nicolas tzortzis - vers une musique autogérée

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Université de Montréal Vers une musique autogérée : (In)compatibilités, Réseaux, Intuition et Processus Par Nikolaos Tzortzis Faculté de Musique Thèse de doctorat présentée à la Faculté de Musique en vue de l’obtention du grade de doctorat en Musique, option Composition. Novembre 2012 © Nikolaos Tzortzis 2012

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Thèse, Université de Montréal, avril 2013

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Page 1: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

Université de Montréal

Vers une musique autogérée :

(In)compatibilités, Réseaux, Intuition et Processus

Par Nikolaos Tzortzis

Faculté de Musique Thèse de doctorat présentée à la Faculté de Musique en vue de

l’obtention du grade de doctorat en Musique, option Composition.

Novembre 2012

© Nikolaos Tzortzis 2012

Page 2: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

ii

À Pavlos Antoniadis, pianiste d’exception et grand ami, pour ses efforts,

sa persévérance, son esprit positif, sa vision du monde et pour avoir

donné vie à mes rêves les plus incompatibles.

« Fais confiance à l’homme »

Page 3: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

iii

Mes remerciements les plus profonds à :

Mikhail Malt, pour son soutien, son aide, sa patience et sa confiance.

Philippe Leroux, pour l’inspiration et tout ce qu’il ma appris, les six

dernières années.

Denis Gougeon, pour avoir été toujours présent, lorsque j’en avais besoin.

Page 4: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

iv

Résumé

« Vers une musique autogérée », est un regard sur mes œuvres des trois dernières

années : un quatuor à cordes, un quatuor pour flûte basse, saxophone baryton,

percussion et piano, une pièce pour voix de femme et douze musiciens et une pièce

pour silent piano et dispositif électronique, qui sera le chapitre le plus exhaustif. Tout

au long de cette étude, on examinera les notions qui m’inspirent, les points de départ

de chaque pièce ainsi que les moyens employés pour arriver au bout de chaque idée.

On parlera du tandem « intuition – processus » et comment il s’exprime chaque fois

de façon différente, des réseaux qui se créent dans la musique, on abordera le concept

omniprésent de l’incompatibilité et les relations que cela autorise, et on suivra

l’évolution progressive de l’écriture vers une musique qui se veut « autogérée », en

examinant comment ce terme se manifeste, selon les différents contextes.

Mots-clés: Incompatibilité, intuition, processus, distraction, interaction, réseau, autogéré

Page 5: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

v

Summary

« Towards an autoregulated music » is a look on my works of the past three years: a

string quartet, a quartet for bass flute, baritone saxophone, percussion and piano, a

work for female voice and twelve musicians and a piece for silent piano and real time

electronics, the most thorough chapter. Throughout this study, we’ll examine the

notions that inspire me, every piece’s starting points and the means applied to take

every idea to its full potential. We’ll talk about the tandem « intuition – process » and

how it’s expressed every time in a different way, the networks that exist in the music,

we’ll approach the ever-present concept of incompatibility and the relations it allows,

and we’ll follow the gradual evolution of the writing towards a music that calls itself

« autoregulated », considering how this term is expressed, in different contexts.

Key words : Incompatibility, intuition, process, distraction, interaction, autoregulated

Page 6: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

vi

« …Faire. Faire un livre, un enfant, une révolution, faire tout court, c’est se projeter

dans une situation à venir qui s’ouvre de tous les côtés vers l’inconnu, que l’on ne

peut donc pas posséder d’avance en pensée, mais que l’on doit obligatoirement

supposer comme définie pour ce qui importe quant aux décisions actuelles. Un faire

lucide est celui qui ne s’aliène pas à l’image déjà acquise de cette situation à venir,

qui la modifie au fur et à mesure, qui ne confond pas intention et réalité, souhaitable

et probable, qui ne se perd pas en conjonctures et spéculations quant aux aspects du

futur qui n’importent pas pour ce qui est à faire maintenant ou quant auxquels on ne

peut rien ; mais qui ne renonce pas non plus à cette image, car alors non seulement

« il ne sait pas où il va », mais il ne sait même plus où il veut aller….1 »

1 Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Éditions du seuil, Paris 1975, p.130-131

Page 7: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

vii

Table de matières : Dédicace ii Remerciements iii Résumé iv Summary v Citation de Cornelius Castoriadis vi Table des matières vii – x 1. La démarche esthétique et le mode de travail 1

1.1 Le temps et le fonctionnement de la pensée comme point de départ 1

1.2 La logique de l’écriture instrumentale 2

1.3 Incompatibilités 3

2. Femme-tête-temps (2010), pour quatuor à cordes 4

2.1 Le point de départ 4

2.2 La pièce 5

2.3 Conclusion 15

3. Illusoire (2010), pour flûte basse, saxophone baryton, percussion et piano 16

3.1 Le point de départ 16

3.2 Le processus 16

3.2.1 Mesures 1-13 16

3.2.2 Mesures 14-30 17

3.2.3 Mesures 30-40 18

3.2.4 Mesures 41-64 18

3.2.5 Mesures 64-83 19

3.2.6 Mesures 84-93 20

3.2.7 Mesures 93-134 20

3.2.8 Mesures 134-141 21

3.2.9 Mesures 142-148 21

3.2.10 Mesures 149-157 22

3.2.11 Mesures 158-167 23

3.2.12 Mesures 168-182 23

3.2.13 Mesures 183-198 24

3.2.14 Mesures 199-203 25

Page 8: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

viii

3.2.15 Mesures 204-214 27

3.2.16 Mesures 215-229 27

3.2.17 Mesures 233-271 28

3.3 La deuxième partie 30

3.3.1 Mesures 272-324 30

3.3.2 Mesures 334-373 30

3.3.3 Mesures 374-388 31

3.3.4 Mesures 389-420 31

3.3.5 Mesures 421-432 32

3.4 Conclusion 32

4. Ient, (2011), pour voix de femme et douze musiciens 33

4.1 Les premiers choix, le texte 33

4.2 La dramaturgie et l’orchestration 36

4.3 Première partie 38

4.3.1 Mesures 1-55 38

4.3.2 Mesures 56-90 39

4.4 Deuxième partie 42

4.4.1 Quelques exemples / Mesures 94-96 43

4.4.2 Mesures 122-129 44

4.4.3 Mesures 143-145 45

4.4.4 Mesures 153-162 47

4.5 Troisième partie 49

4.6 Conclusion 53

5. Incompatible(s) V (2011-2012), pour silent piano et électronique en temps réel 54

5.1 Les origines du projet 54

5.2. Les enjeux esthétiques 54

5.3. Le choix de l’instrument et les enjeux qui en dérivent 55

5.3.1 Une autre façon d’écouter le piano. Le dispositif mis en place 55

5.3.2 Silence et théâtralité 59

5.3.3 La place et le rôle de l’électronique 60

5.3.4 Pianoteq et le nouveau piano préparé 61

5.3.5 Conclusion 67

Page 9: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

ix

5.4. Une autre idée de l'interaction, visant une nouvelle forme ouverte 67

5.5. L’écriture rythmique 70

5.5.1 Évolution des arborescences de Xenakis 70

5.5.2 Critique sur la nouvelle complexité : Ferneyhough, Mahnkopf, Cox 74

5.5.3 Écrire le rythme pour communiquer avec l’ordinateur 85

5.5.4 La conversion en script antescofo 91

5.6 La partition 94

5.6.1 Version 1.1 94

5.6.1.1 Mesures 1-47 95

5.6.1.2 Mesures 48-130 99

5.6.1.3 Mesures 131-137 103

5.6.1.4 Mesures 137-196 103

5.6.1.5 Mesures 197-204 104

5.6.1.6 Mesures 205-235 105

5.6.1.7 Bilan 107

5.6.2 Version 2.1 107

5.6.2.1 Mesures 1-120 108

5.6.2.2 Mesures 121-267 109

5.6.2.3 Mesures 268-377 110

5.6.2.4 Bilan 112

5.6.3 Version 1.2 113

5.6.3.1 Mesures 161-194 113

5.6.3.2 Mesures 195-251 114

5.6.3.3 Mesures 252-289 116

5.6.3.4 Mesures 290-305 118

5.6.3.5 Bilan 119

5.7 L’électronique 119

5.7.1 Le patch MAX 119

5.7.1.1 Le patch principal 119

5.7.1.2 Les traitements 124

5.7.1.3 La structure des événements 127

5.7.2 Conclusion 128

6. L’avenir 129

6.1 Quelques pensées 129

Page 10: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

x

6.2 Les projets pour les trois prochaines saisons 130

7. Epilogue 132

8. Bibliographie 134

Page 11: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

1

1. La démarche esthétique et le mode de travail

1.1 Le temps et le fonctionnement de la pensée comme point de départ

Depuis 2007 et ma pièce « Désaxé », pour 10 musiciens, je travaille beaucoup sur une

musique inspirée par la vitesse de la pensée humaine et la façon dont les pensées se

succèdent dans le cerveau. Plus tard, j'ai exploré cette idée dans d'autres œuvres,

comme « Mnésique », « Femme-tête-temps », «Incompatible (s) IV », « Illusoire » et

ma dernière pièce, pour silent piano et électronique, « Incompatible(s) V », créée à

Paris le 8 juin au festival ManiFeste de l’IRCAM, par Pavlos Antoniadis.

Dans la tête, les choses se succèdent à un rythme extrêmement rapide et la durée de

certaines pensées serait probablement impossible à mesurer en unités de temps (en

secondes, voire en millisecondes). Malgré la très courte durée de chaque pensée et la

grande quantité d'informations que l’on traite à un moment donné, on est toujours

capable de suivre la ligne tracée par le cerveau, même si les associations qui se

produisent n'ont pas de connexion « logique » apparente les unes aux autres. Un seul

mot, une image, ou même un son, peut dévier nos pensées vers quelque chose de

complètement différent, mais ça a toujours « du sens », puisque le passage d'un point

focal à l'autre semble toujours organique et n'a besoin d'aucun type d'explication .

Il s’agit d'une série de stimuli ou d’informations qui s'influencent mutuellement, avec

un lien très serré entre eux, conscient ou non. Cette succession de pensées constitue

un réseau où chaque élément a sa propre importance individuelle, mais est toujours

fortement dépendant de ce qui précède et ce qui suit. C'est cette définition exacte du

réseau que j'ai mise dans ma musique, en travaillant sur une échelle temporelle qui

tente de simuler le temps comme il passe dans la tête. Une logique musicale qui se

concentre sur les associations, les sauts intuitifs entre des éléments contrastés ou

similaires et un processus de composition qui permet à des différents matériaux et

des organisations de hauteurs d’interagir librement et organiquement, tout en restant

fortement opposé au post-modernisme et en excluant toute utilisation d’objets

musicaux connotés ou d’empreintes d’autres musiques.

Dans ces cas, la musique est basée sur la succession de fragments courts mais

reconnaissables qui, généralement grâce à un « lien » commun, passent rapidement de

l’un à l'autre, créant ainsi des phrases plus longues, qui seraient très difficiles à

concevoir comme un ensemble dès le début. Avec aucun plan formel préalable et

aucune macrostructure prédéfinie, je commence à écrire et je laisse la musique se

déployer progressivement, pendant qu’une figure, une harmonie, un son ou une

Page 12: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

2

texture cherche la meilleure voie à suivre. La pièce est, en quelque sorte, en train de

se générer elle-même, vu que la fin d'un élément devient le début du suivant, un nœud

entre deux lignes qui pourraient exister indépendamment, mais dont la rencontre force

la musique à passer de l'une à l'autre. Il me serait impossible de pré-organiser ces

rencontres et je fais confiance à mon intuition, tout en me permettant d’introduire

délibérément des « fautes », en forme de ruptures ou de parenthèses, afin d’éviter des

relations trop faciles de cause à effet. Ces idées sont encore plus présentes dans «

Incompatible(s) V », du micro-détail à la macroforme, où la pièce entière est un grand

réseau de sections qui créent plusieurs chemins possibles et c'est à l'ordinateur de

décider, en temps réel, ce que le pianiste doit jouer.

1.2 La logique de l’écriture instrumentale

Dans ma logique, l’écriture se nourrit directement des instruments, de la physicalité

du jeu de l’interprète et cherche toujours des solutions de doigtés ou d’actions qui

permettent de rendre certains passages plus idiomatiques pour les interprètes, tout en

restant fidèle à l’esprit de la musique. Une position sur la touche d’un instrument à

cordes ou un doigté spécifique d’un bois peut être la base pour l’harmonie de toute

une section, le contour mélodique d’un passage monophonique en microtons ou le

saut d’un registre à un autre, avec un changement de pression d’air ou de doigt, sans

demander des mouvements trop extravertis et inconfortables. Étant donné que j’ai un

goût pour la vitesse et les textures denses et que je n’ai pas comme objectif d’écrire

des partitions irréalisables, il est nécessaire de trouver des solutions qui aident le

musicien à tout jouer, tout en combinant les logiques harmoniques, timbriques et

gestuelles de l’œuvre. Il est absolument indispensable de faire des recherches

approfondies sur les possibilités offertes par les instruments afin de prendre à chaque

fois la meilleure décision possible.

La musique avance donc vraiment pas à pas, sans connaître ce qui viendra dans la

mesure suivante. Je passe beaucoup de temps à écouter une simulation MIDI de la

pièce sur le logiciel Finale, et c’est l’écoute qui me guide, c’est la musique même qui

me propose, ou même m’impose, sa suite. Afin de me rassurer que la pièce puisse

survivre à une performance moins parfaite, je l’écoute à des tempi différents, avec

plus ou moins de précision, et mes choix ont souvent été influencés par cette écoute

« imparfaite ».

C’est pour ça que je parle d’une musique qui « s’autogère », qui « s’autogénère »

aussi. Les seules choses qui sont définies avant le début de la composition sont

Page 13: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

3

l’instrumentation et la durée approximative de chaque œuvre, des choses qui

dépendent des conditions de chaque commande et des contraintes qu’elle pose. Sinon,

la musique se forme progressivement et lentement, en cherchant à suivre l’idée,

souvent poétique, de départ, et qui normalement définit le titre.

1.3 Incompatibilités

L’autre axe qui m’intéresse fortement est l’idée de l’incompatibilité. Ceci a

commencé encore en 2007, dans la classe de composition de Georges Aperghis à la

Haute École des Arts de Berne, en Suisse. Pour mon spectacle, composé des œuvres

Incompatible(s) I, II et III, j’ai voulu mettre en scène les musiciens en train de jouer

des couches indépendantes, souvent accompagnées par des actions, des textes et des

attitudes contradictoires. Le défi était de créer des textures où les couches séparées

coexisteraient et s’entendraient indépendamment, afin de pouvoir naviguer parmi eux,

en mettant plus en évidence une autre couche à chaque moment, comme si un

projecteur ou une caméra changeait son point de fixation sur une autre partie de la

scène. L’idée de l’incompatibilité n’a pas été appliquée qu’à la macro-écriture de la

pièce, mais j’ai voulu plonger dans l’écriture individuelle de chaque instrument, afin

de trouver des actions qui, sans empêcher l’instrumentiste de jouer, seraient

contradictoires à une situation normale de concert et pas très confortables. La harpiste

est donc contrainte à parler à l’envers, le contrebassiste joue et parle tout en tournant

autour de lui-même, la flûtiste cherche à prononcer ses phrases dans son instrument,

tout en tombant amoureuse du contrebassiste etc. Ma volonté a été de créer une

musique vraiment polyphonique, tout en accentuant les points communs, et

difficilement repérables à première vue, entre les couches.

Cette notion des couches indépendantes et des actions contradictoires sur le même

instrument m’accompagne depuis et se trouve dans toutes mes pièces, notamment

« Illusoire », « Incompatible(s) IV et V », sauf que dans ces deux dernières la présence

de l’électronique multiplie les couches et cette notion se traduit également en des

séries de traitements en cascade, où les paramètres varient séparément, parfois sans

relation apparente avec le texte musical. « Incompatible(s) IV », pour clarinette basse

et électronique, étudie en profondeur les doigtés de l’instrument et permet parfois de

séparer les deux mains, ou le jeu avec l’embouchure du jeu digital. Dans

« Incompatible(s) V », la séparation des deux mains du pianiste touche les extrêmes,

vu, d’abord, l’écriture rythmique souvent complètement désynchronisée et pas

Page 14: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

4

contrainte par les mesures, mais également la séparation du piano en deux ou trois

parties vraiment distinctes à l’aide de l’électronique.

Encore une fois, l’idée du réseau trouve son application car, dans ce cas, il s’agit de

faire entendre les lignes de chaque main ou de chaque traitement, en les faisant

apparaître ou disparaître à volonté, comme des parties d’un grand système, reliées

pour permettre la communication entre eux-mêmes ou un centre de contrôle.

Pour moi, toute la beauté de l’incompatibilité se trouve dans l’effort de faire en sorte

que, plusieurs éléments à priori inconciliables, trouvent un terrain d’entente commun

et arrivent à coexister malgré leurs différences.

2. Femme-tête-temps (2010), pour quatuor à cordes

Composée d’abord entre juillet et septembre 2010, l’œuvre est inspirée par la vitesse avec laquelle s’enchaînent les pensées dans le cerveau humain, surtout lorsqu’on se trouve dans un état d’alerte. (note de programme) Commande de l’International Composers Pyramid, Créé en décembre 2010 en Grande-Bretagne, puis repris en France, Allemagne, Autriche, en Grande Bretagne et aux Pays-Bas. 1er prix au concours de composition de l’institut néerlandais de Paris 2e prix au concours de composition Zeitklang, en Autriche Publié par les Éditions Suvini Zerboni 2.1 Le point de départ Mon deuxième quatuor à cordes continue dans la suite des pièces qui le précède et

s’inspire du temps encéphalique, sauf que, et pour la première fois dans ma musique,

les moments « intuitifs » se juxtaposent à des processus linéaires qui se focalisent sur

une texture et sa transformation progressive. Influencé par l’esthétique de Philippe

Leroux, dont l’écriture de processus m’apparaît très singulière et réussie, j’ai voulu

expérimenter avec cette logique qui m’était étrangère. Il me semblait que cette

temporalité, où le rythme de l’évolution est plutôt lent, comparé à l’écriture

fragmentée, serait le contrepoids idéal pour les parties où le temps passe très vite, vu

la densité et la multitude des événements.

Dans cette pièce, j’ai voulu encore approfondir ma connaissance des cordes et

chercher à appliquer certaines idées que je n’avais pas exploitées lors du premier

quatuor, trois ans plus tôt. Alors que celui-ci était dominé par les sonorités lisses et les

figures majoritairement directionnelles, dans Femme-tête-temps j’ai voulu travailler

d’abord avec des textures et des gestes plutôt désarticulés, en éparpillant les registres

parmi les instruments. Ceci voulait dire que les positions et les doigtés devaient être

bien soignés, afin de permettre des sauts de hauteur sans la nécessité de trop déplacer

Page 15: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

5

la main gauche et compromettre la fluidité de l’exécution et le rapport entre les

différents fragments, ce qui nuirait à toute la logique de la pièce. A posteriori, et après

avoir travaillé avec quatre quatuors différents, dont le quatuor Arditti, cette écriture

pour les cordes s’est avérée bien efficace, car, malgré la densité et la difficulté de la

musique, elle n’a pas posé de problèmes insurmontables aux musiciens. Les

différences entre les diverses exécutions de l’œuvre se situent au niveau des choix

personnels d’interprétation et pas à des questions techniques qui auraient conditionné

la performance.

2.2 La pièce

Pendant les 45 premières mesures on entend une musique qui bouge beaucoup, avec

les indications des mesures qui changent constamment, deux mesures successives

n’étant que rarement identiques. La nature des objets évolue sans cesse, le temps

s’accélère ou s’arrête souvent brusquement et les variations de timbre, sur des objets

qui reviennent, simulent des traitements électroniques tel le filtrage ou la distorsion

(jeu sul ponticello, changement de pression d’archet). Le fait de faire revenir des

objets cherche à créer de la mémoire, des points de repère pour l’auditeur et le

musicien, afin de l’aider à suivre la musique et jalonner l’écoute.

Les deux premières mesures donnent d’entrée de jeu une idée précise de ce qui va

suivre : les rythmes sont hachés, les sauts de registres se font à l’aide des harmoniques

naturelles, des cordes à vide ou des positions peu habituelles, mais ergonomiques,

pour la main gauche. Il y a une volonté consciente de travailler surtout avec des

motifs à deux attaques (schème « note-note » ou « accord-note » ou « note-accord »)

afin d’éviter toute réminiscence de triangle. Lors des rares occasions où un instrument

joue trois attaques successives, il s’agit des mouvements unidirectionnels, dont

émergeront les gestes plus liées qui suivent dans les mesures suivantes.

Figure 1 Femme-tête-temps, mes 1-2

Page 16: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

6

Pour équilibrer les rythmes secs et les attaques détachées, des crescendi courts sont

distribués aux quatre instruments, en simulant soit l’écho, soit le pre-delay d’une note

principale, logiquement jouée fortissimo. Les frictions microtonales et les différences

de dynamique, entre la note principale et la note d’écho ou d’anticipation, viennent

simuler les différents espaces où on situerait ces sons, s’il s’agissait d’une musique

électronique, et d’exagérer l’effet Doppler, qui fait qu’une source sonore qui s’éloigne

brusquement paraît légèrement plus basse.

Dans les mesures suivantes, des gestes courts font progressivement leur apparition,

soit sous la forme de glissandi (normaux ou d’harmoniques naturelles), soit comme

des passages legato de trois ou quatre notes. Une première quasi-fin arrive à la mesure

sept, un geste ascendant divisé entre les quatre instruments, avant d’introduire, juste

après, des nouveaux matériaux, des passages diatoniques et microtonaux en trémolo

mesuré. La mesure dix sert de parenthèse, une sorte de courte interruption des tremoli,

qui continuent jusqu’à la mesure treize.

Figure 2 Femme-tête-temps, mes 3-11

Page 17: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

7

La mesure dix-sept voit la présence de la première dichotomie du quatuor entre un

instrument soliste et un sous-groupe de trois instruments. Cette configuration

reviendra par la suite plusieurs fois et mènera à la quasi-cadence du premier violon.

Jusqu’à la mesure vingt-quatre, les notes tenues (les échos et les pre-delays) et leur

temporalité gagnent progressivement d’importance, pour arriver aux deux dernières

mesures de cette section et les entendre en tant qu’entités à part entière. Un élément

au début secondaire, qui n’existait que par rapport aux autres, devient pour un instant

le point focal, sert de moment de transition et permet à la musique de repartir ailleurs.

Les mesures 25-29 contiennent la juxtaposition de deux textures : d’un coté les

tremoli, cette fois non mesurés, et de l’autre l’écriture aux rythmes hachés du début.

Les deux mesures qui suivent sont une variation peu évidente du jeu en trémolo.

En écrivant, je me suis dit que le trémolo est un va-et-vient rapide sur la corde et, à

partir de cette idée du va-et-vient, j’ai décidé d’écrire d’autres types de va-et-vient,

soit joués par la main droite, soit par la main gauche. Ceci a donné des batteries entre

deux cordes voisines, des batteries sur une seule corde et un vibrato exagéré. On a ici

à faire avec un bon exemple de la génération de l’harmonie à partir de la position des

doigts: les notes effleurées qui donnent les harmoniques naturelles (violon et

violoncelle) sont jouées en tant que notes normales par les deux autres, comme s’il

s’agissait d’un changement de pression de doigt sur un seul instrument.

Les mesures 32-44 sont une sorte de récapitulation de la pièce jusque là : chaque

mesure contient un autre type d’écriture, rappelant certains passages entendus

précédemment, avec quelques nouveaux éléments, comme la montée obstinée en

quarts et huitièmes de tons du violoncelle à la mesure 33. La dichotomie se fait

maintenant entre le deuxième violon et le reste de l’ensemble, on retrouve brièvement

les tremoli au premier violon, ainsi que les gestes montants et les batteries en

harmoniques naturelles.

Figure 3 Femme-tête-temps, mes 36-40

Page 18: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

8

Figure 4 Femme-tête-temps, mes 41-44

À la mesure 45, accentuée par une modulation métrique qui prend comme nouveau

tempo la mesure 44 de 3/16, commence le premier processus de l’œuvre. La ligne du

violoncelle, tel un riff de guitare électrique, est la base de cette section qui, du grave,

se dirige progressivement vers l’aigu et un sol6 partagé parmi les quatre instruments.

Il s’agit d’abord d’un processus de densification horizontale et verticale, puis d’une

raréfaction vers une seule note et sa déviation microtonale. Tout au long de cette

section je travaille avec des champs dodécaphoniques, une technique qui permet de

stabiliser l’harmonie et faire croire que le temps passe plus lentement. Chaque note de

la gamme chromatique est placée à une position fixe, et on l’entend toujours à cette

position, sans changement de registre. Ceci crée des points de repère précis,

l’harmonie se clarifie et chaque changement de registre fonctionne comme une

modulation, variant considérablement la couleur harmonique.

À part la transition entre deux registres, le début de ce processus voit aussi une

transition entre deux timbres, d’une forte pression d’archet à une pression normale.

Plus subtil, ce deuxième processus se veut un changement discret de caractère qui

accompagne la montée, en passant par des coups d’archet pesants dans le grave, vers

une sonorité plus légère dans l’aigu, accentué par des coups d’archet pointillistes et

des harmoniques naturelles au timbre plus fin. Seul point de jonction entre le début et

la fin du processus, un glissando ré2-ut2 dans le grave du violoncelle, une obsession

presque cachée qui refuse d’évoluer, avant de disparaître. Cette obsession fera son

apparition plus tard dans la pièce, dans un autre contexte, qui la mettra encore plus en

évidence.

Page 19: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

9

Les mesures 63-102 sont une variation libre de la première section, une sorte de A’

d’un rondo défiguré qui commence progressivement à se profiler. Les objets qui

reviennent sont encore variés et des nouveaux éléments sont introduits, notamment le

ricochet col legno et les sons percussifs sur le corps ou la touche des instruments. Les

lignes se partagent entre les instruments afin de briser la directionnalité de certains

mouvements et de créer un jeu également avec l’espace.

La mesure 71 fonctionne comme un coup de frein soudain qui change brusquement la

vitesse et la direction de la musique, se focalisant sur une seule note entre le

violoncelle et le deuxième violon, toujours sous le prisme du « va-et-vient », cette fois

entre trémolo et non trémolo, pression normale d’archet et forte pression. Les tremoli

repartent comme avant, sauf que cette fois, eux aussi subissent une variation, avec le

jeu en flautando qui apparaît pour la première fois. En plus, la juxtaposition entre les

textures de tremoli et celles aux rythmes hachés ne se fait plus comme des boîtes

fermées qui se succèdent, mais l’une entre dans l’autre, l’une apparaît avant que

l’autre soit finie. À la mesure 79 on entend pour la première fois des extraits

d’échelles non-octaviantes divisées entre violon II, alto et violoncelle. Ces échelles,

qui sont la base du matériau de toute la pièce, font ici une première apparition

fugitive, comme pour révéler un peu, d’où dérive toute la musique qu’on est en train

d’entendre.

À noter également la présence d’un si bémol 6 aigu aux mesures 79 et 81, aux deux

violons. Cette note, étrangère à ce qui se passe dans le quatuor, a été ajoutée après

coup, afin d’anticiper l’apparition affirmée de la même note quelques mesures plus

tard. Un élément secondaire, voire hors sujet, d’un instant, se voit accordé le rôle

principal quelques secondes plus tard, justifiant ainsi sa présence après coup. Cette

idée, d’une musique ouverte aux « accidents » qui trouvent leur raison d’être dans le

temps, m’est très chère et traverse mes pièces, d’une façon ou d’une autre.

Page 20: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

10

Figure 5 Femme-tête-temps, mes 78-81

Lorsque la musique s’arrête soudainement à la mesure 84, le si bémol aigu est déjà là,

à instaurer la nouvelle temporalité, avant que celle-ci soit vraiment établie. L’idée

derrière ce type d’ « arrêt sur image » vient de la notion de l’inertie : Une voiture

freine brusquement, mais, au moment de s’arrêter, les passagers sont propulsés devant

et leurs corps s’arrêtent vraiment quelque peu après. Le freinage accentue donc la

vitesse acquise précédemment, mais la nouvelle situation, l’arrêt, est déjà installée au

moment où les passagers l’intègrent. Dans le cas de la mesure 83, l’arrêt, le freinage,

est le si∫6 qui émerge au deuxième violon, pendant que les « passagers » sont les

échelles et les glissandi qui continuent leurs mouvements respectifs, avec une légère

accélération.

Figure 6 Femme-tête-temps, mes 82-84

Le deuxième processus a lieu entre les mesures 103 et 128. Ici on commence par une

note et sa déviation microtonale, pour progressivement élargir le registre, densifier la

texture et aller vers une écriture gestuelle en glissandi mesurés qui reste sur une figure

Page 21: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

11

dans l’extrême aigu. Cependant, le riff du premier processus commence à se profiler,

toujours éparpillé parmi les instruments, avant de faire une apparition fugitive aux

mesures 116-117. À partir de la mesure 119 commence le retour progressif vers la

partie « intuitive » suivante, avec la disparition progressive de la figure en glissando

mesuré et l’apparition d’une montée collective en échelles non-octaviantes, dont la

première courte apparition anticipatoire remontait à la mesure 79. Comme lors du

premier processus, il s’agit d’une double transition, entre mesuré et gestuel pour

l’écriture des instruments séparément, mais également de l’homorythmie à

l’hétérorythmie, du point de vue vertical et de l’écriture d’ensemble.

L’émergence progressive du riff est le premier point commun entre processus, son but

étant de faire croire que le deuxième précède le premier, une scène d’un film dont la

narration se fait en zigzag, un antépisode qui raconte les origines d’un caractère déjà

connu. Ceci relie les processus entre eux, créant une « pièce dans la pièce », une

forme pseudo-ouverte qui veut faire croire qu’elle aurait pu exister dans un autre

ordre.

Figure 7 Femme-tête-temps, mes 114-117

Page 22: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

12

De ce processus, le point culminant se fige comme un objet égaré qui bascule entre

les deux violons, presque inchangé, pendant que les échelles non-octaviantes

réapparaissent timidement, avant de se densifier. Au début, les échelles mêmes sont

victimes de déviations basées sur les harmoniques naturelles qui se trouvent « sous »

les doigts des notes des échelles, afin d’éviter un début de section trop claire et

directionnel.

Les mesures 128-163 sont la variation du A’, ce qui accentue la forme de rondo, avec

ces (quasi) « couplets », avant la cadence du premier violon (mesures 163-179) qui

récapitule le matériau utilisé jusqu’à là. Dans les parties A, A’ et A’’, des

« cadences » étaient attribuées au deuxième violon, au violoncelle et à l’alto, ce qui

fait que cette cadence du premier violon arrive comme une exégèse, la volonté

d’arrêter le temps et clarifier le discours.

La fin de la cadence est le début du troisième processus, qui repart presque d’où le

premier avait fini, autour d’un sol (dièse) 6 et sa déviation microtonale. La relation

entre les processus devient ici plus claire, réunifiant les trois et presque révélant leur

« bon » ordre, tel un cerveau en état d’alerte qui avait du mal à classer ses propres

souvenirs et d’en comprendre le sens, mais qui y arrive, à la fin. Ce processus, qui va

jusqu’à la mesure 203, est également une action sur le timbre, la sonorité allant

progressivement vers le bruit et l’étouffement. Pour boucler la boucle, ce troisième

processus se focalise à la fin autour d’un glissando ré#2-ut#2 dans le grave du

violoncelle, comme c’était le cas dans le premier. Ce petit geste, le seul toujours joué

arco dans un ensemble de sons secs, soit en pizzicato, en ricochet ou en legno battuto,

et l’anti-sommet, la résignation avant le dernier retour du matériel du début. Un

mixage des trois processus « dans l’ordre », afin de mieux démontrer la relation entre

eux, est fourni avec ce texte.

Ces trois processus forment, en fait, un réseau, des situations musicales qui

communiquent entre elles et offrent plusieurs possibilités d’interconnexion. L’idée du

réseau est présente tout au long de la pièce, dans l’écriture instrumentale (des

positions qui peuvent basculer entre notes réelles ou harmoniques naturelles), dans la

forme (les liens entre les différents endroits de la partition), dans les rapports entre les

instruments (passages d’un instrument à l’autre en fondu enchaîné, tuilages) et même

dans la logique des modulations métriques, car c’est une mesure qui donne toujours le

nouveau tempo. Dans ce cas précis on parlerait de réseau décentralisé, car il n’y a pas

Page 23: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

13

de point de référence commun, mais plusieurs éléments servent de noyaux autour

desquels se forment des logiques qui évoluent tout au long de la pièce.

Suite à mon travail avec les musiciens, je pense que j’aurais dû écrire une remarque

sur l’interprétation des mesures entre 182 et 186 : Les glissandi en vibrato exagéré

doivent être interprétés sans essayer d’imiter l’un l’autre, ce qui était la tendance de

tous les quatuors.

Figure 8 Femme-tête-temps, mes 182-186

Pendant les répétitions, les musiciens jouaient ces glissandi presque comme un motif

identique qui voyageait parmi les instruments, alors que le but n’est pas cela. Je ne

peux pas encore décider si c’est une question de notation qui pourrait être corrigée ou

s’il s’agit d’un reflexe de musicien qu’il suffit d’expliquer avec des mots sur la

partition.

La dernière partie de la pièce, la plus courte, sert de rappel condensé de tout ce qui

précède, à un tempo plus élevé. Les objets qui se succèdent à un rythme accéléré, le

timbre se fait, par moments, encore plus distordu en utilisant les cordes graves des

instruments même pour des notes plus aiguës et en appliquant une pression exagérée

Page 24: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

14

de l’archet. La pièce s’achève sur un écho, la fin ne se veut pas définitive. Idéalement,

« Femme-tête-temps » peut être suivi de mon premier quatuor à cordes « Four Flash

Fear », écrit en 2007, qui commence par ces harmoniques aiguës de la fin et qui se

déploie lentement à partir de ce registre. À noter l’indication « comme si quelque

chose précède » au début, au premier violon.

Figure 9 Femme-tête-temps, mes 218-228

Page 25: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

15

Figure 10 Four Flash Fear, mes 1-4

2.3 Conclusion

Dans Femme-tête-temps j’ai eu l’occasion de travailler avec deux types de

temporalité, une qui m’était très familière, et une autre qui demandait que je trouve

ma façon de la manier. Dans ce que je pourrais appeler l’écriture « intuitive », j’ai pu

aller encore plus loin dans le rythme de certains enchaînements et travailler mes

objets plus en profondeur, étant donné l’homogénéité de l’ensemble qui me

permettait, voire m’obligeait, de le faire. En ce qui concerne l’écriture des processus,

l’idée de faire en sorte qu’ils soient liés entre eux, l’un étant la fin de l’autre ou avoir

l’un apparaître au milieu d’un processus en cours, m’a aidé à trouver du sens dans une

écriture qui aurait pu tomber dans le structuralisme stérile. Les liens qui se sont

progressivement tissés à distance entre ces parties ont été pour moi l’impulsion pour

penser aussi la forme autrement, au fur et à mesure que la pièce avançait. Les résultats

de cette mise en question se trouvent également dans les pièces suivantes, notamment

« Incompatible(s) V ».

Page 26: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

16

3. Illusoire (2010), pour flûte basse, saxophone baryton, percussion et piano Un prestidigitateur bouge une main devant son public pour effectuer son tour de magie avec l’autre main. La pièce, composée entre mai et octobre 2010, cherche à créer des illusions en dissimulant certaines actions pour ne faire apparaître que leur résultat, ou en attirant l’attention sur un élément qui, après-coup, ne s’avère que trompeur. (note de programme) Commande de l’état français pour l’ensemble Proxima Centauri. Créé en mars 2011 à Bordeaux, repris à Berlin, Dresde et Badajoz. Publié par les Éditions Suvini Zerboni

3.1 Le point de départ Dans Illusoire, j’ai voulu expérimenter encore plus avec l’idée du processus, de

manière plus ciblée, et lui dédier une grande partie de la pièce, tout en travaillant la

forme autrement. Les 271 premières mesures de la pièce sont une transformation

progressive et continue, d’une texture plutôt sèche et homophonique à une texture

multiforme où différentes couches coexistent et évoluent en même temps, souvent de

manière indépendante. Processus et incompatibilité se réunissent et cherchent à

travailler ensemble dans le but commun de créer des surprises, des illusions et des

tissus qui offrent à la musique plusieurs issues possibles à chaque moment donné.

Pour créer des « illusions », il est demandé aux musiciens d’effectuer des actions peu

conformes, qui agissent souvent peu sur le son, mais qui produisent un effet visuel

considérable, afin de dévier l’attention du public, ou, tout le contraire, d’agir sur le

son de manière considérable, sans être trahis par leur apparence. L’idée est de faire en

sorte que les textures s’enchaînent sans que l’on perçoive leur début ou leur fin.

3.2 Le processus

Pour cette pièce, on décrira, pas à pas, l’évolution de la musique en notant les

éléments qui à chaque fois la font avancer. Les éléments sont rajoutés

progressivement et les changements s’effectuent à l’intérieur de la texture, souvent de

façon inaperçue. À partir d’un point de départ autour d’un noyau commun, la musique

évolue en suivant des routes différentes, tel un réseau centralisé, où tout part d’un

centre et se diffuse dans tous les sens, souvent de façon complètement indépendante.

3.2.1 Mesures 1-13 :

La pièce commence avec piano et percussion qui jouent comme un seul instrument.

Le piano joue strictement sans pédale, afin que les résonances se prolongent surtout

dans le vibraphone qui, lui, joue avec la pédale enfoncée. Le vibraphone « filtre », en

quelque sorte, les accords du piano et produit un effet hybride, où l’attaque du piano

est suivie par une résonance différente, pas celle attendue, et ailleurs dans l’espace.

Page 27: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

17

Au pianiste il est souvent demandé d’enlever ses doigts du clavier un par un, afin d’

agir de manière plastique sur sa résonance, tout en créant un effet visuel ambigu, car

le son entendu (une simple attaque) diffère de l’action que l’on voit (les doigts qui

bougent constamment).

Sur la partition est écrit « mal à l’aise », car toute la pièce représente une situation qui,

malgré son apparence solide et confiante, est toujours perturbée de l’intérieur, et ce

sentiment ne fera que grandir tout au long de l’œuvre.

Figure 11 Illusoire, mes 1-5

Les rythmes « boitent », créent le sentiment d’un faux groove, d’une instabilité,

comme une musique indécise en ce qui concerne sa direction et son caractère. Les

mouvements demandés au pianiste (enlever les doigts un par un ou même de manière

plus brusque), veulent créer l’impression d’un musicien qui n’est pas en bons termes

avec son instrument, comme c’est le cas pour le percussionniste, à qui il est demandé

d’étouffer la résonance de certaines notes, ce qui le met dans une situation peu

confortable, souvent à la limite de la prestidigitation.

3.2.2 Mesures 14-30 :

Flûte basse et saxophone entrent progressivement en jeu, très discrètement au début,

cachés derrière les deux autres. Ils jouent des notes provenant des accords des

Page 28: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

18

claviers, avec des enveloppes dynamiques très simples et synchronisées, et servent

plutôt d’écho/réverbération, du piano et de la percussion.

3.2.3 Mesures 30-40 :

Progressivement, les notes des bois se décalent, rythmiquement et harmoniquement,

les enveloppes dynamiques se chevauchent et créent une couche qui prend lentement

son autonomie. Ils anticipent des notes qui seront attaquées légèrement plus tard, ou

même des notes qui ne font pas partie des accords.

Le rôle et le son de la flûte basse sont d’une importance très grande et soulignent

considérablement le coté « illusoire » que la pièce veut dégager. Au début, cet

instrument ne se distingue pas facilement, victime des lourdes attaques qui

l’entourent, de la présence du saxophone mais aussi de ses propres « défaillances ».

Le flûtiste est perçu sur scène presque comme un mime, car le son de l’instrument

peine à surgir. Peu à peu, et sans que l’écriture pour la flûte basse change

considérablement, le son émerge et s’installe au même plan que les autres, comme si

l’équilibre entre les instruments s’établissait toute seule, après une courte période

d’ajustement.

3.2.4 Mesures 41-64 :

Après les notes et les enveloppes dynamiques des bois, ce sont les attaques qui se

décalent aussi, d’abord entre les deux mains du piano, puis entre piano et percussion.

De l’objet plutôt monolithique des premières mesures on se dirige progressivement

vers une texture à plusieurs facettes, où les éléments se développent séparément, tout

en restant plus ou moins attachés à un noyau central. Les accords sont ainsi éparpillés,

et les deux instruments percussifs fonctionnent désormais comme la réverbération

l’un de l’autre. Le côté « mal à l’aise » est maintenant aussi exprimé par les micro-

décalages entre piano et percussion, comme si les musiciens se trompaient. Ceci

rajoute encore plus un aspect déséquilibré, le rythme devenant encore plus boiteux.

Page 29: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

19

Figure 12 Illusoire, mes 58-62

3.2.5 Mesures 64-83 :

Par la suite, ce sont les pédales du piano qui entrent en jeu, s’articulant de manière

précise. Jusqu’à ce point-là, la pièce s’occupait des onsets, pour utiliser un terme

emprunté de la terminologie MIDI, signifiant les attaques, le début de chaque note

MIDI. À partir de là, les résonances par sympathie du piano viennent s’ajouter au jeu,

mettant ainsi l’accent sur l’après l’attaque. Aux résonances des notes tenues du piano

viennent s’ajouter les résonances par sympathie, souvent aléatoires, des notes gardées

par la 3e pédale, pour arriver à trois niveaux de résonance : Les doigts qui s’enlèvent

rapidement, la pédale droite et la pédale du milieu. La pédale droite ne fait pas que

augmenter le volume d’une attaque, mais réalimente à chaque coup la présence de

l’accord tenu par la 3e pédale, pour créer une couche discrète qui vibre légèrement,

comme un filtre indépendant qui accompagne les événements et interagit avec eux.

La résonance devient alors beaucoup plus polyphonique et surprenante, car une

attaque peut avoir une résonance inattendue et, dans une texture déjà chargée,

viennent s’ajouter quelques effets de flanging2 ou des notes qui sortent du piano sans

2 Le flanging est un effet sonore obtenu en additionnant au signal d'origine ce même signal mais légèrement retardé, ce retard variant périodiquement à une fréquence de quelques hertz. D'un point de vue spectral, le traitement est similaire à un effet de filtrage en peigne balayant. Dans la pièce, piano et vibraphone, souvent accompagnés d’un instrument à vent, jouent la même note avec un léger décalage, ce qui produit l’effet en question.

Page 30: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

20

que le pianiste les ait jouées. De manière consciente, l’appui de la 3e pédale se fait

dans la continuité du jeu pianistique, sans demander à l’instrumentiste d’enfoncer

silencieusement les touches et brièvement arrêter le son.

Figure 13 Illusoire, mes 72-76

3.2.6 Mesures 84-93 :

L’élément qui s’ajoute ensuite arrive chez les bois. Des courts glissandos de seconde,

mineure ou majeure, ascendante ou descendante, s’intègrent dans la partie de la flûte

et du saxophone, surtout pendant les decrescendi des notes tenues, pour que cette

variation discrète entre en jeu de manière encore plus discrète, presque cachée.

Figure 14 Illusoire, mes 85-88, flûte et saxophone

3.2.7 Mesures 93-134 :

À partir de la mesure 93, les « extinctions » des accords au piano, une note à la fois,

sont orchestrées chez les bois, qui reprennent et prolongent ce geste « négatif » du

pianiste. L’idée ici est de souligner et de mettre en évidence un élément déjà présent

mais peu perceptible, et d’en faire le point de départ pour une autre logique, plus

Page 31: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

21

extravertie. Ces gestes chez les bois, d’abord de contour unidirectionnel et plutôt

simple, acquièrent progressivement une identité propre et affirment leur rôle en tant

que gestes « positifs », non plus strictement attachés au piano.

Ces passages rapides servent également de liaisons entre les accords du piano, ce qui

donne un autre sens aux sauts fréquents de registres, rend la texture plus « liquide » et

unifie les éléments.

Figure 15 Illusoire, mes 126-129

3.2.8 Mesures 134-141 :

Les traits rapides des bois pénètrent progressivement dans le jeu de la percussion

(d’abord) et du piano. Ils s’introduisent comme la suite physique d’un accord qui

disparaît, comme le mouvement contraire d’une main qui, après avoir enlevé les

doigts du clavier, les pose de nouveau un par un, suivant l’élan, la direction

précédente. Par la suite, ces mouvements se détacheront de cette logique et

affirmeront une présence indépendante et plus libérée.

3.2.9 Mesures 142-148 :

Les notes longues des bois sont enrichies par des variations de vibratos. L’élément

statique, jusqu’à présent les notes tenues dans la flûte et le saxophone, commence à se

destabiliser à son tour, telle une modulation d’amplitude.

Page 32: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

22

Figure 16 Illusoire, mes 141-144

Tout au long de ces dernières sections, le tempo subit constamment des fluctuations,

pour rajouter encore plus d’instabilité à la musique. Des accélérations et des

ralentissements plus ou moins importants se succèdent, accompagnés par deux

« parenthèses » assez brusques (m.139 et m.149), où le tempo tombe d’un coup, et

ceci pour seulement une mesure, comme un arrêt sur image, une courte séquence au

ralenti. La première parenthèse n’agit pas sur le contenu de la musique et le

déroulement du processus général, alors que la deuxième introduit un nouvel élément

qui sera développé juste après.

3.2.10 Mesures 149-157 :

À partir de ces mesures, les mouvements deviennent disjoints, contrairement à ce qui

se faisait jusqu’à ce point, où les traits rapides était surtout unidirectionnels, de type

échelle/geste. Ces mouvements disjoints avec des grands sauts, se veulent la

déformation des traits antérieurs, en les transformant d’un élément horizontal à un

élément vertical qui couvre et élargit l’espace plus rapidement.

Page 33: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

23

Figure 17 Illusoire, mes 149-153

3.2.11 Mesures 158-167:

Les vibratos des bois commencent à évoluer et deviennent des bisbigliandi ou des

trilles microtonaux, un autre type de mouvement autour d’une note stable, comme si

on augmentait la fréquence de la modulation d’amplitude précédente.

3.2.12 Mesures 168-182:

Les bisbiglandi se transforment ensuite en des traits en microtons, presque

l’exagération des mouvements horizontaux minimes autour d’une note-pivot,

combinés avec les glissandos. Il s’agit en fait de déplier et de développer l’idée du

bisbigliando, en creusant dans les possibilités de doigtés de la flûte basse et du

saxophone baryton. Tous les contours mélodiques et les successions des notes se

basent sur ce que les doigts peuvent faire de manière plus aisée, afin de permettre

l’exécution à la vitesse souhaitée tout en bougeant le moins possible à chaque fois.

Certaines notes offrent plus d’un doigté possible, et à des divers endroits, j’ai dû

opter pour l’un ou pour l’autre, en pensant à la logique digitale du trait. Pour la flûte,

je me suis basée sur le livre de Pierre-Yves Artaud « Flûtes au présent »3 et le livre de

3 Pierre-Yves Artaud, Flûtes au présent, Gérard Billaudot, Éditeur, Paris 1980

Page 34: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

24

Carine Levine « The techniques of flute playing »4. Pour le saxophone baryton, j’ai

utilisé le tableau de doigtés fourni par Marie-Bernadette Charrier, vu que la pièce lui

était destinée. Sur la partition figurent les doigtés pour la flûte, mais les doigtés du

saxophone ne sont écrits que sur la partie séparée, faute de place dans le conducteur.

Figure 18 Illusoire, mes 176-179

À noter également que les passages en microtons, dans la plupart des cas, ne

respectent pas la métrique générale et dépassent les barres de mesure. Ceci accentue

la dichotomie grandissante qui existe au sein de l’ensemble et le chemin parcouru par

les bois qui, en commençant comme simples « ombres » des claviers, se sont

finalement établis comme des entités autonomes, en utilisant leurs éléments singuliers

qui les distinguent des deux autres. C’est la nature de ces deux instruments qui a

largement dicté l’évolution de leurs parties, en allant du très simple au plus complexe,

tout en restant toujours idiomatique.

3.2.13 Mesures 183-198:

Toujours aux bois, les nouveaux éléments qui s’ajoutent sont les multiphoniques.

L’idée ici vient encore une fois de l’électroacoustique et veut simuler l’égalisation,

comme si on était en train de passer les notes tenues par des traitements électroniques

pour augmenter le volume de certaines régions de leur spectre. Pour la première fois

4 Carine Levine, The Techniques of Flute playing, Ed. Bärenreiter, 2002

Page 35: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

25

dans la pièce, les bois contribuent à l’expansion verticale du son et couvrent

davantage d’espace, ce qui, en plus, réunifie tous les éléments présents, comme le

ferait la pédale pour un piano.

Il y a deux types de multiphoniques : les « vrais » multiphoniques, où les hauteurs

sont notées et précises, et les sons fendus du saxophone qui sonnent plutôt comme un

effet de distorsion sur une note, en mettant plus en évidence une certaine partie de son

spectre, noté « écrasé » sur la partition. Ces derniers sont souvent combinés avec des

traits en microtons, presque comme une synthèse croisée entre deux fichiers sons de

caractère bien distinct, l’un horizontal et l’autre vertical.

Figure 19 Illusoire, mes 185-189

Cette idée, de combiner une action des doigts avec une action sur l’embouchure et la

pression de l’air, est une autre application de l’incompatibilité dont je parle souvent.

Ces actions demandent à l’instrumentiste une très bonne indépendance entre

différents mouvements et un très bon équilibre pour arriver au son souhaité. Après

coup, je me suis rendu compte qu’il s’agit que quelque chose peu habituel, peut-être

plus souvent utilisé dans le jazz que dans la musique contemporaine écrite.

3.2.14 Mesures 199-203:

L’évolution de la texture passe à présent par le piano et un élément aussi visuel que

sonore. Les traits en microtons des bois deviennent des traits diatoniques et passent au

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26

piano, accompagnés par une évolution dynamique des notes enfoncées

silencieusement pour faire varier la résonance de l’instrument. En combinant les

coups de pédale et les touches muettes, le pianiste augmente peu à peu le volume de la

résonance du piano, pendant que la main droite continue ses traits dont le contour

devient de plus en plus disjoint.

Figure 20 Illusoire, mes 200-203

Ce nouvel élément reste discret, du point de vue sonore, mais son rôle n’est pas sans

importance, car il demande au pianiste encore une action contre-intuitive, un toucher

ultra sensible pour la main gauche et un toucher très fluide et fort pour la main droite,

sans oublier le jeu de pieds. Ces dichotomies accordées aux instruments bâtissent, de

l’intérieur, le caractère déséquilibré et mal à l’aise de la musique, qui s’exprime non

seulement aux paramètres « écrits » de la musique (rythmes, doigtés, hauteurs) mais

également aux actions, liées au timbre, que les musiciens doivent exécuter. Ces

actions, plus ou moins visibles, agissent toutes sur la relation physique que le

musicien doit développer avec son instrument et mettent aussi le spectateur dans une

situation parfois étrange, car certains mouvements qu’il voit ne sont pas accompagnés

par un changement sonore considérable, alors que certains sons émergent sans que

l’effort fourni par les musiciens soient facilement repérable.

Page 37: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

27

3.2.15 Mesures 204-214:

L’enrichissement de la palette sonore se poursuit avec l’ajout du chant dans le jeu des

bois. Encore une fois inspiré par la musique électronique et, plus précisément, de la

modulation en anneau, ce mode de jeu transforme le timbre des bois, tout en restant

« invisible » pour le spectateur. Combiné avec toutes les autres techniques déjà

présentes (microtons, multiphoniques, bisbigliandi), il fait en sort que chacun des

deux instruments à vent crée des textures polyphoniques qui, ensemble, donnent

l’impression d’une section de bois plus dense.

3.2.16 Mesures 215-229:

Le dernier élément qui met fin au processus, est celui des batteries de multiphoniques,

un croisement entre bisbigliando et sons multiples. Les variations minimes de hauteur

ne se font plus sur une seule note mais sur un son plus chargé, ce qui crée un rideau,

derrière lequel peuvent se cacher certaines entrées ou certaines disparitions des autres

instruments.

Figure 21 Illusoire, mes 212-216

À la fin du processus, à la mesure 229, trois mesures viennent nous rappeler les

parenthèses qu’on avait entendues plus tôt dans la pièce. Le tempo tombe subitement

à la moitié et la musique se suspend presque, incertaine quant à sa prochaine

direction.

Page 38: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

28

3.2.17 Mesures 233-271:

Les mesures 233-271 sont presque un souvenir de tout ce qui précède, une illusion

ambiguë où deux temporalités se superposent. Le piano joue des passages très denses

avec beaucoup de mouvement sur toute l’étendue de son registre, mais à une

dynamique très douce, pendant que les autres instruments calment le jeu et évoluent

beaucoup plus lentement, à la temporalité établie pendant la dernière parenthèse.

L’effet visuel ici se veut aussi considérable, étant donné que le pianiste gesticule

énormément, sans pour autant produire le volume sonore que l’on attribuerait à ses

gestes. L’idée de l’incompatibilité trouve ici son application dans l’écriture du piano,

mais également dans l’écriture de l’ensemble, vu la présence simultanée de deux

types de temporalité.

Cette section est sous-divisée en quatre parties, dont la fin est à chaque fois signalée

par un crescendo jusqu’à fortissimo du piano, indice trompeur qui signale une fin qui

n’arrive pas encore.

À partir de la mesure 249, la flûte se détache de la couche qu’il formait avec le

saxophone, en commençant une accélération progressive qui s’achève à la mesure

261. À cet endroit précis, la division au sein de l’ensemble arrive à un maximum, car

parmi les quatre instruments on entend trois couches complètement indépendantes,

chacune avec un caractère et une temporalité différente.

Page 39: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

29

Figure 22 Illusoire, mes 254-259

Tout au long de cette première partie de la pièce, un processus de transformation

progressive fait évoluer la musique un petit pas à la fois. Les changements, souvent

imperceptibles à leur première apparition, donnent à la musique des nouvelles

possibilités et réorientent sans cesse le discours. Chaque nouvel élément dérive

organiquement de ce qui est déjà en place, ce qui donne au processus un caractère

souple et organique. Contrairement à certaines idées reçues concernant les processus

de transformation, cette partie n’est pas basée sur la répétition et le changement

progressif d’un objet vers un autre, mais sur l’idée d’un organisme qui grandit

progressivement, allant de la simplicité à la complexité, en tirant de l’inspiration de

son propre vécu, de sa propre nature, comme elle se déploie. Il ne s’agit pas de

prendre comme modèle quelque chose qui lui est extérieur, mais de gérer son

évolution en pensant à ses propres besoins, ses propres qualités et défauts, tout en

permettant à chaque participant d’exister à sa façon, à mettre sa personnalité au

service du bien collectif. La musique s’autogère, prend en compte où elle se trouve à

chaque instant, d’où elle vient, de quoi elle est capable et évolue lentement, sans

forcément avoir une destination fixe en tête. Et même si elle en a une parfois, ceci

peut changer à tout moment, car un élément précédemment imprévu vient remettre en

cause l’ordre établi et la fait virer vers d’autres directions.

Page 40: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

30

3.3 La deuxième partie

À partir de la mesure 273, la musique change brutalement de caractère, même si le

matériau de base reste plutôt le même. Ici il s’agit d’une écriture fragmentée

« intuitive », où les différents objets se succèdent rapidement et de manière souvent

abrupte. Les objets apparus dans la première partie se trouvent maintenant mis à nu,

isolés de leur contexte de départ et utilisés comme de petites boîtes interchangeables.

Le tempo varie plus fréquemment, les textures se font beaucoup plus hétérophoniques

et souvent en concurrence. On peut la diviser en les sous-sections suivantes :

3.3.1 Mesures 272-324 :

Au début, des objets de caractère austère se succèdent de façon très défini : la texture

percussive hétérorythmique partagée entre les quatre instruments, le trait rapide dans

le grave du piano, le faux-changement de tempo (ratio 3:5) de la mesure 288 et leurs

variations. La texture percussive étale progressivement son registre, le trait rapide au

piano voyage dans tous les instruments et se transforme en passages de micro-

intervalles.

À partir de la mesure 313, des rappels de l’écriture de la première partie (pas des

citations exactes) s’incrustent dans le discours, pour arriver à la parenthèse des

mesures 325-333, elle-aussi faisant allusion aux parenthèses précédentes et marquer

un premier point d’arrêt, stabilisant brièvement la musique autour du trait rapide

grave du piano, étiré dans le temps.

3.3.2 Mesures 334-373

Cette section est comme la suite du premier processus, avec des modes de jeu plus

riches (jeu en fluttertongue pour les bois, voix qui suit un contour mélodique, trémolo

pour la percussion), combinée avec quelques « éruptions » des objets du début de la

deuxième partie. En plus, et pour la première fois dans la pièce, on y trouve de petits

moments solistes pour les instruments, comme si les autres se taisaient un instant,

sans raison apparente. Ces « trous » sont là pour mettre sous le projecteur un autre

musicien à chaque fois, comme une caméra qui zoome sur lui d’un coup.

Page 41: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

31

Figure 23 Illusoire, mes 364-367

Tous les modes de jeu de la première partie s’y trouvent, sauf que cette fois leur

évolution n’est pas linéaire ou progressive. Ils sont utilisés de manière disjointe,

comme si cette musique était la suite dégénérée de la première partie, dont on aurait

raté quelques étapes intermédiaires.

3.3.3 Mesures 374-388 :

La deuxième grande parenthèse arrête encore la musique, la resserre dans un registre

limité dont les points extrêmes restent figés, ou presque. Strictement homorythmique,

cette parenthèse paraît statique mais bouge de l’intérieur pour arriver dans le grave et

reprendre l’obsession du trait grave étiré. Pour la première fois j’utilise des mesures

irrationnelles (7/24, 7/20) afin de construire un ralenti exact, et ce point sera décisif

pour la remise en question de ma part de l’écriture rythmique, dont les résultats seront

visibles et exploités tout au long d’ « Incompatible(s) V », à savoir l’écriture en

groupes « cassés ».

3.3.4 Mesures 389-420

Piano et percussion « redémarrent », vite rejoints par les bois. L’ensemble se divise en

deux, flûte et saxophone jouant un decelerando qui fait référence à l’accélération de

la flûte des mesures 250-261, et qui arrive à une couche où les deux instruments

Page 42: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

32

jouent des multiphoniques en fondu enchaîné, un mur sonore d’où émergent piano et

percussion. La fin de cette section voit les bois rester brièvement seuls, autre

référence à la fin de la première partie, avant d’être interrompus par un glissando

dans le grave du piano, dont le but est aussi de révéler les notes tenues par la 3e

pédale. Une action extravertie, pour un résultat finalement intime.

3.3.5 Mesures 421-432

La pièce s’achève sur une dernière parenthèse où les multiphoniques des bois et les

tremolos à la percussion s’unissent pour créer une texture statique, contredite par les

gestes de plus en plus courts du piano. La résonance du piano, différente après chaque

glissando, se mêle avec les autres instruments et même anticipe les notes jouées par la

flûte et le vibraphone, enveloppant ainsi leur entrée. Une attaque tutti, suivie par un

long roulement de la flûte basse, fige la musique comme si on était en train d’entendre

le bruit d’un moteur de plus en plus fatigué, avant de « fermer l’interrupteur » et

marquer la fin de la pièce.

3.4 Conclusion

Dans Illusoire j’ai pu travailler beaucoup en profondeur la notion de processus, en

essayant de trouver encore une autre façon d’y incorporer des idées qui me sont

familières. D’un objet uniforme et d’une écriture presque monolithique en bloc, on

arrive très lentement et progressivement à un quatuor où coexistent par moment cinq

couches sonores différentes, sans que la notion d’ensemble soit compromise, mais, au

contraire, accentuée. Les éléments qui s’ajoutent à chaque fois, et qui font avancer

l’écriture, dérivent tous d’une recherche approfondie du jeu instrumental, de

l’approche physique de chaque instrument et des différentes logiques qui en

découlent. Les éléments apparaissent et disparaissent toujours de manière souple,

cachés derrière d’autres événements qui, parfois, ne sont là que pour dévier l’attention

de l’auditeur et permettre à la musique de dissimuler les entrées et les sorties des

« acteurs ». Les références au noyau du réseau sont souvent présentes, d’une façon ou

d’une autre, pour rappeler toujours son caractère centralisé.

Les parenthèses qui se trouvent tout au long de la pièce servent de points de référence,

arrêtent parfois le tempo et le processus, ce qui donne un nouvel élan à chaque

redémarrage, permettent à la musique de changer de direction de façon plus subtile,

comme une chambre de dépression, état intermédiaire entre deux situations très

opposées qui n’auraient pas pu communiquer autrement.

Page 43: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

33

4. Ient, (2011), pour voix de femme et douze musiciens

Une femme. Elle chante son amour absolu pour un homme absent, lointain, inaccessible. Composée entre janvier et avril 2011, la pièce est basée sur la partie féminine du « Cantique des Cantiques », traduit en français, italien et anglais. (note de programme) Commande du Divertimento Ensemble de Milan, créé le 2 mai 2011 à l’auditorium San Fedele Publié par les Éditions Suvini Zerboni

4.1 Les premiers choix, le texte

« Ient » a été écrit pour l’ensemble Divertimento, basé à Milan, et la commande

faisait partie du prix pour jeunes compositeurs « Franco Donatoni », qui m’avait été

attribué en 2010. Le thème de la commande était la composition d’une pièce pour

voix et ensemble basée sur une texte sacrée, de choix libre.

Ce projet a été pour moi assez particulier, car il s’agissait de la plus grande formation

que je n’avais jamais utilisée. Ma plus grande pièce jusqu’à là était une œuvre pour

dix musiciens, qui datait de 2007 et pour ce projet j’ai choisi d’utiliser tous les

musiciens disponibles. Ceci m’a immédiatement incité à travailler en profondeur sur

l’orchestration, un travail que je n’avais pas effectué en tant que tel par le passé. À

noter que même en tant qu’étudiant, je n’avais jamais vraiment suivi de classe

d’orchestration. Dans mes œuvres précédentes, pour la plupart des formations de

chambre assez restreintes, l’orchestration était toujours le résultat de la composition

même, et pas un travail à part, un but en soit. Le premier axe du travail a donc vite été

désigné.

La deuxième décision à prendre était de choisir quel texte utiliser. Étant moi-même

athée, je n’avais pas l’intention d’écrire une œuvre « religieuse ». La question du

sacré a donc été très intrigante, car il me fallait un texte qui puisse être détourné de sa

fonction connue et me servir pour créer des situations qui dépassent le cadre strict

d’une religion, d’une cérémonie ou d’une époque trop spécifique. J’avais besoin d’un

texte qui soit capable de faire référence au présent autant qu’au passé et de parler des

choses plus ou moins intemporelles. Après des recherches sur des textes des

différentes religions, j’ai fini pas choisir le « Cantique des Cantiques ». Ce texte est

déjà une exception dans la Bible, vu qu’il y a été rajouté après-coup, au 1er siècle de

l’ère chrétienne. À l’origine il s’agissait d’un chant d’amour profane qui décrivait

l’évolution de la relation entre deux amants, et les difficultés qu’ils devaient surpasser

pour s’unir. Ce n’est que bien après que ce texte a fini par symboliser l’amour de Dieu

pour son Église, rendant ainsi le profane, sacré.

Page 44: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

34

L’histoire même de ce texte, cette transition vers la sacralité, a été très intéressante,

car je pouvais me permettre de le faire revenir à ses origines, en l’utilisant comme un

« simple » chant d’amour, privé de toute notion de religion, réinstaurant ainsi sa

fonction initiale.

La décision qu’il fallait prendre ensuite était le nombre des voix. Quant j’écris pour

voix, j’ai besoin d’imaginer une situation presque « théâtrale », dramaturgique, pour

procéder. Celle-ci m’aide à créer un « personnage » qui évolue pendant la pièce,

guide la musique, et ainsi la forme dans le temps. Selon mon point de vue, une voix

ne peut pas avoir une fonction purement instrumentale, étant donné qu’elle porte un

texte, muni de sens, et que la présence scénique d’un(e) chanteur (-euse) a toujours

une importance considérable, car elle attire la plupart des regards lors d’un concert,

l’interprétation étant toujours liée à une façon d’être, bouger ou gesticuler sur scène,

rien que pour interpréter « musicalement » la partition.

En lisant le texte plusieurs fois, cette structure classique de quasi stichomythie entre

l’homme et la femme ne me convenait pas, pour plusieurs raisons. Premièrement, le

texte est souvent composé de phrases assez longues et descriptives, trop éloignées de

mon esthétique et, en plus, trop compliquées à mettre en musique sans couper la

continuité sémantique ou sans recourir à des mélismes trop longs ou redondants. Il me

fallait quelque chose de plus abstrait. J’ai donc décidé de n’utiliser que la partie de la

femme, de n’avoir qu’une partie de la conversation, avec toutes les conséquences que

cela apporterait. Il s’agirait donc de ma troisième pièce pour voix de femme et

ensemble, un cycle commencé en 2008 et qui vise, idéalement, à devenir un opéra de

chambre en quatre tableaux mettant en scène quatre femmes dans des situations

différentes, toujours liées à leurs différents rapports possibles avec les hommes.

J’ai commencé à souligner les mots qui m’intéressaient le plus, les jalons, les mots

qui, à mon sens, donnaient à ce texte sa force. En ne gardant que les mots-clés, le

texte perdait sa narration linéaire et devenait ambigu, en disant moins mais en

insinuant beaucoup plus, ouvert à bien plus d’interprétations. Pour amplifier et

garantir le coté discontinu du texte, j’ai décidé d’utiliser des traductions en trois

langues : français, anglais et italien. Ceci ouvrirait aussi la porte à plusieurs

possibilités, car certains mots, dont le sens m’intéressait, sonnaient, à mon sens,

mieux dans une langue que dans une autre, ou étaient tout simplement plus

manœuvrables car plus courts ou avec, par exemple, plus de voyelles. L’idée de

choisir plusieurs langues m’est très chère, car je pense qu’elle rend une œuvre plus

Page 45: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

35

internationale, et permet à un plus grand nombre d’auditeurs d’y pénétrer, chacun à

des endroits différents. Après coup, ce choix a été très bien soutenu par la chanteuse

de la création, Lorna Windsor, anglaise qui vit en Italie depuis plusieurs années et

maîtrise aussi parfaitement le français.

Voici le texte, tel qu’il figure sur la partition publiée.

perfume poured out. No wonder the young women love you! How right they are to adore you! Dark am I resting between my breasts See! The winter is past; the rains are over and gone I looked for him but did not find him I will get up now and go about the city, So I looked for him but did not find him. I held him and would not let him go taste its choice fruits I have taken off my robe— must I put it on again he was gone. I looked for him but did not find him. I called him but he did not answer found me beat me took away my cloak, Tell him I am faint with love radiant and ruddy if I found you outside I would lead you breasts are like towers

Il me baisera tes huiles sont bonnes huile jaillissante Tire-moi derrière toi Mon amant est pour moi un sachet Mon amant est pour moi une grappe Te voici beau, mon amant Je désirais son ombre j'y habite Sa gauche dessous Le voici, il vient ! et va vers toi-même ! l'hiver est passé Mon amant à moi, et moi à lui fais volte-face, ressemble pour toi Sur ma couche, dans les nuits, j'ai cherché celui qu'aime mon être Je l'ai cherché, mais ne l'ai pas trouvé. gonfle mon jardin ! Moi dormant, mon coeur veille. baigné mes pieds Je me lève moi-même pour ouvrir J'ouvre moi-même, à mon amant, mais mon amant s'était esquivé, il était passé. Ils m'ont trouvée, les gardes qui tournent dans la ville. Ils m'ont frappée, ils m'ont blessée. Ils ont emporté mon châle sur moi, les gardes des remparts. Que je suis malade transparent et rouge noires comme le corbeau descendu dans son jardin Moi à mon amant, et sur moi sa passion. je les recèle pour toi. Je te conduis, je te fais venir à la maison de ma mère. Initie-moi Les eaux multiples ne pourront éteindre les fleuves ne les submergeront pas. Moi, rempart mes seins sont comme des tours. Fuis, mon amant

Attirami dietro Bruna sono ma bella il mio diletto fra i giovani malata d'amore sua destra cessata la pioggia Alzati, amica mia, mia bella, e vieni! Mi alzerò e farò il giro della città; per le strade e per le piazze L'ho cercato, ma non l'ho trovato Mi hanno incontrato le guardie che fanno la ronda: Aprimi Mi sono tolta la veste lavata i piedi se n'era andato, era scomparso. ma non l'ho trovato, ma non m'ha risposto Che sono malata è bianco e vermiglio neri come il corvo bagnati nel latte Dolcezza è il suo palato ti darò le mie carezze Le mandragore mandano profumo; li ho serbati per te Trovandoti fuori ti potrei baciare e nessuno potrebbe disprezzarmi. Sotto il melo ti ho svegliato forte come la morte è l'amore vampe di fuoco Io sono un muro Fuggi

De ce texte, il y a certaines phrases qui finalement n’ont pas été utilisées dans la

pièce, mais j’ai décidé de les noter sur la partition, car elles étaient toujours présentes

pendant l’écriture et ce ne sont que des décisions de dernière minute qui les ont

exclues de l’œuvre finale.

Page 46: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

36

4.2 La dramaturgie et l’orchestration

Le texte, dans sa nouvelle forme abstraite et quasiment éparpillée, a commencé à me

donner des idées concernant son utilisation. La femme parle à son amant, mais lui, il

ne répond pas. Il pourrait s’agir d’une discussion téléphonique, d’un fantasme, d’une

relation imaginée, de l’amour pour un homme absent, voire inexistant. En répétant le

texte plusieurs fois pour essayer de mieux m’y situer et envisager la mise en musique,

j’ai eu l’idée de l’illusion, de la folie. Une folie qui se déploie peu à peu, qui au départ

n’est pas perceptible, et qui se démontre par la suite. Le personnage commencerait

calme, presque naïvement heureux, une femme qui chante son amour par des mots

isolés, n’ayant pas besoin de tout dire. Par la suite, et une fois arrivée à la fin du texte,

elle recommencerait du début, en disant de plus en plus de mots, comme si l’histoire

se dévoilait devant ses yeux de manière plus claire et l’agitait profondément, avec

plusieurs va-et-vient. Cette agitation arriverait à son apogée et, à la fin de la pièce,

elle reprendrait encore une fois du début, répétant plusieurs fois des mots-clés,

comme en transe, une femme qui ne veut pas croire à ce qu’elle vient de comprendre,

de découvrir.

L’évolution du personnage guiderait la musique et les techniques à utiliser pour

arriver à mieux faire sortir cette dramaturgie. Au début, il me fallait un « chant

d’amour ». Une mélodie qui serait à l’origine de tout autre son, une écriture

monophonique qui allait se répandre dans tout l’ensemble. Inspiré par la notion du

sacré, j’ai eu l’idée de créer une auréole autour de la voix, comme s’il s’agissait de

l’icône d’une sainte. Pour y arriver, il fallait orchestrer chaque voyelle de la

chanteuse, faire en sorte que l’ensemble sonne comme une voix chantée, essayer de

dissimuler les entrées et les sorties de la voix, faire croire que l’ensemble, lui-même,

« chante » avec elle et manipule même sa voix, comme une amplification et des

traitements électroniques en temps réel.

Pour y arriver, j’ai beaucoup expérimenté avec « Orchidée », un logiciel développé

par Grégoire Carpentier depuis quelques années à l’IRCAM (équipe REPrésentations

MUSicales) et à l’ HEM de Genève. Ce logiciel, un des premiers destiné à

l’Orchestration Assistée par Ordinateur (OAO), fonctionne de la manière suivante :

On fait entrer un son enregistré dans l’environnement du logiciel, que l’on appelle

« cible ». Ensuite on choisit les instruments avec lesquels on aimerait l’orchestrer.

S’appuyant sur une large base de données qui comporte des descripteurs de sons et

des enregistrements sonores, « Orchidée » offre un ensemble de propositions qui

Page 47: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

37

peuvent varier considérablement en ce qui concerne le timbre, le degrés d’harmonicité

ou la perception d’une hauteur précise, entre autres. Ces propositions on peut les

entendre immédiatement et avoir ainsi une idée plutôt précise du résultat final.

Cependant, il faut tenir en compte que certains enregistrements ne sont pas très

conformes avec la réalité, car souvent les fichiers qui correspondent aux dynamiques

pianissimo, sont normalisés et sonnent beaucoup plus forts que certains mezzo piano

ou même forte. Le logiciel propose une écoute souvent irréalisable, idéaliste, mais le

compositeur doit rester vigilant et ne pas croire que la réalité sera exactement comme

ça. Il est nécessaire de prendre du recul pour savoir distinguer entre l’idéal et le

faisable, afin de ne pas avoir d’attentes irréalisables par les musiciens.

Ayant à ma disposition des enregistrements des notes chantées par différents types de

voix, j’ai pu orchestrer une voix virtuelle vraiment pas à pas, en faisant plusieurs

essais à chaque fois et pour chaque note. À part les solutions très pratiques que

« Orchidée » avait à proposer, ce processus à été très inspirant, car il me donnait des

idées au-delà des propositions du logiciel, en utilisant, de manière intuitive, sons et

modes de jeu instrumentaux qui n’existaient pas dans la base de données du logiciel.

Par ailleurs, j’ai cherché à ne pas appliquer les propositions d’Orchidée tels quels,

mais d’y toujours rajouter des éléments qui n’étaient pas prévus par le logiciel. Ces

éléments pourraient être un bruit dans le son instrumental, un micro-intervalle qui

crée des légers battements entre deux instruments, un son multiple dans les bois à la

place d’une note seule etc. L’ajout progressif de ces éléments « étrangers » à la

logique d’Orchidée faisait que l’orchestration déviait du caractère harmonique, que le

logiciel avait tendance à instaurer, et augmentait la tension, suivant ainsi l’évolution

du caractère.

Le résultat final s’est avéré très réussi par rapport aux intentions initiales, car le degré

de fusion entre la voix chantée et l’ensemble instrumentale a été très élevé, ayant

exactement l’effet souhaité, celui d’un aura presque électronique autour de la voix. Et

je dis électronique car l’ensemble simule souvent des effets issus de la musique

électronique, telle la résonance, le fondu enchaîné, le pre-delay (anticiper la

réverbération d’une note avant qu’elle soit jouée), l’égalisation, ou encore la dérive de

fréquence et la distorsion.

Page 48: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

38

4.3 Première partie

4.3.1 Mesures 1-55

La première partie de la pièce, ce que moi j’appellerais A et A’ (mes. 1-55 pour le A,

et mes. 56-90 pour le A’), est basée, dans sa grande majorité, sur l’orchestration de la

voix. Après une courte introduction de dix mesures, la voix est orchestrée avant même

son apparition, ce qui fait que son entrée se fait de façon imperceptible et ne devient

vraiment audible qu’à la fin de son crescendo initial du fa4.

Jusqu’à la mesure 51, presque tout est directement lié à la ligne vocale. Il s’agit d’une

écriture mélodique presque monophonique, où les différentes notes de la mélodie se

chevauchent dans l’ensemble, orchestrées et en variant de timbre.

Seuls les quatre accords du piano de ces quarante mesures ne dérivent pas de la ligne

vocale. Ces accords discrets marquent quelques moments tendus, quelques mots

importants mais leur rôle est surtout celui de l’élément « étranger », qui n’appartient

pas à la texture générale. Cette idée sera introduite de manière beaucoup plus

constante dans la partie A’.

Également, les trilles de quart de ton et les bisbigliandi ont pour mission de faire

vibrer la voix, afin que un vibrato soit écrit et orchestré, sans que la chanteuse le fasse

elle-même, ce qui donnerait à la pièce un caractère plus connoté, expressif, qui ne

serait pas celui visé.

La construction de la mélodie, qui n’est pas basée sur un matériau quelconque

préétabli, s’est fait progressivement, en pensant au texte, aux voyelles, au caractère

que je voulais donner à chaque mot. Par moment, l’orchestration d’une note de la voix

donnait des indices sur quelle note pourrait être une suite logique, en pensant aux

partiels communs qui pourraient servir de lien entre les deux. Ceci était pour moi un

autre aspect d’une musique qui se génère à partir d’elle-même, car, à partir d’une

seule note pouvait être déduite l’écriture d’une partie de l’ensemble, ce qui

immédiatement pouvait agir de manière décisive sur la suite immédiate, et cela sans

aucune organisation antérieure, et sans pouvoir prévoir d’avance quel serait l’effet

d’une décision sur la suite des événements. Il ne s’agissait pas de relations

systémiques de cause à effet, mais plutôt d’interactions entre certains paramètres de

chaque son qui, si variés de peu, proposerait une suite complètement autre.

Chaque note de la voix venait avec ses propres qualités et ses propres caractéristiques

de timbre, ce qui entrainait un ensemble d’actions. Ces notes n’ont pas été traitées

Page 49: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

39

simplement comme des hauteurs, mais comme un matériau de départ, un noyau

autour duquel le reste serait construit. Le but n’était pas d’orchestrer une hauteur,

mais une voix qui chante une voyelle précise, les différences entre l’orchestration

d’un « a » et d’un « e » sur la même hauteur étant, très souvent, considérables. Il

s’agissait, en fait, de faire presque de la synthèse instrumentale par forme d’onde

formantique, simuler la cavité buccale dans l’ensemble. Selon les voyelles, la

dynamique et la tension de chaque note, des régions souvent extrêmes des

instruments, des sourdines ou des modes de jeu inhabituels ont été utilisés, ce qui

conditionnait, à des différents degrés, les pas suivants. Chaque choix influençait tout

un tas de paramètres environnants, à savoir les instruments disponibles, les

possibilités techniques et même la hauteur d’après. On pourrait même dire que, si la

mélodie était toute transposée d’une seconde mineure, la pièce et le timbre de

l’ensemble auraient été totalement différents.

Vu que, à partir d’un certain moment, certaines notes revenaient, parfois sur la même

voyelle, j’ai décidé d’utiliser des enregistrements d’autre types de voix, à savoir une

voix d’alto et même une voix de ténor ou de baryton, afin que l’orchestration sorte du

cadre strict de la voix de soprano, et devienne un peu plus hybride, une sorte de voix

« générale », plus universelle, pas une voix spécifique. Ceci a rajouté de la friction

dans l’orchestration, car une note grave de la soprano est une note falsetto pour le

baryton, avec tout cela que ça implique, en terme de dynamique, timbre et tension de

cordes vocales, et qui devait être reflété dans l’ensemble.

4.3.2 Mesures 56-90

Ce qui varie dans le A’, c’est que peu à peu on entend des couches totalement

indépendantes qui entrent en jeu, comme des prémonitions, des indices témoignant

que les choses vont bientôt changer de direction et que le calme établi n’est que

temporaire et trompeur.

Pendant un court arrêt de la voix et un petit rappel de l’introduction, flûte, clarinette et

violon se détachent brièvement, formant une texture qui anticipe la dernière partie de

l’œuvre. Pourtant, cette courte intervention n’a été rajoutée qu’après coup, une fois la

pièce était finie, afin de créer cet effet d’anticipation, d’un élément sans relation

apparente avec le présent, mais qui trouvera sa justification plus tard dans la pièce.

Page 50: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

40

Figure 24 Ient, mes 55-58

La présence de ces couches indépendantes se fait de plus en plus fréquente, d’abord

par petits morceaux discrets (mes.59 pno-vln-vla, mes.66 fl-vln-vla), puis par des

traits de plus en plus conséquents et longs (mes. 72 pno-vln-Cb, mes. 75-76 pno,

mes.81 pno-fl et vla-vlc, mes.84 pno-vla-vlc-cb).

En même temps, l’orchestration elle-même est enrichie par la présence de plus en plus

fréquente de multiphoniques aux bois, qui jouent un rôle double : d’abord, ils

remplissent l’espace beaucoup plus qu’une note seule, libérant ainsi d’autres

instruments qu’ils développent les couches indépendantes, tout en faisant monter la

tension de la musique, en distordant le timbre de la voix de manière à faire penser à

des traitements électroniques. Ensuite, ces multiphoniques deviennent la cible de

l’orchestration et sont orchestrés à leur tour par quelques instruments libres. Ceci crée

une musique qui se réorchestre elle-même pendant qu’elle avance, le matériau de la

Page 51: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

41

suite sort directement de ce qui précède, des choix effectués qui proposent leur propre

succession.

Pour le choix des multiphoniques utilisés, il a fallu travailler plutôt de manière

intuitive, car ils ne se trouvaient pas dans la base de données d’Orchidée. J’ai crée une

session dans le séquenceur Logic et j’ai expérimenté avec les enregistrements des

multiphoniques que j’avais à ma disposition. Pour le hautbois, j’avais le livre et le CD

de Peter Veale, « The techniques of Oboe Playing »5, et pour la clarinette basse et la

flûte, j’avais des enregistrements que j’avais effectués avec des musiciens par le

passé, se basant sur le livre de Henri Bok « New techniques for the Bass Clarinet »6 et

de Carine Levine « The techniques of flute playing ».

Je cherchais d’abord des multiphoniques contenant les hauteurs que je voulais à

chaque moment précis, ne gardant que ceux dont l’émission était notée comme

« facile » dans les livres. Vu que les musiciens n’avaient pas beaucoup de temps à

leur disposition pour passer d’un son à un autre, il me fallait des sons capables de

sortir d’un coup, sans trop de préparation nécessaire. Une fois le choix de sons

multiples limité entre quatre ou cinq ou même moins, j’analysait les enregistrements

dans le logiciel Audiosculpt d’abord pour vérifier que les hauteurs écrites étaient

précises, puis pour visionner quelle fréquence était la plus forte et la plus repérable de

chaque son. Ceci limitait souvent le choix encore plus, et à la fin je mettais les sons

dans le séquenceur, pour les entendre avec la note de la voix que je voulais orchestrer.

Le choix final du son multiple se faisait à l’oreille, après plusieurs écoutes, et ceci

basé sur les critères du moment. Parfois le résultat visé était la fusion, parfois la

friction.

Les couches indépendantes et le timbre changeant de l’orchestration font monter la

tension de la musique de manière étrange, car la voix continue son chant comme

avant, presque impassible, le tempo reste très lent et la dynamique générale plutôt

comme au début, pendant que la texture se densifie, horizontalement et verticalement,

faisant souvent entendre plusieurs types de temporalité. Pour faire encore une

analogie avec la musique électronique, cette deuxième section est comme une

5 Peter Veale, Claus-Steffen Mahnkopf, The techniques of Oboe Playing, Bärenraiter, 1994 6 Henri Bok, New techniques for the Bass Clarinet, Shoepair Productions, 1989, réédité 2011

Page 52: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

42

normalisation RMS de la première partie, augmentant les fréquences et les bruits

cachés du début.

Toutes les « interventions » durant cette section seront élargies et développées dans la

deuxième partie, justifiant ainsi leur présence et tissant des liens entre deux parties à

priori très contrastées.

4.4 Deuxième partie

Ici le tempo accélère, et la musique devient hachée, comme des pensées qui n’arrivent

pas à se stabiliser, à trouver un point de repère et s’envolent dans tous les sens, le

résultat d’une femme qui voit son monde s’écrouler progressivement dans sa tête, où

le calme et la sérénité ont donné leur place aux doutes et à l’agitation. La « monodie »

devient une écriture dense, polyphonique et multiforme, où coexistent plusieurs

couches, différents gestes et divers types d’écriture. Ici le but est d’étouffer la voix, la

faire souvent disparaître derrière l’ensemble, et de parfois l’entendre à peine, malgré

sa dynamique assez élevée. En plus, la voix ici ne fait pas que chanter de façon

lyrique. On l’entend parler, chanter, utiliser le Sprechgesang, changer de caractère de

façon abrupte, « jouant un rôle » beaucoup plus riche et complexe qu’avant. Pourtant,

l’idée de l’orchestration de la voix est toujours présente, sauf qu’ici elle est effectuée

de façon intuitive, sans l’utilisation systématique d’ « Orchidée ». Il s’agit plutôt

d’amplifier un mouvement, accentuer un geste ou colorer la voix de manière à la

désorienter (avec des « faux » unissons et octaves au quart de ton près).

Le défi dans cette partie de la pièce était de faire évoluer la musique de manière

organique. D’enchaîner les différentes couches et les objets de façon à en créer une

continuité qui ne se rompt pas, malgré la discontinuité du discours. Pour y arriver, j’ai

appliqué la notion du micro-montage et du fondu enchaîné qui domine aussi pendant

la première partie. Chaque nouvelle texture commence peu avant d’être vraiment

entendue et finit par la suite en arrière-plan de la texture qui lui succède, souvent en

traversant différents groupes instrumentaux, pour voyager ainsi aussi dans l’espace,

comme si on faisait un mixage en studio et spatialisait les sons. Ceci rend aussi les

ruptures plus efficaces, car le nouvel élément est « déjà là » ou moment de la coupure.

Page 53: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

43

4.4.1 Quelques exemples / Mesures 94-96

Figure 25 Ient, mes 94-96

Ces trois mesures sont directement liées à la couche formée entre piano et cordes de la

mesure 84. Il s’agit d’une écriture qui combine des rythmes hachés et agressifs avec

des gestes plus fluides et volatils complémentaires. Le glissando final de la voix est

orchestré en tant que glissement horizontal dans le violon et la contrebasse (l’un en

notes réelles, l’autres en harmoniques artificielles), en tant que glissando vertical

d’harmoniques naturelles à la flûte, mais également sous la forme d’une gamme

Page 54: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

44

chromatique ascendante au piano. Un geste, un objet, est donc montré sous plusieurs

angles différents, « traduit », en quelque sorte, pour les autres instruments, dans un

langage qui leur est plus idiomatique et familier.

4.4.2 Mesures 122-129

Figure 26 Ient, mes 124-125

Ici l’ensemble accompagne la voix dans une décélération progressive et généralisée.

Ce qui est intéressant pour moi dans cette section, c’est comment le ralentissement est

caché derrière des interventions de certains instruments, comment des micro-

changements de vitesse dévient localement ce processus, mais qui finalement

l’affirment encore plus.

Page 55: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

45

À la mesure 122, piano, marimba et violon jouent des quintolets de triples croches.

Juste après, ces instruments jouent des triples croches simples, mais la voix, l’alto et

le violoncelle jouent un court fragment en quintolet, pendant que flûte et hautbois

attaquent des sons multiples. Une fois fini ce fragment, on tombe subitement à la

nouvelle vitesse, car le début de la mesure avait le rôle d’un écran de fumée. Ceci est

répété aux deux mesures suivantes, avec « l’écran de fumée » qui accélère et grandit,

et le reste de l’ensemble qui ralenti et diminue considérablement d’intensité, faisant

en sorte que le ralentissement général soit ainsi encore plus accentué.

À la place d’un processus linéaire, des petites déviations y sont introduites, elles

attirent l’attention de l’auditeur, créent une fausse attente, à laquelle la musique ne

répond pas, et amplifient à posteriori l’évolution de la texture. Inspirée encore une

fois par la notion de la prestidigitation, la pièce fait bouger devant nos yeux un groupe

d’instruments, pendant que le vrai changement s’effectue ailleurs. Autre élément

trompeur, les voix de quelques musiciens qui parlent dans leurs instruments

(trompette, trombone, flûte) et créent une deuxième couche vocale, entre son

instrumental et voix, dans une autre langue que celle de la chanteuse.

4.4.3 Mesures 143-145

Ces mesures illustrent parfaitement la logique polyphonique de la deuxième partie, et

l’approche différente de l’orchestration, par rapport au début de la pièce.

La ligne de la voix est augmentée par la flûte et le hautbois qui créent une trame

autour d’elle, visiblement à l’octave supérieure. En effet, il ne s’agit pas de transposer

la voix, mais d’amplifier ses premières harmoniques et créer l’impression qu’elle

sonne plus aiguë, afin de la rendre encore plus tendue. La « transposition » ne se fait

pas à l’octave exacte, mais à des octaves en quarts de ton près, formant des traits

rapides en quarts et huitièmes de ton. Les traits se basent sur le contour mélodique de

la ligne vocale et pourraient être considérés comme son exagération. Encore une fois,

c’est l’étude des doigtés qui définit, en grande partie, la suite des notes et les

déviations par rapport au contour de la voix, afin que la vitesse souhaitée soit faisable.

Page 56: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

46

Figure 27 Ient, mes 144-145

Voix et instruments se mélangent encore une fois, créent un timbre hybride d’une

toute autre nature qu’avant, avec d’autres moyens, mais l’idée de la voix comme

source principale de matériau reste présente.

Page 57: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

47

4.4.4 Mesures 153-162

Cette partie témoigne la logique fragmentaire et comment la musique avance par

succession d’événements courts, suivant l’idée du temps de la pensée humaine

exprimée précédemment, soit avec des ruptures, soit avec de petits points communs

entre eux. Le tandem voix-vibraphone, qui dominera la troisième partie de l’œuvre,

est ici présenté pour la première fois, encore une anticipation fugitive d’un élément

qui s’avéra dominant par la suite.

La mesure 153 est dominée par un champ de huit notes,

entre do#4 et do5. La dernière note de la

mesure, le do#5, appartient à la séquence suivante et c’est elle qui effectue la (soit

disant) modulation entre les deux textures. Voix et vibraphone jouent à l’unisson,

pendant que les autres instruments se partagent ces notes de façon asymétrique. À la

deuxième partie de la mesure, les notes de la voix sont tenues et verticalisées, presque

comme le ferait la pédale d’un piano, et mènent ainsi la musique à la mesure suivante,

où la temporalité de l’ensemble revient à celle de la première partie, pendant que la

voix reste à ses rythmes denses, toujours sur ce do#5. La musique de la mesure 154

commence en fait dans la mesure précédente, et c’est l’arrêt des triples croches qui

confirme quelque chose qui est déjà là. L’harmonie de cette mesure sort des notes

verticalisées et leur fondamentale virtuelle, le mi1, dont un spectre déformé est

ensuite orchestré. Encore une fois, la musique propose et génère sa propre succession.

Le cor, tel un filtre résonant, accompagne le do#5 de la voix jusqu’à la fin de la

mesure 155 et affirme cette note comme la limite supérieure de ce fragment.

La mesure 156 rompt avec les précédentes de manière abrupte : Une figure

descendante, puis ascendante, de la voix est amplifié par les cordes et les bois, soit

avec des traits rapides en triples croches qui suivent la même direction, soit avec des

glissandos. Encore une fois, la mesure d’après commence déjà là, par l’orchestration,

à la façon de la première partie, de sa première note, à savoir le si∫4. La temporalité

change de nouveau, on passe d’une vitesse très élevée à la souplesse des notes tenues,

dans un espace de quelques secondes à peine.

La suite rompt encore, passant de cette texture lisse et presque immobile, à une

texture polyphonique qui propose la coexistence de plusieurs objets différents : le

glissando de la flûte est « transcrit » pour violon et alto en glissando d’harmoniques

Page 58: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

48

naturelles, la trompette et le hautbois tournent autour des notes de la voix, en

prolongeant, anticipant ou en doublant la chanteuse, piano et percussion jouent des

lourds accords, soutenus pas les cuivres graves et commentés par violoncelle et

contrebasse. Des traits rapides en triples croches passent d’un groupe d’instruments à

l’autre à une grande vitesse, traversant l’ensemble de haut en bas, pour arriver au

dernier accord du piano de la mesure 162, qui marque un arrêt presque forcé pour

tous, sauf la voix et la flûte.

Figure 28 Ient, mes 161-162

Page 59: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

49

Dans cette mesure, la voix est orchestrée de trois façons : avec des notes longues qui

anticipent les notes de la chanteuse, avec des traits rapides de microtons qui entourent

ces notes, mais également avec des traits rapides diatoniques qui suivent et amplifient

son contour. Chacune de ces trois façons voyage à travers les instruments, changeant

constamment de timbre et de position dans l’espace, afin d’accentuer le manque de

repères du personnage principal, la confusion et la désorientation. Cette idée est

présente tout au long de cette deuxième partie, avec des textures qui s’annulent juste

avant de se confirmer, des vitesses qui changent continuellement et des textures

contrastantes qui existent simultanément.

4.5 Troisième partie

La dernière partie de l’œuvre, mesures 176 – 263, diffère considérablement des deux

précédentes, car elle n’utilise qu’un matériau très limité, qui pourrait se résumer en

dix notes entre ré4 et fa5, comme joué au piano :

L’idée dramaturgique de cette partie est l’obsession, la folie. La chanteuse tourne

autour de ces dix notes qui peu à peu se réduisent en nombre et en ambitus,

accompagnée par un ensemble qui, lui aussi, est victime de ces propres obsessions,

qui diffèrent selon les groupes, mais qui restent emprisonnées dans des limites bien

définies. Malgré le matériau très limité et les permutations continues de celui-ci, il n’y

a pas de répétitions exactes des motifs, ni des boucles, ce qui rend l’interprétation plus

délicate et vise à accentuer le côté « fou » du personnage.

Au début de cette partie, la partie précédente disparaît progressivement, dans un grand

fondu enchaîné entre les deux textures. La chanteuse chante à l’unisson avec le piano

mais, dès que le vibraphone entre en jeu, elle passe d’un instrument à l’autre, à

l’unisson à chaque fois, et ceci pendant un certain temps. Échanger les unissons a

pour but de créer une irisation de la voix, comme si elle restait la même, mais colorée

différemment.

Page 60: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

50

Figure 29 Ient, mes 180, voix, percussion, piano

À partir d’un certain moment, la voix n’est plus en unisson continu avec le piano ou le

vibraphone, mais les retrouve momentanément, ce qui accentue cette irisation, car les

notes, toujours limitées, bougent plus et se retrouvent éparpillées entre les

instruments. Le résultat global reste similaire, mais la texture varie de plus en plus à

l’intérieur. Ces changements minimes ont perturbé aussi légèrement les musiciens

qui, au début, n’étaient pas certains s’ils s’étaient trompés ou pas.

Jusqu’à la fin, le piano ne joue qu’ avec la 3e pédale seulement appuyée pour n’avoir

que peu de résonances, mais c’est le vibraphone qui se charge d’être l’instrument

résonant, en gardant sa pédale enfoncée tout le temps. En plus, pour ajouter un

élément perturbateur dans cette couche, le moteur du vibraphone est activé et en

vitesse maximale. Ceci crée une « couche dans la couche », car on entend les

résonances presque « respirer » à un rythme totalement indépendant du tempo et de la

métrique de la pièce. La polyrythmie, dans ce cas, n’est pas proprement écrite dans la

partition, mais elle existe et joue un rôle très important, d’une manière plutôt

inattendue, qui sera pleinement révélée à la toute fin de l’œuvre.

À la mesure 200, fait sa première apparition une autre couche, confiée aux cordes.

Celle-ci utilise presque les mêmes notes (ambitus légèrement réduit) que le piano et le

vibraphone, jouées un quart de ton plus haut et à des rythmes indépendants de la

mesure, dans une sorte de micro-canon entre les instruments. Cette couche,

légèrement plus rapide, vient perturber et mettre en cause la hiérarchie établie jusqu’à

là et la dominance des claviers, et prend de plus en plus d’importance, jusqu’à les

submerger. L’utilisation des quarts de ton a pour effet de « désaccorder » les claviers,

de faire basculer la notion de la note juste et faire croire que les notes tempérées sont

Page 61: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

51

fausses. Pour arriver à cette perturbation, les cordes jouent souvent avec une pression

d’archet exagérée, allant à la limite du bruit, comme une distorsion électrique, une

maladie contagieuse.

Figure 30 Ient, mes 220-222

Page 62: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

52

Le nouvel élément aux cordes agit également sur l’écriture vocale, où entrent

progressivement les microtons, absents jusqu’à présent dans cette troisième partie,

comme si la voix se devait de réagir face aux dernières nouveautés. Ces deux couches

se disputent le rôle principal jusqu’à l’apparition de la troisième couche, cette fois aux

bois, qui arrive à la mesure 240 et qui réduit encore plus l’ambitus (une tierce mineure

sol#4-si4), en utilisant les micro intervalles, jusqu’aux huitièmes de tons.

Figure 31 Ient, mes 247-248, voix + bois

Pendant ce temps, les cuivres se chargent de « filtrer » les textures très denses, en

jouant des simples accords tenus, avec une fixation pour un accord de sol4-si4-do#5

(avec des petites variations microtonales) qui presque résume les autres couches.

La présence de ces couches, leurs disparitions et apparitions en fondus enchaînés,

servent comme un fond accompagnateur qui varie sans cesse son timbre, sa vitesse,

son ambitus, pour changer notre perception de la voix. Comme si la voix restait, plus

ou moins, intacte pendant que son environnement se désaccordait, accélérait,

ralentissait, se figeait ou se vidait totalement, comme c’est le cas à la mesure 252, ou

la voix est laissée momentanément seule, une autre façon de la déséquilibrer et

d’accentuer son malaise. L’idée extra-musicale de la troisième partie m’est venue de

la photographie : un objet au premier plan reste inchangé, pendant que le fond change

de couleur. Les changements du fond agissent sur notre perception de l’objet

principal, car les contrastes entre les couleurs font que l’objet semble également

changer de couleur, alors que ce n’est pas le cas. J’ai essayé de mettre en musique

cette notion de trompe-l’œil, afin aussi de montrer le point de vue incertain et brouillé

du personnage.

Par la suite, l’enchaînement des couches se fait plus rapide, pour arriver au sommet

final de la mesure 264. La voix reste seule à parler, pendant que l’ensemble s’éteint

progressivement. Sans ralentir ni le tempo ni la voix, un sentiment de décélération est

Page 63: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

53

créé grâce au moteur du vibraphone qui est progressivement ralenti, jusqu’à être

éteint. L’élément perturbateur de toute cette section émerge dans un rôle presque de

soliste, et porte, en lui seul, l’ensemble vert l’extension.

4.6 Conclusion

Dans « Ient », qui vient du mot « oriental », le texte inspire l’écriture, propose une

forme et l’évolution d’un « personnage ». Ce personnage est ensuite mis en musique

pas seulement dans la voix, mais dans l’ensemble entier qui, soit en l’orchestrant de

plusieurs façons, soit en le contredisant complètement, reflète son état psychologique.

Le tout veut créer une œuvre qui évolue sans cesse, du micro-détail à la macroforme,

dans un geste organique du début à la fin.

Page 64: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

54

5. Incompatible(s) V (2011-2012), pour silent piano et électronique en temps réel.

Action dissociée du résultat, image dissociée du son. Nouvelle approche de l’écriture

polyphonique complexe. Un instrument dont le son varie constamment. Une forme

ouverte décidée par l’ordinateur. Des sons parasites révélés grâce à la technologie.

Orchestration par microphonie. La machine cherche à dévorer l’homme. (note de

programme) Projet IRCAM Cursus 2, créé le 8 juin 2012 à Paris par Pavlos Antoniadis, à l’Espace de Projection,

dans le cadre du festival ManiFeste 2012.

5.1 Les origines du projet

Le point de départ de cette pièce date de 2005. Aussi « Stockhausen-esque » que ça

puisse paraître, j’ai eu l’idée d’une œuvre pour silent piano et électronique dans un rêve.

J’ai rêvé d’un pianiste sur scène qui jouait des textures hyper denses et virtuoses, sauf que

le son ne sortait pas de son instrument, mais de partout ailleurs dans la salle. On entendait

les bruits du piano amplifiés au maximum et parfois on n’entendait rien du tout, même si

lui, il continuait à jouer. Des idées dans des rêves j’en avais eu d’autres, mais je les

oubliais souvent aussitôt, même si je les notais dans mes cahiers. Celle-ci m’est toujours

restée ancrée dans la tête, et pourtant je savais qu’il s’agissait d’un projet très difficile à

réaliser, vu la technologie que ça demandait, et vu également le peu de moyens que

j’avais à ma disposition au fil des années. Ce n’est qu’en entrant au Cursus 1 de l’IRCAM

que j’ai commencé à croire qu’un tel projet pourrait effectivement se réaliser et, à la fin

de l’année, j’ai déposé la proposition dans ma candidature pour le Cursus 2. Pendant

l’année du Cursus 1, j’ai fait brièvement connaissance avec le logiciel Pianoteq, un

instrument virtuel basé sur la synthèse par modèle physique qui permet de faire varier en

temps réel un grand nombre de paramètres du son pianistique. Ceci a été un moment

déterminant, car la qualité du son de Pianoteq pouvait parfaitement simuler le vrai son

acoustique de l’instrument, ce qui permettait d’éviter le son MIDI typique, souvent très

loin de la richesse sonore pianistique. On reviendra plus en détails sur le mode de

fonctionnement et l’utilisation du logiciel.

5.2. Les enjeux esthétiques

Comme son titre l’indique, la pièce traite la notion de l’incompatibilité. Il s’agit de mettre

en place des événements qui ne sont pas censés coexister, de nature souvent

contradictoire, et de travailler avec des couches juxtaposées qui ne communiquent pas de

manière évidente. Dans cette pièce, un des défis était de dissocier les actions du musicien

de leur résultat sonore, créant ainsi un décalage entre son et image. Vu le choix de

l’instrument et la présence de l’électronique, il y a un travail approfondi sur les rapports

Page 65: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

55

possibles entre le son direct et le son traité, remettant également en cause le rapport entre

silence musical et action scénique.

Par ailleurs, je voulais renégocier le terme de l’interaction entre homme et machine, pour

donner naissance à une nouvelle forme ouverte, où l’ordinateur indiquerait, en temps réel,

au pianiste quelle partie de la partition devrait être jouée.

Sur le domaine de l’écriture instrumentale, j’ai voulu me baser sur des modes

d’articulation peu habituels et sur une écriture rythmique novatrice qui prolongerait la

logique de Xenakis et remettrait en cause la logique de la complexité de Brian

Ferneyhough, pour créer des liens entre le jeu pianistique et les traitements électroniques,

tout en exploitant l’ensemble des sources sonores de l’instrument, mais pas dans leur

contexte familier de l’école post-lachenmaniènne.

5.3. Le choix de l’instrument et les enjeux qui en dérivent :

5.3.1 Une autre façon d’écouter le piano. Le dispositif mis en place

À ma connaissance, « Incompatible(s) V » est la première pièce jamais écrite pour silent

piano, d’autant plus pour silent piano et électronique. Le terme silent est utilisé en anglais

et n’est pas traduit, car il s’agit du nom de l’instrument, d’une marque de fabrique, d’un

brevet. Le terme piano silencieux, aurait d’autres connotations et pourrait signifier bien

d’autres choses, que l’on choisit donc d’éviter.

Qu’est-ce que c’est un silent piano ? C’est un piano normal, conçu principalement pour

l’étude à domicile, muni d’un système qui, une fois activé, empêche les marteaux d'aller

frapper les cordes, tandis qu'une petite unité de commande active le son numérique du

piano7. Le pianiste joue avec des casques, le son ne sort pas de l’instrument et les voisins

sont contents. À part ça, il possède un boitier MIDI, et offre alors toutes les possibilités

d’un piano MIDI. À tout moment, une fois le système silent désactivé, on revient à un

piano parfaitement acoustique.

Pourquoi le silent piano et pas un piano ordinaire ou un piano MIDI? Dans la musique

mixte, un des problèmes que l’on est obligé de résoudre, est le son direct de l’instrument,

son niveau par rapport aux sons électroniques, et sa forte présence qui est difficile à faire

oublier au public, toujours attiré par l’instrumentiste et ses actions sur scène. Le silent

piano permet d’avoir un instrumentiste sur scène qui joue, sans qu’on entende tout le

temps le son de son instrument. Équipé d’une paire de casques, le pianiste, lui, peut

entendre ce qu’il joue, mais le son diffusé dans la salle peut basculer entre son direct, son

7 Le site web de Yamaha, inventeur du silent piano : http://fr.yamaha.com/fr/products/musical-instruments/keyboards/silentpianos/grand_silent_piano/?mode=series-tab=feature

Page 66: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

56

électronique et le mixage variable de deux. Ceci permet de complètement dissocier les

actions des sons, offrant ainsi une toute autre liberté à l’électronique, qui n’est plus

obligée de rester « collée » à l’instrument, mais exister avec plus d’autonomie. Le

pianiste change de rôles tout au long de la pièce, car il est en alternance soliste,

générateur de bruits pour l’électronique, accompagnateur, ou quasiment mime, une fois

coupé le son direct. Ceci aurait presque été possible avec un simple clavier MIDI, sauf

que, avec le silent piano, on peut à tout moment retrouver un instrument purement

acoustique, un vrai piano à queue. Le silent piano n’enlève rien au piano acoustique

classique, au contraire, il rajoute tout en tas de possibilités, et surtout lui permet de

disparaître, pour dévoiler ses aspects moins connus.

La possibilité de couper le son, pendant que le pianiste est encore en train de jouer, ouvre

la voie pour tout un autre ensemble de sons, liés jusqu’à présent à un certain type

d’écriture. Dans la musique de Helmut Lachenmann, notamment sa pièce « Guero »8

(1970-1988), on entend les sons des touches du clavier, des glissandi des mains du

pianiste ou des petits sons percussifs quand le doigt frappe la touche, mais sans faire

entendre la note associée. Lachenmann démontre que la surface même de l’instrument

peut être une source sonore, quand le jeu instrumental est détourné et on demande au

pianiste de ne pas faire ce qu’il a l’habitude de faire. Comme le note Peter Szendy : « En

explorant ces terres arides du son, parfois à la limite du seuil d'audibilité, Lachenmann

n'en recherche pourtant pas l'« exotisme » : ce travail du négatif n'est au contraire que le

moment de l'antithèse au sein d'une pensée créatrice qui aspire parfois avec désespoir à

se frayer, parmi les topoi de la musique instrumentale, un espace « vierge », « intact

»… »9

Ce travail de Lachenmann, la suite logique de ses recherches sur le jeu instrumental

après, notamment, « Pression », pour violoncelle, était parfaitement légitime, nécessaire

et même radical pour son temps, à une époque où la musique électronique/concrète était

en train de prendre de l’envergure, et certains pensaient la musique instrumentale épuisée

et dépassée. Depuis, cette approche à trouvé beaucoup de successeurs, notamment Gérard

Pesson, « La lumière n’a pas de bras pour nous porter » 10 , Francesco Filidei,

8 Helmut LACHENMANN, Guero, 1970, rev. 1988, Breitkopf & Härtel, nº EB 9018 9 Peter SZENDY, notes de programme sur « Guero », site web de la médiathèque de l’IRCAM : http://brahms.ircam.fr/works/work/9877/ - program 10 Gérard PESSON, La lumière n’a pas de bras pour nous porter, pour piano seul, 1995, Éditions Lemoine

Page 67: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

57

« Toccata »11 ou même, encore plus récemment, Dimitri Kourliandski et « Surface »12,

entre autres. Dans toutes ces pièces, le clavier et la surface du piano sont utilisés comme

source sonore principale, et au pianiste il est demandé de glisser les doigts ou frapper le

piano de diverses façons.

Pourtant, cette logique, tout en amplifiant un aspect méconnu du piano, enlève toute la

richesse sonore si intéressante de l’instrument et ne va pas vraiment plus loin de

l’approche de Lachenmann, car tout reste dans la surface, au premier niveau. Les gestes

possibles sont limités et, par conséquence, répétés d’une pièce à l’autre, et la palette

sonore ne se renouvelle pas vraiment. À mon sens, il fallait creuser plus profondément

dans le piano et révéler tout un autre ensemble de sons, impossible à « extraire » avec les

moyens traditionnels, c’est à dire le piano acoustique.

Mon idée était presque le contraire de celle de Lachenmann et les autres : ne pas

demander au pianiste de tout faire sauf jouer « normalement », mais jouer tout à fait

normalement mais enlever le son du piano, pour faire entendre les sons du piano, du vrai

jeu pianistique, les sons qui accompagnent le piano depuis l’ère de Beethoven, font partie

intégrale du son instrumental, mais qui n’ont jamais existé comme le point focal de la

musique.

Avec le silent piano amplifié, des petits microphones et des capteurs très près des touches

peuvent donner aux sons « parasites » du clavier l’importance qu’ils méritent, sans que le

pianiste soit obligé de se priver du jeu normal. Le public peut entendre un passage

pianistique et les bruits qu’il génère, de façon séparée, comme si la musique zoomait à

chaque fois sur un paramètre différent du jeu instrumental. Le corps sonore du piano est

ainsi largement exploité en profondeur, sans pour autant nier le « vrai » jeu pianistique.

Au contraire, il s’agit presque de faire une radiographie du piano, de la mécanique de

l’instrument et de révéler tous ces petits bruits cachés derrière le volume sonore. La

possibilité de varier le niveau de l’amplification de ces sons, offre la possibilité

d’orchestrer/accompagner un son de piano synthétique avec les sons d’un vrai piano, les

sons de l’effort fourni par le pianiste.

Après plusieurs séances de travail, on a finalement décidé d’utiliser huit microphones

pour amplifier les diverses parties de l’instrument : deux petits microphones aériens pour

le clavier, pour capter les bruits des touches et des doigts du pianiste, deux microphones-

contact pour la barre du piano, pour mieux amplifier les bruits des marteaux et des

étouffoirs, deux microphones de contacte pour la table de résonance, pour amplifier les

11 Francesco FILIDEI, Toccata, pour piano seul, 1995, Ars Publica 12 Dimitri KOURLIANDKSY, Surface, pour piano seul, 2007 Inédit

Page 68: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

58

vibrations imperceptibles et la « vie » interne de la harpe, et deux microphones aériens

pour amplifier le piano « normalement », pour les passages en piano acoustique.

Les microphones pour le clavier :

Figure 32 Incompatible(s) V, les microphones pour le clavier

Les microphones pour la barre et les microphones aériens :

Figure 33 Incompatible(s) V, les microphones pour la barre et les microphones aériens

Page 69: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

59

Les microphones de contact sur la caisse de résonance :

Figure 34 Incompatible(s) V, les microphones de contact pour la caisse de résonance

Un tel dispositif permet de capter tous les sons produits pendant que l’on joue du piano et

offre la possibilité de les utiliser séparément, d’illuminer à chaque fois l’instrument sous

un autre angle, pouvant se focaliser tout à tour sur le pianiste, la mécanique, les cordes ou

les résonances.

5.3.2 Silence et théâtralité

Le silent piano met également en cause le rapport de la musique avec le silence lui-même.

Dans « 4’33’’» (1952), John Cage met en scène un pianiste qui ne joue pas, voulant ainsi

faire entendre au public le bruit de la salle, l’espace environnant, les réactions des gens.

Le silence « musical » est ainsi lié à l’absence d’action. D’habitude, dans la musique,

quand il y a silence, il y a soit absence d’action, soit une action mimée, les musiciens

faisant semblant de jouer, sans jouer vraiment. Dans une pièce pour silent piano, ceci peut

être renversé : le musicien joue vraiment, joue même « fortissimo », mais il n’y a pas de

son vraiment perçu, si on ne l’amplifie pas. Ceci a un effet étrange au public, de se

confronter à une action à priori très sonore, sans entendre un résultat, surtout quand on se

rend compte que le pianiste joue vraiment, enfonce les touches avec tout sa force, sans

faire semblant. Même s’il y a un son, de faible intensité, l’auditeur à du mal à s’orienter,

Page 70: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

60

car ce qu’il perçoit avec les yeux n’est pas du tout compatible avec ce qu’il perçoit avec

ses oreilles.

Ceci donne à la pièce un aspect théâtral considérable qui est immédiatement frappant, car,

en dissociant l’action du résultat sonore, les gestes physiques du pianiste et sa présence

scénique obtiennent une importance grandissante et deviennent un spectacle à part,

presque même indépendant du reste. De plus, en gardant cela à l’esprit, la physicalité du

jeu instrumentale est devenue une nouvelle source de matériau, qui interagit avec

l’écriture purement instrumentale, tout au long de la composition de l’œuvre.

5.3.3 La place et le rôle de l’électronique

Avoir la possibilité d’éliminer à volonté le son direct offre aux sons électroniques la

possibilité de mieux se faire entendre et d’être appréciés à leur juste valeur. Prenons un

exemple : Avec le spatialisateur (Spat pour la suite de ce texte), on peut faire voyager un

son dans l’espace, ou même créer un espace virtuel où diffuser le son. Le résultat est

souvent impressionnant et très convaincant, sauf que, on constate souvent, lors d’un

concert, qu’il est difficile de faire voyager un son dont la source ne bouge pas mais reste

immobile devant nos yeux. Une fois encore, le son instrumental dans la salle occupe une

place très importante et ne permet pas à l’auditeur d’apprécier pleinement ce qui se passe

dans l’électronique. Dans une pièce pour silent piano et électronique, on peut vraiment

faire voyager le piano, l’éloigner ou le rapprocher du public, faire varier son

rayonnement, changer l’acoustique ou la réverbération de la salle et faire entendre toutes

les possibilités que le Spat a à proposer. Ceci crée aussi un décalage par rapport à la

nature du piano, à priori lourd et difficilement amovible.

Un avantage supplémentaire qui émerge est que la présence d’un silent piano permet de

briser quelques schèmes très typiques de la musique mixte. D’habitude, vu que

l’ordinateur ne peut pas travailler sur des sons qu’il n’a pas encore reçus, on entend

l’instrumentiste jouer quelque chose qui est immédiatement repris (traité, reproduit etc.)

par l’électronique. Ayant entendu ce phénomène un très grand nombre de fois, il me

semble que cette relation n’a pas été suffisamment mise en cause. Dans cette pièce, on

peut entendre d’abord la « réponse » de la machine, suivie par l’action qui l’a provoquée,

vu que le son du piano peut être décalé. Les rôles changent, l’électronique ne fait pas que

suivre où répondre, mais paraît mener le jeu en temps réel, sans avoir recours à des

fichiers son préfabriqués, qui contraindraient le pianiste à une interprétation moins

flexible. On peut même ne faire entendre que les traitements, en faisant disparaître la

partie purement instrumentale. Chaque traitement (modulation en anneau, filtrage,

granulation, dérive de fréquence, harmonisation etc.), et les combinaisons possibles entre

Page 71: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

61

ces traitements, se font entendre en premier plan, libéré du poids de la présence du son

instrumental. Ce qui, d’habitude, est perçu comme secondaire ou accompagnateur,

devient, dans cette logique, le protagoniste. Le pianiste, en jouant la partition au clavier,

« joue » aussi les traitements, « joue » en fait un passage en synthèse granulaire qui a le

même contour que sa partition, « joue » un son transposé, sans que le son d’origine soit

présent, « joue » un accord filtré puis harmonisé, ne joue pas « que » du piano, mais, en

même temps, nous fait entendre le piano qui travaille derrière, le squelette de l’instrument

qui n’a jamais eu l’occasion de révéler sa richesse sonore.

Pendant une grande partie de l’œuvre, on n’entend que de l’électronique. Dans cette

pièce, la distinction entre instrument et électronique n’existe même plus, vu que

« l’instrument » fait déjà partie de l’électronique. Le son du piano, ou, pour être plus

exact, un son de piano, sort directement des haut-parleurs, à travers Pianoteq, change

constamment tout en gardant, même de peu, sa nature pianistique. Incompatible(s) V

réunit acoustique et électronique, met en question la hiérarchie habituelle établie qui met

l’instrument au centre de tout et met sous le projecteur les traitements, les mouvements

dans l’espace, les changements de timbre. Les éléments acoustiques qui émergent, à

savoir les bruits parasites du piano, ne se font entendre que grâce à l’amplification, car

trop faibles pour exister à eux seuls. L’électronique donne à l’acoustique l’occasion de

sonner, pendant que l’acoustique, la partie pianistique, se transforme en électronique et

nie sa nature, sa tradition et son timbre.

5.3.4 Pianoteq et le nouveau piano préparé

On va maintenant s’intéresser à Pianoteq, le logiciel grâce auquel la pièce a pu exister

comme telle. Pianoteq, développé par la compagnie française Modartt, est un instrument

virtuel basé sur la synthèse par modèle physique. Il communique avec le silent piano à

travers le MIDI et offre la possibilité de varier plusieurs paramètres du son pianistique ou

du piano lui-même, mais pas que.

Pour Incompatible(s) V, on a travaillé avec la version 3.6.7. La version 4, sortie pendant

l’écriture de la pièce, porte quelques modifications en ce qui concerne les paramètres

disponibles, éliminant même certains que l’on utilise abondamment, et on a décidé de

rester avec la version précédente, vu que le patch électronique avait déjà acquis une

forme et ça aurait nécessité trop de changements pour s’adapter à la nouvelle version.

Plus en détails voici l’interface principal de Pianoteq :

Page 72: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

62

Figure 35 L'interface principale de Pianoteq

En haut à gauche, on voit écrit « K1 Solo-faster », c’est le preset de départ du logiciel. On

peut varier les paramètres et les sauvegarder, afin de pouvoir les retrouver à tout moment.

Le preset choisit pour le concert on l’a appelé « faster », car on a du augmenter le taux de

la vélocité, rendre l’instrument virtuel plus sensible, pour que les dynamiques extrêmes

soient faisables et ne demandent pas un effort inhumain de la part du pianiste. En bas à

gauche, dans la boîte nommée velocity, on voit la courbe que l’on a dessiné pour que la

pièce soit jouable comme on voulait. Dans le preset par défaut, cette courbe était une

ligne droite, ce qui voulait dire que pour obtenir un fff, il fallait absolument une valeur de

vélocité de 127, ce qui demande un effort trop grand pour un humain, et qu’une valeur de

100, donnerait à peine un forte, ce qui n’a aucun sens, vu la force nécessaire pour obtenir

Page 73: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

63

le 100. Si on gardait la ligne droite, la pièce manquerait de dynamiques et son caractère

serait sérieusement compromis, même si le pianiste de la création, Pavlos Antoniadis,

possède un jeu très riche en dynamiques et est capable de jouer très fort pendant très

longtemps. On a rendu la courbe de la vélocité plus humaine, plus réactive, et le résultat

était immédiatement meilleur. Comme on peut remarquer, la courbe commence avec

plusieurs points qui donnent la valeur zéro, certaines valeurs de vélocité ne produiraient

pas de son. Ceci a été fait pour permettre au pianiste d’enfoncer silencieusement les

touches aux endroits où il faut, mais également pour permettre des notes très douces, sans

obliger le pianiste à atteindre une valeur de vélocité au dessous de 10, ce qui est

quasiment impossible, surtout avec un tel texte musical.

Dans la boîte nommé Tuning, on peut varier le tempérament de l’instrument, avec

plusieurs choix possibles de différentes époques (tempérament égal, de Pythagore, de

Zarlino, bien tempéré etc.) et même varier la diapason, de 415 Hz à 467 Hz, ou même à

une autre valeur, selon notre choix. De cette boîte, c’est plutôt la largeur de l’unisson

qu’on a utilisé, car ce paramètre pouvait bouger en temps réel sans produire d’artefacts

sonores, et, en plus, se justifiait musicalement, lors des passages dans le suraigu.

La boîte Voicing a peut-être été la plus importante pour cette pièce, car elle agit sur les

paramètres qui changent l’attaque, le son propre de l’instrument. On peut varier la dureté

des marteaux, le profil spectrale, jouer sur la présence ou pas du bruit des marteaux (très

différent de la notion de la dureté de l’attaque), varier l’endroit sur la corde ou l’on frappe

et le degré de changement du son lorsque la pédale de gauche est appuyée, qui peut aller

de minime jusqu’à vraiment très présent. Vu que la pièce n’utilise la Una corda que très

rarement, je ne me suis pas focalisé sur ce dernier paramètre, mais les autres sont toujours

en train de varier, souvent d’un extrême à l’autre dans quelques millisecondes à peine.

En ce qui concerne la boîte Design, il s’agit des paramètres qui changent l’instrument

même et sa construction. Le paramètre nommé impédance fait que le son dure plus ou

moins longtemps. Plus l’impédance mécanique de la caisse de résonance est grande, plus

le son est long. Ce paramètre a été utilisé surtout pour les passages longs et espacés, car,

plus le son est long, plus les partiels ont le temps d’apparaître, plus la résonance de

l’instrument est riche. Cutoff fait référence à la fréquence de coupure. Plus la fréquence

de coupure est élevée, plus les partiels suraigus seront présents. Ce paramètre est très utile

pour les passages avec pédale, car ça peut changer complètement le timbre (sombre ou

très clair) de la résonance de l’instrument. Le facteur Q agit également sur les partiels

aigus. Plus le facteur Q est élevé, plus les partiels aigus s’éteignent rapidement. J’ai

utilisé ce paramètre surtout lorsque je voulais étouffer le piano, afin qu’il n’y ait plus du

Page 74: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

64

tout de résonance. Ensuite on a la longueur de la corde. Dans la pièce, j’ai souvent couplé

des cordes longes avec une impédance élevée, ce qui produisait des sons très intéressants,

car une corde virtuelle de dix mètres n’a presque plus d’inharmonicité et, combiné avec

un son très long, produit des harmoniques très riches et variées. Pour les passages plus

rapides j’ai souvent opté pour les cordes courtes, afin de rajouter de l’inharmonicité et,

par conséquence, de la tension. Les trois paramètres suivants agissent sur les divers types

de résonance de l’instrument : la résonance par sympathie est un paramètre très

important, car ça règle la présence, le volume et la durée de la résonance de toutes les

pédales. Ceci fait qu’un passage avec pédale peut être vraiment très riche en résonances

ou plutôt discret, peut augmenter considérablement la présence des effets de la 3e pédale,

mais agit également sur l’interaction des cordes entre elles, même sans pédale. Si ce

paramètre est au maximum, un passage non pédalé peut donner l’impression que le

pianiste joue avec pédale. L’échelle duplex se réfère à la partie de la corde entre le

chevalet et la pointe d’accroche, dont le volume peut aussi être réglable. Plus il est élevé,

plus ça rajoute des résonances brillantes et inharmoniques, ce qui peut être très efficace et

intéressant, selon le contexte. Le Quadratic effect est un phénomène qui fait que les

attaques plus fortes et martelées produisent des partiels légèrement différents. Ceci crée

quelques effets de flanging vraiment intéressants qui, surtout pour des notes isolées,

donnent une vie après l’attaque très riche, surtout si on les combine avec d’autres

paramètres qu’on examinera plus tard.

Le carré des effets ne nous intéressera pas en profondeur, mais on va s’occuper plutôt de

la boîte intitulée action, qui gère et ajuste divers bruits et actions du piano. Parmi ces

paramètres figurent la position de l’étouffoir, la durée de l’étouffement, la position du

dernier étouffoir (on peut choisir de mettre des étouffoirs même pour les cordes suraiguës

ou, au contraire de laisser par exemple la moitié du piano sans étouffoirs), la présence ou

non de la sourdine (mute), le bruit du relâchement de la touche et le bruit de la pédale

droite. Les paramètres que j’ai utilisé le plus sont la position de l’étouffoir et la durée de

l’étouffement. Ces deux, combinés souvent avec le Quadratic effect ou la taille de la

corde, produisent quelques effets étonnants, font ressortir des partiels inattendus selon

l’endroit ou l’on étouffe la corde et le temps que ça prend. En mettant ces deux

paramètres au maximum et en diminuant la dureté et le bruit des marteaux au minimum,

ceci produit un son très doux, presque sans attaque et avec un long relâchement, qui a eu

un rôle très marquant à divers endroit de la pièce.

La partie de l’interface nommée Output n’a presque pas été utilisée, à l’exception du

menu Sound Recording, dont les réglages sont très importants pour obtenir une qualité

Page 75: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

65

sonore optimale. En appuyant sur le microphone de ce menu, on arrive à une autre

interface, qui gère la position et le nombre de microphones virtuels, et également leurs

niveaux et leurs délais.

Figure 36 L'interface de Pianoteq pour l'enregistrement

On peut choisir d’avoir d’un à cinq microphones, mono ou stéréo, de les placer où l’on

veut et ainsi fixer la prise de son. Ces paramètres ne sont pas réglables en temps réel, si

on change la position d’un micro on entend un artefact, et il a fallu bien soigner cet

aspect, car son influence sur la qualité sonore de Pianoteq était énorme.

J’ai opté pour cinq microphones virtuels, les posant presque aux mêmes endroits que les

vrais microphones sur le vrai piano, proche de l’instrument pour capter tous ces sons qui

m’intéressaient, et qui devenaient beaucoup moins repérables une fois les microphones

éloignés. En plus, en mettant les microphones virtuels très proche du piano, en éteignant

Page 76: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

66

leur délai et en ajustant la réverbération proche du minimum, on obtient un son plutôt sec

et neutre qui peut se livrer à plusieurs traitements, notamment le Spat, mais également les

divers changement des paramètres de Pianoteq qui, sans réverbération excessive, peuvent

se faire entendre de manière beaucoup plus claire.

Finalement, on voit sur l’interface du logiciel la présence de quatre pédales. La pédale de

gauche est la Una Corda, la pédale de droite est la pédale forte, la pédale à coté de la

pédale forte est la pédale sostenuto (également appelée pédale tonale) et la pédale à droite

de la Una Corda est la pédale harmonique. Cette dernière, qui ne se trouve encore que

rarement sur des vrais pianos, a un double effet : lorsqu'elle est enfoncée à moitié –

appelé « en rémanence » –, les étouffoirs se soulèvent, et seuls les étouffoirs des notes

jouées retombent au relâchement des touches ; c'est l'inverse de la pédale tonale.

Lorsqu'elle est enfoncée complètement – en résonance –, elle se comporte comme une

pédale forte ordinaire13. Toutes les pédales, sauf l’harmonique, sont contrôlées par le

pianiste. La 4e pédale est envoyé à Pianoteq directement du patch MAX, on y reviendra

plus tard. La possibilité d’avoir plusieurs niveaux de résonance dont un, la rémanence,

évolue indépendamment du pianiste, et le pouvoir de contrôler le volume des résonances

indépendamment de la dynamique du jeu pianistique, permettent de plonger vraiment au

cœur de ce piano virtuel et d’écouter cette caisse de résonance virtuelle de tous les angles

et dans toutes les situations possibles, ce qui ne peut pas se faire avec un piano

acoustique, mais reste néanmoins très « pianistique » dans sa conception, car la piano est,

avant tout, un instrument résonant.

En variant les valeurs des paramètres disponibles dans Pianoteq, on peut changer le

timbre de l’instrument, l’étouffer, le faire vibrer quasiment à l’infini, faire croire que

certaines cordes sont désaccordées et ainsi de suite. Il s’agit, en fait, de prendre l’idée de

John Cage du piano préparé et l’appliquer avec les moyens technologiques actuels, avec

tous les avantages que cela présente. Car, contrairement au piano préparé qui ne peut pas

être facilement modifié en cours de route, Pianoteq permet de faire toutes sortes de

changements, du plus radical au plus souple, pendant que le pianiste est en train de jouer,

et sans que ça le gène du tout. La combinaison du silent piano et de Pianoteq ouvre la

voie vers un nouveau piano préparé, qui s’inspire de l’idée de Cage et la mène beaucoup

plus loin, grâce aux avancements technologiques les plus récents.

13Le site web des inventeurs de la pédale harmonique: http://www.harmonicpianopedal.com

Page 77: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

67

5.3.5 Conclusion

Pour que la musique soit nouvelle, il faut aussi chercher à renouveler l’instrumentation.

Le silent piano, un instrument relativement nouveau et contemporain, offre toutes les

possibilités d’un instrument électrique, tout en gardant un lien très fort avec ses ancêtres.

La présence d’un piano à queue avec des vraies cordes permet, contrairement à un piano

purement électrique, de jouer aussi avec la harpe, afin d’exploiter la caisse de résonance

et les sons qui s’y trouvent. En plus, on peut, à tout moment, retrouver le piano

« classique », ce qui offre la possibilité d’avoir plusieurs instruments en un et ainsi

basculer de l’un à l’autre. Il ne s’agit pas d’effacer l’histoire ou la tradition du piano, mais

d’enrichir cette histoire avec des nouveaux éléments qui rendent possible ce qui, jusqu’à

présent, était considéré impossible.

5.4. Une autre idée de l'interaction, visant une nouvelle forme ouverte

Depuis les débuts de la musique mixte pour électronique en temps réel, le terme

« interaction » est très fréquemment utilisé pour décrire la relation entre la partition

instrumentale et celle électronique : l’instrumentiste joue, la machine réagit à ce qui vient

d’être joué et peut même, parfois, se baser sur les variations du jeu instrumentale

(changements de dynamique, de vitesse, de timbre etc.) pour adapter sa réponse. On a

donc un rapport très serré entre ce que le musicien joue et ce qui sort par les haut-

parleurs. Mais est-ce qu’on peut vraiment parler d’interaction, ou est-ce qu’il s’agit plutôt

d’un schéma « action - réaction » ? Pour que l’utilisation de ce terme soit à cent pour cent

juste, il faudrait que le musicien aussi varie son jeu basé sur la réaction de la machine, ce

qui est très rare. Ceci est le cas souvent dans des musiques improvisées où le musicien

modifie son jeu en écoutant les variations électroniques, mais dans le cadre d’une

musique savante écrite, le terme interaction paraît un peu faussé.

Il me semble que, pour que l’on puisse parler de vraie interaction, l’ordinateur devrait

aussi avoir des choix à faire, comme un instrumentiste déciderait de jouer plus ou moins

fort ou vite : pouvoir donc choisir entre un traitement A et un traitement B, ou entre des

divers fichiers sons etc. Sauf que, selon ces décisions, le musicien serait obligé de jouer à

chaque fois une autre partie de la partition. Les décisions de l’ordinateur n’influenceraient

pas seulement la musique au niveau local, mais également au niveau global, car elles

imposeraient au pianiste une autre musique à jouer. L’instrumentiste devrait être ainsi

vraiment à l’écoute de l’ordinateur, et non pas jouer sa partition sans faire attention à ce

qui se passe autour. Donnons un exemple plus concret :

Le pianiste est en train de jouer et, à un moment donné, l’ordinateur peut choisir,

aléatoirement, entre un événement A et un événement B. À cet endroit précis, la partition

Page 78: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

68

se divise en deux parties : une autre partition pour l’événement A, et une autre pour le B.

Personne ne sera capable de connaître d’avance quelle sera la décision de l’ordinateur, et

tous seront préparés pour se confronter aux deux éventualités. Le pianiste devra étudier

toute la partition, même s’il ne jouera qu’une partie à chaque fois. Ceci, répété un certain

nombre de fois tout au long de l’œuvre, donne une pièce avec plusieurs versions

possibles, dans une forme proche d’une arborescence.

Comme idée, avoir une œuvre musicale qui change à chaque fois qu’elle est jouée, n’est

pas nouvelle en tant que telle. Nombreux furent les compositeurs qui, dans les années ’50

et ’60, avaient expérimenté avec la forme ouverte. Mais quels étaient les problèmes de

cette approche et pourquoi est-ce qu’elle a été quasiment abandonnée par la suite ? Si l’on

prend le fameux « Klavierstück XI » (1956) de Karlheinz Stockhausen, on voit que,

théoriquement, il y a plusieurs millions d’interprétations possibles. Pourtant, si l’on prend

les enregistrements disponibles, on se rend compte que les pianistes ont tendance à faire

des enchaînements plus ou moins semblables, étant donné que certaines possibilités sont

soient injouables, soit pas assez intéressantes. Concernant la Troisième Sonate de Pierre

Boulez, autre exemple connu de forme ouverte, Claude Helffer avait découpé la partition

et la jouait comme une œuvre normale, laissant de coté l’élément aléatoire. Plus

généralement, la pratique de la forme ouverte a montré que la plupart de musiciens

préparait une version personnelle de la pièce et ne jouait que celle-là, pour des raisons

surtout pratiques. En plus, ce n’était pas inhabituel qu’un musicien se cache derrière le

caractère ouvert d’une œuvre pour tomber dans la facilité, tout en « respectant » les

consignes du compositeur.

Accorder à l’ordinateur les décisions sur la forme de l’œuvre pourrait donner naissance à

une « nouvelle forme ouverte », où la pièce ne serait pas seulement pour instrument

soliste et électronique en temps réel, mais serait aussi « décidée » en temps réel. Le terme

même de temps réel prendrait une autre signification, car chaque présentation de la pièce

serait liée au temps présent, puisque difficile à reproduire à l’identique.

« Incompatible(s) V » existe en dix versions différentes : la version 1.1 dure 16 minutes,

la version 1.2 dure 15 minutes, la version 2.1 dure 17 minutes, la version 3 dure 24

minutes, la version 4 dure 27 minutes, la version 5 dure 25 minutes, la version 6 dure 32

minutes et les versions 7, 8 et 9 durent 35 minutes. Le schéma de ces versions peut se

résumer ainsi :

Page 79: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

69

2.1

1.1

1.2

3

4

5

6

7

8

9

Mesures 1-120, passage à la version 2.1

À partir d’ici, aucun point commun avec la 1.1

ou suite jusqu’à la fin, ou passage à la version 1.2 à la mesure 161

À partir d’ici, aucun point commun avec la 1 .1

Version 1.1 entière suivie de la version 1.2

À partir du point de bifurcation, mesure 161 jusqu’à la fin.

Version 2.1 jusqu’à la mesure 369, suivie de la version 1.1

À partir de la mesure 122

À partir de la mesure 122, suivie de la version 1.2

À partir de la mesure 161 jusqu’à la fin.

Version 2.1 jusqu’à la mesure 369, suivie de la version 1.1

Version 2.1 jusqu’à la mesure 365, suivie de la version 1.2

À partir de la mesure 161

Version 1.1 jusqu’à la fin, suivie de la version 1.2

À partir de la mesure 161, suivie de la version 2.1

À partir de la mesure 270 jusqu’à la fin.

Version 1.1 jusqu’à la fin, suivie de la version 1.2

À partir de la mesure 161, suivie de la version 2.1

À partir de la mesure 270 jusqu’à la mesure 364.

Suivie par les mesures 118-269 de la version 2.1

Version 1.1 jusqu’à la mesure 118, suivie de la version 2.1

À partir de la mesure 119, et jusqu’à la mesure 267, suivie

de la version 1.1, m131, jusqu’à la fin

Suivie de la version 1.2, m161 jusqu’à la fin

Suivie de la version 2.1, m270 jusqu’à la fin.

Page 80: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

70

On se focalisera sur les versions 1.1, 1.2 et 2.1, car les autres en dérivent directement,

elles ne proposent pas de nouveau matériau.

Ces trois versions partagent la même partition pour le début, sauf que les 1.1 et 1.2

partagent également le même électronique, alors que la 2.1 est complètement différente.

Pour les 1.1 et 1.2, on entend une musique très présente, qui, dès le début, prend d’assaut

l’auditeur. La 2.1 commence et tout son est complètement coupé, pendant que le pianiste

joue normalement. L’effet est complètement différent, la 2.1 étant beaucoup plus radicale,

en ce qui concerne son utilisation du silent piano. Les versions 1.1 et 1.2 sont achevées, et

on va se concentrer plutôt sur elles, tandis que la 2.1 est encore en chantier, et on ne va en

parler que de manière plus générale, se penchant sur certains aspects marquants.

Chacune des trois versions a été composée comme une pièce du début à la fin, il ne s’agit

pas d’une forme à boîtes interchangeables. À chaque moment, il a fallu choisir l’endroit

qui me paraissait plus logique pour la bifurcation, en gardant en tête comment ce

deuxième départ pourrait servir pour les versions plus longues, qui réunissent les trois

autres et comment chaque nouvelle version pourrait fonctionner avec les précédentes. À

chaque nouvelle version, je me suis forcé afin que la forme de chacune soit différente de

l’autre, j’ai essayé de créer des caractères distincts, afin que même les parties communes

soient perçues différemment, ayant une autre fonction dans le déroulement de chaque

pièce.

5.5. L’écriture rythmique

Sur le plan purement instrumental, la grande nouveauté de la pièce se situe au niveau

rythmique. Des groupes de quintolets, triolets, sextolets etc. sont interrompus à n’importe

quel moment, et un autre groupe rythmique peut commencer. Ceci crée l’idée des

parenthèses rythmiques, des groupes qui s’incrustent au milieu d’un groupe et qui

permettent des phrases d’une grande plasticité, avec des vitesses qui varient

constamment. Il s’agit d’une écriture qui cherche à faire avancer l’idée xenakienne des

arborescences et critiquer en même temps la logique rythmique de Ferneyhough.

5.5.1 Évolution des arborescences de Xenakis

Chez Xenakis, les différents groupes rythmiques qui commencent à des divers endroits

dans la mesure, sont toujours calés à une grille virtuelle de doubles croches. Le point de

jonction de deux groupes rythmiques est toujours leur début commun alors que, dans la

logique de l’arborescence, une branche pourrait surgir du milieu ou de n’importe quel

autre point.

Voici en exemple de l’œuvre « Mists », pour piano seul :

Page 81: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

71

Figure 37 Mists, mes 123-126

Pour clarifier ce phénomène encore plus, Xenakis écrit même cette grille de doubles

croches, facilitant ainsi la mise en place pour le pianiste.

Autre exemple, cette fois de « Komboï », pour clavecin et percussion.

Tout est encore calé à la double croche et les notes communes entre deux couches sont

toujours les débuts des groupes :

Figure 38 Komboï, page 4 ex1

Pourtant, on voit, également dans « Komboï » qu’il y a des couches qui se créent avec des

notes appartenant à des groupes différents.

Page 82: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

72

Figure 39 Komboï page 4, ex2

Ces couches ne sont pas notées de manière précise, contrairement à la logique habituelle

de Xenakis. On peut ainsi voir la logique des rythmes indépendants de la grille des

doubles croches, sauf qu’ils sont écrits en notation spatiale. Il est impossible de savoir

pourquoi Xenakis n’a pas écrit ces notes comme une voix séparée (dans ce contexte

précis, peut-être ça n’aurait pas de sens, vu que chaque note appartient à une couche déjà

existante), avec des rythmes précis, mais on peut y voir une logique qui n’a pas été

développée jusqu’au bout, même si elle sortait directement de la technique appliquée.

Durant toute son œuvre, Xenakis reste fidèle à la grille des doubles croches, alors que sa

musique a clairement la tendance de s’en libérer.

Dans Incompatible(s) V, n’importe quelle note de n’importe quel groupe peut être le

début d’une autre ligne indépendante, comme l’on peut voir dans l’exemple suivant :

Figure 40 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 131

Page 83: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

73

Ou encore ici :

Figure 41 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 206

Cette écriture crée des réseaux polyphoniques dont les lignes peuvent être à la fois

indépendantes de la logique métrique de chaque mesure, mais également étroitement

liées entre elles, chaque ligne créant les points d’appuis possibles pour les autres

lignes. Ceci est une autre forme d’une musique qui s’autogère, car les jonctions entre

les voix ne sont pas soumises à des grilles préexistantes ou décidées d’avance. La

forme de toute une séquence dépend de l'ordre de composition des différentes voix.

Chaque nouvel élément, chaque groupe rythmique influence le suivant, chaque

mesure révèle son histoire qui aurait été toute autre s’il y a eu même un changement

minime en cours de route.

Dans l’exemple suivant, on constate comment les voix peuvent dépasser les barres de

mesure, avoir une logique rythmique complètement différente du reste, tout en

conservant des liens étroits entre elles, étant donné qu’éventuellement elles se

rejoignent.

Figure 42 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 27-28

Page 84: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

74

Dans ma logique, et c’est là que je prends mes distances par rapport à l’école de la

nouvelle complexité et notamment Brian Ferneyhough, l’écriture rythmique doit

permettre, voire encourager et faciliter la communication entre les différentes

couches, et ne pas être pensée seulement comme des matériaux sans relation entre

eux, comme c’est souvent le cas dans la musique du compositeur anglais.

5.5.2 Critique sur la nouvelle complexité : Ferneyhough, Mahnkopf, Cox

L’écriture rythmique de Brian Ferneyhough et de l’école de la nouvelle complexité

(Michael Finnissy, Claus-Steffen Mahnkopf et Frank Cox, entre autres), a été pour

moi un autre point de départ, car elle contient certaines caractéristiques que j’ai voulu

mettre en cause dans « Incompatible(s) V », notamment la pensée des groupes

imbriqués, proposant mon point de vue sur ce point.

Suivant la logique précédente et comment, dans l’écriture xenakienne, les points de

jonction des groupes rythmiques se trouvent toujours sur une grille de doubles

croches, je me suis penché sur des œuvres de la nouvelle complexité (me focalisant

sur les œuvres pour piano seul, « Lemme-Icon-Epigram », « Opus Contra Naturam »

de Brian Ferneyhough, l’intégrale des œuvres pour piano de Claus-Steffen Mankopf,

« English Country Tunes » de Michael Finnissy et « Doubles » de Frank Cox) pour

voir si eux proposent une solution à ce problème.

Malgré une écriture très précise et chargée d’indications, et même si cette situation

musicale est présente dans certains cas, la notation reste, seulement dans ce cas

spécifique, imprécise et approximative. Prenons d’abord quelques exemples :

Figure 43 Lemma-Icon-Epigram page 9

Page 85: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

75

Dans cette séquence, on voit que le début du premier passage de la portée du bas est

synchronisé avec des notes à l’intérieur d’une figure de la portée du haut. Pourtant,

pour que ça puisse se faire, toute cette séquence se trouve sous le même crochet, un

3:2, puis un 21:17, ce qui, malgré les apparences, fait que la logique reste la même

avec celle de Xenakis, sauf que ici la grille est définie par rapport au groupe

rythmique qui domine la mesure.

« Kammerstück », de Claus-Steffen Mahnkopf propose des courtes séquences

similaires, sauf que, là aussi, il s’agit d’une écriture qui ne résout pas le problème des

groupes indépendants, même si visuellement la partition pourrait faire croire le

contraire. Dans l’exemple suivant, les groupes de 5:3 et le triolet qui le suit dans la

portée du bas, semblent être autonomes, sauf qu’il s’agit des groupes dans le septolet

du haut. Tout est encore une fois soumis à une logique d’hiérarchie, où tout doit être

exprimé par rapport à cette hiérarchie et ne peut exister que sous sa tutelle. Dans

« Incompatible(s) V », une des problématiques était effectivement de mettre en

question cette « oppression » de l’hiérarchie et d’en libérer l’écriture rythmique. On y

reviendra plus tard.

Figure 44 Kammerstück, mes62

Toutefois, avoir des traits qui commencent à l’intérieur d’un groupe rythmique n’est

pas quelque chose en dehors de la logique musicale de la nouvelle complexité, sauf

que, dans ce cas, la notation ne suit pas la logique de la précision et devient inexacte.

Page 86: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

76

Figure 45 Lemma-Icon-Epigram, page5

On voit ici des figures qui sortent d’un groupe rythmique, mais, contrairement au

style d’écriture de Ferneyhough, ces figures sont notées en petites notes, alors qu’elles

auraient pu être écrites de manière précise, comme le reste, sans être soumises à la

hiérarchie prédominante et ainsi amplifier leur caractère indépendant, comme la

présence des petites notes et l’articulation différente le laissent entendre. Encore plus

frappant, le fait que ces traits rapides apparaissent très brièvement et sans aboutir

quelque part, comme s’il s’agissait des figures en dehors du discours, alors qu’une

telle logique aurait pu être exploitée davantage, suivant la nature polyphonique et

complexe de la musique de Ferneyhough.

Autre exemple, encore plus claire, se trouve dans « English Country Tunes » de

Michael Finnissy.

Figure 46 English Country Tunes p.39

Les traits qui sortent d’un groupe rythmique sont, en quelque sorte, « hors temps »,

joués toujours le plus vite possible, alors que ça aurait pu être autrement. Il est

intéressant de voir des compositeurs, qui ont poussé la limite du lisible et du jouable

au maximum, ne pas écrire quelque chose qui serait absolument compatible avec leur

Page 87: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

77

logique et leurs recherches sur le rythme et, du point de vue plus général, l’écriture

elle-même. Peut-être la logique de l’hiérarchie et des groupes imbriqués ne permettait

pas encore d’envisager sa combinaison avec une logique autre, permettant plus de

liberté.

Toujours sur la question de l’hiérarchie, on voit souvent, dans Ferneyhough, toute une

mesure se dérouler sous un long groupe, même dans des pièces solistes. Je dis

« même dans des pièces solistes », car, dans une pièce de musique de chambre, on

peut imaginer pourquoi un instrument aurait un tel passage à jouer, afin de changer de

tempo localement, sans demander au chef de battre deux tempi en même temps. Pour

un soliste, cette écriture semble compliquer la musique sans raison apparente. On ne

va pas entrer dans le débat du pourquoi Ferneyhough décide de l’écrire ainsi, ceci

n’est pas le but de ce texte, mais ce qui nous intéresse est de démontrer cette approche

et démontrer où j’ai décidé de prendre mes distances. Voici quelques exemples de

« Opus Contra Naturam »14, pour pianiste récitant, œuvre faisant partie de l’opéra

« Shadowtime » :

Figure 47 Opus Contra Naturam I, mes1

Figure 48 Opus Contra Naturam I, mes 14

14 Brian FERNEYHOUGH, Opus Contra Naturam, pour pianiste récitant, 2000, Edition Peters, London, nº EP 7606

Page 88: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

78

Figure 49 Opus Contra Naturam I, mes 16

On y trouve même deux mesures consécutives sous le même ratio, un 5:3 :

Figure 50 Opus Contra Naturam I, mes 17-18

Dans une pièce où le tempo change très fréquemment, même après chaque mesure, et

qui a très souvent des valeurs irrationnelles, on peut se poser la question pourquoi

opter pour ce type d’écriture et pas pour une écriture plus légère, qui respecterait

parfaitement les valeurs écrites, mais ne demanderait pas à l’interprète de faire un

long travail de simplification, changeant le tempo et éliminant les groupes inutiles, ce

qui est pratique courante parmi les musiciens. Finalement, la question qui émerge plus

précisément est « pourquoi écrire quelques chose d’une façon, alors qu’une autre

façon serait également précise mais plus efficace ? ». Il ne s’agirait pas de changer

l’identité de la musique, ni de la sur-simplifier, mais d’opter pour une notation qui ne

pourrait être écrite autrement.

Page 89: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

79

Dans l’exemple suivant, on voit cinq couches rythmiques évoluer indépendamment et

chacune à sa façon :

Figure 51 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 297

Le degré de complexité est très haut, mais il s’agit d’une écriture qui permet une très

grande liberté à l’intérieur de la mesure et de chaque ligne séparément, chaque valeur

est montrée pour ce qu’elle est, et aucune conversion n’est nécessaire pour

comprendre la durée de chaque note.

Autre exemple :

Figure 52 Incompatible(s) V, version 1.2 mes. 271

Dans cette mesure, on a quatre valeurs rythmiques : triolets de triples croches,

quintolets de doubles croches, doubles croches en 8:5, doubles croches normales.

Chacune des ces valeurs, et les figures qui leur sont associées, dépasse son utilisation

habituelle et devient presque un objet, dissocié de ces pairs : on voit des groupes de

cinq, quatre ou même huit triples croches de triolet, des doubles croches de quintolets

joués un par un, libérés de l’obligation d’exister en groupe de cinq. Il s’agit, en fait,

d’une mesure en 19/16 qui pourrait se résumer en un ensemble de mesures

irrationnelles comme suit :

Page 90: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

80

5/48, 1/20, 4/48, 1/20, 6/16, 2/20, 4/48, 2/16, 8/48

Dans ce contexte précis, où l’écriture est monophonique, on aurait pu opter pour cette

écriture, même si je la trouve trop fragmentaire et cassant le geste global et la

directionnalité de la musique. Cette notation, présente dans Ferneyhough, a été

largement utilisée par Frank Cox, violoncelliste, compositeur et théoricien de la

nouvelle complexité.

Dans sa pièce « Doubles », pour piano et bande magnétique, Frank Cox mène cette

écriture des mesures irrationnelles à son apogée. Le problème avec cette écriture est,

entre autres, qu’elle devient vite illisible, comme l’on peut constater dans les

exemples suivants :

Figure 53 Doubles, ex1

Figure 54 Doubles, ex2

Figure 55 Doubles, ex3

Page 91: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

81

À part la tâche considérable de devoir constamment avoir en tête que le 1/48 est une

triple croche de triolet ou que le 1/56 est une triple croche de septolet, le problème

avec cette écriture est qu’elle ne permet pas la polyphonie, car les mesures si courtes

ne permettent pas à d’autres couches, plus longues, d’exister.

Dans « Incompatible(s) V », la logique de Cox est présente, mais l’écriture permet la

présence des polymétries irrationnelles virtuelles, dans des mesures simples, tel un

3/4. La logique motivique et les micro-variations de vitesse d’une cellule peuvent

coexister avec d’autres couches, d’autres temporalités et leur permettent même de

dépasser la mesure, si cela est nécessaire, si elles ne rentrent pas dans la « boîte » du

moment.

Les exemples suivants montrent clairement comment certaines portées suivent la

logique des mesures irrationnelles, pendant que d’autres suivent une logique

différente :

Figure 56 Incompatible(s) V, version 1.1 mes. 227

Figure 57 Incompatible(s) V, version 2.1 mes. 238

Page 92: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

82

Figure 58 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 255

Un autre problème qui existe dans la logique de Frank Cox est que seuls les rythmes

rationnels peuvent être utilisés, c’est à dire des rythmes qui peuvent être exprimés par

rapport à la ronde, les 1/48, 1/20, 1/10, 1/24 etc. étant tous des subdivisions exactes

d’une mesure à 4/4. Par conséquence, un groupe de 4 doubles croches d’un groupe

(ratio) de 7:5 ou d’un groupe de 6:5 ou d’un groupe de 9:7 etc. ne peut pas être écrit

avec cette notation, alors que, dans la logique de « Incompatible(s) V », même les

rythmes irrationnels sont disponibles pour toute sorte de manipulation.

Figure 59 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 224

Dans cet exemple, à part la polyrythmie qui déjà serait un problème pour une notation

en mesures irrationnelles, même la main gauche serait impossible à écrire. Il faudrait

écrire 7/48 – 2/16 – puis une mesure de 7 doubles d’un 6:5. Dans « Doubles », Frank

Cox n’utilise jamais ce cas de figure.

Page 93: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

83

Les groupes « cassés » sont présents de façon trop minoritaire, presque anecdotique,

dans Ferneyhough et Mahnkopf, mais dans leur cas, à part le fait qu’ils sont tellement

rares qu’il risquent de passer inaperçus, l’autre considération se pose au niveau de la

notation choisie par les deux compositeurs, que je jugerais peu claire, voire même

prêtant à la confusion, contrairement à leur approche générale de la notation musicale

qui ne laisse pas de doutes.

Figure 60 Lemma-Icon-Epigram, p.24

Figure 61 Kammerstück, p.10

Les deux compositeurs écrivent au-dessus de chaque note le chiffre qui correspondrait

à leur valeur rythmique (3 pour le triolet, 5 pour le quintolet), mais ce n’est qu’après

coup, à la fin de la mesure, que cela s’explique vraiment, une fois le groupe est fermé.

Page 94: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

84

« Incompatible(s) V » utilise une notation qui me semble plus précise, car chaque

note/groupe affiche sa valeur de manière exacte.

Plus précisément :

Figure 62 Incompatible(s) V mes 48

Ou encore :

Figure 63 Incompatible(s) V version 1.2 mes 174

Chaque valeur irrationnelle (note jouée ou silence), faisant partie d’un groupe

« cassé », est définie par trois paramètres : Un crochet qui montre la durée totale sur

la partition, un chiffre qui montre la quantité des valeurs qui se trouvent sous ce

crochet, et finalement la valeur en question. Dans cet exemple précis, on trouve :

Page 95: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

85

qui veut dire quatre triples croches de triolet,

qui signifie trois triples croches de quintolet,

qui signifie quatre doubles croches de triolet.

Ailleurs dans la partition on trouve , à savoir quatre doubles croches d’un groupe

de 6:5, sept doubles croches d’un 9:8, cinq doubles croches d’un 9:7,

quatre triples croches d’un 10:9 etc. D’abord par sa précision, et sa clarté puis par sa

flexibilité, cette approche du rythme autorise des choses que les écritures existantes ne

permettaient pas : D’abord la communication entre les différentes couches, et ceci à

n’importe quel point pour n’importe quel rythme, puis le découpage rythmique

extrême, sans désavantager l’écriture polyphonique, et l’écriture polymétrique

virtuelle avec des changements locaux de tempo.

5.5.3 Écrire le rythme pour communiquer avec l’ordinateur

Cette écriture rythmique pose pourtant un sérieux problème, ceci de sa notation avec

un logiciel de notation musicale, étant donné que les logiciels existants ne sont pas

capables d’écrire des tels rythmes. Deux raisons pour lesquelles il était absolument

fondamental de noter la partition dans un logiciel étaient, d’abord, la possibilité

d’avoir des simulations MIDI exactes pour effectuer des tests avec l’électronique

avant l’arrivée du pianiste et pendant le temps dont il aurait besoin pour apprendre la

pièce, puis pour permettre la communication avec Antescofo, (ANTEcipation SCOre

Page 96: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

86

FOllower), le suiveur de partition utilisé pour la création, qui également avait besoin

d’un transcription précise de la musique.

S’il s’agissait d’une pièce soliste sans électronique, la partition aurait pu être éditée

graphiquement pour être juste, sans se soucier de l’exactitude absolue lors du passage

entre le manuscrit et le logiciel de notation. Néanmoins, vu qu’un fichier MIDI précis

était absolument nécessaire, il a fallu trouver un système d’écriture qui permette

d’écrire de tels rythmes dans Finale, qui, a priori, ne permet pas ce type d’écriture.

Pour y arriver il a fallu beaucoup expérimenter avec des ratios et des calculs très

compliqués, en utilisant des groupes imbriqués cachés. Ceci arrive souvent à des

extrémités, et à des mesures qui, alors que sur la partition ils apparaissent comme ça :

Figure 64 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131

Il faut, pour qu’elles soient précises, les écrire ainsi :

Figure 65 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131

L’exemple le plus extrême pourrait être le suivant, qui, sur la partition paraît dans une

combinaison entre notation précise et notation spatiale (toujours avec des rythmes

Page 97: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

87

exacts), parce que, pour que la précision soit atteinte, il a fallu écrire plusieurs

couches de silences, ce qui, pour le pianiste aurait été une information inutile :

Figure 66 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 229, partition du pianiste

Figure 67 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 229, partition pour antescofo

Pour expliquer comment sont calculés les rythmes que l’on doit écrire sur Finale :

La mesure est d’abord écrite à la main, sans aucun calcul, basé strictement sur

l’intuition et le goût musical. Une fois terminé, on regarde les valeurs et les ratios qui

s’y trouvent, des triolets, des quintolets, des 9:8, des 6:5 etc.

Prenons un exemple plus précis :

Figure 68 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 255, main gauche, partition du pianiste

Page 98: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

88

Dans cette mesure on a des triolets et des quintolets. En multipliant les ratios

(3:2)*(5:4) on obtient 15:8. Les valeurs irrationnelles durent au total 13,5 doubles

croches, le dernier triolet et les trois triples croches n’ayant pas besoin d’entrer dans

cette logique. On a donc (13,5*15):(13,5*8)=202,5:108 et comme on ne peut avoir un

group qu’avec des nombres entiers, on multiple par deux pour obtenir 405:216.

Figure 69 Incompatible(s) V, version 2.1 mes255 main gauche, partition pour antescofo

Ce groupe est donc un groupe de 405 sextuples croches contre 216 sextuples croches.

Comme Finale ne permet pas de créer des groupes rythmiques de valeurs plus courtes

que les quadruples croches, il faut créer un groupe avec des valeurs plus longues (des

noires à la place des doubles croches), puis, une fois terminée l’opération, multiplier

les valeurs par 25%. Pour le faire, il faut aller dans le menu Utilities->Change->Note

Durations->Include Tuplets.

À l’intérieur du groupe, et pour arriver aux valeurs qu’on veut, tout va être exprimé

par rapport au ratio du 15:8. On veut que les deux premières doubles croches soient

des doubles croches de quintolet. Il faut donc multiplier le 405:216 avec un 2:3, soit

l’inverse du 3:2. (405:216)*(2:3)=810:648=5:4=1,25. Les deux doubles croches ont

effectivement un ratio de 5:4, sont donc des doubles croches de quintolet.

Le groupe suivant est un groupe de sept doubles croches de triolet. Pour l’obtenir, il

faut multiplier (405:216)*[(7:7)*(4:5)] = (405:216)*(28 :35)=1,5. Le groupe suivant

comporte cinq triples croches. On multiplie le ratio de 405:216 par son contraire, à

savoir 8:15, pour « annuler » le groupe et, vu qu’on a cinq triples croches, il nous faut

(8 :15)*(5:5) = 40:75. (405:216)*(40:75) = 1. Une croche de quintolet est

(15:8)*(2:3), une croche de triolet est (15:8)*(4:5), une double croche normale est

(15:8)*(8:15). Autre exemple :

Page 99: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

89

Figure 70 Incompatibe(s) V, version 1.2 mes 265

Les valeurs présentes ici sont les triolets, les quintolets et les 6:5. Après des calculs,

on se rend compte que multiplier (3:2)*(5:4)*(6:5) pour mettre toute la mesure sous

un groupe commun n’est pas pratique, car ça ne permet pas de séparer les valeurs de

quintolets comme on le souhaite. Au contraire, on va continuer à travailler avec le

ratio de 15:8, et on verra que ceci rend possible toutes les valeurs de la mesure :

La durée des valeurs irrationnelles est de treize doubles croches.

(13:13)*(15:8)= 195:104. Pour obtenir les triolets et les quintolets on a vu qu’il faut

multiplier avec 4:5 et 2:3 respectivement, ce qui donne une écriture comme suit :

Figure 71 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 265

On multiplie les quatre premières triples croches par 2:3 pour obtenir les triples

croches de quintolet, puis on multiplie les triples de triolet par [(3:3)*(4:5)]. La

nouveauté de cette mesure est comment on obtient les valeurs de 6:5 (ou 1,2,

autrement).

On calcule que pour (15:8)*x =1,2<=>x= 16:25. Ceci est idéal, car le 16 est une

puissance de 2, ce qui permet d’exprimer n’importe quelle quantité de valeurs de 6:5

et de casser ce groupe à volonté. On multiplie donc les quatre doubles croches par

16:25 et ont obtient les valeurs qu’on veut. Et ainsi de suite pour le reste de la mesure,

Page 100: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

90

28:42 = [(14:14)*(2:3)]. Encore une fois on arrive à des groupes des quintuples

croches, qui nécessitent d’être écrits avec des valeurs plus longues, pour permettre de

les travailler comme il faut :

Figure 72 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 265 valeurs à 200%

Autre exemple où, pour obtenir les valeurs qu’on veut, il faut exprimer la mesure sous

d’autres ratios, qui permettent des divisions plus confortables :

Figure 73 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 180, partition du pianiste

Le ratio 5:3 pose un problème, car le 3, le 5 et leurs multiples ne peuvent pas être

exprimés comme des puissances de deux. Il a fallu écrire ce rythme comme la somme

d’autres ratios, avant d’arriver à ce que l’on voulait, à savoir la possibilité d’avoir une

parenthèse de quatre triples croches, et pas forcément un multiple de trois. Les

rythmes finaux ont été les suivants :

Page 101: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

91

Figure 74 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 180, partition pour antescofo

Cette mesure, une rareté même pour cette pièce, a été écrite comme ça après avoir

réalisé que mettre toute la mesure sous un ratio de 5:2, permettait d’écrire les rythmes

exactement comme ils étaient dans le manuscrit. [(5:3)*(3:2)]=5:2. Le ratio de 3:2

n’apparaît pas dans cette mesure, mais il sert de rythme virtuel « de passage » qui

facilite la transition et l’écriture.

5.5.4 La conversion en script antescofo

Comme on a déjà dit, tous ces calculs rythmiques ont pour but d’obtenir un fichier

MIDI qui joue la partition comme écrite et de permettre d’obtenir la partition

transcrite précisément en script antescofo. Finale ne peut pas, jusqu’à présent,

convertir un fichier directement en script antescofo et il était nécessaire de passer par

le logiciel NoteAbilityPro qui, lui, a cette capacité. Il fallait donc sauvegarder la

partition en fichier .xml, l’ouvrir dans NoteAbilityPro, puis l’exporter en fichier

.asco.txt pour que antescofo puisse la lire.

Plusieurs problèmes ont émergé au début, après s’être rendu compte que le fichier

.xml, pour que la conversion soit faisable, ne supportait que deux niveaux de groupes

imbriqués, et une écriture plus compliquée empêchait NoteAbilityPro de même ouvrir

le fichier. Cela m’a obligé de réécrire la version 1.1, dans une autre façon

qu’initialement, afin de permettre la communication entre les deux logiciels.

La logique/pratique du début a donc évolué, et je peux dire heureusement, car la

nouvelle logique, d’écrire tout avec au maximum deux niveaux de groupes imbriqués,

est celle qui permet encore plus de liberté dans l’écriture rythmique avec beaucoup

moins de calculs de la part du compositeur. On ne va pas beaucoup insister sur cet

Page 102: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

92

aspect du travail, on va juste montrer un exemple qui révèle les différences entre les

deux approches :

La partition telle qu’écrite au début, ne permet pas à NoteAbilityPro d’ouvrir le fichier

.xml :

Figure 75 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131 main gauche originale

La partition telle qu’écrite à la fin, permet à NoteAbilityPro d’ouvrir le fichier .xml:

Figure 76 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 131 main gauche finale

Les versions 1.2 et 2.1 ont largement bénéficié de ce changement, car on y trouve

quelques éléments rythmiques qui étaient quasiment impossibles avec l’écriture

précédente, même si on y trouve déjà quelques indices dans la version 1.1, mais de

façon minoritaire.

Pour donner un exemple du script antescofo, la mesure suivante,

Figure 77 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109

est transcrite, en script antescofo, de la manière suivante :

Page 103: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

93

Figure 78 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109 script antescofo

Page 104: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

94

À gauche sont écrits les types d’événements, à savoir note (une note isolée), chord

(pour un accord ou deux notes qui sonnent en même temps) ou trill (pour les trilles ou

les accords répétés). Les notes sont écrites en midicents, 6000 correspondant à un

Ut4, et ensuite sont notées les durées des notes. La notation des durées se fait soit par

des ratios (1/12 correspond à une durée d’un douzième de noire, à savoir une triple

croche de triolet, 1/8 est la triple croche, 1/2 la croche et ainsi de suite), soit des

nombres décimaux.

5.6 La partition

Vu la taille et la complexité de la musique, on ne va pas en parler trop en détail, en

essayant de donner plutôt une vue d’ensemble et des considérations générales qui ont

été présentes pendant l’écriture de la partition, suivies d’exemples musicaux.

« Incompatible(s) V » est une œuvre qui se nourrit de plusieurs façons de l’idée de

l’incompatibilité et qui essaie de la présenter sous divers points de vue, avec le piano

et son jeu comme point central. La polyphonie de textures et de caractère en serait un

premier aspect, l’écriture d’objets courts contrastants en serait un autre, comme le

seraient également les couches rythmiques indépendantes qu’on a vu précédemment,

le décalage entre image et son, la multitude de textures dans l’électronique, le

découpage du piano en deux parties pendant presque toute la pièce, la présence

simultanée de plusieurs espaces etc.

La forme ouverte de l’œuvre fait que plusieurs sections servent potentiellement à la

fois de début, de fin ou de partie centrale et ceci a été un défi très intéressant à relever,

la notion de forme cyclique étant toujours présente, même à des endroits pas

directement influencés par le coté ouvert de la forme.

5.6.1 Version 1.1

La première version de l’œuvre a été celle de la découverte, celle qui a posé toutes les

idées que les autres allaient développer par la suite. Il s’agit de la plus intuitive, de

celle qui a eu besoin de plus d’effort et d’énergie pour être achevée. La musique et la

technique à appliquer ont été inventées pas à pas, sans presque aucun indice préalable

que le chemin choisi allait s’avérer le bon. Une pièce qui, selon moi, a donné

naissance à elle-même, en générant les idées qui, par la suite, serviraient de base pour

les autres versions.

La preuve que la pièce a été un voyage dans l’inconnu se trouve dans les huit

premières mesures, qui sont les seules qui, on pourrait prétendre, n’ont aucune place

dans l’œuvre, même si, a posteriori, on pourrait dire qu’elles anticipent la musique

Page 105: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

95

qui suit. La logique rythmique qui apparaît à la neuvième mesure n’était pas du tout

envisagée au début de la pièce, elle est venue en cours de route et elle a tout fait

basculer. À partir de là, toute la logique a été différente, le point de vue a

complètement changé et tout était vu sous ce prisme spécifique.

La première grande partie, du début jusqu’à la mesure 137, est basée sur l’idée de la

réécriture. Cette partie est divisée en trois sous-sections et, même si toute la pièce est

morcelée de manière beaucoup plus hachée, on utilisera ce découpage pour des

raisons aussi de clarté. En parlant de découpage, on pourrait dire que la forme perçue

et la forme écrite ne coïncident pas parfaitement, ce qui est encore inspirée de la

notion de l’incompatibilité.

5.6.1.1 Mesures 1-47

Pendant les quarante-sept premières mesures sont exposées presque toutes les

situations musicales qui caractérisent la pièce. Chaque situation, chaque objet, chaque

texture n’apparaît que très brièvement, faisant de ces mesures une sorte de stretto de

fugue, comme si ce début n’était, en vérité, que l’aboutissement d’une pièce, d’un

processus qui avait déjà commencé bien avant. Les mesures sont, dans leur grande

majorité, courtes, est rares sont celles qui dépassent les 3/4 (5/8 + 5/16 à la mesure 25,

mais ceci n’est qu’une exception, la mesure étant si longue pour des raisons pratiques)

et les différents objets s’enchaînent à un rythme très élevé, soit l’un après l’autre, soit

verticalement, l’un s’incrustant dans l’autre. Du point de vue de l’écriture, la section

prend fin à la mesure 47, mais, du point de vue de l’auditeur, le début de la nouvelle

section se situerait quelques mesures plus tôt, mesure 43, car c’est là qu’entrent en jeu

les traitements électroniques, ce qui marque un moment important du point de vue

musicale et formelle.

Tout au long de cette première section, sont parsemés des microprocessus, des

coupures, des parenthèses et des points d’arrêt, qui seront l’objet de la réécriture dont

on a parlé plus tôt.

Quelques éléments importants de cette première partie :

• Le geste du tout début, ce va-et-vient entre les deux mains à deux registres complétement opposés, sera comme un signal tout au long de la pièce pour marquer les débuts de certains grands passages :

Page 106: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

96

Figure 79 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 1

• Micro-canons entre de gestes directionnels très clairs :

Figure 80 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 10, micro-canons

• Notes répétées obsessionnelles en forme de coupure, de changement de vitesse :

Figure 81 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 15, notes répétées

• Polyphonies de caractères, deux portées forment une couche plutôt lisse et l’autre portée contient une musique plus agressive, hachée :

Page 107: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

97

Figure 82 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 25, Polyphonies de textures

Figure 83 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 33, Polyphonies de textures

• Arborescences polyphoniques :

Figure 84 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 26, Arborescences

Page 108: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

98

• Tremoli mesurés :

Figure 85 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 27, tremoli mesurés

• Glissandi :

Figure 86 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 23, glissandi

• Trilles mesurés :

Figure 87 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 42, trilles mesurés

• Texture en accords répétés qui évoluent rapidement

Figure 88 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 16, texture en accord répétés

Page 109: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

99

• Batterie mesurée :

Figure 89 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 34, batterie mesurée

Tous ces éléments sont combinés entre eux, apparaissent sous plusieurs formes, étirés,

compressés, variés librement, déformés etc. Parmi ces éléments figurent également

des caractères plutôt liés à l’articulation, au registre, à la relation entre les voix, entre

autres.

5.6.1.2 Mesures 48-130

Cette deuxième section applique la logique de la réécriture, citée plus haut. Ils ne

s’agit pas proprement dit d’un développement, mais de quasiment réécrire la première

section, en faisant évoluer chaque élément, chaque situation ou chaque idée abstraite

de manière intuitive. Presque comme une séance d’autoanalyse, où l’on cherche à

comprendre ce qui vient de se passer, d’écrire le début d’une pièce dont la première

section aurait été la fin. Contrairement à la logique classique, où, plus la musique

avance, plus les éléments se resserrent, on prend ici le chemin inverse. Étant donné

que le début de la pièce avait un rythme d’évolution très élevé, son « analyse » se

devrait de prendre un peu de recul et examiner les choses avec une certaine distance.

Ce qui avant est apparu de manière fugitive, est mis sous une loupe et élaboré, sans

pour autant que la musique perde sa force ou son élan. La réécriture suit les quarante-

sept premières mesures, les commente, les montre sous un autre angle, mais propose

également des nouvelles situations, soit en forme de parenthèses, soit en forme de

commentaires qui dépassent leur fonction prévue et obtiennent une présence

autonome.

Les mesures ici deviennent considérablement plus longues et complexes, on y trouve

désormais des 23/32, 25/32, 19/32, 29/32, 34/32, 21/16, 25/16, ou même un 6/4

+3/16. Ces mesures, vu leur complexité interne, devraient être plutôt considérées

comme des polymétries, des boîtes contenant un ensemble d’informations, mais pas

forcément une musique strictement calée à ces mesures. De tout façon, avoir des voix

qui dépassent la barre de mesure est devenue désormais assez courant dans la pièce,

Page 110: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

100

ce qui amplifie encore plus la logique polymétrique de l’écriture et l’idée de

l’incompatibilité.

Quelques exemples de réécriture :

Les mesures 5-6 :

Figure 90 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 5-6

Sont composées d’une voix aiguë qui comporte des éléments de notes répétées entre

registres voisins intercalés, une voix très marqué dans le grave et une voix entre les

deux qui monte du grave vers le registre de la voix du haut. Sa réécriture, mesures 52-

53 :

Figure 91 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 52-53

On voit que la durée totale du segment a augmenté et que les caractères de chaque

voix sont également amplifiés : la voix aiguë est plus rapide, la voix du grave plus

lourde et agressive, comme l’est la voix du milieu.

La mesure 26 contient une écriture polyphonique, où une voix aiguë évolue de

manière libre, avec comme point plus caractéristique la répétition d’une figure

identique à deux vitesses différentes au milieu de la mesure. Vers la fin de la mesure,

des notes répétées sont introduites discrètement, pour mener la musique vers la

situation suivante. La mesure 92 suit « en gros » le même chemin, mais la musique

est complètement différente. Il faut noter ici que quand on parle de réécriture, il ne

Page 111: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

101

s’agit pas de prendre la mesure telle quelle, les hauteurs, les rythmes etc. et de les

retravailler. Il s’agit de s’inspirer de la mesure en tant que « situation », écriture,

attitude, et d’essayer d’exploiter son potentiel, en faire quelque chose d’autre, à partir

des éléments présents.

Figure 92 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 26

Figure 93 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 92

On voit que le jeu polyphonique devient plus actif, les caractères voyagent entre les

voix, qui sont partagées entre les deux mains et moins collées à un registre restreint.

Un exemple plus révélateur de la notion de réécriture et de la logique de cette

deuxième section se trouve entre les mesures 97 et 101, qui se basent sur la mesure

30. Dans ce cas, le matériau « réécrit » de la mesure 30 est utilisé pour figer la

musique, comme un arrêt sur image, et la pièce tourne autour de lui pendant quelque

secondes, créant une situation de suspension momentanée. Dans l’électronique, les

coupures sont encore plus frappantes, le piano change de timbre de manière abrupte à

Page 112: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

102

chaque mesure, passant d’un son sec à un son presque sans attaque, noyé dans les

résonances de l’instrument virtuel.

Figure 94 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 30

Figure 95 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 98-101

Autre exemple très clair de cette notion se trouve dans le rapport entre les mesures 37

et 109.

Figure 96 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 37

L’idée principale ici est une ligne qui sort d’une autre ligne, suivant la même direction

et amplifiant son mouvement, pendant que la première ligne se transforme en accords

Page 113: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

103

bien appuyés dans le registre médium du piano. La réécriture de cette mesure amplifie

beaucoup plus l’idée de la bifurcation d’une ligne, en jouant également avec les

micro-variations de vitesse pour chaque nouvelle figure.

Figure 97 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 109

5.6.1.3 Mesures 131-137

Ces sept mesures ont pour but de faire croire à l’auditeur que la musique va continuer

avec la même densité et la même force, avant de s’arrêter brusquement. On pourrait

qualifier cette courte section de coda, mais je pense que le terme « fausse entrée »

serait plus approprié, pour emprunter encore une fois une expression venant de la

fugue. Les bases pour la réécriture sont les mesures 48-50, qui sont maintenant encore

élaborées et s’éloignent davantage de leurs origines. L’idée est que la pièce se créé à

chaque étape une nouvelle référence, écrit sa propre histoire et s’enrichit à l’aide de sa

propre expérience.

5.6.1.4 Mesures 137-196

La partie du milieu de la pièce calme immédiatement le jeu, et raréfie la texture d’un

coup avec une série d’accords lents et très espacés. Ici le travail se fait dans le timbre

de l’électronique, avec chaque accord qui a sa propre couleur. Le focus est mis sur les

notes répétées, à l’image de la mesure 70. Chaque note d’un accord développe

progressivement sa propre vie rythmique, accélère et ralentit indépendamment des

autres, et on arrive à des harmonies qui bougent et qui évoluent progressivement de

l’intérieur, une fois des notes n’appartenant pas à l’accord commencent à s’infiltrer.

L’exemple le plus développé se trouve à la mesure 178, où l’on voit sept voix se

déployer en même temps :

Page 114: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

104

Figure 98 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 178

Contrairement à la première partie de la pièce qui était basée sur le mouvement

constant, cette section se veut plus statique et « verticale », et dans son écriture

pianistique, et dans l’approche de l’électronique, basé largement sur les filtres,

l’égalisation et les délais spectrales.

5.6.1.5 Mesures 197-204

Cette courte transition entre la partie centrale et la dernière partie de l’œuvre est très

importante, car c’est ici que le silent piano est désactivé pour passer au piano

acoustique. Suite à la densification maximale, le piano se fait très discret, submergé

dans l’électronique, ce qui donne au pianiste l’opportunité de désactiver le système

silent, sans que le public s’en rende compte. Piano virtuel et piano acoustique

coexistent pour quelque temps, jusqu’à l’événement 373, où le sffffz révèle le piano

acoustique dans toute sa force. Moment très important dans la pièce du point de vue

formel mais également dramaturgique, c’est l’endroit où le choix de l’instrument se

justifie encore plus, avec ce basculement presque magique d’un espace à un autre, et

ceci avec le minimum d’effort pour le pianiste. Juste avant ce changement,

l’électronique se rassemble progressivement dans les haut-parleurs à coté du piano,

pour que l’attention de l’auditeur soit déjà concentrée à cet endroit de la scène et pour

garantir que la fusion des timbres du piano virtuel, du piano acoustique et de

l’électronique sera optimale, pour que l’effet de l’émergence du piano acoustique soit

encore plus fort.

Page 115: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

105

Figure 99 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 201

5.6.1.6 Mesures 205-235

Troisième et dernière réécriture, ces mesures reprennent les débuts de la deuxième

section et les élaborent, en rajoutant des nouveaux éléments, tel les changements

radicaux de tempo que l’on trouve dispersés dans cette section. L’écriture, désormais

pour piano acoustique, se complexifie davantage et, pour simuler certains effets de

l’instrument virtuel, utilise la troisième pédale appuyée tout au long de cette partie,

créant ainsi une réverbération naturelle dans l’instrument même.

L’électronique devient du coup plus général, moins focalisé sur le détail du piano

virtuel, même si les traitements continuent de se faire à partir du son de Pianoteq et de

ses variations, qui maintenant passent au deuxième plan, pour favoriser des sons qui

suivent plutôt le contour du piano, les mouvements et les registres.

Quelques exemples de réécriture, en commençant par la mesure 3 et ses variations :

Figure 100 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 3

Page 116: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

106

Figure 101 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 50

Figure 102 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 211

On retient comment la main gauche garde son caractère avec le contrôle digital de la

résonance, pendant que la main droite continue à grandir et à varier son contour.

Dernier exemple de la première version de la pièce, comment la mesure 14 devient la

mesure finale :

Figure 103 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 14-15

Page 117: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

107

Figure 104 Incompatible(s) V, version 1.1 mes 234

La note répétée dans l’aigu devient en élément plus important, pendant que les autres

textures se densifient également, pour mener la musique à sa fin, cette fois en utilisant

les mêmes notes qu’à la mesure 15, un clin d’œil à la forme cyclique de la pièce,

montrer comment on peut arriver à la même destination en prenant un chemin

entièrement différent.

5.6.1.7 Bilan

La première version d’ « Incompatible(s) V » est le cœur de toute l’œuvre, le noyau

autour duquel tout tourne. Elle pose toutes les questions, elle donne ses réponses mais

elle reste importante également par ses insuffisances, par les problèmes qu’elle ne

résout pas, par les fenêtres qu’elle laisse ouvertes, par les points d’interrogation qui

restent en suspens et qui m’ont poussé à creuser plus en profondeur dans les

possibilités de mon matériau, les limites de ma technique et les transformations

potentielles de mes idées.

À présent, c’est la seule version de l’œuvre créée en public et elle en sera pour

longtemps la référence.

5.6.2 Version 2.1

La version 2.1 partage avec la 1.1 les 110 premières mesure de la partition, mais ceci

ne signifie pas que la musique est la même. Au contraire, la 2.1 est le contraire

absolue de la première : Le pianiste joue, mais le public n’entend rien, et cela pendant

plusieurs secondes. Peu à peu les bruits du piano sont amplifiés, arrivent lentement de

très loin, accompagnés par l’électronique qui est composé de deux éléments : le piano

virtuel complètement étouffé, avec des sons très secs, sans résonance, tel un piano

préparé. Avec ça, on entend une synthèse concaténative qui prend à l’entrée les bruits

Page 118: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

108

du piano et les resynthétise se basant sur une base de donnée d’échantillons de sons

d’orchestre. Quelques mots sur la synthèse concaténative :

« La synthèse concaténative par corpus utilise une base de données de sons

enregistrés, et un algorithme de sélection d'unités qui choisit les segments de la base

de données qui conviennent le mieux pour la séquence musicale que l'on souhaite

synthétiser par concaténation. La sélection est fondée sur les caractéristiques de

l'enregistrement, qui sont obtenues par analyse du signal et correspondent par

exemple à la hauteur, à l'énergie ou au spectre15. »

Au début, on demande à l’électronique de choisir des sons secs (des pizzicati de

cordes, des sons percussifs de bois, des sons en général bruités), pour progressivement

lui demander de se focaliser sur des sons avec plus de hauteur définie, plus longs, plus

facilement identifiables, pendant que le piano virtuel, lui aussi fait une transition lente

et progressive vers le vrai timbre du piano, peu avant la mesure de la bifurcation de la

partition.

Pendant ces 120 premières mesures, les mouvements dans l’espace et l’amplification

des bruits pianistiques sont présentés presque à nu, se font le centre de tout l’intérêt,

montrant du même coup l’aspect le plus caractéristique du silent piano, à savoir la

possibilité de jour sans faire entendre de son du tout. Ceci était présent pour la version

1.1, sauf que là, le piano virtuel le faisait passer au deuxième plan, car la présence

sonore dans la salle restait quand même considérable.

L’idée dominante de la version 2.1 est celle des « origines », inspirée des films de

science-fiction, où le passé et l’histoire personnelle d’un super héros sont d’une

importance notable, souvent marquant toute l’évolution future du personnage.

Contrairement à la première version, la 2.1 est beaucoup plus attachée à la notion du

processus et en comporte plusieurs, soit dans l’électronique, soit dans la partition.

5.6.2.1 Mesures 1-120

Partie commune avec la version 1.1, ce n’est pas au niveau de la partition que se

situent leurs différences, mais au niveau de l’électronique et de la dramaturgie en

général. Comme on vient de citer, le pianiste commence dans le silence absolu et le

son monte lentement, venant d’abord de très loin et voyageant dans l’espace. Le but

est de créer une situation inouïe et étrange, où l’action du musicien soit complètement

15 Site web de l’IRCAM: http://www.ircam.fr/305.html?&tx_ircamprojects_pi1%5BshowUid%5D=24&tx_ircamprojects_pi1%5BpType%5D=d&cHash=52ea5a3c668b242da98aa09216e5e411

Page 119: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

109

détachée du son que l’on entend en ce moment dans la salle. La densité et le niveau de

difficulté de la partition contribuent énormément à créer cet effet recherché

d’aliénation entre le musicien et le public, à isoler le pianiste dans un monde à part,

où lui il peut écouter ce qu’il est en train de jouer, pendant que les autres sont témoins

d’une quasi pantomime qui se transforme lentement devant leurs yeux en une pièce

pour piano et électronique.

Afin de casser la linéarité du processus, à savoir l’émergence progressive du piano

virtuel et des traitements électroniques, quelques très courtes apparitions du son

pianistique ont lieu pendant cette section, d’une durée de quelques millisecondes

chaque fois. Il s’agit de clins d’œil anticipatoires de la suite de la pièce, de petites

fenêtres qui donnent sur une autre version de l’œuvre, comme un portail qui permet à

deux dimensions de communiquer et qui, a posteriori, vont servir également de liens

entre la première et la troisième section de cette version.

Le travail principal de cette section se focalise, à part chaque élément individuel, sur

le mixage et la coexistence des éléments, afin de créer un objet multiforme éclairé de

plusieurs angles à la fois, chacun révélant une autre nature. Pour que chaque élément

ne soit pas trop facile à repérer, des synthèses croisées seront toujours présentes, soit

entre les divers microphones du piano, soit entre les microphones et la synthèse

concaténative, soit avec les deux et le piano virtuel étouffé qui se libère

progressivement. Brouiller ainsi les pistes aidera la musique à se détacher encore plus

de l’action scénique, créer des sons hybrides entre les diverses transformations du

même objet et ses étapes possibles, le tout dans un processus en zigzag dont la

destination est claire, mais le chemin incertain.

5.6.2.2 Mesures 121-267

Une fois le son du piano virtuel arrive clairement à la surface et s’installe, la musique

commence à raconter ses « origines », montre comment la première partie a

progressivement été née, dévoile progressivement les éléments, les gestes, les

textures, qui seront entendus par la suite.

Une longue partie de cette section veut presque « simuler » une improvisation de la

part du pianiste. Après une première section pleine de matériaux différents multiples,

la musique se réduit considérablement et reste sur une sorte de « basso ostinato » de

la main gauche qui tourne autour de quelques notes seulement, pendant que la main

droite joue des accords secs, puis de plus en plus articulés. Plus la musique avance,

plus font leur apparition des éléments de la première partie, soit sortant de manière

Page 120: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

110

organique des éléments déjà présents, soit comme des courtes ruptures inattendues

s’infiltrant dans un discours de plus en plus polyphonique. Le caractère de l’ostinato

évolue également, sortant progressivement de sa logique du réservoir limité, pour

devenir une voix multiforme composée, elle aussi, de figures, de gestes, et de

matériaux contrastants.

Le premier geste de la pièce, à savoir le va-et-vient entre les deux mains dans des

registres clairement opposés, se fait de plus en plus fréquent, comme si le processus

lui-même voulait révéler d’avance vers où il se dirige, faire entrer dans la tête de

l’auditeur que cet élément a une place spéciale dans la musique.

5.6.2.3 Mesures 268-377

Dans la troisième partie de la version 2.1, la partie pianistique devient très espacée,

vide, par rapport à tout ce qui la précède, plus centrée vers l’écriture des résonances

que des attaques. La façon d’éteindre progressivement les accords avec les doigts est

ici mise à l’honneur, comme l’est l’articulation des pédales pour que la résonance de

l’instrument évolue de manière active, et pas seulement comme réaction aux attaques.

Les notes muettes forment souvent une couche séparée indépendamment de la

troisième pédale , faisant que la résonance soit elle-aussi polyphonique, avec des

plans qui s’ajoutent ou qui disparaissent.

Quelques exemples :

Figure 105 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 290

Page 121: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

111

Figure 106 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 301

Figure 107 Incompatible(s) V, version 2.1 mes 304

Comme l’on peut constater, pendant qu’une main joue normalement, l’autre joue des

notes muettes qui font évoluer la résonance. Cette écriture, si appliquée à un piano

acoustique, serait efficace mais pas de manière très claire, alors que pour le silent

piano avec Pianoteq, la possibilité d’augmenter à volonté la présence des résonances

fait que l’on entend un vrai crescendo de la harpe virtuelle de l’instrument. Ceci

donne au piano virtuel une vraie profondeur, comme si on avait des microphones très

près des chordes, sans pour autant amplifier les attaques, ce qui est proprement

impossible pour un piano acoustique.

Plus la partie avance, plus s’ajoutent des éléments extravertis qui viennent aussi pour

alimenter la résonance et libérer la musique du caractère verticale et austère des

accords.

Page 122: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

112

Pourtant, la partie pianistique n’est pas le vrai protagoniste de cette section. Dès la

mesure 268, on entend dans l’électronique l’enregistrement de la partie du piano de la

première partie, celle qu’on n’a pas entendue au début. On entend deux couches

vraiment indépendantes, l’une dense et virtuose mais de loin, dans les haut-parleurs,

et l’autre, plutôt discrète et épurée, mais de très près. La première partie devient le

fond sur qui se déroule la troisième, un font qui, grâce à sa mobilité, attire beaucoup

plus l’oreille de l’auditeur. Les crescendi et les decrescendi que le pianiste joue, ont

pour but de changer progressivement le point focal de l’auditeur entre le premier plan

et le fond, simulant le rôle du zoom d’une caméra. Quand la partie jouée en temps réel

est forte, le fond se cache derrière elle mais quand elle disparaît, le fond, et la musique

du début, émergent comme de nul part, comme si une statue changeait de forme

devant nos yeux.

Comme chaque performance de l’œuvre sera, au moins, légèrement différente, le

« contrepoint » entre la partie jouée en temps réel et la partie enregistrée juste avant

n’est pas fait pour être fixe, mais il s’agit plutôt de mettre les choses en place de

manière consciemment approximative, question de montrer qu’il y a une relation

entre les deux parties de la partition, mais qu’un décalage de quelques secondes entre

les deux n’est pas problématique, mais même souhaité. Ceci est un autre aspect de la

notion d’incompatibilité, mettant deux musiques faites pour être jouées seules,

ensemble. En plus, la notion de nouvelle forme ouverte trouve ici une autre

application, car le pianiste, jouant avec un enregistrement en temps réel de lui-même,

doit, pour ne pas trop s’en éloigner, s’écouter et réagir, varier son jeu ou son tempo.

La performance de la première partie viendra agir sur la performance de la troisième,

pas comme s’il s’agissait de fichiers son préenregistrés et fixes, où chaque

performance aurait des points d’appuis définis.

À la mesure 363, la partie enregistrée commence progressivement à s’éloigner et à

disparaître, laissant seule la partie jouée en temps réel vers la mesure 368, pour que la

musique soit lentement menée à sa fin, une conclusion vide et solennelle,

complètement à l’opposé de la première version.

5.6.2.4 Bilan

La version 2.1, même si elle a, en théorie, une grande partie commune avec la version

1.1, fonctionne de manière absolument différente. La partie commune de la partition

est jouée mais pas entendue avant la fin de la pièce, elle fonctionne plutôt comme une

radiographie de la musique, révèle tous les bruits du piano mais pas la partition

Page 123: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

113

proprement dite. Le début de la pièce est en effet la fin, la conclusion, la destination,

non pas le point de départ, dans une forme qui, sur papier, ressemble à un ABC, mais

à l’écoute fonctionne comme un long processus du rien vers la presence de plusieurs

couches sonores en même temps, combinant piano et haut-parleurs. L’électronique se

voit accorder un rôle plus actif, vu l’absence de son pianistique pendant longtemps, et

les traitements sont également d’une autre nature, moins collés aux hauteurs et plus

focalisés sur les textures et les bruits.

5.6.3 Version 1.2

La version 1.2 partage les 160 premières mesures avec la version 1.1, avant de suivre

son propre chemin. À partir de ce point, la partition est composée de fragments plus

ou moins courts, librement inspirée de la dernière section de la version 2.1 et son

travail sur l’écriture de la résonance.

5.6.3.1 Mesures 161-194

La musique devient, pour la première fois, presque monophonique, les différents

objets se succèdent et s’intercalent à un rythme extrême, pas forcément du point de

vue de la vitesse, mais en ce qui concerne le découpage et la taille de chaque objet. La

répétition et l’idée des boucles apparaissent, même s’il ne s’agit pas de répéter

quelque chose à l’identique, mais plutôt de fausses boucles et de répétitions avec des

variations plus ou moins importantes, soit de vitesse, de hauteur, de timbre (dans

l’électronique) ou de résonance.

• Boucles interrompues, découpage extrême de deux objets :

Figure 108 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 167

La boucle des triples croches de triolet est interrompue mais aussi fusionnée avec

l’accord de doubles croches de quintolet.

Page 124: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

114

• Répétition variée de rythme (étirement) et de résonance :

Figure 109 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 168-169

• Répétition variée de hauteur et de rythme (étirement) avec interruption :

Figure 110 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 179-180

Après plus de vingt mesures d’objets éparpillés dans toute la tessiture du piano, la

musique se fixe dans le registre grave de l’instrument, avec l’échange entre passages

rapides et résonances qui suivent des chemins inverses. Les passages rapides

grandissent et les résonances deviennent plus courtes à chaque fois. On a à faire ici

avec un double microprocessus dont le but est de stabiliser la musique et préparer la

section d’après.

5.6.3.2 Mesures 195-251

La musique, jusqu’ici très violente et extravertie, devient d’un coup l’opposé absolu,

en terme de caractère : la vitesse est considérablement baissée et le son du piano

Page 125: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

115

virtuel devient presque sans attaque, aussi doux et souple que possible, alors que juste

avant il était très dur et extrêmement agressif. L’espace virtuel dans l’électronique

change également, le son s’approche de l’auditeur, créant ainsi une ambiance

claustrophobe et d’immersion.

Jusqu’à la mesure 207, on entend un processus d’émersion et de densification, la

musique monte lentement du registre extrême grave vers le registre médium, les deux

mains se font de plus en plus asynchrones, dans un fondu enchaîné constant entre eux.

Dans cette partie, les changements de timbre du piano virtuel sont mis vraiment à

l’honneur, vu que, pour la première fois dans la pièce, la musique se stabilise

longtemps dans un registre, ce qui permet de focaliser l’écoute aussi sur cet aspect

précis. On entend le piano retrouver progressivement ses marteaux, sa harpe, passer

d’un son de piano électrique à un vrai piano de concert.

À partir de la mesure 208, la musique se divise clairement en deux parties très

différentes : la main gauche continue dans le registre grave comme avant, presque à la

manière de la basse obstinée de la version 2.1, pendant que la main droite joue une

pseudo-mélodie simplissime, lente et espacée. Pendant 32 mesures ont lieu deux

processus parallèles dans l’électronique : le timbre du piano virtuel de la partie de la

main gauche se dirige vers un son absolument étouffé, sec et agressif, pendant que la

main droite perd progressivement ses attaques, pour se transformer en sonorité

onirique, presque privée de sa nature pianistique.

De toute la pièce, c’est le moment le plus flagrant en ce qui concerne l’idée de

l’incompatibilité, la division au sein de l’écriture pianistique est amplifiée à une toute

autre dimension grâce au piano virtuel, et on entend deux instruments complètement

différents en même temps, chacun avec un caractère très fort et immédiat. Plus la

texture de la main gauche se raréfie, plus elle se sèche et plus elle s’éloigne de

l’auditeur, créant un effet dramatique considérable, presque comme quelqu'un qui

frappe frénétiquement à une porte qui ne s’ouvre pas, alors que la main droite plane

au-dessus, insensible à ce qui se passe de l’autre partie du clavier.

La main gauche s’arrête, sans gloire, à la mesure 240 et la main droite continue,

toujours aussi aérien et sans d’autres ajouts, faisant entendre le vide laissé derrière par

la disparition du registre grave. La musique accélère de façon subtile, insinuant le

retour d’une musique plus active, les timbres des deux mains convergent à nouveau

vers un son « normal » de piano, les graves s’approchent rapidement à la mesure 251

et on retrouve le caractère éparpillé de la section précédente.

Page 126: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

116

5.6.3.3 Mesures 252-289

Fidèle à l’idée de réécriture, cette section se base librement sur les mesures 161-194,

reprenant un rythme très élevé d’enchaînements, un grand nombre d’objets

antagonistes et des textures qui s’interrompent sans cesse, pour ne pas permettre à la

musique de s’équilibrer, ce qui se voit également dans les changements fréquents de

tempo. Les fausses boucles, les répétitions/variations, les interruptions et le

découpage extrême se font ici encore plus flagrants, comme une récapitulation en

accéléré de toute la pièce jusqu’à ce point, ou, pour certaines autres versions, comme

une bande annonce d’un film à venir.

Quelques exemples de réécriture de cette partie, par rapport à la précédente :

Figure 111 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 165

Figure 112 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 268

Entre monophonie et polyphonie, avec la répétition du si3 comme pivot, les différents

objets s’incrustent l’un dans l’autre, la deuxième fois à une vitesse plus élevée et avec

des objets en morceaux plus petits.

Page 127: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

117

Figure 113 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 194

Figure 114 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 286

L’extrême grave est transformé en extrême aigu, la relation des mains est inversée, et

ce qui au début était une mesure de conclusion, devient une mesure de transition, avec

le dernier accord grave, bien qu’élément accompagnateur, qui devient le lien

permettant à la musique de basculer à quelque chose de complètement différent.

Figure 115 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 182

Page 128: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

118

Figure 116 Incompatible(s) V, version 1.2 mes 275-277

La mesure 182 est divisée en deux parties : Une texture hétérorythmique à trois voix

dispersées sur toute l’étendue du piano, puis un passage très rapide dans l’aigu qui

l’interrompt. Cette situation est reprise pour écrire les mesures 275 à 277 : La texture

hétérorythmique est élargie pour durer, au total, treize croches, à la place de

seulement six, et l’interruption, plus riche en événements, a la forme d’une parenthèse

qui la coupe en deux. Avant et après l’interruption, la différenciation se fait dans

l’électronique, où le timbre de la texture à trois voix devient le paramètre qui fait

avancer la musique et qui permet l’enchaînement lisse avec la suite, même si, en

regardant la partition, on s’attendrait à une rupture.

5.6.3.4 Mesures 290-305

Les quinze dernières mesures de cette version se présentent comme une coda presque

explicative de certains passages jusqu’à présent entendus que de façon fragmentée.

On voit maintenant ce qui pourrait être l’image complète du puzzle, la machine avant

le démantèlement. Suivant toujours la logique des parenthèses, des mesures entières

viennent interrompre cette texture, des mesures qui se réfèrent à des passages que l’on

trouve dans d’autres endroits de la pièce, la mesure 295 dérivant des glissandi de la

première version, la mesure 297 des textures en notes répétées de la partie centrale de

la même version et la mesure 300 qui se présente en relation directe avec la mesure

172 de la version 1.2, compressée dans le temps. Dans un processus où le registre

s’ouvre progressivement, les parenthèses permettent de casser sa linéarité et, par

Page 129: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

119

conséquent, sa prévisibilité. Elles introduisent un élément déstabilisant qui rend cette

section moins équilibrée, pour que la fin vienne comme une vrai surprise, presque de

nul part, alors que la musique aurait fait croire qu’elle pourrait continuer ainsi pour

longtemps, pour que ce processus soit achevé de manière « logique ».

5.6.3.5 Bilan

La version 1.2 renouvelle le discours des deux versions précédentes par les

découpages extrêmes, sa forme plus plastique et l’écriture rythmique encore plus

libérée. Son moment fort est sans doute la division du piano en deux parties

complètement opposées, un des rares endroits où la musique se calme, se fixe sur une

idée très claire, presque pour révéler quelques secrets que la vitesse de la musique ne

permet pas d’appréhender ailleurs.

5.7 L’électronique

Parler en détails de l’électronique d’une pièce si longue, complexe et variée,

nécessiterait un travail qui dépasserait largement les buts de ce texte, serait

probablement une thèse à part. On va parler plutôt de la structure du patch MAX, des

stratégies que l’on a suivi pour contrôler tous les paramètres en même temps, de la

communication entre le piano virtuel et la partition électronique, ainsi que comment le

côté aléatoire définit le déroulement de l’œuvre.

5.7.1 Le patch MAX

5.7.1.1 Le patch principal

Pour l’électronique, on a utilisé Max 6.0.5 et, comme cité plus haut, Pianoteq 3.6.7.

Pour que le tout marche comme il faut, le système Mac OSX 10.7 (ou ultérieur) est

nécessaire, car le 10.6 ne supporte pas la bonne communication entre Pianoteq et

MAX.

En situation de concert, on a besoin de quatre patches qui fonctionnent parallèlement

et qui communiquent entre eux. Le patch principal est dédié aux partitions

électroniques, au monitorage des niveaux d’entrée et de sortie des microphones et du

piano virtuel, au suiveur de partition, au contrôle des paramètres de Pianoteq et au

coté ouvert de l’œuvre. Un autre patch contient tous les traitements audio ainsi que la

matrice, pendant que deux autres patches sont consacrés aux Pianoteq deux et trois.

Au total, trois instances de Pianoteq sont utilisées, afin de permettre la division du

piano en plusieurs parties et rendre possible des traitements parallèles du même

passage de la partition. À priori, tout aurait pu faire partie du même patch, mais on a

décidé de le séparer en plusieurs patches ouverts simultanément pour alléger la CPU

Page 130: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

120

utilisée et ne pas courir le risque de plantage. En mettant les Pianoteq dans des

patches séparés, on a gagné au moins 30% de CPU, le son n’avait pas d’artefacts et le

pourcentage maximal était à peine 60%, alors que avant on touchait parfois le 90%, ce

qui, bien entendu, détériorait considérablement la qualité sonore.

Les patches, en mode présentation, ouverts en situation de concert :

Figure 117 Incompatible(s) V, le patch MAX

Page 131: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

121

Courte explication du patch principal :

Figure 118 Incompatible(s) V, le patch principal avec des explications.

En haut, on voit les niveaux d’entrée les microphones, soit « bruts » (avant de les

envoyer vraiment aux traitements, à droite), soit comme ils sont envoyés aux

traitements, au centre. Ceci permet de savoir à chaque moment si les microphones

fonctionnent bien, si et où les niveaux sont trop forts ou trop faibles.

À droite, on voit la boîte consacrée à l’initialisation du patch: On appuie sur le bouton

et les valeurs de départ sont envoyées partout dans le patch, pendant que l’ordinateur

fait son choix en ce qui concerne la version de la partition qui sera jouée. Ceci est

affiché dans la boîte message qui lit V3 (ou V1, V2, V4 etc.). Juste en dessous, on

voit un carré qui contient les partitions électroniques des trois premières versions. Une

fois la version 2.1 sera achevée, les partitions des autres versions seront également

ajoutées.

À gauche, on voit la partie dédiée au suiveur de partition et son contrôle. Des

raccourcis-clavier ont été ajoutés afin que l’on puisse contrôler le suiveur en situation

de répétition ou de concert sans avoir à utiliser la souris. « N » pour allumer le suivi

automatique d’ antescofo, « F » pour l’éteindre (à un endroit précis de la version 1.1

où le suiveur ne suivait pas bien, on était obligé de l’éteindre et de suivre

Page 132: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

122

manuellement), « A » pour commencer, « Z » pour l’arrêter, « P » pour aller au label

précédent, « L » pour aller au label suivant. Le script antescofo est chargé

automatiquement à l’initialisation et après le choix de l’ordinateur sur la version de

l’œuvre qui sera jouée.

En bas on voit les niveaux de sortie qui permettent de voir si le son sature et dans

quelle sortie, ce qui n’est pas le même avec les niveaux de sortie des traitements, étant

donné que tout passe presque tout le temps par le Spat. Le niveau général n’est jamais

modifié, tous les contrôles de volume ont lieu à l’intérieur de chaque

traitement/machine. Les deux boîtes message juste en dessus montrent où se trouve à

chaque instant le suiveur de partition, comme la boîte intitulé « Event-count ». Vu

l’importance du suivi, on a voulu avoir plusieurs types de message qui témoignent

que tout marche comme il faut.

Le carré « tourne-pages » est aussi d’une importance primordiale, car c’est là que

s’affichent les pages pour le pianiste, et c’est là qu’elles défilent automatiquement,

grâce au suivi de partition. Un écran externe 24’’ est relié à l’ordinateur du concert et

le pianiste lit la partition à partir de cet écran. Vu qu’il s’agit d’une forme ouverte et

que personne ne pourra savoir d’avance quelle version sera jouée, c’est au moment du

choix de l’ordinateur que sont chargées les pages qui correspondent à la version

choisie. Le pianiste découvre ainsi la version en jouant, même si le choix est fait au

début de la pièce. Deux pages sont affichées, divisant ainsi l’écran en deux parties.

Quant le pianiste joue la page de droite, la page gauche avance et vice versa, la

continuité n’est pas compromise et ceci permet une plus grande fluidité du jeu

pianistique. Le pianiste numérise ses propres partitions, avec ses doigtés et ses

annotations, et peut ainsi avoir le même rapport à la partition que s’il jouait avec une

partition imprimée sur son pupitre.

Même dans le cadre d’une performance d’une version spécifique, la complexité de la

partition et le degré de difficulté rendent la présence d’un écran presque obligatoire,

afin de libérer le musicien du devoir de tourner ses propres pages ou de devoir faire

signe à un tourneur dont la présence pourrait s’avérer gênante.

Le carré de Pianoteq est au cœur de la pièce, car c’est là que se passe la

communication entre l’instrument virtuel et MAX. Pour contrôler Pianoteq, il a fallu

assigner à chaque paramètre un numéro de contrôleur et le sauver dans un preset, puis

recréer son interface dans l’environnement de MAX, pour pouvoir envoyer des

valeurs en temps réel. Pianoteq entre dans MAX comme un objet VST~, reçoit les

Page 133: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

123

paramètres à chaque événement et renvoie ensuite le son. On voit dans la Figure 82

un extrait du preset des contrôleurs MIDI utilisés pour la création.

Figure 119 Incompatible(s) V, le preset des contrôleurs MIDI

L’interface de Pianoteq récrée dans MAX :

Figure 120 Incompatible(s) V, l’interface de Pianoteq dans MAX

On voit que chaque carré de Pianoteq, est attribué à un nombre de sliders, chaque

slider est connecté à un contrôleur MIDI, permettant ainsi de varier le piano virtuel

directement dans MAX. Chaque Pianoteq a sa propre interface dans MAX, et c’est

comme ça que l’on peut contrôler trois pianos virtuels différents. Des massages sont

envoyés depuis les différents événements, on envoie la valeur que l’on veut atteindre,

Page 134: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

124

le temps en millisecondes, et MAX exécute, offrant la possibilité de changer autant de

paramètres que possibles, avec un simple message.

5.7.1.2 Les traitements

Dans « Incompatible(s) V », douze traitements (à part le Spat) sont utilisés, certains

plus d’une fois, ce qui fait au total seize boîtes de traitements :

• Trois délais • Un feedback (boucle de réinjection) • Un gizmo (dérive de fréquence) • Trois filtres par bandes • Un munger (synthèse granulaire) • Un délai spéctral • Un freeze • Une synthèse croisée • Un timestretch • Une modulation en anneau • Un vowel (filtre formantique) • Un harmoniser

Dans le patch, on voit également une boîte intitulée « play-sound-files », à l’origine

destinée à la lecture de fichiers sons, sauf qu’aucun son préenregistré n’a finalement

été utilisé. La boîte sera probablement supprimée prochainement. La boîte « record-

play » sert à enregistrer quelques passages en temps réel et les jouer à un autre endroit

dans la pièce, comme c’est le cas pour la version 2.1, où toute la première partie est

entendue vers la fin de la pièce.

Page 135: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

125

Figure 121 Incompatible(s) V, le patch « traitements »

Page 136: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

126

Un élément caractéristique de la pièce, et révélateur de mon approche générale en ce

qui concerne l’électronique en temps réel, est qu’on n’entend presque jamais un

traitement sortir directement dans les haut-parleurs. La tactique que je préfère est de

travailler toujours avec des traitements en cascade, c’est à dire d’avoir un traitement

passant par d’autres traitements avant de se faire entendre. Le but est d’abord de créer

des timbres plus variés, de faire oublier la couleur souvent trop repérable et connoté

d’un traitement (par exemple la modulation en anneau) et de favoriser l’écoute

musicale à l’écoute technologique. L’idée est de créer des réseaux de traitements qui

s’influencent l’un l’autre, qui agissent, chacun de son côté, à former le son final reçu

par l’auditeur. Les paramètres de chaque traitement varient indépendamment des

autres, pour une application de la notion d’incompatibilité dans l’écriture

électronique. Ceci est fait également pour laisser l’électronique créer des situations

sonores, par moments, imprévisibles que je n’aurais pas pu imaginer et d’éviter de

tomber dans des décisions plutôt faciles ou « rationnelles », qui ne permettraient

pourtant pas à la musique d’aller au-delà d’une certaine logique. Les traitements

évoluent maintenant chacun de leur côté, et le résultat de leurs interactions n’est pas

calculé ou prémédité dans son détail, même si les timbres visés à chaque instant sont,

plus ou moins, précis.

La présence du piano virtuel et la possibilité de varier le son « instrumental » en

temps réel même avant de passer par les traitements, est un atout important de l’œuvre

et de son approche de l’électronique. Dans des circonstances habituelles, c’est le

traitement qui fait varier le timbre de l’électronique, vu que le son du piano serait

plutôt identique tout au long d’une pièce pour piano et électronique en temps réel.

Dans le cas d’ « Incompatible(s) V », le timbre varie déjà dans Pianoteq, ce qui

permet de garder le même traitement et d’entendre ses résultats à partir d’un autre son

d’entrée. Ceci permet de dissocier le traitement de son résultat ordinaire, montrant du

même coup de quoi il est capable. Les effets produits peuvent être surprenants, surtout

si le timbre du piano virtuel s’éloigne considérablement d’un timbre de piano

« normal ».

L’attaque du piano est un composant du son qui souvent conditionne tout par la suite,

alors la possibilité d’aller jusqu’à presque l’éliminer peut avoir un effet libérateur sur

le son électronique. Les connotations sont ainsi évitées, chaque traitement se libère de

son histoire, devient parfois méconnaissable et, par conséquent, peut exister en tant

que procédure, mais pas nécessairement en tant que son prédéfini.

Page 137: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

127

Le choix des traitements et des timbres se fait, dans la plupart des cas, de manière

intuitive, suivant la partition instrumentale et essayant de deviner quel traitement

serait le plus approprié. D’habitude, il s’agit d’accentuer un caractère qui se trouve

déjà dans la partition (agressif, souple, résonant, sec etc.), une écriture

(horizontale/verticale), un processus etc. Pour amplifier, par exemple, un mouvement

rapide horizontale, on le passe à travers un granulateur qui fonctionne comme une

ombre, suit la trajectoire et exagère le contour. Ce qui sort du granulateur peut ensuite

être légèrement transposé ou passé par un modulateur en anneau ou un dérive de

fréquence, afin qu’une ligne devienne une texture plus épaisse, une masse qui bouge

avec le piano.

Dans le cas d’une situation plutôt verticale, les filtres par bandes et le délai spectral

sont favorisés, comme c’est le cas dans la partie du milieu de la version 1.1. La

section avec les accords en notes répétés dans une hétérorythmie généralisée est, en

fait, presque un délai spectral écrit, un spectre dont chaque partiel se répète chacun à

son rythme. La partition ici propose clairement quel type de traitement lui convient le

mieux pour qu’elle soit pleinement « représentée » dans l’électronique. Un filtre par

bande qui bouge, passé par un délai spectral, démultiplie cette situation instrumentale

et en fait une hétérorythmie encore plus dense, encore plus complexe et

polyphonique.

Ces deux situations ne sont que deux exemples très clairs du rapport de la partie

instrumentale à la partie électronique. Tout au long de la pièce, toutes sortes de

relations sont construites, soit pour accompagner, pour contredire, pour aider ou pour

nettement annuler ce qui se passe dans la partition. Par moment, l’électronique

fonctionne comme une prémonition, presque faisant entendre ou insinuant ce qui va

suivre, anticipant certaines fréquences importantes, ou même comme lien entre deux

passages qui, d’apparence, n’en ont aucun.

5.7.1.3 La structure des événements

La partition électronique est toute construite autour de la logique des messages

« send » et « receive ». Chaque paramètre, que ce soit Pianoteq, les traitements ou les

mouvements dans les espaces virtuels, est connecté à un objet « receive », ce qui

permet de lui envoyer les valeurs qu’il faut à chaque moment. Les valeurs de chaque

traitement et de chaque boîte de Pianoteq sont groupées dans des boîtes messages, ce

qui permet de les avoir sous les yeux à tout moment, de pouvoir suivre leur évolution

et de les contrôler avec plus de précision

Page 138: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

128

L’intérieur d’un événement :

Figure 122 Incompatible(s) V, événement 361, version 1.1

Presque tous les « receive » sont connectés à des objets « ej.line » qui permettent aux

valeurs envoyées d’évoluer dans le temps. Les temps des line ne sont pas dépendants

du tempo mais restent fixes, ce qui rend le patch plus efficace et plus sûr, étant donné

que les différences d’exécution pendant les répétitions n’étaient que minimes. La

version 1.1 a, au total, 476 événements et la version 1.2 en a 545.

5.7.2 Conclusion

L’électronique d’ « Incompatible(s) V » s’inspire de l’écriture instrumentale et a pour

but d’accentuer ce qui se passe dans la partition, mais également de créer des

situations étranges, impossibles dans n’importe quel autre contexte, et d’exploiter au

maximum la présence du silent piano. Le son du piano virtuel évolue constamment,

toujours en relation étroite avec le texte musical, les espaces virtuels changent aussi,

le piano bouge à une vitesse très élevée et les traitements électroniques

l’accompagnent, l’étouffent, le supportent ou le révèlent de plusieurs manières, selon

le contexte du moment. Grâce au suiveur de partition, le lien profond entre la partie

instrumentale et la partie électronique est toujours très serré, ce qui fait que ce qui sort

des haut-parleurs sonne toujours aussi organique, articulé et fluide que la partie

instrumentale, même si parfois la logique musicale qui les réunisse n’est pas très

apparente.

Page 139: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

129

6. L’avenir

6.1 Quelques pensées

La musique que je fais s’adresse, certes, à un nombre limité d’interprètes, mais ce

nombre est en train d’augmenter considérablement. Des musiciens et des ensembles

des quatre coins de la planète (Etats-Unis, Canada, Japon, Europe, Brésil) me

contactent afin que j’écrive pour eux, un concert monographique me sera consacré la

saison prochaine en Suisse et il y a la possibilité de deux autres, un à Berlin et un à

Athènes. J’ai à écrire ma première pièce pour orchestre, puis un concerto pour piano

et orchestre, ce dernier toujours pour Pavlos Antoniadis. Des pièces de chambre, de

grand ensemble ou de théâtre musical me sont commandées, mon calendrier est

rempli de commandes jusqu’au début de 2015 et, dans la plupart des cas, ces

interprètes viennent vers moi sans qu’on se connaisse personnellement d’avance. Ceci

ne cesse de m’étonner, car, effectivement, ma musique exige beaucoup de travail, une

concentration absolue et énormément de patience, de la part de l’interprète. Toutefois,

il me semble que les musiciens qui aiment le défi posé, par une partition

contemporaine si exigeante, sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux par rapport au

passé. N’oublions pas que les œuvres pour flûte ou pour quatuor à cordes de Brian

Ferneyhough, considérées injouables il y a quarante ans, se jouent désormais dans les

conservatoires. Les pièces pour piano de Xenakis, également considérées impossibles

au moment de leur apparition, font actuellement partie du répertoire de nombreux

solistes. Le niveau des musiciens monte sans arrêt, la connaissance circule, les

interprètes trouvent toujours des solutions. L’impossible d’antan, le marginal ou

l’impensable deviennent la norme, pratique courante. L’histoire de la musique a

toujours été ainsi, et elle continuera probablement de l’être. Ce n’est jamais la

majorité qui pousse les choses vers l’avant, mais un petit nombre de musiciens : les

Artaud, Sparnaay et autres Arditti, Helffer, Tudor, Takahashi.

Je ne peux pas savoir comment ma musique va évoluer, si elle se dirigera toujours

vers le plus complexe, ou si elle se simplifiera avec le temps. J’aurais tendance à

penser le premier, mais si ce n’est pas le cas, ceci se fera probablement pour des

raisons artistiques personnelles, et pas pour s’ouvrir à davantage d’interprètes

potentiels. De toute façon, il y a plusieurs manières d’être « complexe », sans pour

autant être « difficile à jouer ».

Bien sûr, c’est toujours le projet du moment qui pose les limites. Une pièce soliste

permet d’expérimenter, d’aller trouver les limites de l’instrument et du musicien. Une

Page 140: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

130

œuvre pour orchestre, où le temps des répétitions est plus que limité, oblige le

compositeur à se montrer plus réaliste, par rapport à certaines choses. Mais il y a

toujours des solutions à trouver, afin que l’eau que l’on mette dans le vin ne dépasse

pas un certain seuil. Afin que le compositeur puisse encore maintenir son identité et

son empreinte, et se reconnaître dans tout ce qu’il signe.

Être diffusé à une grande échelle est, bien sûr, quelque chose à qui on aspire

probablement tous, mais si cela signifie ne plus être honnête avec soi-même et écrire

une musique en qui on ne croit pas, il me serait préférable de rester parmi les gens qui

m’apprécient et qui ne me demandent que d’être moi-même. D’ailleurs, ce n’est pas

toujours les meilleurs compositeurs qui sont les plus diffusés, c’est même souvent le

contraire, et ceci peut être pour des raisons politiques, commerciales, personnelles,

mais pas forcément purement artistiques.

Ma plus grande ambition est d’écrire la meilleure musique que je peux à chaque

instant de ma vie et de continuer à rêver, à apprendre et à m’améliorer. Ceci ne

dépend que de moi. Pour tout le reste, ça se joue à beaucoup de choses, le hasard,

entre autres. Et depuis mon enfance, je tends à ne pas me concentrer aux paramètres

que je ne peux pas contrôler. De ma part, je crois qu’il faut que je reste critique face à

mon travail, que je continue d’aller plus loin et, si la qualité est là dans chaque pièce,

quelques musiciens vont s’intéresser, malgré tout, comme ça a toujours été le cas

jusqu’ici.

6.2 Les projets pour les trois prochaines saisons

Saison 2012-2013 :

Digression, pour six percussionnistes, pour l’Ensemble Sixtrum, Montréal, Canada

(complété)

Nouvelle œuvre, pour piano, pour le pianiste Christos Triantafilou, Migrant Sound,

London, UK (complété)

Incompatible(s) VI, pour clarinette basse, violon, violoncelle et harpe, pour le Wild

Rumpus New Music Collective, San Francisco, Californie, USA (complété)

Nouvelle œuvre, musique pour le film de 1928 de Man Ray “Étoile de mer”, pour cinq

musiciens et projection vidéo, pour l’Ergon Ensemble, Mégaron d’Athènes, Grèce

Nouvelle œuvre, pour cinq musiciens, pour l’Ensemble Alternance et le Festival

Pontino, Italie

Nouvelle œuvre, miniature pour l’ensemble Aleph, Paris, France

Page 141: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

131

Saison 2013-2014 :

Incompatible(s) VII, théâtre musical pour flûte, clarinette basse, violon, alto,

violoncelle et harpe, pour l’Ensemble Binoculaire, Biel/Bienne, Suisse

Nouvelle œuvre, pour orchestre, pour l’orchestre National d’Athènes, Athènes, Grèce

Incompatible(s) VIII, théâtre musical pour clarinette basse, violon, alto et percussion,

pour l’ensemble Hanatsu Miroir, Strasbourg, France

Nouvelle œuvre, pour piano, œuvre pédagogique, pour la pianiste Lenio Liatsou

Nouvelle œuvre, pour quintet, pour le Festival International de musique

contemporaine de la fondation Pharos de Chypre, pour l’ensemble Transmission de

Montréal

Nouvelle œuvre, pour voix de femme, 15 musiciens et électronique en temps réel,

pour Franziska Baumann et le Nouvel Ensemble Contemporain, La-Chaux-de-Fonds,

Suisse

Saison 2014-2015 :

Nouvelle œuvre, pour flûte basse, pour Lisa Cella, USA

Nouvelle œuvre, pour voix de femmes et 12 musiciens, pour l’Ensemble Work in

Progress, Berlin, Allemagne

Nouvelle œuvre, pour piano et orchestre, pour Pavlos Antoniadis et l’orchestre

symphonique de Thessalonique

Nouvelle œuvre, pour saxophone, violoncelle, percussion et piano, pour l’ensemble

Vertixe Sonora, Vigo, Espagne

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132

7. Epilogue

J’adore le théâtre de l’absurde. Ionesco, Beckett, Pinter. Rien de plus réaliste que

l’improbable. Rien de plus logique que l’irréel.

Dans ma musique, je cherche à créer des situations étranges, des illusions. Pour les

musiciens, pour le public, pour les deux en même temps, pour moi-même. On entend

des choses que l’on ne voit pas, on voit des choses que l’on entend à peine. J’aime

faire coexister sur scène et sur la partition des personnages musicaux dont les liens

sont peu évidents, mais qui s’expliquent, se trouvent, émergent avec le temps.

J’aime travailler sur les incompatibilités. À l’intérieur de chaque instrument, à

l’intérieur d’un ensemble, entre plusieurs textures, entre image et son. Ce qui a priori

était étranger, trouve progressivement sa place. Sans forcément nier sa vrai nature,

sans s’adapter, sans se soumettre à l’hiérarchie du moment. Souvent, c’est la

narration, la forme, qui montre que, finalement, l’élément étranger était présent dès le

début, sauf que nous on a d’abord entendu la fin. Le « hors sujet » devient le sujet.

Je pense la musique comme un réseau. Centralisé, décentralisé ou interconnecté.

Toute action sur la partition provoque une réaction quelque part ailleurs. Cette

réaction peut être instantanée, mais peut également être le début de toute une autre

histoire. Aussi hétérogènes que les éléments puissent paraître par moment, je cherche

toujours à établir des jonctions entre eux, montrer qu’ils communiquent sans cesse,

même en cachette, que les musiciens s’écoutent.

Mon point de départ est toujours l’instrument et l’interprète. La relation physique

entre l’homme et son « extension », et comment l’étendre, aller au-delà des

techniques connues, concevoir des actions qui élargissent la palette sonore et exploiter

tout leur potentiel scénique et symbolique. Je cherche à entrer dans la logique des

doigts du musicien, comprendre exactement comment on fait pour jouer les choses les

plus extrêmes et, à partir de là, trouver des combinaisons qui mènent la musique

ailleurs, qui créent des situations méconnues, tout en respectant les possibilités des

instruments. Je n’écris pas des choses impossibles, ce n’est pas mon ambition. Je

cherche, pas à pas, à aller au-delà de ce qui est perçu comme possible, aujourd’hui.

Faisant toujours confiance à l’homme.

Pas question de structurer ma musique avant de commencer. Aucune organisation

hors-temps, aucun plan formel. Juste une idée dramaturgique abstraite, un mot (le

titre ?) qui me sert de guide, et la musique se déploie progressivement. Une mesure

emmène la suivante, génère sa propre succession, insinue son avenir. Et l’intuition

Page 143: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

133

prend les décisions. Et la destination change en cours de route, plusieurs fois. Le but

ultime ? Écrire une musique que je n’aurais pas pu imaginer, avant de l’écrire.

Page 144: Nicolas Tzortzis - Vers une musique autogérée

134

8. Bibliographie :

- ARTAUD, Pierre-Yves. Flûtes au présent, Billaudot, Paris, 1980

- BOK, Henri. New techniques for the Bass Clarinet, Shoepair Music Productions,

1989, réédité 2011

- CASTORIADIS, Cornelius. L’institution imaginaire de la société, Éditions du seuil,

Paris 1975

- COX, Frank. Doubles, pour piano et bande mangétique. Inédit 1993

- FERNEYHOUGH, Brian. Collected Writings, Routledge, London 1995.

- FERNEYHOUGH, Brian. Lemma-Icon-Epigram, pour piano, Peters, London, 1981

- FERNEYHOUGH, Brian. Opus Contra Naturam, pour pianiste récitant, Peters, London

2000

- FILIDEI, Francesco. Toccata, pour piano seul, Ars Publica, Carrara 1995

- FINNISSY, Michael. English Country Tunes, pour piano, UMP, Essex 1985

- KOURLIANDSKY, Dimitri. Surface, pour piano seul, 2007 Inédit

- LACHENMANN, Helmut. Guero, pour piano, Breitkopf & Härtel, Wiesbaden 1970,

rev. 1988

- LEROUX, Philippe. Continuo(ns), pour cinq musiciens, Billaudot, Paris, 1994

- LEVINE, Carine. The Techniques of Flute playing, Bärenreiter, Kassel 2002

- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Kammerstück, pour piano, Sikorski, Hamburg, 1995

- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Kammerminiatur, pour piano, Sikorski, Hamburg, 1995

- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Le rêve d’ange nouveau, pour piano, Sikorski, Hamburg,

1999

- MAHNKOPF, Claus-Steffen. Beethoven-Kommentar, pour piano, Sikorski, Hamburg,

2004

- PESSON, Gérard. La lumière n’a pas de bras pour nous porter, pour piano, Lemoine

1995

- SZENDY, Peter. Brian Ferneyhough, L’Harmattan, Paris-Montréal, 1999

- VEALE, Peter et MAHNKOPF, Claus-Steffen. The techniques of Oboe Playing,

Bärenraiter, Kassel 1994

- VILELLA, Michel. Processus et invention dans Continuo(ns) de Philippe Leroux.

L’Harmattan, Paris 1999

- XENAKIS, Iannis. Mists, pour piano seul, Salabert, Paris, 1980

- XENAKIS, Iannis. Komboï, pour clavecin et percussion, Salabert, Paris, 1981