap-prochement ou l’éloignement des «deux solitudes»? Quelles leçons peut-on tirer des politiques culturelles au Québec et dans l’espace canadien? La culture peut-elle créer un espace où se déploie une identité collec-tive sans devenir un instrument à l’aide duquel cette identité se mue en pouvoir et s’impose comme une force d’uniformisation?

5. La culture québécoise sur l’échiquier mondial. Quelles étapes ont ponctué l’essor de la culture québé-coise depuis les années cinquante? Quelle a été l’in-fluence des divers mouvements culturels européens et

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nord-américains sur la culture du Québec? Quels effets le rayonnement mondial de la culture québé-coise a-t-il eu sur la conscience nationale? Quel rôle le Québec joue-t-il au sein de la francophonie?

Ce que j’ai découvert au fil de ces entretiens, ce qu’il me semble important de partager aujourd’hui, c’est le processus complexe de transformation cultu-relle de la société québécoise, transformation animée par la rencontre de l’autre et l’accueil de la diversité.

À l’ère de la «politique identitaire», alors qu’ail-leurs dans le monde de nouvelles cloisons semblent s’ériger entre diverses communautés, que les préjugés demeurent imperméables à la réalité des faits et aux injonctions de la raison, la société québécoise continue de s’interroger, sans accepter les réponses toutes faites, sans occulter les tensions qui parfois la divisent.

S’il existe un modèle québécois de la diversité, il ne se révèle pas uniquement dans les multiples cou-rants d’idées – multiculturalisme, nationalisme ou pluralisme – qui ont traversé l’histoire du Québec depuis les années soixante. Il s’est aussi constitué, très concrètement, à partir des questionnements et des visions du monde que les générations successives d’immigrants ont apportés.

En quoi ce rapport à la diversité est-il propre au Québec? L’expérience d’une société minoritaire dans l’espace nord-américain y est-elle pour quelque chose? Toujours est-il que le Québec, contrairement à plusieurs sociétés occidentales, n’est pas obsédé par la vision d’un passé glorieux qu’il faudrait, à toute force, restaurer. La société québécoise demeure, pour

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reprendre l’expression de saint Augustin, une question pour elle-même. Voilà, peut-être, ce qui fait sa force. De cette ouverture, de cette saine incertitude peut émerger l’invention de l’avenir.

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Chapitre 1

le Québec, la mémoire

n Depuis la Révolution tranquille, les communautés migrantes ont, tour à tour, été perçues comme faisant obstacle à la création d’un projet national ou comme lui fournissant un nouvel ancrage. Leur adhésion à la langue française pourrait faire des immigrants les alliés naturels d’une vision nationale, pour autant que ce pro-jet s’affirme inclusif et ouvert sur le monde. La déclara-tion de Jacques Parizeau sur les «votes ethniques» en 1995 a marqué un point de tension important dans cette évolution. Quelle place occupent aujourd’hui les communautés migrantes dans l’imaginaire culturel québécois? La dichotomie allié-obstacle est-elle encore déterminante dans le rôle que jouent ces communautés dans l’affirmation d’une culture nationale?

Pour aborder la présence des communautés migrantes ainsi que l’attitude des Québécois envers elles aujour-d’hui, il est nécessaire de remonter au début de l’his-toire du Canada. Les premiers Français qui ont débar-

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qué sur les rives de ce pays étaient d’abord des conquérants. Ils étaient catholiques, et les monarques bourbons interdisaient l’entrée en Nouvelle-France aux Juifs et aux protestants. Même si le Juif bordelais Gradis était l’armateur des conquérants, il n’était pas question qu’il pose le pied sur cette terre. De longues batailles ont opposé les forces royales aux tribus amé-rindiennes. Il y eut des morts, voire des martyrs des deux côtés. Il faut ajouter que les militaires français comprenaient des mercenaires allemands, suisses et autres. Les coureurs des bois ont suivi les militaires et le clergé. La migration a fait son entrée.

La défaite des Français sur les plaines d’Abraham a ouvert les portes du Canada aux sujets du roi d’An-gleterre. Les premiers Juifs ont alors fait leur entrée de même que les Écossais, catholiques ou protestants, sui-vis plus tard par les Irlandais. Ainsi, ce pays, le Bas-Canada, se peuplait d’une diversité d’ethnies et de reli-gions. Je ne vais pas faire l’historique des deux millions d’Allemands en grande partie en Ontario ni du mil-lion et demi d’Ukrainiens surtout au Manitoba, sans parler des Italiens, des Chinois, des Japonais. En plus des Amérindiens et des Inuits, la population du Canada se compose de migrants.

Dès le départ, deux attitudes ont prévalu, celle des Canadiens anglais et celle des Canadiens français. Ces derniers insistèrent sur la primauté du catholicisme et de la langue française. Proclamant la langue comme gardienne de la foi, ils s’assurèrent que celle-ci préserve la religion et soutienne la conversion. Les Québécois Ryan et Johnson en sont l’exemple. Les Amérindiens

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qui embrassaient la foi catholique portèrent dès lors des noms français, même s’ils demeuraient dans les réserves. Les enfants issus des mariages mixtes se fon-daient dans la masse et n’étaient pas qualifiés de métis. C’est au Manitoba et en Saskatchewan que le métis-sage fut reconnu et caractérisé. Jusqu’au milieu du xxe siècle, le catholicisme a régné au Canada fran-çais. Les «autres» appartenaient à la communauté anglophone, quelles que soient leur origine ou leur religion. Des écoles catholiques étaient implan- tées dans l’ensemble de la province. À Montréal se côtoyaient deux commissions scolaires: l’une catho-lique, l’autre protestante. Celle-ci ne comprenait que des écoles de langue anglaise, mis à part l’école Victo-ria. Ainsi les juifs, par exemple, fréquentaient les écoles protestantes de langue anglaise. La commission catho-lique disposait d’écoles de langue anglaise. Curieuse-ment, les Italiens optaient en majorité pour ces écoles plutôt que pour les écoles de langue française.

Avant de proclamer et de définir leur espace – le Québec –, les Canadiens français ont affirmé leur unicité. Ils en continuèrent l’affirmation en récla- mant une souveraineté politique. La religion, de moins en moins professée, ne suffisait plus à définir leur identité.

Depuis la Conquête, les Canadiens français résis-taient et s’opposaient à ce qu’ils considéraient comme une intrusion des groupes de migrants. Même les catholiques, les Siciliens, par exemple, faisaient face, au début du siècle dernier, à l’hostilité des Canadiens français. À cette époque, les Juifs d’Europe centrale,

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des colporteurs et des ouvriers de l’industrie du vête-ment, commencèrent à ouvrir des épiceries. La Société Saint-Jean-Baptiste lança alors une campagne incitant à l’«achat chez nous» pour contrer leur concurrence. Quand des Juifs, tentant de fuir l’Europe et d’échapper au nazisme, dans les années trente, cherchaient refuge au Canada, les politiciens et les journaux canadiens-français ne cachaient pas leur hostilité. Ce fut le cas aussi, d’ailleurs, des Canadiens anglais.

Cherchant à rester fidèle à la France, le clergé catholique, renforcé par l’immigration de clercs fran-çais après la proclamation de la loi Combes en France au début du siècle dernier1, choisissait une France non trahie par la Révolution. Les adeptes de Charles Maur-ras étaient nombreux et le chanoine Lionel Groulx fonda un périodique qui en portait la marque: L’Ac-tion française. Le périodique dut changer de nom et devint L’Action nationale, qui existe encore aujour-d’hui, mais qui a abandonné l’idéologie maurassienne.

L’attitude du Canada envers les groupes eth-niques est marquée chez les francophones par celle de la France envers ses groupes régionaux. Bretons, Pro-vençaux ou Basques sont d’abord français. La Grande-Bretagne, par contre, est un ensemble, un Royaume-Uni d’Anglais, d’Écossais, de Gallois et d’Irlandais du Nord. Un Canadien d’origine grecque est défini au Canada anglais comme un Gréco-Canadien et au

1. Loi concernant la séparation des Églises et de l’État, adoptée le 9 décembre 1905.

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Québec comme un Québécois d’ascendance ou d’ori-gine grecque. Cela se poursuit aujourd’hui dans le domaine littéraire, entre autres. Au Canada anglais on est un écrivain italo-canadien et au Québec un écri-vain migrant avant de devenir un écrivain québécois d’origine italienne. Il n’est pas surprenant que le pre-mier grand roman du Canada français, Maria Chap-delaine, ait pour auteur un migrant français.

n Quelle a été ta propre expérience en tant qu’immi-grant dans les années cinquante? Francophone d’origine irakienne, de quelle communauté t’es-tu senti le plus proche au moment de ton arrivée au Canada?

Je voudrais signaler les diverses étapes de mon adapta-tion à mon nouveau pays en tant que migrant. Ayant perdu mon passeport irakien en 1949 en raison de mon judaïsme, je suis venu au Canada muni d’un document français de réfugié. Cela m’avait pris plu-sieurs mois pour obtenir le visa d’immigrant à Paris. En février, le bateau, empêché par la glace, s’arrêta à Halifax. Là, l’officier de frontière me demanda où se trouvait Bagdad, ma ville de naissance. En Irak, répon-dis-je. C’est où? En Asie. En Asie? Vous êtes asiatique? J’ai indiqué le visa d’immigration. Cela n’a pas paru le rassurer. Je suis juif, ai-je fini par lancer, croyant répondre à une question qu’il ne voulait pas me poser directement. Il fallait le dire, s’exclama-t-il. Les Juifs sont des Caucasiens, ce ne sont pas des Asiatiques. Mon visa fut rapidement estampillé.

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J’ai appris plus tard qu’il existait alors une loi canadienne qui limitait le nombre d’immigrés asia-tiques à cent par année. À mon arrivée à Montréal, deux petits groupes accueillaient les immigrants, l’un offrant aux protestants le Montreal Star, l’autre offrant aux catholiques Le Devoir. Je suis passé entre les deux et personne ne m’a retenu. J’ai eu le temps d’aperce-voir la manchette du Devoir: «Cinq cent mille chô-meurs!» Cela ne me concernait pas, me dis-je.

J’ai pris une chambre au YMCA, rue Drummond, et, bravant la neige, je me rendais aux adresses indi-quées dans les offres d’emploi trouvées dans La Presse et dans le Montreal Star. Les francophones me deman-daient à quelle paroisse j’appartenais, et quand je sou-lignais que je n’étais pas catholique, on insistait, ne comprenant pas qu’un francophone ne le soit pas. Les anglophones s’attardaient sur mon nom et, décelant ma religion, me conseillaient d’aller chez «les miens».

J’ai fini par me présenter au Congrès juif cana-dien, rue Sherbrooke Ouest. Le directeur, Saul Hayes, me reçut avec bienveillance. Il était curieux et voulait que je lui en dise plus long sur mon appartenance à la communauté juive irakienne. Pour ma part, je me suis montré surpris que la communauté juive d’une ville à majorité francophone n’eût aucun service en français. Il m’apprit qu’un Cercle juif se réunissait chaque mois, autour d’un conférencier, des juifs originaires de France, de Belgique ainsi que des Canadiens français, et me proposa d’en être le prochain. J’ai suggéré de parler de mes rencontres avec des écrivains français: Gide, Malraux, Claudel.

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À la suite de cette conférence, Judith Jasmin m’ap-pela pour m’interviewer à l’émission Carrefour qu’elle animait avec René Lévesque. Ce fut, avec le futur pre-mier ministre du Québec, le début d’une amitié qui se poursuivit jusqu’à son décès. Saul Hayes me proposa ensuite un emploi à temps partiel pour prendre en charge le Cercle. Enhardi, je lui proposai de publier un bulletin, en français, où l’on rendrait compte des cultures juive et canadienne-française. Dès le premier numéro, stéréotypé, l’accueil fut fort favorable. Des articles sur le Bulletin parurent dans La Presse, Le Devoir, La Patrie. Je me présentais à ces journaux et on m’accueillait avec chaleur et curiosité. Jean-Marc Léger, journaliste à La Presse, m’interviewa et nous devînmes amis.

L’élite intellectuelle canadienne-française était en grande partie constituée de membres du clergé. Connaissant mal le christianisme, j’entamais des rap-ports, des liens et des amitiés. C’était l’époque de l’ou-verture au monde du Canada français et cela com-mençait par l’Église. Mon intérêt n’était ni suspect ni menaçant. Je ne tentais de convertir personne. L’un des premiers enthousiastes de mon activité au Cercle fut un jésuite, le père Stéphane Valiquette, qui manifestait un intérêt quasi fervent pour le judaïsme, apprenant le yiddish pour multiplier ses contacts avec la commu-nauté juive.

J’ai connu d’autres prêtres. Le dominicain Georges-Henri Lévesque, par exemple, m’invita à pas-ser une fin de semaine dans son monastère à Québec pour parler de judaïsme. Je l’ai revu plusieurs fois

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ensuite et nous nous retrouvions toujours avec plaisir. Mon amitié avec l’abbé Louis O’Neill fut aussi fer-vente. Il m’invitait dans sa cellule à trinquer avec du vin de messe. Le père Bernard Mailhot, professeur à l’Université de Montréal, qui donnait un cours sur le racisme, donna une conférence impressionnante au Cercle juif.

Mes liens et mes amitiés se multipliaient. André Laurendeau fut un ami proche. Nous déjeunions ensemble une fois par mois. Je commençai alors à m’intéresser à la littérature du Canada anglais et des États-Unis. Constatant que Le Devoir, dont il était le rédacteur en chef, ne consacrait aucun article à ces lit-tératures, je lui fis part de ma surprise. Il me proposa aussitôt d’écrire moi-même sur ces sujets. Un demi-siècle plus tard, je suis toujours chroniqueur au Devoir.

À mon arrivée à Montréal, il y a soixante ans, le Montreal Star ignorait l’existence de la vie culturelle et sociale du Canada français et La Presse demeurait aveugle à la culture canadienne-anglaise. La réalité, aujourd’hui, est très différente. Que s’est-il passé? D’abord, il y a eu l’urbanisation des Canadiens fran-çais. Gabrielle Roy l’a très bien décrite dans Bonheur d’occasion. Elle fut suivie par d’autres romanciers: Roger Lemelin, André Langevin. Des poètes se fai-saient entendre: Alain Grandbois, Rina Lasnier. Et puis, alors que l’Église s’ouvrait au monde, des voix s’élevaient pour la première fois pour marquer leur appartenance à une société qu’ils voulaient laïque. Des revues telles que Liberté et Les Écrits du Canada fran-çais illustraient ce changement.

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Table des maTières

Avant-propos 7

Chapitre 1 • Le Québec, la mémoire 17

Chapitre 2 • Le Québec et la langue française 55

Chapitre 3 • Multiculturalisme, diversité culturelle et tolérance 85

Chapitre 4 • Culture politique et politiques culturelles 135

Chapitre 5 • La culture québécoise sur l’échiquier mondial 155

Conclusion 167

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crédits et remerciements

Les Éditions du Boréal remercient le Fonds du livre du Canada (FLC) pour son soutien financier.

Les Éditions du Boréal sont inscrites au Programme d’aide aux entreprises du livre et de l’édition spécialisée de la SODEC et bénéficient du Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du Québec.

La Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes de l’Université du Québec à Montréal est fière d’appuyer financièrement la collection «Trajectoires», dirigée par Alain-G. Gagnon.

Couverture: Shutterstock/clivewa

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mise en pages et typographie: les éditions du boréal

achevé d’imprimer en février 2017 sur les presses de l’imprimerie gauvin

à gatineau (québec).

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Emmanuel Kattan

Naïm Kattanentretiens

Né à Bagdad, Naïm Kattan est arrivé à Montréal en 1954. Le Canada, le Québec, il les a choisis, et il a tou-jours refusé de se considérer comme un exilé. Cepen-dant, rejeter l’exil ne veut pas dire renier l’étranger en soi. Dès son arrivée au Canada, Naïm Kattan a accepté sa différence, il a revendiqué l’ailleurs en lui. Il a égale-ment compris qu’être étranger pouvait être un avan-tage, surtout dans un pays où se creusaient de nouveaux clivages culturels.

Les entretiens qui composent ce livre tentent d’analyser le rôle de la culture dans la construction des identités collectives et dans l’instauration d’un dialogue entre les communautés et entre les nations. Plus précisément, ils cherchent à rendre compte des transformations cultu-relles qui ont façonné le Québec depuis les années cin-quante et qui ont influencé son devenir, tant dans son évolution nationale que dans ses rapports avec d’autres cultures, en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs dans le monde.

Fils de Naïm Kattan, Emmanuel Kattan est né à Montréal. Il a étudié la philosophie à l’Université de Montréal et à Oxford. Il est directeur du British Council à New York, où il vit aujourd’hui. Il est également l’auteur de trois romans, publiés au Boréal, Nous seuls (2008), Les Lignes de désir (2012) et Le Portrait de la reine (2013).