musique et internet : vers une décentralisation de la ... · profondément ancré chez la plupart...

26
Musique et Internet : vers une décentralisation de la culture ? Mutations des processus de diffusion de la musique ; Stratégies de diffusion ; Culture Libre Florent Verschelde

Upload: doantuong

Post on 12-Sep-2018

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Musique et Internet :vers une décentralisation de la culture ?

Mutations des processus de diffusion de la musique ;Stratégies de diffusion ;

Culture Libre

Florent Verschelde

Avant­propos

Le texte qui suit  est   le fruit d'une réflexion personnelle sur  les évolutions récentes de la diffusion de la musique et des œuvres culturelles   en   général,   en   lien   avec   le   développement   des technologies de l'information.

Cette réflexion a ses limites. Je ne suis ni acteur de l'industrie de la musique, ni musicien indépendant. Je ne suis pas impliqué dans un   label   associatif,   ou  dans   une   initiative   liée  à   la   « musique libre ». Malgré tout je m'intéresse à ces sujets, et la distance – ou le   recul   –   dont   je   bénéficie   compensera,   je   l'espère,   mon inexpérience de ce domaine.

En   rédigeant   ce   petit   dossier   (ou   ce   long   article,   ou   ce   court essai…),   je   me   suis   inspiré   de   nombreuses   lectures,   pour   la plupart   découvertes   sur   Internet.  Hélas,  ma  mémoire  n'est   pas toujours très fiable,  et   je  ne dispose pas du don qui consiste à savoir   citer,   à   chaque   étape   d'un   raisonnement,   les   propos significatifs   qui   sauront   le   mieux   l'illustrer.   De   nombreux inspirateurs   de   cette   réflexion  n'y   seront   donc   pas   cités.   C'est pourquoi je voudrais remercier ici tous ceux qui ont contribué à cette   réflexion,   par   leurs   ouvrages,   leurs   articles,   ou   leur participation à nos échanges sur des forums de discussion.

Je   pense   en   particulier   à   Florent   Latrive,   Dana   Hilliot,   les participants   à   la   liste   Creative   Commons   France,   et   ceux   des forums de Framasoft.

Enfin,   et  pour   finir  de   rendre  à  César…, ce   texte  constitue   la majeure  partie  d'un mémoire  universitaire   rédigé  dans   le   cadre d'une   licence   professionnelle   en   Communication   électronique, suivie  au   sein  de   l'Institut  de   la   communication de   l'université Lumière Lyon 2. À l'heure actuelle (10 avril 2006), il n'a pas été évalué par l'équipe pédagogique responsable de ce diplôme.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 3

Modalités de diffusion

Le présent document, comptant en tout 26 pages et comprenant un avant­propos, une introduction et une réflexion en quatre points,  est publié par la volonté de son auteur selon les dispositions de la  licence   de   libre   diffusion  Creative   Commons   BY­NC­ND (Paternité ; Pas d'Utilisation Commerciale ; Pas de Modification) 2.0 France, dont les détails sont accessibles à l'adresse suivante :

http://creativecommons.org/licenses/by­nc­nd/2.0/fr/

Par   cette   licence,   l'auteur   accorde   à   tout   utilisateur   un   droit  d'usage et de rediffusion de l'œuvre, hors usages et diffusions à  caractère commercial.

Tout usage non autorisé à  priori peut bien entendu faire l'objet  d'une autorisation spécifique de l'auteur. En cas de doute sur le  caractère commercial ou non d'une utilisation envisagée, merci  de contacter l'auteur :

[email protected]

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 4

Table des matières

INTRODUCTION......................................................................................................4

I DROIT D'AUTEUR, MARCHÉ DE LA MUSIQUE ET INTERNET.....................................................5

I.1 La musique est volatile...................................................................................................................5

I.2 Le monopole de l'auteur.................................................................................................................6

I.3 Constitution d'un marché de la musique........................................................................................7

I.4 La fin de la rareté............................................................................................................................7

II TYPOLOGIE DES STRATÉGIES DE DIFFUSION DE LA MUSIQUE EN LIGNE....................................10

II.1 Transposition du modèle traditionnel et maintien de la rareté.....................................................10

II.2 L'auteur comme diffuseur............................................................................................................12

II.3 La libre diffusion..........................................................................................................................13

III « CULTURE LIBRE » ET LIBRE DIFFUSION : UN PROJET DE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE........16

III.1 Origine des licences libres..........................................................................................................16

III.2 Creative Commons et la musique en libre diffusion...................................................................17

III.3 Pragmatisme économique et militantisme idéologique..............................................................18

III.4 Libre diffusion et rémunération des artistes...............................................................................19

III.5 Quelles pratiques ? Quels publics ?...........................................................................................20

IV AU DELÀ DE LA DISTRIBUTION : LA PLACE CENTRALE DE LA PROMOTION..............................22

IV.1 Libre diffusion, artistes auto-produits, musiciens indépendants :pour quelle visibilité ?........................................................................................................................22

IV.2 L'industrie de la musique : un marché de la promotion des artistes..........................................23

IV.3 Vers un repositionnement des maisons de disque ?..................................................................23

BIBLIOGRAPHIE....................................................................................................25

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 5

Introduction

« Vers   une   décentralisation   de   la   culture ? » :   voici   une interrogation bien vague. La culture serait­elle centralisée, aurait­elle donc un centre d'où viendrait toute impulsion ? Dans le cas de la musique on peut en douter, vu l'abondante production musicale présente   dans   chaque   ville,   ou   même   dans   chaque   chambre   à coucher.

Toutefois, et il ne s'agira pas là d'une grande révélation, les ventes de   musiques   sont   très   fortement   concentrées.   Quatre   sociétés multinationales  représentent plus  des  trois  quarts  des ventes  de musique à travers le monde. Voilà qui laisse songeur.

De même, le monde de la musique possède ses « institutions », telles   que   la   SACEM   pour   les   auteurs­compositeurs,   qui représentent   souvent  un  passage  obligé  pour  un auteur  voulant diffuser sa musique.

Enfin, la concentration des médias, médiateurs non négligeables de la musique, est un facteur supplémentaire venant renforcer la cohésion   d'un   système   en   forme   de   goulot   d'étranglement : beaucoup d'appelés, peu d'élus.

Il ne s'agit pas ici de condamner ce système. Est­il condamnable, au juste ? On peut en douter. Par contre, nous pouvons dépasser ce débat   pour   nous   intéresser   aux   fondements   de   ce   système. Pourquoi ? Parce que ces fondements sont, aujourd'hui, remis en cause.

Numérisation   des   œuvres,   « détournement »   du   droit   d'auteur : autant de facteurs récents – liés directement ou indirectement à l'informatique et au développement d'Internet – qui permettent de s'interroger sur les évolutions du marché de la musique, du statut des œuvres et des artistes.

Alors,  vers  une décentralisation de  la  culture ?  Voyons  cela de plus près.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 6

IDroit d'auteur, marché de la musique et Internet

I.1 La musique est volatile

S'il y a une chose que l'on peut dire de la musique, en dehors des considérations philosophiques ou esthétiques, c'est que toute musique est une œuvre de l'esprit. Toute musique humaine, composée ou imaginée  par   une  personne  ou  un  groupe  de  personnes,   est   une  œuvre  d'un  ou   plusieurs   esprits humains.

En tant qu'œuvre de l'esprit, la musique est volatile. Elle n'est pas limitée à une expression ponctuelle, ou à un support, car il est possible de la décrire techniquement, ou de la retenir mentalement. Ainsi, je peux retenir une mélodie rien qu'en l'ayant entendue. Il y aura sans doute une perte, due aux limites de ma mémoire et à ma méconnaissance de la science musicale, mais il me sera possible de retenir cette musique, son rythme et sa mélodie, peut­être même ses sonorités. Dans la mesure où je dispose des outils adéquats (voix, instruments), je pourrai même la reproduire, alors même que je ne suis plus en contact direct avec cette musique.

Y a­t­il une tendance « naturelle » de la musique à se propager ? Si d'une part chacun est capable (à des degrés  divers)  de   s'approprier  mentalement  une musique,  et   si  d'autre  part  chacun  est  capable  de transmettre cette musique (là encore, à des degrés variables et selon les compétences de chacun), alors oui, on peut sans doute parler d'une tendance naturelle. Ou, si l'on hésite à employer cet adjectif trop lourd de sens, on pourra sans doute parler d'un automatisme (naturel, culturel, les deux à la fois ?) profondément ancré chez la plupart d'entre nous.

Toutes proportions gardées, la musique partage certaines caractéristiques fondamentales avec l'idée, avec l'information. Je peux d'ailleurs décrire une musique comme une somme d'informations, sous la forme d'une description minutieuse (orale ou écrite), ou bien en utilisant un code visuel (une partition ou une tablature, par exemple). Partant, quelle différence entre dire « le 14 juillet est le jour de la fête nationale française » et « les quatre premières notes de Frère Jacques sont do, ré, mi et do » ? Il s'agit bien là de deux informations.

Or, nul n'est propriétaire de l'information. Si l'information est un bien, il s'agit d'un bien non­rival : le fait que je sache que les quatre premières notes de Frère Jacques sont do, ré, mi et do, ne vous empêche en rien de le savoir. Mieux encore : si je partage cette information avec une personne qui l'ignorait, alors le fait de lui « donner » l'information ne m'oblige pas à m'en départir.

Pousser plus loin l'analogie ne nous amènerait pas bien loin. On considère généralement qu'une œuvre   de   l'esprit   ne   se   réduit   pas   à   une   somme   d'informations,   et   nous   accepterons   donc   cette différenciation comme cadre de notre réflexion. Cependant, nous garderons à l'esprit que toute œuvre de   l'esprit,   et   dans   le   cas   qui   nous   intéresse   toute   œuvre   musicale,   possède   des   caractéristiques « informationnelles ». En particulier, on retiendra que l'œuvre musicale est, dans une très large mesure, immatérielle.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 7

I.2 Le monopole de l'auteur

Si chacun peut aisément s'approprier une musique, ne serait­ce que mentalement, ne peut­on pas considérer que la musique appartient à tout le monde ? Les œuvres de l'esprit, qui ont la capacité de se diffuser d'un esprit à l'autre – via un certain nombre d'intermédiaires comme la parole ou l'écrit –, n'excluent­elles pas toute notion de propriété ?

C'est là qu'intervient la notion de propriété intellectuelle. Le terme « propriété » est trompeur, et l'on voit   régulièrement   fleurir   des   analogies   infondées   entre   une   œuvre   de   l'esprit   et   une   possession matérielle   (une   voiture,   un   meuble,   une   baguette   de   pain).   La   propriété   intellectuelle,   dont   on n'exposera   pas   ici   tous   les   détails,   vient   se   poser   sur   les   œuvres   volatiles   et   leurs   propriétés informationnelles, pour en faire des biens non pas communs, mais rattachés à  une personne. Cette personne devient alors « propriétaire » de l'œuvre.

En l'occurrence, c'est l'auteur de l'œuvre qui en est reconnu propriétaire. Il n'en a pas toujours été ainsi, en   particulier   lorsque   les   rois   de   France   attribuait   directement   à   un   éditeur   un   monopole   sur   la distribution d'une œuvre. Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur se voit attribuer un monopole absolu sur la diffusion, la reproduction et la représentation de l'œuvre.

L'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété   incorporelle  exclusif  et  opposable à   tous.    Ce droit  comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. L'existence ou la conclusion d'un contrat de louage d'ouvrage ou de service par l'auteur d'une œuvre de l'esprit n'emporte aucune dérogation à la jouissance du droit reconnu par l'alinéa 1er.

Code de la propriété intellectuelle, Art. L. 111­1

Ce monopole accordé par la loi est artificiel, car il tend à contrôler des phénomènes dont on a vu que s'ils n'étaient pas forcément « naturels », ils étaient suffisamment ancrés en chacun de nous pour être considérés comme tels. Cette volonté de contrôle, si on voulait la pousser à l'extrême de ce qu'autorise la loi, permettrait de faire condamner les inconscients sifflotant dans la rue une œuvre musicale dont ils ne sont pas l'auteur, ou ceux qui chantent un peu trop fort sous la douche. Représentation de l'œuvre non autorisée par l'auteur, donc illégale. Cependant, on pousse rarement l'exercice du monopole de l'auteur jusque là.

Il s'agit d'un monopole artificiel, mais « artificiel » ne signifie pas « condamnable » ou « inadéquat » ! Ce monopole de l'auteur a ses justifications. Si l'on coupe l'herbe sous le pied de l'humanité en général au profit de l'auteur, c'est dans le but de favoriser ou même tout simplement de rendre possible la création.  Le monopole  de  l'auteur   lui  permet  de  réclamer  une  rémunération pour  l'exploitation de l'œuvre, et ainsi de subvenir à ses besoins, ce qui lui permettra de créer à nouveau. La loi prévoit dans un second mouvement de corriger le déséquilibre créé par ce monopole, en le limitant dans le temps (au delà, l'œuvre « tombe » dans le domaine public1), et en le nuançant de quelques exceptions (courte citation, parodie, copie privée, etc).

1 Les œuvres du domaine public constituent alors cet ensemble de « biens culturels communs » dont on retarde l'échéance par l'établissement du monopole de l'auteur. On remarquera que s'il est de bon ton, en France, de vanter la culture française et ses racines, on insiste très peu sur l'accessibilité du domaine public. Pour preuve, le manque flagrant d'ambition et de moyens du projet de numérisation Gallica initié par la BNF. 

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 8

I.3 Constitution d'un marché de la musique

Nous n'avons pas encore parlé du marché de la musique. Nous aurions pu commencer par là, mais nous aurions alors eu bien du mal à caractériser ce marché. Nous aurions commencé à parler de produits, de chaîne de distribution, en passant à côté des spécificités ce marché. Ces spécificités sont liées au caractère volatil de la musique, qui s'oppose à la constitution d'un marché bien délimité.

Prenons les choses ainsi : la valeur d'un produit sur un marché donné dépend directement de la rareté de ce produit. Or, nous avons vu dans notre premier point que l'œuvre de l'esprit, et à fortiori l'œuvre musicale, peut circuler librement de par son caractère volatil. Ou plutôt : l'œuvre étant un bien non­rival, il est aisé de la partager. Par conséquent, la rareté est compromise. S'il n'y a qu'à se baisser pour ramasser des pépites d'or, le cours de l'or s'effondre.

Il est donc nécessaire, pour constituer un marché des œuvres de l'esprit, de créer de la rareté. Dans le cas du marché de la musique (mais cela peut s'appliquer sans peine à d'autres marchés d'œuvres de l'esprit), il existe deux moyens principaux, qui constituent les deux piliers de ce marché : le monopole de l'auteur d'une part, et les supports physiques d'autre part.

Après lui avoir accordé un monopole sur la diffusion de son œuvre, la loi permet à l'auteur de céder une partie de ce monopole, par voie contractuelle. Il suffit donc à un éditeur de s'assurer par contrat, sur une œuvre donnée, qu'il sera le seul à proposer cette œuvre au public. Ainsi le monopole de l'auteur permet­il de rétablir la rareté de l'offre, dans la mesure où pour une œuvre donnée un acheteur potentiel devra s'adresser à un interlocuteur unique, par exemple une maison de disques.

Le deuxième facteur permettant de rétablir   la  rareté   repose sur  le recours au support  physique. Si l'œuvre elle­même est volatile,   le support physique permet de l'ancrer dans le domaine des choses tangibles, et donc, économiquement parlant, des biens rivaux. Les supports physiques des œuvres sont un pilier solide du marché dans la mesure où ils représentent un avantage certain sur l'appropriation personnelle   de   l'œuvre,   liée   aux   capacités   trop   limitées   de   l'esprit   et   de   la   mémoire.   Ainsi,   si l'expérience d'une transmission de personne à personne d'une œuvre musicale a son intérêt propre, elle ne peut pas rivaliser en fidélité avec, par exemple, la fixation d'un son sur un support de type disque vinyle, bande magnétique ou disque compact.

D'une redoutable (et appréciable !) efficacité, le support physique constitue la pierre d'angle du marché de la musique. Mais, bientôt, il faudra peut­être en parler au passé.

I.4 La fin de la rareté

Dans les années 1980, le CD audio remplace le disque vinyle. Sur ce disque, l'information n'est plus codée de manière analogique, mais en numérique. La numérisation de la musique est déjà acquise. Par la suite, celle­ci ne fera que se diversifier (multiplication et optimisation des formats numériques pour la musique).

Le changement est subtil. Lors du développement du marché du disque, les supports physiques avaient fait oublier que la musique ne se réduit pas à la matérialité des disques dans les bacs des disquaires. Au fur et à mesure de l'évolution des techniques et des supports, cette matérialité (qui ne disparaît jamais complètement… du moins pas encore !) tend à se faire oublier. Ainsi, il n'est pas impossible de copier un disque vinyle vers un autre disque vinyle, c'est juste particulièrement coûteux. D'une cassette audio 

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 9

vers   une   autre,   voilà   qui   est   déjà   plus   aisé.   Par   contre,   on   perd   la   qualité   du   signal   d'origine. L'informatique viendra changer cela : avec un graveur de CD, il devient possible de réaliser une copie sans perte, une copie qui, pour ce qui est de la musique portée sur le support, est réalisée à l'identique.

On peut aller encore plus loin, et depuis une petite dizaine d'années c'est le cas : on peut se passer de support physique visible. La musique devient alors un fichier stocké dans la mémoire de l'ordinateur. Au début, stocker de tels fichiers est difficile. Mais avec l'augmentation exponentielle des capacités de stockage, le fichier musical en question devient une infime partie de cette capacité. La musique est toujours   stockée   physiquement   sur   le   disque   dur   de   l'ordinateur   (sans   rentrer   dans   les   détails, soulignons simplement que l'enregistrement d'informations sur un disque dur demande un changement d'état physique de parties de ce disque dur), mais symboliquement ça n'est plus le cas.

Lorsque   la   contingence   physique   s'estompe,   symboliquement,   elle   tend  à   disparaître.  La  musique s'extrait de sa condition matérielle pour atteindre l'immatériel. Un des deux piliers du marché du disque s'effrite.

Ceci n'est pas une baguette.

À   elle   seule,   la   numérisation   (« dématérialisation »)   de   la   musique   ne   serait   qu'un bouleversement   limité.   Cependant,   elle   se   combine   avec   un   autre   facteur :   la   fluidité   des   flux d'information sur Internet. Les débits des connexions augmentant, il devient possible, et ensuite aisé, de diffuser des fichiers musicaux sur Internet. L'exemple le plus frappant est celui des réseaux de peer­to­peer. Ceux­ci démontrent parfaitement que les œuvres musicales sont des biens non rivaux : lorsque l'internaute A télécharge depuis l'ordinateur de l'internaute B un fichier donné, à la fin du transfert à la fois l'internaute A et l'internaute B sont en possession de ce fichier. La transmission fonctionne sur le mode   de   la   copie,   exactement   de   la   même   manière   que   si   l'internaute   B   avait,   en   présence   de l'internaute A, chanté une chanson, et que ce dernier avait retenu l'air de la chanson. Le fonctionnement est le même dans les deux cas : lorsque l'on prend une information chez autrui, il y a une incapacité fonctionnelle empêchant de supprimer chez l'autre cette information. En bref, je ne peux ni lobotomiser mon interlocuteur, ni supprimer à distance les fichiers de son ordinateur.

Bien   rivaux   contre   bien   non­rivaux.   Voilà   une   nuance   (pourtant   fondamentale !)   qui   manque cruellement à  la majorité  des acteurs du marché  du disque. Ceux­ci, auteurs et maisons de disques confondus,   n'arrivent   pas   à   envisager   la   musique   en   dehors   du   support   physique,   non   aisément reproductible, et garant de la rareté des produits sur le marché.

L'exemple le plus flagrant a été donné par de nombreux auteurs­compositeurs lors des débats sur le projet de loi DADVSI2.

Copier   illégalement  une chanson sur   internet  c'est  comme entrer  dans  une boulangerie, prendre une baguette et ressortir sans la payer. Très rapidement la boulangerie se vide !

Yves Duteil (auteur­compositeur­interprète), déclaration au journal télévisé de 20h de France 2, le mardi 7 mars 20063

2 Droit d'auteur et droits voisins dans la société de l'information, loi débattue à l'Assemblée nationale  en décembre 2005, puis en mars 2006. Les interventions publiques relatives à cette loi ont eu lieu principalement en janvier 2006, ainsi qu'au début du mois de mars 2006.

3 Il s'agit d'une comparaison reprise maintes fois déjà, par divers artistes, en janvier 2006.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 10

Emmanuel Clément, sur son site personnel, propose un test de vol de baguettes. Pour les besoins de cette démonstration,  il a donc fabriqué  une baguette numérique. Je me permet de la reproduire ici même.

Vous avez la baguette sous les yeux ? Très bien.

Alors sachez que cette baguette, je l'ai volée (sans rien payer) dans la boulangerie d'Emmanuel Clément.  Je vous  invite à  aller vous aussi voler   l'unique  baguette  d'Emmanuel  Clément  dans   sa  boulangerie :http://emmanuel.clement.free.fr/etudes/boulangerie.htm

Résultat : quoi que l'on fasse, la baguette en question reste en place.

Cette   petite   démonstration   humoristique   permet   de   différencier clairement   les  biens  rivaux,  physiques   (une baguette,  un CD audio dans   les   bacs   d'un   disquaire),   des  biens   non­rivaux :   l'œuvre   elle­même, mais aussi la version numérisée de l'œuvre.

Voici donc, en quelques pages, l'essentiel des fondements du marché de la musique et de ses évolutions   en   cours   et   à   venir.   Volatilité   des   œuvres,   monopole   de   droit,   rareté   du   support   et duplicabilité  des œuvres :  à  partir de ces notions vont se jouer les grands enjeux du marché  de la musique et des pratiques se situant dans ses marges.

Chaque acteur adoptera alors une stratégie propre, selon sa compréhension – ou son incompréhension ! – des critères définissant la diffusion de la musique dans la société de l'information, et selon ses enjeux personnels, économiques, esthétiques ou idéologiques.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 11

IITypologie des stratégies de diffusion

de la musique en ligne

II.1 Transposition du modèle traditionnel et maintien de la rareté

Disons­le d'emblée : il est illusoire de vouloir fixer une « typologie » parfaitement précise et cohérente des usages et des stratégies en terme de diffusion sur internet de la musique. Les acteurs, les motivations et les enjeux sont variables, et les choix stratégiques souvent modulables entre eux. On se contentera donc ici d'une catégorisation quelque peu sommaire, et forcément réductrice.

À l'heure actuelle, la stratégie la plus nette est celle des grands acteurs du marché de la musique, en particulier des quatre Majors qui dominent ce marché4. Comment réagissent­elles à la perturbation du marché qu'implique la numérisation des œuvres ?

Cette réaction comporte deux volets. Le premier vise la préservation du marché existant, tandis que le deuxième  mise   sur   le   développement   d'un  marché   numérique  semblable   au  marché   des   supports physiques.

Le droit pour préserver le marché des supports physiques

Si   la  numérisation  des  œuvres   transpose   en   termes   techniques   certaines  des  propriétés   de l'œuvre de l'esprit, elle n'annule pas pour autant la loi. Or, le droit d'auteur ne protège pas le support, mais   l'œuvre   elle­même,   dans   son   lien   avec   son   auteur.   Les   usages   qui   peuvent   découler   de   la numérisation des œuvres peuvent donc s'affranchir des contraintes techniques ; ils ne s'affranchiront pas de la même manière des contraintes légales. Un des aspects de la réaction des majors consiste donc à pénaliser les échanges non autorisés de fichiers d'œuvres protégées. Typiquement, ce sont les usagers des réseaux d'échange en peer­to­peer qui sont les plus visés.

En France, cette action se fait, par la force des choses, plutôt discrète. Contrairement à ce qui se passe aux États­Unis où la RIAA (Recording industry association of America, équivalent américain de la Société nationale de l'édition phonographique) a déposé plusieurs milliers de plaintes (plus de 11000 en janvier 2005, et le rythme reste soutenu avec plusieurs centaines de plaintes par mois5), en France la situation   est   moins   nette.   L'exception   pour   copie   privée   inscrite   dans   le   code   de   la   propriété intellectuelle6, et la loi dite « Informatique et Libertés », protègent en partie les téléchargeurs français. 

4 On peut rappeler qu'il s'agit des quatre sociétés suivantes : Universal Music (le leader), Sony/BMG, Warner et EMI.

5 D'après Guillaume Champeau, Ratiatum, juillet 2005. http://www.ratiatum.com/journal.php?id=2231

6 La copie privée est définie au 2 de l'article L. 122­5 du code la propriété intellectuelle comme une exception au monopole de l'auteur, qui ne peut interdire « les copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective ». La loi ne requiert pas explicitement que la source de la copie soit licite, ce qui a permis en France la mise en place d'une jurisprudence largement favorable aux « simples téléchargeurs ».

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 12

Cela devrait cependant évoluer assez rapidement, avec l'adoption du texte définitif de la loi « Droit d'auteur   et   droits   voisins   dans   la   société   de   l'information »   (DADVSI),   qui   désigne   clairement   le téléchargement non autorisé d'œuvres protégées comme relevant d'un régime contraventionnel.

La technologie au secours de la rareté

Le deuxième volet de la réaction de l'industrie du disque est technologique : il s'agit de limiter les copies (puisque c'est là le cœur du problème) grâce à des procédés logiciels appelés DRM (Digital Rights  Management)   ou,   en  droit   français,  Mesures   techniques  de  protection7.  Le  principe  est   le suivant : puisque les ressources numériques suppriment la contrainte du support physique garant de la rareté de l'œuvre, on impose des barrières artificielles via des logiciels de verrouillage des données, afin de limiter ou interdire les copies. De la sorte, la double contrainte de la rareté est reproduite : à la fois juridique et technique.

Une   fois   ces   mesures   mises   en   places,   les   œuvres   numérisées   dotées   de   DRM   peuvent   être commercialisées.   En   effet,   elles   ont   retrouvé   leur   caractère   « rare »   par   le   biais   d'une   restriction technologique. La copie étant bridée (limitée ou interdite), l'œuvre au format numérique « DRMisé » se rapproche des formats physiques, et perd toute « volatilité ».

On peut donc affirmer que les plateformes de vente de musique en ligne telles que l'iTunes Music Store d'Apple ou VirginMéga en France sont essentiellement des transpositions du modèle traditionnel de distribution de la musique. L'illustration ci­dessous compare les schémas (ici simplifiés) de diffusion de   la  musique.  On remarque  que   la   seule  différence notable  est   la  disparition  d'un  intermédiaire, disparition peu significative si l'on songe au fait que cet intermédiaire, le distributeur, est bien souvent rattaché (par exemple en tant que filiale) à la maison de disques dont il distribue les produits.

7 Les mesures techniques de protection sont définies à l'article 7 de la loi sur les Droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information. Le contournement de ces mesures est par ailleurs prohibé, ce qui crée une boucle dans la loi : la loi protège l'auteur des usages abusifs de l'œuvre, les DRM empêchent techniquement ces usages illégaux, et en retour la loi vient protéger les DRM.

Auteurs

Maisonsde disques

distributeur

Grandes surfaceset disquaires

Public

Auteurs

Maisonsde disques

plateformescommerciales

detéléchargement

Public

Modèle traditionnel Modèle traditionnel transposé

Les modèles de diffusion de la musique (1)

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 13

II.2 L'auteur comme diffuseur

Les Majors ne sont pas les seules à avoir transposé leur modèle à Internet. Nombre d'artistes indépendants   et   de   petits   labels,   n'ayant   pas   ou   peu   accès   aux   plateformes   dites   « légales »   de téléchargement (il faudrait en réalité parler de plateformes commerciales, car elles sont loin d'être les seules à être légales), utilisent les possibilités d'Internet pour diffuser leur musique.

Sites d'artistes, webradios, extraits et streaming

Ce   qu'Internet   change   pour   ces   artistes,   comme   pour   de   nombreux   artistes   dans   d'autres domaines8,   c'est   la   possibilité   de   publier   par   eux­même.   Chaque   artiste   peut   disposer   d'un   site personnel consacré à la promotion de sa musique, voire même à sa diffusion. De même pour les petits labels dont le catalogue n'est pas distribué chez les disquaires, qui sont souvent des labels associatifs : ils trouvent dans Internet les moyens de relayer leur activité située non pas en dehors du marché de la musique, mais en marge de celui­ci.

Il serait fastidieux de répertorier les différents moyens techniques ou services sur internet disponibles. On peut   en  citer  quelques  uns :   la  micro­publication  sur   internet,   les  webzines,   les  webradios,   la diffusion   d'extraits   ou   de   chansons   en   streaming,   la   facilitation   du   contact   pour   la   vente   par correspondance, etc.

On remarquera pourtant une différence significative avec le  modèle  traditionnel de diffusion de la musique.   Pour   ces   artistes   qui   investissent   Internet   et   tentent   d'exploiter   tous   les   moyens   à   leur disposition pour promouvoir et vendre leur musique, les intermédiaires disparaissent. Ou plutôt, les seuls intermédiaires restant sont des intermédiaires choisis : un label associatif, par exemple.

8 Le domaine de l'illustration et de la bande dessinée dispose en France d'une « blogosphère » de jeunes illustrateurs, souvent talentueux, qui voient dans Internet et dans les blogs (ces sites web clef en main !) une forme de micro­publication peu coûteuse et efficace. Sont recherchés, entre autres : le contact avec d'autres illustrateurs, la constitution d'un public attentif aux sorties d'albums, le démarchage indirect des professionnels du secteur.

Les modèles de diffusion de la musique (2)

Auteur

services ouvertsde vente en ligne

?

Public

La fragmentation des moyens de diffusion

Site du labelde l'auteur

Site officielde l'auteur

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 14

Réduction drastique du coût d'entrée sur le marché

Aujourd'hui, l'autoproduction permet d'obtenir un résultat de qualité grâce à la baisse du coût du matériel d'enregistrement, et grâce à la production de la musique via des outils logiciels9. Cette baisse significative du coût de production des œuvres musicales (du moins de celles qui ne demandent pas la participation   d'un   orchestre   complet),   combinée   au   coût   dérisoire   de   la   diffusion   des   fichiers numériques,   permet   de   réduire   drastiquement   le   coût   d'entrée   sur   le   marché.   Il   devient   donc envisageable, pour tous ceux qui le souhaitent, de distribuer sur Internet sa production musicale !

Les évolutions de la technique permettent donc à nombre d'artistes d'éviter le « passage obligé » de la sélection par une entreprise, la maison de disque. Cette sélection, qui pendant longtemps a constitué une   ligne   de   démarcation   franche   entre   les   « artistes »   et   les   « musiciens   du   dimanche »,   perd aujourd'hui de son sens. On pourrait donc imaginer, par exemple, une plateforme commerciale de vente en  ligne de musique ouverte à   tous les  auteurs,  et  pas uniquement au catalogue des majors  et  de quelques labels importants.

Cette évolution s'inscrit dans le développement de ce que les anglais Charles Leadbeater et Paul Miller ont intitulé « The Pro­Am Revolution10 » : l'émergence d'une société où la frontière entre l'amateur et le professionnel   s'estompe.  Dans  le  domaine  de   la  musique,   cette   frontière   a   toujours  été   floue :   en particulier pour ce qui est  des musiques populaires, chaque musicien est d'abord un amateur, et sa professionnalisation dépendra pour beaucoup des circonstances. De plus, un musicien professionnel peut très bien redevenir un amateur, pour peu que sa musique ne rencontre plus un public suffisamment nombreux. Mais, malgré tout, la sanction des professionnels de la musique11 permettait de distinguer les « artistes » des « musiciens du dimanche ». Cette distinction était déjà contestable. Aujourd'hui, elle apparaît tout simplement comme obsolète.

II.3 La libre diffusion

Pour conclure cette tentative de typologie, il faut maintenant aborder une troisième modalité de diffusion   des   œuvres   musicales,   qui   par   de   nombreux   aspects   se   démarque   fortement   des   deux premières. Il s'agit de ce qu'on appelle parfois la « Musique Libre », ou la musique sous licence de libre diffusion.

Le principe de la libre diffusion, rendu applicable en pratique et à  grande échelle par la facilité de duplication des fichiers informatiques, est de ne pas limiter la diffusion à une unique source autorisée. Nous   venons   de   voir   qu'Internet   permettait   aux   auteurs   de   devenir   leurs   propres   diffuseurs,   en supprimant la nécessité  du recours aux intermédiaires.  Ici, on va plus loin encore :  non seulement l'auteur est diffuseur de son œuvre, mais en plus toute personne réceptrice de l'œuvre peut à son tour devenir diffuseur.

9 C'est ce que l'on désigne sous le nom générique de « home studio ».

10 The Pro­Am Revolution: How Enthusiasts Are Changing Our Society and Economy, Charles Leadbeater et Paul Miller, Demos, Londres, 2004.

11 Cette expression, « professionnels de la musique », désigne étrangement bien plus facilement les gérants du marché de la musique que les artistes eux­même… comme si les artistes étaient extérieurs au marché de la musique, qu'ils n'en étaient finalement que des clients un peu particuliers.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 15

Concrètement, un internaute recevant un fichier MP312 marqué « libre diffusion » pourra le rediffuser, pour l'envoyer à des amis, ou même à de parfaits inconnus via un réseau de type peer­to­peer. Du coup, la diffusion de l'œuvre ne passe plus nécessairement par l'auteur.

On peut le représenter sous la forme du schéma suivant :

L'auteur reste le seul capable de réaliser la première diffusion de l'œuvre (il s'agit d'un droit moral, incessible   et   inaliénable).  Mais  à   partir  du  moment  où   il   la  distribue  (sur   son  site  personnel  par exemple, ou encore sur le site de son label s'il en a un) selon les termes d'une licence de libre diffusion, il autorise toute personne qui reçoit l'œuvre accompagnée de cette licence à redistribuer l'œuvre, sans avoir à demander d'autorisation spécifique.

12 Pour mémoire, le MP3 ou MPEG Layer 3 est un format numérique de compression des données sonores, permettant de réduire drastiquement le poids d'un fichier de musique, pour une altération relativement faible de la qualité sonore. C'est historiquement, et aujourd'hui encore, le format le plus utilisé pour les échanges de musique sur Internet.

Les modèles de diffusion de la musique (3)

Auteur

plateformesindépendantes

de diffusiondes œuvres

Diffusion coopérative et décentralisée

Site du labelde l'auteur

Auditeur

Auditeur

Auditeur

AuditeurAuditeur

Auditeur

Auditeur

Auditeur

Auditeur

Auditeur Auditeur

Auditeur

Site officielde l'auteur

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 16

Nous avons pu voir que la technique et Internet permettent déjà une telle diffusion éclatée. Dans le cas de la libre diffusion, l'auteur fait tout le contraire de l'industrie du disque. Plutôt que d'utiliser le droit et des systèmes de verrouillage informatique pour rétablir la rareté, l'auteur encourage la profusion et la diffusion à l'envie. Pour cela, il se base sur le monopole que lui confère le droit d'auteur, tout en fixant par un contrat les  libertés qu'il  accorde, en somme, au public.  Ce contrat,  c'est   la  licence de libre diffusion.

Que fait  l'internaute qui  télécharge une chanson sur le site d'un musicien, quand cette chanson est fournie  avec  le   texte  d'une  licence,  ou une référence13  à  cette   licence ?  Il  accepte   les   termes d'un contrat, passé entre lui et l'auteur de l'œuvre. Les clauses de ce contrat n'impliquent aucune obligation contraire au droit d'auteur pour l'internaute. C'est l'inverse : ce contrat de mise à disposition lui accorde certains des droits normalement réservés à l'auteur, dont le droit de communiquer l'œuvre à une tierce personne.   Cependant,   pour   que   ces   permissions   soient   valables,   il   faut   que   l'utilisateur   respecte certaines   conditions.   En   particulier,   l'œuvre   transmise   doit   l'être   avec   la   même   licence   de   libre diffusion.

Mais pourquoi l'auteur renoncerait­il à tout ou partie des droits exclusifs qui lui sont accordés par le droit ? Quelles sont les raisons qui poussent des musiciens à choisir ce mode de diffusion ? Nous allons nous y intéresser plus longuement dans la partie suivante.

13 Un lien hypertexte vers le texte de la licence, par exemple.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 17

III« Culture Libre » et libre diffusion :

un projet de décentralisation de la culture

III.1 Origine des licences libres

Les   licences  dites  « licences   libres »  sont  des  contrats­type qui  ont  été   rédigés  pour  servir d'outil à des enjeux éthiques. On peut retrouver la trace de ces enjeux dans le texte fondateur de Ram Samudrala, « Philosophie de la Musique Libre »14. Samudrala lie directement la problématique de la musique « libre » à celle, plus ancienne, du logiciel libre15 tel que défini par Richard Stallman et la Free Software Foundation.

Le principe du logiciel  libre repose sur un certain nombres de libertés accordées à   l'utilisateur du logiciel par son créateur. Ce dernier, en plaçant son travail sous une licence libre telle que la GNU General Public Licence16, se sépare d'une partie de ses droits en tant qu'auteur du logiciel. Le but de la manœuvre est de s'assurer que le logiciel, grâce à son code ouvert, librement diffusable et modifiable, ne pourra pas enfermer l'utilisateur dans une relation de dépendance avec l'éditeur du logiciel. Du plus, le logiciel libre s'inscrit dans une éthique du partage et de la mutualisation des ressources.

Ces principes peuvent­ils s'appliquer aux œuvres artistiques, et plus particulièrement à la musique ? Peut­il   y   avoir   une   « musique   libre »   comme   il   existe   des   logiciels   libres ?   C'est   l'avis   de   Ram Samudrala, et des premiers théoriciens de la « musique libre ».

Les premières licences libres pour la musique

Par la suite, cette transposition du modèle du logiciel libre sera concrétisée par la rédaction de licences, dont l'Open Music Licence et l'EFF Open Audio Licence. Toutes deux sont très marquées par le modèle du logiciel libre et de la licence GNU GPL.

Pourtant, l'analogie entre musique et logiciel est loin d'être évidente. Les logiciels sont, le plus souvent, des outils techniques. La musique quant à elle peut difficilement être évaluée en termes d'utilité ou de fonction. Les enjeux, ne sont donc pas les mêmes. En particulier, le logiciel libre offre à l'utilisateur une   garantie   sur   son   indépendance   vis­à­vis   de   l'éditeur   du   logiciel.   Cette   caractéristique   est difficilement transposable à la musique.

Assez logiquement, le mouvement de la Musique Libre peine d'abord à trouver un véritable écho chez les artistes. La plupart de ceux qui publient sous des licences comme l'Open Music Licence ou l'EFF 

14 Version française disponible en ligne sur http://www.freescape.eu.org/eclat/3partie/Samudrala3/samudrala3.htmlLe texte original, intitué « The Free Music philosophy », est disponible sur le site de Ram Samudrala :http://www.ram.org/ramblings/philosophy/fmp.html

15 Également appelé logiciel « open­source ».

16 Texte de la GNU GPL sur http://www.gnu.org/copyleft/gpl.html

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 18

Open Audio Licence sont des développeurs ou des utilisateurs de logiciels libres, proche des courants technologiques de la musique (musique électronique, musique expérimentale).

Mais   si   logiciel  et  œuvres  culturelles  ne   répondent  pas  aux mêmes enjeux,   il   reste  que  certaines avancées du logiciel libre peuvent être appliquées à ces œuvres. Tout ce qu'il faudrait, c'est un peu de flexibilité. Le juriste américain Lawrence Lessig va apporter cette flexibilité, en initiant les licences Creative Commons17.

III.2 Creative Commons et la musique en libre diffusion

Lawrence Lessig est professeur de droit à la Stanford Law School. Il connaît la problématique des logiciels libres, et celle, plus générale, de l'évolution du droit d'auteur tout au long de la seconde moitié du 

vingtième siècle. C'est ainsi qu'il constate que dans le monde entier le droit d'auteur, censé représenter un compromis entre les besoins des auteurs (en particulier leurs besoins économiques) et la société civile en général, se renforce inexorablement en faveur des auteurs et, à travers eux, des principaux acteurs du marché de la culture18.

Comme les licences du logiciel libre, les licences Creative Commons s'appuient sur le droit d'auteur, mais pour le rééquilibrer. En effet, le monopole de l'auteur sur les usages qui peuvent être faits de l'œuvre n'est pas forcément au goût de chaque auteur. Ainsi, certains auteurs veulent pouvoir indiquer aisément que tel texte est librement réutilisable, et les conditions de cette réutilisation. On passe du « tout droits réservés » à « certains droits réservés19 ».

Des licences à la carte

Mais là où Lessig est particulièrement habile, c'est qu'il laisse de côté l'aspect monolithique des licences du  logiciel   libre.  Les défenseurs  du  logiciel   libre professent  que  les   licences doivent  être compatibles   entre   elles,   afin   que   le   code   d'un   logiciel   sous   licence   X   puisse   être   réutilisé   pour améliorer   un   logiciel   sous   licence   Y.   Les   licences  Creative   Commons,   elles,   ne  visent   pas   cette compatibilité. Elles sont d'ailleurs modulaires, et incompatibles entre elles : il existe plusieurs licences différentes20, suivant les clauses que l'auteur y inclut ou pas :

1. Citation : l'auteur peut exiger ou non d'être cité lorsque l'œuvre est reproduite.

2. Usage commercial : l'auteur peut refuser ou non que ses travaux soient reproduits à des fins commerciales.

3. Œuvres dérivées : l'auteur peut accepter ou non que son travail soit modifié par d'autres. Un compositeur peut accepter ou non qu'on remixe sa musique. Un écrivain peut accepter 

17 Le site officiel de Creative Commons est disponible sur http://creativecommons.org

18 On ne développera pas ce point plus avant dans ce mémoire. Pour aller plus loin, on pourra lire le remarquable ouvrage de Florent Latrive aux éditions Exils : Du Bon usage de la piraterie – culture libre, sciences ouvertes (Paris, 2004). Cet ouvrage est également disponible en ligne dans une version HTML réalisée par votre serviteur (en accord avec l'auteur et selon les termes de la licence utilisée) : http://host.covertprestige.info/piraterie/

19 « Some rights reserved », mention accompagnant généralement le logo Creative Commons.

20 Dont six licences principales.

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 19

ou   non   l'adaptation   de   son   roman   ;   cette   dernière   condition   est   assortie   d'une   option supplémentaire   :   l'auteur   peut   accepter   les   œuvres   dérivées   à   condition   que   le   travail résultant soit protégé par la même licence (ou non).21

Ces   clauses  modulables   s'ajoutent   aux  dispositions  de  base  de   ces   licences,   qui   garantissent   aux utilisateurs,  au minimum, la  liberté  de rediffuser  les œuvres.  On parle donc de « licences de libre diffusion »,   appellation  qui   a   l'avantage  de  différencier   les   « licences   libres »  caractéristiques  des logiciels libres, et les licences visant plus spécifiquement les œuvres culturelles.

Succès des licences Creative Commons

Le succès des licences Creative Commons fut très rapide, et leur adoption à travers le monde a été facilitée par leur transcription dans les diverses législations nationales22. Non seulement ces licences ont complètement occulté celles qui les avaient précédées23, mais elles ont également séduit des auteurs au delà du cercle restreint des promoteurs du logiciel libre. On a ainsi pu voir le magazine américain Wired publier une compilation de chansons24 sous licences Creative Commons, avec des intervenants prestigieux comme les Beastie Boys, David Byrne ou Gilberto Gil.

Par ailleurs, les licences Creative Commons connaissent un écho assez fort sur de nombreux weblogs. Toutes  proportions gardées,  on assiste  à  une véritable mode Creative Commons,   la   libre diffusion devenant une sorte d'étendard contestataire à l'encontre, principalement, des grands acteurs du marché de la musique et de leur politique répressive. On peut toutefois douter de la pertinence d'un marquage « libre diffusion » accolé sur un peu n'importe quoi, comme les billets d'un blog par exemple.

Dans le domaine de la musique, par contre, les licences Creative Commons (ainsi que d'autres licences de   libre   diffusion)   sont   assez   largement   utilisées   par   les   artistes   autoproduits   et   indépendants. Toutefois, ce « largement » est encore loin de représenter, statistiquement, une majorité. Ni même, sans doute, une proportion vraiment importante.

Malgré tout, on est loin des années des licences Open Music ou EFF Open Audio qui ne fédéraient qu'un petit groupe confidentiel d'artistes. On peut donc s'interroger sur les motivations qui poussent des artistes, pour beaucoup talentueux, à diffuser ainsi, le plus souvent gratuitement, leur musique.

III.3 Pragmatisme économique et militantisme idéologique

Disons­le tout net : les motivations sont diverses et variées. Pour la plupart des artistes qui y ont recours, les licences de libre diffusion sont un signe distinctif permettant de s'inscrire en marge du marché de la musique. Non pas complètement en dehors de ce marché, mais en marge : ces licences n'excluent pas toute exploitation commerciale de l'œuvre, en particulier pour ce qui est de la vente de supports physiques (malgré la numérisation des œuvres, ceux­ci restent attractifs) ou la vente de places 

21 Florent Latrive, « Savoirs et cultures libres », in Du Bon usage de la piraterie, Exils, Paris, 2004

22 Il existe donc des versions adaptées au droit français de ces licences. On peut les retrouver sur http://fr.creativecommons.org

23 Avec toutefois deux exceptions notables : la Licence Art Libre (http://artlibre.org), une licence d'origine française et proche des licences du monde des logiciels libres ; la GNU Free Documentation Licence, utilisée par défaut pour les articles du projet encyclopédique Wikipédia (http://fr.wikipedia.org)

24 Plus d'informations sur http://creativecommons.org/wired/

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 20

de concerts. Ceci étant, il est vrai que pour certains artistes la culture libre est un moyen d'affirmer un rejet de la marchandisation de la culture. Cette position semble toutefois minoritaire.

Si l'on voulait établir une « classification » des motivations poussant certains auteurs­compositeurs à adopter les licences de libre diffusion pour tout ou partie de leurs œuvres, on pourrait distinguer deux grandes   tendances.   D'un   côté,   des   préoccupations   idéologiques,   et   de   l'autre   des   préoccupations pragmatiques.

Les motivations idéologiques, ou éthiques, sont celles que nous avons abordées jusqu'ici. Opposition à l'attitude agressive des maisons de disques, notion de respect du public et d'équilibre du droit d'auteur, volonté de contribuer à un bien culturel commun, etc.

Les  motivations  d'ordre  pragmatique   sont,   au  premier   abord,  moins  évidentes.   Il   semble  pourtant qu'elles soient primordiales pour beaucoup de ces artistes. Tout d'abord, la libre diffusion augmente la diffusion de l'œuvre au sein du public, et permet donc théoriquement d'atteindre un public plus large de cette manière. Il y a clairement chez nombre d'auteurs utilisant les licences de libre diffusion la volonté de   se   faire   connaître  d'un  public   le   plus   large  possible.  Une   fois  que   l'artiste   dispose  d'une  base d'amateurs de sa musique, il peut envisager des activités rémunératrices, telles que des concerts ou la vente d'albums sur support physique.

Il existe un autre positionnement que l'on peut qualifier de pragmatique : celui de musiciens choisissant consciemment de ne pas tenter de s'insérer dans le marché  de la musique pour des raisons d'ordre pratique. Par exemple, un musicien qui se décrit lui­même comme amateur et qui ne compte pas se professionnaliser  dans   le  domaine  de   la  musique ;  ce  « musicien  du  dimanche »  voudra  peut­être, malgré tout, faire écouter sa musique à tous ceux qui le souhaitent, et en faire profiter tous ceux qui l'apprécieront. Ou encore, un musicien qui estime avoir les compétences pour être un professionnel de la musique, mais qui ne souhaite pas pour autant plonger dans la jungle du marché du disque… à la porte duquel beaucoup de musiciens extrêmement talentueux se sont déjà cassés le nez).

Sur la question des motivations, que nous n'avons fait ici qu'effleurer, je laisserai le mot de la fin à un artiste talentueux, Dana Hilliot :

À partir du moment où je rends des créations de moi publiques, mon intérêt est de les faire circuler   le  plus  aisément  possible.  Ce  que  permet   la   licence  de   libre  diffusion.  Même réflexion dans le cadre du label que j'ai fondé25  : les mélomanes sont impliqués dans la promotion des musiques que nous défendons, il est donc logique de ne pas empêcher la circulation des œuvres, et même de la favoriser.26

III.4 Libre diffusion et rémunération des artistes

La question de la rémunération des artistes est une des plus sensibles lors des débats sur la place de la musique dans la société. Lorsqu'il s'agit de musique libre, cette question est encore plus critique.

Tout d'abord, il faut savoir que la musique libre n'est pas obligatoirement une musique gratuite. Rien n'empêche l'auteur, ou même une maison de disque, de vendre un album sous une licence de libre diffusion. Bien sûr, une maison de disques ne serait sans doute pas enchantée par la perspective d'une 

25 Il s'agit d'Another Record, un label associatif de musique folk. Site web : http://www.another­record.com

26 Dana Hilliot, au cours d'une interview informelle menée sur les forums de Musique­Libre.org

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 21

œuvre qui, une fois disponible dans les bacs des disquaires, pourrait immédiatement et en toute légalité être rediffusée par un acheteur. Mais des solutions mixtes existent. Par exemple, un musicien pourrait très bien diffuser sous licence de libre diffusion des fichiers  MP3 de qualité  moyenne,   tandis que l'album physique serait distribué  sans licence particulière. Le contrat de licence s'appliquerait alors uniquement à la diffusion des fichiers MP3 fournis via, par exemple, le site de l'artiste. De plus, et nous l'avons déjà précisé, il existe d'autres sources de revenus pour un artiste, notamment les concerts.

Si la musique en libre diffusion n'est pas nécessairement gratuite, elle s'accorde mal avec la gestion collective des droits. En particulier, elle est incompatible avec les statuts de la SACEM :

ARTICLE 18 :

Le Conseil d'administration ayant seul le droit de décider de contracter, comme il est dit en l'article 16, il est interdit à tout Adhérent, Stagiaire, Sociétaire professionnel ou Sociétaire définitif, de céder le droit dont il a déjà investi la société dans le cadre de ses Statuts ainsi  que d'autoriser ou d'interdire personnellement l'exécution ou la représentation publique ou la reproduction mécanique de ses œuvres.27

Tout sociétaire de la Sacem cède, en signant ses statuts, le monopole qu'il possède sur la diffusion de son œuvre. Il lui est interdit, par exemple, d'accorder seul un droit d'exploitation sur son œuvre, ou ne serait­ce même que  la  simple diffusion de cette  œuvre.  Or c'est  bien ce qu'un auteur fait   lorsqu'il distribue une œuvre sous une licence de libre diffusion ! À l'heure actuelle, licences de libre diffusion et Sacem sont donc inconciliables.

Cette situation pourrait néanmoins évoluer au cours des années à venir, suite à des projets d'ouverture à la concurrence au niveau européen des marchés des diverses sociétés de gestion collective des droits.

III.5 Quelles pratiques ? Quels publics ?

La musique en libre diffusion se développe presque exclusivement sur Internet. Le réseau des réseau représente à la fois le principal outil technique pour la distribution des œuvres, et le premier vecteur de diffusion du discours sur la musique libre. Il y a quelques années encore, la libre diffusion restait   exceptionnelle.  Aujourd'hui,   il   s'agit   d'une  pratique  qui   tend  à   s'installer,   bien  qu'elle   reste largement minoritaire, comparée à l'ensemble de la production musicale.

Malgré tout, pour se persuader de sa vitalité, il suffit de se rendre sur les sites francophones Musique­Libre.org   et   Jamendo28.   Dans   le   cas   de   Jamendo,   il   s'agit   d'une   plateforme   non   commerciale (associative) de distribution de musique sous licences de libre diffusion. On peut y télécharger des albums complets d'artistes autoproduits pour la plupart, qui ont décidé de partager ainsi leur musique.

Lancé au printemps 2005, Jamendo compte un an plus tard plus de 800  albums en   libre   accès   (la   grande  majorité   venant  d'artistes français, mais on y voit apparaître ces derniers mois des albums américains ou espagnols, par exemple). Pour un album, le nombre moyen de téléchargements est de 200. Cela permet de relativiser quelque peu l'impact d'une plateforme – aussi appréciable et novatrice soit­elle – comme Jamendo. Pour un artiste qui voudrait y placer sa 

27 Société des auteurs; compositeurs et éditeurs de musique, Statuts 2005, Article 18 (les italiques ont été ajoutées).

28 http://www.musique­libre.org    et http://www.jamendo.com

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 22

musique, sous une licence de libre diffusion de type Creative Commons ou Licence Art Libre, la seule promesse raisonnable que l'on puisse lui faire est d'être écouté par quelques centaines de personnes. Peut­être plus si sa musique plaît.

On peut   tout  de  même en déduire  qu'il   existe  une  légère  disproportion entre   le  nombre d'artistes présents  sur  cette  plateforme,  et   le  nombre de  visiteurs  prêts  à   les  écouter.  Malgré  des   initiatives relativement médiatiques comme le « Wired CD », la musique libre reste un phénomène marginal, peu connu du grand public. Sans doute peut­on y voir une méconnaissance du grand public pour tout ce qui se situe aux marges du marché de la musique. Autrement dit, pour tout ce qui ne reçoit pas d'attention médiatique particulière.

Il est trop tôt pour se prononcer sur l'avenir de la musique en libre diffusion, à  la fois en tant que pratique sociale et en tant que modèle économique alternatif. S'il s'agit aujourd'hui d'un phénomène marginal, il reste à savoir si ce sera toujours le cas. À ce sujet, l'évolution du projet Jamendo permet – peut­être à tort – une certaine dose d'optimisme.

Nombre d'album disponibles sur Jamendo, fin mars 2006

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 23

IVAu delà de la distribution :

la place centrale de la promotion

IV.1 Libre diffusion, artistes auto­produits, musiciens indépendants :pour quelle visibilité ?

Au cours de cette réflexion sur les évolutions du marché de la musique et ses implications pour les acteurs indépendants de ce marché, nous avons longuement parlé du support, de la distribution et de la diffusion de la musique. Cela semble bien naturel : d'un côté d'innombrables artistes tentent – le plus souvent en vain – d'obtenir un passe pour le cœur du marché et la possibilité de diffuser leurs œuvres dans les bacs, et de l'autre la technologie promet la disparition des contraintes liées au support et à la distribution. Un monde « meilleur », en dehors des mécanismes classiques du marché, serait donc en train de se développer. Il reposerait sur l'indépendance des artistes, qui deviendraient tous, par eux­même ou via des prestataires de service non sélectifs, des diffuseurs (et le cas échéant des vendeurs) de musique.

Force est de constater que cet espoir un peu naïf est et sera peut­être encore longtemps déçu.

La réflexion sur les supports et la diffusion de la musique laisse de côté un aspect crucial du marché de la musique : peu importe la qualité et la disponibilité d'un produit, tant que ce produit ne recevra pas suffisamment d'attention, il y a peu d'espoir de le vendre en quantité satisfaisante. En d'autres termes : tant qu'un artiste ne focalise pas l'attention d'une portion suffisamment importante du public, il reste extérieur au cœur du marché de la musique, et éprouvera probablement des difficultés importantes à rémunérer convenablement son activité artistique.

Voilà pour la situation actuelle.

Rien n'interdit de penser que les choses évolueront fortement à l'avenir. On peut même se demander dans quelle mesure, et dans quelle direction. À cette question, de nombreux observateurs du marché de la musique prédisent une mutation radicale de ce marché, suite à la dématérialisation massive de la musique. Ce point de vue me paraît trop extrême. Que les supports de diffusion évoluent, c'est un fait. Mais que cela suffise à modifier profondément le marché de la musique, voilà qui est plus incertain.

Finalement, le support est­il le pilier principal de ce marché ? L'expression « marché du disque » ne nous induirait­elle pas en erreur ?

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 24

IV.2 L'industrie de la musique : un marché de la promotion des artistes

La   maîtrise   du   support   et   de   la   distribution   des   œuvres,   autrefois   chasse   gardée   des professionnels de la musique , devient avec le passage à l'ère numérique accessible à tous ou presque. Parallèlement, le monopole de l'auteur sur la diffusion de son œuvre, jusqu'ici rempart de la rareté, est interrogé par un certain nombre d'auteurs.

Que reste­t­il donc ? Qu'est­ce qui caractérise les grands acteurs du marché du disque, qui n'appartient qu'à eux ? Réponse : le poids médiatique et la force de frappe promotionnelle. C'est là un troisième pilier du marché de la musique, qui pourrait bien s'avérer bien plus stable et permanent que les deux autres.

Finalement, l'industrie de la musique (qui n'est plus une industrie du disque) n'est­elle pas avant tout caractérisée par un marché de la promotion des artistes et de leurs produits ? N'est­ce pas là, avec la promotion des  artistes  et  des  produits  du marché  de   la  musique,   l'épine dorsale  du marché  de   la musique ?

IV.3 Vers un repositionnement des maisons de disque ?

On a beaucoup reproché aux grandes maisons de disques de ne plus assez exercer leur rôle de dénicheurs de  talents.  Et   il  est  probable  que ce reproche perdure,   tandis que  les « home studios » permettent à  nombre de musiciens d'enregistrer  des maquettes  de plus en plus abouties,  voire des albums entiers. En conséquence de quoi, il est probable que, pour ces maisons de disque, le rôle de financement de la création musicale perde également de son importance. Même combat également pour le risque financier lié au pressage et à la mise sur le marché des exemplaires d'un album : avec la numérisation des œuvres, il risque fortement de disparaître, à terme.

Que reste­t­il alors aux maisons de disque ? Sur quoi asseoir leur légitimité ?

Tout simplement, sur leur compétence (et leurs moyens) dans le domaine de la promotion des artistes. C'est là que réside la véritable légitimité de l'industrie du disque, plus que dans une supposée défense de   la  diversité  musicale   (il   existe  bien  une  offre   relativement  diversifiée,  mais   est­elle   réellement d'origine philanthropique comme le prétendent régulièrement les maisons de disques, ou bien ne s'agit­il pas plutôt d'une réponse de ces maisons de disques aux attentes de divers marchés de niche ?). Après tout, pourquoi une maison de disques devrait­elle cacher sont statut et sa finalité  de société  privée cherchant à réaliser des bénéfices ?

Les   critiques  qui   s'élèvent   contre   le  marché   du  disque   sont   donc   pour   la   plupart  mal fondées.   Il  ne relève pas de  la  mission de sociétés  privées de présenter   la  diversité  du paysage   musical,   ni   de   rendre   justice   à   des   artistes   peu   médiatisés,   pas   plus   que   de découvrir de nouveaux talents (quoi qu' « ils » en disent !) : la vocation de l'industrie du disque, à quelqu'échelle que ce soit, reste avant tout de vendre des produits dérivés de la musique, de minimiser les risques liés à l'investissement et de favoriser autant que possible l'enrichissement des intermédiaires qui travaillent autour de ce produit.29

29 Dana Hilliot, « L'artiste et le commerce de la musique », in De la dissémination de la musique, autopublication, 2005. Cet essai est accessible en ligne sur http://www.another­record.com/textes/dissemination/diss.html

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 25

L'une des sources du désaveu actuel des maisons de disques vient sans doute de ce décalage entre les objectifs affichés et les objectifs réels.

En   l'absence   d'un   discours   clair   assumant   le   statut   d'organisation   à   but   résolument   lucratif,   les principaux acteurs du marché de la musique se privent de la légitimité qui devrait être la leur, et qui vient de leur compétence pour la promotion des artistes.

À l'heure où tous les autres piliers de ces entreprises sont sur le point d'être concurrencés, à plus ou moins long terme et avec plus ou moins de force, par des acteurs indépendants, les acteurs majoritaires de ce marché auraient intérêt à mettre en avant leur savoir­faire, et ce qui constitue, finalement, leur « valeur ajoutée ».

MUSIQUE ET INTERNET : VERS UNE DÉCENTRALISATION DE LA CULTURE ? 26

Bibliographie

Essais :

LATRIVE Florent, Du Bon usage de la piraterie, Exils, Paris, 2004.http://www.freescape.eu.org/piraterie/http://host.covertprestige.info/piraterie/

HILLIOT Dana, De la dissémination de la musique, publié dans Biblio du Libre, 2005http://www.freescape.eu.org/biblio/article.php3?id_article=222

Articles :

HILLIOT Dana, « La référence à l'art dans les débats en cours sur le droit de la propriété intellectuelle », publié dans la Tribune Libre de Framasoft, janvier 2006http://framasoft.net/article382.html

Sites de référence :

Framasoft, Tribune libre : http://framasoft.net/rubrique5.html

Jamendo (musique libre) : http://www.jamendo.com

Musique­Libre.org : http://www.musique­libre.org

Creative Commons (licences de libre diffusion) : http://creativecommons.org

ArtLibre.org (licence de libre diffusion) : http://artlibre.org

Ratiatum (actualité du peer­to­peer et de l'industrie culturelle) : http://www.ratiatum.com