monde diplomatique, juillet 2013

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Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algérie : 200 dA, Allemagne : 5,50 €, Antilles-Guyane : 5,50 €, Autriche : 5,50 €, Belgique : 5,40 €, Canada : 7,50 $C, Espagne : 5,50 €, Etats-Unis : 7,505 $US, Grande-Bretagne : 4,50 £, Grèce : 5,50 €, Hongrie : 1835 HUF, Irlande : 5,50 €, Italie : 5,50 €, Luxem- bourg : 5,40 €, Maroc : 30 dH, Pays-Bas : 5,50 €, Portugal (cont.) : 5,50 €, Réunion : 5,50 €, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 780 CFP, Tunisie : 5,90 dT. Cd, ceux-ci formeraient cinq piles capables chacune de relier la Terre à la Lune. L’hyperinflation des données est un phénomène relativement nouveau. en 2000, un quart seulement des informations consignées dans le monde existaient au format numérique. Papier, film et support analogique se partageaient tout le reste. du fait de l’explosion des fichiers – leur volume double tous les trois ans –, la situation s’est renversée dans des propor- tions inouïes. en 2013, le numérique repré- sente plus de 98 % du total. Les Anglo- Saxons ont forgé un terme pour désigner cette masse devenue si gigantesque qu’elle menace d’échapper au contrôle des gouver- nants et des citoyens : les big data, ou données de masse. devant leur démesure, il est tentant de ne les appréhender qu’en termes de chiffres. Mais ce serait méconnaître le cœur du phénomène : l’immense gisement de données numériques découle de la capacité à paramétrer des aspects du monde et de la vie humaine qui n’avaient encore jamais été quantifiés. On peut qualifier ce processus de « mise en données » (datafi- cation). Par exemple, la localisation d’un lieu ou d’une personne a d’abord été mise en données une première fois par le croisement de la longitude et de la latitude, puis par le procédé satellitaire et numérique du Global Positioning System (GPS). A travers Facebook, même les goûts personnels, les relations amicales et les « j’aime » se changent en données gravées dans la mémoire virtuelle. Il n’est pas jusqu’aux mots qui ne soient eux aussi traités comme des éléments d’information depuis que les ordinateurs explorent des siècles de littérature mondiale numérisée. (Lire la suite page 10.) (Lire la suite page 20.) IMPOSSIBLE de la rater, même au milieu de cette forêt d’immeubles en verre aux formes plus biscornues les unes que les autres – ici, l’origi- nalité est signe de distinction. La tour Samsung trône en plein cœur de Gangnam, l’un des districts les plus « bling-bling » de Séoul avec ses avenues gigantesques, ses voitures de luxe et ses jeunes branchés, rendus mondialement célèbres par le chanteur Psy dans son clip Gangnam Style. Samsung Electronics y présente, sur trois niveaux, ses inventions les plus spectaculaires : écrans géants où l’on se transforme en joueur de golf ou en champion de base-ball ; télévisions en 3D ; réfrigérateurs aux parois transparentes et dotés d’un système pouvant suggérer des recettes à partir de leur contenu ; miroirs avec capteurs indiquant votre rythme cardiaque, votre température… Sans oublier, en très bonne place, le dernier bijou du groupe : le smartphone Galaxy S4, lancé dans le monde entier. C’est la face lumineuse de Samsung. En cette fin d’après-midi de mai, des dizaines d’adolescents se retrouvent ici, l’université de Séoul se situant à quelques centaines de mètres. Ils vont d’un stand à l’autre, s’ébahissent devant les prouesses, se défient, s’interpellent. Tous ceux que l’on a pu interroger assurent que travailler chez Samsung serait « le rêve ». 5,40 € - Mensuel - 28 pages N° 712 - 60 e année. Juillet 2013 ART ET POLITIQUE, L’ACTION SŒUR DU RÊVE – pages 22 et 23 AU LONG DU NIL, LES SOURCES DE LA DISCORDE PAR HABIB AYEB Pages 14 et 15. en Grèce depuis trois ans se soldent par des « échecs flagrants ». S’agit-il d’une méprise uniquement imputable à des prévisions de croissance enjolivées ? Sans doute pas. D’après le décryptage que fait le Wall Street Journal d’un texte verbeux à souhait, le FMI admet qu’une « restructuration immédiate [de la dette grecque] aurait été meilleur marché pour les contri- buables européens, car les créanciers du secteur privé ont été intégralement remboursés grâce à l’argent emprunté par Athènes. La dette grecque n’a donc pas été réduite, mais elle est dorénavant due au FMI et aux contribuables de la zone euro plutôt qu’aux banques et aux fonds spéculatifs (3) ». Ainsi, ces derniers se sont dégagés sans perdre un centime des prêts qu’ils avaient consentis à Athènes à des taux d’intérêt astronomiques. On conçoit qu’une telle maestria dans le dépouil- lement des contribuables européens au profit des fonds spécu- latifs confère une autorité particulière à la « troïka » pour marty- riser un peu plus le peuple grec. Mais après la télévision publique, ne reste-t-il pas des hôpitaux, des écoles, des universités qu’on pourrait fermer sans coup férir? Et pas seulement en Grèce. Car c’est à ce prix-là, n’est-ce pas, que l’Europe tout entière tiendra son rang dans la course triomphale vers le Moyen Age… (1) Lire « La leçon de Nicosie », Le Monde diplomatique, avril 2013. (2) Constituée de la Commission européenne, du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne (BCe). (3) « IMF concedes it made mistakes on Greece », The Wall Street Journal, NewYork, 5 juin 2013. SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28 Amitiés, pensées, échanges, dépla- cements : la plupart des activités humaines donnent désormais lieu à une production massive de données numérisées. Leur collecte et leur analyse ouvrent des pers- pectives parfois enthousiasmantes qui aiguisent l’appétit des entre- prises. Mais la mise en données du monde risque aussi de menacer les libertés, comme le montre le tenta- culaire programme de surveillance conduit aux Etats-Unis. AU- deLà de L eSPIONNAGe TeCHNOLOGIQUe Mise en données du monde, le déluge numérique * Cet article est tiré de leur livre Big Data : A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, Houghton Mifflin Harcourt, Boston, 2013. Avec l’aimable autorisation de Houghton Mifflin Harcourt Publishing Company (tous droits réservés). Moyen Age européen PAR S ERGE H ALIMI L ES politiques économiques imposées par la défense de l’euro sont-elles encore compatibles avec les pratiques démocratiques? La télévision publique grecque fut créée au lendemain d’une dictature militaire. Sans autorisation du Parlement, le gouvernement qui exécute à Athènes les injonc- tions de l’Union européenne a choisi d’y substituer un écran noir. Avant que la justice grecque suspende la décision, la Commission de Bruxelles aurait pu rappeler les textes de l’Union selon lesquels « le système de l’audiovisuel public dans les Etats membres est directement lié aux besoins démocratiques, sociaux et culturels de toute société ». Elle a préféré cautionner le coup de force, plaidant que cette fermeture s’inscrivait «dans le contexte des efforts considérables et nécessaires que les autorités fournissent pour moderniser l’économie grecque ». Les Européens ont fait l’expérience des projets constitutionnels rejetés par le suffrage populaire et néanmoins entérinés. Ils se souviennent des candidats qui, après s’être engagés à renégocier un traité, le font ratifier sans qu’entre-temps une virgule en ait été changée. A Chypre, ils ont failli subir la ponction autoritaire de tous leurs dépôts bancaires (1). Une étape supplémentaire vient donc d’être franchie : la Commission de Bruxelles se lave les mains de la destruction des médias grecs qui n’appartiennent pas encore à des armateurs, dès lors que cela permet de licencier séance tenante deux mille huit cents salariés d’un secteur public qu’elle exècre depuis toujours. Et de tenir ainsi les objectifs de suppressions d’emplois dictés par la « troïka (2) » à un pays dont 60 % des jeunes sont au chômage. Cet acharnement coïncide avec la publication par la presse américaine d’un rapport confidentiel du Fonds monétaire inter- national (FMI) qui concède que les politiques mises en œuvre AU III e siècle avant notre ère, on disait de la bibliothèque d’Alexandrie qu’elle renfermait la totalité du savoir humain. de nos jours, la masse d’informations dispo- nibles est telle que, si on la répartissait entre tous les Terriens, chacun en recevrait une quantité trois cent vingt fois supérieure à la collection d’Alexandrie : en tout, mille deux cents exaoctets (milliards de milliards d’octets). Si on enregistrait le tout sur des Sa tablette Galaxy l’a propulsé sur le devant de la scène, au point qu’il dépasse Apple. Du coup, Samsung et son concurrent se livrent une guerre sans merci devant les tribunaux et les instances internationales. Mais, au-delà de l’électronique, le groupe sud-coréen, aux activités multiformes, constitue un conglomérat si puissant qu’il influence aussi bien la politique que la justice ou la presse du pays. P AR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE M ARTINE B ULARD CORée dU S Ud Samsung ou l’empire de la peur CHARLES GIULIOLI. – « Raisonnement », 2010 P AR V IKTOR M AYER -S CHÖNBERGER ET K ENNETH C UKIER *

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Numero de juillet 2013

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Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algérie : 200 dA, Allemagne : 5,50 €, Antilles-Guyane : 5,50 €, Autriche : 5,50 €, Belgique : 5,40 €, Canada : 7,50 $C,Espagne : 5,50 €, Etats-Unis : 7,505 $uS, Grande-Bretagne : 4,50 £, Grèce : 5,50 €, Hongrie : 1835 HuF, Irlande : 5,50 €, Italie : 5,50 €, Luxem-bourg : 5,40 €, Maroc : 30 dH, Pays-Bas : 5,50 €, Portugal (cont.) : 5,50 €, Réunion : 5,50 €, Suisse : 7,80 CHF, TOM: 780 CFP, Tunisie : 5,90 dT.

Cd, ceux-ci formeraient cinq piles capableschacune de relier la Terre à la lune.

l’hyperinflation des données est unphénomène relativement nouveau. en2000, un quart seulement des informationsconsignées dans le monde existaient auformat numérique. Papier, film et supportanalogique se partageaient tout le reste.du fait de l’explosion des fichiers – leurvolume double tous les trois ans –, lasituation s’est renversée dans des propor-tions inouïes. en 2013, le numérique repré-sente plus de 98 % du total. les Anglo-Saxons ont forgé un terme pour désignercette masse devenue si gigantesque qu’ellemenace d’échapper au contrôle des gouver-nants et des citoyens : les big data, oudonnées de masse.

devant leur démesure, il est tentant dene les appréhender qu’en termes de chiffres.Mais ce serait méconnaître le cœur du

phénomène : l’immense gisement dedonnées numériques découle de la capacitéà paramétrer des aspects du monde et dela vie humaine qui n’avaient encore jamaisété quantifiés. on peut qualifier ceprocessus de « mise en données» (datafi-cation). Par exemple, la localisation d’unlieu ou d’une personne a d’abord été miseen données une première fois par lecroisement de la longitude et de la latitude,puis par le procédé satellitaire et numériquedu global Positioning System (gPS). Atravers Facebook, même les goûtspersonnels, les relations amicales et les« j’aime» se changent en données gravéesdans la mémoire virtuelle. Il n’est pasjusqu’aux mots qui ne soient eux aussitraités comme des éléments d’informationdepuis que les ordinateurs explorent dessiècles de littérature mondiale numérisée.

(Lire la suite page 10.)

(Lire la suite page 20.)

IMPOSSIBLE de la rater, même au milieu de cette forêt d’immeubles enverre aux formes plus biscornues les unes que les autres – ici, l’origi-nalité est signe de distinction. La tour Samsung trône en plein cœur deGangnam, l’un des districts les plus «bling-bling » de Séoul avec sesavenues gigantesques, ses voitures de luxe et ses jeunes branchés,rendus mondialement célèbres par le chanteur Psy dans son clipGangnam Style.

Samsung Electronics y présente, sur trois niveaux, ses inventionsles plus spectaculaires : écrans géants où l’on se transforme en joueurde golf ou en champion de base-ball ; télévisions en 3D ; réfrigérateursaux parois transparentes et dotés d’un système pouvant suggérer desrecettes à partir de leur contenu ; miroirs avec capteurs indiquant votrerythme cardiaque, votre température… Sans oublier, en très bonneplace, le dernier bijou du groupe : le smartphone Galaxy S4, lancé dansle monde entier.

C’est la face lumineuse de Samsung. En cette fin d’après-midi demai, des dizaines d’adolescents se retrouvent ici, l’université de Séoulse situant à quelques centaines de mètres. Ils vont d’un stand à l’autre,s’ébahissent devant les prouesses, se défient, s’interpellent. Tousceux que l’on a pu interroger assurent que travailler chez Samsungserait « le rêve».

5,40 € - Mensuel - 28 pages N° 712 - 60e année. Juillet 2013

ART ET POL I T IQUE , L’ ACT ION SŒUR DU RÊVE – pages 22 et 23

AU LONG DU NIL,LES SOURCESDE LA DISCORDEPAR HABIB AYEBPages 14 et 15.

en Grèce depuis trois ans se soldent par des «échecsflagrants». S’agit-il d’une méprise uniquement imputable à desprévisions de croissance enjolivées? Sans doute pas. D’aprèsle décryptage que fait le Wall Street Journal d’un texte verbeuxà souhait, le FMI admet qu’une «restructuration immédiate [dela dette grecque] aurait été meilleur marché pour les contri-buables européens, car les créanciers du secteur privé ont étéintégralement remboursés grâce à l’argent emprunté parAthènes. La dette grecque n’a donc pas été réduite, mais elleest dorénavant due au FMI et aux contribuables de la zoneeuro plutôt qu’aux banques et aux fonds spéculatifs (3) ».

Ainsi, ces derniers se sont dégagés sans perdre un centimedes prêts qu’ils avaient consentis à Athènes à des taux d’intérêtastronomiques. On conçoit qu’une tellemaestria dans le dépouil-lement des contribuables européens au profit des fonds spécu-latifs confère une autorité particulière à la «troïka» pour marty-riser un peu plus le peuple grec.Mais après la télévision publique,ne reste-t-il pas des hôpitaux, des écoles, des universités qu’onpourrait fermer sans coup férir? Et pas seulement en Grèce.Car c’est à ce prix-là, n’est-ce pas, que l’Europe tout entièretiendra son rang dans la course triomphale vers leMoyen Age…

(1) lire « la leçon de nicosie », Le Monde diplomatique, avril 2013.

(2) Constituée de la Commission européenne, du Fonds monétaire international(FMI) et de la Banque centrale européenne (BCe).

(3) « IMF concedes it made mistakes on greece », The Wall Street Journal,new York, 5 juin 2013.

� S O MM A I R E C OM P L E T E N PA G E 2 8

Amitiés, pensées, échanges, dépla-cements : la plupart des activitéshumaines donnent désormais lieuà une production massive dedonnées numérisées. Leur collecteet leur analyse ouvrent des pers-pectives parfois enthousiasmantesqui aiguisent l’appétit des entre-prises. Mais la mise en données dumonde risque aussi de menacer leslibertés, comme le montre le tenta-culaire programme de surveillanceconduit aux Etats-Unis.

Au-delà de l’eSPIonnAge TeCHnologIque

Mise en données du monde,le déluge numérique

* Cet article est tiré de leur livre Big Data : ARevolution That Will Transform How We Live, Work,andThink, Houghton Mifflin Harcourt, Boston, 2013.Avec l’aimable autorisation de Houghton MifflinHarcourt Publishing Company (tous droits réservés).

Moyen Age européenPAR SERGE HALIMILES politiques économiques imposées par la défense de

l’euro sont-elles encore compatibles avec les pratiquesdémocratiques? La télévision publique grecque fut créée aulendemain d’une dictature militaire. Sans autorisation duParlement, le gouvernement qui exécute à Athènes les injonc-tions de l’Union européenne a choisi d’y substituer un écrannoir. Avant que la justice grecque suspende la décision, laCommission de Bruxelles aurait pu rappeler les textes de l’Unionselon lesquels « le système de l’audiovisuel public dans les Etatsmembres est directement lié aux besoins démocratiques, sociauxet culturels de toute société». Elle a préféré cautionner le coupde force, plaidant que cette fermeture s’inscrivait «dans lecontexte des efforts considérables et nécessaires que lesautorités fournissent pour moderniser l’économie grecque».

Les Européens ont fait l’expérience des projets constitutionnelsrejetés par le suffrage populaire et néanmoins entérinés. Ils sesouviennent des candidats qui, après s’être engagés à renégocierun traité, le font ratifier sans qu’entre-temps une virgule en aitété changée. A Chypre, ils ont failli subir la ponction autoritairede tous leurs dépôts bancaires (1). Une étape supplémentairevient donc d’être franchie : la Commission de Bruxelles se lavelesmains de la destruction desmédias grecs qui n’appartiennentpas encore à des armateurs, dès lors que cela permet de licencierséance tenante deuxmille huit cents salariés d’un secteur publicqu’elle exècre depuis toujours. Et de tenir ainsi les objectifs desuppressions d’emplois dictés par la «troïka (2)» à un pays dont60 % des jeunes sont au chômage.

Cet acharnement coïncide avec la publication par la presseaméricaine d’un rapport confidentiel du Fonds monétaire inter-national (FMI) qui concède que les politiques mises en œuvre

Au IIIe siècle avant notre ère, on disaitde la bibliothèque d’Alexandrie qu’ellerenfermait la totalité du savoir humain. denos jours, la masse d’informations dispo-nibles est telle que, si on la répartissait entretous les Terriens, chacun en recevrait unequantité trois cent vingt fois supérieure àla collection d’Alexandrie : en tout, milledeux cents exaoctets (milliards de milliardsd’octets). Si on enregistrait le tout sur des

Sa tablette Galaxy l’a propulsé sur le devant de la scène, aupoint qu’il dépasseApple. Du coup, Samsung et son concurrentse livrent une guerre sans merci devant les tribunaux et lesinstances internationales. Mais, au-delà de l’électronique, legroupe sud-coréen, aux activités multiformes, constitue unconglomérat si puissant qu’il influence aussi bien la politiqueque la justice ou la presse du pays.

PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALEMARTINE BULARD

Corée du Sud

Samsungou l’empirede la peur

CHARLES GIULIOLI. – «Raisonnement», 2010

PAR VIKTOR MAYER-SCHÖNBERGERET KENNETH CUKIER *

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique 2

compense de manière différente, sauf larecherche d’une réduction des dépensessociales. Il n’en a pas toujours été ainsi. Laloi d’orientation du 30 juin 1975 traitait toutle monde de la même manière (…). A l’ini-tiative des conseils généraux est apparue lanotion de «dépendance». Bien utile puisqueles « vieux » se voient attribuer 40 % demoins que les « handicapés ».

Pis encore : la loi de février 2005 stipuleque, «dans un délai maximum de cinq ans,les dispositions de la présente loi opérant unedistinction entre les personnes handicapéesen fonction de critères d’âge en matière decompensation du handicap et de prise encharge des frais d’hébergement en établis-sement sociaux et médico-sociaux serontsupprimées». Le délai est dépassé depuisplus de trois ans, et cette disposition n’est pasappliquée. Motif : ce serait trop coûteux. Leministre qui a fait voter la loi siégeait dans legouvernement qui a refusé de l’appliquer.

AnglaisM. Gil Stauffer, journaliste scien-

tifique, exprime son désaccord avecl’éditorial « Contre la langue unique »(juin) :

L’anglais des Physical Review Letters oudu New England Journal of Medicine (fondéen 1812) n’a pas grand-chose à voir avecl’anglais de John Keats, John Lennon ouJim Harrison (l’écrivain et poète...). L’an-glais des sciences et des techniques estconsidéré par ses locuteurs, dans le mondeentier, comme un outil – le latin des sciencesau XVIIIe et même au XIXe siècle –, et riende plus. Un millier de mots courantspermettant de manier un vocabulaire spé-cialisé, voilà le technical English ! Rien deplus ! Je n’ai jamais entendu personne, dansun quelconque congrès à sujet technique,s’offusquer de l’emploi de l’anglais. Enrevanche, j’ai souvent entendu des Anglo-

Saxons, des germanophones et des Scan-dinaves regretter que les participants fran-çais ne mettent pas davantage de bonnevolonté à parler et à prononcer correcte-ment l’anglais…

LibéralismeMme Rosa Llorens réagit à l’article

de Serge Halimi « Le laisser-faireest-il libertaire ? » (juin), qui faisaitl’analyse croisée de deux ouvrages,l’un de Jean-Claude Michéa, l’autrede Geoffroy de Lagasnerie :

Le parallèle entre Jean-Claude Michéa etGeoffroy de Lagasnerie est faux. Ce nesont pas « deux pôles entre lesquels tâtonnela gauche française » : qu’a à voir le secondavec une réflexion de gauche ? Le vrai rap-port entre eux, c’est que Lagasnerie dévoilesans crainte à l’« élite » de Normale Sup leprojet réel du libéralisme, que Michéa veutdénoncer devant le peuple de gauche : ladestruction de toutes les valeurs symbo-liques (histoire, traditions, croyances,valeurs, culture, morale) qui font larichesse et la dignité des hommes et despeuples, pour imposer partout le mêmeordre libéral nihiliste, productiviste etconsumériste.

ACCÈS DE FRANCHISEDans un entretien au siteThe Times of Israel, le 6 juin,le ministre adjoint de la défense israélien,M. Danny Danon, n’a pas hésitéà contredire le discours officieldu gouvernement auquel il appartient.

« Regardez ce gouvernement :il n’y a jamais eu en son sein dediscussion, de résolution ou de voteau sujet d’une solution à deux Etats[au conflit israélo-palestinien], a déclaréDanon. Si vous la soumettiez au vote– mais personne ne le ferait, ce ne seraitpas intelligent –, vous verriez la majoritédes ministres du Likoud [droite,au pouvoir], de même que le partiFoyer juif [nationaliste religieux],s’y opposer.» (…)

Quand on lui demande si BenyaminNetanyahou est vraiment en faveurde cette solution, Danon répond que lepremier ministre fait dépendre la création

d’un Etat palestinien de conditionsauxquelles il est certain que lesPalestiniens ne consentiront jamais. (…)

Evoquant les condamnations habituellespar la communauté internationaledes constructions israéliennesà Jérusalem-Est, Danon déclare :«La communauté internationale peut diretout ce qu’elle veut, et nous pouvons fairetout ce que nous voulons.»

LUCRATIFS PIRATESLa radio publique norvégienne (NRK)rend compte d’une étude de l’autoritébritannique de régulation desmédias (Ofcom) selon laquelletéléchargement illégal et consommationtraditionnelle de contenus seraientfinalement complémentaires(13 mai 2013).

Les plus grands pirates sont aussiceux qui achètent la plus grande quantité

de contenus le plus légalementdu monde… Environ trois fois plusque les autres consommateurs(que le rapport d’Ofcom qualified’«honnêtes»). Des études antérieuresavaient déjà montré que ceux quipartagent des fichiers en ligne sontplus enclins à acheter des contenuslégaux que d’autres. Cette tendances’est sensiblement accentuée.Les gros consommateurs de contenuspiratés (3,2 %) sont très précieuxpour l’industrie du divertissement,car ils représentent à eux seulsprès de 11 % de l’ensembledu contenu acheté légalement...Au cours des trois mois pendantlesquels le sondage a été effectué,les «pirates» ont dépensé en moyenne168 livres sterling[environ 197 euros]en téléchargement,alors que les internautes «honnêtes»,eux, n’achetaient qu’à hauteur de105 livres sterling [environ 123 euros].

PÉNITENCEDe l’avis même des autorités grecqueschargées de la mettre en œuvre,l’austérité imposée à Athènes viseraitavant tout à souligner la soumission dupays aux exigences de ses bienfaiteurs(International Herald Tribune, 12 juin).

Les créditeurs exigent encore quinzemille suppressions d’emplois [dans lafonction publique] d’ici à la fin de l’année,ce qui ressemble à une forme de pénitenceimposée. Comme la Grèce a déjà licenciécent cinquante mille fonctionnaires, lesquinze mille restants sont un peu «unsymbole», explique Antonis Manitakis, unconstitutionnaliste que le premier ministrea chargé de superviser les réductionsd’effectifs au sein de l’Etat. «La troïka[Commission européenne, Banque centraleeuropéenne et Fonds monétaireinternational] souhaite surtout que nousfassions la démonstration de notredétermination à réformer le pays.»

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Partenariat«Manière de voir » – Utopia

En partenariat avec les cinémas Utopia,la parution de chaque numéro de Manièrede voir est accompagnée en 2013 d’uneprojection-débat en présence d’un journa-liste ou d’un collaborateur duMonde diplo-matique.

La prochaine rencontre se tiendrale 11 juillet, à 19h40, au cinéma Utopia deTournefeuille (Haute-Garonne) autourdu Manière de voir n° 130, «A qui le crimeprofite». La projection du film de JoshuaMarston Maria, pleine de grâce serasuivie d’un débat avec Jean de Maillard([email protected]).

Editions internationales

LA réunion annuelle des éditions internationales du Monde diplomatique s’estdéroulée à Budapest (Hongrie) les 7 et 8 juin 2013. Vingt-cinq éditions sur

cinquante et une étaient présentes ou représentées : Allemagne, Angola,Argentine, Brésil, Chili, Corée, Croatie, Equateur, Espagne, espéranto, Finlande,Grèce, Hongrie, Iran, Italie, Japon, kurde sorani, Norvège, Portugal, Républiquetchèque, Royaume-Uni, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Venezuela. Les partici-pants ont fait le point sur le développement du réseau – création de deuxnouveaux journaux partenaires en 2012-2013, projets dans les Balkans et enAfrique, difficultés dans les pays affectés par la crise de l’euro –, ainsi que surla situation de la presse et sur les évolutions de la géopolitique mondiale.

Depuis toujours, Le Monde diplomatique se conçoit comme un journal inter-national réalisé en France, plus que comme un périodique français vendu àl’étranger. Quarante-sept éditions, imprimées ou en ligne, ont ainsi été crééessur tous les continents, lui permettant de paraître en vingt-huit langues avecprès de deux millions d’exemplaires vendus tous les mois.

Pour plus d’informations, consulter : www.monde-diplomatique.fr/int

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MaliM. Erick Fessiot estime que l’article

de Dorothée Thiénot « Le blues del’armée malienne» (Le Monde diplo -matique, mai 2013) fait la part tropbelle au capitaine Amadou HayaSanogo :

Sanogo n’était nullement en colère. Il étaitlui-même un héritier, c’est-à-dire qu’il faisaitpartie de cette frange de l’armée qui reçoit,étant bien née, avantages et privilèges, dotéede cinquante-huit généraux pour moins dequatre mille hommes. (…) Il considérait seu-lement qu’il pouvait piller mieux et plus auregard de ces chefs affectés au Nord qui,protégeant les narcotrafiquants et couvrantleurs prises d’otages, réalisaient de substan-tiels profits. Ceux-ci, répartis entre les poli-tiques, n’arrosaient pas les bérets verts deKati dont il était l’icône. Bref, il avait plei-nement conscience d’être, dans la gabegiegénérale, un gagne-petit. (…) Aujourd’hui, ilcontinue de négocier avantages et privilèges,exigeant que ses collaborateurs soient nom-més consuls, comme l’avait été le TouaregAg Ghaly avant de devenir le chef d’AnçarDine, l’un des principaux mouvements dji-hadistes du Nord.

Mutilations génitalesMme Florence Humbert apporte un

complément à l’article de PhilippeRekacewicz « Défis du Millénaire enmatière de santé » (juin) :

En Afrique subsaharienne vivent à peuprès cent quarante millions de survivantes demutilations génitales. Il s’agit d’une atteinteextrêmement grave à l’intégrité corporelledes filles et d’une menace constante pour lasanté des femmes, leur vie durant. Je reprocheà l’Organisation des Nations unies (ONU)

de ne pas avoir intégré la lutte contre lesmutilations génitales dans les Objectifs dumillénaire. Comme votre article est relative-ment critique – à juste titre – avec ces objec-tifs, j’espérais que les mutilations génitales yseraient ne serait-ce qu’évoquées. (…) Il y atrente-cinq pays, majoritairement africains,où l’excision est pratiquée, et dans vingt-huitd’entre eux elle est interdite. Les exciseusesont donc intérêt à faire le silence sur leurpratique, pour mieux la perpétuer. Elles yarrivent fort bien, entre autres grâce au sou-tien d’une grande partie des institutions et dela presse internationales. En effet, personnen’en parle : l’Organisation mondiale de lasanté (OMS) ne signale pas dans ses statis-tiques sur la mortalité périnatale combien lesfemmes excisées sont, bien plus que lesautres, susceptibles de décéder pendant unaccouchement. Les chiffres de la mortalitéinfantile ne distinguent pas les causes desmaladies infectieuses : certaines sont contrac-tées lors de l’excision et affectent durable-ment la santé des filles. Devant une telle loidu silence, les militants de beaucoup de paysd’Afrique qui luttent jour après jour contre cefléau voient non seulement leurs efforts igno-rés, mais en plus les politiques de santé orga-nisées en dépit du bon sens.

VieillesseLa lecture de l’article de Jerôme

Pellissier « A quel âge devient-onvieux ? » (juin) inspire à M. GérardFucks la réflexion suivante :

L’auteur s’indigne à juste titre de l’inéga-lité de traitement entre personnes âgées etpersonnes en situation de handicap. Cettedistinction est curieuse, puisque ces deuxpseudo catégories souffrent d’un déficitfonctionnel entraînant une réduction de leurcapacité à agir. Rien ne justifie qu’on le

3 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

IL N’Y A PAS QUE LE « COÛT DU TRAVAIL »...

Coût du capital, la question qui change tout

On aurait pu penser que, parvenus aubout de cette impasse, les responsableseuropéens, les dirigeants des grandes insti-tutions économiques, les experts sérieux,les commentateurs graves se détournentde leur obsession du coût du travail pouren explorer une autre, qu’un simple espritde symétrie aurait dû depuis longtempsleur souffler. Sans quitter le registre descoûts, qui peuple l’imaginaire des écono-mistes, ils auraient ainsi pu s’enquérir,juste pour voir, de ce qu’il en est du coûtdu capital, et de son augmentation. Nonparce qu’il y aurait là de quoi renforcer ànouveaux frais la doctrine de la compéti-tivité (2), mais parce qu’une fois rassasiéleur appétit pour les solutions sansproblèmes, un petit goût pour la diversitéaurait pu les amener à examiner desproblèmes sans solution (jusqu’ici). C’estce point de vue que permet de dégager uneétude réalisée par des économistes duCentre lillois d’études et de recherchessociologiques et économiques (Clersé), àla demande de la Confédération généraledu travail (CGT) et de l’Institut derecherches économiques et sociales (IRES).

Les auteurs de cette étude expliquent,après d’autres, que l’augmentation du coûtdu capital – ou plutôt, de son surcoût –,dans le sillage de la financiarisation del’économie, rend largement compte despiteuses performances des économiesanciennement développées depuis unetrentaine d’années : le rythme poussifd’accumulation du capital qu’elles ontconnu, le creusement des inégalités,l’explosion des revenus financiers, lapersistance d’un sous-emploi massif… Ilsdonnent également à voir la montée enflèche de ce surcoût du capital, enproposant un indicateur moins lénifiantque le fameux «coût moyen pondéré descapitaux (3)» popularisé par la doctrinefinancière standard.

PAR LAURENT CORDONNIER *

Afin de justifier toutes sortes de réformes, médias etgouvernants se prévalent de leur disposition à lever enfincertains « tabous» et à faire preuve de courage. Mais ils’agit toujours en définitive de réduire salaires et pres-tations sociales. Il existe pourtant bien un tabou péna-lisant tous ceux qui souhaitent investir et créer de l’em-ploi : le coût prohibitif du capital.

IL SERAIT sans doute passionnant derefaire le trajet d’ivrogne, tortueux etchaloupant, parcourant toute l’Europe,qui a finalement abouti à ramener tousnos maux à des questions de compétiti-vité et, de proche en proche, à desproblèmes de coût du travail. Oubliés lacrise des subprime, la crise de liquiditébancaire, les gigantesques dépréciationsd’actifs, l’effondrement du crédit, latétanie de la demande, la transformationdes dettes privées en dettes publiques, lespolitiques d’austérité. Comme nous l’avaitbien expliqué dès 2010 M. UlrichWilhelm, alors porte-parole du gouver-nement allemand, « la solution pourcorriger les déséquilibres [commerciaux]dans la zone euro et stabiliser les financespubliques réside dans l’augmentation dela compétitivité de l’Europe dans sonentier (1)».

Quand on tient une explication, il fautsavoir la défendre contre vents et marées,y compris ceux de la rigueur arithmétique.Puisqu’on comprend sans doute très bienque nos déséquilibres internes ne peuventse résoudre par une course fratricide etsans fin entre les pays européens pourgagner en compétitivité les uns contre lesautres – ce qui s’appelle, a minima, un jeuà somme nulle… –, le projet qui nous estmaintenant offert consiste à tenter degagner en compétitivité contre le reste dumonde.Au bout de ses efforts, l’«Europedans son entier » parviendra à redresserles balances commerciales de ses paysmembres, contre celles de ses partenairesextérieurs. On attend avec impatiencel’injonction, venant de l’Organisation decoopération et de développement écono-miques (OCDE) ou de l’Organisationmondiale du commerce (OMC), deredresser la compétitivité du «monde dansson entier» pour qu’il se refasse une santécommerciale contre les Martiens.

produites, d’emplois jamais créés, de projetscollectifs, sociaux, environnementaux jamaisentrepris du seul fait que le seuil d’éligi-bilité pour lesmettre enœuvre est d’atteindreune rentabilité annuelle de 15%?Quand lefardeau qui pèse sur toute entreprise,publique comme privée, en vient à majorerson coût réel de 50 à 70%, faut-il s’étonnerdu faible dynamisme de nos économies,soumises au joug de la finance? Seul unâne peut supporter une charge équivalenteà 70 % de son propre poids.

Le problème n’est pas tant que cettesurcharge financière siphonne les fondsnécessaires à l’investissement. C’est plutôtl’inverse. L’argent distribué aux prêteurs etaux actionnaires est l’exacte contrepartiedes profits dont les entreprises n’ont plusbesoin, du fait qu’elles limitent de leurpropre chef leurs projets d’investissementà la frange susceptible d’être la plus rentable.La bonne question est donc la suivante :dans un monde où ne sont mises en œuvreque les actions, individuelles ou collectives,qui rapportent entre 15 % et 30 % par an,quelle est la surface du cimetière des idées(bonnes ou mauvaises, il faut le déplorer)qui n’ont jamais vu le jour, parce qu’ellesn’auraient rapporté qu’entre 0 et 15 %?

A l’heure où il faudrait entamer latransition écologique et sociale de noséconomies, on pourrait penser qu’un projetpolitique authentiquement social-démocratedevrait aumoins se fixer cet objectif : libérerla puissance d’action des gens entrepre-nants, des salariés, et de tous ceux qui recher-chent le progrès économique et social, dujoug de la propriété et de la rente. Liquiderla rente, plutôt que le travail et l’entreprise.

Une telle ambition est certes hors deportée d’un homme seul – fût-il «normal».Mais c’est sûrement à la portée d’uneambition collective. «Cela ne veut pas dire,nous a déjà prévenus JohnMaynardKeynes,que l’usage des biens capitaux ne coûteraitpresque rien, mais seulement que le revenuqu’on en tirerait n’aurait guère à couvrirque la dépréciation due à l’usure et à ladésuétude, augmentée d’une marge pourcompenser les risques ainsi que l’exercicede l’habileté et du jugement.»

A ceux qui y verraient s’avancer la findu monde, Keynes proposait une conso-lation : «Cet état de choses serait parfai-tement compatible avec un certain degréd’individualisme. Mais il n’impliqueraitpas moins l’euthanasie du rentier et, parsuite, la disparition progressive du pouvoiroppressif additionnel qu’a le capitalisted’exploiter la valeur conférée au capitalpar sa rareté (4).» Brrrr !...

en selle par la montée en puissance desinvestisseurs institutionnels (fonds d’épar-gne mutuelle, fonds de pension, compa-gnies d’assurances…), s’est appuyé sur ladiscipline des marchés, l’activisme action-narial et la nouvelle gouvernance d’entre-prise pour ne pas laisser filer la rente dansd’autres mains.

Au total, on peut dire que l’explosion dusurcoût du capital au cours des trentedernières années est la conséquence directede l’élévation de la norme financièreimposée aux entreprises avec l’aide de leursdirigeants, dont les intérêts ont été correc-tement alignés sur ceux des actionnaires.Pour passer des exigences de retours surfonds propres de l’ordre de 15% par an ausurcoût du capital, il suffit en quelque sortede rectifier la mesure. De telles exigencescorrespondent en pratique à un surcoûtimposé à tout projet d’investissement del’ordre de 50 à 70 %.

Les effets de cette élévation de la normefinancière, bien qu’imaginables, sont incal-culables. Car en lamatière, le plus importantn’est peut-être pas le plus visible. Ces trans-ferts de richesse vers les prêteurs et lesactionnaires représentent certes unemanneimportante, qui n’a cessé d’augmenter (de3 % de la valeur ajoutée française en 1980à 9 % aujourd’hui) et qui ne va ni dans lapoche des gens entreprenants (àmoins qu’ilssoient également propriétaires de leur entre-prise), ni dans la poche des salariés.

On pourrait déjà déplorer que l’exploi-tation des travailleurs se soit clairementrenforcée.Mais il y a plus : qui peut dire eneffet l’énorme gaspillage de richesses jamais

* Economiste, maître de conférences à l’universitéLille-I.Auteur de L’Economie desToambapiks,Raisonsd’agir, Paris, 2010. A participé, avec Thomas Dallery,Vincent Duwicquet, Jordan Melmiès et Franck Van deVelde, à l’étude duClersé sur laquelle s’appuie cet article.

Et si l’âne se mettait à ruer ?(1) Financial Times, Londres, 22 mars 2010.

(2) Il y a tout de même un lien, comme l’ont montréla Fondation Copernic et Attac dans leur rapport «Enfinir avec la compétitivité» (octobre 2012). Quand lesentreprises françaises, en perte de compétitivité, sontcontraintes de réduire leurs marges, mais continuentde verser de copieux dividendes à leurs actionnaires,on comprend que c’est en partie au détriment des effortsde recherche et développement.

(3)Cf. «Rentabilité et risque dans le nouveau régimede croissance », rapport du groupe présidé parDominique Plihon pour le commissariat général duPlan, La Documentation française, Paris, 2002. Oul’article de Wikipédia : «Coût moyen pondéré ducapital ».

(4) J. M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, del’intérêt et de la monnaie, Petite Bibliothèque Payot,Paris, 1971.

du fait qu’il s’agit d’un coût supporté parles parties prenantes internes à l’entreprisequi vient surcharger inutilement le «vrai»coût du capital.

L’étude du Clersé montre que ce surcoûtest considérable. A titre d’illustration, en2011, il représentait en France, pourl’ensemble des sociétés non financières,94,7 milliards d’euros. En le rapportantau «vrai » coût du capital, c’est-à-dire àl’investissement en capital productif de lamême année (la FBCF), qui était de202,3 milliards d’euros, on obtient unsurcoût du capital de 50 %... Si l’onrapportait ce surcoût à la seule partie del’investissement qui correspond à l’amor-tissement du capital – laquelle représen-terait mieux, aux yeux de nombreux écono-mistes, le « vrai » coût du capital –, onobtiendrait une évaluation encore plusétonnante : de l’ordre de 70 %!

Cela signifie que lorsque les travailleursfrançais sont capables de produire leursmachines, leurs usines, leurs immeubles,leurs infrastructures, etc., à un prix totalde 100 euros par an (incluant la marge deprofit), il en coûte en pratique entre 150et 170 euros par an aux entreprises quiutilisent ce capital productif, du seul faitqu’elles doivent s’acquitter d’une rente,sans justification économique, aux appor-teurs d’argent.

Un tel surcoût du capital n’a rien denécessaire ni de fatal. Durant la période1961-1981, qui a précédé le «big bang»financier mondial, il était en moyenne de13,8 %. Il était même devenu négatif à lafin des « trente glorieuses» (1973-1974),du fait de la résurgence de l’inflation.

Ce sont les politiques restrictives issuesde la révolution monétariste qui, dans unpremier temps, ont fait grimper la rentefinancière, en propulsant les taux d’intérêtréels à des sommets. Lorsque s’est amorcéela décrue de ces taux, dans les années 1990,le versement accéléré des dividendes a prisle relais. Le pouvoir actionnarial, remis

POUR comprendre de quoi il est ques-tion, il faut distinguer entre deux notionsde coût du capital : le coût économiqueet le coût financier. Le coût économiqueest l’effort productif nécessaire pour fabri-quer les outils et, plus largement, l’en-semble des moyens de production :machines, immeubles, usines, matériels detransport, infrastructures, brevets, logi-ciels… Cet effort productif représente enquelque sorte le «vrai» coût du capital,celui qu’il faut nécessairement dépenser entravail pour fabriquer ce capital , entenduici dans le sens «capital productif ». Lamesure de cet effort (sur une année, parexemple) représente ce qu’on appelle pluscouramment les dépenses d’investissement,et que les comptables nationaux nommentla formation brute de capital fixe (FBCF).Ces dépenses représentent à peu près 20%de la production annuelle des entreprisesfrançaises.

Mais ce coût de production du capitalproductif, mesuré à son prix d’achat, n’estpas le seul à peser sur les entreprises.Lorsqu’elles veulent acheter et mettre enœuvre ces moyens de production, ellesdoivent de surcroît rémunérer les personnesou les institutions qui leur ont procuré del’argent (argent appelé aussi « capital »,mais dans le sens financier cette fois).Ainsi, au «vrai» coût du capital s’ajoutentles intérêts versés aux prêteurs et lesdividendes versés aux actionnaires (en

rémunération des apports en liquide de cesderniers lors des augmentations de capital,ou lorsqu’ils laissent une partie de «leurs»profits en réserve dans l’entreprise).

Or une grande part de ce coût financier(les intérêts et les dividendes) ne correspondà aucun service économique rendu, que cesoit aux entreprises elles-mêmes ou à lasociété dans son entier. Il importe alors desavoir ce que représente cette partie du coûtfinancier totalement improductive, résultantd’un phénomène de rente et dont on pourraitclairement se dispenser en s’organisantautrement pour financer l’entreprise ; parexemple en imaginant un systèmeuniquement à base de crédit bancaire,facturé au plus bas coût possible.

Pour connaître le montant de cette renteindue, il suffit de retrancher des revenusfinanciers la part qui pourrait se justifier…par de bonnes raisons économiques. Certainsde ces intérêts et dividendes couvrent eneffet le risque encouru par les prêteurs etles actionnaires de ne jamais revoir leurargent, en raison de la possibilité de failliteinhérente à tout projet d’entreprise. C’estce que l’on peut appeler le risque entre-preneurial. Une autre partie de ces revenuspeut également se justifier par le coûtd’administration de l’activité financière,laquelle consiste à transformer et aiguillerl’épargne liquide vers les entreprises.

Lorsqu’on retranche de l’ensemble desrevenus financiers ces deux composantesqui peuvent se justifier (risque entrepre-neurial et coût d’administration), on obtientune mesure de la rente indue. On peut ladésigner comme un «surcoût du capital»,

HERVÉ TÉLÉMAQUE. – «La Gourmandise», 1974

• «La religion des quinze pour cent»,Isabelle Pivert (mars 2009).

• «Partage des richesses, la questiontaboue», François Ruffin(janvier 2008).

• «Enfin une mesure contrela démesure de la finance,le SLAM!»,Frédéric Lordon (février 2007).

• «Mais exportez donc ! dit le FMI»,Gabriel Kolko (mai 1998).

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enquêtes et reportagesMartine Bulard en camp de rééducation au capitalismeElizabeth Rush s’installe dans les faubourgs de Lima

Pierre Daum explore les librairies algériennes

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RMN-A

DAGP

«LES manifestations pacifiques sont légitimes etpropres à la démocratie…» Le 17 juin 2013, le commu-niqué de la présidente brésilienne Dilma Rousseffcommentant une nouvelle journée demobilisation populairefeignait d’ignorer l’essentiel : jamais, depuis la fin de ladictature en 1985, le pays n’avait connu de tels rassem-blements – à part peut-être en 1992, lorsque la populationétait descendue dans la rue pour dénoncer la corruption dugouvernement de M. Fernando Collor de Mello, précipitantsa démission la même année. Au cours de la journéeprécédant la déclaration de Mme Rousseff, près de deuxcent mille personnes avaient défilé, notamment à São Paulo,Rio de Janeiro et Brasília, la capitale, où le Congrès avaitété occupé durant plusieurs heures. Ils approcheraient lemillion quelques jours plus tard

Comme souvent, la nature de l’étincelle n’a que peu derapport avec l’ampleur de l’embrasement. Les résidents deSão Paulo opposés, depuis le 11 juin, à une augmentationdu prix du ticket de bus (de 3 à 3,20 reals, soit 1,12 euro) onten effet très vite été rejoints par d’autres. Les uns, notammentà Rio de Janeiro, contestaient les sommes engagées dansla préparation de la Coupe du monde de football de 2014et des Jeux olympiques de 2016 : au total, environ 50milliardsde reals, soit 17milliards d’euros, dans un pays qui demeurel’un des plus inégalitaires dumonde. A ceux-là s’est ajoutéela foule des citoyens qu’une corruption généralisée a fini parlasser, ainsi que tous les Brésiliens qui peinent à assurer àleur famille l’accès à des soins et à une éducation de qualité.

Un an avant le scrutin présidentiel de 2014, cesmanifes-tations, principalement animées par des jeunes n’ayant pasconnu la dictature, fragilisent Mme Rousseff. Bien qu’aucun

parti ne semble pour l’heure en mesure de tirer profit d’unmouvement qui vise l’ensemble des forces politiques auxaffaires, il s’agit d’une sérieuse mise en garde pour le Partides travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2003.

Quelques années après sa prise de fonction, M. LuizInácio Lula da Silva avait pu compter sur une forte crois-sance pour œuvrer à une amélioration progressive du niveaude vie de la population. Or Mme Rousseff, élue en 2010 sousle signe de la continuité, arrive dans une conjoncture inter-nationale bien plus défavorable. Outre un taux de crois-sance nettement plus faible (0,9 % en 2012, contre 7,5 %en 2010), le Brésil connaît une «désindustrialisationprécoce (1) ». Les exportations de produits de baseaugmentent, mais celles de produits manufacturés sont enforte baisse. La sixième puissance économique mondialese trouve confrontée à plusieurs défis : impulser, malgré laconcurrence chinoise, une croissance reposant davantagesur le secteur manufacturier, tout en sauvegardant lesprogrammes sociaux de la décennie précédente, quisoutiennent la demande intérieure et assurent au PT saconfortable assise électorale.

Pour remédier aux premiers signes de défaillance dumodèle mis en place par Lula (lire l’article inédit sur notresite), la présidente brésilienne a opté pour ce que l’hebdo-madaire Veja décrit comme un «choc capitaliste» : des priva-tisations qui mettraient le Brésil «en harmonie avec la loi dela gravitation universelle» (15 août 2012). Ce programme,d’un montant total de 66 milliards de dollars, prévoit l’attri-bution de concessions pour la construction de ports, d’auto-routes, de voies ferrées, ainsi que la vente d’aéroports.Mme Rousseff avait pourtant dénoncé les privatisations lorsde la campagne présidentielle de 2010.

De son côté, la présidente met l’accent sur son souhaitde privilégier la production industrielle et la construction,au détriment de la spéculation : baisse des taux d’intérêt,réduction des prix de l’électricité, exemptions fiscales,taxation des capitaux à court terme, règle de la préférencenationale pour protéger l’industrie en augmentant les droitsde douane sur de nombreux produits importés...

Certaines de ces mesures, qualifiées de «protection-nistes» par Washington, ne déplaisent pas aux organisa-tions de salariés. Le gouvernement favorise l’implantation

(1) Venício de Lima, Mídia. Teoria e política,Fundação Perseu Abramo, São Paulo, 2001.

(2) Alcir Henrique da Costa, Maria Rita Kehl etInimá Ferreira Simões, Um país no ar, Brasiliense,São Paulo, 1986.

4COMMENT LA CHAÎNE GLOBO A CONSTRUIT

Les « telenovelas », miroir

l’avènement de la démocratie. En 1996, «Orei do gado» (« Le roi du troupeau»), deBenedito Ruy Barbosa, élégie à la réformeagraire, donne une visibilité inédite auMouvement des sans-terre (MST).

«Cela fait trente-cinq ans que jetravaille pour Globo, je suis l’auteur dedix-sept novelas, et on ne m’a jamais ditce que je devais faire. J’ai toujours ététotalement libre », témoigne Silvio deAbreu, l’un des principaux auteurs de lachaîne. Pour Maria Carmem Jacob deSouza Romano, professeure de commu-nication à l’Université fédérale de Bahia,« les grands auteurs ont un pouvoir denégociation, bien sûr. Ils font preuve de

bon sens et ne peuvent transformer lanovela en brûlot social, mais ils ont lapossibilité d’aborder les thèmes qui leursont chers, si le succès est au rendez-vous».

A partir du centre de Rio, il faut unebonne heure de voiture, quand la circu-lation est fluide, pour se rendre au Projac,l’usine à rêves montée par Globo à Jacare-paguá, dans la partie ouest de la ville.Plus d’un million et demi de mètres carrés,dont 70 % de forêt, permettent à la chaînede concentrer, depuis 1995, les étapes dela production d’une telenovela. «Avant,les tournages étaient éclatés sur plusieursstudios dans toute la ville. Les concentrerpermet une énorme économie de temps

et d’argent », explique Mme IracemaPaternostro, responsable des relationspubliques, en montrant une maquette desinstallations.

Une voiture est nécessaire pour en fairele tour. Ici, un bâtiment regroupe leséquipes de recherche chargées de compilerles archives et les études de marché. Unpeu plus loin, les costumes sont dessinés,

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

* Journaliste.

d’Agadir» ou «Le pont des soupirs». En1968, «Beto Rockfeller » marque unerupture. Pour la première fois, le héros vità São Paulo. Il travaille chez un cordonnier,dans une artère populaire de la mégalopole,mais se prétend millionnaire à une autreadresse. Avec un vocabulaire de tous lesjours, des références aux bonheurs et auxdifficultés d’un Brésil urbain, d’autantmieux rendus que certaines scènes sontfilmées en extérieur, la novela change devisage. «Désormais, elle incorporera lesquestions sociales et politiques quitravaillent le Brésil, alors qu’au Mexiqueou en Argentine on en reste aux dramesde famille», explique Maria ImmacolataVassallo de Lopes, qui coordonne le Centred’études de la telenovela à l’Université deSão Paulo (USP).

Puis apparaît TV Globo, qui s’emparedu format. A tel point que, selon BoscoBrasil, un ex-auteur de la maison, «quandon dit “novela brésilienne”, on pense“novela de Globo”». Née en 1965, un anaprès le coup d’Etat militaire, la chaîneest d’abord le fruit du génie politique deRoberto Marinho, héritier d’un journalimportant, le Globo, mais sans influencenationale. Il comprend combien il est straté-gique pour la junte de réaliser l’intégrationdu territoire. Alors que, pour JuscelinoKubitschek (1956-1961), celle-ci passaitpar le tissage d’un réseau routier, lesmilitaires, au pouvoir de 1964 à 1985,feront le pari des médias. Et, dans cedomaine, Globo sera une pièce centrale :«D’un point de vue économique, elle ajoué un rôle essentiel dans l’intégrationd’un pays aux dimensions continentales,à travers la formation d’un marché deconsommateurs. D’un point de vuepolitique, sa programmation a porté unmessage national d’optimisme lié audéveloppement, crucial pour soutenir etlégitimer l’hégémonie du régime autori-taire (1) », analyse Venício de Lima,chercheur en communication à l’Universiténationale de Brasília.

Promues sous la dictature (1964-1985) dans l’optique de souderce pays-continent, les « telenovelas» brésiliennes ont évolué.Suivies par l’ensemble de la population, elles tendent unmiroirà une société en plein bouleversement. Or la transformationrécente du géant sud-américain ne saurait se résumer à sadevise, « Ordre et progrès », comme le révèlent les récentesmanifestations dans les grandes villes du pays.

Beaucoup d’auteurs venus du théâtre

AVEC le temps, la chaîne a créé «unrépertoire commun, une communauténationale imaginaire», explique Vassallode Lopes. En 2011, 59,4millions de foyers,soit 96,9 % du total, ont la télévision, etchaque Brésilien consomme en moyennesept cents heures de programmes de Globochaque année. Alors que le gaucho (habi-tant de l’extrême sud du pays), plus prochedes Argentins dans son mode de vie, n’apas grand-chose à voir avec un pêcheurd’Amazonie ou une agricultrice duNordeste, tous partagent désormais le rêvede connaître Rio, principal décor des feuil-letons de Globo, ou de porter la chemiseblanche et la ceinture dorée de Carminha.L’identification est d’autant plus facile quela frontière entre fiction et réalité est floue.Lorsque les Brésiliens fêtent Noël, leurshéros sur le petit écran font de même. L’ef-fondrement, réel, d’un immeuble à Rio deJaneiro en janvier 2012 est commenté parles personnages de «Fine figure» les jourssuivants. Et quand, au cours d’un épisode,on enterre un élu fictif, de véritableshommes politiques acceptent de se fairefilmer autour de son cercueil.

Jeunes et vieux, riches et pauvres,analphabètes et intellectuels : tous doiventpouvoir se contempler dans cemiroir. Selonla psychanalyste Maria Rita Kehl, «cesimages uniques qui parcourent un paysaussi divisé que le Brésil contribuent à letransformer en une parodie de nation dont

la population, unie non pas en tant quepeuple, mais en tant que public, parle lemême langage (2)».

L’indéniable bienveillance des militairesn’explique pas seule comment Globo a puimposer cette syntaxe.Aux heures de plusgrande audience, la chaîne réussit laprouesse de diffuser ses propres produc-tions; en France, dans ces tranches horaires,ce sont souvent les séries américaines quitriomphent. «Tout cela repose sur unvéritable talent artistique et technique, quis’est concentré sur la novela », insisteMauro Alencar, professeur de télédrama-turgie brésilienne et latino-américaine àl’USP. Lorsqu’il décide de faire de la novelale cœur de sa chaîne, Marinho embaucheà tour de bras. Paradoxalement, la dictaturelui facilite la tâche, puisque la censureinterdit à de bons auteurs de théâtre,souvent de gauche, de monter leurs pièces.C’est ainsi que des écrivains tels que DiasGomes, Bráulio Pedroso ou JorgeAndradese retrouvent à travailler pour le «docteur»Marinho et pour la télévision, qu’ils mépri-saient auparavant.

Contre toute attente, ces grands noms sevoient offrir une véritable liberté par lesdirigeants de la chaîne, qui acceptent detenir tête aux censeurs. Globo avait déjàtourné trente-six chapitres de «RoqueSanteiro», deDiasGomes, lorsque la novelafut interdite de diffusion. Elle connaîtra unsuccès retentissant lorsqu’elle sera tournéeà nouveau, dix ans plus tard, en 1985, après

MARIA LYNCH. – «Certo dia» (Un jour), 2013

* Chargée de cours à l’Institut des hautes études d’Amérique latine, Paris.

Du jamais-vu depuis au moins vingt ans :des manifestations ont rassemblé plusieurscentaines de milliers de Brésiliens à traversle pays. A un an de la présidentielle de 2014,leurs revendications bousculent le Partides travailleurs, au pouvoir depuis 2003.

(1) Pierre Salama, Les Economies émergentes latino-américaines. Entrecigales et fourmis,Armand Colin, Paris, 2012.

«IL n’y aura personne !» L’équipe decampagne de M. Fernando Haddad, alorsdans la course pour la mairie de São Paulo,était catégorique : la présidente DilmaRousseff ne pouvait sérieusement songerà tenir son meeting de soutien au candidatdu Parti des travailleurs (PT) ce vendredi19 octobre 2012, pile à l’heure où seraitdiffusé le dernier épisode d’«AvenidaBrasil », la telenovela à sensation de lachaîne Globo. Ce soir-là, des dizaines demillions de Brésiliens assisteraient à l’af-frontement final entre les deux héroïnes,Nina et Carminha, afin de savoir qui a tuéMax. Convaincue, la présidente a repousséle rassemblement au lendemain.

«Avenida Brasil» a marqué le retour desgrand-messes réunissant la majorité desfamilles devant le petit écran. Une gageurequand on se souvient que la telenovelabrésilienne, la novela, comme on préfèrel’appeler ici, a fêté ses 60 ans en 2012.

Lorsque surgit la télévision au Brésil, lessoap operas américains ont déjà conquisCuba, via Miami. Et c’est naturellementvers les auteurs de l’île effrayés par larévolution que se tournent les chaînes, àcommencer par la pionnière, TV Tupi.«Le droit de naître », diffusé en 1964, estainsi une adaptation de la production radio-phonique éponyme qui inonda les ondesde l’île caribéenne en 1946. Comme àCuba, le feuilleton a une fin, alors qu’auxEtats-Unis il peut s’étirer sur desdécennies. Pour la première fois, la vies’arrête à São Paulo et à Rio pendant unedemi-heure, plusieurs fois par semaine…mais pas au même moment. La novelan’est pas encore quotidienne, et la trans-mission en réseau n’existe pas : à peinel’épisode diffusé à São Paulo, la pelliculeest acheminée par avion ou en voiture versRio (la capitale jusqu’en 1960).

A l’époque, la trame est volontiersexotique, comme en témoignent des titrestels que «Le roi desTziganes», «Le cheikh

Un pays retrouve

PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE

LAMIA OUALALOU *

PAR JANETTE HABEL *

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cousus et soigneusement conservés, pourêtre utilisés à l’avenir. Puis on pénètre dansun gigantesque atelier de menuiserie oùsont élaborés les meubles et les décorsimaginés à quelques mètres de là : un salondu XIXe siècle, une rame de métro – letout en pièces détachées, pour que l’onpuisse les monter en quelques heures, dansl’un des quatre studios de mille mètrescarrés où les novelas sont tournées tousles jours de l’année. Les pièces serontensuite démontées et remisées pour destournages futurs, ou détruites pour êtrerecyclées.

A l’est du territoire se trouve la citécinématographique, avec quelques équipe-ments permanents, comme une curieuseéglise disposant d’une triple façade, l’unebaroque, l’autre italienne, la troisièmeportugaise. «On a toujours besoin d’uneéglise », s’amuse Mme Paternostro, enréférence à l’incontournable mariage del’épisode final. Derrière, ce sont devéritables pans de ville qui sont érigés pourneuf mois, la durée moyenne d’une novela.La moitié de l’action de «Salve Jorge»,

diffusé début 2013, se déroulant enTurquie,la direction artistique a reconstitué un petitIstanbul, en s’attachant aux moindresdétails : une affiche arrachée, un livretombé d’une bibliothèque, une théière tradi-tionnelle. Pourmonter ce décor, desmilliersde photos ont été prises sur place, et unecargaison d’objets typiques rapportée àRio. Des équipes ont également filmé desheures durant la vie de tous les jours, lesvendeurs à la sauvette, le flux des voitures.

Lors du montage, les images, toujoursen grand angle, s’insérent dans les scènestournées dans la cité cinématographique.L’illusion fonctionne à merveille. Et leprocédé ne concerne pas seulement lesdestinations lointaines : aux côtés du petitIstanbul, un dédale de rues recrée, sur millehuit cents mètres carrés, l’Alemão, l’unedes plus grandes favelas de Rio de Janeiro.Là encore, on s’y croirait. Globo a mêmeembauché Mme Adriana Souza, unevendeuse d’empadas, des chaussonsfourrés à la viande ou aux crevettes, pourvendre ses produits dans le décor en carton-pâte comme elle le fait dans sa favela.

réaction du public est soigneusementauscultée, que ce soit à travers des enquêtesou sur les réseaux sociaux. «La novela estune œuvre ouverte, explique M. FlávioRocha, l’un des directeurs de Globo. Uncouple peut paraître peu convaincant auxyeux du public et disparaître, alors qu’unpersonnage qui était secondaire peutdevenir central s’il rencontre davantagede succès. L’auteur s’adapte. »

Le discours sur l’«œuvre ouverte» est unmythe cultivé par Globo. Car, avant delaisser divaguer leur imagination, les auteurssont priés de penser aux coûts deproduction : idéalement, les scènes quiauront lieu dans un salon doivent être écritesà l’avance, pour être tournées dans la foulée,avant la destruction du décor et son rempla-cement par un autre dans le studio. Lesacteurs enchaînent ainsi au cours dumêmeaprès-midi le tournage de scènes desépisodes 8, 22, 24 et 42. Seuls ceux qui ontl’habitude de ce type de tournageparviennent à se retrouver dans l’intrigue.

Travailler avec une star est un casse-têtepour l’auteur : certains acteurs font stipulerdans leur contrat qu’ils ne vont au Projac quele mardi et le jeudi, ou exigent une fortunepour bousculer leur emploi du temps. Ilsveulent également concentrer leurs scènesdans la même journée. «C’est pour cetteraison, par exemple, que les grands person-nages ne divorcent jamais : cela pourraitles contraindre à sortir de leur maison, quiconstitue leur décor principal, et à tournerdans une multitude d’autres», s’amuse unauteur sous couvert d’anonymat. L’écrituredoit être simple, suffisamment répétitivepour que le spectateur puisse renouer avecle cours de l’histoire après avoir raté certainsépisodes. Mais les personnages n’en sontpas moins complexes, et la narration – quirenvoie souvent à un riche patrimoine litté-raire – assez élaborée pour hanter la sociétédes années après la diffusion.

Il faut de surcroît toucher toutes lesclasses sociales : «C’est l’impératif de la

novela, comme celui du journal téléviséde Globo. Et pourtant, écrire pour tousest en apparence un contre-sens. Raressont ceux qui y parviennent », souligneBosco Brasil. Etre auteur de novela n’estpas donné à tout le monde : «Entre 1989et 2004, vingt-cinq novelas ont été diffuséesà l’horaire noble, et elles étaient signéespar seulement six auteurs, en alternance»,confirme Souza Romano. Le salaire desmembres de ce petit club dépasse souventles 100000 euros par mois.

Une fortune pour les uns, mais unesomme négligeable au regard de ce querapporte ce produit artistique et commercial.On estime qu’une publicité de trentesecondes durant la novela de l’horaire noblecoûte autour de 350000 reals (environ115000 euros). Et pour le dernier acted’«Avenida Brasil», le prix a doublé. Cesoir-là, l’épisode durait soixante-dixminutes,près de deux heures avec la publicité. Entreles spots régionaux et nationaux, cinq centsespaces ont été vendus.

Le miroir de la modernité fonctionned’autant mieux qu’il intègre un discourspédagogique sur les grandes causesendossées par la chaîne. Des études de laBanque interaméricaine de développement(BID) estiment que les novelas ont jouéun rôle dans la forte réduction du nombrede naissances – le taux de fertilité a chutéde 60 % depuis les années 1970 – et dansle quintuplement des divorces (3). Laleucémie de Camila, personnage de «Liensde famille», diffusée en 2000, a provoquéune explosion des dons d’organes.«Certaines novelas ont égalementbeaucoup aidé à l’acceptation de l’homo-sexualité », ajoute Silvio de Abreu,rappelant que Globo dispose d’un dépar-tement chargé de suggérer des thèmes desociété.

Souvent politiquement correcte, l’évo-cation des débats de société constitue unemarque de la novela brésilienne. PourGlobo, pièce centrale des OrganisationsGlobo, le premier conglomérat médiatiqued’Amérique latine, contrôlé par la seulefamille Marinho, «c’est aussi une façonde se donner une bonne image, celle d’unechaîne privée préoccupée par une missionde service public», estime Souza Romano.De son côté,Alencar veut croire que l’an-cienne devise de Globo, «A gente se vêpor aqui » (« Ici, on retrouve sa proprevie»), et l’actuelle, «A gente se liga emvocê » («Nous sommes branchés sur

vous »), « ne sont pas seulement desslogans publicitaires : elles démontrentl’intense relation d’identification du publicet l’intérêt de la chaîne pour les grandsthèmes nationaux».

Maintenir cette relation n’est pas simple.D’une part parce que si Globo reste la reineincontestée de la novela – les autres chaînesse bornant à copier son modèle deproduction sans se donner les moyens dele mettre en œuvre –, elle souffre de laconcurrence d’Internet et du désintérêtd’une partie de la jeunesse. Jusqu’auxannées 1970, les scores moyens d’audiencedes novelas dépassaient souvent 60 %.Aujourd’hui, capter l’intérêt de 40 % desfoyers représente une réussite. En 2012,l’audience totale de Globo a atteint leniveau le plus bas de l’histoire, avec unechute de 10 % – qui a certes frappé toutesles chaînes. «Le problème, c’est qu’onregarde la novela sur son ordinateur, surson téléphone, et nous ne disposons encored’aucun instrument de mesure pour cessupports», plaide Alencar.

De fait, contre toute attente, la chute del’audience n’a pas impliqué de réductiondes bénéfices : les novelas rapportent plusque jamais. Dans les agences de publicité,on reconnaît que c’est en partie le résultatd’une certaine inertie. Comme pour lapresse écrite, il est plus simple de pousserles annonceurs à concentrer leur budgetsur quelques titres, sans prendre en compteleur impact moindre. Et cette illusion estalimentée par le fait que la novela acontaminé tous les espaces : des dizainesde revues lui sont consacrées, les réseauxsociaux entretiennent le suspense, sansparler des spécialistes en tout genre invitésà parler du phénomène dans d’autresémissions de la chaîne, mais aussi dansles colonnes du journalOGlobo, ainsi quesur les radios et les autres chaînes liées augroupe – une synergie encore peu étudiéedans les universités. «On parle et on entendparler de plus en plus de la novela, sansnécessairement la voir», constate Brasil.

D’autant que la société brésilienne aprofondément changé au cours des dixdernières années, avec la sortie de lapauvreté de près de cinquante millions depersonnes, arrivées sur le marché de laconsommation de masse, et une réductionsensible des inégalités. «Ce sont des foyersdont le pouvoir d’achat a considérablementaugmenté. Il devient donc plus intéressantd’investir en publicité», pointe Alencar.

LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

UNE COMMUNAUTÉ NATIONALE IMAGINAIRE

de la société brésilienne

Toucher toutes les classes sociales

LE secret de la réussite de Globo, c’estsa capacité à industrialiser toutes lesétapes de la création, pour parvenir àdiffuser tous les jours au moins troisnovelas, chacune comptant entre centquarante et cent quatre-vingts épisodesd’une quarantaine de minutes, et durantsix à neuf mois. A chaque horaire sonambiance, selon un modèle immuabledepuis 1968 : la novela de 18 heuresaborde un thème léger ; celle de 19 heuresest souvent comique ; les questionssociales et les drames sont réservés à cellede 21 heures, l’horaire «noble». Quant àla narration, elle reprend souvent lesrecettes typiques du mélodrame, tournantautour de la question de la famille, del’identité et de la vengeance.

Produire une novela coûte cher : autourde 200000 dollars par épisode, selon lesestimations de Vassallo de Lopes. «Uneforte tendance de ces dernières années estle remake des grands succès du passé»,explique Nilson Xavier, auteur d’Alma-naque de telenovela brasileira (PandaBooks, 2007). «Un choix imbécile» auxyeux de Gilberto Braga, l’un des auteursles plus courtisés de Globo. Pour lui, « iln’existe pas de recette».

Une fois sa proposition adoptée, l’auteurs’entoure d’une poignée d’assistants, quiécriront une partie des dialogues et desscènes à un rythme forcené. Quelque trenteépisodes sont tournés avant le lancement.Dès les premiers jours de la diffusion, la

Des héroïnes femmes de ménage

C’EST d’ailleurs l’une des raisons del’énorme succès d’«Avenida Brasil », quidoit son nom à la voie rapide reliant lesquartiers périphériques du nord à la zonesud de Rio de Janeiro, riche et touristique.Ce qui a été décisif n’est pas tant l’intrigue– une jeune femme élevée sur unedécharge municipale entend se vengerd’avoir été abandonnée par sa belle-mèredevenue riche – que l’apparition d’unnouveau type de protagoniste. Les tradi-tionnelles scènes sur les plages d’Ipanemaou de Copacabana, les quartiers les plushuppés de Rio, ont été remplacées par uneplongée dans un quartier fictif, le Divino,typique de la petite classe moyenne de lazone nord de la ville. Ce n’est pas lapremière fois que les pauvres sont repré-sentés ; mais, généralement, leur seul rêve,qui se réalisait lors du happy end, étaitd’accéder au Rio riche et distingué. Pasdans «Avenida Brasil » : Jorge Tufão, lehéros, devenu millionnaire grâce au foot-ball, reste dans le quartier de son enfance.On y parle haut et fort, et on ne sait pasutiliser ses couverts correctement, mais ils’y plaît. Enorme succès auprès de ce quele gouvernement s’emploie à décrirecomme une «classe moyenne émergente»(en réalité davantage une «frange pauvre»de la population active), qui se voit pourla première fois représentée, commeauprès des plus riches, qui ont ainsi accèsà un monde inconnu.

Ce cocktail de fierté chez les uns et decuriosité chez les autres explique égalementle retentissement de «Pleines de charmes»(2012), dont les héroïnes sont trois femmesde ménage : du jamais-vu. «Jusqu’alors,c’était un personnage secondaire, et souventcaricatural : la femme de ménage qui se

mêle de tout dans la vie de sa patronne,sans existence propre», explique Xavier.Entre la hausse du salaire minimum, passéde 70 à 240 euros entre 2002 et 2013, etl’augmentation du niveau d’éducation – laproportion de jeunes âgés de 19 ans ayantété scolarisés pendant au moins onze ansest passée de 25,7 % en 2001 à 45 % en2011 –, le rapport de forces a commencéà changer dans la société, poussant lesauteurs, FilipeMiguez et Izabel deOliveira,à imaginer ce scénario. «Auparavant, lafemme de ménage n’apparaissait qu’àtravers sa fonction. Nous avons décidé dela suivre dans sa vie, dans sa maison, dansla rue, dans ses rêves», raconte Miguez.Là encore, la performance est d’avoir réussià ne pas braquer les plus riches, aux idéesfort peu progressistes, comme l’a constatél’auteur : «Nous avons fait un sondage quiposait des questions du type : “Est-ilapproprié qu’une domestique monte dansle même ascenseur que vous ?”, et lamajorité a répondu non.»

Alors que, dans les bureaux du Projac,ils sont nombreux à plancher sur les trans-formations économiques et technologiquesqui bouleversent le pays, deAbreu se veutphilosophe : « Qu’on la regarde sur Internetou sur un téléphone, pour moi, cela nechangera rien : je devrai toujours me levertôt et écrire jusqu’à minuit, pour produireun chapitre par jour.»

LAMIA OUALALOU.

des entreprises étrangères sur le territoire national en privi-légiant la main-d’œuvre locale. Le taïwanais Foxconn (2)compte ainsi huit unités de production sur le territoire, quifabriquent déjà des iPhone 4, et bientôt des iPod et des iPad.Il a bénéficié d’importantes réductions fiscales et de prêtssubventionnés pour s’installer. Après l’instauration denouveaux impôts sur les importations de voiture, LandRover et BMW ont décidé d’ouvrir des usines au Brésil.

Néanmoins, le programme de Mme Rousseff ne s’arrêtepas là. Il faudrait également s’attaquer «au coût du travail(…) et à un taux d’imposition trop élevé», concède-t-elle àses interlocuteurs du Financial Times (3 octobre 2012). Unefeuille de route inspirée par de grands entrepreneurs. Jusqu’àmaintenant, le PT comptait toutefois sur un autre soutien :celui des deux grandes centrales syndicales, la Centraleunique des travailleurs (CUT) et Force syndicale (ForçaSindical). Et, comme le suggèrent les récentes manifesta-tions, les appuis populaires du gouvernement s’effritent…

ANCIEN président de la CUT, M. Artur Henrique a toujourssoutenu le gouvernement. Mais il déplore que le PT, aprèsplus d’une décennie au pouvoir, «n’ait pas encore réviséles politiques néolibérales qui, sous l’égide de l’ex-présidentFernando Henrique Cardoso [1995-2002], ont démanteléles relations de travail ». De son côté, M. Valter Pomar,membre du bureau national du PT, observe : «Certes, nousavons enregistré de très bons résultats en termes d’amé-lioration du niveau de vie de la population. Nous avonsdopé les salaires pour stimuler la consommation, ce quifavorise les logiques de marché : on gagne plus… pourpayer plus cher des écoles privées. Cette stratégie neconcourt pas au développement de services publics forts,ni à la conscience politique de l’importance des servicesproposés par l’Etat. »

La présidence Lula avait été marquée par l’absence demobilisations populaires. Mme Roussef ne bénéficie pas d’uncontexte social aussi favorable, et son intransigeance pourraitêtre un handicap supplémentaire.

En 2012, face à la plus grande grève de fonctionnairesen une décennie, elle n’a pas cédé aux revendications. Aprèscent sept jours de conflit ininterrompu, elle a réussi à imposerson plan de rajustement des salaires : les syndicatsexigeaient des hausses de 40 à 50 % et une revalorisationdes carrières; ce sera 15,8% échelonnés sur trois ans, alorsque l’inflation avoisinait 6% en 2012. Seule concession :l’ouverture de négociations pour le paiement des jours degrève. A l’inverse, trois corps de l’armée brésilienne ontobtenu une augmentation de leur solde de 30 %.

Mécontentes, quatre des cinq centrales les plus impor-tantes du pays – dont certaines proches de la droite –,Force syndicale, Nouvelle Centrale, l’Union générale destravailleurs (UGT) et la Centrale des travailleurs et travail-leuses du Brésil (CTB), ont signé un texte très critique.Absente lors de la réunion, la CUT s’y est finalement ralliée.Ensemble, les syndicats ont organisé unemarche de protes-tation le 6 mars dernier à Brasília.

Mme Rousseff est-elle en train de remettre en cause le«contrat social» établi avec eux depuis 2003? Lemouvementouvrier brésilien, qui avait joué un rôle central dans leprocessus de démocratisation et dans la rédaction de laConstitution de 1988, se trouvera-t-il de ce fait marginalisé?Lors des présidences de M. Lula, de nombreux dirigeantspolitiques et syndicaux ont bénéficié d’une promotion qui afavorisé la formation d’une nouvelle bureaucratie publiquedéfendant le consensus social. Mme Rousseff pourrait changerde stratégie en cherchant à consolider son autorité auprèsd’autres groupes, plus réceptifs aux exigences de ce quel’intellectuel Luiz Carlos Bresser-Pereira décrit comme un«Etat développementiste social».

La présidente entend construire un «Brésil des classesmoyennes», qu’elle évalue à cent cinq millions d’individus.Une analyse réfutée par l’économiste Paulo Kliass, quidénonce la « tromperie consistant à persuader les pauvresqu’ils font partie des classes moyennes (3) ». Et un miragecontredit par les milliers de personnes qui ont manifestéau cri de «Nous voulons un autre Brésil !» pour exiger moinsde corruption, plus de santé et d’éducation au lieu d’inves-tissements somptuaires dans des stades.

JANETTE HABEL.(3) Eliana La Ferrara, Alberto Chong et Suzanne

Duryea, «Soap operas and fertility : Evidence fromBrazil », et Alberto Chong et Eliana La Ferrara,«Television and divorce : Evidence from Braziliannovelas», Banque interaméricaine de développement,Washington, DC, respectivement 2008 et 2009.

A lire sur notre site :«Du Parti des travailleurs

au parti de Lula», par Douglas Estevam

www.monde-diplomatique.fr/49302

(2) Lire Jordan Pouille, «En Chine, la vie selon Apple», Le Monde diplo-matique, juin 2012.

(3) « Nova classe média e velha enganação», Brasil de Fato, São Paulo,27 septembre 2012.

le chemin de la rue

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique 6

* Journalistes.

de Budapest s’inscrit néanmoins dans une tendancerégionale. hongrie, Pologne, république tchèque etslovaquie, les quatre pays qui forment le groupe deVisegrád, ou V4 (lire l’encadré ci-dessous), font dunucléaire une composante essentielle de leur politiqueénergétique et un outil d’émancipation face auximportations d’hydrocarbures russes.

cette inclination remonte à la coopération desrégimes de l’ancien bloc socialiste. Dès 1958, ladéfunte tchécoslovaquie avait commencé laconstruction de son premier réacteur, de type expéri-mental ks150/a-1, à Jaslovské Bohunice (2). Misen service pour la plupart dans les années 1980,quatorze réacteurs, tous du type VVer à eau pressu-risée, d’inspiration soviétique, sont aujourd’hui enservice dans cinq centrales : Paks en hongrie,Jaslovské Bohunice et Mochovce en slovaquie(quatre réacteurs produisant 54 % de l’électricité dupays), Dukovany et temelín en républiquetchèque (six réacteurs et 33 % de la productiond’électricité). comme pour l’unité n° 1 de Paks, lesautorités envisagent de prolonger pour une duréeimportante l’activité de la plupart de ces réacteurs.et projettent d’installer des capacités supplémen-taires, comme les deux VVer-440 / V-213 deMochovce, qui doivent être mis en service d’ici à lafin 2014. Deux nouvelles unités devraient égalementêtre ajoutées à temelín, une à Dukovany et deux àJaslovské Bohunice.

la république populaire de Pologne avait tardéà entreprendre la construction d’une première centraleà zarnowiec, sur les bords de la mer Baltique.l’impact de l’explosion du réacteur n° 4 de tcher-nobyl, en avril 1986, de même que les changements

politiques et économiques de la fin des années 1980avaient eu raison du projet. la construction a étéstoppée en décembre 1990, et les équipementsdestinés à la centrale ont été revendus. «ce fut uneaubaine pour Paks, qui a pu acquérir une cuve deréacteur à prix modique», confie M. Dohóczki avecun sourire. l’exécutif polonais, qui s’emploie depuisplusieurs années à diversifier sa production d’élec-tricité, actuellement dépendante à 86,5 % ducharbon, a lancé un programme de développementde l’énergie nucléaire qui prévoit l’achèvement dedeux centrales à l’horizon 2025.

le groupe de Visegrád s’appuie sur un soutientraditionnellement fort des populations. en mars 2010,l’eurobaromètre sur « les européens et la sûreténucléaire » révélait que 86 % des répondants enrépublique tchèque, 76 % en slovaquie et enhongrie et 70 % en Pologne se prononçaient pourle maintien ou l’augmentation de la part du nucléairedans le bouquet énergétique. «aucune étude compa-rative n’a été menée à grande échelle depuisFukushima, de peur qu’elle ne révèle un désaveusignificatif. Mais près de deux ans après, je constatequ’il n’y a pas eu de fort mouvement d’opposition»,admet, non sans amertume, M. Jakub Patocka,ancien dirigeant du strana zelených, le parti verttchèque.

aucun parti écologiste ne siège dans les Parle-ments nationaux des V4, hormis les huit députés duparti hongrois Une autre politique est possible (lehetMás a Politika, lMP) (3). «cette situation nous placeen porte-à-faux par rapport à nos voisins autrichiens,qui ont refusé par référendum le recours au nucléairedès 1978, et surtout par rapport aux allemands et àleur energiewende [tournant énergétique]», constateM. Patocka. en juin 2011, le gouvernement deMme angela Merkel a en effet annoncé la fermetureimmédiate de huit des dix-sept réacteurs allemands,et l’arrêt progressif de l’exploitation du nucléaire d’icià 2022. cette décision historique remet en question,au moins sur un plan rhétorique, les perspectives del’atome au sein de l’Union européenne, et expliqueen partie le rejet par les électeurs lituaniens et bulgaresde projets de construction de nouvelles centrales surleurs territoires (4).

en marge d’une europe en proie au doute, lesV4 forment ainsi un nouveau « bloc de l’atome », quientend faire respecter ses orientations. « laslovaquie a dû se résoudre à fermer deux de sesréacteurs à Jaslovské Bohunice, car c’était l’unedes conditions de son adhésion à l’Unioneuropéenne, rappelle M. kristián takác, conseillerspécial auprès du ministre de l’économie slovaque.nos experts doutaient de la nécessité de cettefermeture. et, conséquence de la perte de ces deuxréacteurs, la slovaquie est devenue importatricenette d’électricité. » comme en république tchèque,les projets d’expansion nucléaire slovaques sontmotivés par un gain d’indépendance énergétique,mais aussi par la perspective d’exporter de l’élec-tricité vers les pays voisins. « sans ses capacitésnucléaires, l’allemagne connaîtra bientôt un besoincroissant d’électricité. nous serons là pour lui enfournir », présage M. takác, très réservé sur lapolitique de Berlin.

D’autant que le « tournant énergétique» entraînedes conséquences notables dans la région. « leréseau de distribution allemand n’est pas adaptéaux fortes fluctuations de puissance dans le transitentre les grandes fermes éoliennes du nord et lescentres industriels du sud (5). Des perturbationstrès inquiétantes se répercutent donc sur les réseauxpolonais et tchèque », critique M. Václav Bartuska,porte-parole du gouvernement tchèque pourl’expansion de la centrale de temelín. Polonais ettchèques s’efforcent d’installer des transformateurset des « diviseurs de phase » à leurs frontières avecl’allemagne pour contenir ces flux instables et

PAR NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX

HÉLÈNE BIENVENU

ET SÉBASTIEN GOBERT *

Mer deNorvège

Manche

Merdu Nord

MerEgée

MerMéditerranée

Mer Noire

OcéanAtlantique Lux.

Suisse

Tchernobyl

Londres

Dublin

Madrid

Athènes

Chisinau

Vienne

Varsovie

Berlin

Rome

Copenhague

Helsinki

Stockholm

Kiev

Moscou

Minsk

Paris

Bucarest

Ankara

Sofia

Sources : Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Elecnuc2012 ; World Nuclear Association ; RIA Novosti 2011 ; Atlas des dépôts de césium 137en Europe après l’accident de Tchernobyl, rapport EUR 16733, Bureau des publicationsde la Communauté européenne, Luxembourg, 1996.

È

Royaume-Uni

Irlande

France

Grèce

CroatieBosnie-H.

Bulgarie

Turquie

Hongrie

Slovénie

MoldavieAutriche

Rép. tchèque

Slovaquie

Pologne

Italie

Finlande

Estonie

Lettonie

Lituanie

Biélorussie

Ukraine

Russie

Norvège

Danemark

Belgique

Allemagne

Pays-Bas

Espagne

Portugal

Roumanie

Kazakhstan

Arménie

Suède

AlbanieMacédoine

SerbieMonténégro

Kosovo

0 500 1 000 km

L’Europe, toujours surnucléarisée

Réacteurs de conception européenne ou américainearrêté en activité en construction ou en projet

arrêté

Pays sans programme nucléaire

en activité en construction ou en projetRéacteurs de conception russe ou soviétique

moins de 2

de 2 à 10

de 10 à 40

de 40 à 185

de 185 à 1 480

Kilobecquerels (kBq)par mètre carré

Données non disponibles

Groupe de Visegrád

Alors que l’Allemagne conduità marche forcée son programmede sortie du nucléaire,ses voisins de l’Est relancentla construction de réacteurs.Pour la Hongrie, la Pologne,la République tchèqueet la Slovaquie, il s’agit deconquérir leur indépendanceénergétique par rapport au gazrusse. Mais Moscou vendraitvolontiers des centralesà ses anciens satellites…

DES PAYS SOUCIEUX

Naissance d’un bloc de

Une structure de soutien mutuelc’est en février 1991, lors d’un sommet entre la hongrie, la Pologne et la tchécoslovaquie dans

la citadelle médiévale de Visegrád (hongrie), qu’est né le groupe de Visegrád (V4).

initialement conçu comme une structure de soutien mutuel pour l’intégration européenne d’unerégion fraîchement affranchie de la tutelle soviétique, le groupe a survécu à l’adhésion des quatrepays à l’Organisation du traité de l’atlantique nord (Otan) et à l’Union européenne, pour évolueren un forum intergouvernemental. a défaut d’institutions permanentes, il dispose d’une prési-dence tournante annuelle, ainsi que du Fonds international de Visegrád. Doté de 7 millionsd’euros en 2012, celui-ci alloue des bourses d’éducation ainsi que des subventions artistiqueset culturelles.

la coopération des V4 concerne des domaines précis, tels que l’éducation ou la défense. enmars 2013, la création d’une force militaire d’intervention forte de trois mille hommes, opération-nelle d’ici à 2016, a été annoncée. il s’agit d’une initiative conjointe avec le triangle de weimar,qui regroupe la France, l’allemagne et la Pologne. les efforts de constitution d’un espace énergé-tique régional demeurent toutefois quasi nuls.

H. B. ET S. G.

L’Allemagne,encombrant voisinantinucléaire

«la centrale nucléaire est la meilleure chosequi nous soit jamais arrivée.» la moustache soignée,le regard fixe, M. János hajdú affiche une satis-faction sincère. au-dessus de son bureau, le mairede Paks a accroché le drapeau de sa ville, qui arborele symbole argenté de l’atome. «Paks est une petiteville de dix-neuf mille cinq cents habitants, mais lessalaires y sont plus élevés que la moyenne nationale,et nos infrastructures sont de meilleure qualité. Onvient de tout le pays pour visiter la centrale. c’estnotre fierté. » sur les bords du Danube, au centrede la hongrie, le nucléaire ne semble pas faire débat.M. hajdú, fervent promoteur de l’atome, en veutpour preuve sa réélection, en octobre 2010, pourun troisième mandat d’affilée. « le gouvernementparle maintenant d’agrandir la centrale. nousattendons cela avec impatience, car le pays ygagnera en indépendance énergétique, et la ville endynamisme. »

a moins de cinq kilomètres de là, au bout d’unepetite route bordée d’arbres, les deux blocs d’un vertdélavé de la MVM Paksi atomerőmű, la centrale dePaks, abritent une activité débordante. l’air jovial,M. csaba Dohóczki, chargé de communication ducomplexe, nous assure de la sécurité optimale dusite : «Plus de deux mille quatre cents personnestravaillent ici. Vous le voyez, c’est une véritable fourmi-lière.» après de rapides contrôles, il entraîne le visiteurdans les méandres du bloc des unités nos 1 et 2. icis’est produit en avril 2003 un incident, classé 3 surl’échelle internationale des événements nucléaires(international nuclear event scale, ines) (1), lors durechargement annuel du combustible du réacteurn° 2, qui est resté hors service pendant près de dix-huit mois. «nous avons reçu l’aval des autorités desûreté hongroise et internationales pour redémarrerl’exploitation. Début 2012, nous avons passé sansdifficulté les tests de résistance de la commissioneuropéenne. et à la fin de l’année, la durée d’opérationdu réacteur n° 1 a été prolongée jusqu’à 2032. autantdire que nous jouissons d’un très haut niveau deconfiance.»

Une fois dans le couloir d’observation quisurplombe l’immense salle des réacteurs, le ton sefait plus solennel : « entre ces murs, nos quatreréacteurs produisent 43 % de l’électricité du pays,explique M. Dohóczki en désignant les installations.nous misons sur une transparence maximale, cars’assurer du soutien non seulement de nos voisins,mais aussi de la population en général, est primordial.»Un soutien que le gouvernement hongrois sembleconsidérer comme acquis. il s’engage dans laconstruction de deux nouveaux réacteurs à Paks,dans l’optique de porter la part du nucléaire à 60 %de la production électrique du pays d’ici à 2025.

au sein d’une Union européenne de plus en plusréservée sur les bienfaits de l’atome après le chocde la catastrophe de Fukushima, au Japon, enmars 2011, l’initiative peut surprendre. la politique

PhiliPPe rekacewicz et agnès stienne

Une coopérationdatant de l’époquesoviétique

Pas de mouvementd’oppositiondans la population

LE MONDE diplomatique – JUILLET 20137

prévenir une surchauffe incontrôlée. «alors que l’onparle de consolider un marché européen de l’énergie,c’est un choix on ne peut plus égoïste, et sansconsultation préalable, qu’ont fait les allemands. »

la république tchèque n’en est pas à sapremière confrontation avec ses voisins. laconstruction de la centrale de temelín, à la fin desannées 1990, avait suscité de vives protestationsallemandes et autrichiennes. Parallèlement auxactions d’organisations antinucléaires, qui, enseptembre 2000, avaient par exemple bloqué lesvingt-six points de passage entre l’autriche et larépublique tchèque, M. andreas Molin, porte-paroledu gouvernement autrichien pour les affairesnucléaires, avait critiqué les critères de sûreté detemelín et demandé leur alignement sur ceux descentrales allemandes, réputés parmi les plus élevésen europe. « il y a eu beaucoup de remous autourdes centrales de ces “nouveaux” pays, déploreM. Pal Vincze, chef du département d’ingénierie del’agence internationale de l’énergie atomique (aiea)à Vienne (6). c’était beaucoup de bruit pour rien.sur de nombreux points, leurs conditions de sûretésont d’ailleurs bien plus élaborées que celles descentrales d’autres pays européens. »

Malgré tout, une certaine méfiance semblesubsister de part et d’autre de la frontière. Dans lescouloirs du ministère de l’environnement à Vienne,chaque porte est estampillée du slogan «atomfrei ! »(« sans nucléaire ! »). Dans son bureau, M. Molindéfend toujours la même position d’un tonpédagogue. « Oui, la sûreté des centrales opérantjuste par-delà nos frontières nous préoccupe. non,nous ne donnons pas d’instructions à nos voisins. »il ne cache cependant pas sa satisfaction à l’énoncéd’une récente initiative gouvernementale qui vise àdélivrer des « certificats d’origine » à l’électricitéimportée en autriche, afin de garantir que celle-cin’a pas été générée par un réacteur nucléaire. Unsystème complexe, dénoncé par les pays voisinscomme une nouvelle forme d’ingérence de Viennedans leur politique énergétique. « en tant queconsommateurs, nous demandons seulement ungage de qualité pour l’électricité que nous achetons,se défend M. Molin. nous entendons bien préservernos succès en matière de renouvelables. et si untel système peut inciter nos fournisseurs àdévelopper des énergies “propres”, alors tantmieux. »

De l’autre côté de la frontière, en républiquetchèque, les renouvelables font grincer des dents (lirel’encadré ci-dessous). « non seulement nos paysne disposent pas de l’hydraulique autrichien ou deséoliennes allemandes, mais on voit que ceux-ci nesuffisent pas, argue Mme iva kubánová, responsablequalité et sûreté des futures unités nos 3 et 4 de lacentrale de temelín au sein d’entreprises tchèquesénergétiques (ceské energetické závody, cez), lasociété dominante sur le marché tchèque. Mêmeles allemands rouvrent déjà des centrales aucharbon pour compenser l’arrêt de leurs réacteurs !Je n’y vois pas un bon exemple de développement“vert”. en république tchèque, le nucléaire estabordable, fiable et propre. »

a l’instar de Magyar Villamos Műve (MVM) enhongrie et de slovenské elektrárne - enel enslovaquie (7), l’entreprise tchèque se donne lesmoyens de faire valoir ses arguments. Dans le villagede temelín, à moins de trois kilomètres de la centrale,le logo orange de cez est omniprésent, y comprissur les bâtiments du club de football et du bar-restaurant locaux. en 2011, le groupe a dépensé432,7 millions de couronnes tchèques (soit environ16,8 millions d’euros) dans des programmes demécénat, en particulier dans les régions où sontsituées les centrales. « nous souhaitons être consi-dérés comme de bons voisins. il est normal quenous contribuions à la vie des localités concernées»,explique Mme kubánová.

« c’est de la propagande, dénonce, placide,M. Jan haverkamp, chargé de plusieurs campagnesantinucléaires pour l’organisation non gouverne-mentale (Ong) greenpeace et bête noire des compa-gnies énergétiques régionales. leurs prétenduescampagnes d’information visent uniquement àdémontrer par a + B que le nucléaire est tout à faitsûr, et qu’il n’existe pas de solution de rechangecrédible. et, en parallèle, ils achètent l’opinionpublique par de généreuses donations. »

l’argument trouve un écho certain plus au nord,alors que le gouvernement polonais et Polska grupaenergetyczna (Pge sa, groupe énergétique de

(1) L’INES compte huit échelons numérotés de 0 à 7.

(2) A la suite d’un accident de type INES 4 survenu pendant lerechargement du combustible nucléaire en 1977, ce réacteur a étéarrêté. Il est actuellement en cours de démantèlement. Deux réacteursVVER-440 /V-230 ont été démarrés à Jaslovské Bohunice en 1978 et1980. Leurs critères de sûreté ayant été jugés défaillants par des expertsinternationaux, ils ont été mis hors service en 2006 et 2008.

(3) LMP disposait de quinze députés au Parlement jusqu’à la scissiondu parti en janvier 2013. Les sept députés dissidents continuentnéanmoins à revendiquer leur affiliation écologique.

(4) En Lituanie, 64,77 % des votants au référendum consultatif du14 octobre 2012 se sont prononcés contre la construction d’une nouvellecentrale nucléaire. A l’inverse, les électeurs bulgares ont soutenu à61,49 % un projet similaire le 27 janvier 2013. Mais le taux de parti-cipation n’ayant pas dépassé 20,22 %, au lieu des 60 % requis, lesrésultats du vote ont été invalidés.

(5) Lire Aurélien Bernier, «L’acheminement de l’électricité verte,alibi de la privatisation», Le Monde diplomatique, mai 2013.

(6) Lire Agnès Sinaï, «Un gendarme du nucléaire bien peuindépendant», Le Monde diplomatique, décembre 2012.

(7) Magyar Villamos M´́uvek : Société d’électricité hongroise ;Slovenské Elektrárne : Electricité de Slovaquie. Enel est un groupeénergétique italien.

(8) Selon la direction d’Areva, « cette décision d’exclusion a étéprise en violation de la loi tchèque et du code des marchés publics ».Un premier appel a été débouté en février 2013. Le groupe a déposéun second recours à la mi-mars.

reste à savoir qui va construire ces centraleset ces réacteurs. la France est très engagée dansle développement d’une industrie du nucléaire enPologne depuis une rencontre entre M. tusk etM. nicolas sarkozy, le 5 novembre 2009. areva etson partenaire electricité de France (eDF) yproposent des réacteurs pressurisés européens(evolutionary Power reactor, ePr) et comptentparmi les favoris dans la sélection, qui les opposepour l’heure au nippo-américain ge hitachi et àl’américain westinghouse (contrôlé par le japonaistoshiba). la publication d’un appel d’offres estattendue pour 2015 au plus tard. «cet appel d’offresest crucial pour areva. ce sera sa dernière chancedans la région », déclare, sourire en coin,M. haverkamp. il fait allusion à l’éviction du groupefrançais de la compétition pour la construction desunités nos 3 et 4 de temelín, officiellement pourmanquement aux exigences légales de la procédured’appel d’offres (8). Une exclusion «regrettable et peucompréhensible» pour Mme kubánová, d’autant quecet appel d’offres est considéré comme une premièreétape pour les autres projets de réacteurs dans larégion, portés en partie par le consortium Jadrováenergetická spolocnost slovenska (Jess, sociétéd’électricité nucléaire de slovaquie), codétenu parla slovaque Jadrová a Vyradovacia spolocnost(Javys, société nucléaire et de démantèlement) etpar cez. restent en lice westinghouse, ainsi qu’unconsortium formé par les sociétés russesatomstroyexport et gidropress avec le tchèqueskoda Js, lui-même contrôlé par le russe Usinesunies de machinerie lourde (Objedinennye Mashi-nostroitelnye zavody, OMz).

« Quand une entreprise est faible, en l’occurrencedans sa stratégie de communication, il faut s’attendreà ce que l’un de ses concurrents en profite. c’estprécisément ce qui s’est passé », analyseM. konstantin Jacoby, consultant indépendant enénergie basé à Bratislava. tout en rappelant, avecune pointe de cynisme, que des décisions géostra-tégiques d’une telle ampleur relèvent plus des hautessphères politiques que des simples règles de laconcurrence. «les russes sont redevenus incon-tournables dans la région, note-t-il. ils s’appuient surdes avantages significatifs, comme la connaissancede la technologie en activité ou des réseaux scienti-fiques et politiques formés dans les années 1980.leur force est aussi d’offrir un “paquet cadeau” :construction, maintenance, gestion des déchets, etc.ils offrent même un financement complémentaire sibesoin est, comme c’est apparemment le cas enhongrie.» Derrière ce petit homme volubile, une cartedétaille l’implantation des centrales dans l’ancienespace soviétique, qui forme des cercles concen-triques à partir du cœur industriel de la russie. «ceque l’on appelle aujourd’hui l’europe centrale etorientale constitue le marché naturel de la russie,organisé afin de sécuriser les zones de production del’ancien empire. Moscou ne veut pas perdre la mainsur le réseau existant. »

la compagnie d’etat russe rosatom travaillepar ailleurs à la construction d’une centrale dansl’enclave de kaliningrad, et en prévoit la mise enservice en 2017. De son côté, atomstroyexport secharge de l’édification d’une centrale dans l’ouestde la Biélorussie, largement financée par des fondsrusses, dont la mise en service est attendue pour

2018-2019. la production de ces centrales, destinéeen partie à l’exportation, redéfinira la carte énergé-tique de la région, faisant de la russie un fournisseurd’électricité central.

Dans les autres capitales, cette activité ne passepas non plus inaperçue. a Budapest, l’expert Péterrohonyi, ancien de greenpeace, se dit certain queles deux prochains réacteurs de Paks seront russes :« aucun gouvernement hongrois ne s’est jamaisinsurgé contre la dépendance énergétique enversla russie, comme les Polonais ont pu le faire.l’uranium utilisé à Paks provient d’ailleurs presqueintégralement de russie. » il va jusqu’à concevoirune éventuelle aide russe dans le financement desnouvelles unités de Paks, qui soulagerait un etathongrois en grande difficulté budgétaire. « On voitque cez n’a pas les reins aussi solides qu’on leprétend, et je n’exclus pas qu’elle se désengage duconsortium Jess. et dans ce cas-là, qui prendraitle relais ? », interroge-t-il, un brin provocateur. Unequestion à laquelle M. Jacoby n’a pas de réponse.Mais pour lui, l’enjeu est clair : « celui qui remportel’appel d’offres de temelín remporte le marchéd’europe de l’est. »

Désormais élevés au rang d’importants clientsd’une industrie européenne aux débouchés incer-tains depuis l’accident de Fukushima, les pays dugroupe de Visegrád illustrent un paradoxe : consi-dérée dans la région comme une garantie d’indé-pendance énergétique, la relance du nucléaire estnéanmoins intimement liée à la russie. et pourraitle rester au cours des décennies à venir.

HÉLÈNE BIENVENUET SÉBASTIEN GOBERT.

«le charbon était l’énergie du XiXe siècle, le nucléaire celle duXXe. Maintenant, les pays les plus avancés d’europe prouventque les renouvelables représentent celle du XXie siècle. Or le

gouvernement polonais ne fait rien pour se débarrasser de notre dépen-dance au charbon, et en plus, il veut passer au nucléaire? Ça n’a pasde sens ! » les yeux écarquillés derrière ses larges lunettes vertes,M. Dariusz swzed, cofondateur du parti polonais zieloni 2004 (Vert2004), s’indigne de l’« inconscience écologique» du gouvernement deM. Donald tusk en particulier, et des dirigeants du groupe de Visegrád(V4) en général. ceux-ci prévoient certes d’augmenter la part desénergies renouvelables, que ce soit l’éolien, le solaire ou encore labiomasse, dans la production d’électricité d’ici à 2020. Mais leursambitions sont en deçà des objectifs de la stratégie europe 2020, quivise à produire à cette date 20 % de l’électricité de l’Union à partir desénergies renouvelables. la Pologne, qui table pour le même délai surun ratio de 15,48 %, s’est fixé comme objectif 16 % d’ici à 2030.

« sans l’Union, il n’y aurait aucun développement des renouvelablesdans la région, poursuit M. swzed. l’engouement pour l’atome est unemanifestation évidente de la “corpocratie” dans laquelle nous vivons.les groupes industriels n’ont aucun intérêt à une décentralisation deslieux de production. alors qu’en alliant renouvelables et gains d’effi-cacité énergétique nous avons la possibilité de faire des citoyens nonpas de simples consommateurs, mais de véritables “pro-sommateurs”,et de poser les bases d’une démocratie énergétique.» selon une étudede l’association d’organisations non gouvernementales (Ong) coalition

pour le climat (koalicja klimatyczna), on pourrait produire au moins19 % de l’électricité polonaise à partir de renouvelables d’ici à 2020,et assurer ensuite une hausse de 2 % par an.

Une estimation irréaliste, selon Mme hanna trojanowska, sous-secré-taire d’etat à l’économie et plénipotentiaire pour l’énergie nucléaire :«les renouvelables sont importants pour notre avenir. Mais, du fait deleur plus faible capacité, ils ne seront jamais en mesure de remplacerles centrales.» Une opinion partagée par Mme iva kubánová, responsablequalité et sûreté des futures unités nos 3 et 4 de la centrale de temelínau sein d’entreprises tchèques énergétiques (ceské energetické závody,cez), la compagnie énergétique dominante sur le marché tchèque :«cez a investi dans les renouvelables là où c’est pertinent. nous avonsl’un des plus grands parcs éoliens d’europe, à Fântânele-cogealac, enroumanie. Mais dans nos pays, le potentiel et les moyens sont bienmoindres, et le coût d’exploitation des renouvelables bien plus élevé.»

« en roumanie, cez n’a pas d’intérêts dans le nucléaire, et peut doncinvestir dans les renouvelables, décrypte M. Jan haverkamp, de green-peace. Mais en république tchèque, entre 2009 et 2011, l’entreprise aorganisé avec le gouvernement un essor artificiel des panneaux photo-voltaïques. cela s’est soldé par un fort gaspillage de subventionspubliques, un faible rendement des investissements et un discréditquasi total du solaire. c’est très révélateur : dans la région, on ne laisseaucune chance aux renouvelables.»

H. B. ET S. G.

et les énergies renouvelables ?

Pologne), le principal producteur d’électricité dupays, ont lancé une série de consultations sur lamise en œuvre du programme d’énergie nucléaireadopté en janvier 2011. selon le premier ministreDonald tusk, la construction de deux centrales, quiproduiraient à elles deux 6 000 mégawatts (Mw)d’électricité, nécessiterait 40 milliards dezlotys (environ 9,6 milliards d’euros). « nousprévoyons de mettre le premier réacteur en serviced’ici 2023-2024 », affirme Mme hanna trojanowska,sous-secrétaire d’etat à l’économie et plénipoten-tiaire pour l’énergie nucléaire. tout en reconnaissantnéanmoins que, une fois achevées, les centrales neproduiraient que 17 % de l’électricité du pays.

« la Pologne est le dernier grand pays d’europeà ne pas avoir vécu son “expérience nucléaire”. Jene pense pas que ce projet réponde à un besoinréel, mais plutôt à une question de fierté nationale »,remarque M. andrzej rozenek, porte-parole du ruchPalikota (mouvement Palikot) à la sejm (Diète), lachambre basse du Parlement. Bien que la majoritédes forces politiques soutiennent la productionnucléaire en Pologne, l’atome semble y faire moinsconsensus qu’ailleurs dans les V4. le programmen’était soutenu que par 52 % de la population à lafin 2012, et se heurte à une forte contestation, enparticulier dans la sélection des sites deconstruction. « les habitants du village de gaski sesont clairement prononcés, par référendum, contrel’implantation d’une centrale sur le territoirecommunal. Puisque le gouvernement polonais sedit démocratique, il est impossible qu’il passe outre»,plaide Mme Beata Maciejewska, cofondatrice du thinktank zielony instytut (institut vert). Mme trojanowskan’envisage pas l’organisation d’un référendumnational, mais assure bénéficier d’un soutiencroissant du public polonais au fur et à mesure dela campagne «d’information et d’éducation» qu’ellemène. Une campagne qui s’apparenterait, enPologne aussi, à de la « propagande », selonMme Maciejewska, qui condamne l’« entêtement »du gouvernement comme un « non-sens, en parti-culier dans une période de ralentissementéconomique ».

la Pologne, qui assure en 2012-2013 la prési-dence tournante du groupe de Visegrád, s’est fixéparmi ses priorités la «promotion du nucléaire commesource d’énergie équivalente [à d’autres sources]»et la création d’un groupe de travail intergouverne-mental sur le sujet. Malgré la récente intégration desmarchés électriques tchèque, slovaque et hongrois,la modernisation et l’amélioration des interconnexionsrégionales, conditions d’une véritable régionalisationde la production nucléaire, ne sont pas à l’ordre dujour. «chacun veut sa centrale, résume M. gérardcognet, délégué du commissariat à l’énergieatomique (cea) pour la région. Mais si elles sonttoutes construites, elles ne pourront pas toutesexporter vers l’allemagne, alors que leur modèleéconomique est basé sur l’exportation.»

D’ASSURER LEUR INDÉPENDANCE

l’atome en Europe de l’Est

Pour la Pologne,une question defierté nationale

Des attributionsde marchéstrès politiques

Retour paradoxaldans le gironde Moscou

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique 8UN RAPPORT QUI IGNORE LES CAUSES DU MALAISE

A La Poste, des « gens un peu inadaptés »

PAR NOËLLE BURGI

ET ANTOINE POSTIER *

* Respectivement chercheuse au Centre européende sociologie et de science politique - Centre nationalde la recherche scientifique (CNRS) ; et pseudonymed’un cadre supérieur de La Poste.

des colis le grand nombre d’affectionsliées à certains gestes et postures, commela station debout prolongée ou lamanutention de charges lourdes – activitésdont les effets sont aggravés par lemanque de pauses, d’alternance dans lestâches, et par une durée excessive dutravail. De même, le dépistage desmaladies à caractère professionnel metau jour une quantité écrasante desyndromes anxiodépressifs, de troublesdu sommeil, de souffrances mentales et

«En recherche de poste» dans leur entreprise

Mépris du PDG

de syndromes d’épuisement profes-sionnel (burn-out).

Ces pathologies ont un coût importantpour l’entreprise : absentéisme et accidentsdu travail, restrictions de capacités et, au-delà, démotivation des salariés, sansoublier la qualité nécessairement dégradéedes services. Leurs coûts financiers sontreportés sur la Sécurité sociale, tandis queles conséquences sociales sont transféréessur les agents eux-mêmes.

Hier peu fréquents et rarement médiatisés, les suicides sur lelieu de travail deviennent de plus en plus nombreux, surtoutdans les grandes entreprises. En cause, l’intensification dutravail et, bien souvent, l’isolement, alors que les collectifs sebrisent sur la mise en concurrence des salariés. A La Poste,l’hécatombe continue sans que les dirigeants s’en émeuvent.

DES réorganisations permanentes sontimposées aux salariés, sans que soient prisen compte les situations réelles de travail,leurs effets physiques et psychiques, lestress. Les efforts des agents ne sont pasplus reconnus : promotions remises àd’éternels lendemains, formation profes-sionnelle déficiente, déclassements, pres-sions à la démission... Selon le rapport dela commission dite «du grand dialogue»,mise en place en 2012 par M. Bailly etprésidée par l’ancien secrétaire général dela Confédération française démocratiquedu travail (CFDT) Jean Kaspar, près de

mille huit cents personnes sont « enrecherche de poste», principalement descadres et des cadres supérieurs dont leposte a été supprimé. Les dépassementsd’horaires de travail non rémunérés sontquotidiens, alors que le salaire des postiers,de l’aveu même de M. Bailly, «n’a riende mirobolant»; ils n’ont «rien à défendrehormis La Poste », comme lui-même lenote (4).

Même si tous les métiers sontconcernés, la médecine du travail constatedans le secteur du courrier et dans celui

LAdirection de l’entreprise n’ignore riende tout cela. Le rapport Kaspar décrit cettedégradation des conditions de travail.Toute-fois, soucieux de présenter une version«équilibrée» des faits, il n’explicite pas sonlien avec la stratégie du groupe, jugée «légi-time». Les témoignages du personnelharcelé n’ont pas été pris en compte, pasplus que les propositions des syndicats n’ontété annexées. Le rapport préconisait l’ou-verture de huit chantiers de négociations.Le scénario a déjà été expérimenté à FranceTélécom : après une pause, les réorgani-sations ont repris de plus belle, avec lesconséquences que l’on sait. Annoncé enfanfare, le résultat le plus tangible durapport, un recrutement de quinze millepostiers sur trois ans, au lieu de dix mille,ne pourra compenser les départs, au moinsdeux fois plus nombreux.

Depuis 2009, un dispositif d’évaluationet de suivi du stress professionnel (DESSP)et un questionnaire complémentaire sontdéployés dans les services pour identifieret évaluer les risques pathogènes, physiqueset psychiques (stress, violences internes etexternes). Ce protocole a lemérite d’exister,mais son efficacité en termes de préventionest nulle. Et pour cause : les risques psycho-

sociaux liés à l’organisation du travail– réorganisations et changements perma-nents, notamment – ne sont ni identifiésni traités. Cette carence a été déterminantedans lamise en examen deM. Lombard (5).

Du coup, les suicides sont facilementimputés aux « fragilités personnelles» de«gens un peu inadaptés », soutenus pardes «syndicats minoritaires» (SUD) dontles modes de protestation, estime avecmépris M. Bailly, ne se saisiraient plus quede « faits divers » et joueraient sur«l’émotion et la médiatisation». Selon lui,« tous les baromètres sont rassurants :relation au travail, satisfaction, fiertéd’appartenir à l’entreprise (6)».

(1) Elie Cohen, Le Colbertisme « high tech ».Economie des Télécom et du Grand Projet, Hachette,Paris, 1992. Cité par Jean-Luc Metzger, Entre utopieet résignation. La réforme permanente d’un servicepublic, L’Harmattan, Paris, 2000.

(2) Solde cumulé des embauches et des départs.

(3) Lire Gilles Balbastre, «A La Poste aussi, lesagents doivent penser en termes demarché», Le Mondediplomatique, octobre 2002.

(4) Cf. Hervé Hamon, Ceux d’en haut. Une saisonchez les décideurs, Seuil, Paris, 2013.

(5) Cf. «Anomie néolibérale et suicide au travail »,¿Interrogations?, no14, Paris, juin 2012.

(6) Hervé Hamon, Ceux d’en haut, op. cit.

Pour être fin prêt à rejoindre l’Unioneuropéenne, le 1er juillet, Zagreb a lancéun vaste programme de privatisationsqui touche en particulier l’une de ses plusanciennes industries : la construction navale.

PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

JEAN-ARNAULT DÉRENS*

formé par des ouvriers des chantiers navals, quichoisirent de rejoindre la résistance des partisanscommunistes dès le rattachement de la Dalmatie àl’Italie fasciste, en 1941 (1).

L’arrêt de toute aide publique à ce secteur eststipulée par le chapitre VIII (« Politiques de concur-rence») du traité d’adhésion de la Croatie, et laCommission a suivi la mise en œuvre des «restruc-turations». Mais la privatisation s’avère beaucoupplus difficile que prévu, qu’il s’agisse des dettes,sous-estimées, ou des repreneurs potentiels,rebutés par l’obligation d’assumer 40 % des coûtsde restructuration (2). «Partout dans le monde, lespouvoirs publics aident la construction navale. EnItalie, les chantiers de Fincantieri sont entièrementcontrôlés par le secteur public ; en France, l’Etatreste actionnaire minoritaire des principaux chan-tiers, comme STX - Chantiers de l’Atlantique. Mêmeen Corée du Sud, le leader mondial du secteur, l’Etatsubventionne la construction. Ce qui est acceptédans tous les autres pays est interdit à la Croatie,au nom de l’intégration européenne», tonneM. Zvonko Segvic, le président du syndicat deschantiers navals de Split.

Finalement, à quelques mois de l’échéance,l’Etat croate brade les entreprises. Et, faute d’avoirtrouvé un repreneur, le site de Kraljevica est mis enfaillite. Seule la privatisation des chantiers de Trogirpasse pour une réussite relative. Un quai sera trans-formé enmarina, ainsi qu’en site d’accastillage pourles yachts, tandis que la production de navires seramaintenue. Cette petite installation a été reprisepar un investisseur croate, M. Danko Koncar. L’Etatparticipera à sa restructuration à hauteur de60 millions d’euros sur cinq ans. L’accord signé mi-avril prévoit le passage de mille deux cents à neufcents employés. Optimiste, l’ingénieur Slavko Bilotasouligne que le simple effet des départs à la retraiteobligera à embaucher.

La situation des chantiers de Split s’avère bienplus difficile après leur rachat pour la sommesymbolique de 500000 kunas (66500 euros) parle groupe DIV. Propriété de l’homme d’affairesTomislav Debeljak, la société n’a pas communiquéle moindre plan sérieux pour la relance de l’acti-vité. En revanche, le repreneur a confirmé débutjuin que la quasi-totalité des trois mille cinq centsemployés seraient licenciés. Mille cinq centsseraient réembauchés en contrat à durée déter-minée (CDD), selon des critères encore incertains.DIV promet aussi de recruter cinq cents anciensemployés, mais, là aussi, sur la base de CDD. Lacitadelle ouvrière de Split ne se laisse pas facile-

ment forcer, et le repreneur a porté plainte pour«violences» contre les dirigeants syndicaux, inter-dits d’entrée sur le site.

L’identité de l’Istrie est également indissociabledes chantiers Uljanik de Pula. Dans cette petiterégion de deux cent mille habitants, la construc-tion navale représenterait toujours près de trentemille emplois directs et indirects. Ici, la productionn’a jamais cessé, et le carnet de commandes restegarni, en dépit d’un tarissement des aidespubliques depuis 2006. Uljanik s’est même portécandidat au rachat des chantiers du 3-Mai deRijeka. Mais l’avenir industriel d’un tel groupedemeure incertain. Plus que l’outil de productionindustriel, c’est le site qui suscite les convoitises :l’îlot d’Uljanik se trouve au cœur de la baie de Pula,devant la promenade du front de mer et les arènesromaines de la ville. Pour l’heure, l’avenir touris-tique de Pula se joue autour de Muzil, une anciennebase militaire créée en 1859 pour la flotte austro-hongroise, utilisée par la marine yougoslave puiscroate, et désertée depuis 2007. Sur le site, leshabitants de la ville se promènent, se baignent,pêchent, pique-niquent ou organisent des festivalsalternatifs. Un projet prévoit sa privatisation et satransformation en complexe touristique de grandluxe, avec un hôtel de deux mille cinq cents lits, unterrain de golf, une marina, etc.

La mort programmée des chantiers navalsachèvera le processus de désindustrialisation dupays. Or la Croatie peut-elle tout miser sur letourisme? Les régions littorales sont les plustouchées par le chômage, qui frappe officiellement22 % de la population active et un tiers des moinsde 25 ans. Beaucoup de jeunes doivent secontenter de petits boulots au noir, souvent payésl’équivalent de 200 euros par mois. Pour M. Segvic,la Croatie entre dans l’Union européenne «sansaucune préparation réelle» : «Notre économie a étédévastée, et nous n’avons rien d’autre à offrir quedes services aux pays de la riche Europe du Nord.Dans l’Union, la Croatie sera un pays de secondezone, comme tous les Etats d’Europe du Sud.»

(1) Lire Loïc Trégourès, «Croatie : le Hajduk Split fête cent ansde football et d’histoire», Le Courrier des Balkans, 18 février 2011.

(2) Lire DianeMasson, «Croatie. Dernière ligne droite vers l’Unioneuropéenne», Grande Europe, no14, La Documentation française,Paris, 2009.

CONSÉQUENCE DE L’INTÉGRATION EUROPÉENNE

La Croatie ditadieu à ses navires

«Pourquoi l’Europe veut-elle empêcher laCroatie de continuer à construire des navires?»L’ingénieur Duje Kovacic, employé depuis quaranteans aux chantiers navals de Split, rumine la ques-tion sans parvenir à trouver une réponse. L’inté-gration européenne risque en effet de sonner le glasde la construction navale, l’une des plus vieillestraditions industrielles du pays. Avec sa longuefaçade maritime, la Croatie est une nation de navi-gateurs, de pêcheurs… et de chantiers. Lesquelsdevaient être totalement privatisés avant son entréeofficielle dans l’Union, le 1er juillet.

La Croatie comptait cinq chantiers, dont l’his-toire remonte au XIXe siècle : du nord au sud, Uljanikà Pula, 3-Mai à Rijeka, Kraljevica, Trogir et Split.Ces installations formaient la colonne vertébrale del’économie des régions littorales. Les naviresconstruits en Yougoslavie parcouraient toutes lesmers du monde, et les chantiers dalmates ont riva-lisé durant des décennies avec ceux de Trieste oude Saint-Nazaire. La construction navale occupaitégalement une place centrale dans l’imaginaire poli-tique de l’époque socialiste : Josip Broz, dit Tito,fut lui-même employé comme mécanicien à Kral-jevica dans les années 1920. A Split, le fameux clubde football du Hajduk – qui est à la Croatie ce quel’Olympique de Marseille est à la France – a été

Chantiers bradésou mis en faillite

Tout misersur le tourisme ?

DRAZEN TOMIC. – « Uljanik Shipyard Worker », Shipyard Uljanik, Pula, Croatie, 2009

* Journaliste, rédacteur en chef du site Le Courrier des Balkans,http://balkans.courriers.info

ENTRE mai 2009 et mai 2013, aumoins quatre-vingt-dix-sept employés deLa Poste se sont suicidés ou ont tenté dele faire. Le décompte élaboré par despostiers, encore très largement méconnu,n’est pas exhaustif, mais il est vérifiable.Cette hécatombe coïncide avec l’accélé-ration de la restructuration à marche forcéede l’entreprise, devenue société anonymede droit privé en mars 2010.

L’ouverture à la concurrence desservices postaux, orchestrée depuis 1992par la Commission européenne etimposée aux Etats membres de l’Unionpar trois directives (1997, 2002 et 2008),a toujours été en phase avec les projetsdes « élites » économiques et politiquesfrançaises. Dans les années 1960, lesmodernisateurs pensaient déjà que lestatut de fonctionnaire pourrait être «vidéprogressivement de son sens par unepolitique des petits pas (1) ». Cinquanteans plus tard, les petits pas ont cédé laplace à la machine à broyer.

Entre 2009 et 2011, vingt-cinq millesix cents emplois (2) ont été supprimésà La Poste. C’est plus que les vingt-deuxmille programmés entre 2006 et 2009par le président-directeur général (PDG)de France Télécom -Orange, M. DidierLombard. Ses méthodes ayant provoquéune précédente vague de suicides,celui-ci a été mis en examen enjuillet 2012.

A La Poste, M. Jean-Paul Bailly,nommé PDG en 2002, a préparé la libéra-lisation en modifiant profondément l’orga-nisation des services, les métiers et lesconditions de travail (3). D’un mêmemouvement, il a planifié une diminutiondrastique des effectifs, sans plan social,grâce à des techniques comme le non-remplacement, ou presque, des départs àla retraite.

Or la distribution du courrier, principalmétier du groupe, exige de lamain-d’œuvre. Une stratégie de sous-traitance a éliminé près de dix millebureaux de poste en les remplaçant pardes « points poste » chez des commer-çants ou des agences postales commu-nales. En vendant son patrimoine, legroupe espère récolter 1 milliard d’eurosen 2015. De même, une vaste opérationde modernisation de l’outil de traitementdu courrier (tri mécanisé) a réduit le tempsdes travaux de préparation et permisd’augmenter celui consacré à la tournéedes facteurs, en nombre réduit. Mais,malgré ces gains de productivité, le sous-effectif demeure.

9 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

OBLIGÉS DE TRAVAILLER... TOUT EN CHERCHANT DU TRAVAIL

En Suisse, faux emplois pour vrais chômeurs

emploi. Elle se lève à l’aube pour amenerson fils chez sa mère et s’échine ensuitetoute la journée à démonter des télévisionsusagées. Elle n’ose pas dire que son acti-vité met sa grossesse en danger, de peurd’être sanctionnée ou, pire à ses yeux, deperdre son droit aux indemnités dechômage et de se retrouver mère au foyer.

De son côté, Joshua attend la retraiteavec impatience. Logisticien de forma-tion, à l’assistance publique depuis cinqans, il décrit cette période comme unedescente aux enfers. Lorsque sonconseiller lui propose d’exercer une acti-vité, il se montre enthousiaste. D’autantque l’intitulé de son poste en programmed’emploi temporaire est le même qu’autemps où il avait un emploi. A une diffé-rence près : aujourd’hui, il remplit desfiches de commandes fictives pour desclients imaginaires.

A priori, rien ne réunit ces troispersonnes, si ce n’est que toutes sontsans emploi, inscrites dans un off icerégional de placement (ORP) et ont étéassignées à un programme d’emploitemporaire. L’assignation est une procé-dure officielle par laquelle un conseilleren placement peut contraindre unepersonne inscrite dans un ORP à suivreune mesure active du marché du travail(MMT). Il en existe trois types : lesmesures de formation, les mesures spéci-f iques et les mesures d’emploi, quicomprennent les programmes d’emploitemporaire, les semestres de motivation(pour les jeunes) et les stages en entre-prises fictives.

PAR MORGANE KUEHNI *

Les syndicats et le patronat s’apprêtent à renégocier, à lafin 2013, la convention d’assurance-chômage française. Ilsdevront trouver comment remédier au déficit de l’Unedic,alors qu’il n’y a jamais eu autant de sans-emploi dans le pays.Pendant ce temps, la Suisse, elle, pousse jusqu’à son terme lalogique d’activation, c’est-à-dire la politique visant à remettreau travail ceux que l’on soupçonne toujours de fainéantise.

AU chômage depuis plus d’un an,Claude, électricien de 50 ans, a demandéà suivre ce que l’on appelle communémenten Suisse une «mesure active ». Sonconseiller en placement l’a assigné à un«programme d’emploi temporaire» dansune université. Content de pouvoir exercerses compétences, il commence paraffirmer que le prestige de l’institutioncompense l’absence de salaire pour letravail effectué. Mais l’aura ne résiste paslongtemps au sentiment d’exploitation età l’impression que ses « collègues » luiréservent le sale boulot : «Ce serait plusvalorisant pour moi si je recevais unsalaire. Pendant que je suis ici, c’est quandmême l’assurance-chômage qui paie, etpourtant, pour le patron qui m’emploie,je suis un ouvrier, une force supplémen-taire de travail ! »

Daniela, elle, est arrivée en Suisse àl’âge de 10 ans. Après avoir terminé lascolarité obligatoire sans décrocher dediplôme, elle a travaillé plusieurs annéesdans une usine. Le jour où celle-ci a fermé,elle s’est retrouvée au chômage.A 23 ans,elle a encore la vie devant elle et nourritfermement l’espoir de devenir vendeuse.Au moment de notre rencontre, elle a unpetit garçon de 2 ans et est enceinte de huitmois. Elle vit un calvaire : «Monconseiller m’a obligée à faire quelquechose pour que je ne reste pas à la maison.Mais pour moi, ce n’est vraiment pasfacile. » Se moquant ouvertement de sesprojets professionnels, son conseiller enplacement l’a envoyée dans une «entre-prise» de tri de déchets électroniques quifonctionne uniquement avec des sans-

Si les personnes rencontrées se plai-sent à dire à leurs voisins qu’elles vont«bosser », la majorité taisent les condi-tions dans lesquelles elles exercent cetravail. Elles vivent ce temps d’assigna-tion de façons très diverses : les uns sedisent soulagés de quitter la solitude deleur foyer, d’autres rient sous cape,d’autres encore désespèrent de se sentir«pris au piège ». Pour tous cependant, ladimension fictive des «mesures actives »cristallise différentes tensions : le peu desens et l’absence de reconnaissance dutravail effectué, la pression pour retrouverrapidement un emploi, sans parler dessoupçons de fainéantise, d’inaptitude autravail ou de manque de volonté quipèsent sur les sans-emploi. Ils peuventbien clamer haut et fort qu’ils n’ont rienà prouver puisqu’ils ont toujourstravaillé : en situation d’assignation, ilsse trouvent pris dans une relation quiannule leur expertise et leurs annéesd’expérience.

Le passage en emploi temporaire estsouvent vécu comme une forme d’indi-gnité qui marque au fer rouge l’apparte-nance à la catégorie des chômeurs plutôtqu’à celle des salariés. Toutes lespersonnes interrogées affirment sansdétour gaspiller beaucoup d’efforts etd’énergie à défendre une identité detravailleur. De la dérobade à la colère, del’arrêt-maladie aux conflits ouverts, ellesont élaboré une gamme de défenses plusoumoins coûteuses, plus oumoins «renta-bles», pour préserver leur estime d’elles-mêmes. Si certains dénoncent publique-ment cette situation, d’autres la gardentsecrète même devant leurs proches,l’omission et parfois le mensonge servantà les préserver d’un sentiment de honte.La plupart disent « tirer leur temps »,comme ils tireraient une peine de prison.

répertoire des injonctions est infini. Diffi-cile pourtant de se prêter au jeu lorsqu’onest mère célibataire d’un enfant en basâge, et que l’on passe sa journée àrépondre à des clients imaginaires sansgagner de salaire, tout en devant débourserle montant de la garde d’enfant !

* Sociologue, université de Lausanne. Cet articleest tiré de sa thèse : «Le travail des sans-emploi :analyse sociologique de l’assignation à un programmed’emploi temporaire», université de Lausanne, 2011.

Cumuler les contraintes

(1) Rita Baur, «Le marché du travail secondaire enSuisse. Dimensions actuelles et perspectives», LaVieéconomique, no1, Berne, 1998.

des biens et des services dans un rapporthiérarchiques ; mais ils parlent aussi defaux travail puisque, contrairement auxsalariés, ils ne sont pas liés par un contratclassique, mais par un « contrat d’objec-tifs » qui déf init les rapports hiérar-chiques, la prestation et le temps mis àdisposition, sans accord sur la rémuné-ration. Pas de prévoyance retraite, parexemple, ni de possibilité de prolongerun droit au chômage.

En situation d’assignation, les personnescumulent les contraintes liées au travailsalarié et celles liées au chômage. Ellessont soumises à des impératifs d’horaireset de production et sont évaluées par desresponsables de programme, mais ellesdoivent également rechercher activementun emploi et se présenter aux rendez-vousmensuels avec un conseiller en placement,y compris durant la durée du programmed’emploi temporaire. Ces deux impératifsne fonctionnent pas sur le modèle desvases communicants : un investissementfort dans l’activité assignée ne peutcompenser une recherche d’emploi insuf-fisante, ni l’inverse.

A l’occupation quotidienne, souventfatigante et toujours chronophage, s’ajoutela préoccupation de retrouver un poste etde prouver les démarches entreprises, ensachant que ses moindres faits et gestessont examinés à la loupe par les servicesdits compétents : à la fois les encadrants,qui évaluent la prestation de travail, et lesconseillers en placement, qui évaluent lesérieux de la recherche d’emploi.

Comme tout manquement est suscep-tible d’être sanctionné, la situation d’as-signation produit une tension permanente.Les personnes concernées parlent d’unesituation d’«examen». Elles s’insurgentcontre leurs encadrants, qui les prennentparfois pour des « cas sociaux », des« ignorants » ou encore des « enfants ».Ainsi, Joshua, l’ancien logisticien,raconte : «Une dame nous faisait joueraux dominos pour savoir si on comprenaitquelque chose aux chiffres. Ou pire, ellenous faisait remplir des bons decommande avec des chiffres inventés, pourvoir si on savait remplir des bons decommande… Toutes ces choses hypo-crites !»Dans ce qu’il nomme «la boîte»,« il y a les encadrants, qui possèdent lesavoir, et il y a les autres, nous, les igno-rants, qui doivent apprendre. Moi, biensûr, je n’ai rien contre apprendre, maisapprendre quoi?».

Clairement situés en deçà de l’emploi,les programmes n’autorisent cependantaucune dérogation à l’obligation de « fairecomme si » il s’agissait d’un vrai travail.« Fixez-vous des objectifs », « Faitescomme si vous étiez en emploi »,«Donnez le meilleur de vous-même» : le

MIS en place au milieu desannées 1990 dans le cadre de l’assurance-chômage, ces programmes visent à la« réinsertion rapide et durable » sur lemarché du travail. D’une durée de troismois, ils portent sur des activités «prochesde la réalité professionnelle », selon lestermes officiels, mais se gardent toute-fois de « concurrencer l’économieprivée ». Exercés sur une sorte de«marché du travail secondaire (1)», ilssont effectués dans des «entreprises» quine réunissent que des sans-emploi, dansl’administration publique ou dans desassociations sans but lucratif. Refuser d’yparticiper constitue selon la loi sur l’as-surance-chômage (LACI) une faute grave

entraînant la suspension des indemnitéspour une période déterminée (entre unmois et demi et trois mois).

La contrainte n’est pas, et de loin, laseule particularité de ces programmes.Le travail assigné échappe largement auxcatégorisations ordinaires. Il ne s’agit pasd’un travail gratuit, puisqu’il est unecontrepartie exigible en échange duversement des indemnités de chômage– lesquelles ne sont pourtant que lerésultat légitime d’une cotisation. Et ilne s’agit pas non plus d’un emploi,puisqu’il ne donne pas droit à un salaireet aux prestations sociales qui lui sontgénéralement attachées. Aucune expres-sion ne résume mieux la situation quecelle de plusieurs des personnes rencon-trées : c’est un «vrai-faux travail ». Dansleur esprit, les travailleurs assignés exer-cent un vrai travail, puisqu’ils produisent

MARION BROSSE. – «Ne pas s’arrêter de pomper», 2005

LA quatrième révision de la loi sur l’assurance-chômage (LACI) est entrée envigueur début 2011. Comme les révisions qui l’ont précédée, elle a considé-

rablement durci les conditions d’accès et restreint le droit aux indemnités. Ce durcis-sement a permis de maintenir un taux de chômage officiel relativement bas : 3%en 2012, selon le secrétariat d’Etat à l’économie (SECO). Si l’on se fie aux critèresdu Bureau international du travail (BIT), on obtient 4,1 % pour la même année.Parmi les chômeurs bénéficiaires de l’assurance-chômage, 13,5 % ont étéassignés à une «mesure d’occupation» (lire ci-dessus), et plus de quarante milleont suivi un programme d’emploi temporaire. Les chômeurs en «mesures actives»ne sont pas comptabilisés comme tels par le SECO, qui recense uniquementceux disponibles immédiatement pour le placement.

La loi ne fixe aucune directive sur le profil des personnes, ni ne définit un tempsde chômage à partir duquel ces mesures devraient être imposées. Tout individuau chômage peut, quels que soient son âge, son sexe, son niveau de formation,se retrouver en situation d’assignation à partir du moment où il bénéficie d’indem-nités de chômage.

M. K.

Fragmentation des statuts

Près d’un sur sept

TOUTEFOIS, il serait erroné de neconserver qu’une vision doloriste de cesactivités. Dans les rares cas observés oùil a été possible de créer un collectif detravail, certains se sont saisis de cettedimension fictive pour travestir certainesrègles et investir le travail assigné d’unsens qui leur était propre. Ainsi, en l’ab-sence de la responsable, les femmes assi-gnées dans un magasin de seconde mainoffrent par exemple des jouets auxenfants des bonnes clientes. Comme leurtravail n’est pas rétribué, elles prennentla liberté de donner !

L’idéologie qui sous-tend la mise enplace des politiques d’activation a lemérite d’être limpide : traquer et stig-matiser toute forme de non-emploi, etsacraliser le travail comme supportunique et nécessaire du lien social.

Certes, le travail demeure une valeurcentrale pour les personnes assignées ;mais pas n’importe lequel, ni dans n’im-porte quelles conditions. En échange deleur labeur, elles aimeraient pouvoirassurer leur subsistance et y trouver unsentiment d’utilité et de reconnaissance,plutôt que de devoir faire face aux soup-çons et fournir une double preuve de leur« employabilité ». Loin de favoriser lacohésion sociale et la solidarité souventinvoquées par les représentants de l’Etatsocial, l’assignation au travail joue clai-rement en faveur de la fragmentation desstatuts et crée de nouvelles formes d’iné-galités parmi les plus défavorisés.

JUILLET 2013 – le Monde diplomatique 10

Une opinion que l’on entendra très souvent.N’est-ce pas Samsung qui a damé le pion aucolosse américain Apple et au japonais Sony sur lemarché des téléphones portables et des tablettes?N’est-ce pas « le géant du XXIe siècle dans lestechnologies les plus avancées», comme l’énonceun jeune chercheur récemment embauché chezSamsung Design, temple de l’innovation? Et la plusgrande tour du monde à Dubaï ? Et la centralenucléaire d’Abou Dhabi?, interroge notre jeune inter-locuteur, un brin ironique, car la France a perdu lemarché. Samsung, encore Samsung, toujoursSamsung…

Le groupe étend ses tentacules des chantiersnavals au nucléaire, de l’industrie lourde à laconstruction immobilière, des parcs de loisirs àl’armement, de l’électronique à la grande distri-bution et même aux boulangeries de quartier, sansoublier le secteur des assurances ou encore lesinstituts de recherche. Il forme ce que l’on appelleun chaebol, sans équivalent dans le monde (1).

«En Corée du Sud, déclare Park Je-song,chercheur au Korean Labor Institute (KLI), vousnaissez dans une maternité qui appartient à unchaebol, vous allez dans une école chaebol, vousrecevez un salaire chaebol – car la quasi-totalité despetites et moyennes entreprises en dépendent –,vous habitez un appartement chaebol, vous avezune carte de crédit chaebol, et même vos loisirs etvotre shopping seront assurés par un chaebol.» Ilaurait pu ajouter : «Vous êtes élu grâce à unchaebol», puisque cesmastodontes financent indif-féremment droite et gauche.

Il en existe une trentaine dans le pays, dontHyundai, LG (Lucky Goldstar) ou SK Group(Sunkyung Group), chacun détenu par une grandefamille dynastique. Le plus puissant est Samsung,qui opère dans les nouvelles technologies et soigneson image – le groupe a dépensé 9 milliards d’eurosenmarketing en 2012 (2) –, même si la saga familiale,avec procès spectaculaires, querelles fratricides,corruption et dépenses somptuaires, ferait passerDallas pour un feuilleton à l’eau de rose.

Son histoire symbolise l’évolution de laRépublique de Corée, passée du statut de pays endéveloppement dans les années 1960 – derrière laCorée du Nord, alors plus industrialisée – à celuide quinzième économie mondiale. Le créateur dugroupe, Lee Byung-chul (1910-1987), a commencéau bas de l’échelle, en tenant un petit commerceavec pour emblème trois étoiles – samsung encoréen. La légende met l’accent sur son sens desaffaires, qui lui a permis de miser sur les biens degrande consommation (télévisions, réfrigérateurs),puis sur l’électronique, gagnant ainsi ses lettres denoblesse et remplissant ses caisses en Coréecomme sur les marchés occidentaux. Il a légué safortune à ses enfants, sans payer d’impôts oupresque, et désigné l’un de ses fils, M. Lee Kun-hee, pour lui succéder.

Ce dernier développera le groupe au point de lehisser à la première place dans les ventes de semi-conducteurs (il fournit Apple), de smartphones,d’écrans plats, de téléviseurs, et parmi les toutpremiers dans l’engineering ou la chimie. Il se situeau vingtième rang mondial (3), affichant un chiffred’affaires équivalent à un cinquième du produitintérieur brut (PIB) de la Corée. Avec une fortunepersonnelle évaluée à 13milliards de dollars, M. LeeKun-hee est l’homme le plus riche du pays etoccupe le 69e rang mondial.

La légende omet de rappeler que Lee Byung-chul a démarré ses affaires, en 1938, avec l’aval del’occupant japonais. Elle ne dit pas non plus que legroupe s’est développé avec l’aide sonnante ettrébuchante du dictateur Park Chung-hee, qui aapporté terrains, financements, fiscalité réduite,normes spécifiques pour protéger le marchéintérieur. Pur produit de la dictature, Samsungconserve de beaux restes.

A 71 ans, le patron actuel « exerce un pouvoirabsolu sur les orientations du groupe comme surle personnel, assure Park Je-song, bien qu’il nedétienne qu’une infime partie du capital » : moinsde 3% (lire l’encadré page suivante). Dès qu’ilparle, chacun obtempère sans barguigner. En1993, foin du sexisme, il lance à l’ensemble dupersonnel : « Vous devez tout changer, sauf vosfemmes. » Du jour au lendemain, produits,méthodes, management sont chamboulés. Cette

fameuse « réactivité au marché» fera le succès dugroupe et la légende de son chef.

Deux ans plus tard, constatant la piètre qualitédes téléphones, M. Lee Kun-hee organise un gigan-tesque autodafé de cent cinquante mille portables,qui partent en fumée devant les travailleurs ahuris.L’image est retransmise dans la totalité des usines,histoire de montrer qu’un travail bâclé ne vaut pasplus que ce tas de cendres. Le «zéro défaut» devientla norme à respecter et la culpabilisation des travail-leurs, un dogme.

Avocat réputé, M. Kim Yong-cheol a travaillé ausecrétariat général, le saint des saints, aussi appelé«groupe central pour la réforme» (ReformationHeadquarter Group). Il raconte que lors des réunionsavec le grand patron, qui peuvent durer plus de sixheures, pas un seul cadre ne boit un verre d’eau, depeur d’être contraint d’aller aux toilettes : M. Leene le supporterait pas. Nul ne peut parler sans sonautorisation. Oser émettre le moindre doute neviendrait à l’idée de personne. «C’est comme undictateur. Il ordonne, on exécute.»

Pour les sous-traitants aussi, pas de salut horsla soumission. Fin connaisseur de la Corée, ledirigeant français d’une entreprise dans le secteurultraprisé des aménagements urbains de luxe, quia réclamé l’anonymat, confie : «Pour travailler ici,il faut être adoubé. L’appel d’offres n’existe pas.Tout est fondé sur la confiance. Si ça marche, vousdevez être entièrement dévoué au groupe, obéirau doigt et à l’œil. L’avantage est que vous pouvezinnover, mais sous sa protection. » Impossible detravailler pour un autre chaebol ou de refuser unecommande. «Ce sont des rapports féodaux», finit-il par admettre. D’autres sous-traitants moins presti-gieux peuvent du jour au lendemain voir leur margeautoritairement réduite, ou être rayés de la liste desfournisseurs.

L’avocat Kim Yong-cheol a vécu le systèmeSamsung de l’intérieur. Pendant «sept ans et unmois», précise-t-il, il a mis son talent au service dugrand homme et de ses pratiques plus ou moinslicites : double comptabilité, caisses noires pouracheter journalistes et élus, comptes cachés poursubvenir aux besoins personnels, dont ceux deMme Lee, grande amatrice d’art contemporain. «Jesuis resté jusqu’au moment où j’ai découvert qu’onavait ouvert un compte bancaire à mon nom créditéde plusieurs dizaines de millions de wons (4). »

Il démissionne en 2005. Deux ans plus tard, unecommission d’enquête est lancée. M. Lee Kun-heeécope de trois ans de prison avec sursis pour fraudefiscale et abus de confiance… avant d’être amnistiépar le président de la République d’alors, M. LeeMyung-bak (5), lui même ancien patron d’une filialede Hyundai. L’actuelle présidente et fille de l’anciendictateur, Mme Park Geun-hye, fera de lui l’un deses invités de marque lors de son voyage aux Etats-Unis, en mai 2013. Un peu comme si M. FrançoisHollande emmenait M. Bernard Tapie dans sesbagages.

Excédé par cette injustice, M. Kim Yong-cheoltrempe sa plume dans l’acide et publie en 2010Penser Samsung (6). Il y détaille les exactions dela famille et la corruption jusqu’au plus haut niveaude l’Etat : «Je devais apporter la preuve que je nementais pas. » Aucun des trois grands journaux,Chosun, JoongAng et Donga – «Chojoodong»,comme on nomme ici cette presse de con-nivence – n’accepte d’encart publicitaire pour lelivre. Aucun n’en rendra compte. Tous sont liés àSamsung par la publicité, par les enveloppes réguliè-rement versées aux journalistes, ou par des relationsintimes avec la famille. Seul Hankyoreh briseral’omerta, ce qui lui vaudra d’être privé des annoncespublicitaires du groupe.

Les réseaux sociaux feront néanmoins connaîtrele livre, qui se vendra à deux cent mille exemplaires.Beau succès de librairie, mais toujours pas d’emploipour l’avocat. Lui qui se définit comme un conser-vateur a dû retourner dans sa ville natale, Gwangju,fief des démocrates mais seul endroit où il a putrouver un poste. Il n’a qu’un regret : «Le débatpublic n’a pas eu lieu. Samsung a qualifié mon livrede “pure fiction”.» Et le manège a repris.

Même constat du côté du cinéaste Im Sang-soo. Lui a choisi d’emblée la fiction avec son filmL’Ivresse de l’argent (7), en 2012. Il y décrit avecmaestria le comportement des chaebols : lacorruption, l’arrogance, le mépris du personnel, lesquerelles familiales, jusqu’aumeurtre. «Les chaebolstransforment les gens en esclaves. Je devaisdémonter leurs mécanismes», explique-t-il dansles locaux de l’édition coréenne du Monde diplo-matique (8). Toutefois, «ce ne fut pas un succès aubox-office». Silence médiatique et refus de diffusiondes grandes salles de cinéma. Pour lui, « le plusdécevant, c’est que le film n’a guère intéressé lagauche, car elle n’ose pas s’attaquer à cette forte-

resse. Pourtant, il y a deux dynastiesdans la péninsule : les Kim en Coréedu Nord et les Lee en Corée du Sud.»

L’image est à peine excessivequand on voit le sort réservé audéputé du Nouveau Parti progressisteRoh Hoe-chan, déchu de son mandaten février dernier pour avoir rendupublique une liste des personnalitéscorrompues par Samsung. Pasn’importe quelle liste : celle établiepar les services secrets, qui, pourd’obscures raisons, avaient enregistrédes conversations entre le patron dugroupe et celui du journal JoongAng.Il y est beaucoup question d’argentversé à du très beau monde : le vice-ministre de la justice, un ou deuxprocureurs, plusieurs journalistes,quelques candidats aux élections.

Quand l’affaire a commencé àfuiter, M. Roh Hoe-chan a réclamé etobtenu une commission d’enquêteparlementaire, qui s’est empresséed’étouffer le scandale. Seul le vice-ministre de la justice a démissionné.Fort de son immunité d’élu, le députéa révélé cette liste lors d’une confé-rence de presse et, n’ayant guère d’illu-sions sur les retombées, l’a mise enligne sur son site. Or, selon la Coursuprême, l’immunité s’arrête… auxportes d’Internet. «Une farce,commente M. Roh Hoe-chan. Je suiscondamné, mais aucun procureur n’a

été poursuivi. Il faut dire que le fils du responsable duparquet chargé de mener l’enquête est employépar… Samsung. La Cour suprême a voulu faire unexemple. C’est fou ce que j’ai reçu comme coups defil d’“amis” voulant me dissuader de poursuivre moncombat.» Exit le député récalcitrant.

Les syndicalistes, également, ont droit au bâillon.L’un des porte-parole du groupe, M. Cho Kevin,dément pourtant toute chasse aux sorcières. Il nousfait savoir par courriel (il est plus facile de rencontrerun ministre ou un député qu’un représentant deSamsung) : «Des syndicats existent dans denombreuses filiales, et le groupe respecte le droitdu travail ainsi que les normes éthiques. » Dessyndicats maison, oui ; mais pas la Confédérationcoréenne des syndicats (Korean Confederation ofTrade Union, KCTU), dont l’ancêtre a joué un rôledécisif pour mettre fin à la dictature dans lesannées 1980. Enlèvements, licenciements, menaces,chantage : la direction ne lésine pas sur les moyens,si l’on en croit l’étude du professeur Cho Don-moon,sociologue à l’Université catholique de Corée (9).Jusqu’en 2011, un seul syndicat était autorisé dansl’entreprise, et le salarié qui voulait en créer un devaitse faire enregistrer auprès de l’administrationpublique. Dès qu’un dossier arrivait, le fonctionnaireprévenait la direction de Samsung, laquelle pouvaitenlever l’impétrant pendant plusieurs jours, le tempsde créer son propre syndicat dans l’usine. Depuisjanvier 2011, le pluralisme syndical est reconnu,mais la KCTU reste l’ennemi.

Ils sont six, âgés de 30 à 50 ans. Tous travaillentchez Samsung, autour d’Ulsan, à deux heures etdemie de train à grande vitesse au sud-est de Séoul.Mais pour les rencontrer, il faudra faire des tours etdes détours jusqu’à une auberge coréenne tradi-tionnelle, entourée de fleurs et d’arbres, tout au bordd’un lac, loin de leur domicile, afin qu’ils passentincognito. Le coin est plus enchanteur que lesenvirons des usines où ils fabriquent des batteriesde portable, des écrans à cristaux liquides ou des

derrIère lA réuSSITe

Samsung ou

Autodaféde téléphonesportables

(Suite de la première page.)

MARC VÉRIN.–A Suwon, tôt le matin...

(1) lire laurent Carroué, « les travailleurs coréens à l’assaut dudragon », et Jacques decornoy, « délicate fin de guerre dans lapéninsule de Corée », Le Monde diplomatique, respectivementfévrier 1997 et novembre 1994.

(2) « Samsung a dépensé 9 milliards en marketing en 2012 »,Le Figaro, Paris, 14 mars 2013.

(3) « global 2000 leading companies », Forbes, new York,mai 2013, www.forbes.com

(4) 1 000 wons représentent environ 0,60 euro.

(5) Aucun lien de parenté avec les propriétaires de Samsung. lesnoms de famille sont peu nombreux en Corée : les cinq plus courants(lee, Kim...) représentent la moitié de la population.

(6) uniquement en coréen.

(7) disponible chez Wild Side Video, Paris.

(8) lire l’entretien sur notre site : «l’univers impitoyable des dynastiessud-coréennes», Planète Asie, http://blog.mondediplo.net

(9) Cho don-moon, « la stratégie antisyndicale de Samsung.Histoire de la lutte des travailleurs pour la création d’un syndicat »,étude (en coréen), 2012.

Chiffre d’affaires : 185,1 milliards d’euros.

Bénéfice net : 13,7 milliards.

Salariés : 369000 personnes,dont 40 000 chercheurs.

Part des ventes mondiales de téléphonesportables : 29 % (22 % pour Apple).

Principales filiales : Samsung electronics(téléphones portables, semi-conducteurs,écrans lCd, panneaux solaires...), SamsungHeavy Industries (construction navale,

plates-formes pétrolières), SamsungTechwin (armement), Samsung lifeInsurance (assurances), everland (parcsd’attractions), The Shilla Hotels andresorts, Samsung Medical Center, Samsungeconomic research Institute.

Principaux pays d’implantation, outrela Corée : Chine (assemblage destéléphones portables), Malaisie, Vietnam,Inde, ukraine, Pologne, etats-unis, etc.

Sources : rapport officiel de Samsung 2012,IdC Worldwide Mobile Phone Tracker 2012.

Fiche d’identité

Ne pas mangeravec un syndicalisteà la cantine

le Monde diplomatique – JUILLET 201311

panneaux solaires. Et surtout plus discret : «C’est tropdangereux de rencontrer une journaliste – étrangèrequi plus est», expliquent-ils. Syndiqués à la KCTU,ils vivent dans une semi-clandestinité.

Tous sont catalogués «MJ», pour moon jae,transcription phonétique en alphabet occidental ducoréen «problème». «Dans chaque secteur, racontel’un d’entre eux, il y a des personnes chargées derepérer les MJ, de les harceler, de les acheter etd’empêcher la “contamination”. » L’un de sescollègues enchaîne : «Si une personne prend unverre par hasard dans une soirée avec un MJ, elleest immédiatement convoquée par la direction, quilui demande ce qu’elle a entendu et ce qu’elle a dit.Même à la cantine, il est peu recommandé demanger avec un MJ. »

Les sanctions pleuvent : un seul de ces syndi-calistes a conservé son travail à la chaîne. L’un aété muté dans un bureau où il s’occupe, seul, desœuvres caritatives de l’usine. Un autre a été placédans un service d’approvisionnement bien encadré.Une question sur l’activité du quatrième fait rire latablée : «Rien, je ne fais littéralement rien. Avant,j’étais ouvrier ; maintenant, je suis dans un bureau,tout seul, sans aucune tâche. » Il en rigole, mais ila dû consulter un psychiatre. A son collègue quivient de rejoindre le syndicat, la direction a proposéun « stage obligatoire » de plusieurs mois… enMalaisie. Il a refusé ; il attend la sanction. Quantau sixième, il a été licencié il y a quatre ans. Sansrecours.

Nous avons rencontré d’autres MJ à Suwon, laville-phare de Samsung, dans la banlieue de Séoul.M. Cho Jang-hee, ancien manager d’un restaurantau parc d’attractions Everland, a eu l’audace decréer avec trois de ses collègues un syndicat affiliéà la KCTU. Toutes les tentatives précédentesavaient échoué, certains ayant eu une promotion,ou de l’argent pour payer les études des enfants,d’autres ayant cédé aux pressions. « Tout d’uncoup, les collègues n’osent plus vous regarder, ilsne vous parlent plus, raconte-t-il. Il y a même des“séances de formation” au cours desquelles lescadres expliquent que nous sommes des voyousqui mettons en péril l’entreprise.» Eux ont été suivisvingt-quatre heures sur vingt-quatre et filmés. Leurstéléphones ont été piratés, leurs proches menacés.Mais ils ont tenu.

Certes, leur influence est marginale : onzeadhérents « au grand jour » et soixante-huitclandestins, sur dix mille salariés. Ils ne sont pasprès d’être élus pour représenter le personnel dansces commissions paritaires concoctées par le

nement. Venus de tout le pays, ces jeunes gensfabriquent des semi-conducteurs.

Tous les ans, des cadres de Samsung partenten chasse. Ils descendent dans les collèges deprovince afin de dénicher de nouvelles recrues, àcharge pour les enseignants de les présélectionner.Au dire de tous, il y a plus de demandes que d’élus.Samsung jouit d’une belle réputation, et les salairesy sont relativement élevés : l’équivalent de2000 euros, une fortune pour ces débutants (lesalaire minimum ne dépasse pas 600 euros). «Entravaillant chez Samsung, témoigne une employée,je peux aider mes parents et préparer monmariage. »

Mais les rêves de jeune fille s’évanouissentsouvent dans les salles blanches de production. Del’extérieur, tout paraît aseptisé avec ces «opéra-trices » aux allures de cosmonautes, en tenueimmaculée, dont seuls les yeux apparaissent. Onimagine des lieux hautement sécurisés. Ce décorfuturiste dissimule cependant des pratiquesmoyenâgeuses.

Il faut travailler au moins douze heures par jour ;participer aux activités caritatives afin dedévelopper l’esprit de solidarité, dixit lemanagement ; puis, éventuellement, retourner autravail avant d’aller se coucher. Six jours sur sept.Le septième, les ouvrières sont si fatiguées qu’ellesdorment sur place et rentrent rarement dans leurfamille. «On se lève Samsung, on mange Samsung,on travaille Samsung, on s’entretient Samsung, ondort Samsung», résume Kab-soo, heureuse d’enêtre partie après avoir amassé un petit pécule ettrouvé un autre emploi un peu moins dur.

Bien sûr, ces jeunes filles ont le droit de sortirle soir. « Nous ne sommes pas en Chine », meréplique, un peu vexé, un ex-cadre du groupe.Cependant, reconnaît-il, ce n’est pas très bien vu.

groupe pour contourner les syndicats etcomposées pour moitié de gens de la direction,pour moitié de représentants des salariéschaudement recommandés par la direction. Resteque, pour la première fois, la KCTU a une existencelégale, sinon reconnue, chez Samsung. M. ChoJang-hee l’a payé cher, puisqu’il a été licencié.Quant aux deux autres cofondateurs, ils ont étémis à pied pendant trois mois et mutés dans deuxrestaurants différents «pour bien [les] isoler ».

A Ulsan comme à Suwon, ces syndiqués recon-naissent que pour eux, travailleurs à plein temps,« les salaires sont corrects ». En revanche, lesprécaires touchent entre 40 et 60 % de moins pourun travail parfois identique, ne bénéficient d’aucuneprotection, d’aucun bonus, et sont jetés à la rue dèsque les commandes baissent (10). Or, qu’ils soientestampillés Samsung ou employés par les sous-traitants, ils représentent selon les estimations (lesstatistiques officielles n’existent pas) entre 40 et50 % des effectifs. Quant aux plus de 50 ans,cadres compris, ils sont ardemment invités àdémissionner, car ils coûtent trop cher. Pour tous,les conditions de travail sont difficiles, les ampli-tudes horaires démesurées, les tensions fortes,les accidents nombreux. En janvier 2013, un salariéprécaire est mort après une fuite d’acide fluorhy-drique à l’usine de Hwasung, près de Suwon.

De l’extérieur, rien ne laisse présager dumoindre danger dans cette unité. Soucieux dudécorum, M. Lee Kun-hee a construit avec soinsa digital city (« ville numérique»), qui s’étend surtrois communes, Hwasung, Giheung et Onyang.Le savant assemblage de gros cubes d’un blancpur, d’immeubles en verre élégants et de pelousesbien entretenues fait penser à un campus univer-sitaire. A chaque extrémité, des dortoirs : ceux desfilles sont imposants, car les «opératrices» sont lesplus nombreuses. Plus loin, celui des garçons,chargés de la maintenance et de l’approvision-

(10) Cf. Jean Marie Pernot, «Corée du Sud. des luttes syndicalespour la démocratie », Chronique internationale de l’IRES, no 135,Paris, mars 2012.

(11) lee Kyung-hong, L’Empire de la honte (en coréen), PurnProduction, Séoul, 2013.

(12) la moyenne pour les pays de l’organisation de coopérationet de développement économiques (oCde) est de 56,7 %.

(13) «South Korean government rejects Samsung victim’s workerscompensation based on Samsung doctor’s opinion », Sharps,31 mai 2013, http://stopsamsung.wordpress.com

du géAnT Sud-Coréen

l’empire de la peur

Comment, avec 3 % du capital, la famille Lee peut-elle diriger ungroupe qui pèse l’équivalent d’un cinquième du produit intérieur dela République de Corée ? Pendant plus de trois heures, l’économiste

Kim Sang-jo, professeur à l’université Hansung à Séoul et président de l’as-sociation Solidarité pour la réforme de l’économie (1), prend le temps d’ex-pliquer ses mille et une ficelles, que l’on peut ainsi résumer : dissimulationde capitaux, nébuleuse de participations. « On dit que les fonds de pension étran-gers détiennent Samsung. Le plus probable est que la famille dispose de sociétésoffshore, dans les paradis fiscaux. » tous les spécialistes rencontrés soupçon-nent qu’une partie des fonds d’investissement dits étrangers lui appartien-nent, mais nul ne sait combien. et le gouvernement n’est guère curieux.

« A l’intérieur, poursuit Kim Sang-jo, beaucoup de petits actionnaires sont desprête-noms. Des filiales comme Samsung Life Insurance permettent également dedissimuler les capitaux familiaux. » on peut selon lui estimer la fortune de l’ac-tuel patron de Samsung, m. Lee Kun-hee, et de sa femme à 30 milliards dedollars, soit deux fois plus que son montant officiel. Du reste, son frère Leemaeng-hee et sa sœur Lee Sook-hee lui intentent un procès, l’accusant d’avoirsous-estimé l’héritage. L’affaire est en cours devant les tribunaux.

Le groupe est contrôlé par un système de participations circulaires : Acontrôle B, qui contrôle C, qui contrôle A. Selon un autre spécialiste, JasonChung, créateur du site Chaebul.com, l’équivalent à l’échelle coréenne dumagazine américain Forbes, le jeu se mène à partir de trois entités majeures :Samsung everland, qui regroupe les parcs de loisirs et constitue une sortede holding, Life Insurance et Samsung electronics.

Le tout s’accompagne d’un management ultracentralisé et autoritaire, exercépubliquement par m. Lee Kun-hee, et secrètement par ce qui est parfois appeléle secrétariat général, ou «groupe central pour la réforme» (ReformationHeadquarter Group, RHG). C’est cette équipe d’une centaine de personnesqui, selon Kim Sang-jo, détient le pouvoir réel, surtout après la diversificationratée dans l’automobile menée par m. Lee Kun-hee au milieu des années 1990.

« Du reste, celui-ci a disparu de la scène publique entre 1995 et 2004 », note KimSang-jo. Après la crise de 1997, le RHG a massivement restructuré et aconcentré le groupe sur ses cœurs de métier, dont l’électronique, en déve-loppant la qualité et en misant sur l’innovation, quitte à acheter des chercheursà l’étranger. Avec le succès que l’on connaît. m. Lee Kun-hee régnait mais negouvernait pas. Il a repris les rênes. Ce qui n’est pas sans danger.

A 71 ans, il a déjà adoubé son fils Lee Jea-yong, 46 ans, actuel patron d’elec-tronics, pour lui succéder. mais celui-ci est divorcé, ce qui est fort mal vu enCorée ; et surtout, il n’a guère brillé jusqu’à présent. Sa sœur Boo-jin, quidirige everland et Samsung Chimie, se pose déjà en rivale. A cela s’ajoute lefait que près de 80 % des profits du groupe proviennent de la seule filiale elec-tronics : un mauvais choix de produit, comme chez nokia, ou une mauvaisestratégie, comme chez Sony, et c’est tout le groupe qui serait fragilisé.

Si les chaebols (lire ci-dessus) en général et Samsung en particulier « ont acquisune puissance telle qu’aucun politique n’a su s’en libérer », souligne Kim Sang-jo, iln’est pas sûr que cela puisse perdurer. La « démocratisation [économique] deschaebols» promise par la présidente de la République, mme Park Geun-hye, estpour l’instant restée lettre morte, mais une partie des actionnaires, notammentà l’étranger, commencent à ruer dans les brancards. Les relations féodales avecles petites et moyennes entreprises (Pme) écrasent les jeunes pousses inno-vantes : « Ici, des entreprises comme Google ou Microsoft ne pourraient pas exister »,assure l’économiste. enfin, quoique encore marginale, la contestation socialeet politique s’amplifie en même temps que les inégalités, note de son côté JasonChung : 1 % de la population détenait 65 % de la richesse nationale en 2012,contre 40 % en 1990. De là à mettre en cause le champion national…

M. B.

(1) l’association regroupe des économistes, des juristes et des comptables. elle vise,comme son nom l’indique, une réforme structurelle de l’économie et une réduction dupoids des chaebols.

Un contrôle circulaire

Et si, par égarement, elles rentrent après le couvre-feu (minuit), elles reçoivent un «carton rouge» quine sera effacé que lorsqu’elles auront dûmentparticipé aux activités caritatives maison.

La fatigue est telle que les indisciplines sontrares. Pourtant, encapuchonnées dans leurcostume de Bunny, les travailleuses résistent àcette robotisation. Interdites de maquillage, ellesmettent des faux cils. Couvertes jusqu’aux yeux dubonnet réglementaire, elles trouvent des façonsélégantes de le porter, raconte Lee Kyung-hong,jeune cinéaste documentariste qui les a filméespendant trois ans (11)… après leur départ del’entreprise, car il leur est totalement interdit deparler tant qu’elles y sont employées.

Ce sont leurs seules fantaisies. «On travailledans la peur », se souvient Kab-soo. Peur de setromper. Peur de ne pas y arriver. Peur de lamaladie. La fabrique des semi-conducteursnécessite en effet de grandes quantités de produitschimiques, des gaz extrêmement dangereux, deschamps électromagnétiques. Les ouvrières doiventtremper leurs dalles dans plusieurs bains avec unegrande rapidité, ne pas se tromper, vérifier...

Sur le papier, les normes de sécurité existent.Mais dans l’unité de Hwasung, il y a déjà eu deuxfuites d’acide fluorhydrique entre janvier etmai 2013. Les systèmes de ventilation nefonctionnent pas toujours. Enfin, souvent, lesopératrices elles-mêmes déverrouillent les vannesde sécurité pour aller plus vite et remplir leurmission. Sans être payées à la pièce, elles sesentent responsables du résultat commun.

A ce rythme, elles ne tiennent pas plus dequatre à cinq ans. Ensuite, soit elles trouvent unautre emploi, soit elles repartent chez leurs parentset se marient – seules 53,1 % des femmestravaillent (12). Quelques-unes en meurent. Lajeune Hwang Yumi, âgée de 22 ans, est décédéeen 2007 après quatre ans de travail à l’unité deGiheung. Son père Hwang Sang-gi, taxi à Dokcho,à deux heures et demie de voiture de Séoul, sesouvient de chaque instant du cancer qui l’a rongéependant de longs mois. Il est devenu un symbole.Il a beau, selon son expression, «parler moins bienque les bureaucrates de Samsung», il a beau avoirreçu des menaces et des offres financières pour setaire, il n’a jamais abandonné la partie. Il veut quele cancer de sa fille soit reconnu comme maladieprofessionnelle non seulement par l’administration– ce qui est acquis –, mais aussi par Samsung, quinie toujours. Pour Yumi, et pour tous ceux quimeurent encore.

La première à l’avoir écouté est l’avocate LeeJong-ran. Elle est intarissable sur les dégâtsprovoqués par ce concentré de substances dange-reuses. « Les fabricants disent qu’il n’y a rien àcraindre, mais aucun ne veut donner la liste exactedes produits utilisés, au nom du “secret de fabri-cation”. Et des jeunes meurent en secret. » Avec ledocteur Kong Jeong-ok et l’association Supportersfor the Health and Rights of People in the Semicon-ductor Industry (Sharps), elle a recensé cent quatre-vingt-un anciens employés Samsung souffrantd’affections diverses (leucémie, cancer du sein,sclérose en plaques…) entre 2007 et mai 2013.Pour beaucoup de spécialistes du groupe, cesmaladies professionnelles sont un secret de Polichi-nelle. Il aura cependant fallu les fuites de liquidetoxique à Hwasung, à dix minutes à vol d’oiseaudes résidences de luxe autour de Suwon, pour quecertains commencent à s’inquiéter. Le ministèrede l’emploi a effectué une inspection spéciale ettrouvé plus de deux mille violations du droit dutravail en matière de sécurité. La direction a promisd’y remédier…

Mais quand, après des mois et des mois deprocédures pour que soit examiné un cas précis,l’agence publique d’indemnisation mandatée parl’administration entre enfin en lice, elle ne manquepas d’inclure dans la commission un médecin…Samsung (13) dont la voix est prépondérante.

MARTINE BULARD.

Permissionde minuit pourles ouvrières

Deux mille violationsdes lois surla sécurité au travail

... des employés font de la gymnastique

12EQUILIBRE DES FORCES, DÉSÉQUILIBRE DES VOLONTÉS

De l’impasse syrienne à la guerre régionale

ENEgypte, M. Hosni Moubarak a étérenversé avec une relative facilité pour aumoins deux raisons. Les élites et lescouches sociales liées à la clique aupouvoir ne se sont jamais vraiment sentiesmenacées dans leurs privilèges, encoremoins dans leur intégrité physique. Qu’ils’agisse des hommes d’affaires, des hautsgradés de l’armée ou des responsables desservices de sécurité, tous ont pu se recon-vertir sereinement après la révolution.Seule une infime minorité a été traduite– avec beaucoup de lenteur et de réti-cences – devant les tribunaux. Par ailleurs,le départ de M. Moubarak n’a entraînéaucun bouleversement de la donne géopo-litique régionale. Les Etats-Unis etl’Arabie saoudite pouvaient s’accom-moder de changements qu’ils n’avaientpas souhaités, mais qui ne menaçaient pasleurs intérêts fondamentaux, à conditionqu’ils les canalisent.

En Syrie, on assiste à un tout autrescénario. Dès le début de la contestation,l’usage illimité de la violence par lesservices de renseignement a permis aurégime de gagner de précieux mois et des’organiser. Il a poussé à la militarisation

Liban, l’Irak, la Jordanie et l’ensemble dela région sont la cible d’un plan américano-israélo-takfiriste (2)» auquel il faut résisterà tout prix, ce qui suppose de voler ausecours du régime de Damas.

Désormais, comme l’explique un officielaméricain dans le rapport très complet quepublie l’International CrisisGroup (ICG) (3),«une guerre syrienne aux dimensions régio-nales est en train de se transformer en uneguerre régionale autour de la Syrie».Unenouvelle guerre froide divise le Proche-Orient, similaire à celle qui, dans lesannées 1950 et 1960, avait vu s’affronterl’Egypte deGamalAbdel Nasser, alliée desSoviétiques, et l’Arabie saoudite, alliée desEtats-Unis. Mais les temps ont changé : lenationalisme arabe a décliné, les discoursconfessionnels se répandent, et l’ons’interroge sur la pérennité même des Etatset des frontières issus de la première guerremondiale.

La Syrie, avec ses dizaines de milliersde morts, ses millions de réfugiés, ladestruction de son infrastructure indus-trielle comme de son patrimoine histo-rique, est la principale victime de cet affron-tement. L’espoir né au printemps 2011 setransforme en cauchemar. Pourquoi ce quia été possible au Caire ne s’est-il pasproduit à Damas?

les Occidentaux – une détermination quia pris de court leurs adversaires.

Pour l’Iran, la Syrie constitue, depuis larévolution de 1979, le seul allié arabe sûr,celui qui l’a soutenu dans les momentsdifficiles, notamment face à l’invasionirakienne de 1980, quand tous les gouver-nants du Golfe se mobilisaient en faveurde SaddamHussein.Alors que l’isolementdu pays s’est accentué ces dernières années,qu’il est visé par d’implacables sanctionsaméricaines et européennes, que le risqued’une intervention militaire israélienneet/ou américaine ne peut être écarté, l’impli-cation de la République islamique en Syrie,à défaut d’être morale, constitue un choixstratégique rationnel que l’élection dunouveau président Hassan Rohani n’inflé-chira probablement pas. Lignes de crédit àla Banque centrale de Syrie, fourniture depétrole, envoi de conseillers militaires :Téhéran n’a reculé devant aucun moyenpour sauver son allié (4).

Cet engagement l’a amené à pousser leHezbollah, avec l’aval du Kremlin, às’impliquer directement dans les combats.Certes, l’organisation et son secrétairegénéral ont pu arguer que, du Liban commedes autres pays arabes, des milliers decombattants islamistes affluaient déjà enSyrie ; mais une telle intervention ne peutqu’aggraver les tensions entre sunnites etchiites – les incidents armés se multiplientau Liban – et apporter de l’eau au moulindes prêcheurs sunnites les plus radicaux.

La conférence qui s’est tenue au Cairele 13 juin 2013, sous le mot d’ordre «appuià nos frères syriens», a appelé au djihad.Le président égyptien Mohamed Morsi yparticipait. Lui qui s’était montré prudentsur le dossier a annoncé la rupture desrelations diplomatiques avec Damas. Laréunion a marqué une escalade de la rhéto-rique antichiite, y compris chez descheikhs modérés. Le représentant de l’uni-versité Al-Azhar, institution majeure del’islam sunnite basée au Caire, s’estinterrogé : «Quelle est la signification del’ingérence du Hezbollah, qui verse lesang des innocents à Qoussair? Pourquoisont-ils là-bas? C’est une guerre contreles sunnites, et une preuve du confes-sionnalisme des chiites (5). »

Quant à la Russie, ses raisons des’engager dépassent largement la person-nalité de M. Vladimir Poutine, réduit àune caricature dans la presse occidentale.Elles reflètent avant tout la volonté deMoscou de mettre fin à son effacement dela scène internationale.

Il faut un diplomate égyptien pourdécrypter cette préoccupation : «LesOccidentaux, nous explique-t-il, paient leprix de leurs tentatives de marginaliserMoscou depuis la fin de l’URSS. Ainsi,malgré la bonne volonté de Boris Eltsine àleur égard, l’OTAN [Organisation du traitéde l’Atlantique nord] s’est élargie jusqu’auxfrontières de laRussie.»Sur le dossier syrien,pendant deux ans, «les Occidentaux ontproposé au Kremlin un ralliement pur etsimple à leur plan. Ce n’était pas réaliste».

La manière dont la résolution 1973 duConseil de sécurité de l’Organisation des

Nations unies (ONU) sur la Libye a étédistordue pour légitimer l’interventionmilitaire a également échaudé la Russie– et pas qu’elle : de nombreux pays,comme le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sudou la Chine, ont depuis émis des réservesquant aux résolutions occidentales sur laSyrie présentées à l’ONU. Pour le Kremlin,la chute du régime de M.Al-Assad seraitun sérieux revers : elle constituerait unenouvelle victoire des islamistes, et ellerisquerait d’affecter, à l’intérieur mêmede la Fédération de Russie, les popula-tions musulmanes au sein desquelles ildénonce une propagande wahhabite active.

Face à cette détermination russo-iranienne, les soutiens extérieurs de l’oppo-sition syrienne ont été divisés, erratiques,inefficaces, bien loin de l’image d’un grandcomplot «saoudo-qataro-américano-israléo-salafiste». De laTurquie à l’Arabie saoudite,duQatar à la France, chacun a joué sa proprepartition, favorisé ses clients, fourni sonaide à ceux-ci tout en la refusant à ceux-là.Le comble du grotesque a été atteinten avril 2013, avec la promotion par leQatar,à coups de millions de dollars, deM. Ghassan Hitto, de nationalité améri-caine, au poste de premier ministre d’un

gouvernement aussi « intérimaire» quefantomatique. L’ingérence de riches hommesd’affaires du Golfe, qui ne répondent àaucune stratégie d’Etat et qui échappent àtout contrôle, ajoute à l’imbroglio (6).

Enfin, il est difficile de s’y retrouverparmi les multiples fractions, groupes,katibas (unités combattantes) rangés sousl’étiquette aussi commode que trompeused’« islamistes», ce qui permet d’escamoterleur diversité comme leurs divergencesstratégiques et politiques (7). Ainsi, leJabhat Al-Nosra, qui se réclame d’Al-Qaida, soulève autant d’inquiétudes enOccident qu’enArabie saoudite, laquellea mené dans les années 2003-2005 unelutte à mort contre l’organisation d’Ous-sama Ben Laden. Cette appréhensionexiste aussi dans des organisationssalafistes. M. Nader Bakkar, le très média-tique porte-parole du principal partisalafiste égyptien,Al-Nour, nous expliquecomment couper l’herbe sous le pied d’Al-Qaida : «Ce que nous demandons, c’estune zone d’exclusion aérienne. Pour queles révolutionnaires eux-mêmes rem-portent la victoire. Nous engageons lesgens en Egypte à ne pas y aller : lavictoire doit être celle des Syriens seuls. »

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

PAR ALAIN GRESH

Alors que se poursuivent les préparatifs de la conférence deGenève2 sur la Syrie, la situation militaire a été marquéepar la victoire des troupes gouvernementales appuyées parle Hezbollah à Qoussair, et par la décision des Etats-Unisd’armer les insurgés. Rien ne laisse augurer une finprochaine des affrontements. Au contraire : le conflit prendun tour plus confessionnel et s’étend à toute la région.

Détermination iranienne et russe

«LE Guide iranien de la révolution,l’ayatollah Ali Khamenei, va accomplirson rêve de délivrer un sermon du haut dela chaire de la mosquée des Omeyyadesà Damas. Il annoncera avoir réalisél’unité islamique qu’il promettait depuislongtemps. Il descendra de la chaire engrande pompe pour poser sa main sur latête d’un pauvre enfant et manifester ainsila tolérance des puissants [à l’égard dessunnites]. Puis il se tiendra debout à côtéd’un certain nombre d’oulémas sunnitessyriens. Il leur donnera la main et ilsélèveront ensemble leurs bras devant lescaméras qui enregistreront ce momenthistorique (1). »

Ainsi un influent éditorialiste saoudiendécrit-il, au lendemain de la victoire del’armée syrienne àQoussair, l’avenir sinistre,selon lui, d’un monde musulman tombésous la coupe des «Perses» et des chiites.

Aumêmemoment, au Liban,M. HassanNasrallah, le secrétaire général duHezbollah, prononce un discours danslequel il justifie l’envoi de ses combattantsen Syrie, tout en reconnaissant – contrai-rement àM.BacharAl-Assad – que, «si unegrande partie des Syriens appuient lerégime, une autre grande partie s’yopposent sans doute ». Pour lui, cettedimension interne est secondaire, et « le

Un jeu à somme nulle

CETTE cacophonie a été favorisée parl’effacement des Etats-Unis, qui, s’ilssouhaitent la chute du régime syrien, nesont pas enclins à une aventure proche-orientale après leurs échecs en Irak et enAfghanistan. Mieux que d’autres, RichardHaass reflète cette évolution de l’état d’es-prit à Washington. Tête pensante de l’es-tablishment républicain en matière derelations internationales, ancien collabo-rateur du président George W. Bush, ilvient de publier un livre intitulé La poli-tique étrangère commence chez soi :pourquoi il faut remettre de l’ordre auxEtats-Unis (8). Son raisonnement ? Lesproblèmes intérieurs, de la détériorationdu système de transports au manque d’ou-vriers qualifiés, empêchent les Etats-Unisd’exercer un leadership mondial.

Comment interpréter alors la décision duprésident Barack Obama de fournir desarmes aux rebelles syriens? L’usage de gazsarin par l’armée syrienne, très contro-versé (9) – selon Washington, il auraitprovoqué cent quarante des quatre-vingt-dix mille morts du conflit –, apparaît pource qu’il est : un prétexte. Mais à quoi?

La Syrie est devenue un champ debataille régional et international, et aucundes deux camps ne peut accepter la défaitede ses champions. Après sa victoire àQoussair, les Etats-Unis veulent empêcherun triomphe du régime syrien, par ailleursbien improbable tant le pouvoir est rejetépar une partie importante de la population,qui s’est radicalisée et n’a plus rien àperdre. Mais cette volonté ne devrait passe traduire par une intervention massive,encore moins par l’instauration de zonesd’exclusion aérienne ou l’envoi de troupessur le terrain. L’équilibre des forces étantmaintenu, l’impasse devrait perdurer, avec

son cortège de destructions et de morts,mais aussi ses risques d’extension à toutela région, que résume le titre du rapportde l’ICG, « Les métastases du conflitsyrien ».

L’Irak, la Jordanie et le Liban seretrouvent happés dans le conflit. Descombattants irakiens et libanais, sunniteset chiites, se font face en Syrie. Lesautoroutes de l’« Internationale insur-gée (10)», qui, de l’Afghanistan au Sahel,acheminent combattants, armes et idées,sont saturées. Tant que les protagonistesextérieurs continueront à voir le conflitcomme un jeu à somme nulle, le calvairesyrien se poursuivra. Au risqued’entraîner toute la région dans latourmente.

(1) Jamal Khashogi, Al-Hayat, repris par BBCMonitoring, Londres, 15 juin 2013.

(2) Discours reproduit par BBC Monitoring,15 juin 2003. Le takfirisme dénonce comme apostatstous les musulmans qui ne suivent pas son orientation.

(3) « Syria’s metastasising conflicts », Interna-tional Crisis Group (ICG), Bruxelles, juin 2013,www.crisisgroup.org

(4) Lire Karim Emile Bitar, «Guerres par procu-ration en Syrie», Le Monde diplomatique, juin 2013.

(5) « Sunnis clerics shift stance on Syria, urge jihad»,BBC Monitoring, 14 juin 2013.

(6) Cf. Joby Warrick, «Private money pours intoSyrian conflict as rich donors pick sides », TheWashington Post, 15 juin 2013.

(7) Pour s’y retrouver un peu – mais la carte s’estmodifiée depuis –, cf. «Tentative jihad : Syria’s funda-mentalist opposition», ICG, 12 octobre 2012.

(8) Richard Haass, Foreign Policy Begins at Home :The Case for PuttingAmerica’s House in Order, BasicBooks, NewYork, 2013.

(9) Cf. les déclaration de Joost Hilterman dansKareem Fahim, «Still more questions than answers onnerve gas in Syria», The NewYorkTimes, 13 juin 2013.

(10)Voir la carte de Philippe Rekacewicz parue sousce titre, Le Monde diplomatique, novembre 2007.

de l’opposition et à l’escalade, voire à laconfessionnalisation, pour aviver les peursde fractions importantes de la population :non seulement les minorités, mais aussila bourgeoisie et les couches moyennesurbaines, effrayées par le discours extré-miste de certains groupes de l’oppositionet par l’afflux de combattants étrangersmis en scène par le pouvoir.

Au fur et à mesure que les charnierss’accumulaient, toute transition sans espritde revanche devenait impossible, et, bongré mal gré, des couches relativementlarges de la société craignant pour leursurvie en cas de victoire des « islamistes»ralliaient le clanAl-Assad. L’épouvantailislamiste effraie d’autant plus qu’il estbrandi depuis des années dans bien descapitales occidentales et qu’il donne ducrédit au discours de Damas adressé à laFrance : «Pourquoi aidez-vous en Syrieles groupes que vous combattez auMali?»

Le régime a aussi joué de sa positionstratégique auprès de ses deux principauxalliés, l’Iran et la Russie, qui se sontengagés dans le conflit de manière bienplus déterminée que les pays arabes ou

BAHRAM HAJOU. – « Treason » (Trahison), 2004

13 LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

EN TURQUIE, ÉCONOMIE EN EXPANSION, POPULATION DANS LA RUE

Pourquoi M. Erdogan espère rebondir

rétrogrades dépassés, renoue avec lesvieux démons nationaux : le voici quiadopte une posture de victime confrontéeà un complot international visant à désta-biliser le pays.

Déjà, le 1er avril, le premier ministre turcn’était pas d’humeur badine. «Au cas oùla commission parlementaire de réconci-liation sur la Constitution ne parviendraitpas à rédiger une proposition de texte, àl’AKP [Parti de la justice et du dévelop-pement], nous disposons de notre propreprojet», avait-il déclaré, impérieux, lorsd’une émission télévisée.

Tel le Lapin blanc des Aventures d’Aliceau pays des merveilles, et malgré sesefforts, M. Burhan Kuzu est en retard. Leresponsable de la commission parlemen-taire multipartite avait initialementjusqu’au 31 décembre 2012 pour soumettrele texte à l’Assemblée. «Très peu de sujetsont fait l’objet d’un accord», déplore-t-iltoutefois. Et d’ailleurs, a-t-il encore lapossibilité d’élaborer une Constitution pourmettre laTurquie sur la voie d’une certainematurité démocratique?

PAR TRISTAN COLOMA *

En juin, des dizaines de milliers de personnes, regroupées autourde la place Taksim à Istanbul, mais aussi à travers toute laTurquie, ont défié le gouvernement et dénoncé les dérives auto-ritaires du premier ministre, M. Recep Tayyip Erdogan. Si cedernier a pu reprendre l’initiative, et si la contestation s’estcalmée, ce mouvement aux multiples facettes reflète les chan-gements de la société depuis dix ans.

«CAPULCU» (« racailles ») : c’estainsi que le premier ministre turc,M. Recep Tayyip Erdogan, qualifie lesmilliers de personnes engagées dans lesoulèvement populaire qui défie son auto-rité ; un mouvement né en réaction à labrutalité de l’intervention policière contreles manifestants qui dénonçaient ladestruction du parc Gezi, à Istanbul, le31 mai 2013. Depuis, les réseaux sociauxont adapté ce mot en anglais (chapulling)et lui ont donné cette nouvelle significa-tion : celui ou celle qui se bat pour lesdroits de chacun. Or ils sont nombreux,actuellement, ceux qui en Turquie reven-diquent leur volonté de «chapuller ».

Cette situation traduit avant tout laprofonde division de la société. Loin descaricatures – une mobilisation limitée àla défense des quelques arbres du parcGezi, une agitation juvénile –, elle metau jour un « clivage en termes de modesde vie » que « cristallise la figure deM. Erdogan », observe Aysegül Bozan,politiste à l’université d’Istanbul. Luiqui, en 2002, représentait la « rupture »,reléguant ses concurrents au rang de

du parti, la politique de redistribution faci-lite la mise en place d’une forme de néo-libéralisme social, en superposant un«populisme contrôlé (5)» au principe dela solidarité musulmane.

L’Etat se défait de ses obligationssociales en faveur d’acteurs privésproches du parti, principalement les« tigres anatoliens». Cette nouvelle géné-ration d’hommes d’affaires, souventoriginaires des régions rurales d’Anatolieet inscrits dans la tradition conservatriceet pieuse, se regroupe au sein de laMüsiad (6). La puissanteAssociation desindustriels et hommes d’affaires indé-pendants est ainsi devenue le partenairepatronal de l’islamisme politique et, fina-lement, de l’AKP. Elle symbolise larevanche de la «Turquie d’en bas » surl’élite laïque. «Les politiques qu’Erdoganapplique, analyseYankaya, sont la formeidéologisée du système de valeurs de labourgeoisie anatolienne : travail, famille,religion. Une idéologie bourgeoiseconventionnelle (7). »

Lorsque l’AKP voit le jour, six moisavant les élections de 2002, il représenteaux yeux d’une majorité de Turcs le seulmoyen de contester la captation despouvoirs économiques et politiques par les«Turcs blancs» issus de la grande bour-geoisie stambouliote et de la caste mili-taire. Le parti donne l’impression d’assurerla jonction entre la mosquée et l’espritd’entreprise. M. Erdogan se façonne uneimage d’homme politique religieux, enmesure de s’adapter à la mondialisation.La force de l’AKP réside donc dans sacapacité à se présenter comme le parti dupeuple tout en appliquant une politiqueéconomique très libérale.

Entre 1985 et 2010, la Turquie a gagné41,98 milliards de dollars dans ses opéra-tions de privatisation, dont plus de34 milliards depuis 2002. L’année 2010 aété une « année historique » dans cedomaine, précise même le responsable del’Administration de privatisation turque(OIB), avec 10,4 milliards d’actifs passésau privé. «La population n’identifie pasles effets des politiques néolibérales. Etceux qui en sont conscients ne voient pasde solution de rechange», déplore Bozan.

DilekYankaya. Si vous avez besoin de vousmarier avec une bonne musulmane, ilsvous la présentent. Si vous avez besoin decharbon, ou si vous devez être hospitalisé,vous êtes pris en charge. On donne enfonction des besoins de chacun, et onobtient les votes en retour.»

« L’AKP agit à la fois comme une forcemotrice pour soustraire le marché à l’in-tervention de l’Etat et comme un vecteurde réintégration des exclus. Il propageainsi des valeurs procapitalistes etsociales en même temps», analysent quantà eux les politistes André Bank et RoyKaradag (4). Dans la stratégie électorale

* Journaliste.

La séparation des pouvoirs, un «obstacle »

(1) En septembre 2010, à la faveur d’unamendement constitutionnel, l’AKP a mis fin à l’indé-pendance du pouvoir judiciaire. Les membres de laCour constitutionnelle tout comme ceux du HautConseil des juges et des procureurs sont nommés parle gouvernement.

(2) LireVicken Cheterian, «Chance historique pourles Kurdes», Le Monde diplomatique, mai 2013.

(3) www.konda.com.tr/tr/raporlar.php

(4) André Bank et Roy Karadag, «The politicaleconomy of regional power : Turkey under theAKP»,German Institute of Global and Area Studies,Hambourg, septembre 2012.

(5) Ziya Önis, «The triumph of conservativeglobalism : The political economy of the AKP era»,Koc University (Istanbul), février 2012.

(6) LireWendy Kristianasen, «Activisme patronal»,Le Monde diplomatique, mai 2011.

(7) Sur cette question, cf. son ouvrage La NouvelleBourgeoisie islamique. Le modèle turc, Presses univer-sitaires de France, Paris, 2013.

l’habitude de soutenir de tels partis. Lesintellectuels libéraux, ou certains sociaux-démocrates, ont vu dans l’AKP le pouvoircivil capable de transformer les opinionsde la base populaire dans la perspectived’une démocratisation du pays».

Si l’aura de M. Erdogan a survécu à dixans d’exercice du pouvoir, c’est que sonbilan affiche des avancées majeures. Toutd’abord, l’économie a enregistré de bonsrésultats à l’aune des normes libérales. Lacroissance annuelle a atteint 7 % enmoyenne entre 2000 et 2010; l’inflation aété terrassée et les investissements directsétrangers (IDE) sont passés en dix ans de1,2 milliard à près de 20 milliards dedollars ; les inégalités ont été réduites. Leprogramme national en vue de l’adhésionà l’Union européenne a étendu les libertésindividuelles. Le «processus de règle-ment» de la question kurde a démontré lacapacité du premier ministre à faire reculerles nationalismes les plus radicaux, qui semanifestaient jusque dans son proprecamp (2). Enfin, les réformes ont aussipermis d’abolir l’influence de l’armée, quiavait fait tomber quatre gouvernementsdepuis 1960. Dès lors, le parti pouvaitpoursuivre sa lutte contre la grande bour-geoisie laïque, et la présenter comme unaffrontement entre le peuple et l’élite.

Pour une moitié de la population, lafigure de M. Erdogan personnifie cettelutte des classes et cette promesse d’unefin de l’exclusion. Selon un rapport del’institut de recherche turc Konda, les élec-teurs de l’AKP ont plébiscité le dirigeantdu parti (57 %), plus que le parti lui-même,lors des élections de juin 2011 (3).

« Les militants travaillent pour trans-former l’opinion et produire des solutionsindividuelles aux problèmes de chacun,note la chercheuse en science politique

AU PAYS des merveilles, la Dame decœur présenterait cette révision commenécessaire afin d’entériner lamutation d’unesociété décidée à cultiver d’un mêmemouvement les préceptes moraux issus deson identité musulmane et son aspiration àdavantage de libertés. Mais, si M. Erdoganfait preuve d’un tel empressement et oseune telle ingérence, c’est qu’il est «entrédans une nouvelle phase du pouvoir, estimeEliseMassicard, chercheuse à l’Institut fran-çais d’études anatoliennes. Jusqu’en 2011,l’AKP s’est attaché à détruire les diverscontre-pouvoirs, ou à en prendre le contrôle,comme pour l’armée et la justice. Cettelogique est pratiquement achevée (1)».Pratiquement, en effet… Les arrestations etles grands procès de militaires, d’avocats,de journalistes, d’universitaires ou d’étu-diants sont anticonstitutionnels.

Dans un pays où les contre-pouvoirssont muselés et l’opposition laïque politi-quement faible, le parti majoritaire deM. Erdogan milite pour une nouvelleConstitution dans le but d’imposer unsystème présidentiel ou semi-présidentiel.

Or, au vu du mouvement de contestationpopulaire de mai-juin, en bonne partieprovoqué par l’arrogance du premierministre, le projet suscite de plus en plusde réticences au sein même du parti.Nombre de cadres de l’AKP prônentdésormais des changements constitu-tionnels plus limités et plus en phase avecles attentes de la société.

Le parti gouvernemental a continuelle-ment accru ses pourcentages électorauxdepuis sa victoire du 3 novembre 2002.Mais, mandat après mandat, le régime a uséde son hégémonie pour tendre vers l’auto-cratie. Pour preuve, lors d’un discours àKonya, le 17 décembre 2012, M. Erdoganestimait que la «séparation des pouvoirs»constituait un «obstacle» à l’action de songouvernement. Un déficit démocratiquebien loin des intentions affichées en 2002.En lançant l’AKP, l’aile réformiste du Partide la prospérité, interdit en raison de sonislamisme supposé, M. Erdogan voulaitoccuper le centre droit de l’échiquier poli-tique. Il a choisi de le définir comme cultu-rellement conservateur, politiquementnationaliste et économiquement libéral.

Pour Bozan, «l’AKP a profité de la pertede crédit des partis existants. Il a pu attirernon seulement une grande partie de lamasse électorale soutenant diverses forma-tions dans la tradition deVision nationale[mouvement islamiste], mais aussi desélecteurs du centre droit qui n’avaient pas

Dépendance envers l’Union européenne

SELON des chiffres transmis par laConfédération des syndicats progressistesde Turquie (DISK), le taux de chômageatteindrait 17 %, alors qu’officiellement iln’excède pas 10 %. Le pouvoir d’achat dessalaires dans l’industrie aurait baissé de15,9 % entre 2002 et 2011. Une réalitémasquée par les promesses du candidatErdogan durant la campagne électorale auprintemps 2011. Aidé par sa capacité deconviction et par un produit intérieurbrut (PIB) au sommet de sa crois-sance (11,5 % au premier trimestre 2011),il prédit un taux de chômage bientôt réduità 5 % et l’ascension imminente de laTurquie à la dixième place du classementdes économies mondiales – en 2012, lepays occupait le dix-septième rang. Avecun doublement du PIB entre 2000 et 2010,M. Erdogan peut se gausser d’une «Europeen contraction» face à une «Turquie enexpansion».

En dépit de la rhétorique d’émancipa-tion des dirigeants turcs vis-à-vis del’Union européenne, le pays tire une partsignificative de sa croissance de son inté-gration à cet espace économique occi-dental ; elle lui est nécessairement liée. Siles dirigeants soulignent qu’en 2011 lapart des exportations vers cette zone a étéréduite à 46 %, ils omettent d’indiquerqu’elle a… augmenté de 22 % en valeurabsolue (lire l’encadré). Constamment à larecherche de nouveaux débouchés, lesentreprises turques font preuve d’«otto-manisme économique » dans le mondearabe. Mais la capacité financière de cesnouveaux clients ne peut se substituer auxmarchés traditionnels. L’Union reste àl’origine de 75 % des investissementsréalisés en Turquie (contre 6,1 % enprovenance des Etats-Unis et 6,1 % issusdes pays du Golfe entre 2008 et 2011).

Les succès économiques d’Ankarapourraient d’ailleurs s’avérer plus fragiles

qu’il n’y paraît, tant ils dépendent del’afflux de capitaux étrangers. Indicateurset prévisions dessinent un horizonassombri : croissance en berne, comptecourant déficitaire, ralentissement desexportations vers une Union européenneelle-même en récession et, simultanément,faiblesse des recettes fiscales grevées parles fraudes et le travail non déclaré,contraction de la consommation intérieureen raison de l’endettement croissant desménages (70 % du PIB).

Et si la prospérité passait par uneréduction plus importante des inégalitéssociales et par l’établissement d’unejustice fiscale ? Reste à convaincre legouvernement de risquer des réformesimpopulaires auprès des chefs d’entre-prise. A voir le mépris dont le premierministre fait preuve face aux contesta-taires de la place Taksim, rejoints mi-juinpar deux importants syndicats, le patronatde la très conservatrice Müsiad représentetoujours aux yeux du pouvoir son allié leplus précieux.

Calendrier des fêtes nationales

1er - 31 juillet 2013

1er BURUNDI Fête de l’indépend.CANADA Fête nationaleRWANDA Fête de l’indépend.SOMALIE Fête nationale

2 ÎLES CAÏMANS Fête nationale3 BIÉLORUSSIE Fête de l’indépend.4 ÉTATS-UNIS Fête de l’indépend.5 ALGÉRIE Fête de l’indépend.

CAP-VERT Fête de l’indépend.VENEZUELA Fête de l’indépend.ÎLE DE MAN Fête nationale

6 COMORES Fête de l’indépend.MALAWI Fête nationale

7 ÎLES SALOMON Fête de l’indépend.9 ARGENTINE Fête de l’indépend.

PALAU Fête nationale

10 BAHAMAS Fête de l’indépend.11 MONGOLIE Fête nationale12 KIRIBATI Fête de l’indépend.

SÃO-TOMÉ-ET-PRÍNCIPE Fête de l’indépend.

13 MONTÉNÉGRO Fête nationale14 FRANCE Fête nationale

IRAK Fête nationale20 COLOMBIE Fête de l’indépend.21 BELGIQUE Fête nationale23 ÉGYPTE Fête nationale26 LIBERIA Fête de l’indépend.

MALDIVES Fête de l’indépend.28 PÉROU Fête de l’indépend.30 MAROC Fête nationale

VANUATU Fête de l’indépend.

RepèresPopulation active : 28 millions

pour 76,5 millions d’habitants.

Chômage : 9,4 % en mars 2013.

Taux de syndicalisation : 5,9 %en 2010 (9,5 % en 2002).

Croissance : 2,2 % en 2012(8,5 % en 2011).

Inflation : 6,2 % fin 2012(10,4 % fin 2011).

Balance commerciale : déficitairede 62 milliards d’euros. En 2012,les deux premiers clientsde la Turquie étaient l’Allemagneet l’Irak. La Russie, l’Allemagneet la Chine sont les trois premiersfournisseurs. En 2010, lesexportations turques à destinationde l’Union européenne s’élevaientà 52,7 milliards de dollars, tandisque les importations atteignaient72,2 milliards de dollars.

Sources : Institut turc de la statistique (TÜIK).

«EN tant que président de la République,je vous confirme que toutes les options sont surla table, menaçait le président égyptien MohamedMorsi le 10 juin dernier. L’Egypte est un don duNil, et le Nil est un don de l’Egypte. » La réactiondu Caire face à la décision d’Addis-Abeba deconstruire le barrage de la Renaissance sur le NilBleu s’explique par le sentiment que la vie del’Egypte est suspendue à ce cordon fluvial.

« L’Ethiopie n’est pas intimidée par la guerrepsychologique [menée par] l’Egypte et nesuspendra pas une seule seconde la constructiondu barrage », a rétorqué le lendemain Mme DinaMufti, la porte-parole du ministère des affairesétrangères éthiopien. Le pays rejette l’idée d’undroit historique de l’Egypte sur les eaux du Nil,évoquant plus volontiers des «droits coloniauxillégitimes ».

Ignorée voire méprisée durant les deuxderniers siècles, l’Ethiopie – d’où partent 80 %des eaux du Nil – entend imposer une vision diffé-rente du bassin du fleuve et un autre partage deses eaux.

Après avoir été pendant près de deux sièclesla puissance dominante dans le bassin du fleuve,l’Egypte subit les bouleversements récents duProche-Orient, l’affaiblissement continu de sonéconomie et l’interruption de son développement.Autant de facteurs qui la ramènent au statut desimple Etat riverain du Nil, dépossédé de toutecapacité d’action.

Pays exutoire du fleuve, l’Egypte dépendtotalement de l’étranger pour son approvision-nement en eau, assuré presque exclusivement parle Nil, qui prend ses sources à plusieurs centainesde kilomètres de ses frontières sud : en Ethiopiepour le Nil Bleu, le Sobat et l’Atbara, avec environ80% de la crue globale, et en Ouganda pour le NilBlanc, qui fournit les 20 % restants.

Jusqu’à présent, le volume d’eau du Nil dontdispose l’Egypte correspondait à la part définiepar les termes des accords de 1959 signés avecle Soudan sur le partage des eaux, respecti-

vement de 55,5 et 18,5 milliards de mètres cubesd’eau par an. L’apport annuel moyen du fleuveétant de 84 milliards de mètres cubes, les10 milliards restants correspondent au volumede l’évaporation au niveau du lac Nasser, créépar la construction du barrage d’Assouan, qui futmis en eau en 1964. Ainsi, aucune part n’a étéréservée à l’Ethiopie ni aux autres pays de l’amontdu bassin du fleuve.

Les possibilités de maintenir à plus long termela disponibilité en eau à un niveau suffisant sontassez limitées. Si les perspectives d’amélioration

de la gestion des ressources à court termesemblent ténues, la seule voie envisageable seraitla construction d’une série de grands ouvrageshydrauliques, laquelle dépend en premier lieu dela bonne volonté des pays contrôlant les sourcesdu fleuve. Or l’Ethiopie s’oppose à tout travailhydraulique commun avant la conclusion d’unnouveau partage.

Pis, en 2010, l’Ethiopie a obtenu la signatured’un traité réorganisant les modalités de gestiondes eaux du fleuve et des projets de construction,le New Nile Cooperative Framework Agreement.Le Burundi, le Kenya, l’Ouganda, le Rwanda et laTanzanie l’ont déjà approuvé. Ce texte prévoit lacréation d’une commission, regroupant tous lesEtats riverains signataires, chargée de valider ou derejeter les projets de grands travaux hydrauliques,qu’il s’agisse de barrages, de canaux ou de toutautre ouvrage ayant un impact sur le cours, levolume ou la qualité des eaux du fleuve.

Cette alliance entre six des neuf membres del’Initiative du bassin du Nil – le forum regroupantles Etats riverains chargé de trouver des solutionspratiques et d’élaborer des projets communs (1) –bouleverse la zone. L’Egypte avait refusé del’approuver s’il n’était pas spécifié que les signa-taires s’engageaient à ne pas modifier les

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique 14

PAR HABIB AYEB *

L’Egypte,puissance déchue

Réussites diplomatiquespour l’Ethiopie

PALESTINE

HALAIB

ÉRYTHRÉE

ARABIESAOUDITE

IRAKJORDANIE

ISRAËL

ÉGYPTE

SOUDAN

KENYA

ÉTHIOPIE

SOUDANDU SUD

RÉPUBLIQUEDÉMOCRATIQUE

DU CONGO

RÉPUBLIQUECENTRAFRICAINE

LIBYE

TCHAD

TANZANIE

OUGANDA

RWWRWWWWWWWWWWWWWWWWWWWRWAAAAAANANAAANAAAAAAAAAAAA DADDADADAAAADAAADADAAARWANDA

UUUUUUUUUUUUUU UUUUUUUNDNDNDNDNBURUNDI

Khartoum

Nairobi

Canalde Suez

0 250 500 km

en service

Barrages importants

en projet

Le Caire

Kampala

Asmara

Addis-Abeba

Juba

LacTana

LacAbaya

LacTurkana

LacVictoria

Atbara

Nil Bleu

Nil Blanc

Sobat

LacNasser

Lac Kyoga

AL-JAZIRAH

Assouan

Kajbar

Dagash

Shereik

Merowe

Girba

Renaissance

Gibe III

Owen Falls

RosoRoososoo irririrRoseires

Jebel Aulia

SennarTekezz

Tena Beles

MerRouge

Mer Méditerranée

B a s s i nd u N i l

La situation géopolitiquedu bassin du Nil a brusquementchangé avec l’annonceofficielle par l’Ethiopie du débutdes travaux du barragede la Renaissance, sur le NilBleu. Cette décision a réveilléen Egypte la peur viscéralede manquer d’eau, avivantles tensions régionales autourdu contrôle du fleuve.

Source sacrée près du monastère de Wonkishete (Ethiopie)

Paysan ayant perdu ses terres à cause de la

Pêcheurs sur le Nil Blanc (Soudan du Sud)

Pêcheurs sur le Nil Blanc (Soudan du Sud)

Qui captera les

* Auteur, entre autres, de L’Eau au Proche-Orient. La guerren’aura pas lieu, Karthala, Paris, 1998.

AGNÈS STIENNE

14-15_Pano.qxp 21/06/13 17:01 Page 14

partages actuels des eaux et reconnaissaient les«droits historiques » des pays de l’aval (Soudan etEgypte). Elle se retrouve ainsi privée d’un droit deregard sur le barrage de la Renaissance – objet dela discorde – et, pour la première fois de son histoire,d’un droit de veto qu’elle croyait naturel.

Le choix par Addis-Abeba du nom de ce barragen’est pas anodin. Ce qui se joue est bien la renais-sance de l’Ethiopie comme puissance régionalemunie des attributs qui lui avaient manqué jusque-là. Une Ethiopie forte, jouant un rôle géopolitique depremier plan dans ses trois zones d’influence : lamer Rouge, le bassin du Nil et l’Afrique de l’Est. Cerôle, elle a montré sa capacité à l’assumer à deuxreprises au cours des trente dernières années.

Au Soudan, d’abord. Addis-Abeba a réagi auchantier de creusement du canal de Jonglei, qui étaitdéjà réalisé sur plus de 150 kilomètres sur les 360prévus, en rallumant en 1983 la guerre entre le Nordet le Sud (indépendant depuis 2011), ainsi qu’enhébergeant et en armant l’Armée populaire delibération du Soudan (APLS) de John Garang.

En Somalie, l’Ethiopie s’est totalement investiedans la guerre civile contre les mouvements armésdits « islamistes », avec le soutien des puissancesoccidentales soucieuses d’empêcher la création d’unEtat islamiste à l’entrée de la mer Rouge.

Par ailleurs, l’arrivée de la Chine dans la régionl’a libérée de la nécessité de respecter les obliga-tions imposées par les institutions financières inter-nationales et par les Etats-Unis – dont celle d’obtenirl’accord de l’ensemble des pays du Nil, et en parti-

culier de l’Egypte, avant de recevoir les fonds néces-saires à de grands travaux hydrauliques sur le fleuveet ses sources éthiopiennes.

Enfin, ses réussites diplomatiques, soit l’allianceavec cinq pays de l’amont du bassin du Nil (NewNile River Cooperative Framework Agreement), luiont donné l’occasion de sortir de son isolementhydropolitique. Un tel succès est d’autant plus remar-quable qu’Addis-Abeba a obtenu un double soutiend’une grande importance stratégique. D’abord, celuidu tout jeune Etat du Soudan du Sud (2), qui seprépare à signer le nouveau traité sur les eaux duNil promu par l’Ethiopie ; et, plus étonnant, celui deKhartoum, traditionnellement allié du Caire pour toutce qui concerne la gestion des eaux du Nil.

C’est que le Soudan espère bénéficier ainsi detrois avantages. D’abord, de l’électricité. Ensuite,d’une augmentation de ses capacités d’irrigation etde grands projets agricoles communs avec l’Ethiopie.Alors que la possibilité d’utiliser les eaux du nouveauréservoir en Ethiopie reste limitée à cause du reliefaccidenté, le Soudan, qui se situe en aval du barrage,dispose de très vastes surfaces irrigables. Enfin, larégulation de la crue du fleuve protégera le pays– surtout l’Est, la région agricole d’Al-Jazirah et lagrande agglomération de Khartoum – des inonda-tions chroniques.

LE MONDE diplomatique – JUILLET 201315

Faire de leur pays une grande puissancerégionale, exportatrice d’électricité et produc-trice-exportatrice de denrées agricoles et alimen-taires, telle est l’ambition des maîtres de l’Ethiopie.

HABIB AYEB.

(1) Comprenant également l’Egypte, le Soudan et la Républiquedémocratique du Congo. L’Erythrée est membre observateur etle nouvel Etat du Soudan du Sud devrait rejoindre le forum cetteannée.

(2) Lire Jean-Baptiste Gallopin, «Amer divorce des deuxSoudans », Le Monde diplomatique, juin 2012.

(3) « Grand Ethiopian Renaissance dam project, Benishangul-Gumuz, Ethiopia », www.water-technology.net

Mettre le Soudanà l’abri des inondations

Avec le barrage de la Renaissance et sagrande capacité de production d’électricité, del’ordre de 6000 mégawatts à partir de 2015-2016,l’Ethiopie atteindra une autosuffisance énergé-tique appréciable, et deviendra même fournis-seuse d’électricité aux autres pays du bassin,essentiellement les deux Soudans – et peut-êtremême l’Egypte.

Compte tenu de sa position géographique, lebarrage pourra difficilement participer au dévelop-pement de l’irrigation, et donc de la productionagricole sur les hauts plateaux situés plus en amontainsi que dans les régions méridionales et orien-tales du pays. Mais une partie de l’eau stockéedans le lac, qui pourra atteindre jusqu’à 63milliardsde mètres cubes, devrait être utilisée pour lacréation de nouveaux grands périmètres irriguésautour du lac, en aval du barrage –certaines étudesévoquent 500 000 hectares (3)– et à l’intérieur duSoudan, en coopération avec ce dernier.

Les forêts sont rasées et les terrains loués à des investisseurs étrangers (Ethiopie)

Barrage hydroélectrique gardé par l’armée à Assouan (Egypte)

Les jeunes font briller leurs vélos près du barrage Akobo (Ethiopie)Timqet (fête orthodoxe) sur le lac Tana (Ethiopie)

e de la construction du barrage Gibe (Ethiopie)

es eaux du Nil ?

Les images qui accompagnentce texte sont extraites

du reportage photographiquede Franck Vogel,

«L’eau du Nil, guerre ou partage ? »,réalisé en 2012 avec le soutien

du festival international Photoreporteren baie de Saint-Brieuc

A lire également sur notre site :«Deux siècles de conflits» (H. A.)www.monde-diplomatique/49297

14-15_Pano.qxp 21/06/13 17:01 Page 15

(1) Lire Philippe Rekacewicz, «Défis duMillénaireen matière de santé », Le Monde diplomatique,juin 2013.

(2) « Financing global health 2012 : The end of thegolden age ? », Institute for Health Metrics andEvaluation (IHME), Seattle, février 2013.

(3) Etudes d’évaluation à cinq ans du Fonds mondialen 2008 ; rapport de la Cour européenne des comptessur l’appui de la Commission aux services de santé enAfrique subsaharienne, 2009 ; études sur plusieursannées de l’IHME.

(4) « America’s vital interest in global health :Protecting our people, enhancing our economy, andadvancing our international interests », Institute ofMedicine, Washington, DC, 1997.

16LA SOLLICITUDE INTÉRESSÉE DES GRANDES

Comment la santé est devenue un enjeu

du choléra ou de la fièvre jaune que parla volonté de réduire au minimum lesmesures de quarantaine, qui s’avéraientcoûteuses pour le commerce… Cestensions entre la médecine, la santé, lesintérêts marchands et le pouvoir politiqueforment les termes d’une équationparadoxale inhérente à la question de lasanté publique mondiale. L’accès despopulations pauvres auxmédicaments dans

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

* Professeure au Collège de France, titulaire de lachaire «Savoirs contre pauvreté» (2012-2013).Auteurede Géopolitique de la santé mondiale, Fayard, Paris,2013. A également dirigé l’ouvrage Santé interna-tionale. Les enjeux de santé au Sud, Presses de SciencesPo, Paris, 2011.

sements en faveur de la réalisation rapidedes OMD dans la santé (1).

Entre 2000 et 2007, les financementsmondiaux des pays en développement,provenant de partenariats public-privéassociant le secteur industriel et commer-cial, notamment les fabricants de vaccinset de médicaments, ont été multipliés parquatre – par trois pour la période 2001-2010, atteignant un pic de 28,2 milliardsde dollars en 2010. Les fonds américainspublics et privés en constituent la plusgrande part. La Fondation Bill et MelindaGates a donné à elle seule près de900 millions de dollars en 2012. L’Afriqueaurait reçu 56 % des financements en2010 (2). L’aide mondiale au développe-ment a augmenté de 61 % sur cettepériode, pour atteindre 148,4 milliards dedollars en 2010.

PAR DOMINIQUE KEROUEDAN *

Ni l’altruisme ni la philanthropie n’expliquent la préoccu-pation des grandes puissances pour la santé mondiale. Maisplutôt des intérêts tantôt sécuritaires, tantôt économiquesou géopolitiques. Néanmoins, l’Europe pourrait mieuxutiliser les fonds octroyés aux institutions internationales.La priorité revient à l’Afrique francophone, où se concen-trent les défis des décennies à venir.

Aux Etats-Unis, une question sécuritaire

(1) « Une Europe pour la paix ». Déclaration de Robert Schuman,9 mai 1950, Points, Paris, 2011.

(2) Lire également Philippe Rekacewicz, «Défis du Millénaire enmatière de santé», Le Monde diplomatique, juin 2013.

EN 2000, cent quatre-vingt-treizeEtats membres de l’Organisation desNations unies (ONU) et vingt-trois orga-nisations internationales se fixent huitObjectifs du millénaire pour le dévelop-pement (OMD) : atteindre, d’ici à 2015,des «niveaux de progrès minimum» enmatière de réduction de la pauvreté, de lafaim, des inégalités, et d’amélioration del’accès à la santé, à l’eau potable ainsi qu’àl’éducation (lire l’encadré).

D’emblée, Mme Gro Harlem Brundt-land, alors directrice de l’Organisationmondiale de la santé (OMS), identifieune priorité : dégager des financementsà la hauteur du défi. Elle confie àM. Jeffrey Sachs, conseiller spécial dusecrétaire général de l’ONU, M. KofiAnnan, la commission «Macroéconomieet santé » visant à accroître les investis-

POURTANT, 2015 approche, et la réalisa-tion des OMD demeure toujours aussilointaine en Afrique subsaharienne. L’in-suffisance des financements n’expliquequ’en partie ces retards : d’autres facteurs,moins connus, ont aussi joué un rôleimportant. Il est utile d’y revenir, alors quese prépare l’élaboration des «nouveauxobjectifs» à mettre en œuvre après 2015.

De nombreuses études et recherches (3)montrent que l’allocation de l’aidemondiale ne repose pas seulement sur descritères épidémiologiques, de population,ou de charge de maladie, mais aussi surces puissants vecteurs que furent et quedemeurent les intérêts commerciaux, lesrelations historiques et les rapports géo-politiques (lire l’article ci-dessous).

La relecture de l’histoire de la santéindique que la tenue des premières confé-rences internationales sur le sujet, auXIXe siècle, était moins motivée par ledésir de vaincre la propagation de la peste,

le cadre des Accords sur les aspects desdroits de propriété intellectuelle liés aucommerce (Adpic) exprime bien cestensions, qui, dans le monde contemporain,peuvent aller jusqu’au bras de fer.

Les fondateurs et les partenaires duFonds mondial de lutte contre le sida, latuberculose et le paludisme présupposentque les stratégies de lutte contre ces trois

maladies sont pertinentes dans tous lespays et qu’« il ne manque plus que l’ar-gent ». Pour comprendre cette visionfinancière des enjeux de santé et seslimites en termes d’efficacité, il fautrevenir sur le contexte dans lequel leFonds mondial a été créé.

En 1996, M. William Clinton, alorsprésident des Etats-Unis, publie une direc-tive appelant à une stratégie davantageorientée vers les maladies infectieuses. Ils’agit là moins d’un élan d’altruisme qued’une préoccupation de sécurité nationale.Propagation, conséquences économiques,retard dans le développement de nouvellesmolécules, résistance des agents infec-tieux aux antibiotiques, mobilité despopulations, croissance des mégapoles,faiblesse des systèmes de santé des payspauvres : ces sujets inquiètent l’adminis-tration américaine, et ce bien avant lesattentats du 11 septembre 2001.

Dès 1997, l’Institut de médecine,instance de référence scientifique améri-caine, publie un rapport expliquant que lasanté mondiale est «d’un intérêt vital pourles Etats-Unis». Pour la première fois appa-raît l’expression global health, que noustraduisons par santé mondiale : «Les paysdu monde ont trop en commun pour que lasanté soit considérée comme une questionrelevant du niveau national. Un nouveauconcept de“santé mondiale”est nécessairepour traiter des problèmes de santé quitranscendent les frontières, qui peuventêtre influencés par des événements seproduisant dans d’autres pays, et auxquelsde meilleures solutions pourraient êtreenvisagées par la coopération (4). »

Alors que le sida se propage enAfriqueaustrale demanière spectaculaire, la publi-

APPARU aux lendemains de la seconde guerremondiale comme une conséquence inévitable de lacroissance économique, le paradigme du dévelop-pement devient moins ambitieux lorsque la criseéconomique frappe l’Afrique, dans les années 1980,et que les institutions multilatérales créent les initia-tives censément palliatives que seront les stratégiesde réduction de la pauvreté. La Banque mondialepublie son premier rapport annuel sur le dévelop-pement dans le monde en 1978, sur le thème :«Accélérer la croissance, réduire la pauvreté ».Tentant de répondre à la situation sanitaire, l’archi-tecture de l’aide au développement se modifiera aucours des trois décennies suivantes. Aux acteursclassiques de l’aide bilatérale et des organisationsnon gouvernementales (ONG), qui secondent l’Orga-nisation mondiale de la santé (OMS), s’ajoutent denouveaux intervenants.

Sévèrement critiquée pour les dégâts sociauxque causent ses politiques d’ajustement structurel,la Banque mondiale décide alors d’« investir dansla santé» – titre de son rapport sur le développementdans le monde en 1993. «Parce qu’un individu bienportant est économiquement plus productif, et quele taux de croissance économique du pays y gagne,y lit-on, l’investissement de santé étant un moyen,parmi d’autres, d’accélérer le développement.» Pourla première fois, l’OMS se voit contrainte de partagerses prérogatives.

De son côté, la Commission européenne investitelle aussi dans l’aide aux Etats d’Afrique, desCaraïbes et du Pacifique (ACP). Dès 1950, la Francejoue un rôle déterminant en faveur de la création duFonds européen de développement (FED) : «L’Europepourra, avec des moyens accrus, poursuivre la réali-sation de l’une de ses tâches essentielles : ledéveloppement du continent africain», écrit Robert

Schuman (1). A la demande des pays les plus touchéspar le sida, la santé devient un axe du FED. Le Conseileuropéen émet en 1994 une première résolution surla «coopération avec les pays en voie de dévelop-pement dans le domaine de la santé», présentéecomme un «élément moteur du développement».

C’EST aussi dans les années 1990 qu’explose lapandémie de sida en Afrique australe, alors que semet en place la «gouvernance mondiale» de la luttecontre la maladie au sein du système de l’Organi-sation des Nations unies (ONU). La tutelle duprogrammemondial de lutte contre le sida passe del’OMS au programme conjoint Onusida, institué en1996. Il réunit la Banque mondiale et une dizained’agences des Nations unies, dont l’OMS, les fondsdes Nations unies pour l’enfance (Unicef) et pour lapopulation (Fnuap). Dans le même esprit sont créésdes partenariats mondiaux dans la lutte contre lepaludisme (Roll Back Malaria) et la tuberculose (StopTB Partnership).

Tout au long de la décennie 2000-2010, lepaysage institutionnel de la santé continue de setransformer, notamment avec l’élaboration desObjectifs du millénaire pour le développement(OMD) (lire l’article ci-dessus) (2).

Parallèlement apparaissent des initiativesmondiales associant le secteur privé industriel etcommercial – y compris les fabricants de vaccinset de médicaments : l’Alliance mondiale pour lavaccination et l’immunisation (GAVI, 2000) et le Fondsmondial de lutte contre le sida, la tuberculose et lepaludisme (2002), pour ne citer que les plus impor-tantes. Il s’agit de mobiliser de l’argent, de le mettreà la disposition de pays éligibles, et d’en mesurer lesrésultats : «Raise it, spend it, prove it » est la devise

du Fonds mondial. Dès 2006, le secteur de la santédevient le « laboratoire des financements innovants»du développement : à partir d’une taxe prélevée surl’achat de billets d’avion, Unitaid finance l’achat demédicaments contre le sida, la tuberculose et lepaludisme. La «communauté internationale »procède à l’achat de vaccins. Trois concertationspolitiques de haut niveau pour améliorer l’efficacitéde l’aide, et surtout pour harmoniser les mécanismesde financement des bailleurs de fonds, se tiennentà Paris en 2005, à Accra (Ghana) en 2008 et à Pusan(Corée du Sud) en 2011.

MALGRÉ ces efforts, les résultats sur le continentnoir sont inégaux. Si la situation sanitaire s’estaméliorée en Afrique de l’Est et australe, l’Afriquefrancophone de l’Ouest et du centre enregistre lesmoins bons résultats. Le rapport conjointd’Onusida et de l’Organisation internationale dela francophonie (OIF) présenté à Kinshasa enoctobre 2012 montre que 36 % des femmesenceintes séropositives de la zone OIF accèdentau traitement antirétroviral pour prévenir la trans-mission du virus du sida au bébé, contre62% ailleurs. De même, 43% des patients atteintsde sida, éligibles au traitement antirétroviral, enbénéficient dans les pays francophones, contreprès de 60 % ailleurs. Selon le rapport de l’OMSsur le sida en Afrique en 2011, seuls un quart desmalades éligibles aux médicaments antirétrovirauxen Afrique de l’Ouest et du centre les reçoiventeffectivement, et ce dix-sept ans après la confé-rence de Vancouver attestant leur efficacité. Lerapport de réalisation des OMD indique que lamortalité par tuberculose est en train de diminuer,« sauf en Afrique de l’Ouest », où elle a augmentéentre 2007 et 2008. Concernant le paludisme, le

rapport souligne que seize pays ont un taux deplus de cent décès pour cent mille habitants en2008, « presque tous en Afrique de l’Ouest ».

LA «communauté internationale» admet volon-tiers que l’objectif de réduction de la mortalité desfemmes enceintes et des parturientes (OMD 5) areçu peu d’attention politique et financière jusqu’ausommet du G8 de Muskoka, en 2010, lors duquelle secrétaire général de l’ONU, M. Ban Ki-moon, aprésenté une «stratégie mondiale pour la santé dela femme et de l’enfant ». Les complications desgrossesses précoces expliquent pour partie lesretards dans la réalisation des OMD dans la santé.Lorsqu’elles tuent, elles tuent deux fois : la mère etson bébé. C’est d’ailleurs la première cause demortalité des adolescentes. Selon une étude réaliséepar l’Overseas Development Institute à Londres, lesgrossesses précoces concernent chaque année dix-huit millions de jeunes filles de moins de 20 ans,dont deux millions de moins de 15 ans. Selon lerapport de réalisation des OMD en 2012, «aucunprogrès n’a été enregistré dans ce domaine durantles vingt dernières années (1990-2010)». 90% desgrossesses adolescentes surviennent chez desjeunes filles mariées ; c’est pourquoi l’offre deservices de santé a relativement peu d’impact surce phénomène. En revanche, l’allongement de ladurée de la scolarisation des filles retarde le mariage :dix ans d’école en moyenne repoussent l’âge dumariage d’environ six ans.

D. K.

JEANNE SUSPLUGAS ET ALAIN DECLERCQ. – « Blason », 2009

Mission inaccomplie en Afrique de l’Ouest

ADAGP

17

cation en 1999 par le ministère de ladéfense sud-africain de taux élevés deprévalence de l’infection par le virus del’immunodéficience humaine (VIH) chezles militaires de nombreux Etats d’Afriquealarme les autorités. Les capacités dedéfense nationale ne seraient, à court terme,plus suffisantes pour faire face à des conflitsinternes ou externes. Selon l’InternationalCrisis Group (ICG), de nombreux pays «neseront bientôt plus enmesure de contribueraux opérations de maintien de la paix (5)».Sur la période 1999-2008, le Conseilnational des services de renseignement dugouvernement américain, le National Intel-ligence Council (NIC), centre de réflexionstratégique, publie six rapports sur la santémondiale. Fait inédit, ces documents défi-nissent une maladie comme un «agent demenace non traditionnel» pour la sécuritédes Etats-Unis, dont les bases militairesconstellent la planète.

Cette «menace» va parvenir jusqu’auxNations unies. Pour la première fois deson histoire, le 10 janvier 2000, à NewYork, le Conseil de sécurité inscrit àl’ordre du jour de sa réunion un thèmequi n’est pas lié à un risque direct deconflit : « La situation enAfrique : l’im-pact du sida sur la paix et la sécurité enAfrique ». Les Etats-Unis président leséchanges, avec le vice-président AlbertGore le matin et l’ambassadeur desEtats-Unis à l’ONU, Richard Holbrooke,l’après-midi. Il en sortira plusieurs réso-lutions. L’article 90 de la résolution dela session spéciale de l’Assemblée géné-rale des Nations unies du 27 juin 2001appelle à la création d’un « fondsmondial santé et VIH-sida afin definancer une réponse urgente à l’épi-démie selon une approche intégrée deprévention, de prise en charge, desoutien et de traitement, et d’appuyer lesEtats dans leurs efforts contre le sida,avec une priorité donnée aux pays les

plus touchés, notamment en Afriquesubsaharienne et dans les Caraïbes ».

Le Fonds mondial voit le jour grâce àla mobilisation des membres du G8 parM.Annan. Loin du « fonds santé et sida»recommandé, le mandat du partenariatpublic-privé (PPP)mondial porte seulementsur le sida, la tuberculose et le paludisme.La politique de sécurité nationale améri-caine se nourrit de peurs plus ou moinsfondées contre lesquelles il faut lutter : lecommunisme, le terrorisme, les maladies…Tels sont les « traumatismes» inspirant lespolitiques de défense des Etats-Unis, quin’hésitent pas, pour défendre leurs positionssur les enjeux de santé mondiale, à instru-mentaliser le Conseil de sécurité desNations unies.

Après une décennie marquée par laguerre en Afghanistan et en Irak, lastratégie de M. Barack Obama consiste àemmener son pays vers d’autres combatsque les « conflits à l’extérieur ». Il s’agitde « restaurer le leadership américain àl’étranger », y compris pour relever lesdéfis liés au contrôle des épidémies, thèmeexpressément mentionné dans la stratégiede sécurité nationale en 2010. Lorsque legouvernement annonce, en juillet 2012,la création au sein du département d’Etatde l’Office of Global Health Diplomacy– institué juste avant le départ deMme Hillary Clinton –, il affirme vouloirprendre le contrôle et le pouvoir. «Nousavons recommandé de passer du leadershipen interne [c’est-à-dire entre les agencesnationales de coopération sanitaire] auleadership mondial par le gouvernementaméricain», précise le communiqué. «LesEtats-Unis ont bien compris qu’au fondla véritable puissance, aujourd’hui, c’estde pouvoir jouer dans les deux sphères,interétatique et transnationale», analysel’historien des relations internationalesGeorges-Henri Soutou (6).

LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

PUISSANCES

géopolitique

Choix financiers sous influence

• Maladies infectieuses, pathologies maternelles et néonatales, désordresnutritionnels en Afrique : 76 % de la mortalité du continent.

• VIH-sida : 70 % des décès à l’échelle mondiale ; 75 % des nouvellesinfections – dont la majorité concernent des jeunes, des filles et desfemmes (60 % des cas).

• 75% des jeunes positifs à l’infection par le VIH entre 15 et 24 ans sontdes filles. Le sida est plus fréquent en ville, où les maladies de promis-cuité (comme la tuberculose) s’étendent avec l’urbanisation. L’usage dupréservatif reste occasionnel (moins de 20 % dans des pays à préva-lence élevée).

• 75% des hommes séropositifs déclarent un rapport sexuel récent nonprotégé dans quatre pays à forte prévalence.

• Selon une étude réalisée avec le soutien du Fonds des Nations uniespour l’enfance (Unicef) à Abidjan, la prévalence du sida est plus élevéeen ville, et donc paradoxalement chez les jeunes les mieux informés, lesplus instruits et les plus riches. 75% des jeunes de 15 à 44 ans ignorentleur statut sérologique quant à l’infection au VIH. Dans la tranche d’âge15 à 24 ans, seuls 10 % des garçons et 15 % des filles ont pratiqué untest sérologique.

• En Afrique centrale et de l’Ouest, sur quatre patients éligibles, un seulaccède aux médicaments antirétroviraux (20 % des femmes enceintesséropositives y accèdent pour elles-mêmes, et un tiers d’entre elles pourprévenir la transmission du virus à l’enfant).

• Mortalité des femmes enceintes ou mortalité par avortement : 50 %des cas mondiaux. Le taux de fécondité précoce, celui des adolescentesde moins de 15 ans ou 18 ans, y est le plus élevé. L’avortement estpratiqué dans de mauvaises conditions dans 97 % des cas.

• Mortalité mondiale liée au paludisme : 91 %, selon l’Organisationmondiale de la santé (OMS), dont 87 % d’enfants de moins de 5 ans.

• Crise des personnels de santé : à l’échelle mondiale, l’Afrique repré-sente 25 % de la pénurie de soignants (un million de professionnels desanté manquants), et seulement 3 % des personnels de santé.

Chiffres pour 2010. Sources : rapports OMD Afriqueet OMD Global, Measure DHS,«Financing global health 2012 :

The end of the golden age?», IHME.

Objectifs du millénairepour le développement (OMD) relatifs à la santé

Entre 1990 et 2015, soit une génération :

OMD 4 : réduire des deux tiers la mortalité des enfants de moins de5 ans (de 171 pour 1000 à 58 pour 1000).

OMD 5 : améliorer la santé maternelle et réduire des trois quarts le tauxde mortalité maternelle.

OMD 6 : combattre le VIH-sida, le paludisme, la tuberculose et lesautres maladies.

OMD 8, cible E : en coopération avec l’industrie pharmaceutique,rendre les médicaments essentiels disponibles et abordables dans lespays en développement.

Le continent des pandémies

niques et stratégiques sont censés êtretraités par les pays et leurs parte-naires (Onusida, Fonds des Nations uniespour l’enfance – Unicef – et OMS). Siles agences de l’ONU ont apporté unappui technique aux Etats, leurs équipesont-elles su les accompagner vers unevision stratégique qui tienne compte deleurs spécificités pour enrayer les troispandémies ? Si la réponse est non, il esttemps de l’assumer.

L’Afrique, la France et l’Europe serontconfrontées au cours des décennies à venirà des défis hors normes. La populationdu continent noir va doubler d’ici à 2050,passant de un à deux milliards d’habitants,soit 20 % de la population mondiale.D’après l’économiste François Bourgui-gnon, invité au Collège de France pourprésenter son ouvrage sur la « mondiali-sation de l’inégalité », la pauvreté – ausens strict – sera un problème exclusive-ment africain d’ici à 2040 ou 2050 (9).

Transitions démographique et épidé-miologique sont en marche sur uncontinent qui s’urbanise rapidement, etoù des maladies chroniques dont nousn’avons pas encore mesuré l’ampleurdeviennent plus massives : cancers,diabètes, maladies cardio-vasculaires etrespiratoires, problèmes de santé mentale,maladies liées aux pollutions environ-nementales… Ces affections, non outardivement dépistées et diagnostiquées,se propagent telles de nouvellespandémies, en plus des accidents sur lavoie publique, ajoutant à la charge detravail de personnels de santé déjà ennombre très insuffisant.

Les inégalités de santé s’inscriventdans le sillage des inégalités économiqueset sociales. Les systèmes d’assurance-maladie et de protection sociale se mettenten place trop lentement et inégalementd’une région à l’autre. La « couverturesanitaire universelle » serait utile auxpopulations pauvres si elle était un moyenau service d’une politique fondée sur lespriorités nationales, et en particulier surla prévention.

Compte tenu des liens historiques etdes relations politiques, économiques etcommerciales que la France et l’Europeentretiennent avec l’Afrique subsaha-rienne depuis quelques siècles, la contri-bution politique, leur expertise et leursfinancements sont encore attendus, et nedoivent pas s’effacer derrière les prioritésaméricaines. La situation enAfrique fran-cophone de l’Ouest et du centre appelledes réactions massives sur le long terme.

A faire converger les objectifs de dévelop-pement avec ceux du développement«durable» pour le monde d’après 2015,nous prenons le risque de ne nous intéresserqu’aux enjeux mondiaux communs, et de

négliger une nouvelle fois les Etats fragileset les populations les plus vulnérables. Lespriorités, pour ceux-ci, sont plutôt l’édu-cation des filles (jusqu’au niveau de l’ensei-gnement supérieur), la santé des femmesenceintes, les maladies tropicales ignoréeset les capacités institutionnelles à élaboreret à gérer des politiques complexes.

Ne perdons pas de temps à plaider enfaveur de la santé : «Ceux qui se posentla question de savoir si une meilleuresanté est un bon instrument de dévelop-pement négligent peut-être l’aspect leplus fondamental de la question, à savoirque santé et développement sont indis-sociables, insiste Amartya Sen. Il n’estpas nécessaire d’instrumentaliser lasanté pour en établir la valeur, c’est-à-dire d’essayer de montrer qu’une bonnesanté peut également contribuer àstimuler la croissance économique. »

Privilégions, pour chacun sur la planète,l’idée d’une santé durable, plutôt que leseul mécanisme de financement qu’in-carne la couverture sanitaire universelle,désormais présentée comme un objectifde développement durable.

DOMINIQUE KEROUEDAN.

L’ANALYSE des facteurs qui ont façonnéles politiques sanitaires de ces dernièresdécennies permet de distinguer troisconceptions : la santé mondiale commeinvestissement économique, comme outilsécuritaire et comme élément de politiqueétrangère (sans même parler de charité oude santé publique, deux composantessupplémentaires qui, d’après DavidStuckler et Martin McKee, complètentl’ensemble [7]). En politique, la notion desécurité implique l’urgence, le court termeet le contrôle des maladies contagieuses,plutôt que l’approche holistique et systé-mique de long terme qu’exigerait lerenforcement des capacités institution-nelles des systèmes de santé. La pérennitédes interventions financées pendant prèsde quinze ans en est fragilisée.

Ces observations aident à comprendrepourquoi l’aide n’est que d’une efficacitélimitée : quels que soient les montantsalloués par le Fonds mondial ou par legouvernement américain au travers du pland’urgence de lutte contre le sida (Pepfar [8]),les performances de ces programmes surle terrain s’avèrent décevantes. La perti-nence des financements en faveur de laprévention, ou l’ajustement des interven-tions à des dynamiques démographiques,urbaines, sociales, économiques ou conflic-tuelles, et aux spécificités nationales de lapropagation, sont autant d’éléments fonda-mentaux relativement peu pris en compte.

Trente ans après le début de lapandémie, peu de moyens sont alloués àla recherche locale, épidémiologique,anthropologique et économique au servicede la décision. Pour deux personnes misessous traitement, cinq nouvelles infectionsse produisent. Le retentissement des vio-lences sexuelles sur la féminisation de lapandémie enAfrique n’est pas même unehypothèse de recherche, sur un continentoù les conflits armés se multiplient ! Al’échelle internationale, le détournementde quelques millions de dollars du Fondsmondial suscite davantage l’indignationque l’absence d’analyse, dans les paysmêmes, de l’eff icacité des stratégies.Opérés sous influence, les choix finan-ciers privilégient pourtant le paradigmecuratif de la santé, au bénéfice de l’in-dustrie pharmaceutique, plutôt que laprévention de la transmission du VIH.

De la multiplication des acteurs del’aide au développement émergent desconflits de gouvernance entre « déci-deurs » et « partenaires », ce qui entraîneune dilution des responsabilités : qui doitrendre des comptes sur l’utilisation desfinancements alloués au travers de parte-nariats mondiaux ou de mécanismesinnovants, quelle que soit la thématique ?Pour les aspects financiers, la responsa-bilité relève du conseil d’administrationdu Fonds mondial, plutôt que du seulsecrétariat exécutif. Les aspects tech-

(5) « HIV/AIDS as a security issue», InternationalCrisis Group, 19 juin 2001.

(6) Georges-Henri Soutou, «Le nouveau systèmeinternational», Aquilon, no5, Paris, juillet 2011.

(7) David Stuckler et Martin McKee, « Fivemetaphors about global-health policy», The Lancet,vol. 372, no 9633, Londres, juillet 2008.

(8) The United States President’s Emergency Planfor AIDS Relief, www.pepfar.gov

(9) François Bourguignon, La Mondialisation del’inégalité, Seuil, coll. «La république des idées »,Paris, 2012. Cf. aussi «Towards the end of poverty»,The Economist, Londres, 1er juin 2013.

PHILIPPE REKACEWICZ En 1990, le taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans était de 171 pour 1000.L’un des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD 4) était d’atteindre

58 pour 1000 en 2015 (ligne rouge en pointillé). La ligne rouge continue montrel’évolution réelle et la projection jusqu’en 2053.

18UNE DISCIPLINE INSPIRÉE DE

Pire que l’autre, la nouvelleIls peuvent en particulier adopter uncomportement mimétique, souffrir d’unexcès de confiance ou se laisser influencerpar des anticipations exubérantes ou descrises de panique. Et, même si certainsinvestisseurs sont vraiment rationnels, ilspeuvent rarement prendre le risque d’allerà contre-courant du marché. Les implica-tions de tels phénomènes portent un coupfatal à la thèse de l’efficience des marchés,intimement solidaire de celle de la ratio-nalité des agents. De fait, les bulles etkrachs successifs illustrent assez à quelpoint les marchés de capitaux peuventbattre la campagne. Au premier abord, ilfaut donc au moins accorder à la BEqu’elle n’a pas froid aux yeux, car elles’attaque frontalement aux deux piliers dela finance néoclassique.

L’idée que les marchés ne sont pas desmiracles d’efficience, et que nous nesommes pas des ordinateurs omniscients,n’est pourtant pas neuve. Depuis JohnMaynard Keynes, les penseurs hétérodoxesn’ont cessé d’avertir qu’il s’agissait d’unmythe, et de surcroît d’un mythe dange-reux. Mais ils ont crié dans le désert :keynésiens, institutionnalistes, marxistes,régulationnistes étaient, et sont toujours,bien trop critiques pour être écoutés.

«Nous payons un prix terrible pournotre foi aveugle dans le pouvoir de lamain invisible», accuse désormais l’éco-nomiste Dan Ariely (2). La théorienéoclassique est «déficiente», tranchentde leur côté ses confrères GeorgeAkerlofet Robert Shiller (3). «Elle ne permet pasde comprendre pourquoi l’économie a desallures de montagnes russes. » En expo-sant «comment l’économie marche vrai-ment, quand les gens sont vraimenthumains », les deux auteurs d’AnimalSpirits affichent un programme ambi-tieux : «Parvenir à ce que la théorie exis-tante n’a pas su réaliser. »

Car, postule la BE, si nous sommes irra-tionnels, nous n’en sommes pas moinsprévisibles. Multipliant les expériences enlaboratoire, armés si besoin d’électrodesfournies par leurs alliés des neurosciences,les économistes comportementaux décè-lent ces régularités dans notre comporte-

ment pour construire des modèles de déci-sion individuelle plus réalistes que ceuxdes néoclassiques.

Les pionniers de la BE se nommentDaniel Kahneman et Amos Tversky. Apartir des années 1970, ces psychologuesisraéliens ont méticuleusement cataloguéles biais cognitifs qui, distordant l’ana-lyse d’une situation, poussent les indi-vidus à prendre des décisions irration-nelles. Ainsi, par exemple, de l’« effet deframing», qui conduit les agents à appré-cier différemment les données d’un seulet même choix selon la façon dont on leleur présente : « 40 % de chances degagner» ne produit pas le même effet que«60 % de chances de perdre». Mais c’estla collaboration avec un jeune économisteaméricain, Richard Thaler, qui, dans lesannées 1980, marque l’avènement del’économie comportementale comme unchamp à part entière.

Pour l’heure, le rêve d’une refondationdu courant dominant de l’économie àpartir du paradigme comportementaln’est pas encore réalisé. Cependant, sespartisans gagnent du terrain depuis unedizaine d’années, comme l’attestent lesprix de la Banque de Suède en mémoired’Alfred Nobel remis à Akerlof en 2001et à Kahneman en 2002. En France, c’estl’économiste comportementaliste David

Masclet qui a reçu en 2012 la médaillede bronze du Centre national de larecherche scientifique (CNRS). Les biaiscognitifs que les orthodoxes disquali-fiaient comme de simples objets de curio-sité sont désormais examinés sous toutesles coutures dans des revues académiquesrespectées. On enseigne la BE dans lesuniversités américaines les plus presti-gieuses, au Massachusetts Institute ofTechnology (MIT) ainsi qu’à Stanford,Berkeley, Chicago, Columbia, Princetonet surtout Harvard. L’Institute for NewEconomic Thinking (INET), le think tanklancé en 2009 grâce aux 50 millions dedollars avancés par M. George Soros,place la BE au cœur de ses réflexions. EnFrance, le Groupe d’analyse et de théorieéconomique (GATE) de Lyon et laToulouse School of Economics (TSE)sont les plus en pointe.

La discipline fait aussi des adeptesdans le grand public. Avides decomprendre pourquoi ils prennent tant de«mauvaises » décisions, les Américainsse jettent sur des livres tels que Blink, deMalcolm Gladwell, Nudge, de Thaler etCass Sunstein, ou Predictably Irrational,d’Ariely. Ce dernier répond d’ailleurschaque semaine aux questions les plustriviales des lecteurs du Wall StreetJournal dans une section du journal inti-tulée «Ask Ariely ».

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

LA théorie économique dominante,dite « néoclassique », vit des jours diffi-ciles. Non seulement les liens incestueuxde ses spécialistes avec les institutionsfinancières sont révélés (1), mais leurresponsabilité dans la dernière criseéclate au grand jour. L’autorégulation sejustifiait, avaient coutume d’expliquerles maîtres incontestés de la discipline,par la parfaite efficience des marchés,elle-même découlant de la rationalitésans faille des agents. Un conte pourenfants sages mis à mal par la crisefinancière.

L’invalidation spectaculaire de ladoctrine dominante ne fait cependant pasque des malheureux dans la profession.Certains courants alternatifs, au passifprétendument moins chargé, se frottentles mains. L’un d’eux semble particuliè-rement bien placé pour devenir lanouvelle doctrine dominante : la beha-vioral economics (BE), ou économiecomportementale.

Cette école, tout en restant compatibleavec la plupart des postulats de la scienceéconomique orthodoxe, incorpore lesenseignements de la psychologie compor-tementale. C’est pourquoi de nombreuxéconomistes néoclassiques misent sur ellepour redorer le blason de l’ensemble de laprofession. M. Jean-Claude Trichet, l’an-cien président de la Banque centrale euro-

* Journaliste.

péenne (BCE), les y encourage : «La prin-cipale leçon que je tire de notre expérienceest qu’il est dangereux de dépendre d’unseul outil, déclarait-il lors d’une confé-rence de la BCE en 2010. Nous devonsdévelopper des outils complémentairespour améliorer la robustesse de notrecadre. Pour commencer, nous devons réflé-chir à la manière dont on caractérisel’Homo œconomicus au cœur de toutmodèle. (…) La behavioral economicss’appuie sur la psychologie pour expli-quer les décisions prises dans un contextede crise.»M.Trichet omettait de dire que,traduite en termes politiques, cette théoriepourrait s’avérer plus dangereuse encoreque celle dont elle prétend corriger leserreurs.

La BE avance des affirmations a prioriévidentes, mais que les disciples du théo-ricien libéral Milton Friedman se sontévertués à nier : les agents économiques nesont pas des êtres impeccablement ration-nels qui prennent les décisions les mieuxà même de maximiser leur propre intérêt.D’une part, ils se laissent guider par desémotions, des croyances, des intuitions,ou opèrent des raccourcis de raisonne-ment. D’autre part, ils ne cherchent passeulement à accroître leurs propres gains :les normes morales et sociales les incitentparfois à se montrer coopératifs, voirealtruistes.

Les investisseurs financiers n’échap-pent pas à l’emprise des biais cognitifs.

PAR LAURA RAIM *

Longtemps, les économistes classiques ont élaboré leursmodèles comme si les humains étaient des machines à calculer.Echec. Nourrie de psychologie, l’économie dite comporte-mentale étudie donc nos réactions et nos décisions afin de lesanticiper. Et de les influencer par des incitations subtiles. Ilsuffirait en effet d’un simple «coup de pouce» pour remettretravailleurs et consommateurs sur le droit chemin.

(1) Lire Renaud Lambert, «Les économistes à gagessur la sellette», Le Monde diplomatique, mars 2012 ;cf. aussi Charles Ferguson, Inside Job, film documen-taire, 2010, et livre, Oneworld, Oxford, 2012.

(2) Dan Ariely, « Irrationality is the real invisiblehand», 20 avril 2009, http://danariely.com

(3) GeorgeAkerlof et Robert Shiller,Animal Spirits,Princeton University Press, 2009.

(4) Paul Krugman, conférence à la London Schoolof Economics, juin 2009.

(5) «A marketer’s guide to behavioral economics»,février 2010, www.mckinsey.com

ENtant que discours savant, l’économie s’est émancipée au XVIIIe sièclede la morale, de la religion et de la politique en tentant de faire ladémonstration, toute théorique, qu’il était inutile de vouloir garantir

le bien public à coups de chantages religieux ou de décrets politiques :une «main invisible», opérant au cœur même des processus économiques,s’en chargeait. Comme l’a montré l’anthropologue Louis Dumont, cetaffranchissement, qui accompagne le basculement de notre imaginairecollectif dans la modernité, repose entièrement sur la production et lapromotion de deux « idéologèmes» (1).

D’une part, la conviction qu’il existe une sphère cohérente, faisant système,indépendante des autres sphères d’activité humaine, que l’on peut appelerl’économie : la production, la répartition et l’utilisation des richesses consti-tueraient un monde en soi, voire un monde à part. Le second idéologème,de loin le plus important, suggère que cette cohérence interne est «orientéeau bien de l’homme». Il s’agit ici de garantir le processus d’indépendance :«Car si l’on suppose qu’il ait été démontré que la cohérence interne avaitdes effets pernicieux, explique Dumont, alors de nouveau ç’aurait étél’occasion pour le politicien ou l’homme d’Etat d’intervenir.» Un postulatqui avait également le mérite d’apporter à l’humanité une réassurancepsychologique indispensable, une fois la religion mise à l’écart.

Rappelons que la «main invisible» est censée résulter de deux principes :d’une part, la poursuite par les individus ou les entreprises de leur propreintérêt, avec constance, logique et économie (principe de la rationalitééconomique); d’autre part, l’immersion de ces acteurs dans un environnementconcurrentiel. La concurrence, en effet, est conçue comme le dispositifdisciplinaire d’un monde – le capitalisme – dans lequel on a voulu laisserlibre cours à l’appât du gain. S’agissant des entreprises, la concurrence surle marché des biens et des services, autant que sur les marchés financiers,est l’aiguillon qui les amène, guidées par leur soif de profit, à faire un usagecollectivement optimal des ressources, tout en rabotant les rentes indues.

Renforcer l’arsenal de manipulation

Vertus de l’a

SI l’économie de ces dernières annéesa été «au mieux spectaculairement inutile,au pire extrêmement nocive (4) », leséconomistes comportementalistes valent-ils mieux que les autres? Mettre fin à latyrannie intellectuelle de l’Homo œcono-micus et affirmer l’inefficience desmarchés représente à coup sûr une ruptureencourageante. Mais, quand la théoriedevient pratique, c’est une tout autrehistoire. Car la BE ne se révèle pas moinsencline que sa grande sœur dominante àproposer ses services aux entreprises, à lafinance ou aux politiques publiques. Etses mises en application, décevantes dansle meilleur des cas, suscitent le plussouvent… le doute.

Du point de vue des salariés et desconsommateurs, d’abord. Les entreprises,qui exploitent depuis les années 1930 lesressources de la psychologie au profit dumarketing et de la publicité, accueillentchaleureusement les derniers développe-ments de la BE, qui renforcent leur arsenalde manipulation à destination de leursclients et de leurs employés. Le célèbrecabinet de conseil McKinsey proposequatre techniques pratiques «qui devraientfaire partie de la boîte à outils de tous lescommerciaux (5) ». La compagnie derecherche en marketing MarketToolsexplique sur son site que la BE est plus

efficace que les sondages pour identifierle prix au-delà duquel les consommateursn’achètent plus un produit.Autrement dit,la BE permettrait de déterminer les prixles plus élevés possibles. Elle fournit aussides clés pour pousser les clients à payerleurs factures à temps. Sanctionner lesretardataires par une amende s’avéreraitmoins efficace que de jouer sur leurtendance à se comparer aux autres avecune lettre indiquant : «Vous êtes l’une desrares personnes de votre quartier à ne pasavoir encore payé votre facture.»

FehrAdvice, un cabinet de consultantsallemand fondé par Ernst Fehr, l’un despontes de la discipline, propose quant àlui d’enseigner aux patrons commentutiliser la BE pour négocier avec leursemployés, notamment sur les questions

19

Universités et banques se côtoient surbon nombre de curriculum vitae d’éco-nomistes comportementalistes. KentDaniel, actuellement professeur de financeà Columbia University, a été directeur dudépartement d’analyse financière chezGoldman SachsAsset Management. Il estaussi membre du comité de conseil acadé-mique de Kepos Capital et d’AllianzGlobal Investors. Qu’a-t-il à dire sur larégulation? «Même si les investisseurs nesont pas parfaitement rationnels et que lestitres sont systématiquement mal pricés,les politiques devraient malgré tout êtredéférents envers les prix du marché (10). »En d’autres termes : les marchés fontn’importe quoi, mais ils méritent notrerespect.

En effet, poursuit Daniel, « l’irrationa-lité et l’égoïsme contaminent le processuspolitique». Et, par ce coup de baguettemagique, l’argument de l’irrationalité estretourné contre les représentants de lapuissance publique. On ne sera donc passurpris de découvrir la grande idée deMontier : «Ceux d’entre nous qui travail-lent dans la finance devraient avoir àprêter une sorte de serment d’Hippocrate,celui de ne pas faire de mal (11). » Pour-quoi se fatiguer à légiférer quand il suffitque les traders promettent d’être vertueux?

Dans leur dernier ouvrage, Thaler etSunstein vont jusqu’à défendre lessubprime : «Les crédits hypothécaires àtaux variables, même ceux avec les tauxteasers, ne sont pas mauvais en tant quetels. » Et d’épouser l’injonction de l’an-cien conseiller deWoodrowWilson, LouisBrandeis : «La lumière du jour est le meil-

leur désinfectant.»Traduction : lasolution, c’est la transparence, pasla régulation. Les néoclassiquesne le diraient pas autrement.

Quel est le point commun entreces propositions ? Toutes sontparfaitement respectueuses de lasuprématie du marché, et doncnaturellement suspicieuses enversla régulation. Cette dispositiondonne toute sa consistance à une

position très générale de politiquepublique queThaler et Sunstein résumentpar l’idée de nudge (12). Nudge, c’est le« coup de pouce», ou l’amicale pressiondu coude qui exploite les biais cognitifsdes individus pour les inciter en douceurà faire des choix conformes à la fois àleurs intérêts particuliers et à l’intérêtgénéral, en évitant donc d’être « pres-criptif ou culpabilisant », ainsi que lesouligne un rapport du Conseil d’analysestratégique (CAS).

(6) Roland G. Fryer Jr, Steven D. Levitt, John Listet Sally Sadoff, «Enhancing the efficacy of teacherincentives through loss aversion :A field experiment»,document de travail, National Bureau of EconomicResearch, no18237, Cambridge, juillet 2012.

(7) James Montier, The Little Book of BehavioralInvesting, JohnWiley and Sons, Hoboken (New Jersey),2010.

(8) Russell Fuller, «Behavioral finance and thesources ofAlpha», Journal of Pension Plan Investing,vol. 2, no3, NewYork, hiver 1998.

(9) Cf. Les Economistes atterrés, Changer d’éco-nomie !, Les Liens qui libèrent, Paris, 2012.

(10) Kent Daniel, David Hirshleifer et Siew HongTeoh, « Investor psychology in capital markets :Evidence and policy implications», no49, Journal ofMonetary Economics, université de Rochester (NewYork), 2002.

(11) « Interview : James Montier on value investing»,Investment Postcards from CapeTown, 11 mars 2010,www.investmentpostcards.com

(12) Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge.La méthode douce pour inspirer la bonne décision,Vuibert, Paris, 2010.

(13) « Behind closed doors at the White House :How politics trumps protection of public health, workersafety, and the environment», Center for ProgressiveReform, Washington, DC, novembre 2011.

(14)Allegra Stratton, «“Nudge”economist RichardThaler joins conservative camp», The Guardian,Londres, 6 octobre 2009.

(15) Lire François Chesnais, «Demain, les retraitesà la merci des marchés », Le Monde diplomatique,avril 1997.

(16) RichardThaler, «Geek squad», Foreign Policy,Washington, DC, janvier-février 2013.

(17) Frank Ferudi, «Don’t wink at the nudge plan»,The Australian, Sydney, 5 octobre 2012.

(18) Patrick Wintour, «David Cameron’s “nudgeunit” aims to improve economic behaviour »,The Guardian, 9 septembre 2010.

LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

LA PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

science économique

«Politique du coup de pouce»

autocritique

de salaire. De fait, la BE regorgede leçons en la matière. Consta-tant que l’incitation financièreclassique, soit la promesse faiteaux enseignants d’une prime defin d’année en cas de bons résul-tats des élèves, était sans effet,des économistes comportemen-talistes ont préféré exploiter lefait que les individus sont plussensibles aux pertes qu’auxgains : Steven Levitt et RolandFryer (6) ont donné la prime auxprofesseurs dès le début del’année et ont menacé de la leurretirer à la fin si les résultats nes’avéraient pas satisfaisants.Demander aux employés derembourser une partie de leursalaire à la fin de l’année : voilàune technique de motivation destroupes qui a de l’avenir.

Mais, paradoxalement, c’estdans la finance, secteur pourtantparticulièrement remis en causepar les «découvertes» de la BE,que celle-ci formule les proposi-tions les plus appréciées. Il a suffide faire le tri : écarter les conclu-sions définitives sur l’inefficiencedes marchés et conserver celles,potentiellement lucratives, concer-nant le comportement des agents.La «finance comportementale»est ainsi devenue un «complémentà la gestion classique de porte-feuille», selon le site de l’Inseec,une école de commerce qui aincorporé ce «nouveau champ dela finance» dans le cursus de sonMaster of Business Administra-tion (MBA).

Certains fonds, comme JPMorgan Asset Management, quia commencé dès 1993, ou, enFrance, CCRAsset Management,appliquent ces principes depuislongtemps. Concrètement, faire de lafinance comportementale signifie que lesinvestisseurs s’efforcent d’identifier et decorriger leurs propres biais, et/ou d’ex-ploiter ceux des autres. Illustrant lepremier cas de figure, James Montierpromet d’aider l’investisseur à «maîtriserses émotions» et à renforcer le «muscledu self-control» (7). L’autre approche, plusstratégique, développée notamment parRussell Fuller (8), consiste à repérer lestitres mal «pricés» (cotés) en raison de lasur- ou de la sous-réaction des autresinvestisseurs.

Ces stratégies permettent peut-être àcertains de gagner plus, mais ne règlenten aucun cas la question de l’inefficiencedes marchés. De fait, comme la théorieéconomique (vraiment) hétérodoxe l’amontré (9), le seul moyen d’empêcher lesmarchés financiers, intrinsèquement insta-bles, de semer le chaos dans l’économie,

c’est de les réguler drastiquement, c’est-à-dire de limiter les leviers d’endettementdes opérateurs, de séparer les activités demarché et de crédit, de limiter les mouve-ments de capitaux, etc.

Mais, étrangement, aucune de cesmesures ne figure dans les propositions depolitique publique des économistescomportementalistes.Ainsi,Thaler, le papede la discipline, conseille l’équipe écono-mique du président américain BarackObama, ainsi que le gouvernement deM. David Cameron au Royaume-Uni : ilpourrait très bien leur glisser à l’oreille qu’ilserait pertinent d’encadrer les marchésfinanciers si l’on veut éviter de nouvellessecousses.Mais il se trouve queThaler n’estpas seulement professeur d’économie àl’University of Chicago Booth School ofBusiness. Il dirige aussi, avec Fuller, unfonds d’investissement spécialisé dans lafinance comportementale…

«NOUS sommes contre lesinterdictions», assumentThaler etSunstein. Evoquant une loi quiinterdit certains polluants, ils écri-vent : «La philosophie de ce typede limites ressemble désagréable-ment à celle des plans quinquen-naux soviétiques.» Pour les auteursdu livre, qui se décrivent commedes «paternalistes libertariens»,la BE est donc une « troisièmevoie» entre friedmaniens et keyné-siens : entre le laisser-faire totaldes libéraux et les lourdes inter-ventions de l’Etat, il y aurait uneplace «ni de droite ni de gauche»pour l’aimable et raisonnable«politique du coup de pouce».

C’est cette voie d’une parfaiteinnocuité que M. Obama auraempruntée dès son premiermandat. Non seulement Thaler aété sollicité pour conseiller sonéquipe économique, mais Sunsteina dirigé pendant près de quatre ansl’Office of Information and Regu-latoryAffairs, clé de voûte de l’ap-pareil fédéral de régulation,notamment dans les domaines dela santé, du logement et de l’envi-

ronnement. Résultat des courses : selon leCenter for Progressive Reform, sur lescentaines de projets qui lui ont été soumispar les cabinets ministériels, Sunstein ena assoupli les trois quarts dans le sens del’intérêt des lobbys industriels (13).

Il n’est pas étonnant que cette philoso-phie ait plu aux tories (conservateurs)britanniques, qui ont recruté le mêmeThaler en 2009 à la tête d’une… NudgeUnit. Sa mission : «Atteindre des objec-tifs progressistes d’une manière qui soitcompatible avec la réduction des dépensesdu gouvernement et les charges que repré-sente la régulation pour les entreprises etla société (14).»

La France non plus n’est pas insensibleaux charmes du nudge. Le CAS a exploréen 2011 comment « plusieurs levierscomportementaux, comme le poids de lacomparaison avec autrui ou l’inertie faceau changement», pouvaient être mobiliséspour « inviter les citoyens à adopter desmodes de vie plus respectueux de l’envi-ronnement». Dans un rapport de 2012 duConseil d’analyse économique sur laprotection du consommateur, les pourtanttrès orthodoxes David Thesmar etAugustin Landier pointent les « biaispyschocognitifs des ménages» et appel-lent à systématiser, notamment pour lesproduits d’épargne salariale, une «optionpar défaut bien choisie», qui «permetteau consommateur inattentif d’être aiguillévers le bon choix, sans priver le consom-mateur proactif de sa liberté de choix».

Inciter les gens à faire les choix quivont dans le sens de l’intérêt général,voilà donc la visée du nudge. La défini-tion de cet « intérêt général » n’est enrevanche jamais formulée. Moins polluerla planète est sans doute un objectifconsensuel. Mais peut-on en dire autantquand les économistes agencent leurs« coups de pouce » pour conduire lessalariés américains à épargner davantageauprès de leurs fonds de pension ? Unepartie importante des travaux en BE auxEtats-Unis ont en effet été consacrés àdévelopper, et même à rendre obligatoires,de tels programmes dans les grandesentreprises. Augmenter l’épargne finan-ciarisée : voilà sans doute qui correspondà la vision que se fait l’industrie finan-cière de l’intérêt général… mais beau-coup moins à celle de la rationalitémacroéconomique, qui requiert parfoisque les individus n’épargnent pas plus,mais moins, pour relancer la demandepar la consommation. En outre, privilé-gier cet objectif évacue le débat sur lesdifférents modèles de retraite possibles,puisque cela postule que le système parcapitalisation est le meilleur (15).

Le nudge n’aime pas la politique, et secomplaît dans l’illusion qu’il s’exerce endehors d’elle, dans le merveilleux mondedu «bon sens» et de la «réalité des faits».Ainsi, proposeThaler, «laissons de côté laquestion de savoir s’il faut augmenter lesimpôts », question horriblement «parti-sane» qui fâche pour rien, et «employons-nous déjà à mieux collecter l’impôt» (16).Le nudge abolit toute interaction démo-cratique entre le peuple et les élus. Sespartisans «supposent implicitement qu’es-sayer de convaincre l’électorat du bien-fondé des agissements du gouvernementest un exercice vain, écrit le sociologue del’université britannique du Kent FrankFerudi (17). Au lieu d’un débat démocra-tique, ils optent pour des techniques subli-minales de manipulation».

Les économistes néoclassiques sontcertes nocifs lorsqu’ils prônent la déré-gulation, la privatisation et l’austérité sala-riale. Mais, au moins, ils ne fontqu’émettre une opinion, qui peut êtrepubliquement débattue et combattue.Leurs homologues comportementalistes,eux, sautent la case « débat démocra-tique ». Sûrs de savoir en quoi consistel’intérêt général, ils l’imposent par uneentreprise de conditionnement qui opèredirectement au niveau du comportementde chaque individu. La Nudge Unit britan-nique peut «changer la manière de penserdes gens», se réjouit ainsi en toute inno-cence le vice-premier ministre britanniqueNick Clegg (18). Devons-nous nousréjouir avec lui ?

LAURA RAIM.

Partant de là, les économistes néoclassiques ont commencé au XXe siècleà critiquer la «main invisible» : la concurrence ne remplit pas toujours sonoffice, ont-ils admis, et les marchés connaissent des défaillances. Bienleur en a pris : la reconnaissance de ces dysfonctionnements les a promusau rang d’experts des politiques publiques, cependant que leur contes-tation – mesurée – de la «main invisible» leur permettait d’investir tous lesdépartements de l’Etat (santé, culture, éducation, industrie, finances,environnement…) en assignant à ce dernier la mission de prolonger l’œuvrede la concurrence là où elle ne pouvait se soutenir d’elle-même.

Ce ne fut qu’une première étape : celle qui reposait sur la remise enquestion de l’efficacité absolue de la concurrence. La seconde étapeest sans doute en marche (lire l’article ci-dessus). S’ils négocienthabilement ce tournant, les économistes dominants en tireront proba-blement un renforcement de leur pouvoir. Placée sous les auspices dela science, leur expertise secourable palliera en effet une deuxièmeatrophie de la «main invisible », due cette fois à la rationalité défaillantedes agents. Comprenez : si les gens ne poursuivent pas rationnellementleur intérêt individuel, il y a peu de chances que leurs actions se combinentharmonieusement pour produire le bien collectif. Il suffira alors de corrigerles errements de l’Homo œconomicus en l’amenant à manger dans lamain invisible des cybernéticiens. Avec la sollicitude et le doigté desexperts, on pourra à coup sûr ramener les effets de composition desactions individuelles – même et surtout si elles paraissent de prime abordfolles et désordonnées – dans le champ du bien commun. Et nul besoinpour ce faire de modifier les structures politiques, institutionnelles… nid’activer la démocratie.

LAURENT CORDONNIER.

(1) Louis Dumont, Homo aequalis, Gallimard, Paris, 1977.

Imprimeriedu Monde

12, r. M.-Gunsbourg98852 IVRY

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Illustration de la pensée humaine, Karl-Sudhoff Institut, Leipzig (Allemagne), milieu du XVIIe siècle

CORB

IS

(1) Jeremy ginsberg, Matthew H. Mohebbi, rajanS. Patel, lynnette Brammer, Mark S. Smolinski etlarry Brilliant, «detecting influenza epidemics usingsearch engine query data », Nature, no 457, londres,19 février 2009.

20Au-delà de l’eSPIonnAge

Mise en données du monde,

tions. Cependant, lorsque la vie d’unnourrisson est en jeu, il est plus utile d’anti-ciper ce qui pourrait se produire que desavoir pourquoi.

l’application médicale illustre biencette possibilité d’identifier des corréla-tions, même lorsque les causes qui lessous-tendent demeurent obscures. en2009, des analystes de google ont publiédans la revue Nature un article qui a faitsensation dans les milieux médicaux (1).Ses auteurs affirmaient qu’il était possiblede repérer les foyers de grippe saison-nière à partir des archives du géant del’Internet. Celui-ci gère pas moins d’unmilliard de requêtes par jour sur le seulterritoire américain, et conserve scrupu-leusement trace de chacune de ces opéra-tions. Il a sélectionné les cinquantemillions de termes les plus fréquemmentsaisis sur son moteur de recherche entre2003 et 2008, puis les a croisés avec lefichier de la grippe des centres pour lecontrôle et la prévention des maladies(Centers for disease Control andPrevention, CdC). objectif : découvrirsi la récurrence de certains mots-cléscoïncidait avec les apparitions du virus ;en d’autres termes, évaluer la possiblecorrélation entre la fréquence de certainesrecherches sur google et les pics statis-tiques enregistrés par les CdC sur unemême zone géographique. Ceux-cirecensent notamment les consultationshospitalières des malades de la grippe àtravers tout le pays, mais ces chiffresbrossent un tableau souvent en décalaged’une semaine ou deux : une éternité dansle contexte d’une pandémie. google, lui,peut fournir des statistiques en temps réel.

la société ne disposait d’aucun élémentpour deviner quels mots-clés pouvaientfournir une indication probante. elle s’estcontentée de soumettre tous ses échan-tillons à un algorithme conçu pour calculerleur corrélation avec les attaques du virus.Son système a ensuite combiné les termesretenus pour tenter d’obtenir le modèle leplus fiable.Après cinq cents millions d’opé-rations de calcul, google est parvenu àidentifier quarante-cinq mots-clés – comme«mal de tête» ou «nez qui coule» – dontla réitération recoupait les statistiques desCdC. Plus leur fréquence était grande surune zone donnée, plus le virus faisait deravages sur ce même périmètre. laconclusion peut paraître évidente mais, àraison d’un milliard de recherches par jour,il aurait été impossible de l’établir pard’autres moyens.

les informations traitées par googleétaient pourtant imparfaites. dans lamesure où elles avaient été saisies etstockées à bien d’autres fins que l’altruismesanitaire, fautes de frappe et phrases incom-plètes pullulaient. Mais la taille colossalede la banque de données a largementcompensé sa nature brouillonne. Ce qui

en ressort n’est qu’une simple corrélation.elle ne livre aucun indice sur les raisonsqui ont poussé l’internaute à effectuer sarecherche. etait-ce parce qu’il avait lafièvre lui-même, parce qu’on lui avaitéternué au visage dans le métro, ou encoreparce que le journal télévisé l’avait renduanxieux ? google n’en sait rien, et peu luichaut. Il semble d’ailleurs qu’en décembredernier son système ait surestimé le nombrede cas de grippe aux etats-unis. les prévi-sions ne sont que des probabilités, jamaisdes certitudes, surtout lorsque la matièrequi les alimente – des recherches surInternet – est de nature aussi mouvante etvulnérable aux influences, en particuliermédiatiques. reste que les données demasse peuvent identifier des phénomènesen cours.

nombre de spécialistes assurent queleur utilisation remonte à la révolutionnumérique des années 1980, lorsque lamontée en puissance des microproces-seurs et de la mémoire informatique arendu possibles le stockage et l’analysede données toujours plus pléthoriques.Ce n’est vrai qu’en partie. les progrèstechnologiques et l’irruption d’Internetont certes contribué à réduire les coûtsde la collecte, du stockage, du traitementet du partage des informations. Mais lesdonnées de masse constituent surtout la

dernière manifestation en date de l’irré-pressible désir humain de comprendre etde quantifier le monde. Pour sonder lasignification de cette étape nouvelle, ilfaut jeter un regard de côté – ou plutôt,vers le bas.

Koshimizu Shigeomi est professeur àl’Institut avancé de technologie indus-trielle de Tokyo. Sa spécialité consiste àétudier la manière dont ses contempo-rains se tiennent assis. C’est un champd’études peu fréquenté, et pourtant riched’enseignements. lorsqu’un individu poseson postérieur sur un support quelconque,sa posture, ses contours et la distributionde sa masse corporelle constituent autantd’informations quantifiables et analy-sables. grâce à des capteurs placés surun siège d’automobile, Koshimizu et sonéquipe d’ingénieurs ont mesuré la pressionexercée par le fessier du conducteur surun réseau de trois cent soixante points,chacun indexé sur une échelle de zéro àdeux cent cinquante-six. les donnéesainsi recueillies permettent de composer

JUILLET 2013 – le Monde diplomatique

les bases ainsi constituées se prêtent àtoutes sortes d’usages étonnants, renduspossibles par une mémoire informatique demoins en moins coûteuse, des processeurstoujours plus puissants, des algorithmestoujours plus sophistiqués, ainsi que parle maniement de principes de base du calculstatistique. Au lieu d’apprendre à unordinateur à exécuter une action, commeconduire une voiture ou traduire un texte– objectif sur lequel des cohortes d’expertsen intelligence artificielle se sont casséles dents durant des décennies –, lanouvelle approche consiste à le gaver d’unequantité d’informations suffisante pourqu’il déduise la probabilité qu’un feu decirculation soit vert plutôt que rouge àchaque instant, ou dans quel contexte ontraduira le mot anglais light par « lumière»plutôt que par « léger ».

Pareil usage suppose trois changementsmajeurs dans notre approche. le premier

consiste à recueillir et à utiliser le plusgrand nombre possible d’informationsplutôt que d’opérer un tri sélectif commele font les statisticiens depuis plus d’unsiècle. le deuxième implique une certainetolérance à l’égard du désordre : moulinerdes données innombrables, mais de qualitéinégale, s’avère souvent plus efficacequ’exploiter un petit échantillon impec-cablement pertinent. enfin, le troisièmechangement implique que, dans denombreux cas, il faudra renoncer àidentifier les causes et se contenter decorrélations. Au lieu de chercher àcomprendre précisément pourquoi unemachine ne fonctionne plus, les cher-cheurs peuvent collecter et analyserdes quantités massives d’informationsrelatives à cet événement et à tout ce quilui est associé afin de repérer des régula-rités et d’établir dans quelles circons-tances la machine risque de retomber enpanne. Ils peuvent trouver une réponseau « comment », non au « pourquoi » ; et,bien souvent, cela suffit.

google et l’algorithme de la grippe

CHARLES GIULIOLI. – «Repères», 2010

(Suite de la première page.)

leS périodes de vacances ne sont géné-ralement pas les plus indiquées pour

solliciter des engagements et une contribu-tion financière. Surtout dans le contexteéconomique et social actuel. et pourtant,nous vous appelons à renouveler pour 2013votre cotisation à l’association des Amis duMonde diplomatique, dont la première mis-sion est de garantir l’indépendance du men-suel.

Plus que jamais, en effet, les citoyens ontbesoin d’un regard sans complaisance, maissans sectarisme, sur les politiques nationaleset européennes. Au-delà, les bouleverse-ments géopolitiques ainsi que les périls quimenacent les équilibres écologiques de laplanète nécessitent une réflexion exigeantepour rendre intelligibles des phénomènes etdes événements à première vue disparates.

Telle est la tâche qui incombe à la rédactiond’un journal que nous surnommons affec-tueusement le «diplo».

Pour les Amis, il s’agit d’introduire et defaire vivre ces analyses dans le débat publicpar de multiples rencontres organisées enFrance et à l’étranger, ou tout simplementpar le bouche-à-oreille dans les échangesquotidiens. Plus les effectifs et les moyensde notre association seront importants, plussa capacité d’intervention sera significative.Acquitter votre cotisation, voire y ajouter undon si cela vous est possible, est aussi unemanière de renforcer notre engagementcommun. Vous pouvez le faire en retournantvotre règlement à la délégation générale,3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris, ouvia notre site : www.amis.monde-diploma-tique.fr/adh

Devoir de vacances...

AIX-EN-PROVENCE. le 25 juillet, à19h30, au Café culturel citoyen, 23, boule-vard Carnot, «café diplo» : «Vive la ban-queroute !», avec François ruffin. (06-42-37-78-55 et [email protected])

LIBOURNE. le 24 juillet, à 20 h 30, aucafé l’orient, place François-Mitterrand :« café diplo ». ([email protected])

LURE. le 5 juillet, à 20h30, au cinémaMéliès, projection du film de Ken loach L’Es-prit de 45. (03-84-30-35-73 ou [email protected])

LUXEMBOURG. le 4 juillet, à 20 heures,au centre culturel Abbaye de neumünster :

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 ParisTél. : 01-53-94-96-66 – www.amis.monde-diplomatique.fr

«Conflit syrien et droit international», avecnorman Paech. en collaboration avec leCPJPo, l’IeIS et le CCrn. le 9 juillet, à19 heures, au Circolo Curiel, 107, routed’esch, luxembourg-Hollerich, les «mardisdu diplo» : « guerres par procuration enSyrie », discussion à partir de l’article deKarim emile Bitar paru dans LeMonde diplo-matique de juin 2013. ([email protected])

TOKYO. le 5 juillet, à 18 h 30, salle deconférence, bâtiment principal 10F, Interna-tional Peace research Institute Meiji gakuinuniversity (Prime), Shirokane, Minato-ku :« la société japonaise face aux inégalitéscroissantes », avec Toshiaki Tachibanaki.([email protected])

Les Amisdu MONDE diplomatique

de même qu’Internet a bouleversé lesmodes de communication entre individus,la manière dont la société traite l’infor-mation se trouve radicalement transformée.Au fur et à mesure que nous exploitonsces gisements pour élucider des faits ouprendre des décisions, nous découvronsque, à bien des égards, nos existencesrelèvent de probabilités davantage que decertitudes.

Ce changement d’approche à l’égarddes données numériques – exhaustives etnon plus échantillonnées, désordonnées etnon plus méthodiques – explique leglissement de la causalité vers la corré-lation. on s’intéresse moins aux raisonsprofondes qui président à la marche dumonde qu’aux associations susceptiblesde relier entre eux des phénomènes dispa-rates. l’objectif n’est plus de comprendreles choses, mais d’obtenir une efficacitémaximale.

Prenons l’exemple de united ParcelService (uPS), la plus grande compagniemondiale de livraison. elle a installé descapteurs sur certaines pièces de sesvéhicules pour identifier les problèmes desurchauffe ou de vibration corrélés aux

défaillances que ces pièces ont présentéespar le passé. en procédant ainsi, elle peutanticiper la panne et remplacer les piècesdéfectueuses au garage plutôt que sur lebord de la route. les données n’identifientpas le lien de causalité entre augmentationde la température et dysfonctionnementde la pièce ; elles ne diagnostiquent pas lasource du problème. en revanche, ellesindiquent à uPS la marche à suivre pourprévenir des incidents coûteux.

la même approche peut s’appliquer auxdéfaillances de la machinerie humaine. AuCanada, des chercheurs ont ainsi trouvéle moyen de localiser les infections chezles bébés prématurés avant que lessymptômes visibles n’apparaissent. encréant un flux de plus de mille donnéespar seconde, combinant seize indicateurs,parmi lesquels le pouls, la tension, la respi-ration et le niveau d’oxygène dans le sang,ils sont parvenus à établir des corrélationsentre des dérèglements mineurs et desmaux plus sérieux. Cette technique devraitpermettre aux médecins d’intervenir enamont pour sauver des vies. Au fil dutemps, l’enregistrement de ces observa-tions pourrait également les aider à mieuxcomprendre ce qui provoque de telles infec-

Tout savoir sans

AVANT de devenir président de la Banque mondiale, Robert McNamaras’est fait connaître comme le cerveau d’une guerre du Vietnampensée par l’élite intellectuelle américaine avec les techniques

d’évaluation les plus avancées. Le projet d’espionnage Prism n’existaitpas, mais production de chiffres et collecte de données fonctionnaient déjàà plein régime.

Dans son analyse du «suicide d’une élite » (et de la mort simultanée dequelques millions de Vietnamiens…), Patrick Hatcher note que l’armée amé-ricaine avait calculé «qu’il faudrait 50000 dollars pour tuer un combattantde la guérilla. Mais combien y en avait-il ? (…) Le Pentagone estima que leVietcong disposait de 16000 hommes en 1961, et que le Nord avait infil-tré au Sud 12400 hommes en 1964, 37100 en 1965, 92287 en 1966 et101263 en 1967 (1) ». A l’unité près… et grâce à des « informations frag-mentaires – documents saisis, transmissions interceptées, interrogatoiresde prisonniers. Chaque camp – faucons et colombes – disposait de sesdonnées propres ». Au final, le Pentagone établit qu’il avait dépensé337500 dollars par combattant tué. Une somme à comparer avec la valeurestimée du paysan vietnamien vivant et vaquant à ses rizières : 40 dollars,soit son revenu annuel…

Pour vaincre, les Américains étaient partagés entre ceux qui voulaientprioritairement importer en Asie du Sud-Est le libéralisme politique améri-cain et ceux qui accordaient plus d’importance à ses règles économiquesmarchandes, mais sans rien connaître du pays : «Je n’avais jamais été enIndochine. Je n’en connaissais ni l’histoire, ni la langue, ni la culture, ni lesvaleurs, admettra McNamara dans ses Mémoires. Mes collègues et moidécidions du destin d’une région dont nous ignorions tout (2). »

21

un code numérique propre à chaque êtrehumain. un test a démontré que sonsystème permettait d’identif ier unepersonne avec une précision de 98 %.

Ces travaux sont moins saugrenus qu’iln’y paraît. l’objectif de Koshimizu est detrouver une application industrielle poursa découverte, par exemple un systèmeantivol pour l’industrie automobile. unevoiture équipée de ces capteurs fessierspourrait reconnaître son propriétaire etexiger de tout autre conducteur un motde passe avant de démarrer. la transfor-

mation d’une paire de fesses en unbouquet de données numériques repré-sente un service appréciable et une affairepotentiellement lucrative. elle pourraitd’ailleurs servir à d’autres fins que laprotection du droit de propriété sur unvéhicule : par exemple éclairer le lienentre la posture de l’automobiliste et lasécurité routière, entre sa gestuelle auvolant et le risque qu’il provoque unaccident. les capteurs pourraient aussidéclencher une alerte ou un freinageautomatique lorsque le conducteurs’assoupit au volant.

bout à bout, elles sont pourtant étroitementcorrélées avec un risque accru de départ defeu. Cette trouvaille a fait la joie des inspec-teurs new-yorkais : alors que, par le passé,13 % seulement de leurs visites donnaientlieu à un ordre d’évacuation, la proportiona grimpé à 70 % après l’adoption de lanouvelle méthode.

les données de masse peuvent aussicontribuer à plus de transparence dans lavie démocratique. un vaste mouvements’est formé autour de la revendicationd’ouverture des données publiques (opendata), laquelle va au-delà d’une simpledéfense de la liberté d’information. Ils’agit de faire pression sur les gouverne-ments pour qu’ils rendent accessibles àtous les montagnes de données qu’ils ontaccumulées – du moins celles qui nerelèvent pas du secret d’etat. les etats-unis se montrent plutôt en pointe dansce domaine, avec la mise en ligne desarchives de l’administration fédérale(expurgées de leurs éléments sensibles)sur le site data.gov. d’autres pays leuremboîtent le pas.

A mesure que les etats promeuvent l’uti-lisation des données de masse, unenécessité se fait jour : la protection descitoyens contre la prédominance decertains acteurs du marché. des compa-gnies comme google, Amazon ouFacebook – auxquelles il faut ajouter lemilieu plus discret mais non moins redou-table des «courtiers de données», commeAcxiom ou experian – amassent jour aprèsjour des quantités colossales d’informa-tions sur n’importe qui et n’importe quoi.Il existe des lois qui interdisent la consti-tution de monopoles dans l’industrie desbiens et des services, tels que les logicielsou les médias. Cet encadrement porte surdes secteurs relativement faciles à évaluer.Mais comment appliquer la législationantimonopoles à un marché aussi insai-sissable et mutant? une menace pèse doncsur les libertés individuelles. et ce d’autantplus que plus les données s’amassent, plusleur utilisation sans le consentement despersonnes qu’elles concernent devientprobable. une difficulté que le législateuret la technologie paraissent incapables derésoudre.

les tentatives pour mettre en place uneforme de régulation du marché pourraientconduire à une foire d’empoigne sur lascène internationale. les gouvernementseuropéens ont commencé à réclamer descomptes à google, dont la positiondominante et le mépris pour la vie privéesuscitent une certaine inquiétude, un peuà l’image de la société Microsoft, qui s’étaitattiré les foudres de la Commissioneuropéenne il y a dix ans. Facebook aussipourrait se retrouver dans le collimateurjudiciaire de plusieurs pays, en raison dela quantité astronomique de données qu’ildétient sur ses usagers. la question desavoir si les flux d’informations doiventbénéficier des lois encadrant le libre-échange laisse augurer quelques âpresbatailles entre diplomates. Si la Chinepersiste à censurer l’utilisation des moteursde recherche sur Internet, on peut imaginerqu’elle soit un jour ou l’autre poursuiviepar une juridiction internationale, nonseulement pour violation de la libertéd’expression, mais aussi, et peut-êtresurtout, en raison des entraves qu’elleimpose au commerce.

en attendant que les etats apprennent àconsidérer les libertés individuelles commeun bien digne d’être protégé, l’industriedes données de masse réactualise en toutequiétude la figure de Big Brother. enjuin 2013, les journaux du monde entieront révélé que M. edward Snowden avaitrendu publiques des informationsconcernant les activités de surveillance deson employeur : la national SecurityAgency (nSA), principale agence de rensei-gnement américaine. outre les télécom-munications, étaient concernés les requêtessur les moteurs de recherche, les messagespubliés sur Facebook, les conversations surSkype, etc. les autorités américaines ontexpliqué que les données, collectées avecl’aval de la justice, ne concernaient quedes individus «suspects». Mais, commetoutes les activités de la nSA demeurentsecrètes, nul n’est en mesure de le vérifier.

l’affaire Snowden souligne le pouvoirdes etats dans le domaine des données.

les collecteurs-exploitants de donnéesnumériques menacent en effet de générerune nouvelle forme de totalitarisme, passi éloignée des sombres fantaisies de lascience-fiction. Sorti en 2002, le filmMinority Report, adapté d’une nouvellede Philip K. dick, imagine la dystopied’un monde futur régi par la religion dela prédiction. le héros, interprété par TomCruise, dirige une unité de police capabled’arrêter l’auteur d’un crime avant mêmeque celui-ci soit commis. Pour savoir où,quand et comment ils doivent intervenir,les policiers recourent à d’étrangescréatures dotées d’une clairvoyancesupposée infaillible. l’intrigue met aujour les erreurs d’un tel système et, pisencore, sa négation du principe même delibre arbitre.

Identifier des criminels qui ne le sontpas encore : l’idée paraît loufoque. grâceaux données de masse, elle est désormaisprise au sérieux dans les plus hautes sphèresdu pouvoir. en 2007, le département de la

sécurité intérieure – sorte de ministère del’antiterrorisme créé en 2003 par M. georgeW. Bush – a lancé un projet de recherchedestiné à identifier les «terroristes poten-tiels», innocents aujourd’hui mais à coupsûr coupables demain. Baptisé « techno-logie de dépistage des attributs futurs »(Future Attribute Screening Technology,FAST), le programme consiste à analysertous les éléments relatifs au comportementdu sujet, à son langage corporel, à ses parti-cularités physiologiques, etc. les devinsd’aujourd’hui ne lisent plus dans le marcde café, mais dans les logiciels de traitementdes données (2). dans nombre de grandesvilles, telles que los Angeles, Memphis,richmond ou Santa Cruz, les forces del’ordre ont adopté des logiciels de «sécuri-sation prédictive», capables de traiter lesinformations sur des crimes passés pourétablir où et quand les prochains pourraientse produire. Pour l’instant, ces systèmesne permettent pas d’identifier des suspects.Mais il ne serait pas surprenant qu’ils yparviennent un jour.

le Monde diplomatique – JUILLET 2013

TeCHnologIque

le déluge numérique

(2) lire Pablo Jensen, « Simulation numérique desconflits sociaux», LeMonde diplomatique, avril 2013.

Prévention des incendies à new York

KoSHIMIzu s’est emparé d’un objetqui n’avait encore jamais été traité commeune donnée, ni même perçu commerecelant le moindre intérêt en termesd’information, pour le convertir en unformat numériquement quantifié. la miseen données désigne autre chose que lanumérisation, laquelle consiste à traduireun contenu analogique – texte, film, photo-graphie – en une séquence de 1 et de 0lisible par un ordinateur. elle se réfère àune action bien plus vaste, et aux impli-cations encore insoupçonnées : numérisernon plus des documents, mais tous lesaspects de la vie. les lunettes élaboréespar google – équipées d’une caméra, d’unmicro et connectées à Internet – changentnotre regard en données ; Twitter met endonnées nos pensées ; linkedIn fait demême avec nos relations professionnelles.

A partir du moment où une chose subitce traitement, il est possible de changerson usage et de transformer l’informationqu’elle recèle en une nouvelle forme devaleur. IBM, par exemple, a obtenu en2012 un brevet pour la «sécurisation debureaux par une technologie informatiquede surface » : une formule savammentabsconse pour désigner un revêtement desol équipé de récepteurs, à la manière d’unécran de smartphone que l’on actionneraitavec les pieds. la mise en données du solouvre toutes sortes de perspectives. Votreplancher pourrait réagir à votre présence,déclencher l’allumage de la lumière lorsquevous rentrez chez vous, identifier unvisiteur à partir de son poids ou de samanière de bouger. Il pourrait sonnerl’alarme lorsque quelqu’un fait une chuteet ne se relève pas – une application suscep-tible d’intéresser les personnes âgées. lescommerçants pourraient suivre le chemi-nement de leurs clients dans leur boutique.A mesure que toute activité humainedevient enregistrable et exploitable, onen apprend davantage sur le monde. onapprend ce qu’on n’aurait jamaispu apprendre auparavant, faute d’outilscommodes et accessibles pour le mesurer.

M. Michael Bloomberg a fait fortunedans l’industrie des données numériques.Il n’est donc pas étonnant que la ville denew York, dont il est le maire, les utilisepour renforcer l’efficacité des servicespublics et, surtout, pour en diminuer lecoût. la stratégie de prévention de la villecontre les incendies fournit un bon exemplede cette démarche.

les immeubles illégalement sous-divisésen parts locatives présentent plus de risquesque les autres de partir en flammes. newYork enregistre chaque année vingt-cinqmille plaintes pour des bâtisses surpeu-plées, mais ne compte que deux centsinspecteurs pour y répondre. A la mairie,une petite équipe d’analystes s’est penchéesur le problème. Afin d’atténuer le déséqui-libre entre besoins et ressources, elle a crééune banque de données recensant les neufcent mille bâtiments de la ville, complétéepar les indicateurs de dix-neuf agencesmunicipales : liste des exemptions fiscales,utilisation irrégulière des équipements,coupures d’eau ou d’électricité, loyersimpayés, rotations d’ambulances, taux dedélinquance, présence de rongeurs, etc.les analystes ont ensuite tenté de dresserdes correspondances entre cette avalanched’informations et les statistiques relativesaux incendies survenus en ville au coursdes cinq années précédentes. Sans surprise,ils ont établi que le type de bâtiment et sadate de construction jouaient un rôleimportant dans son exposition auxincendies. Plus inattendue a été la décou-verte que les immeubles ayant obtenu unpermis pour des travaux de ravalementextérieurs présentaient nettement moinsde risques d’incendie.

le croisement de ces données a permisà l’équipe municipale d’élaborer un schémasusceptible de déterminer les critères enfonction desquels une plainte pour surpo-pulation nécessitait une attention particu-lière. Aucune des caractéristiques retenuespar les analystes ne peut être considéréeen soi comme une cause d’incendie ; mises

redécouvrir les vertus de l’imprévisibilité

Il arrive cependant que les dirigeantsaméricains se mordent les doigts d’avoirtout misé sur l’infaillibilité des chiffres.Ministre de la défense sous les prési-dences de John Kennedy et de lyndonJohnson, robert Mcnamara ne jurait quepar les statistiques pour mesurer lesexploits de ses troupes au Vietnam (lireci-dessous). Avec son équipe, il scrutaitla courbe du nombre d’ennemis éliminés.Transmis aux commandants à titre deréprimande ou d’encouragement, diffuséquotidiennement dans les journaux, lecomptage des Vietcongs morts devint ladonnée cardinale d’une stratégie et lesymbole d’une époque. Aux partisans dela guerre, il donnait l’assurance que lavictoire était proche. Aux opposants, ilapportait la preuve que la guerre était uneinfamie. Mais les chiffres étaient souventerronés et sans rapport avec la réalité duterrain. on ne peut que se réjouir lorsquel’interprétation des données améliore lesconditions de vie de nos contemporains,mais elle ne devrait pas conduire à remiserson sens commun…

A l’avenir, c’est par elle que va passertoujours davantage, pour le meilleurou pour le pire, la gestion des grandsproblèmes planétaires. lutter contre leréchauffement climatique, par exemple,impose de réunir toutes les informationsdisponibles sur les phénomènes depollution, afin de localiser les zones oùintervenir en priorité. en disposantdes capteurs tout autour de la planète, ycompris dans les smartphones de millions

d’usagers, on permet aux climatologuesd’échafauder des modèles plus fiables etplus précis.

Mais, dans un monde où les donnéesde masse orientent de plus en plus étroi-tement les pratiques et les décisions despuissants, quelle place restera-t-il aucommun des mortels, aux réfractaires àla tyrannie numérique ou à quiconquemarche à contre-courant ? Si le culte desoutils technologiques s’impose à chacun,il se peut que, par contrecoup, l’humanitéredécouvre les vertus de l’imprévisibilité :l’instinct, la prise de risques, l’accidentet même l’erreur. Pourrait alors se fairejour la nécessité de préserver un espaceoù l’intuition, le bon sens, le défi à lalogique, les hasards de la vie et tout cequi compose la substance humainetiendront tête aux calculs des ordinateurs.

de la fonction attribuée aux donnéesde masse dépend la survie de la notionde progrès. elles facilitent l’expérimen-tation et l’exploration, mais elles se taisentquand apparaît l’étincelle de l’invention.Si Henry Ford avait interrogé desalgorithmes informatiques pour évaluerles attentes des consommateurs, ils luiauraient probablement répondu : «Deschevaux plus rapides. »

VIKTOR MAYER-SCHÖNBERGERET KENNETH CUKIER.

rien connaîtreCeux des experts du Pentagone «qui privilégiaient l’action économique se

souciaient surtout de fournir des semences hybrides ou des engrais chi-miques, de promouvoir des techniques d’aridoculture. (…) Ils interrogeaient :combien de toilettes y a-t-il dans une communauté? Comment les individusont-ils accès à l’eau potable et comment les villages se débarrassent-ils deleurs eaux usées? Combien de docteurs et de dentistes par habitant? Com-ment les gens sont-ils logés : type de toit, ventilation, nombre de personnespar pièce? Quel est le régime alimentaire de la population, combien de calo-ries par jour, quelle part de vitamines et quelle répartition entre fruits etlégumes? (…) Nous savons qu’ils se posaient toutes ces questions à proposdu Vietnam car on les trouve à foison dans les câbles qu’ils envoyaient (3)».

En mars 1965, l’un des adjoints de McNamara précisa – sous forme de chif-fres, naturellement – les buts de guerre de son patron : «pour 60%, éviter unedéfaite humiliante qui ternirait notre réputation; pour 20 %, préserver le Viet-nam du Sud et le territoire adjacent de l’emprise de la Chine. Pour 10%, per-mettre aux Vietnamiens du Sud de vivre mieux». Le total ne faisait pas100 %? Non, car existaient aussi quelques objectifs secondaires, dont celuide «sortir de ce conflit sans que les méthodes employées ternissent notreréputation (4)»…

SERGE HALIMI.

(1) Patrick Hatcher, The Suicide of an Elite : American Internationalists andVietnam, Stanforduniversity Press (Californie), 1990.

(2) lire Ibrahim Warde, « M. Mcnamara et ses calculs », Le Monde diplomatique, mai 1995.

(3) Patrick Hatcher, op. cit.

(4) Ibid.

naissance» (discours préliminaire de l’En-cyclopédie). L’otium contre le negotium,le loisir, le luxe de l’inutile contre le travailet sa rentabilité.

Au XIXe, ces oppositions se durcissent.D’une part, l’Etat perd son monopole enmatière d’exposition et de consécration (4);d’autre part, la Révolution, en abolissantles privilèges et en mettant en avant lanotion, stupéfiante, d’égalité, fait surgirune interrogation sur la différence intime,l’exceptionnalité. D’autant que le siècleest tourmenté par une autre (longue)révolution, industrielle celle-là, qui poseaussi la question du peuple, de la foule,

de la masse, devenus visibles. La révolutionpolitique a échoué, à plusieurs reprises,mais ses interrogations, ses réalisations,ses idéaux continuent à travailler les esprits,tandis que la question sociale vient lesréactiver et les affûter.

(1) Discours de la ministre de la culture AurélieFilippetti, Rencontres d’Avignon, 15 juillet 2012.

(2) Charles Baudelaire, «Les drames et les romanshonnêtes» (1851), dansŒuvres complètes,Gallimard,coll. «La Pléiade », Paris, 1961.

(3) Pierre Bourdieu,Méditations pascaliennes, Seuil,coll. «Points Essais», Paris, 2003 (1re éd. : 1997).

(4) Cf. Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste,Editions de Minuit, Paris, 1993.

22FAUSSE OPPOSITION ENTRE

Art et politique, que l’action

l’œuvre liée aux questions de son époqueet la quête d’une beauté intemporelle, nes’épanouit pas avant le XIXe siècle. Cen’est qu’à ce moment-là que se généralisel’usage de la signature pour un tableau,qui est alors considéré comme une«œuvre». Le mot «Art» lui-même, avecune majuscule et dans son sens moderne,ne semble pas apparaître avant le XVIIIe,qui distingue les arts «mécaniques» et lesarts «nobles », la poésie, la musique, lapeinture et… l’art militaire. L’artiste vaainsi peu à peu se différencier de l’artisan,dans une hiérarchie de valeurs qui privi-légie le fait que «ce n’est point le besoinqui leur [la peinture et la poésie] a donné

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

LESpolitiques, dans nos démocratieséclairées, ne parlent plus guère de l’art.Dans le programme pour l’élection prési-dentielle que présentait en 2012 M. Fran-çois Hollande, sur les soixante engage-ments proposés, le mot «art» était absent :seul apparaissait un «plan national d’édu-cation artistique». Dans le projet de sonadversaire, M. Nicolas Sarkozy, le termen’apparaissait pas une seule fois. Rien desurprenant : dans le discours des «élites»,la « culture » a remplacé l’« art ». C’estpourtant flou, la culture : personne ne saitexactement de quoi il s’agit, et tout s’yconfond. Mais, pour les politiques aupouvoir depuis quelques décennies,l’enjeu dans ce domaine demeure la« démocratisation » de l’accès à cettefameuse culture, censé permettre le resser-rement du tissu social. Etonnante façonde transformer l’art en simple facteur d’in-tégration, et de pervertir un sujet qui futlongtemps brûlant.

Pendant près de deux siècles, tandis ques’affirmait la question sociale, deux concep-tions du rôle de l’art se sont affrontées.Supplément d’âme ou outil au service dela transformation de la situation concrètedes hommes? Œuvre pour les éclairés ouart pour le peuple? Interrogation majeure,que ne peut faire disparaître le tour de passe-

passe du «devoir de culture» et du «droità la culture pour chacun de nos conci-toyens» (1). Interrogation fondamentale,qui semble bien aujourd’hui se réactiver,tandis qu’émergent à nouveau conflitspolitiques et sociaux.

Kash Leone, ouvrier chez Peugeotsociété anonyme (PSA) et rappeur, écritÇa peut plus durer, qui devient un clip,très regardé, où sa colère et son ironie seconjuguent à un reportage sur la fermeturedu site d’Aulnay-sous-Bois. AryaAramnejad consacre une chanson,Deltangui («Le cœur serré»), au «mou-vement vert» iranien, la vague de manifes-tations contre la fraude lors de l’électionprésidentielle de 2009; il est détenu depuisdix-huit mois. Le collectif D’ores et déjàtravaille sur scène le sens de 1793 avecNotre Terreur. Philippe Caubère rendhommage àAndré Benedetto, tenant d’unthéâtre lyriquement engagé, avec Urgentcrier ! Fin mai, l’artiste et opposant chinoisAiWeiwei poste un clip vidéo qui évoquesa détention, en 2011. S’y mêlent chansonrock, cinéma et injures entraînantes àl’encontre de l’«harmonie» si chère à lapropagande du pouvoir. Et il entendrécidiver prochainement avec un albumde hard-rock, genre peu porté sur lescharmes du «vivre ensemble».

PAR EVELYNE PIEILLER

Longtemps, l’art «engagé» fut soupçonné de trahir la cause...de l’art. Certes, il y eut des exemples destructeurs de créationssoumises à des dogmes officiels, et des œuvres réduites à l’ex-pression d’une thèse. Mais les choix esthétiques s’inscriventtoujours, même quand ce lien est nié, dans un ensemble devaleurs politiques : l’engagement se traduit réellement dansl’œuvre quand il interroge aussi les moyens artistiques.

«Une chose plus forte que la poudre à canon»

CE ne sont que quelques exemples,hétérogènes et qu’on ne saurait comparer,mais qui témoignent de l’importance gran-dissante d’un art qui se reconnaît partieliée au politique. Et il n’est probablementpas sans intérêt, dans la tiédeur des débats,et des risques, hexagonaux, de rappelerquels en sont les enjeux. Car l’art à viséepolitique a longtemps été soupçonné d’êtremoins « créateur » que l’art… dégagé.Suffit-il d’un engagement affiché pourfaire de l’art «artistiquement» engagé?Aquoi s’engage l’art quand l’artiste s’en-gage? L’œuvre ne se suffit-elle pas à elle-même?…

Il importe tout d’abord de souligner queces conceptions divergentes du rôle de l’artne se sont pas posées de toute éternité.Elles sont nées d’une histoire politique etsociale, sur fond de révolution. Et CharlesBaudelaire, l’impeccable poète, peut icileur servir d’emblème.

Baudelaire a les cheveux teints en vert,ce qui lui donne assurément une allurehors du commun. Difficile de s’y tromper :c’est un artiste. C’est pourtant le mêmedandy, poudré et portant des gants d’undélicat rose pâle, qui va se moquer de la«puérile utopie de l’école de l’art pourl’art» dans sa préface (1851) aux Chantset chansons de Pierre Dupont, populairepoète républicain et socialiste, dont ilsouligne que Le Chant des ouvriers est un«admirable cri de douleur et de mélan-colie». Cette même année, il affirme : «Ily a des mots, grands et terribles, quitraversent incessamment la polémique litté-raire : l’art, le beau, l’utile, la morale. Ilse fait une grande mêlée ; et, par manquede sagesse philosophique, chacun prendpour soi la moitié du drapeau, affirmantque l’autre n’a aucune valeur. (…) Il estdouloureux de noter que nous trouvonsdes erreurs semblables dans deux écolesopposées : l’école bourgeoise et l’écolesocialiste. Moralisons ! Moralisons !,s’écrient toutes les deux avec une fièvrede missionnaire. Naturellement l’uneprêche la morale bourgeoise et l’autre lamorale socialiste. Dès lors, l’art n’est plusqu’une question de propagande (2). »

En 1848, Baudelaire participe auxjournées révolutionnaires de février, quiprovoquent la chute de Louis-Philippe etconduisent à la proclamation de larépublique. En juin se produisent des insur-rections populaires violemment réprimées.En décembre, Louis Napoléon Bonaparteest élu président au suffrage universel(masculin). En 1851, à la faveur d’un coupd’Etat, il est proclamé empereur. Lescaisses d’épargne vont fleurir ; le ministreFrançois Guizot propose comme idéal auxFrançais son fameux «Enrichissez-vous»,et Baudelaire marche dans la «solitude dumoi », comme l’écrit son ami le photo-graphe Nadar. Le progrès le déprime :«Quoi de plus absurde que le Progrès,puisque l’homme, comme cela est prouvépar le fait journalier, est toujours semblableet égal à l’homme, c’est-à-dire toujours àl’état sauvage?», écrit-il dans Fusées. Lamodernité lui donne le spleen – deux motsdont il a fait don à la langue française –,alors même qu’il aurait été possible, il lesavait, d’en saluer le «côté épique», et defaire voir et comprendre «combien noussommes grands et poétiques dans noscravates et nos bottines vernies» (Salonde 1845). Mais c’était avant les trahisonspolitiques et le triomphe de la vertueusebourgeoisie.

Les douleurs et les contradictionsbaudelairiennes ont précisément partieliée avec la modernité. Elles en sont mêmeemblématiques. Pris entre deux aversions(«Moralisons ! Moralisons ! »), il vas’opposer à des positions opposées entreelles et tenter de réunir, comme le soulignePierre Bourdieu, «sans concessions conci-liatrices, des propriétés et des projetsentre eux profondément opposés et socia-lement incompatibles (3)». Placé devantun «espace des possibles déjà faits» qu’ilrejette, il ne lui reste plus qu’un «possibleà faire », une œuvre solitaire, déchirée,dans un monde où, pour citer Les Fleursdu mal, « l’action n’est pas la sœur durêve ».

Cette tension de l’artiste entre l’enga-gement et l’esthétisme, entre l’art utile etl’art revendiquant son autonomie, entre

JACKSON POLLOCK. – «Bird» (Oiseau), 1941

SEPTEMBRE. Début de saison, réunion de rentrée despermanents de la compagnie. Plus exactement, des «permit-tents» (intermittents à temps plein) et de l’unique salarié :l’administrateur, employé en contrat à durée indéterminée,à 50 euros au-dessus du salaire minimum. Tout le mondeest là : le directeur artistique et metteur en scène, le comédiencocréateur de la compagnie, la chargée de diffusion et l’admi-nistrateur. Nous sommes l’une des compagnies les plusriches de la région, car financée par la «bande des quatre» :la ville, le département, la région et le ministère. Nous avonsdes conventions de trois ans avec la direction régionale desaffaires culturelles (DRAC, service déconcentré du ministèrede la culture), pour 50000 euros, avec le conseil régional(20000 euros) et avec la ville (20000 euros). S’y ajoute uneaide à la création du conseil départemental (ex-conseilgénéral), un an sur deux, d’un montant de 4000 euros. Cebudget nous a permis d’avoir un bureau, un permanent, uneattachée de diffusion. Coût total : 50000 euros. Les quelque40000 euros restants servent à la production artistique. Enretour, il y a naturellement un certain nombre d’obligationsà respecter.

Notre convention régionale exige que nous puissionsjustifier de quinze représentations dans la région. Il nous enmanquait trois pour toucher les derniers 20 % de lasubvention ; 20 % en moins, c’est deux mois de salaire enmoins pour le permanent. La réunion commence bien : nousavons les trois dates qui manquaient, nous avons vendu un

de nos spectacles dans un nouveau festival. Le soulagementest grand, quoique mélangé. Petite commune, petit budgetet équipe de bénévoles : dans ces conditions, le spectacleest vendu à un prix le plus bas possible, qui couvreuniquement le cachet du comédien. Pas d’accompagnementpar le metteur en scène ni par le technicien – d’ailleurs, lefestival n’est pas encore équipé en matériel de lumière. Maisle spectacle a déjà été joué quatre-vingts fois, et a été conçupour faire face à toutes les conditions d’accueil. Le comédienne devrait pas trop en pâtir. Théâtre de trois cents places etouverture de dix mètres pour le plateau, ou lieu de cinquanteplaces avec une scène de cinqmètres d’ouverture : nous nousadaptons.

L’acteur accepte bien volontiers l’idée de ces représen-tations supplémentaires ; il n’a pas d’autre engagement ence moment. Il mettra le décor dans son coffre et gagnera lesite en ayant le sentiment de renouer avec l’esprit de ladécentralisation, la première, l’authentique, qui, initialementportée par les grandes visions du Front populaire et duConseil national de la Résistance (CNR), avait décidé depopulariser et de démocratiser le théâtre.

La deuxième partie de la réunion est nettement plustendue. Toujours une affaire de convention, cette fois avecle ministère de la culture. Ou, plus exactement, de fin deconvention : la DRAC ne la renouvelle pas. Après troisconventionnements d’aide à la création de trois ans, c’estterminé. De 50000 euros par an, nous passons à30000 euros. Il y a pire : certaines compagnies se retrouventsans rien. Mais quand même.

Nous avions respecté le contrat : avoir un «projet carac-térisé par une ligne artistique claire, inscrite dans lapoursuite d’une recherche esthétique ou dans la durée

Le théâtre, les experts,PAR PASCALE SIMÉON *

* Directrice artistique et metteure en scène de la compagnie Ecart Théâtre.

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Triomphe de la bourgeoisie et de sesvaleurs, le travail, l’économie, le respectde l’ordre : l’artiste est soumis à la loidu marché, il doit plaire à ceux quiforment le public et dont il ne partagepas forcément les valeurs. Il a alors lechoix entre deux positions : ne se recon-naître pour juges que les exigences deson art et revendiquer sa tour d’ivoire,d’où il pourra mépriser les philistinsincapables de s’élever jusqu’à la Beauté,ou se vouloir héraut de ceux que la classedominante méprise, et se mettre auservice de valeurs libératrices. Œuvrerpour ses pairs, et pour soi, ou pour direla vérité de la société. L’art pour l’art, oul’art utile. L’art comme fin en soi, ou l’artpour servir à une fin. «L’art devient deplus en plus la propriété d’une élite danscette époque de démocratie, la propriétéd’une aristocratie bizarre, morbide et

pleine de charme», commente l’écrivainCatulle Mendès à la fin du siècle (5).Situation coincée pour ceux qui ne seveulent ni porte-parole de la masse, niartistes pour quelques rares élus. «L’artau bout du compte n’est peut-être pasplus sérieux que le jeu de quilles ; toutn’est peut-être qu’une immense blague»,avance Gustave Flaubert dans sa Corres-pondance. A quoi ça sert ?

Certains apporteront des réponsesconcrètes. Des écrivains, Victor Hugo enpremier lieu, dont le monarchiste catho-lique et néanmoins dandy Jules Barbeyd’Aurevilly saura repérer que son dessein,avec Les Misérables, est de « faire sautertoutes les institutions sociales, avec unechose plus forte que la poudre à canon quifait sauter les montagnes – avec des larmeset de la pitié (6)».

vivre plus amplement. Ce qui donne…de la joie.

Cette sortie du dilemme art élitaire,solitaire, et art dégradé en propagande,Brecht n’est pas le seul à l’avoir formulée.Les « romantiques révolutionnaires (11)»,les grands inventeurs de la révolutiond’Octobre, tout comme les surréalistes,ont su chercher le «mythe en rapport avecla société que nous jugeons désirable ».Pas de formalisme, pas non plus de«pacotille révolutionnaire, riche seulementde bonnes intentions », comme le ditAnatoli Lounatcharski, commissaire àl’instruction en URSS de 1917 à 1929 (12).Le « réalisme socialiste » est aussi creuxque les exercices d’esthète.

Il est une autre sortie, complémentaire :transformer un article de luxe en bienuniversel. Ce qu’entreprennent de fairepar exemple les artistes soutenant le Frontpopulaire, en 1936. Ils choisissent d’êtresalariés pour enseigner et populariser leurart : c’est le début programmé de la décen-tralisation théâtrale. FransMasereel, grandgraveur sur bois, dirige une académie depeinture dotée par l’Union des syndicatsde la Seine : «Je ne suis pas assez esthètepour me satisfaire de n’être qu’un artiste.»La Marseillaise, de Jean Renoir, est un«grand film national, officiel et démocra-tique, couvert par une souscriptionpublique», dont LouisAragon écrira dansle journal Ce Soir (1er février 1938) que« le grand miracle, c’est d’avoir fait,malgré les costumes, malgré les décors,malgré le thème de La Marseillaise, unfilm si actuel, si brûlant, si humain, qu’onest pris, emporté, comme si c’était notrepropre vie qui se débattait là sous nosyeux. Et, de fait, c’est notre propre vie».

Ce qui se joue dans ces exemples, c’estle refus de recourir, au nom d’un idéal degauche, à la simplification des moyensd’expression, et parallèlement le choixde former des aptitudes au jugementesthétique. L’ambition ultime estalors de contribuer à la venue d’une«société émancipée», où «chacun pourras’adonner librement, parmi d’autresactivités, à la création. Il n’y aura plus depeintres, mais tout au plus des gens qui,entre autres choses, feront de lapeinture » (13). Ce sont des théoricienspolitiques qui parlent : Karl Marx etFriedrich Engels. Un poète leur faitécho, Lautréamont, affirmant que « lapoésie doit être faite par tous. Non parun » (Poésies II). Des artistes poursui-vront ces démarches, notamment dans lesannées 1960-1970, en tentant d’en finir

avec la sacralisation de l’auteur au profitdu collectif, de faire intervenir lespectateur comme acteur, et de trouverdes moyens de production et de diffusionalternatifs.

Autrement dit, ce que traduit l’art quise réclame du politique, c’est quel’homme est inachevé ; qu’il y a beaucoupà transformer pour parvenir aux condi-tions d’un épanouissement de sescapacités ; et quand il remplit son rôle,c’est celui d’un saboteur des représenta-tions dominantes, et d’un attiseur du désird’autres horizons. Alors, il apprend à« convoiter l’impossible : celui que lapuissance des sociétés établies interditde désirer pour l’empêcher de naître, etqui reste à conquérir (14)».

Il ne peut pas changer le monde, maisil donne l’émotion de sentir qu’il y a dujeu, dans l’ordre en place, dans les têtes,dans les aspirations. Ce qui ne saurait seréduire à l’affichage de bons sentimentsprogressistes, et pas davantage à la petiterecherche de la provocation, qui secontente souvent de choquer le bourgeois,ravi de l’être…

Mais cet art-là ne saurait se dissoudredans l’animation culturelle et sa bonneconscience. Car il ne cherche certainementpas à « réenchanter le monde» : il fait dela mise en crise de nos réalités une « fêtedes possibilités (15)» – nos possibilitéscollectives et intimes.

EVELYNE PIEILLER.

LE MONDE diplomatique – JUILLET 2013

ESTHÉTISME ET ENGAGEMENT

redevienne sœur du rêve

Attiser le désir d’autres horizons

les euros et l’avenir

(5) Cité par Jules Huret, Enquête sur l’évolution litté-raire, Bibliothèque Charpentier, Paris, 1891.

(6)Cf. «LesMisérables», un roman inconnu?,Maisonde Victor Hugo - Paris musées, 2008.

(7) Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’artet de sa destination sociale (extraits), dans Emile Zolaet Pierre-Joseph Proudhon, Controverse sur Courbetet l’utilité sociale de l’art, Mille et une nuits, Paris,2011.

(8) Bertolt Brecht, Petit Organon pour le théâtre,L’Arche, Paris, 1970.

(9) Manfred Wekwerth, dans «Bertolt Brecht »,Europe, no 856-857, Paris, août-septembre 2000.

(10) Bertolt Brecht, «Appel aux jeunes peintres»,Ecrits sur la littérature et l’art, L’Arche, Paris, 1970.

(11)Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélan-colie. Le romantisme à contre-courant de la modernité,Payot, Paris, 1992.

(12) Anatoli Lounatcharski, Théâtre et révolution,Maspéro, Paris, 1971.

(13) Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologieallemande (1846), Editions sociales, Paris, 1976.

(14) Henri Maler, Convoiter l’impossible, AlbinMichel, Paris, 1995.

(15) Ernst Bloch, Le Principe Espérance, troisvolumes, Gallimard, Paris, 1976, 1982 et 1991.

DES penseurs politiques vont inter-venir dans le débat. Pierre-Joseph Prou-dhon, bien sûr, qui rappelle que l’excep-tionnalité, la particularité de l’artiste est« le produit de l’intelligence universelleet d’une science générale accumulée parune multitude de maîtres, et moyennantle secours d’une multitude d’industriesinférieures», et souligne qu’il est «appeléà concourir à la création du mondesocial » en représentant une réalité idéale« en vue du perfectionnement physique,intellectuel et moral de l’humanité, de sajustification par elle-même, et finalementde sa glorification » (7). Ce «maximumde la pignoufferie socialiste », dixit Flau-bert dans sa Correspondance, c’est ce quise retrouvera, modulé, énervé, précisé,au fil d’un XXe siècle où s’affronterontet se confronteront les avant-gardes poli-tiques et les avant-gardes artistiques, à lalumière notamment des grandes espé-rances portées par la révolution de 1917,et des cauchemars du siècle.

Deux réflexions essentielles vontpermettre de surmonter l’obstacle del’opposition entre art pur et art utile,recherche de la beauté éternelle et asser-vissement à une cause.

Bertolt Brecht, l’archétype de l’artisteengagé, l’un des grands théoriciens et prati-ciens d’un art politique, marxiste reven-diqué, fondateur du Berliner Ensemble enRépublique démocratique allemande(RDA), rappelle que, «depuis toujours,l’affaire du théâtre, comme de tous les arts,

a été de divertir les hommes. (…) Sa seulejustification est le plaisir qu’il procure,mais ce plaisir est indispensable. On nepourrait lui attribuer un statut plus élevéen le transformant par exemple en unesorte de foire à la morale. (…) On nedevrait pas lui demander d’enseigner quoique ce soit. Car il importe que le théâtreait toute liberté de rester superflu, ce quiimplique, il est vrai, que l’on vit pour lesuperflu (8)».

Ce qu’il énonce ici, c’est qu’une pièceest politique non quand elle a un thèmepolitique, mais quand elle «adopte uneattitude politique : le plaisir à transformerles choses, politiques aussi bien queprivées (9)». C’est par ses pouvoirs intrin-sèques que l’art peut agir. Encore faut-il« chercher les vraies réjouissances denotre époque», ce qui implique d’inventerles formes adaptées aux enjeux contem-porains. «Si l’on vous demande si vousêtes communistes, mieux vaut produirecomme preuve vos tableaux plutôt quevotre carte du Parti (10). »

Il n’y a pas de recette formelle : il n’ya que de nouvelles questions posées parla société, auxquelles il faut donner uneforme telle qu’elle éveille chez lespectateur la joie d’envisager des réponsesdifférentes de celles proposées par lemonde où il vit. Une forme joueuse quicontraint à l’étonnement, déshabitue desfausses évidences, engage à douter de lapérennité de l’ordre existant, aide à désirerse libérer de ce qui empêche l’humain de

d’une opération précise, entretenir un rapport au publicconstruit à travers une démarche d’implantation, de résidenceou d’association avec une ou plusieurs institutions, faire aumoins deux créations annuelles et cent vingt représentationssur trois ans », sans oublier la « structuration administrative ».

Mais… une partie des représentations étaient en coréa-lisation avec des théâtres privés, et elles n’ont pas été prisesen compte, malgré un entretien téléphonique avec le conseillerDRAC qui donnait son feu vert. Mais… nous disposions deneuf ans pour faire carrière, autrement dit pour nous placerprès d’un lieu de pouvoir institutionnel. Mais… nous n’avonstoujours pas d’associés importants dans l’institution, ni desurcroît d’explosion des ventes. C’est sûrement regrettable.Sauf qu’il n’est pas facile de faire venir les acheteurs. Unprogrammateur peut recevoir de vingt à cent dossiers parjour. C’est beaucoup pour un seul homme. De plus, il est luiaussi soumis à des règles : les pouvoirs publics demandentla « réduction des coûts », et il est bon que les spectacles àl’affiche aient une visibilité qui garantisse la venue descritiques. Visibilité qu’apporte la programmation dans unthéâtre important… Cercle impeccablement vicieux.

BIEN SÛR, les subventions ne sont pas un dû, mais c’esttout de même un choc, pour nous qui avons pu vivre de notremétier pendant vingt-cinq ans, de ne pas savoir comment nousallons maintenant pouvoir continuer. Le rôle de la DRAC estde concourir à la mise en œuvre des orientations nationalesdans la perspective d’un aménagement culturel du territoire.Pour cela, elle s’appuie sur l’avis qualitatif de groupesrégionaux d’experts, qui analysent l’évolution de la création.Le comité d’experts, qui réunit amateurs éclairés et profes-sionnels, est secret, consultatif et… déterminant. Il rend

compte de la qualité artistique de ce qu’il voit, du moinsquand il a pu le voir, car il y a beaucoup de spectacles, etles experts ne sont pas nombreux. Nous ne les avons pasbeaucoup croisés ces derniers temps, d’ailleurs.

Et donc, le comité se réunit à huis clos pour délibérer etdécider. Il est préférable d’y avoir sinon des amis, du moins desalliés partageant peu ou prou votre conception du théâtre etde son rôle. En l’occurrence, quand nous avons pris connais-sance des dernières nominations, nous savions que nousn’aurions plus le soutien du comité. C’est l’avantage du micro-cosme : on connaît tout le monde ; et il était clair que lesnouveaux venus défendraient d’autres valeurs que les nôtres,vieillottes à leurs yeux. Le théâtre de texte, le théâtre dansl’esprit de Jean Vilar, le directeur du Théâtre national populaire(TNP) et fondateur du Festival d’Avignon : périmé. Bref, ladécision nous a été transmise : le comité d’experts a voté,vous êtes déconventionnés.

Discussion, découragement, décision : nous choisissonsde réduire l’investissement financier dans la production artis-tique, de ne pas payer le travail « invisible» de recherche quiprécède la mise en scène, et pas davantage les tâches adminis-tratives qui incombent à la direction de la compagnie. Et non,nous ne prendrons pas de préretraite quel que soit notre âge.Reste la grande question : on fait comment pour continuer àexister ? Le projet triennal portait sur deux créations : une«grand public », peu d’acteurs, un sujet d’actualité, toutel’équipe donne son approbation. Pour la seconde, c’est pluscompliqué. La forme est plus exigeante : une adaptation d’unroman de Nancy Huston sur la femme et la création. Six acteurs,des vidéos, une équipe technique.

L’administrateur fait grise mine. Avec aussi peu d’argent,on ne pourra pas produire ce spectacle. La chargée de diffusion

n’est pas plus optimiste. Un sujet difficile et une adaptationde roman, impossible à vendre plus de cinq, voire six fois.Même le centre dramatique national de la région a des difficultésà faire venir les programmateurs. Alors nous… D’autant qu’ilssont de plus en plus frileux, et mettent en avant leur public, cetteentité énigmatique, qui est censé reculer devant ce qu’il neconnaît pas. Ah, ce n’est pas facile de remplir des salles et deconvaincre les élus… De toute façon, si la DRAC ne nousreconduit pas, nous ne sommes plus labellisés, et nous perdonsla possibilité d’être «partenaire» des théâtres subventionnés.Il n’y a guère qu’une conclusion à tirer : nous allons revenir authéâtre de nos débuts.

HOMMAGE à l’« espace vide », pour citer Peter Brook (1).Scénographie sobre, peu de costumes, salaires réduits. Pourles trois ans à venir, nous pouvons tout de même conserverl’administrateur et l’attachée de diffusion. Paradoxalement,c’est peut-être une chance, ce déconventionnement. Ne plusse sentir comme un VRP devant son directeur des ventes, neplus recevoir de ces conseils autorisés mais évasifs qui seterminent toujours de la même façon : ne faites aucuncompromis, mais vendez ! Ne plus être coincé dans une miseen concurrence fondée sur une certaine uniformisation desgoûts des «décideurs»… La réunion se termine. Nous conti-nuerons. Où nous pourrons. Comme nous pourrons.

PASCALE SIMÉON.

(1) Peter Brook, L’Espace vide. Ecrits sur le théâtre, Seuil, coll. «Points Essais»,Paris, 2001 (1re éd. : 1977).

JACKSON POLLOCK. – Sans titre, 1942

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FrOM PerestrOiKa tO raiNBOWrevOLutiONs. reform and revolution aftersocialism. – vicken cheterian (sous la dir. de)

Hurst & Company, Londres, 2013,256 pages, 25 livres sterling.

Comment les élites politiques des Etats issus del’effondrement du bloc socialiste sont-elles par-venues à asseoir leur légitimité ? La transitionvers l’économie de marché a-t-elle freiné lamarche vers davantage de démocratie ?

Effectuant d’abord un retour sur la perestroïka deM. Mikhaïl Gorbatchev et sur les « révolutionsambiguës » de 1989, cet ouvrage collectif (où l’onretrouve plusieurs collaborateurs duMonde diplo-matique : Vicken Cheterian, Jean-Arnault Dérens,Catherine samary…) dresse ensuite le portrait dechacun des Etats ayant connu une « révolutioncolorée ». Il met l’accent sur les acteurs locaux deces « mouvements révolutionnaires aux objectifsréformistes » qui ont renversé les régimes établisen serbie, en Géorgie, en Ukraine et au Kirghiz-stan. Les dirigeants, en faillite ou à bout de souffle,ont été déposés par de nouvelles élites qui, à l’in-verse de celles de 1989, se sont appuyées sur lesmasses populaires pour ébranler le pouvoir. Maisle bilan des « révolutions » reste aujourd’hui trèsmitigé : les mouvements de la société civile nésdurant cette période sont affaiblis et les nouveauxrégimes souvent instables.

ALExAnDrE BILLETTE

E U r o P E A F r I Q U E É TAT s - U n I s

M A G H r E B

A s I E

HISTOIRE

Des colons pas comme les autres

En 2012, à l’occasion du 50e anniversaire de la fin de la guerred’Algérie, histoire et mémoire se sont à nouveau croisées– d’aucuns diraient affrontées, au risque que parfois la

mémoire ne masque l’histoire… La publication de vrais, desolides travaux d’histoire en est d’autant mieux venue.

La réédition de la thèse d’André nouschi (1), publiée en1961, présente un intérêt exceptionnel, car il s’agit de la premièrerecherche approfondie sur la vie des fellahs (paysans). L’auteur, natifde Constantine, faisait partie des rares Européens anticolonialistesd’Algérie, ce qui lui valut d’être ostracisé et menacé par les ultras,comme le rappelle Gilbert Meynier dans une préface en forme decourte biographie, qui montre nouschi fouillant dans les archivesd’une Algérie en flammes, tout en participant à la vie politique dupays. Ces archives, nouschi les interroge bien avant la Toussaintrouge, qui marque le début du conflit, le 1er novembre 1954. Ilpoursuit en pleine guerre, et quand il soutient sa thèse, en 1959,les fusils ne se sont pas tus… Qu’il ait fallu attendre la fin de laprésence française en Algérie pour s’intéresser sérieusement à lavie de l’immense majorité de la population en dit long sur le poidsde l’esprit colonial.

C’est plus particulièrement à l’histoire politique de cettemême Algérie coloniale qu’est consacré l’énorme travail deMichel Levallois (2). Plus de dix ans après un premier volume (3),il présente la seconde partie de la biographie d’Ismaÿl Urbain, dontil est l’arrière-petit-neveu. Mais ce n’est pas à un sentiment dedevoir familial qu’il a obéi. Dans cet essai extrêmement fouillé,riche de références – fonds d’archives, presse d’époque, témoi-gnages divers –, il décrit les combats humanistes et antiracistesd’Urbain, la haine dont il fut l’objet de la part des colons et de tousceux qui considéraient qu’ils étaient les maîtres et que les« indigènes » étaient les intrus. Ce qui permet de rappeler unevérité : il n’y eut pas que des brutes galonnées ou des colons obtusdans la communauté des Français d’Algérie.

Urbain a été l’inspirateur de la politique du « royaume arabe »chère à napoléon III, sans doute l’un des rares hommes depouvoir, en cent trente-deux ans de colonisation, à avoir fait preuvede lucidité. D’emblée, Levallois pose la problématique de sonouvrage : cette « autre colonisation de l’Algérie » était-ellepossible ? La réponse peut troubler : cette politique « n’était pasune utopie », elle « commençait à porter ses fruits ».oui, mais…L’histoire concrète ne peut ignorer que, justement, elle a échoué,comme toutes les (rares) politiques libérales préconisées ou timi-dement tentées sur cette terre, du projet Blum-Viollette du Frontpopulaire en 1936 à la « trêve civile » d’Albert Camus. Lesystème colonial était-il réformable ? Contentons-nous de constaterqu’il ne fut jamais réformé.

Enfin, il est bon de signaler l’essai tonique de chercheurs des deuxrives de la Méditerranée, un juriste algérien, Tahar Khalfoune, et unhistorien français, Gilbert Meynier (4). Que n’entend-on, sur les ondes,sur la « nécessité de faire travailler ensemble » Français et Algérienssur leur histoire commune ? C’est fait, et depuis longtemps ;Meynier fut précisément un précurseur de ce type de rappro-chements. Ce bref ouvrage le manifeste, qui propose à la fois un survolsynthétique de cette histoire et une réflexion sur les cinquante annéesd’existence de l’Algérie indépendante. De la conquête au tempsprésent, la boucle est ainsi bouclée.

ALAIN RUSCIO.

(1)André nouschi,Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constan-tinoises de la conquête jusqu’en 1919, Bouchène, saint-Denis, 2013, 700 pages,45 euros.

(2) Michel Levallois, Ismaÿl Urbain. Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane ? 1848-1870, préface d’Henry Laurens, riveneuve, Paris, 2012,872 pages, 28 euros.

(3) Michel Levallois, IsmaÿlUrbain (1812-1884) : une autre conquête de l’Algérie,Maisonneuve & Larose, Paris, 2001.

(4) Tahar Khalfoune et Gilbert Meynier, Repenser l’Algérie dans l’histoire,L’Harmattan, coll « Bibliothèque de l’Iremmo », Paris, 2013, 116 pages, 10 euros.

LITTÉRATURES

Machines infernalesLa Servante et le Catcheurd’Horacio Castellanos Moya

Traduit de l’espagnol (Salvador)par René Solis, Métailié, Paris, 2013, 236 pages, 18 euros.sAn sALVADor, au tournant des années 1980.

La guerre civile a commencé en 1979 ; des accordsde paix seront signés en 1992. Le Viking, uneancienne gloire du catch mexicain, fait désormaispartie des escadrons de la mort qui font la chasseaux militants de gauche avant de les livrer, dans lesinistre Palais noir, à la poigne des tortionnaires,puis à celle des « découpeurs » chargés d’acheverle travail de leurs collègues. Des sombres entraillesdes caves et des cellules où s’entassent les prison-niers, on ne revient pas. Le Viking fait son bouloten conscience, en dépit du cancer qui ronge sesentrailles.

María Elena est servante depuis près d’un demi-siècle dans une famille patricienne et progressiste. Elle s’inquiète pour le petit-fils du patriarche et sa compagne, qui viennent de disparaître. Elle tente alors derenouer avec le Viking, qu’elle a connu jadis quand il surveillait ses maîtres touten lui faisant une cour effrontée et infructueuse. Il est quasiment moribond, maisc’est en vain qu’elle le supplie de lui donner des pistes de recherche. Par ses yeux,par ceux des autres acteurs du récit, on découvre la capitale en état d’insurrection,livrée à la guerre que se mènent policiers et étudiants. Parmi eux, elle croit recon-naître Joselito, son petit-fils, qui a rejoint les guérilleros.

Chaos et violence partout, y compris dans les relations entre hommes etfemmes, de nature prédatrice. Car « tous les hommes veulent sortir avec toutesles femmes, ma petite María Elena », lui dit le Viking dans l’un des rares momentsoù il baisse la garde. rita, qui tient avec sa fille une cantine pour policiers, chercheà la protéger d’une flicaille obsédée. L’infirmière Belka, la fille de María Elena,si résolument du côté des militaires, est née d’un viol, le patron abusant de labonne... ce qu’elle ignore. Et la pratique de la torture chez les militaires n’estpas sans dimension sexuelle, tout comme l’émoi sensuel du jeune guérillero avantle coup de force.

Pas d’autre point de vue que celui des personnages ; c’est un empilementde terreurs, dont la description renvoie presque dos à dos guérilleros et militaires.María Elena, désemparée, effarée, est quasiment la seule à ne pas participer à cedéchaînement. « On porte tous lamort sur la tronche »... La force de frappe littéraired’Horacio Castellanos Moya est inchangée : dans ce huitième de ses romans parusen France (1), le lecteur retrouve sa caractéristique, ce point de fusion entre lalinéarité impeccable de l’histoire et la mise en scène d’une mécanique enaction. C’est un rendez-vous poignant avec l’accumulation du mal.

roberto Bolaño disait, à propos d’un autre livre de Castellanos Moya, qu’il« menace l’équilibre hormonal des imbéciles », et que ses lecteurs ressentent unirrésistible besoin de pendre l’auteur sur la place publique. Il ajoutait qu’il n’ya pas plus grand honneur pour un écrivain (2)...

BERNARD DAGUERRE.

(1) Aux éditions Les Allusifs, puis chez 10/18.

(2) Horacio Castellanos Moya, « Bolaño Inc. », Guernica, 1er novembre 2009, www.guernicamag.com

24JUILLET 2013 – LE MonDE diplomatique

Le NOrd, c’est L’est. aux confins de laFédération de russie. – cédric gras

Phébus, Paris, 2013, 212 pages, 18 euros.

Passer l’oural, s’enfoncer vers l’est, affronter lesvents de la steppe et la morsure de l’hiver sibérien,c’est traverser seul un océan. Cédric Gras navigueà l’intuition dans la russie des marges, des montssaïan à Krasnoïarsk, de l’île de sakhaline auxroutes de la Kolyma. Le voyageur devenu écrivainsuit la boussole de son « Nord intérieur », à larecherche des archipels humains à la dérive depuisla chute de l’Union soviétique. « Un jeune hommede 18 ans me héla. Il décortiquait des graines detournesol avec la jeunesse désœuvrée, revenue deMagadan pour passer les vacances en famille. (…)La bande était née là, sur la kolymskaya trassa, lelong des deux mille kilomètres de piste poussié-reuse qui relient Magadan àYakoutsk. Deux millekilomètres pour n’arriver qu’en République deSakha, autant dire nulle part. Cela ressemblait àune vaste blague. » L’auteur livre son amour pourla steppe grise et noire, pour les camions poussié-reux, pour les gueules cassées et les verres devodka partagés. La vie est dure, l’empire s’esteffondré, l’hiver est pour bientôt. Qu’importe,« vse boudet khorocho » : « tout ira bien ».

LAUrEnT GEsLIn

uN hOMMe disParaît : L’aFFaireJPK. – Benoît collombat

Nicolas Eybalin - Scrineo, Paris, 2013,455 pages, 16 euros.

« Est-il possible, comme en Russie ou en Iran,qu’un journaliste ait pu être assassiné enFrance ? » Le journaliste Jean-Pascal Couraud, ditJPK, a disparu à Tahiti en 1997. En savait-il tropsur l’insubmersible président de cette collectivitéd’outre-mer de deux cent soixante-dix mille habi-tants, M. Gaston Flosse, sur ses penchants affai-ristes – plusieurs condamnations, toujours en sus-pens – et sur les secrets qui le liaient étroitementà M. Jacques Chirac ? Au cours d’une enquêteminutieusement sourcée, le journaliste de FranceInter Benoît Collombat a rassemblé un faisceau deprésomptions convergeant vers les hommes duGroupement d’intervention de la Polynésie (GIP),la garde prétorienne de M. Flosse. Il démonte lamécanique de l’inquiétante mansuétude de larépublique pour les dérives de ses lointains ettristes confettis tropicaux. Un hommage rendu àla détermination d’un journaliste sans carte depresse qui recherchait l’adrénaline en affrontanttant les plus grosses vagues avec sa planche desurf que les plus lourds mensonges avec son stylo.

PHILIPPE DEsCAMPs

tuNisie : La révOLutiON et ses Pas-sés. – Nicolas dot-Pouillard

L’Harmattan, Paris, 2013, 122 pages, 10 euros.

Au fil d’un panorama original et complet des orga-nisations politiques et sociales tunisiennes, qui rap-pelle les moments-clés de leur histoire, l’auteurinsiste plus particulièrement sur celle des héritiersde Habib Bourguiba et sur les islamistes au pouvoir.L’analyse des premiers, principale force d’opposi-tion au régime actuel, souligne leur héritage com-posite, affairistes et syndicalistes mêlés, qui doitbeaucoup aux cinquante ans et plus de dominationdes « néo-destouriens » sur la vie politique du pays.on comprend que les islamistes aimeraient ne lesprésenter que comme des résidus occidentalisés dela dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali. Et sedésigner comme les ayants droit du soulèvementdémocratique dont ils ont pourtant été les bénéfi-ciaires davantage que les acteurs.

Bien que cette jeune « révolution » ait, pour lemoment, perpétué un modèle de développementlibéral, socialement et régionalement inégalitaire,c’est plus la « question des valeurs : modernitécontre conservatisme, religion contre sécularisme »qui mobilise la majeure partie de l’opposition àEnnahda.Le livre rappelle néanmoins avec brio quede tels clivages ont marqué toute l’histoire récentedu pays, y compris du temps de Bourguiba.

sErGE HALIMI

histOire POLitique du JaPON (1853-2011). – eddy dufourmont

Presses universitaires de Bordeaux, Pessac,2012, 459 pages, 24 euros.

L’année 1853 marque le début d’une grande insta-bilité politique au Japon. Contraint à l’ouverturedu pays par les puissances coloniales américaineet européennes, le gouvernement shogunal, enplace depuis la réunification, en 1603, s’incline.La guerre civile qui s’ensuit s’achève en 1868 parune victoire des partisans de la restauration impé-riale – lesquels définiront les bases du premierpays modernisé d’Asie.

Mais ce nouveau régime est instable. Lesconcepts occidentaux importés ne sont pas natu-rellement compatibles avec la philosophie shin-toïste. En découle un exercice du pouvoir chao-tique, qui, après avoir entraîné le Japon dans uneguerre totale, suscite encore des perturbationsaujourd’hui. Ainsi, lorsqu’on prend comme pointde départ l’ouverture à l’occident de l’Archipel,on s’aperçoit que ce dernier oscille de façon per-manente entre accueil de la mondialisation et ten-tation du repli sur soi. Eddy Dufourmont, maîtrede conférences à l’université Bordeau-III, optepour un découpage nouveau qui aide à approcherla réalité politique du pays.

IBAn CArPEnTIEr

ceNt drôLes d’Oiseaux de La FOrêtchiNOise. – eric Meyer

Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2012,252 pages, 18,50 euros.

rares sont les livres qui invitent avec autant d’hu-mour et de compassion à une plongée dans lequotidien des Chinois. Cent drôles d’oiseaux dela forêt chinoise, de l’écrivain et journaliste EricMeyer, offre une centaine de chroniques de la viedu petit peuple qui s’articulent chacune autourd’un proverbe (chengyu) éclairant le récit. Il s’agiten général d’histoires vraies, sélectionnées dans lapresse locale et publiées toutes les semaines sur lesite de l’auteur, Le Vent de la Chine. on découvreainsi cette « forêt dense où vivent toutes sortes debestioles et de bêtes de proie en coexistencemalaisée, parfois dramatique et tendue, souventdrolatique et pleine de connivence ». Débutant en2003, ces chroniques rendent surtout compte desprogrès sociaux que la Chine a connus ces der-nières années : défense de l’environnement, évo-lution technologique, émancipation des femmes etdes jeunes. En somme, une véritable « révolutionsilencieuse », encore souterraine... et qui attendson heure pour surgir au grand jour.

Any BoUrrIEr

ON a MaNgé NOs MOutONs. Le Kir-ghizstan, du berger au « biznesman ». – BorisPetric

Belin, Paris, 2013, 207 pages, 15,90 euros.

Plus qu’ailleurs en Asie centrale, les recettes occi-dentales ont été appliquées avec entrain par lesgouvernements successifs de Bichkek après 1991.résultat : la fonte du cheptel, passé de douze àmoins de trois millions de têtes, la fermeture desusines, et le départ d’un million de travailleurs(sur cinq millions d’habitants). Le Kirghizstan amangé ses moutons et n’a pas de pétrole, mais ilaccueille plus de dix mille organisations non gou-vernementales (onG). Avec ironie, le chercheurBoris Petric décrit les mœurs des internationals en4 � 4, leur cécité devant certains bourrages d’urneset leur rôle majeur dans la « transnationalisationdu champ politique ».

La ruine des sociétés postsoviétiques se manifesteavec clarté au fil des rencontres et des parcours per-mis par cette approche. L’économie du bazar voitémerger la classe des propriétaires de conteneursaménagés en boutiques. Le zèle de fidèles régéné-rés (et parfois anciens alcooliques) raconte la greffesurprenante d’un nouvel imaginaire musulmanmondialisé sur les croyances montagnardes tradi-tionnelles. Certains thèmes comme le « parasi-tisme » reviennent, démontrant la permanence duclientélisme ou des tentations autoritaires.

PH. D.

the iNsurgeNts. david Petraeus and thePlot to change the american Way of War. –Fred Kaplan

Simon & Schuster, NewYork, 2013,418 pages, 28 dollars.

Le succès, inattendu et certes relatif, de la straté-gie des « renforts » (surge) introduite en Irak en2007 avait fait du général David Petraeus unhéros. Bon politique, très médiatique, il dirigeensuite les opérations en Afghanistan, avant d’êtrenommé à la tête de la Central Intelligence Agency(CIA). Il en démissionnera après la révélationd’une liaison extraconjugale.

L’insurrection qui donne son titre à l’ouvrage eutpour théâtre l’académie militaire de West Point,quand un quarteron de futurs généraux, avecM. Petraeus à leur tête, transformèrent radicale-ment la doctrine militaire concernant les « conflitsde basse intensité ». La nouvelle doctrine decontre-insurrection, inspirée en partie des expé-riences françaises en Indochine et en Algérie,consistait à éliminer les foyers de violence avec leconcours des « forces spéciales », tout en essayantde conquérir « les cœurs et les esprits ». Desguerres d’un nouveau type, dont les calendriers de« pacification » sur le long terme obtiennent aisé-ment l’aval des forces militaires, mais que la classepolitique américaine, pour ne rien dire des popu-lations concernées, est peu encline à soutenir.

IBrAHIM WArDE

LaNd OF PrOMise. an economic historyof the united states. – Michael Lind

Harper, NewYork, 2013,586 pages, 29,99 dollars.

L’administration du président George Washingtonfut le théâtre de confrontations répétées entre lesecrétaire d’Etat Thomas Jefferson et son homo-logue du Trésor Alexander Hamilton. Le premiers’était fait le chantre d’une démocratie agraireconstituée de petites entreprises et dans laquellele rôle de l’Etat fédéral serait réduit à sa plussimple expression, tandis que le second se pro-nonçait en faveur d’un Etat fort, qui financeraitl’infrastructure ainsi que l’industrie naissantegrâce à un système centralisé.

La confrontation de ces deux visions, avec leursmultiples mutations, forme la trame de cette ambi-tieuse histoire économique des Etats-Unis.Michael Lind rappelle que, contrairement à unmythe persistant, la prospérité du pays n’est passurvenue par génération spontanée, mais fut laconséquence de choix politiques délibérés. Il sou-ligne également que les découvertes les plusimportantes – y compris l’ordinateur et Internet –sont presque toujours le résultat indirect d’initia-tives gouvernementales.

Mais les gains de productivité générés par cestransformations technologiques ne bénéficientplus qu’à une élite. Le grand défi consisteaujourd’hui à créer une nouvelle classe moyenne.Il y a près d’un siècle, Henry Ford avait comprisque ses ouvriers étaient des consommateurs enpuissance et devaient être payés suffisammentpour pouvoir acheter les voitures qu’ils produi-saient. L’Etat devrait, selon l’auteur, promouvoirun nouveau fordisme dans les services pour queles travailleurs de ce secteur, actuellement sous-payés, puissent se procurer précisément les pres-tations qu’ils fournissent.

I. W.

Le Métier des arMes au tchad. Legouvernement de l’entre-guerres. –– Marielledebos

Karthala, coll. « Les Afriques », Paris,2013, 260 pages, 25 euros.

Au Tchad, l’emploi des armes est un métier quis’exerce autant entre les conflits que pendant. Maî-tresse de conférences en science politique, MarielleDebos a mené durant six ans (2004-2010) desentretiens avec des hommes qui peuvent être, dansune même vie, combattants au sein de trois rébel-lions, soldats réguliers et contrebandiers semi-fonctionnaires. Echapper à l’insécurité, récolterde l’argent ou bien négocier un poste public sontautant de raisons de choisir ce « métier ».

L’ouvrage démontre que le phénomène relèveautant de parcours individuels rationnels que d’unsystème économique et politique. Après avoir rap-pelé l’histoire des armes au Tchad, de la coloni-sation à la présidence de M. Idriss Déby, ilexplique l’échec des programmes onusiens dedésarmement et le clientélisme d’Etat. Des bio-graphies d’« hommes en armes » célèbres, auvocabulaire particulier (les « décrets sansnuméro » ou les « bogobogos »), le gros plan surAl-Kanto, le rebelle et militaire emblématique ducinéma tchadien, concourent à animer cet essai.

ConsTAnCE DEsLoIrE

Le tremblementdes frontières

Sonnenscheinde Dasa Drndic

Traduit du croate par Gojko Lukic, Gallimard, coll. « NRF »,

Paris, 2013, 512 pages, 25 euros.HAyA TEDEsCHI fouille dans la corbeille rouge àses pieds. Elle est remplie de photographies, de coupures depresse, de documents divers, obstinément rassemblés au fildes années. Grâce à eux, la vieille femme espère découvrir cequ’est devenu son fils Antonio, enlevé à 5 mois, le13 avril 1945, à Trieste.

Haya est née à Gorizia – ou Görz, ou Gorica, selonqu’on donne à la ville son nom italien, autrichien ou slovène,car l’histoire, « mère menteuse et traîtresse », ne cessed’ourdir « de nouveaux mondes délimités par des fron-tières ». En 1939, Gorizia l’Italienne, avec la région deTrieste, est devenue partie de l’Adriatisches Küstenland, uneprovince de l’Allemagne nazie. En 1944, Haya travailledans un bureau de tabac. Elle y rencontre l’UntersturmführerKurt Franz. Elle a un enfant de lui, il la quitte. Quelques moisplus tard, le bébé est enlevé.

Haya fouille dans sa corbeille. Apparaissent des fragmentsd’un passé trop vite enterré. Un « roman documentaire » : c’estce qu’offre l’auteur, qui le déploie en une spirale hallucinée.Tout en retraçant l’histoire familiale de Haya, dont le père estissu d’une famille juive, Dasa Drndic invente des situationsfictives, prête à des protagonistes réels des propos imaginaires.Mais elle convoque également de vrais documents – actes deprocès, statistiques –, et parfois des poèmes – d’Umberto saba,Ezra Pound, Danilo Kis. Et, au cœur du livre, elle élève une stèleaux neuf mille Juifs déportés d’Italie ou assassinés en Italie :la liste de leurs noms, sur trois colonnes, couvre quatre-vingts pages.

« Tout nom cache unehistoire. »nous ne saurons riende celle qui se cache derrièreces neuf mille noms-là, sinonleur fin tragique. Mais nousapprendrons quelques histoirescachées derrière les noms liés àla quête de Haya. Ainsi, il appa-raîtra qu’avant d’être muté àTrieste Franz était déjà un nazimodèle, commandant du campde Treblinka, où il avait appris àson chien à s’attaquer auxprisonniers. Et que son f ils

Antonio, dont Haya finit par retrouver la trace grâce à l’officecentral pour l’investigation des crimes nazis de Ludwigsbourg,a été volé parce que Franz était un beau blond aux yeux bleus.Antonio a été rebaptisé d’un nom allemand et élevé dans unde ces lieux, les Lebensborn, maternité et crèche, où étaientregroupés des enfants dont l’identité avait été effacée, destinésà devenir des Aryens modèles.

Hans Traube redeviendra Antonio Tedeschi, contrai-rement à d’autres enfants des Lebensborn,moins chanceux. Carl’Eglise catholique a fait de son mieux pour brouiller lespistes, afin que ces petits catholiques tout neufs ne rede-viennent jamais juifs, et la stasi – la police secrète est-allemande – a jugé assez commode d’utiliser les identités véri-tables d’enfants des Lebensborn pour en affubler ses espions…

Dans une démarche comparable à celle de l’écrivainallemand W. G. sebald, Drndic ponctue son texte de photos quiattestent la réalité : objets, visages, images floues de lieux désertscomme la rizerie de san sabba, à Trieste, une usine désaffectéedevenue un camp de transit puis d’extermination. La photo deFranz est là aussi, ainsi que celle de son chien. Au procès intentéen 1976 pour les crimes de san sabba, il ne reste plus que deuxresponsables susceptibles de comparaître, et qui passerontentre les mailles du filet.

« L’histoire, ce beau nom de l’horreur »…Drndic a choisila formule de Jorge Luis Borges comme épigraphe à ce livreâpre et obsédant.

DOMINIQUE AUTRAND.

PROCHE-ORIENT

Israël, apartheid et messianisme

UnE provocation ? shlomo sand s’en défend.Après avoir expliqué « comment le peuple juif futinventé » (Fayard, 2009), puis « comment la

terre d’Israël fut inventée » (Flammarion, 2012), avecComment j’ai cessé d’être juif (1) il récuse, en bonnelogique, son appartenance à une « ethnie » dont il amontré combien elle était « fictive »,mais surtout il refuseles privilèges que cette « élection » lui accorde.

Certes, les « Arabes israéliens » sont citoyens dumême Etat que les « Juifs israéliens » : ils peuvent, euxaussi, voter et être élus. Mais, pour tout le reste, ou presque,leur citoyenneté est de seconde classe. « Si l’on est juif,écrit sand, on peut acheter des terrains alors qu’un citoyennon juif n’aura pas le droit d’en acquérir. Si l’on est juif,même si l’on n’envisage de séjourner en Israël qu’à titretemporaire avec un hébreu balbutiant, on peut êtregouverneur de la Banque d’Israël, banque centrale del’Etat qui n’emploie aucun citoyen israélien arabe. Si l’onest juif, on peut être ministre des affaires étrangères etrésider à titre permanent dans une colonie située à l’ex-térieur des frontières juridiques d’Israël, à côté devoisins palestiniens privés de tout droit civique. » Etc. D’oùcette question : « Le statut du Juif en Israël ne ressemble-t-il pas à celui de l’Afrikaner dans l’Afrique du Sudd’avant 1994 ? »

La lecture d’Israël : le nouvel apartheid (2), deMichel Bôle-richard, correspondant du Monde à Johan-nesburg de 1984 à 1990, puis à Jérusalem de 2006 à 2009,permet de mesurer combien, à maints égards, la compa-raison est probante. Puisant dans ses années d’enquêtes,de reportages et d’interviews, Bôle-richard évoque defaçon très concrète la judaïsation de Jérusalem, lescolons hystériques d’Hébron, le martyre de Gaza, le murde séparation, les lois liberticides, mais aussi la lâchetéde la « communauté internationale », seule apte à ramenerà la raison les fondamentalistes, qui se croient investisd’une mission divine.

Correspondant de France 2 à Jérusalem, CharlesEnderlin analyse la montée de ce mouvement dans Aunom du Temple (3). né au lendemain de la guerre dessix jours, le Bloc de la foi (Goush Emounim) entendcoloniser les territoires qu’Israël vient alors d’occuper,en premier lieu la Cisjordanie, baptisée Judée-samarie,et Jérusalem-Est annexée, y compris l’esplanade desMosquées, au nom d’une idéologie résumée par lefondateur de l’école religieuse qui l’a répandue, le rabbinyehuda Hacohen Kook : « Nous devons rappeler augouvernement et au peuple d’Israël qu’aucuneconcession n’est possible sur notre terre. »

La droite israélienne s’est appuyée sur ces fondamentalistes pour empêcher, puis saboter toutenégociation avec l’organisation de libération de laPalestine (oLP). De leur côté, sous l’aile de la droiteet de l’extrême droite, les « fous de Dieu » ont investil’Etat, son armée et plus généralement ses structures.A preuve le gouvernement issu des élections defévrier 2013 : entre la droitisation du Likoud et la percéede M. naftali Bennett, jamais ces messianistes n’ontbénéficié de rapports de forces aussi favorablesdepuis 1967.

DOMINIQUE VIDAL.

(1) shlomo sand, Comment j’ai cessé d’être juif, Flammarion,Paris, 2013, 139 pages, 12 euros.

(2) Michel Bôle-richard, Israël, le nouvel apartheid, Les Liensqui libèrent, Paris, 2013, 202 pages, 18 euros. Cf. aussi CélineLebrun et Julien salingue (sous la dir. de), Israël, un Etat d’apar-theid ? Enjeux juridiques et politiques, L’Harmattan, Paris, 2013,270 pages, 27 euros, actes du colloque interdit, en février 2012, àl’université Paris-VIII.

(3) Charles Enderlin, Au nom du Temple. Israël et l’irrésistibleascension du messianisme juif (1967-2013), seuil, Paris, 2013,375 pages, 20 euros.

CINÉMA

Francs-tireurs exemplaires

DE la même génération que les cinéastes de lanouvelle Vague, Jean-Marie straub, refusantd’aller se battre en Algérie, s’exile aux Pays-

Bas, puis en Allemagne, où il devient une figure dunouveau cinéma allemand des années 1960. Il cosignetous ses films avec Danièle Huillet, son épouse et colla-boratrice, rencontrée en 1962, disparue en 2006.

on pourrait définir leur cinéma comme la mise enécran de textes d’auteurs : Heinrich Böll (Non réconciliés,1965), Corneille (Othon, 1969), Friedrich Hölderlin (LaMort d’Empédocle, 1986), Franz Kafka (Amerika,1984), Bertolt Brecht (Antigone, 1991), Maurice Barrès(Un héritier, 2011), etc. Mais « le texte parlé, les mots,précise straub, ne sont pas plus importants que lesrythmes et les tempi très différents des acteurs, et leurs

accents ; pas plus importants que leurs voix particu-lières ». C’est pourquoi « le doublage est unassassinat ». Ecrits (1) rassemble pour la premièrefois la quasi-totalité de leurs textes depuis 1954, unportfolio commenté par le chef opérateur renato Bertaet un « atelier » : documents de travail exceptionnels,scénarios annotés, lettres, schémas, qui font de cetouvrage en fragments un kaléidoscope de réflexions surla création cinématographique. Intransigeance, critiquesociale et esthétique : le dernier film de straub n’a pasété retenu dans la sélection de Cannes.

PIERRE DESHUSSES.

(1) Jean-Marie straub et Danièle Huillet, Ecrits, IndependenciaEditions, Paris, 2012, 288 pages, 27 euros.

H I s T o I r E É C o n o M I E

P o L I T I Q U E

s C I E n C E s

25 LE MonDE diplomatique – JUILLET 2013

LITTÉRATURES DU MONDE

Les vaLets de La guerre FrOide.comment la république a recyclé les collabos.– Frédéric charpier

François Bourin, Paris, 2013, 24 euros.

Ce livre complète le portrait, souvent dressé, deGeorges Albertini, lieutenant de Marcel Déat. Ildécrit sa « centrale » de propagande et d’espion-nage financée par la banque Worms, le tandemUnion des industries et métiers de la métallurgie(UIMM) - Comité des forges, et les Etats françaiset américain. De 1930 à 1944, la synarchie Worms -Comité des forges entretenait une troupe d’idéo-logues, d’espions et de bourreaux chargés de sacroisade antisoviétique, anticommuniste et antisa-lariés. A la Libération, aidée des services améri-cains, elle les a recyclés après leur séjour en prison.Albertini est réembauché en 1948 par HippolyteWorms, lui-même libéré de Fresnes dès 1945.

Certains tonneront contre la « théorie du com-plot ». Demeurent les faits, établis par une vastecorrespondance identifiable : le patronat et l’Etatfrançais ont, avec leurs pairs étrangers (italiens,allemands, américains, etc.), maintenu leur hégé-monie, avant, pendant et après la seconde guerremondiale, aussi grâce à leurs « valets », ceux dela droite, extrême ou non, et ceux de la gauchepolitique et syndicale anticommuniste : l’amal-game n’est pas du fait de l’auteur.

AnnIE LACroIx-rIZ

Le théOrèMe du LaMPadaire. – Jean-Paul Fitoussi

Les Liens qui libèrent, Paris, 2013, 253 pages, 20 euros.

Le « théorème du lampadaire » désigne l’erreurscientifique sur laquelle sont fondées les politiqueséconomiques qui ont conduit à la crise de 2007-2008, jamais corrigées depuis : tel l’ivrogne cher-chant ses clés perdues dans la seule partie éclairéede la rue, les décideurs croient pouvoir trouverdans les politiques d’austérité budgétaire l’instru-ment d’un retour prochain de la prospérité. Cetteerreur tient à la croyance dans l’efficience des mar-chés financiers et dans les vertus universelles de laflexibilité des prix et des salaires. or ce que larévolution conservatrice, en légitimant une dyna-mique inégalitaire et déséquilibrée, a fait advenir,c’est la croissance de l’endettement privé, qui a finipar mener au bord de l’effondrement, évité de jus-tesse grâce à un bref moment de lucidité keyné-sienne et à l’intervention publique.

La pertinence de la perspective développée parJean-Paul Fitoussi se manifeste particulièrementsur deux points : son analyse de l’évolution antidémocratique de la construction européenne etses éclaircissements sur la nécessité de renouve-ler en profondeur la mesure et les indicateurs dubien-être.

FrÉDÉrIC LEBAron

La richesse, La vaLeur et L’iNesti-MaBLe. Fondements d’une critique socio-éco-logique de l’économie capitaliste. – Jean-Marieharribey

Les Liens qui libèrent,2013, 543 pages, 28 euros.

Depuis L’Economie économe (L’Harmattan, 1997),Jean-Marie Harribey, qui copréside aujourd’hui lesEconomistes atterrés, déconstruit les théoriesdominantes, pour une critique sociale et écolo-gique du système capitaliste contemporain. Cesthéories se dotent dorénavant d’indicateurs derichesse intégrant d’autres types de valeurs. C’estla confusion entre ces valeurs – valeur d’usage,valeur d’échange, valeur économique, et valeurssociale, éthique et environnementale – que ce livredécrypte en les croisant avec les notions derichesse. Toutes les richesses ne peuvent être mesu-rées en termes monétaires et marchands ; il en vaainsi des ressources naturelles et des biens publics.Vouloir les mesurer concomitamment, et mêmeles additionner, relève de l’aberration sur le planéconomique ; mais surtout, leur intégration dans lavalorisation du capital dévoie toute prise en consi-dération de la richesse proprement « inestimable »du bien commun. Cette façon autre d’envisagerl’économie permettrait d’enrayer au plus tôt les déséquilibres sociaux et écologiques qui résultentde la stratégie néolibérale.

VIoLAInE rIPoLL

désacraLiser Le chiFFre daNsL’évaLuatiON du secteur PuBLic. –albert Ogien

Quae, Versailles, 2013, 116 pages, 8,60 euros.

A rebours de l’esprit gestionnaire qui sembleavoir intégralement colonisé le secteur public àtravers les « politiques du chiffre », les lois definances et la révision générale des politiquespubliques (rGPP), le sociologue Albert ogiens’interroge sur la nature et l’impact de procé-dures d’évaluation qui évacuent les principes poli-tiques au profit d’objectifs strictement financiers.nécessaires, les simulations quantitatives sontinsuffisantes pour guider l’action publique. Latranscription des échanges avec un public de cher-cheurs montre la tournure kafkaïenne que prendparfois l’application des principes du new PublicManagement au pilotage des activités scienti-fiques. s’insurgeant contre cette tendance, quisuit l’injonction saint-simonienne à « remplacerle gouvernement des hommes par l’administrationdes choses », l’auteur en appelle à la résistancecivique devant cette addiction aux chiffres dansl’administration de la res publica.

AnDrÉ PrIoU

de L’aBaNdON au MéPris. comment lePs a tourné le dos à la classe ouvrière. – Ber-trand rothé

Seuil, Paris, 2013, 258 pages, 19,50 euros.

10 mai 1981. scènes de joie à Longwy, bastion dela sidérurgie : François Mitterrand vient de rem-porter l’élection présidentielle avec 70 % dessuffrages ouvriers. En 2012, si M. François Hol-lande est élu, la gauche a néanmoins perdu sonmonopole sur le vote populaire. C’est ce divorceentre la classe ouvrière et le Parti socialiste (Ps)qu’interroge l’économiste Bertrand rothé.

Largement rebattu, le sujet suscite actuellementun regain d’intérêt. Du géographe ChristopheGuilluy (Fractures françaises, 2010) au journa-liste Hervé Algalarrondo (La Gauche et la pré-férence immigrée, 2011), en passant par le mouvement de la Gauche populaire (né en2011), une interprétation se diffuse : le Ps auraitabandonné les travailleurs blancs au profit desimmigrés pauvres de banlieue et des « bobos »des centres-villes. si elle n’est pas totalementdénuée de fondement, cette lecture tend à essen-tialiser les groupes sociaux, à les opposer selondes critères discutables. rothé ne tombe pasdans ce travers. Il évoque la désintégration dutissu industriel, les délocalisations, la construc-tion européenne, les privatisations, et replace ledivorce dans son contexte économique et politique.

BEnoîT BrÉVILLE

adN suPerstar Ou suPerFLic ? Lescitoyens face à une molécule envahissante. –catherine Bourgain et Pierre darlu

Seuil, Paris, 2013, 176 pages, 19 euros.

« Qu’est-ce que cet ADN dont on parle tantaujourd’hui ? » ses qualités de détective, de por-traitiste, de généalogiste et de biomédecin sontdécrites ici avec clarté, et des informations a prioricontradictoires, ou du moins habituellement dis-persées, sont ordonnées, cohérentes et compré-hensibles. L’intention des auteurs, deux généti-ciens, est de dresser un tableau des intérêtshétéroclites s’agrégeant autour de ce « fleuron dela science moderne qui cumule et exacerbe toutesles ambivalences d’une activité où production deconnaissances et valorisation économique sontdes terrains de moins en moins étanches ».

Face à un « risque d’ADNisation qui privilégieraitl’individuel au détriment du collectif », ils en appel-lent à un débat démocratique. Mais le propos peineparfois à étayer la nature des problèmes, etn’énonce pas forcément ses axiomes. Peut-être est-ce paradoxalement ce qui fait l’intérêt d’un livre quireste toujours accessible, alors que son objet récentet mouvant est difficile à cadrer aisément.

HEnrI WEsH

D A N S L E S R E V U E Si D é E s

FEMMES DES QUARTIERS POPULAIRESEN RÉSISTANCE CONTRE LES DISCRI-MINATIONS. – Collectif (avec Saïd Boua-mama)

Le Temps des Cerises, coll. « Le cœur àl’ouvrage », Paris, 2013, 200 pages, 15 euros.

Asocialité, violence gratuite, zones de non-droit,laxisme parental, creusets de délinquance,« déserts politiques », repli identitaire… Les cli-chés associés aux quartiers populaires sont légion,et « prennent une ampleur encore plus impor-tante pour ceux qui sont issus de l’immigrationpostcoloniale », souligne saïd bouamama. Pen-dant deux ans, ce sociologue et un groupe defemmes du blanc-mesnil (seine-saint-Denis) ontmené un travail de réflexion sur le quotidien deshabitants des cités, et notamment celui desfemmes.

Elles témoignent de leur combat au jour le jour ausein de leur famille ou de la collectivité, des nom-breuses responsabilités qu’elles doivent assumer,mais également de leur engagement civique etassociatif. Loin de les nier, elles montrent que lesdifficultés rencontrées « sont des conséquences dela misère et non des causes de celle-ci », et for-mulent des propositions pour lutter contre l’« iné-galité structurelle et massive » que subissent lesquartiers.

oLiViEr PironEt

POL IT IQUE

mafias, mafieux, malfrats, etc.

En sicile, la mafia n’existe pas. originaire de lacampanie et de la ville de naples, l’organisation s’ynomme cosa nostra ; en calabre, on l’appelle la

ndrangheta ; dans les Pouilles, la sacra corona unita.« Une sorte de spécialité nationale italienne, s’amuseFabrice rizzoli, au même titre que les gondoles vénitiennes,la pizza et les gelati (1). » quoi qu’il en soit du nom, ils’agit de malfrats, souvent utiles à certains… Au début dela guerre froide, les services secrets alliés, présents sur placedepuis 1943, surent s’entendre avec l’organisationcriminelle, qui, pour le plus grand profit de la bourgeoisie,procéda à l’élimination minutieuse des militants syndicaux.

structurée autour de la figure du capo, la « famille »assure la cohésion du groupe, protège ses membres etentretient des relations clientélistes avec ceux del’« extérieur ».A partir de 1948, note ainsi Jacques de saintVictor, auteur d’une étude particulièrement fouillée (2), ellefait jouer les liens noués avec la Démocratie chrétienne (Dc).Jusque dans les années 1980, « dans les zones populairesde Palerme, il suffisait que le boss, la veille du vote, boiveun verre à une terrasse de café avec le candidat de laMafiapour que le message soit aussitôt compris par les électeurs[consentants ou terrorisés] ». Le rapprochement avec les« élites » n’a peut-être jamais été aussi poussé qu’encalabre : la mafia s’y étant assuré le contrôle d’une bonnepartie du tissu industriel local, on estime actuellement sonchiffre d’affaires à 40 milliards d’euros par an, au bas mot.

c’est que, « remplaçant la DC [de Giulio] Andreottiet les socialistes de Bettino Craxi, complètent michelKoutouzis et Pascale Perez (3),Cosa Nostra, la Ndranghetaou la Camorra se sont trouvé de nouveaux alliés politiquesau sein du pouvoir berlusconien, qui a fait de la lutte contreles magistrats un de ses chevaux de bataille ». La mafiasait se renouveler : depuis le début des années 1980, lessiciliens sont devenus en Europe les principaux impor-tateurs de cocaïne, en connexion avec les « narcos » et lesparamilitaires colombiens…

Les chinois ont leurs triades, les Japonais leurs yakuzas.La fin de l’empire soviétique et la brutalité du processus detransition vers le marché ont donné naissance en russie àune nébuleuse d’oligarques qui, pour consolider leursavoirs, ont fait appel au crime organisé. mais, pendant laguerre du Kosovo, rappelle saint Victor, et pour des raisons

politiques, c’est le haut commandement de l’organisationdu traité de l’Atlantique nord (otAn) qui a permis aux clansalbanophones de mettre la main sur d’énormes réservesd’armes et de passer maîtres dans le trafic de stupéfiants.Dans le même registre, il est clair que « s’il y avait un tantsoit peu une“culture du résultat”, il y a bien longtemps qu’onaurait dû sanctionner une interventionmilitaire responsablede l’explosion des cultures qui font aujourd’hui de l’Af-ghanistan le premier producteur mondial d’opium (4) ».

incongruités et surprises… La camorra et landrangheta déchargent des tonnes de déchets toxiques surles côtes somaliennes, soudanaises et érythréennes, sousl’œil d’un nombre incalculable de bâtiments de guerre occi-dentaux qui luttent contre la piraterie – lesquels « pirates »ne peuvent plus vivre de la pêche, accaparée par les grandschalutiers internationaux (5).

Les associations criminelles contrôlent aussi l’immi-gration clandestine, le travail au noir, la mendicité, les vols,la prostitution – et on en oublie. c’est beaucoupd’argent (6). or il se trouve que, pour favoriser l’anonymatdes opérations d’une clientèle de plus en plus riche et deplus en plus avide de discrétion, les professionnels de lafinance ont fait preuve d’une grande inventivité. Dès lors,tous nos auteurs s’accordent : « La mondialisation descircuits financiers et leur dérégulation ont accéléré la circu-lation des capitaux illicites ; l’apparition de nouveauxproduits financiers opaques a facilité les opérations deblanchiment (7). » Et si on reparlait des paradis fiscaux ?

MAURICE LEMOINE.

(1) Fabrice rizzoli, Petit dictionnaire énervé de laMafia, L’opportun,Paris, 2013, 221 pages, 12,90 euros.

(2) Jacques de saint Victor, Un pouvoir invisible. Les mafias et lasociété démocratique (XIXe-XXIe siècle), Gallimard, Paris, 2012,410 pages, 23,50 euros.

(3) michel Koutouzis et Pascale Perez, Crimes, trafics et réseaux.Géopolitique de l’économie parallèle, Ellipses, Paris, 2012, 314 pages,19,30 euros.

(4) Ibid.

(5) Lire Jean-sébastien mora, « ravages de la pêche industrielle enAfrique », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(6) Lire « A qui le crime profite », Manière de voir, no 130, août-septembre 2013, en kiosques le 15 juillet.

(7) Problèmes économiques, n° 3064, La Documentation française,Paris, mars 2013.

CARAïBES

Haïti sans les Haïtiens

LE tremblement de terre de 2010 a pris toute sa placedans la littérature. De Dany Laferrière à Lyoneltrouillot en passant par Gary Victor, goudou-

goudou est devenu un personnage essentiel. Aujourd’hui,trois ans après les livraisons postséisme, les essais ont unpoint commun : ils appréhendent la secousse, si terriblefut-elle, comme une vicissitude de plus dans l’histoirehaïtienne. Le peuple, proche ou non de l’épicentre, souffre,mais pâtit encore davantage d’une histoire atypique quidonne le vertige, d’une économie sans projet autre que deperpétuer l’informel, d’un tissu social qui produit depuisdeux siècles les inégalités les plus brutales des Amériqueset les élites les plus répugnantes. Les médias nous montrentla fange des bidonvilles. Pourquoi si rarement l’insolencedes châteaux d’altitude ?

Vous connaissez Haïti ? Avec LeVertige haïtien (1), vousapprendrez beaucoup sur ce « pays en crise permanente »depuis 1804. La naissance de l’Etat se confond et perdureavec la pression et la répression contre les massespaysannes, puis urbaines. tous les leviers de commandesont accaparés par les classes sociales supérieures, qui,jusqu’à aujourd’hui, placent le pays dans l’élite… desnations corrompues. L’ère Duvalier fut paroxystique,avec sa milice, les « tontons macoutes », qui a fait de lapeur et de la violence les seules issues des conflits. Ellea entraîné des conséquences sociales désastreuses. Leproduit national brut par habitant a chuté de 30 % depuistrente ans, la ration calorique est amputée de 10 % ; lesterres irriguées sont plus rares, la couverture forestière adiminué de 90 %, l’agriculture produit moins avecdavantage de paysans, et la croissance démographique estinsoutenable.

Le « pays en dehors », paysans et bidonvillois, atoujours été exclu de toute existence politique – sauf en1991 lors des neuf mois de présidence de m. Jean-bertrand Aristide, qui fut chassé par un coup d’Etatmeurtrier – et marginalisé : autant de moun sa yo, deslépreux sociaux. Et pourtant, l’aide internationale adécuplé depuis 1980. mais à qui, à quoi va cette aide, quine refonde rien, ne s’évalue jamais, en une interventionpermanente qui confond élections et Etat de droit (2) ?

ceux qui connaissent moins Haïti pourront se fier àstéphanie barzasi et olivier Vilain (3), qui ont découvertle pays avec le séisme et proposent une synthèse de sesmaux et de ses espoirs. L’étranglement de la paysannerie,la moitié de la population, y tient une grande place.

Exclue par les élites mercenaires, victime de la suppressiondes droits de douane, écrasée par les produits subventionnésdes Etats-unis, elle résiste, grâce aux syndicats et auxcoopératives, tout comme y parvient, parfois, le mouvementsocial, défenseur de l’indépendance alimentaire. maiscomment affronter la déferlante humanitaire, l’incapacitéde l’Etat à la coordonner, puis son reflux trois ans après ?cette partie de yoyo, les sinistrés d’hier et des temps quiont précédé sont invités à la regarder sans piper mot. sanseux, pourtant, il n’y aura pas d’avenir.

qu’est donc cet Etat haïtien ? Faible ? marron ? Préva-ricateur ? Fantôme ? qui sous-traite le social aux organi-sations non gouvernementales (onG), aux agencesonusiennes et à des centaines d’Eglises, l’économique àla banque mondiale et la sécurité à la mission des nationsunies pour la stabilisation en Haïti (minustah) ? 2013, an iXde la stabilisation ! Le pamphlet de roland Paret (4),documenté, drôle et pétri de culture, répond à ces questions,et vaut pour tous les Etats en très mauvais état.

Dans le roman deyanick Lahens (5), deux Haïtiens secôtoient autour d’un projet. L’un, sociologue, voudraitencore croire que les populations ont leur mot à dire, maisse demande si cette exigence n’est pas passée de mode. Al’insoutenable, il s’habitue. que faire ? rester, émigrer ?L’autre, architecte, venue d’ailleurs, sait, elle, ce qui est bonpour la population. onGiste résolument professionnelle,elle ne doute pas. La société haïtienne qui les entoure nonplus. corruption, préjugés de couleur, népotisme, droitsproportionnels au statut social : il faudra plus qu’ungoudougoudou pour que les habitudes changent.

La construction d’Haïti est presque oubliée. A moinsqu’elle ne soit simplement le dernier mythe en vogue.

CHRISTOPHE WARGNY.

(1) rose nesmy saint-Louis, Le Vertige haïtien. Réflexions surun pays en crise permanente, L’Harmattan, Paris, 2010, 335 pages,32 euros.

(2) Lire céline raffalli, « Haïti dépecé par ses bienfaiteurs », LeMondediplomatique, mai 2013.

(3) stéphanie barzasi et olivier Vilain, Haïti : de la perle au caillou,Golias, Villeurbanne, 2013, 199 pages, 12 euros.

(4) roland Paret, « Z ». L’Etat haïtien existe, je l’ai même rencontré...,cihdica, montréal, 2012, 120 pages, 12 euros.

(5) yanick Lahens, Guillaume et Nathalie, sabine Wespieser, Paris,2013, 172 pages, 18 euros.

� THE AMERICAN INTEREST. La nouvellestratégie des Etats-Unis consistant à « diriger del’arrière » ; les leçons de la guerre d’Irak, le déchi-rement de la Syrie, le crépuscule du sécularismeen Turquie. (Vol. VIII, n° 5, mai-juin, bimestriel,9,95 dollars. – PO Box 15115 North Hollywood,Los Angeles, CA 91615, Etats-Unis.)

� THE ATLANTIC. Un article – qui ne serapeut-être pas traduit au Chili ou au Vietnam… –célèbre le « génie de Henry Kissinger ». Y aura-t-iljamais pénurie de pétrole ? Pourquoi les deuxgrands partis américains encouragent les candi-datures féminines. (Mai, mensuel, 4,95 dollars. –600 New Hampshire Avenue, NW, Washington,DC 20037, Etats-Unis.)

� COUNTERPUNCH. Hollywood au service ducomplexe militaro-industriel ; la transformation desconditions sociales des joueurs de base-ball ; la vio-lation des droits humains dans les prisons améri-caines. (Vol. 20, n° 5, mai, mensuel, 55 dollars paran. – PO Box 228, Petrolia, CA 9558, Etats-Unis.)

� NEW LEFT REVIEW. La distribution des prixNobel de littérature comme miroir des trans-formations géopolitiques. Pourquoi les révoltesarabes ont-elles calé en chemin ? Un entretien avecle philosophe roumain G. M. Tamás. (N° 80, mars-avril, bimestriel, 10 euros. – 6 Meard Street, Lon-dres, WIF OEG, Royaume-Uni.)

� CRITIQUE. Qui était Edward W. Said ? Cettelivraison est consacrée à l’auteur de L’Orientalismeet expose l’immense champ qu’il a couvert, de lamusique à la question de l’exil en passant par laPalestine ou la vision de l’islam dans lesmédias. ( Juin-juillet, bimestriel, 12 euros. – 7, rueBernard-Palissy, 75006 Paris.)

� EUROPE. Un numéro consacré au poète grecd’Alexandrie Constantin Cavafy nous replongedans l’histoire de ce port ouvert sur la Méditer-ranée et le monde durant la première moitié duXXe siècle. (Nos 1010-1011, juin-juillet, mensuel,20 euros. – 4, rue Marie-Rose, 75014 Paris.)

� NAQD. Quel bilan tirer des indépendances ?Ont-elles été des luttes pour rien, comme certainsveulent le faire croire ? Un tableau nuancé desluttes passées et des espoirs à venir. (N° 30,hiver 2012-2013, semestriel, 500 dinars algériens.– BP 63 bis, Ben Aknoun 16033, Algérie.)

� CONFLUENCES. « Villes arabes : conflits etprotestations », à l’heure des bouleversements quiaffectent aussi bien la Libye que la Syrie, l’Egypteque le Maroc. (N° 85, printemps, trimestriel,18,50 euros. – 50, rue Descartes, 75005 Paris.)

� GLOBAL ASIA. En un an, les dirigeants dela Chine, des deux Corées et du Japon ont changé.Ces mouvements représentent-ils de nouvellespossibilités ou des dangers supplémentaires ? (Vol.8, n° 1, printemps, trimestriel, 15 000 wons. – EastAsia Foundation, 4th Fl, 59 Singyo-dong, Jongno-gu, Séoul, Corée 110-032.)

� SURVIVAL. La République populaire démo-cratique de Corée vue par Mark Fitzpatrick, quiinvite à renforcer les sanctions, et par DavidC. Gompert, qui voit déjà l’effondrement dupays. (Vol. 55, n° 3, juin-juillet, bimestriel, abon-nement un an : 150 euros. – IISS - Routledge,Washington, Etats-Unis.)

� CHINA ECONOMIC REVIEW. La « questionà 1 000 milliards de yuans » : quelles réformes pos-sibles en Chine ? Comment les réalisateurs chi-nois peuvent gagner en audience auprès de spec-tateurs fatigués des grosses machines améri-caines… (Vol. 24, n° 6, juin, mensuel, abonnement :100 dollars. – 1804, 18/F, New Victory House, 93-103 Wing Lok Street, Sheung Wan, Hongkong,Chine.)

� FUTURIBLES. Les paradoxes de la Corée duSud, loin des sentiers battus. Un article sur laréforme de la Sécurité sociale prône, en revanche,des solutions mille fois entendues. (N° 394, mai,mensuel, 22 euros. – 47, rue de Babylone, 75007Paris.)

� DISSENT. Dans le dossier sur la Chine : uneenquête sur les conditions de travail dans les usinesFoxconn, premier fournisseur mondial d’électro-nique ; le rapport entre les jeunes et la politique ;la confrontation des nationalismes. (Printemps, tri-mestriel, 10 dollars. – Riverside Drive, suite 2008,New York, NY 10025, Etats-Unis.)

� LE NOUVEAU BASTILLE, RÉPUBLIQUE,NATIONS. Londres et Paris ouvriraient-ils la voieà une « somalisation » de la région à partir deDamas ? (N° 28, mai, mensuel, 6,60 euros. – 8, ruedu Faubourg-Poissonnière, 75010 Paris.)

� AFRIQUE CONTEMPORAINE. Pourquoi le« printemps arabe » n’a-t-il pas porté ses fruits ausud du Sahara ? Plusieurs hypothèses, les unes liéesaux dynamiques des sociétés locales, d’autres auxressorts propres de la démocratisation sur le conti-nent noir. (N° 245, mars, trimestriel, 18 euros. –AFD, 5, rue Roland-Barthes, 75598 ParisCedex 12.)

� GÉOPOLITIQUE AFRICAINE. Un plaidoyerpour le panafricanisme comme réducteur detensions politiques ; une analyse sur la dynamiquedes conflits en Afrique et les perspectives pourles combattre. (N° 46, janvier-mars, trimestriel,14 euros. – 26, rue Vaneau, 75007 Paris.)

� NUEVA SOCIEDAD. Dossier consacré auxintellectuels en Amérique latine, une région quise construirait davantage « par la politique que parle monde des idées ». (N° 245, mai-juin, bimestriel,sur abonnement. – Defensa 111, 1° A, C1065AAUBuenos Aires, Argentine.)

26JUILLET 2013 – LE monDE diplomatique

QUE PEUT LA PHILOSOPHIE ? Etre le plusnombreux possible à penser le plus possible. –Sébastien Charbonnier

Seuil, Paris, 2013, 286 pages, 22 euros.

« Un cadre démocratique est vide de sens sinous ne sommes pas le plus nombreux possibleà penser le plus possible. » Par son souci d’éta-blir une relation non dogmatique et égalitaireau savoir, la philosophie semble incarner cetidéal d’émancipation. c’est à l’aune de ce « pro-jet politique » que doit être questionné son ensei-gnement.

sébastien charbonnier engage tout d’abord uneanalyse critique des « mythes » constitutifs de sonhistoire, plus contradictoire que ne le laisse paraî-tre le prestige symbolique dont elle jouit dans unpays où son enseignement fut longtemps réservéaux classes favorisées – en contradiction avec saprétention de rendre l’exercice de la pensée acces-sible à tous. A la suite des travaux de Pierre bour-dieu sur les mécanismes de la reproduction socialeou de ceux de Jacques rancière sur la démocra-tie, l’auteur problématise le lien entre « l’institu-tionnalisation de la philosophie et sa finalitéémancipatrice ». non pour la déscolariser, maispour renforcer sa capacité subversive et la pratiquede son apprentissage, car « on ne sait pas ce quepeut celui qui philosophe ».

cHristoPHE bAconin

LA PASSION SUSPENDUE. – MargueriteDuras, entretiens avec Leopoldina Pallotta dellaTorre

Seuil, 2013, 126 pages, 17 euros.

ces entretiens, inédits en France, sont menés de1987 à 1989 par une journaliste de La Stampaauprès de marguerite Duras après le succès mon-dial de L’Amant. En réponse à des questions intel-ligentes, qui associent l’œuvre et le personnage,les convictions et les émotions, la parole de Durasapparaît plus que jamais singulière dans sonfameux vibrato elliptique, qui n’empêche pas unemanière directe et sincère : « J’écris pour medélester, m’ôter de l’importance. »

Les thèmes majeurs sont développés avec inten-sité : le désir et le manque (Le Ravissement de LolV. Stein, La Maladie de la mort), la désillusion dela colonisation, la pathologie du lien familial, lamère comme paradigme de la folie (Un barragecontre le Pacifique), la distance avec l’idéologiemarxiste et les antipathies (Philippe sollers,simone de beauvoir, Jean-Paul sartre). très pré-cises, les notes achèvent de rendre l’ouvrage pré-cieux pour les amoureux de l’œuvre et de laromancière.

VéroniquE PittoLo

LIRE LES SANS-PAPIERS. Littérature jeu-nesse et engagement. – Claire Hugon

Editions CNT-RP, coll. « N’autre école », Paris,2012, 190 pages, 10 euros.

L’ouvrage s’attache à décrypter les discours véhi-culés par les livres jeunesse sur la situation desimmigrés clandestins et de leurs enfants. Parmi lacentaine d’écrits abordant cette question (et quisont recensés en fin d’ouvrage, accompagnésd‘une courte présentation), claire Hugon en aretenu huit, qui cristallisent les positionnementsdes auteurs mais aussi de leurs éditeurs. Albums,documentaires ou fictions, ces textes, quand ilss’efforcent de dépasser le simple constat, se heur-tent rapidement à la dimension politique de leursujet. Entre l’écueil du discours militant et l’ap-pel aux bons sentiments, la marge reste étroite.c’est en étudiant les stratégies déployées quel’auteure élargit finalement son propos en inter-rogeant la possibilité d’une littérature jeunesse« engagée ».

A la minutie du travail de recension de l’activitééditoriale de ces quinze dernières années, trèséclairant, s’ajoute donc une réflexion pertinentesur le potentiel subversif de cette littérature.

GréGory cHAmbAt

s o c i é t é

D A N S L E S R E V U E S

Retrouvez, sur notre site Internet ,une sélection plus étoffée de revues :

www.monde-diplomatique.fr/revues

ANTONIO SAURA. – « India », 1983

carlos Fuentes,la subversionbaroqueUn an après sa disparition, en mai 2012,sans doute le moment est-il venu de prendretoute la mesure du grand écrivain mexicain,au-delà de l’image un peu trop policée quia souvent été donnée de lui.

27 LE monDE diplomatique – JUILLET 2013

� LONG COURS. Medellín, Detroit, Le Cap :comment s’en sortent des villes violentes ? Ega-lement au sommaire, une enquête étoffée sur lacyberguerre : du fantasme à la réalité. (N° 4, été,trimestriel, 15 euros. – 29, rue de Châteaudun,75009 Paris.)

� REVUE INTERNATIONALE DE L’ÉCO-NOMIE SOCIALE. Dans les pays du Sud, de nom-breuses coopératives agricoles fonctionnentdepuis longtemps. Au Nicaragua, une fédérationles coordonne et les soutient. Quelles leçons lespays du Nord peuvent-ils tirer de ces pra-tiques ? (N° 328, avril, trimestriel, 25 euros. – 24,rue du Rocher, 75008 Paris.)

� ALTERNATIVES SUD. Des points de vuelatino-américains, africains, asiatiques, sur l’ex-traction des ressources minières, « miroir et levierde la mondialisation en cours ». (Vol. 20, n° 1, tri-mestriel, 13 euros. – Cetri, avenue Sainte-Ger-trude, 5, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique.)

� CHRONIQUE INTERNATIONALE DEL’IRES. Le chantage patronal en Espagne pouraccroître le temps de travail tout en baissant lessalaires ; les effets de la crise en Bulgarie. (N° 140,avril, bimestriel, 13 euros. – 16, boulevard duMont-d’Est, 93192 Noisy-le-Grand.)

� ESPRIT. Un dossier sur la « mondialisation parla mer » souligne le rôle déterminant joué par laconteneurisation des échanges dans la générali-sation du modèle de production industriel par fluxtendu, et présente trois focales portuaires : Mar-seille, Le Havre, Tanger. (N° 395, juin, mensuel,20 euros. – 212, rue Saint-Martin, 75003 Paris.)

� REGARDS SOCIOLOGIQUES. Dossier« Faire et défaire la mondialisation » : la neutra-lité en trompe-l’œil des banquiers centraux, lesclubs élitaires de Bruxelles, les dalit indiens prisen main par les organisations non gouvernemen-tales. (N° 43-44, 2012, semestriel, 24 euros. –4, rue Drulingen, 67000 Strasbourg.)

� LA DÉCROISSANCE. Une analyse critiquede la planification écologique défendue par le Frontde gauche. Le philosophe Jean-Claude Michéarépond à un contradicteur. Débat : comment fairerentrer la décroissance à l’école ? (N° 100, juin,mensuel, 2,50 euros. – 52, rue Crillon, 69411 LyonCedex 06.)

� L’EMANCIPATION SYNDICALE ET PÉDA-GOGIQUE. Du 7 au 17 juillet, Avignon accueillela semaine de l’émancipation. Comment résoudreles problèmes rencontrés par les Roms et les villesqui les accueillent ? Comment démocratiserl’école ? (N° 10, juin, dix numéros par an, 4 euros.– Le Stang, 29710 Plogastel-Saint-Germain.)

� CONTRETEMPS. Le dossier consacré àl’école s’orchestre autour d’un paradoxe : « Jamaissans doute l’institution scolaire n’a autant contribuéà la reproduction de l’ordre social (…) et jamais pour-tant les forces de transformation sociale, qui préten-dent œuvrer à l’émancipation, ne semblent avoir aussipeu pris au sérieux la question scolaire. » (N° 17,1er trimestre, 12 euros. – Syllepse, Paris.)

� AU FAIT. La première livraison de cet énièmelivre-magazine comporte une enquête fouillée surla dynastie industrielle Wendel, ainsi qu’un entre-tien désabusé avec Helmut Schmidt sur l’Eu-rope. (N°1, mai, mensuel, 7,90 euros. – 28, ruedu Faubourg-Poissonnière, 75010 Paris)

� MÉDIUM. Ce que l’informatique change dansplusieurs professions (militaire, médicale, musicale,littéraire…), et ce qui demeure en ne changeantque de forme ou de support. (N° 35, avril, tri-mestriel, 16 euros. – 10, rue de l’Odéon,75006 Paris.)

� RADICAL. Consacrée au thème de la violence,cette première livraison évoque les prisons mexi-caines, donne la parole au philosophe DomenicoLosurdo sur les dilemmes moraux du mouvementnon violent, et revient sur l’œuvre d’Eric Hosbs-bawm. (N° 1, semestriel, 14 euros. – Avenue PaulDejaer, 29, 1060 Bruxelles, Belgique.)

� LE DÉBAT. La totalité du numéro est consa-crée à l’histoire : définition des programmes,recherche et pédagogie, témoignages d’ensei-gnants (et de leurs élèves), situation en Allemagne,en Italie, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. (N° 175,mai-août, bimestriel, 18,50 euros. – Gallimard,Paris.)

� REVUE DES DEUX MONDES. Gabriel deBroglie retrace l’itinéraire politique de la revuedepuis sa création en 1829. Un dossier « Proustvu d’Amérique » inclut un entretien avec DanielMendelsohn et un chapitre inédit (en anglais) deThe Marx Bros. Scrapbook. ( Juin, mensuel, 13 euros.– 97, rue de Lille, 75007 Paris.)

� TÊTE-À-TÊTE. Cette revue d’art et d’es-thétique propose une série d’entretiens sur l’hu-manisme, bonne conscience, combat ou émotion,avec Benoît Delépine et Gustave Kervern, Fran-çois Emmanuel, Yvon Nouzille... (N° 5, trimestriel,15 euros. – Le Bord de l’eau Editions, 118, rue desGravières, 33310 Lormont.)

� MOUVEMENT. Un ensemble interrogeant ladéclinaison du thème de la « surveillance » dans plu-sieurs œuvres. Une réflexion sur le sens de l’édu-cation artistique et culturelle telle que l’envisagentles ministères concernés. (N° 69, mai-juin, bimes-triel, 8,50 euros. – 6, rue Desargues, 75011 Paris.)

LA cause est entendue : ce qui qualifie les grandsromans, c’est de produire des effets de vérité quiéchappent à tous les autres systèmes de représentationou d’interprétation ; de révéler une part de l’expériencehumaine à laquelle seul l’art du roman permetd’accéder.

c’était là la grande thèse d’Hermann broch,développée aujourd’hui par milan Kundera, et quecarlos Fuentes, de son côté, n’a cessé de reprendre etd’amplifier.

Et de fait, si l’on veut comprendre, par exemple,quelque chose au mexique (à ses paradoxes, à sesambiguïtés, à sa violence fondatrice enfouie ettoujours présente, à sa mémoire plurielle et enche-vêtrée), il vaut mieux lire, plutôt que des discourshistoriques, philosophiques, politiques ou sociolo-giques, des romans comme La Plus Limpide Région,La Mort d’Artemio Cruz, Christophe et son œuf ou LaFrontière de verre...

Lorsque Fuentes a commencé à écrire, les jeunesécrivains d’Amérique latine étaient pour ainsi diresommés de choisir leur camp : on devait prendre partipour le réalisme ou pour l’imaginaire, le fantastique ;pour l’ancrage dans la réalité nationale ou pour l’ou-verture cosmopolite ; pour la littérature engagée oupour de pures recherches formelles. ils furent quelques-uns, autour de lui (le colombien Gabriel Garcíamárquez, l’Argentin Julio cortázar, le Péruvien marioVargas Llosa, le cubain José Lezama Lima), à choisirde ne pas choisir, à entreprendre de surmonter ces anti-nomies figées, et à réconcilier ce que la doxa s’obs-tinait à opposer. on a nommé cela le boom du romanlatino-américain – en réalité, le plus prodigieuxrenouvellement de l’art du roman, probablement, quiait surgi dans la seconde moitié du XXe siècle.

De ce mouvement, Fuentes fut en quelque sorte lefédérateur, et pour une large part le théoricien. il nes’agissait pas d’une école, pourtant : chacun de cesromanciers, au-delà ce qui les rassemblait, reste irré-ductiblement singulier.

ce qui distingue Fuentes, quant à lui, c’est qu’ilest sans doute le plus balzacien de tous. non parce qu’ilse soumettrait à un code de représentation convenu,hérité du siècle précédent (ce code, il aurait plutôttendance à le faire voler en éclats), mais au sens oùil a sans cesse maintenu l’ambition, au cœur même del’imagination la plus débridée, de dresser l’implacableportrait d’une société.

quelques chefs-d’œuvre à élire, au milieu d’uneproduction surabondante ? La Plus Limpide Région ouLa Mort d’Artemio Cruz, ces deux romans magistrauxcapables d’embrasser, à travers la pluralité des voix oudes visions, toute la genèse contradictoire et violentedu mexique contemporain. ou encore Christophe etson œuf, cette paroxystique antiutopie où ce mêmemexique est projeté dans une apocalypse carnava-lesque, un « tourbillon d’hilarité et d’horreur » (pourreprendre la formule de stéphane mallarmé)susceptible d’en faire surgir la face sombre bienmieux que tous les récits réalistes.

Le sommet de l’œuvre ? très certainement TerraNostra, ce livre monstre d’un millier de pages où unmexicain du XXe siècle rêve l’Espagne d’autrefoiscomme l’Espagne avait rêvé le nouveau monde ; et oùl’Espagne, du coup, en 1975, sur le point de se réveillerde son cauchemar franquiste, reçoit en plein visage le

roman de sa vérité, c’est-à-dire tout à la fois de sonmythe d’origine et de la dislocation de celui-ci.

nous sommes ici dans plusieurs lieux et plusieursépoques à la fois, les personnages se métamorphosentou se réincarnent, l’histoire est délirée, transfigurée ;les figures historiques attestées se mêlent à celles duroman ou du mythe (la célestine, Don Juan), lesenchantements et les maléfices prolifèrent ; le fanatiquesouci d’orthodoxie du personnage central, le monarque,sa hantise de la pureté, l’entraînent vers une sorte dereligion de la mort, tandis qu’autour de lui tour-billonnent les hérésies, les rêves d’émancipationpropres aux temps modernes, et que la découverte dunouveau monde génère une véritable commotion, unétrange télescopage des temporalités. Le croisementqui en résulte ressuscite mystérieusement la pluralitérefoulée et déniée du monde hispanique lui-même (satriple source musulmane, juive et chrétienne). Au total,un roman étourdissant, baroque, subversif, propre àsusciter, par ses débordements mêmes, des effets delucidité en profondeur qu’aucun historien n’atteindrajamais (1).

Ajoutons à cela des essais capitaux : Le Miroirenterré, somme sans précédent consacrée à la civili-sation latino-américaine, explorée dans toutes sesdimensions ; Le Sourire d’Erasme et Géographie duroman, où Fuentes, à travers une méditation critiquesur quelques grands romanciers contemporains, nouslivre en filigrane son propre art du roman. Fuentes noteque le monde indien (celui de moctezuma, « l’hommeà la grande voix ») et le monde hispanique (celui,catholique, des conquistadors) partageaient au fond lamême rigidité dogmatique, entretenaient la mêmetyrannie d’une vérité unique. A quoi il oppose l’universcréé par le roman, où les points de vue se confrontent,se contredisent, et susceptible par là même de fairesurgir le non-dit ou le refoulé des vérités officielles :un univers où « aucune voix, aucune personne nedétient le monopole de la vérité » ; « le roman, nonseulement comme lieu de rencontre de personnages,mais lieu de rencontre de langages, de temps histo-riques différents et de civilisations qui n’auraient sanscela aucune chance d’entrer en relation ».

La conquête hispanique du nouveau monde futsanglante, destructrice ? oui, mais il en est né une civi-lisation métissée, vivante, riche de sa diversité. Lessociétés précolombiennes ont été anéanties ? oui, maisl’imaginaire indien est passé dans la langue des vain-queurs, à l’instar de ces églises mexicaines où le paradisdes indigènes se propulse dans l’iconographiecatholique imposée.

Les foisonnants romans de Fuentes, au fond,n’ont cessé d’incarner cela.

iL suffisait de fréquenter Fuentes un certain tempspour en venir parfois à percevoir, au-delà de l’imageofficielle qu’il pouvait donner de lui (celle d’unécrivain maîtrisé, poli, « diplomate », lucide, hyper-cultivé, cosmopolite, à la mécanique intellectuelleéblouissante), le surgissement fugitif, presque à soninsu, de quelque chose de beaucoup plus énigmatique,sombre, sauvage, irrationnel.

il n’était pas interdit de penser que c’était préci-sément son imaginaire indien qui transparaissait ainsi,dans ces quelques instants d’abandon.

Les intellectuels les plus radicaux, en Amériquelatine, ont parfois pu lui reprocher ses positions un peu

trop sagement sociales-démocrates, son admirationappuyée pour des dirigeants comme Felipe González,François mitterrand, William clinton, sans parler del’antipathie qu’il lui est arrivé plus récemment d’af-ficher envers Hugo chávez... ces reproches peuventêtre justifiés ; reste qu’il serait absurde de le réduireà cela. qui aurait l’idée de réduire Gustave Flaubertà son allergie envers le suffrage universel ? ou VictorHugo à son incompréhension de la commune deParis ? notons que Fuentes, pour autant, n’a jamaiscessé de dénoncer l’impérialisme des Etats-unis, ladomination imposée à l’Amérique latine. il ne fut pasde ceux, nombreux, qui ont glissé de la légitimecritique antitotalitaire à l’acceptation de l’ordremondial établi ; ce fut même le sens profond de sarupture avec Vargas Llosa (2), ou de sa légendairequerelle avec octavio Paz.

mAis l’essentiel de l’apport politique deFuentes est bien évidemment ailleurs : dans sesromans eux-mêmes. non parce qu’ils se soumet-traient à une thèse, mais parce que la vision qu’ilsdonnent de la société permet d’éclairer des expérienceshumaines méconnues, ignorées par les conceptionsétroitement politiques du monde ; ce qui supposait,chez lui, un regard critique sans concession sur lesinjustices, les abus de pouvoir, les inégalités, uneconstante attention portée aux exclus et aux parias desa nation, à commencer par les populations indigènes.

« La littérature, écrivait-il, est nécessaire aupolitique quand elle donne voix à ce qui en manque. »L’une des grandes fonctions du roman ? « Donner laparole aux muets et un nom aux anonymes. » Laplupart des mexicains, observait-il, enfants desEspagnols et des indiens, s’identifient spontanément,dans leur mythologie, à ces derniers ; ce qui ne lesempêche pas d’être passablement indifférents au sortdes indiens réels qui vivent parmi eux... L’un desdocuments politiques les plus passionnants de cetemps pourrait bien être, au demeurant, sa conversationépistolaire, à ce sujet, avec le sous-commandantmarcos (3). Pour le reste, encore une fois, il suffit delire ses romans : on ne voit guère d’autre écrivain, auXXe siècle, à avoir été si proche de son peuple.

Le plus important, peut-être : il faut voir enFuentes un vrai militant du roman. comme si leroman, pour lui, était aussi une cause à défendre. unart dont la vision est si hétérodoxe, dans notre mondesoumis à la dictature jumelée du spectacle et dumarché, qu’il mérite qu’on se batte pour lui. D’oùl’étonnant réseau de solidarités que Fuentes a sutisser autour de lui, ses connexions avec la plupart desvrais romanciers d’aujourd’hui, dans tous les pays.quelque chose comme une connivence à distance,ignorant les frontières, l’internationale secrète detous ceux qui savent que le roman est beaucoup plusqu’un genre littéraire parmi d’autres : plutôt uneindispensable instance de résistance aux visions dumonde dominantes. Et c’est là, sans doute, queFuentes a pu déployer une qualité peu répandue, engénéral, dans les milieux littéraires convenus : celled’un être exceptionnellement fraternel.

* Ecrivain. Dernier ouvrage paru : Erró, la guerre des images,Le cercle d’art, Paris, 2010.

(1) En français, la quasi-totalité des livres de carlos Fuentes estpubliée aux éditions Gallimard, y compris un ultime roman, LaVolontéet la Fortune, paru en juin 2013.

(2) Lire ignacio ramonet, « Les deux mario Vargas Llosa », LeMondediplomatique, novembre 2010.

(3) reprise dans le recueil Un temps nouveau pour le Mexique,Gallimard, coll. « Hors série. Littérature », Paris, 1998.

PAR GUY SCARPETTA * AD

AG

P

L ITTÉRATURE

PAGE 2 :Courrier des lecteurs. – Coupures de presse. – Editionsinternationales.

PAGE 3 :Coût du capital, la question qui change tout, par LAURENTCORDONNIER.

PAGES 4 ET 5 :Les « telenovelas », miroir de la société brésilienne, par LAMIAOUALALOU. – Un pays retrouve le chemin de la rue, par JANETTEHABEL.

PAGES 6 ET 7 :Naissance d’un bloc de l’atome en Europe de l’Est, par HÉLÈNEBIENVENU ET SÉBASTIEN GOBERT. – Une structure de soutien mutuel(H. B. ET S. G.). – Et les énergies renouvelables ? (H. B. ET S. G.).

PAGE 8 :A La Poste, « des gens un peu inadaptés », par NOËLLE BURGI ETANTOINE POSTIER. – La Croatie dit adieu à ses navires, par JEAN-ARNAULT DÉRENS.

PAGE 9 :En Suisse, faux emplois pour vrais chômeurs, par MORGANE KUEHNI.

PAGES 10 ET 11 :Samsung ou l’empire de la peur, suite de l’article de MARTINEBULARD. – Un contrôle circulaire (M. B.).

PAGE 12 :De l’impasse syrienne à la guerre régionale, par ALAIN GRESH.

PAGE 13 :Pourquoi M. Erdogan espère rebondir, par TRISTAN COLOMA.

PAGES 14 ET 15 :Qui captera les eaux du Nil ?, par HABIB AYEB.

PAGES 16 ET 17 :Comment la santé est devenue un enjeu géopolitique, parDOMINIQUE KEROUEDAN. – Mission inaccomplie en Afrique del’Ouest (D. K.).

PAGES 18 ET 19 :Pire que l’autre, la nouvelle science économique, par LAURA RAIM.– Vertus de l’autocritique (L. C.).

PAGES 20 ET 21 :Mise en données du monde, le déluge numérique, suite de l’article deVIKTOR MAYER-SCHÖNBERGER ET KENNETH CUKIER. – Tout savoirsans rien connaître, par SERGE HALIMI.

PAGES 22 ET 23 :Art et politique, que l’action redevienne sœur du rêve, par EVELYNEPIEILLER. – Le théâtre, les experts, les euros et l’avenir, par PASCALESIMÉON.

PAGES 24 À 26 :LES LIVRES DU MOIS : « La Servante et le Catcheur », d’HoracioCastellanos Moya, par BERNARD DAGUERRE. – « Sonnenschein », deDasa Drndic, par DOMINIQUE AUTRAND. – Des colons pas commeles autres, par ALAIN RUSCIO. – Israël, apartheid et messianisme,par DOMINIQUE VIDAL. – Francs-tireurs exemplaires, par PIERREDESHUSSES. – Mafias, mafieux, malfrats, etc., par MAURICE LEMOINE.– Haïti sans les Haïtiens, par CHRISTOPHE WARGNY. – Dans lesrevues.

PAGE 27 :Carlos Fuentes, la subversion baroque, par GUY SCARPETTA.

JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique

La face cachéede la fraude sociale

PAR PHILIPPE WARIN *

«LA fraude sociale : ce sport national quiplombe notre économie » ; « Fisc, Sécu, chômage :ce que les fraudeurs nous coûtent » ; « Fraudeurs dela Sécu. Ceux qui ruinent la France » ; « La grandetriche. Enquête sur les 15 milliards volés à la protec-tion sociale » ; « La France des assistés. Ces“allocs”qui découragent le travail » (1)… La meilleure façonde saper la légitimité de la protection sociale, c’est delaisser entendre qu’elle ressemble à une passoire. Lestricheurs se glisseraient aisément entre les maillesd’un filet trop lâche, et leur parasitisme finirait partransformer la solidarité nationale en une menacepour le pays. Le 8 mai 2011, au micro d’Europe 1,l’ancien ministre des affaires européennes LaurentWauquiez n’hésitait pas à comparer l’« assistanat »au « cancer de la société française ». Conclusion(implacable !) : protéger la France impliquerait d’éra-diquer la fraude ; et éradiquer la fraude, d’élaguer lesdroits sociaux.

Nul ne suggère que les filous bénéficiant de pres-tations indues n’existent pas. Mais, de l’avis mêmedu Conseil d’Etat, « la fraude des pauvres est unepauvre fraude (2) ». Si les estimations peuvent êtrecontestées, elles donnent un ordre de grandeur. Enre-gistré le 29 juin 2011, le rapport Tian, du nom dudéputé de l’Union pour un mouvement populaire(UMP) Dominique Tian, rapporteur de la missiond’évaluation des comptes de la Sécurité sociale (3),évoque 4 milliards d’euros de fraude aux presta-tions, contre 16 milliards d’euros aux prélèvementset 25 milliards d’euros d’impôts non perçus par leTrésor – ces deux formes de truanderie étant l’apa-nage des entreprises et des contribuables fortunés.

Le tapage autour des « abus » présente un secondintérêt, moins souvent pointé du doigt, pour les parti-sans de l’austérité : en faisant peser le soupçon surles bénéficiaires légitimes, on parvient à dissuaderun grand nombre de faire valoir leurs droits. Face àl’armée des « parasites » s’en dresse ainsi une autre,plus massive encore : celle des personnes qui n’ac-cèdent pas aux prestations auxquelles elles ont droit.5,7 milliards d’euros de revenu de solidarité active(RSA), 700 millions d’euros de couverture-maladieuniverselle complémentaire (CMU-C), 378 millionsd’euros d’aide à l’acquisition d’une complémen-taire santé, etc., ne sont pas versés à ceux qui

*Directeur de recherche au Centre national de la recherche scien-tifique (CNRS). Cofondateur de l’Observatoire des non-recours auxdroits et services (Odenore), qui a signé collectivement l’ouvrageL’Envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours auxdroits sociaux, La Découverte, Paris, 2012.

devraient les toucher. Et l’addition est loin d’êtrecomplète…

Un scandale d’autant plus grand que ceux quirenoncent à leurs droits les financent néanmoins. Unexemple : dix millions de ménages démunis n’ontpas bénéficié des tarifs sociaux de l’énergie entre ladate de leur mise en œuvre – 2005 pour l’électricité,2008 pour le gaz – et la fin 2011, ce qui représente767 millions d’euros de manque à percevoir ; ils ontpourtant abondé à cette somme en payant au prix fortl’électricité et le gaz...

Cette situation n’est en rien particulière à la France.On ne peut, par conséquent, l’imputer à une généro-sité incontrôlée de son système de protection sociale.Une étude de 2004 de l’Organisation de coopérationet de développement économiques (OCDE) a estiméque le taux moyen de non-recours aux aides ou auxprogrammes sociaux oscillait entre 20 et 40 % selonles pays. Ce qui varie, c’est la façon de traiter cettequestion dans des contextes économiques et finan-ciers qui amènent chaque gouvernement à réduire lesdéficits publics.

Seule la lutte contre la fraude se développe depuisdes années, comme au Royaume-Uni, où l’action enla matière, souvent citée en exemple, peut laisserperplexe : le ministère du travail et des retraites yconsacre un budget de 425 millions de livres (environ500millions d’euros) sur quatre ans (2011-2014), pourun gain escompté de 1,4 milliard de livres sur lapériode. Le phénomène de non-recours massif, iden-tifié dès l’après-guerre, a permis plus tard à MargaretThatcher et à ses héritiers de justifier des coupesfranches dans les budgets sociaux, en arguant del’inutilité des dispositifs proposés à la population.Une manière de se dispenser de toute mesure– coûteuse – pour ramener les citoyens vers leurs droits.

Car cette présentation des choses évacue la raisonfondamentale pour laquelle tant de gens s’abstien-nent de réclamer leur dû : les inégalités sociales dansl’accès aux droits. Elle escamote les obstacles tantinstitutionnels qu’individuels qui amènent denombreuses personnes à se priver de prestations,financières et non financières, auxquelles elles sontéligibles. Parmi ces obstacles, le rapport coordonnéen 2002 par l’universitaire irlandaise Mary Daly pourle Conseil de l’Europe (4) mentionne la distancegéographique et les problèmes de mobilité, les obli-gations, codes et langages imposés aux publics, letraitement différencié et parfois discriminatoire desdemandeurs, etc.

FANNY ALLIÉ. – « Glowing Homeless » (Sans-abri lumineux), 2011

SOMMAIRE Juillet 2013

Le Monde diplomatique du mois de juin 2013a été tiré à 196 221 exemplaires.

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www.monde-diplomatique.fr

diverses mesures d’exonération ou de réduction desprélèvements – au nom de la sacro-sainte « compé-titivité », bien entendu. Or on peut adopter une autrevision des choses. En période de crise, les presta-tions et les aides sociales permettent de compenserles pertes de revenus et de soutenir la demande. Ellescontribuent à la création d’emplois dans le secteurde l’économie sociale et solidaire. Elles génèrent desdépenses privées (de salaire et de consommation),lesquelles produisent en retour de nouvelles recettes,par le biais de la cotisation et de la fiscalité… donts’alimentent les budgets de la protection sociale. Cecercle vertueux est l’exact inverse de l’engrenageque le Fonds monétaire international (FMI) décritdésormais comme la conséquence des politiquesd’austérité qu’il avait si ardemment défendues. AuRoyaume-Uni, par exemple, le programme d’« assai-nissement des finances publiques » du gouverne-ment de M. David Cameron, visant à ramener ledéficit de 10,4 % du produit intérieur brut (PIB) en2010 à 1,5 % en 2016, a freiné l’activité, provoquantune chute du PIB d’au moins 0,7 point en 2011.

Lorsqu’on réhabilite les fonctions positives de ladépense sociale – qui joue un rôle plus vertueux quel’épargne des ménages, avec ses comportementsrentiers ou spéculatifs –, la contradiction entre l’éga-lité de l’accès aux droits et le respect des contrainteséconomiques disparaît. Le non-recours n’apparaîtplus comme une aubaine, une occasion d’économiesfaciles : il signe l’échec de politiques publiquescaractérisées par une destruction massive derichesses.

Aider les gens à faire valoir leurs droits profiteraitdonc à tous…

(1) Respectivement Le Point, 8 décembre 2011 ; Le Parisien,22 juin 2011 ; Le Point, 21 avril 2011 ; et Le Figaro Magazine,5 mars 2011 et 4 juin 2011.

(2) Clôture des entretiens « Fraudes et protection sociale » organiséspar le Conseil d’Etat, février 2011.

(3) « Rapport d’information sur la lutte contre la fraude sociale »,mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de laSécurité sociale, Assemblée nationale, 29 juin 2011.

(4) Accès aux droits sociaux en Europe, Editions du Conseil del’Europe, Strasbourg, 2002.

En France, le principe d’accès égalitaire est inscritdans l’article premier de la loi de 1998 relative à lalutte contre les exclusions. Mais le choix le plus facilereste le simple déni. Réduire le non-recours impli-querait en effet à la fois des dépenses supplémentaireset un renoncement aux économies que le phénomènepermet. Dans un contexte budgétaire délicat, une telledécision requiert d’identifier des priorités… Notam-ment si elle implique d’amputer le montant des aidessociales. Bref, d’étaler plus finement une quantitémoindre de confiture sur une tartine plus large.

Les collectivités territoriales risquent d’en faire lesfrais, car elles doivent porter secours aux personnesen difficulté. C’est pourquoi communes et départe-ments mettent progressivement en place des serviceset dispositifs de suivi et d’accompagnement de leursadministrés dans leurs demandes. Non pas simple-ment par amour de l’égalité, ou par un sentiment deresponsabilité face aux effets de la crise sur les plusmodestes, mais également par simple logique comp-table : il s’agit d’éviter que l’économie pour l’Etatengendrée par le non-recours ne se traduise par desdépenses supplémentaires au niveau local.

PRÉSENTÉ en janvier 2013, le plan pluriannuel dugouvernement contre la pauvreté et pour l’inclusionsociale évoque de grands principes, parmi lesquelsla « non-stigmatisation », pour mettre fin à la suspi-cion généralisée, et le « juste droit », pour « s’as-surer que l’ensemble des citoyens bénéficient de ceà quoi ils ont droit, ni plus, ni moins ». Unepremière, et un progrès. Néanmoins, les grandsargentiers continuent à considérer les dépensessociales sous le seul angle de leur coût, lequel mena-cerait les « équilibres budgétaires ». Or cette repré-sentation ignore la fonction centrale de la protec-tion sociale : refuser l’apparition et l’installationd’une classe de « sans-droits », protéger les plusvulnérables et préserver la citoyenneté sociale dechacun.

Rigueur, austérité : l’air du temps renforce l’idéeque toute nouvelle augmentation des dépenses doitêtre compensée par de nouvelles recettes et par