molino jean. anthropologie et métaphore. in langages, 12e année, n°54, 1979. pp. 103-126

Upload: nestored1974

Post on 10-Feb-2018

220 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    1/25

    Jean Molino

    Anthropologie et mtaphoreIn: Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    Citer ce document / Cite this document :

    Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In: Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    doi : 10.3406/lgge.1979.1821

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1979_num_12_54_1821

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_lgge_236http://dx.doi.org/10.3406/lgge.1979.1821http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1979_num_12_54_1821http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1979_num_12_54_1821http://dx.doi.org/10.3406/lgge.1979.1821http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_lgge_236
  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    2/25

    J. MOLINOUniversit de ProvenceAix-en-Provence

    ANTHROPOLOGIE ET MTAPHORE

    La mtaphore est au centre de toutes les sciences humaines. M. BLACK a montrcomment la psychologie de Kurt Lewin est incomprhensible si l on ne restitue pas, partir des traces que laisse le vocabulaire de la physique champ, vecteur, tension, force, valence, etc. le modle, l archtype conceptuel qui informe la thorie[BLACK, 1962]. Mais il importe de dissiper une confusion possible ; il y a bien desarchtypes ou des modles dans les sciences de la nature, mais prcisment le travailscientifique consiste faire progressivement disparatre le flou de la mtaphore originaire : la mtaphore devient modle explicatif qui rend compte d nigmes poses parla science quotidienne. En revanche, la situation des sciences humaines est caractrisear l impossibilit de mener bien ce processus d puration : la mtaphore originaire demeure largement mtaphorique. S il est vrai, selon M. BLACK, que peut-tre toute science doit commencer avec la mtaphore et finir avec l algbre [BLACK, 1962, 242], on peut dire que les sciences humaines n arrivent peu prsjamais l algbre. Constat plus grave encore : lorsqu il est question d algbre dansles sciences humaines, il ne s agit souvent que de pure et simple mtaphore. Un desexemples les plus fameux de cet usage mtaphorique est fourni par l uvre de LVI-STRAUSS, auquel un seul mrite peut tre reconnu dans ce domaine, la franchise del aveu : Les formules que nous crivons avec des symboles empruntes aux mathmatiques, pour la raison principale qu elles existent dj en typographie, ne prtendentien prouver... Mieux que personne nous avons conscience des acceptions trslches que nous donnons des termes tels que symtrie, inversion, quivalence,homologie, isomorphisme [LVI-STRAUSS, 1964, 39]. Il n en reste pas moinsqu une question se pose lgitimement : est-on sr que ce pseudo-formalisme soit lemeilleur et le plus court chemin vers une analyse logico-mathmatique vritable , supposer que ce projet ait un sens ?Encore bien loignes du paradis de l algbre, les sciences humaines doivent secontenter des seuls moyens de salut qui restent leur disposition, les statistiques etles concepts. Laissons la statistique et bornons-nous aux concepts. R. A. NlSBET abien montr que les concepts les plus fondamentaux de la sociologie et de l anthropologietaient encore des mtaphores [NlSBET, 1968]. Parmi ces concepts, tout lemonde s accorderait pour citer : socit et communaut, socit de masse, alination,anomie, rationalisation. A un niveau encore plus profond, qu est-ce que l ensembledes termes comme : devenir, gense, croissance, dveloppement ou dgnrescence,mort, maladie, pathologie, sinon une famille de mtaphores fondes sur le modle del organisme ? Toute la difficult vient de ce que ces notions sont des mtaphoresvivantes, c est--dire qu elles n ont pas subi le processus de dmontisation qui enfait des mtaphores uses, transparentes, enfin devenues concepts. Il faut alors sedemander s il existe des moyens pour produire ou pour acclrer cette dmontisatione la mtaphore. Selon certains, il suffirait de rompre avec les certitudes du senscommun, de les critiquer, de les renverser pour accder au concept [BOURDIEU,CHAMBOREDON, PASSERON, 1968]. Mais refuser les explications ou les analogies de

    103

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    3/25

    l exprience commune ne remplace pas le travail du concept : la ngation nous placedevant le vide. Comment le remplir sinon par d autres analogies, d autres modles,dont nous avons vu qu ils jouent dans les sciences physiques un autre rle que purement pdagogique ou heuristique ? On nous dit qu il faut rejeter les modles artifi-cialistes ou anthropomorphiques ; peut-tre, mais les modles mcaniques ou lesmodles structuraux sont-ils ncessairement plus adquats ? D autant plus quel on passe facilement du refus des modles du sens commun leur pur et simple renversement : de l affirmation selon laquelle la conscience d un acteur n est pas unmodle valable de ce qu il fait, on saute l affirmation selon laquelle le vrai modledoit nier cette conscience ; d o tous les modles de la dfiance et du soupon. Mais iln y a pas de critre ngatif qui permette de choisir les bons modles a priori, pas plusque de critre positif : la situation des sciences humaines prouve que nous en sommesencore l re d une multiplicit de modles irrductibles.Ainsi s expliquent sans doute deux caractres propres des sciences humaines on voit bien ici pourquoi le terme de science est abusivement employ : l absencede progrs cumulatif et l incommunicabilit des grands modles thoriques. Comment par exemple, non pas concilier, mais rendre smantiquement compatiblespsychanalyse et psychologie gntique la PlAGET ? Il y a l deux grands systmesde mtaphores littralement intraduisibles l un dans l autre ou dans un troisime langage : assimilation et accommodation d un ct, mcanisme de dfense, modlestopographiques ou conomiques de l autre. Et la part de la mtaphore est si grandequ elle rend trs souvent impossible l utilisation des rsultats locaux obtenus dans lecadre du modle gnral. D o l impossibilit d un progrs cumulatif des connaissanc sil n y a pas de science de la religion qui serait le plus grand commun dnominateures thories de la religion, car l intersection de toutes ces thories est peut-trevide...Plus profondment plus essentiellement sans doute que les autres scienceshumaines, l anthropologie a partie lie avec la mtaphore. C est d abord un fait deconjoncture : les travaux de JAKOBSON, la diffusion des modles linguistiques, leslivres de LVI-STRAUSS ont contribu rintroduire la mtaphore en anthropologieen lui donnant le statut d un outil acceptable de description et d analyse.

    Mais il ne s agit pas seulement de conjoncture. Quelle que soit la thorie de la culture que dfend l anthropologue, il est contraint de rserver une place et de donnerun sens aux phnomnes symboliques. Le sociologue peut, par une dcision de principe, exclure le symbolique en lui rservant ds l abord une place secondaire dans sathorie ; c est le cas lorsque BOURDIEU et PASSERON posent comme condition de laconstitution de la science sociologique le principe de la non-conscience, selon lequel la vie sociale doit s expliquer, non par la conception que s en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui chappent la conscience [DURKHEIM,in BOURDIEU-PaSSERON-CHAMBOREDON, 1968, 38]. Il est plus difficile l anthropologue d en faire autant : le symbolique s impose lui comme une dimension essentielle de la culture. Et lorsque l anthropologue prend au srieux le rituel, les systmesde croyance, les traditions orales, les mythes, il rencontre ncessairement la mtaphore sur son chemin [cf. par exemple TURNER 1967, TaMBIAH 1968, DOUGLAS1970, GEERTZ 1973, FERNANDEZ 1974, etc.]. La part de plus en plus grande queprend en anthropologie l analyse des systmes symboliques conduit mme uneinterrogation sur la nature de la discipline. Aprs le modle fonctionnaliste et lemodle structural, le temps ne serait-il pas venu d exploiter un modle smantique ?[cf. CRICK, 1976]. Lorsque l on tudie les systmes de parent, les classifications destres et des objets, on est plong dans la signification autant que lorsqu on tudie lareligion ou le langage ; la technique est elle-mme prise dans un rseau cognitif quilui donne ses rgles et ses limites d emploi. La mtaphore, au moment o les linguis-104

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    4/25

    tes en redcouvrent l importance, apparat donc comme un instrument stratgiqued analyse de la culture.Une conception smantique de l anthropologie conduit alors une vue mtaphoriquee la connaissance anthropologique. Si l on conoit les cultures comme desorganisations complexes de systmes symboliques, le problme de la connaissanced une autre culture se pose en termes de traduction. Pas besoin de faire appel uneversion quelconque du postulat de SAPIR-WHORF, selon lequel les cultures seraient,dans et par le langage, essentiellement incommunicables. L exprience banale del anthropologue, de l ethnologue, du traducteur, est d observer que deux mots premire vue synonymes dans deux langues diffrentes n ont pas exactement le mmesens : le tabou n est pas le sacr. Et chacun des termes par lesquels on pourrait gloserou dfinir le premier poserait son tour le mme problme. Plutt que d en tirer,comme QUINE, la conclusion qu une traduction radicale est impossible, il vaut mieuxconstater empiriquement que la traduction a lieu, prcisment par le biais de lamtaphore. Si je dis : ce qui est sacr est tabou ou ce qui est tabou est sacr, je neparle ni franais ni polynsien mais je pose une pseudo-dfinition, qui est en ralitune mtaphore canonique (A est B). Il y a interaction entre les deux termes, partirde laquelle j interprterai chacune des notions par une extension mtaphorique ;dans un sens, cela voudra dire : ce que j appelle sacr est quelque chose comme unmlange de mon sacr et de leur tabou, et rciproquement : ce qu ils appellent tabouest quelque chose comme un mlange de leur tabou et de mon sacr. Comprendre unmot, un symbole, une institution, c est mtaphoriser. mais si la mtaphore est ncessaire our l interprtation des cultures, ne serait-elle pas en mme temps un de sesingrdients essentiels ?

    ** *Un des partages les plus profonds de notre culture est celui qui oppose le rationnell irrationnel. Sous les formes les plus diverses, le couple se reforme dans tous leschamps du savoir : il y a d un ct la solidit d un rel connu dans sa vrit objectiveet cohrente, et de l autre les illusions d une subjectivit qui se livre sans entraves ses dmons intrieurs. Qu il suffise de mentionner les couples que constituent principe de ralit et principe de plaisir ( FREUD ), accommodation et assimilation(PlAGET), outil et rite (LE CUR) ... Toutes ces dichotomies ont leur exacte contrepartie dans le champ de la grammaire et de la rhtorique : c est le couplepropre /figur. Or la rhtorique a prcisment forg un outil qui, tout en les opposant, permet d tablir un lien entre propre et figur : il s agit des tropes et, particulirement,e la mtaphore. Depuis la fin du XVIIIe sicle, l origine de la culture et sespremires formes sont conues sur le modle des liens qui existent entre le sens propre et le sens figur. Manifeste ou cache, la mtaphore est l oprateur fondamentalde l anthropologie.Figur signifie deux choses : en un sens, le figur s oppose au propre et ne se dfinitque ngativement par rapport lui ; est figur tout ce qui s loigne plus oumoins de ce qui et t l expression simple et commune [FONTANIER, 1968, 64].Mais en mme temps le figur est figuratif, concret, qui s oppose l abstrait. AuXVIIe sicle, le figur est en face du propre comme le driv en face de l originaire :

    Le sens propre d un mot, c est la premire signification du mot. Un mot est prisdans le sens propre lorsqu il signifie ce pourquoi il a t premirement tabli, parexemple : le feu brle, la lumire nous claire, tout ces mots-l sont dans le sens propre. Mais, quand un mot est pris dans un autre sens, il parat alors, pour ainsi dire,sous une forme emprunte, sous une figure qui n est pas sa figure naturelle, c est--

    105

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    5/25

    dire, celle qu il a eue d abord ; alors on dit que ce mot est au figur [DUMARSAIS,1797, 32]. L antriorit logique s accompagne d une antriorit chronologique : lesmots, arbitraires ou motivs, ont t attribus proprement aux choses puis, par volution fonde sur la ncessit d enrichir le vocabulaire ou sur les besoins de l expressivitnt t utiliss dans un sens figur.Au XVIIIe sicle se produit un changement total de perspective : le couplepropre/figur n est plus envisag d une faon logique, il est inscrit dans l histoire.Mais en mme temps les relations entre le propre et le figur s inversent : l antrioritogique du propre par rapport au figur se substitue l antriorit temporelle dufigur par rapport au propre. C est dj le cas chez VlCO. Aprs le Dluge, les hommes, errant isols dans les forts, sans connaissance de Dieu, sans pres et sans matres, voient leur taille crotre dmesurment et deviennent des gants. Cent ou deuxcents ans aprs le Dluge, lorsque l humidit de la terre s est transforme en scheressecapable d exhaler des vapeurs qui engendrent la foudre, les gants, devant le bruitdu tonnerre et l clair de la foudre, ont peur pour la premire fois. Ils lvent les yeuxvers le ciel et, comme il tait dans leurs habitudes d exprimer leurs passions par descris et des grondements, ils s imaginent que le ciel est un tre anim, auquel ils donnent le nom de Jupiter et que, par la foudre et le tonnerre, ce Dieu leur parle. Cercit historique n est pour VlCO que l application des principes fondamentaux partir desquels s explique l histoire humaine, et en particulier du principe suivant : Lorsque les hommes ignorent les causes naturelles des choses, et lorsqu ils ne peuvent pas mme approximativement s en rendre compte par la comparaison des choses emblables, dont les causes leur sont connues, ils attribuent aux choses leur propre nature [VlCO, 1844, 50]. Ce principe de Vico permet de comprendre comment, par ce mouvement vers le ciel, s inaugurent en mme temps le langage et lathologie, qui sont respectivement la logique et la mtaphysique de la posie. Lathologie nat de la projection fantastique du vivant dans le monde et d abord dans leciel ; les premiers sages sont donc des potes, des crateurs, qui laborent des fablessublimes pour troubler le peuple et le contraindre agir honntement. Mais, enmme temps que la thologie nat le langage, qui est l origine langage potique, langage des signes, d actes, d objets ou d images avant d tre langage articul, languedes hiroglyphes dans laquelle la pense est exprime par une figure concrte et anime ; ce langage est proprement mythologie, c est--dire langage propre des fablesoriginaires. Cette naissance commune du mythe et du langage conduit la crationde types potiques , genres ou universalits fantastiques rigs en modles auxquels on rapporte toutes les espces particulires.Quel est le ressort qui rend compte de cette mergence de l humanit ? VlCO lui-mme le dsigne, c est la mtaphore : Tous les tropes sont des corollaires de cettelogique potique, et parmi les tropes, le plus lumineux, le plus ncessaire et le plususit est sans contredit la mtaphore ; figure d autant plus excellente qu elle dote desens et de passions les choses inanimes. Les premiers potes donnrent aux corpsune me telle qu ils pouvaient la comprendre et la connatre ; car ils leur donnrentdes sens et des passions, formant ainsi des fables, de sorte que chaque mtaphore setrouve tre une petite fable. La critique nous claire sur le temps de la naissance deslangues, en nous dmontrant que toutes les mtaphores, au moyen desquelles oncompare les corps aux uvres abstraites de l esprit, et on applique celles-ci ce quiest le propre de ceux-l, doivent avoir eu lieu pour la premire fois l poque de lanaissance de la philosophie [VlCO, 1844, 117-118]. La culture ce que VlCOappelle savoir est vie de la figure, et c est par la mtaphore que l homme commence penser.ROUSSEAU voit clairement le problme pos par le passage d une conception logique une conception historique de la figure. Il est bien certain que le langage106

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    6/25

    figur fut le premier natre, le sens propre fut trouv le dernier . Mais l antriorithistorique est en contradiction avec la dfinition mme du figur : Or je sens bienqu ici le lecteur m arrte, et me demande comment une expression peut tre figureavant d avoir un sens propre, puisque ce n est que dans la translation du sens queconsiste la figure. Je conviens de cela ; mais pour m entendre il faut substituer l ideque la passion nous prsente au mot que nous transposons ; car on ne transpose lesmots que parce qu on transpose aussi les ides, autrement le langage figur ne signifierait rien [ROUSSEAU, 1970, 45]. Reprenons l exemple que propose ROUSSEAU :l homme primitif est d abord effray par la vue d autres hommes et, dans sa frayeur,il les voit plus grands que lui ; il les qualifie donc de gants, le terme signifiant alorshommes d une taille extraordinaire. Peu peu il s apercevra que ces hommes ne sontpas plus grands que lui, il leur donnera un autre nom et gardera le nom de gant pourdsigner cet tre illusoire que la passion lui avait fait voir. O est la figure dans ceprocessus ? La rponse est qu elle n est nulle part et qu il n y en a pas. Gant est unterme propre si l on considre qu il correspond exactement l ide, c est--dire l objet vu par l homme sauvage. Il s agit seulement d une erreur de la perception quel exprience ultrieure fera disparatre : c est ce moment-l seulement que le termedevient mtaphorique. Auparavant l n y avait pas figure, mais erreur et illusion : lepremier langage figur est fait de figures prises la lettre, c est une figure au senspropre.A partir de ce moment-l sont poss les fondements sur lesquels s difie l anthropologie, en tant du moins qu elle s occupe des formes symboliques, langage, mythe,art ou religion. Le couple sens figur/sens propre sert de modle explicite ouimplicite pour l analyse de la culture. Toute une tradition de l anthropologie classique reprend le schma de VlCO et de ROUSSEAU : le symbolique est une illusionoriginaire, ne d un transfert mtaphorique qui, selon le principe de VlCO, va duconnu l inconnu, du proche au lointain, de l homme au monde. Au dbut tait laFigure.Cette conception d une figure originaire se rattache au mouvement gnral duPrimitivisme romantique. Certes, le primitivisme a exist avant le XIXe sicle,comme en tmoignent les thmes rcurrents du mpris de la Cour et de la louange dela vie rustique, de l ge d or et du bon sauvage [cf. par exemple LOVEJOY et BOAS,1934 ; BOAS, 1948 ; FairchilD, 1928]. Mais, pour la pense classique, le primitifn est qu un enfant qui, sous l influence des circonstances, donne une image plus pureet plus haute de l homme ; qu il grandisse et que se dveloppe la civilisation, ildeviendra comme nous : c est qu il existe une nature humaine. Avec HERDER etHUMBOLDT, ce n est plus la socit qui corrompt ou grandit l homme, car les conceptionsu monde, incarnes dans des langues et des traditions qui s excluent, deviennentes sphres refermes sur elles-mmes, qui expriment des expriences singulirest irrductibles. La notion de mentalit primitive, qui apparat d abord sous laforme de Posie Primitive, est dj inscrite en filigrane chez les penseurs de l geromantique : l origine, le peuple s exprime par le langage figur de la Posie ; lamtaphore marque l aube de la culture.La pense de Max MLLER est cet gard particulirement instructive, car ilessaye d viter le problme pos par l antriorit du figur tout en restant fidle l inspiration profonde d un VlCO ou d un ROUSSEAU. On peut rsumer son schmad explication de la faon suivante : il y eut d abord le propre, puis la figure ; mais leshommes ont un jour oubli que la figure tait figure et l ont prise au sens propre ;ainsi naquit la mythologie. A l origine, le langage drive de racines propres, qui ontune signification active parce que la pauvret des ressources linguistiques inopiaverborum conduit les utiliser pour dcrire autre chose que des activits humaines.insi s explique la valeur dramatique du premier langage qui crot par extensions

    107

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    7/25

    mtaphoriques du concret l abstrait ; le langage apparat comme un cimetire demtaphores uses et de posie fossile. Par ailleurs la religion se fonde sur un sens innde l Infini, qui ne peut comme toute ide abstraite et tout sentiment s exprimerque par des mtaphores concrtes : par exemple les dieux vdiques sont connuscomme les devas, de la racine DIV, qui signifie briller. C est bien sr ici que la linguistique compare s introduit dans la thorie de MLLER, en permettant de remonteru sens premier du nom des dieux. Langage et religion voluent de manire dialectique l homme luttant avec les contraintes du langage dfini et concret pourexprimer l infini et l abstrait, pour exprimer l inexprimable : il ne peut y russir quegrce la mtaphore [MLLER, 1882 : CRICK, 1976].Mais ce moment la mtaphore est ressentie comme telle : le dieu que l on adoreest le nom du phnomne qui a fait natre l ide du dieu ; si dieu est le brillant ,c est que l on adore le soleil conu comme un tre anim. La religion est le produitnaturel et immdiat de l intelligence ; en revanche la mythologie en est le produitinvolontaire. Les fables naissent du seul mouvement du langage, indpendammentde la volont humaine : elles traduisent le choc en retour du langage sur la pense. Ilsuffit en effet de laisser le langage, une fois constitu, se livrer son travail propre :on confondra les deux sens du mot uf|>ov, chvre et pomme et, en tablissantun lien logique entre les deux, voici natre l quivalence entre les pommes d or desHesprides et la toison d or : les dieux-phnomnes naturels tant dsigns, selonl aspect qu ils revtent, par des noms diffrents le soleil est le brillant, le gnreux,le bienfaisant, etc. , on tentera d organiser cette confusion en multipliant les dieux,en les runissant en familles et en dynasties ; si un mot qui sert dsigner un dieusort de l usage, le mot devient nom propre et le sens originel ne demeure que sous laforme d une action, d un rcit dont le dieu a t le hros. Lorsque les fables se forment l homme n y est pour rien ; ce sont des causes situes en dehors de lui, c estla langue avec ses variations qui est vritable auteur de la mythologie ; ou pluttc est l homme qui, en crant les catgories et les formes grammaticales, en employantpour exprimer sa pense des termes nergiques et colors, en crant son langage, nonpas seulement avec sa raison, mais avec son imagination, a prpar du premier couptous les lments de la mythologie; il n eut pas besoin d inventer les fables une une ;jetes dans le moule potique de la langue, ses ides s animrent d elles-mmes etn attendirent qu une occasion pour devenir des mythes [BREAL, 1863, 11]. Lamythologie est bien une maladie du langage : pris dans les mailles d une langue perptuellement mtaphorique, l homme des origines oublie que la mtaphore est unefigure et l interprte littralement.Les thories classiques de l origine de la religion reposent sur le mme schma.Pour TYLOR, thoricien de l animisme, la religion, dfinie de faon minimale commela croyance en des tres spirituels, nat de la conjonction de deux sries de constatations,ui constituent l une un problme et l autre sa solution : d un ct le primitif aaffaire des tats antithtiques de l existence humaine, sant et maladie, veille etsommeil, vie et mort, transe et retour la vie normale ; dans tous ces couples il y a unterme dynamique et un terme statique, un terme actif et un terme passif, partirdesquels le primitif s interroge sur la raison de ces diffrences systmatiques. D unautre ct, il a l exprience du rve et des visions dans lesquels il voit des doubles, desfantmes qui se dtachent du corps et agissent indpendamment de lui. La conclusion impose : ce qui distingue la vie de la mort, c est la prsence de ce double, decette image sans substance, vapeur, fine pellicule, ombre [TYLOR, 1958]. L ided me, une fois acquise, est utilise pour rendre compte de tous les objets, tres etvnements de la nature selon un dveloppement progressif TYLOR est volution-niste qui conduit la conception d un Dieu unique, crateur tout-puissant del univers. Il n est pas de notre propos de souligner les difficults de cette conception108

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    8/25

    [cf. par exemple EVANS-PRITCHARD, 1971]. Ce qui nous importe, c est la place centrale qu occupe, ici encore, la mtaphore : ... the conception of human soul onceattained to by man, served as a type or model on which he framed not only his ideasof other souls of lower grade, but also his ideas of spiritual beings in general [TYLOR, 1958, II, 196]. Les mots utiliss par TYLOR type et modle renvoientdirectement la mtaphore : il y a transposition d un domaine l autre de l existant,il y a extension mtaphorique prise au srieux par le primitif ; ici encore le figur estpris au sens propre.LVY-BRUHL tire les conclusions du primitivisme romantique en sparant totalement la pense logique de la mentalit primitive : il s agit de deux conceptions dumonde opposes entre lesquelles il est impossible d tablir une continuit, de concevoir me, selon les principes de l volutionnisme, un passage ; premier exemple sil on veut de coupure pistmologique fonde sur le relativisme des cultures et desvisions du monde. Il n y a pas d esprit humain unique et universel, mais seulementdes types de mentalits diffrant entre eux comme les types de socits dans lesquelleselles se dveloppent. En face de la pense logique, fonde sur des principes (principede contradiction par exemple) et des mthodes spcifiques (exprimentation objective), existe une autre forme de pense totalement irrductible la prcdente, lamentalit primitive [LVY-BRUHL, 1918].La mentalit primitive se caractrise par quatre proprits qui l opposent terme terme la pense logique. En premier lieu, la mentalit primitive n envisage pas lesobjets de manire objective, mais leur associe de manire irrductible des valeurssubjectives : D autre part, n tant pas de pures reprsentations, au sens propre dumot, elles [les reprsentations collectives des primitifs] expriment, ou plutt ellesimpliquent, non seulement que le primitif a actuellement une image de l objet, etcroit qu il est rel, mais aussi qu il en espre ou qu il en craint quelque chose, qu uneaction dtermine mane de lui ou s exerce sur lui. Celle-ci est une influence, unevertu, une puissance occulte, variable selon les objets et selon les circonstances, maistoujours relle pour le primitif, et faisant partie intgrante de sa reprsentation . Endeuxime lieu, le primitif ne distingue pas clairement l image du modle, ni le nomde ce qu il dsigne. En troisime lieu, le raisonnement primitif se fonde sur un principe distinct du principe de contradiction, la loi de participation : Je dirais que,dans les reprsentations collectives de la mentalit primitive, les objets, les tres, lesphnomnes peuvent tre, d une faon incomprhensible pour nous, la fois eux-mmes et autre chose qu eux-mmes... En d autres termes, pour cette mentalit,l opposition entre l un et le plusieurs, le mme et l autre, etc., n impose pas la ncessit affirmer l un des termes si l on nie l autre, ou rciproquement . Indistinctiondu sujet et de l objet, confusion du rel et de sa reprsentation, fusion des contraintesconduisent donc une quatrime caractristique qui rsume et englobe les prcdentsla mentalit primitive ne connat pas la pure reprsentation symbolique et pourelle le re-prsent ne se distingue pas clairement du prsent, c est-dire du simplement cu.La forme canonique du raisonnement primitif n est pas un jugement, liaison deconcepts qui permet de classer un individu dans une espce (inclusion) ou d identifierun objet dans sa singularit (identit) :A est un A est Ac est un pseudo-jugement. Soit la proposition :

    Les Boror sont des araras.Le verbe tre ne joue pas ici un simple rle de copule : II signifie autre chose etdavantage. Il enveloppe la reprsentation et la conscience collectives d une participa-109

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    9/25

    tion vcue, d une sorte de symbiose par identit d essence . Qu est-ce dire, sinonque les primitifs interprtent littralement ce qui, pour nous, ne serait qu une mtaphore : Les Boror (tribu voisine) se vantent d tre des araras (perroquets) rouges ?Cela ne signifie pas seulement qu aprs leur mort ils deviennent des araras, ni nonplus que les araras sont des Boror mtamorphoss, et doivent tre traits commetels. Il s agit de bien autre chose. Les Boror, dit M. VON DEN STEINEN, qui nevoulait pas le croire, mais qui a d se rendre leurs affirmations formelles, les Borordonnent froidement entendre qu ils sont actuellement des araras, exactementcomme si une chenille disait qu elle est un papillon . Ce n est pas un nom qu ils sedonnent, ce n est pas une parent qu ils se proclament. Ce qu ils veulent faire entendre, est une identit essentielle . Une proposition du typeLes A sont des ne nous laisse logiquement le choix qu entre deux interprtations, l interprtationinclusive (A est une espce du genre B) ou l interprtation d identit (B est unsynonyme de A et l on peut alors rcrire la proposition sous la forme : A est A). Lapense primitive refuse conjointement ces deux interprtations, puisqu elle se fondesur les deux principes opposs :A est non-AA est un (A # B)

    La proposition enfreignant les rgles de hirarchisation naturelle des espces,l interprtation inclusive est bloque, comme dans la prdication impertinente de lamtaphore. Si l on ajoute que le jugement du primitif n est pas conceptuel, maisvcu, on voit que la raison est pour lui une incessante mtaphore, mais une mtaphore prise au pied de la lettre : c est bien la mtaphore qui sert de modle l analysede la mentalit primitive.Deux cents ans aprs la premire dition de la Science nouvelle de VlCO (1725),CASSIRER renoue avec son inspiration dans Langage et Mythe (1925) : la sourcecommune du langage et du mythe est encore la mtaphore [CASSIRER, 1953]. Lesquerelles d antriorit n ont pas de sens et il est inutile de se demander si le langageest source du mythe ou le mythe source du langage : l essentiel est de reconnatreque, dans les deux systmes, un mme procs mtaphorique est l uvre. Commentdfinir la mtaphore ? Distinguons deux espces : la mtaphore au sens restreint estla dsignation consciente d une pense au moyen du nom d une autre qui lui est liepar ressemblance ou analogie. Mais il y a une autre espce de mtaphore, la mtaphore radicale, qui est la condition de possibilit de l expression mythique et linguistique dans le cas du langage, il s agit de transmuer une exprience en figure sonore,matriau tranger l exprience vcue ; dans le cas du mythe, il s agit de faire passerune impression de la sphre du profane la sphre du sacr. Les deux oprationspossdent une structure commune, qui n est plus la structure de la mtaphore ordinaire passage d un terme propre un terme figur, qui existent dj tous les deux mais qui implique la cration mme du terme figur. On ne peut sparerlangage et mythe, produits d une mme activit qui transforme l exprience sensibleimmdiate en symbole.La pense mtaphorique, incarne dans le mythe et dans le langage, s opposetrait pour trait la pense discursive. La pense logique procde par liaison et largissement partir d une perception singulire : le singulier est mis en relation multiplevec le tout sans rien perdre de son identit, comme les concepts s imbriquentdans la hirarchie des genres et des espces. La pense mtaphorique procde parconcentration en un seul point qualitativement dfini, au dtriment des liens de cepoint avec la totalit : c est qu ici la partie vaut pour le tout, auquel elle participe parune correspondance mystique et magique. Il s agit donc bien des deux directions pos-110

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    10/25

    sibles de la pense humaine, qui constituent en mme temps les deux grandsmoments de son dveloppement. Le propre et la figure ont toujours la mme configuration, qui organise souterrainement le monde de la culture.Au dbut tait la figure ; puis vint enfin vint le propre... Le problmeauquel se heurtent ces diverses conceptions de la mtaphore comme forme originairede la culture est de comprendre quelle est la gense du propre, ou, pour employer laformule la plus courante, quelle est la gense de la Raison ? Il est entendu, aujour-d hiii encore, pour beaucoup, qu un jour la Raison est ne en se sparant de la conception magico-religieuse du monde et que cet vnement, datable en principe, a dse passer quelque part entre Milet et Corinthe, quelques sicles avant Jsus-Christ.De la mme faon que l enfant sort du narcissisme primaire et, plus tard, du langagegocentrique pour construire des relations d objet et, ultrieurement, le langagesocialis. D ailleurs, qu il s agisse de la Grce ou d une autre culture, le problmereste identique : comment un jour les hommes arrivent-ils savoir qu il y a un senspropre et que le reste n est que figur ? Les thoriciens du Primitivisme ont tousquelque difficult rendre compte de cette mutation. Pour LVY-BRUHL, peu peules participations perdent leur caractre collectif et sont incarnes par des groupes oudes individus spars : il s introduit ainsi une distinction progressive entre sacr etprofane ; la fusion mystique succde la reprsentation [LVY-BRUHL, 1918,440-447]. L analyse de CASSIRER est tout fait parallle : dans le domaine du langagecomme dans le domaine de l image, le signifiant se dtache du signifi, la statue estspare du dieu qu elle ne fait plus que reprsenter ; le symbole devient signe, lamtaphore est une faon de parler qui ne reflte plus la nature des choses, et le langage fait passer une seconde tape de la vie symbolique de l humanit [CASSIRER,1953, 97-99]. Mais ce que l on n arrive pas comprendre, c est pourquoi, un jour,s est produit ce passage, puisque les deux mentalits, les deux formes de pense ontt poses comme antithtiques et irrductibles : il ne reste plus qu parler de crise,puis de miracle. Le beau livre de M. DETIENNE, Les matres de vrit dans la Grcearchaque, a beau traquer les traces de l volution qui conduit de la vrit magico-religieuse la vrit rationnelle , d une logique de l ambigut une logique de lacontradiction notons au passage que ressurgit, intacte, la configuration de la culture dessine par LVY-BRUHL nous butons toujours sur l impossibilit de franchir le saut logique qui mne d un monde l autre [DETIENNE, 1967]. S agit-il d unprocessus de lacisation et de politisation dans le cadre de la Cit ? Il faut pourtantreconnatre que Si absolu que soit l empire de la parole magico-religieuse, certainsmilieux sociaux semblent y avoir chapp . Et, par ailleurs, M. DETIENNE ajouteen note : II va de soi que nous faisons abstraction des usages profanes de laparole... . Mais, dans ce cas, ne faut-il pas admettre qu il y a toujours eu dans toutes les cultures, du profane et du sacr, du moi et du non-moi, du propre et dufigur ? Aprs la figure au propre, voici une deuxime solution : la figure au figur.

    ** *

    Si l on met au dbut le figur pris au sens propre, on se trouve devant un problme difficile rsoudre : quelle est la gense du propre ? Mais il y a une deuximefaon de prserver la dualit propre/figur : elle consiste les maintenir cte ctedans toutes les cultures, depuis les plus primitives jusqu aux socits industrielles.Comme dans toute langue connue coexistent termes propres et termes figurs, danstoute culture voisinent conduites propres et conduites figures : d un ct techniquesou proto-techniques, sciences ou proto-sciences, de l autre la religion, la magie, l art ;d un ct la culture matrielle, avec sa rationalit et son efficacit, mme embryon-

    111

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    11/25

    naires, de l autre la culture expressive. C est ainsi qu une deuxime grande conceptione la culture, comme coexistence du rationnel et de l irrationnel, se modle sur lacoexistence du propre et du figur dans l usage linguistique.Le paralllisme est toujours flagrant entre thorie de la culture et conceptionsrhtoriques. Il s agit dans ce cas de la conception motive des figures, selon laquelleles figures naissent de l imagination et des passions de celui qui parle et servent influencer les passions de l auditeur pour mieux le persuader : Quels que soientd ailleurs les sentiments que nous voulons exciter, soit d aversion, soit d amour,nous pouvons, au moyen des figures, accrotre l motion que nous cherchons fairenatre, en conduisant l imagination dans une suite d ides agrables ou dsagrables,asses ou leves, selon le but que nous nous sommes propos [BLAIR, 1808,II, 28]. La rhtorique suggre ainsi un modle d analyse de la culture, dans laquellele langage figur de la passion et de l motion s oppose au langage propre de la description et de l action sur le monde.Cette conception motive de la figure se fonde sur une dichotomie qui opposedeux versants dans le fonctionnement du langage, un versant purement cognitif etun versant affectif : dichotomie qui se retrouve dans les grammaires aussi bien quedans les analyses philosophiques du langage. On distingue, sous des noms divers, unusage rfrentiel, logique ou dnotatif des mots et du langage dans son ensemble, etun usage motif ou connotatif : le langage, selon BALLY, tant un systme de communication ou de manifestation de nos penses, exprime soit des ides, et alors ilconstate, soit des sentiments, et alors il mle aux ides toute la partie affective denotre tre, nos motions, nos sentiments, nos impulsions, nos dsirs, nos tendances [ ALLY, 1951, I]. Les stratgies du langage figur sont des stratgies pseudo-cognitives, car toutes les transpositions associatives qui constituent les figures visent faire natre des impressions sensorielles ou des reprsentations imaginatives enaccord avec le contenu motif de la pense [BALLY, 1965, 83] : nous avons l lemodle de tous les rductionnismes selon lesquels le contenu cognitif du symboliqueest, en dernire analyse, insignifiant puisqu au service exclusif de sa fonction de communion motive. La conception la plus courante de la culture chez les anthropologues correspond rs exactement la dichotomie du propre dnotatif et cognitif oppos au figurconnotatif et motif. Lorsque MALINOVSKI prsente, dans un appendice The Meaning of Meaning [OGDEN et RICHARDS, 1960], la notion de signification dans les langues primitives, il distingue deux grands contextes d usage du langage : le contexted action et le contexte dnu de rfrences pratiques. Dans le premier cas, lorsquedes pcheurs se livrent leur activit utilitaire, le sens de chaque mot et de chaquenonc repose sur l exprience pratique ( practical experience ) et sur la situationconcrte, pratiquement dfinie, dans laquelle l nonc est produit ; le langage estmode d action. Lorsqu il s agit de raconter un conte ou une histoire devant un grouped auditeurs, le sens des mots et des expressions renvoie surtout aux expriencespasses de l auditeur ; le langage n est plus langage d action directe, il a une fonctionsociale de communion. D un ct la fonction rfrentielle et denotative, de l autre lafonction sociale et motive, dont le langage phatique est la forme la plus pure : lesformules de politesse crent la communion entre les interlocuteurs en les rassurantsur leurs intentions respectives et en les faisant participer ce besoin affectif de sociabilit qui est l un des principes fondamentaux de la nature humaine. Cette doublefonction du langage ne fait que reflter la double nature de la culture : d un ct desinstruments au service des besoins biologiques de l individu, utiliss en toute conscience pratique ; les conduites symboliques les plus surprenantes pour l observateurtranger magie ou religion ont presque toujours un noyau rationnel pratique.De l autre ct des lments affectifs, dont la fonction est psychologique : rassurer,112

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    12/25

    diminuer ou faire disparatre les tensions internes et les conflits externes de l individudans le cadre de la socit ; en dernier ressort, il s agit toujours de la rgulationaffective du groupe, dont il faut assurer la cohsion. C est dans des termes voisinsque RADCLIFFE-BROWN entend expliquer la religion comme sentiment de dpendance : A mon avis, ce qui fait de l homme un animal social, ce n est pas l instinctdu troupeau, mais le sens de la dpendance, sous toutes ses formes. Le processus desocialisation commence au premier jour de la vie de l enfant, qui apprend simultanment qu il peut et doit dpendre de ses parents [RADCLIFFE-BROWN, 1968,258]. D un ct la technique qui est prise sur le monde, de l autre la technique affective ui cimente la cohsion sociale. Cette distinction est tellement profonde et tellement rpandue dans la littrature anthropologique qu elle va de soi et n a mme plusbesoin d tre pose ou discute : elle constitue le principe de base de presque toutesles analyses de la culture. Je n en citerai qu un exemple parmi bien d autres. Dansun travail qui vise faire le point des tudes concernant le symbolisme des rites,l auteur, trs au fait des recherches d un LVI-STRAUSS ou d un LEACH, n hsite pas donner du rite la dfinition suivante : My thesis has been that ritual should beviewed as a societal control system, a generalized medium of social interaction, linking he individual to a community of significant others through the symbolic mobilization of shared life meanings [N. D. MUNN, in HONIGMANN, 1973, 605]. Lerituel n est qu une stratgie de contrle social fonde sur la participation affective desindividus au groupe.La mtaphore apparat alors comme l instrument le plus adquat de cette stratgieffective. Le titre d un article connu de J. FERNANDEZ est dj rvlateur : Themission of metaphor in expressive culture [FERNANDEZ, 1974]. La mtaphore a, dsl abord, partie lie avec le moment expressif de la culture, tant dfinie par sacharge motive plus que par sa valeur cognitive. La mtaphore se trouve en effet mi-chemin entre le symbole, ensemble articul de significations pleinement conceptualises, et le pur signal, servant de moyen d orientation dans les interactions socialeselle est signe-image, grosse de significations senties mais non conceptualises.On comprend que son rle ne puisse tre que de contribuer la gense affective de lapersonnalit. Le schma est le suivant : l individu est, l origine, un pronomincomplet , une personnalit inacheve ( inchoate pronoun ) qui ne peut se constituer qu en devenant objet pour elle-mme et en prenant le point de vue de l autrepour accder la subjectivit (on reconnat les principes de la psychologie sociale deG. H. MEAD). La mtaphore est le moyen qui permet la construction de l identitpersonnelle : l attribution un sujet d un prdicat mtaphorique, par lui-mme oupar les autres sujets sociaux, fait passer le sujet de son tat inachev la pleine possession de son identit. C est ainsi que s expliquent ces jeux immmoriaux dans lesquels les enfants font semblant d tre des animaux : ils ne deviennent des sujets complets qu en devenant les matres des animaux. Toutes les fonctions de la mtaphoredrivent de ce rle fondamental, rle purement affectif. Grce aux mtaphores, lesujet arrive dfinir sa place optimale dans un espace qualitatif, conu selon lesdimensions de l espace smantique d OSGOOD (puissance, activit, bont) : lorsqu unenfant joue le rle d une vache, il est conduit, dans l espace qualitatif, vers une position caractrise par plus d ordre, de continuit, de douceur et d intriorit... Lesmtaphores prsentes dans le rite et la religion sont interprtes de la mme faon :il s agit de faire passer le sujet d un tat d inadquation angoisse et frustration un tat d adquation par l appel une transformation, une conversion garantie parla divinit. Il n est pas question de nier la valeur affective des mtaphores, mais onvoit quel rductionnisme aboutit l analyse : en dehors de la technique et de la raison pratique, il n y a qu expressivit affective.Il y a des faons plus subtiles de maintenir cte cte la technique rationnelle et

    113

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    13/25

    l irrationnel symbolique : c est le cas de D. SPERBER dans son tude consacre auSymbolisme en gnral [SPERBER, 1974]. Ds la premire page, le symbolisme estdlimit de faon extrmement vague : il s agit d un ensemble de phnomnesdivers (des mythes aux figures du langage, des rites religieux aux gestes de la courtoisie , parmi lesquels les figures occupent une place significative et, nous le verrons,stratgique. Quel critre utiliser pour isoler le symbolique ? Un seul critre opratoire xiste, dont on peut dire tout le mal que l on veut, mais dont il est impossible dese passer, l irrationalit : le symbolique, c est le mental moins le rationnel .D o l on tire la rgle empirique : Je note donc comme symbolique toute activit oles moyens mis en uvre me paraissent nettement disproportionns la fin expliciteou implicite, que cette fin soit de connaissance, de communication ou de production,c est--dire toute activit dont la raison d tre m chappe. Bref le critre que utilisesur le terrain est bien un critre d irrationalit . Ce critre d irrationalit repose enfait sur deux proprits de l acte symbolique : est symbolique un acte qui tablit unlien imaginaire entre deux ralits ; si l on dit par exemple que la grossesse des femmes dure huit mois, s est symbolique. Pourquoi ? Parce que c est faux . Maiscette proprit est trop large et il faut restreindre le champ du symbolique en prenanten considration une deuxime proprit : c est la disproportion entre les moyens etla fin ; le discours ou l acte symbolique ne respectent pas la rgle d conomie durationnel : il ne retient de l exprience qu un minimum de fragments pour tablirun maximum d hypothses, sans souci de les mettre l preuve . Le symbolique sedfinit par la redondance ; le paradigme d explication utilis est le paradigme stylistiquet rhtorique : l irrationnel, comme la figure, est caractris par un cart, uneredondance par rapport au degr zro d conomie, celui de la science et du discourssans figure, conomiquement adapt son contenu.Ce symbolique ne saurait tre analys dans le cadre d une smiologie,car il nepossde pas les proprits des langues et des codes. En premier lieu, le symbole nesignifie pas, si l on dpasse les confusions et les ambiguts du mot dans son acception ourante pour se limiter la notion plus prcise de signification linguistique.Celle-ci se dfinit grce aux concepts de paraphrase et d analyticit : donner le sensd une phrase, c est donner des critres qui permettent d identifier ces rapports . Ilfaut beaucoup de lgret pour donner de la signification une dfinition par les condit ions de vrit, qui est bien loin de faire l unanimit des linguistes et des logiciens etil convient au moins de prendre au srieux les critiques de QUINE, pour lequel cegenre de dfinition est circulaire, parce que les termes vrit analytique , signification , dfinition , synonymie sont interdfinissables et que toute explicatione l un d entre eux par les autres n est qu un exercice inutile [QUINE, 1953]. Detoute faon, dans l tat actuel des connaissances, cette dfinition n est valable quepour un systme formel et non pour les langues naturelles ; comment alors s en servirpour distinguer la langue naturelle des phnomnes symboliques ? La rponse estdj contenue dans la faon de poser le problme, qui fait disparatre tout flou dansla smantique de la langue pour mieux l opposer au flou smantique des systmessymboliques : mais il y a du flou dans la langue et peut-tre y a-t-il l un lien entre lalangue et les phnomnes symboliques.D. SPERBER reconnat que cette dfinition de la signification est trop contraignante et propose ensuite de l largir grce la notion de code : Un code est unensemble de couples (message, interprtation) donn, soit, dans un cas lmentairecomme le morse, sous la forme d une simple liste, soit, dans des cas plus complexes,comme par exemple la cartomancie et, bien sr, la langue, sous la forme de rgles quidfinissent potentiellement tous les couples du code, et ceux-l seulement . Iciencore, la rponse est dj implique dans la question, car tout le problme est desavoir si la langue est un code ce qui semble largement erron : o trouver ces114

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    14/25

    rgles qui dfinissent tous les couples du code ? Dans le dictionnaire, dans l impossiblerojet d une smantique la KATZ-FODOR ? Tournons-nous maintenant du ctdu symbolique ; il y a dans certains rituels un couplage symbole-interprtation extrmement contraignant et proche d un code au sens strict du mot : c est le cas, parexemple, des symboles qui constituent l essentiel du rituel d une messe catholique ;tout fidle sait ce que signifient l hostie et la communion, et la correspondanceest bi-univoque autant que dans le code le plus strict. D. SPERBER confond ici signification et interprtation, commentaire, exgse.La langue est donc dfinie tantt comme un systme formel et tantt comme uncode, c est--dire comme un systme de communication : or elle n est ni l un nil autre ; elle se prsente au contraire comme un systme non dfini et comme unstrument cognitif On comprend alors l trange renversement des perspectives : enface du systme de communication formellement dfini qu est la langue, le symbolisme pparat comme un systme cognitif flou. D o les rsultats du paralllismesystmatique qu tablit D. SPEBER entre symbolisme et langage : 1 les donnes phontiques relvent de la perception auditive, alors que les faits symboliques ne sontpas dfinis de faon perceptuelle ; 2 les donnes linguistiques appartiennent unelangue spcifique, alors que les donnes symboliques ne constituent pas des ensemblesxclusifs et spcifiques ; 3 alors que plusieurs langues dterminent la constructione plusieurs grammaires, plusieurs donnes symboliques ne constituent qu unseul dispositif symbolique ; 4 l apprentissage de la langue est de dure limite, alorsque l apprentissage symbolique est continu. Toutes ces propositions sont malheureusementnexactes, parce qu elles reposent sur des dfinitions errones de la langueet du symbolique, et l on peut trouver des contre-exemples multiples qui les invalident i les donnes linguistiques sont aussi visuelles [cf. LEACH, 1974] et les donnes symboliques peuvent tre dfinies perceptuellement ; 2 l exprience ethnographiquerouve bien que les symbolismes constituent des ensembles largement spcifiques 3 passer d une culture connue une autre culture connue oblige bien passerd un dispositif symbolique un autre ; 4 l apprentissage de la langue ne s arrtejamais, pas plus que celui du symbolisme. Ajoutons qu une caractrisation supplmentaire du symbolisme est utilise sans justification et considre comme allant desoi : il y aurait dans chaque culture un seul dispositif symbolique qui couvrirait deschoses aussi diffrentes que la politesse, les rituels religieux et les figures de style...Comment, dans ces conditions, D. SPERBER arrive-t-il rendre compte dusymbolique ? Il propose de distinguer trois types de savoir ; le savoir smantique, quine porte pas sur le rel mais sur des catgories (?), peut s exprimer sous laforme d un ensemble de propositions analytiques , alors que le savoir encyclopdiquorte sur l tat du monde : d un ct les propositions analytiques, de l autre lespropositions synthtiques. Admettons mme la lgitimit d une distinction dont lestatut est pour le moins douteux. Quelle est alors la place du savoir symbolique ? Il serapproche du savoir encyclopdique en ce que sa vrit dpend de l tat du monde,mais s en distingue en ce que les propositions encyclopdiques s articulent entre ellesselon des implications et des liaisons logiques de faon constituer un ensemblecohrent, alors que les proposition symboliques tout en pouvant constituer desensembles plus ou moins cohrents ne s articulent pas logiquement avec les propositions encyclopdiques : la connaissance des tabous, comme le savoir chrtien surles pchs, chappe toute rfutation empirique, alors que le savoir encyclopdiquey est soumis . La confusion continue rgner ici, puisque l analyse ne porte pas surun symbole, mais sur une loi (et un interdit) magico-religieux, et l on sait depuislongtemps qu une loi est sans commune mesure avec un fait... Mais le plus graven est pas l ; c est qu en ralit le savoir encyclopdique est conu comme savoir detype technique-rationnel selon les canons d un Europen du XIXe sicle, une proposi-

    115

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    15/25

    tion encyclopdique doit pouvoir tre valide ou rfute par l exprience. Comme sila rfutation par l exprience, la notion mme d exprience avaient le mme sens partout et toujours. Pour donner un statut aux propositions symboliques, il ne reste plusqu les dfinir comme possdant une vrit a priori, indpendante de toute vrificationelles peuvent ainsi figurer dans le savoir encyclopdique sous la forme : p est vrai.La proposition symbolique est une proposition entre guillemets. Mais il existe,dans notre savoir, un autre type de proposition entre guillemets, les figures de la rh

    torique. La propositionLe lion est le roi des animauxne peut figurer dans le savoir encyclopdique, n ayant pas de valeur de vrit (?) etdoit tre introduite entre guillemets pour bloquer l interprtation littrale. Il y a doncd troites ressemblances entre le symbolique et les figures du discours ; les propositionsymboliques sont reprsentes sous la forme : p est vrai, et les figures sous laforme : p est une figure. La seule diffrence entre les deux est la suivante : lafigure se donne explicitement comme telle, alors que la proposition symbolique est

    donne comme vraie. Cette diffrence exprime une intuition vidente, savoir quela symbolick des figures est explicite ou implicite, tandis que les croyances sontconsciemment considres comme faisant partie du savoir encyclopdique ordinaireet donc ne sont symboliques qu inconsciemment . Quelques questions de cohrencese posent : pourquoi distinguer entre symbolique et figure qui ont t classs dans lamme catgorie du symbolique au dbut de l ouvrage ? A quoi sert de critiquer largement les conceptions du symbolisme selon lesquelles sa signification est cache, sic est pour faire appel l inconscient ? Mais surtout il est impossible d opposer nettement le symbolique (ou, comme le dit aussi D. SPERBER, la croyance) la figure :car il y a tous les cas possibles entre les deux extrmes que sont la figure explicite et lafigure implicite, entre le symbolisme conscient et le symbolisme inconscient, entre lafigure et le symbolique ainsi dfinis. Le critre propos conscient/inconscient ne peut tre maintenu : figure et symbolique font donc partie d un mme savoirdfini par les guillemets. S exprimer par figure est donc dire en mme temps, implicitement ou explicitement : ce que je dis est une figure ; s exprimer symboliquement estprononcer une proposition que l on croit vraie mais qu on se garde bien de relier auxautres propositions empiriques parce que l exprience pourrait l invalider. Dans lepremier cas, la figure est prise au sens figur ; dans le second, elle est prise au senspropre. Ainsi se reconstitue l ternelle constellation o se rejoignent culture et rhtorique : ct du rationnel, qui est le seul et vrai sens parce que sens propre, il n y atoujours que la figure, broderie miroitante et incertaine sur le tissu solide de la technique et de la raison. ** *La tradition anthropologique nous offre seulement le choix entre deux faons deconcevoir la mtaphore : comme figure prise littralement c est--dire commeerreur ou comme expressivit, uans les deux cas, quelque chose est refus : lamtaphore n a aucune valeur proprement cognitive. C est le mrite de l article clbre de M. BLACK d avoir pos clairement le problme de cette valeur cognitive : loind tre illusion ou motivit pures, la mtaphore est cration de sens, innovationsmantique [BLACK, 1962]. La voie ouverte par M. BLACK a t largement suivie

    dans de nombreux domaines, comme la critique littraire et l pistmologie, mais nesemble pas avoir t frquente par les anthropologues : la conception la plus rpandueujourd hui est, comme nous l avons vu, la conception expressive de la mtallo

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    16/25

    phore. A une exception prs, celle de LVI-STRAUSS qui, par un chemin indpendant,rendu son plein sens intellectuel la mtaphore. Pour comprendre la portede ses analyses, il est ncessaire de faire un dtour par le problme des classifications.Le point de dpart nous sera fourni par l article de DURKHEIM et MAUSS, Dequelques formes primitives de classification, qui sert prcisment de cadre de rfrence LVI-STRAUSS [DurkhEIM-MausS, 1903]. L homme ne classe pas naturellement,ar, l origine, les conditions ncessaires la fonction classificative n existentpas. D o vient donc la facult de classer ? Si l on s adresse aux systmes de classification es plus primitifs que l on connaisse, ceux des tribus australiennes, on constateque sont prsentes deux sries de classifications : les hommes sont classs selon descadres sociaux dfinis, les choses sont classes en catgories naturelles . Le totmisme met en correspondance ces deux sries : C est que si le totmisme est, par uncertain ct, le groupement des hommes en clans suivant les objets naturels (espcestotmiques associes), il est aussi, inversement, un groupement des objets naturelssuivant les groupements sociaux . Nous avons ainsi la clef de la fonction classifica-trice, qui nat de la projection des classifications sociales sur le monde naturel : Tous es membres de la tribu se trouvent ainsi classs dans des cadres dfinis et quis embotent les uns dans les autres. Or la classification des choses reproduit cetteclassification des hommes . Dans le cas australien, les classifications naturellesreproduisent les caractristiques de l organisation juridique et religieuse de la tribu ;dans le cas des Indiens Zuis, elles refltent l organisation morphologique, la rpartitiones mondes correspondant celle des clans dans les pueblos : Ainsi les deuxtypes de classification que nous venons d tudier ne font qu exprimer, sous desaspects diffrents, les socits mmes au sein desquelles elles se sont labores . Cene sont pas seulement les classes, mais les relations qui les unissent, qui sont d origine sociale : l embotement logique des classes, la notion de totalit, les relationsd affinit et d opposition entre les choses ne font que reproduire les relations entregroupes d hommes au sein de la socit. Enfin le passage de ces classifications primitives ux classifications scientifiques s est fait par puration progressive : la confusionffective des premires classifications a laiss la place l objectivit de catgoriesnettement dlimites.Comment concevoir le passage de l organisation sociale l opration intellectuelle e classification ? C est sur ce point que DURKHEIM et MAUSS sont le plus discrets ; le vocabulaire qu ils utilisent est caractristique : reproduire, exprimer, modeler rocder l aide de, servir de point de repre, s objectiver, etc. Citons un texteparticulirement rvlateur : La socit n a pas t simplement un modle d aprslequel la pense classif catoire aurait travaill, ce sont ses propres codes qui ont servide cadres au systme. Les premires catgories logiques ont t des catgories socialesles premires classes de choses ont t des classes d hommes dans lesquelles cesclasses de choses ont t intgres . Cette analyse pose plusieurs problmes. En premier lieu l incertitude du vocabulaire cache une difficult thorique centrale : comment justifier le passage de l tre l organisation sociale au connatre les oprations de classification ? DURKHEIM et MAUSS font appel une thorie superficielle du reflet pour en rendre compte : les classifications reproduisent, exprimentl organisation sociale, le symbolique reflte un rel prexistant, ce qui est supposerrsolu le problme. On parlerait sans doute aujourd hui homologie entre les deuxdomaines, et la solution ne serait pas plus claire.C est que et c est la seconde difficult en ralit DURKHEIM et MAUSS nes intressent pas tellement l origine des classifications, ils cherchent montrer quele premier systme de classification est social, ce qui n est pas du tout la mme chose.Dans ce cas en effet, le problme du passage de l tre au connatre est sans importance l essentiel est de faire des classifications sociales l origine et le modle de tou-

    117

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    17/25

    tes les autres classifications. Mais alors comment expliquer le passage de la premireclassification toutes les autres ? Il ne peut s agir que d un processus de transfert, detransposition de la socit au monde : il s agit tout simplement de mtaphore. Toutela dmonstration repose ainsi sur deux outils peine suggrs : le reflet et la mtaphore. Nous retrouvons la constellation de l anthropologie classique, puisqu intervient en mme temps l hypothse de l antriorit de l expressif par rapport au cogni-tif pur : C est donc que les mmes sentiments qui sont la base de l organisationdomestique, sociale, etc., ont aussi prsid cette rpartition logique des choses.Celles-ci s attirent ou s opposent de la mme manire que les hommes sont lis par laparent ou opposs par la vendetta . Si DURKHEIM et MAUSS ont eu le mrited attirer l attention sur le rle des classifications dans une culture, ils ont chou dansleur tentative de les engendrer partir de la socit telle qu elle existe : loin que letotmisme donne la clef de la fonction classificatrice, peut-tre n est-il explicable quedans le cadre gnral des classifications conues comme organisations proprementcognitives.La solution apporte par LVI-STRAUSS au problme du totmisme est prcisment en faire un cas particulier des stratgies de classification. Il y a en effet deuxdimensions dans le totmisme : Quand on parle de totmisme, on confond en effetdeux problmes. D abord celui que pose l identification frquente d tres humains des plantes ou des animaux, et qui renvoie des vues trs gnrales sur les rapportsde l homme et de la nature ; celles-ci intressent l art et la magie, autant que lasocit et la religion. Le second problme est celui de la dnomination des groupesfonds sur la parent, qui peut se faire l aide de vocables animaux ou vgtaux,mais aussi de bien d autres faons. Le terme totmisme recouvre seulement les cas deconcidence entre les deux ordres [LVI-STRAUSS, 1962a, 15]. Le problme du totmisme tel que l avait construit la tradition anthropologique, disparat alors et laissela place un problme plus gnral : comment les hommes peroivent, slectionnent,ordonnent intellectuellement et structurent socialement les ressemblances et les diffrences la fois dans le monde de la nature et dans le monde de la culture et commentdes liens sont tablis entre ces deux domaines ?C est bien d un problme de classification qu il s agit. Qu est-ce alors pour LVI-STRAUSS qu une classification ? Il semble hsiter entre deux types de classification :d un ct la classification d un ensemble homogne (plantes, animaux) en famillesdistingues par des carts diffrentiels qui ont leur origine dans les caractristiquesobjectives des tres : II n est donc pas excessif de dire, comme le fait l auteur de cesobservations, que la distribution des plantes et des animaux, ainsi que des nourriturest matires premires qui en drivent, offre une certaine ressemblance avec uneclassification linnenne simple [LVI-STRAUSS, 1962b, 62-63]. Mais par ailleursLVI-STRAUSS voit dans le totmisme un exemple parmi d autres d une seconde stratgie de classification : au lieu de classer un ensemble par des proprits objectivesimmanentes, on peut le classer en le mettant en correspondance avec un autreensemble : les catgories sociales sont classes par mise en correspondance avec lesespces animales. Or c est cette deuxime stratgie qui apparat comme la plus gnrale la classification objective par des caractres intrinsques n est qu un casparticulier des classifications fondes sur la liaison tablie entre deux ensembles.Mais alors la classification nous ramne la mtaphore, l analogie et aux modlesil y a classification dans et par la mise en correspondance de deux ensemblesd objets rpartis en classes d quivalence lies par des relations spcifiques. Nousretrouvons le type le plus gnral d analogie dfini par M. HESSE que nous appelonsapplication [cf. la Prsentation de ce numro et l article Mtaphore, modle et analogie en Sciences]. Nous avons ainsi un outil puissant pour rendre compte des classifications utilises dans une culture. Cependant, pour qu il soit efficace, il faut en118

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    18/25

    prciser les proprits et les conditions d utilisation, que les hypothses de LVI-STRAUSS nous permettent de dfinir par contraste. Reprenons les deux problmesdistingus par LVI-STRAUSS en essayant de leur donner une solution qui ne soit niunitaire ni rductrice. Ces deux problmes sont, rappelons-le, celui de l identificationrquente d tres humains des plantes ou des animaux , et celui de la dnomination des groupes fonds sur la parent ; appelons-les respectivement leproblme des modles et le problme de la correspondance.Envisageons d abord le problme des modles. Pour LVI-STRAUSS, il s agit toujours d orchestrer les relations entre l homme et la nature. Les institutions totmi-ques sont pour lui, rappelons-le, l ensemble des systmes de classification quiposent une homologie entre les diffrences naturelles et les diffrences culturelles .Mais il en est de mme dans la pense mythologique : les mythes d Amrique duSud, tels qu ils sont analyss dans la srie des Mythologiques, sont un systme decodage, dans lequel les relations culturelles (statut, parent, etc.) sont reprsentes,sous forme directe ou indirecte, par des relations naturelles (entre espces naturellesd tres vivants, entre catgories de nourriture, de gots et d odeurs, de bruit et desilence, entre lments des cycles climatiques ou astronomiques, etc.). Et dj dansles Structures lmentaires de la parent, LVI-STRAUSS avait vu dans la prohibitionde l inceste l oprateur qui marquait et effectuait le passage de la nature la culture.Il n est pas de notre propos de discuter la valeur d une hypothse aussi gnrale et,par consquent, aussi mtaphysique. Mais, mme s il tait lgitime de ramener toutes ces transpositions l opposition nature-culture, cela ne devrait se faire qu endernier ressort, et sans sacrifier la richesse et la multiplicit des systmes de reprsentation. est que les reprsentations envisages ne sont qu un cas particulier de correspond nces tablies entre les domaines diffrents de l existence.Il convient de gnraliser et de poser, comme hypothse de dpart, la multiplicitdes modles d explication, qui constituent de grands domaines partir desquels uneralit quelconque peut tre classe et donc comprise. Il est donc ncessaire et urgentde faire des inventaires, de construire des typologies de ces diffrents champs entrelesquels s tablissent des correspondances plus ou moins systmatiques, ce que nousavons appel des applications. Une des rares tudes qui se soient attaches ce projet est l article d H. GOMPERZ, Problems and Methods of early Greek Science[GOMPERZ, 1953]. Voulant rendre compte de la premire phase de la pense scientifique recque durant la seconde moiti du VIe sicle, H. GOMPERZ essaye de dfinirles modles d explication (thought-patterns) utiliss. Expliquer un phnomne, c estramener l trange au familier, l inconnu au connu par l intermdiaire d analogiesperues entre les deux termes. Il convient donc de faire le relev des domaines utiliss omme modles d explication. H. GOMPERZ en distingue six, dont quatre jouentun rle essentiel et deux sont utiliss de manire beaucoup plus occasionnelle :1) Le modle biologique ; les phnomnes sont expliqus par le recours des processus caractristiques des organismes vivants. On peut distinguertrois espces de ce modle : le modle biologique proprement dit (croissance etvieillissement), le modle anthropologique (dlibration et dcision), le modlethologique (sagesse et pouvoir surhumains).

    2) Le modle politique ; le monde est interprt et compris comme analoguede la cit.3) Le modle de la production artistique ; le philosophe prend devant lephnomne expliquer l attitude d un architecte sur le point de construireune maison.4) Le modle technique ; le phnomne expliquer est assimil des processusutiliss dans les techniques de l artisan.

    119

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    19/25

    5) Le modle du mnage bien ordonn ; dans un mnage bien ordonn, leschoses sont traditionnellement disposes de telle sorte qu elles s acquittentde la fonction qui leur est attache (tlologie objective).6) Le modle de la pure factivit : c est comme a ; et cette constatation peutdans certains cas suffire rendre compte d un phnomne donn (par exemple :ce matin, il fait trs beau).La typologie prsente par H. GOMPERZ peut certainement tre critique et E.TOPITSCH a propos une autre typologie, sans doute plus gnrale, puisqu il distinguerois grands types de modles [TOPITSCH, 1961] :1. Les modles biomorphes.2. Les modles anthropomorphes.3. Les modles intentionnels :a ) Analogies technomorphes.b) Analogies sociomorphes.Si maintenant on confronte les typologies de GOMPERZ et de TOPITSCH aux

    analyses de LVI-STRAUSS, on voit la fragilit de ces dernires, car elles ne se fondentpas sur l inventaire systmatique des modles utiliss dans une culture : modles gographiques (les directions), zoologiques et botaniques, techniques, etc. La typologiede GOMPERZ est une typologie emic , qui se fonde sur les particularits d une culture donne ; le mme travail doit tre fait de faon systmatique avant que l onpuisse poser l existence de modles universels, valables sous la mme forme dans toutes es cultures ou mme dans un ensemble donn de cultures plus ou moins proches.Par ailleurs, et mme s il s avrait qu un certain nombre de modles sont universels,cette universalit ne se situerait sans doute qu un niveau lev d abstraction, de tellesorte que chaque culture n offrirait jamais qu une articulation localement approprie et intelligible de thmes universels [ROSALDO et ATKINSON, 1975, 69]. Lemodle technique se retrouve, par exemple, en Grce et dans la pense du XVIIe sicleeuropen, mais les analogies diffrent concrtement : dans un cas on utilise le termede comparaison fourni par la vapeur et la fume, dans l autre le ressort, le poids etl horloge. C est bien d un inventaire fidle des modles utiliss dans les diverses cultures que nous avons besoin, et non de l affirmation selon laquelle les socits ressassentnterminablement le passage de la nature la culture.Mais il ne suffit pas d tablir la typologie des modles utiliss dans une socit ou,si l on est plus ambitieux, dans toute socit possible. Il faut aussi se garder de tout apriori quant aux liens qui existent entre ces modles. Il convient en premier lieu detirer les consquences d une conception interactionnelle de la mtaphore et de l analogie ; la correspondance tablie entre deux familles de ralits doit, partiellement aumoins, tre lue dans les deux sens : si je me sers d animaux pour dsigner les groupesd une socit, la socit est bien animalise, mais en mme temps les animaux sonthumaniss. En second lieu, il n est pas lgitime de prescrire une hirarchie des modles elon laquelle certains modles seraient, logiquement et temporellement, antrieurs aux autres. La forme la plus rpandue de cette hypothse se retrouve en sociologie comme en anthropologie : il y aurait un domaine premier appelons-le avecSCHUTZ le domaine de la vie quotidienne servant de cadre de rfrence, et auquelrenverraient plus ou moins directement les autres sphres de signification de l existence. Le langage, selon P. BERGER et T. LUCKMANN, a sa rfrence originaire dansla sphre de la vie quotidienne : it refers above all to the reality I experience inwide-awake consciousness, which is dominated by the pragmatic motive (that is, thecluster of meanings directly pertaining to present or future actions) and which Ishare with others in a taken-forgranted manner [BERGER-LUCKMANN, 1967, 53].120

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    20/25

    Aussi, lorsque le langage transcende la sphre de la vie quotidienne et s tend d autres sphres de signification, il les interprte toujours par rfrence la vie quotidienne : le rve par exemple n est dot de sens que parce qu il est interprt en termesde ralit quotidienne. La mtaphore va toujours dans le mme sens, de l ici et maintenant vers les sphres les plus loignes de l immdiatet quotidienne : la sphre dela vie quotidienne est donc bien le modle originaire qui, appliqu d autres domaines ermet de les interprter. La mme antriorit du proche par rapport l loign est pose par C. PEPPER dans son ouvrage World Hypotheses ; Themethod in principle seems to be this : A man desiring to understand the world looksabout for a clue to its comprehension. He pitches upon some area of common-sensefact and tries if he cannot understand other areas in terms of this one. The originalarea becomes then his basic analogy or root metaphor [PEPPER, 1942, 91]. Il s agitl de divers avatars de ce que nous avons appel plus haut le principe de VlCO. Orrien, sinon un a priori inspir par une dfiance profonde l gard de l imaginaire etun privilge indu accord des ralits immdiates que l on croit plus solides que lesautres, ne permet de fonder l antriorit de la sphre quotidienne. La sphre du rvepeut aussi bien servir de modle explicatif de la vie quotidienne que l inverse : il suffitde penser au rle capital que jouent les visions et les rves chez les Indiens de la Prairie u chez les Iroquois [cf. par exemple WALLACE, 1958]. Pour en revenir au langage de la rhtorique, il n y a pas de propre originaire partir duquel se construiraitle figur : propre et figur ne se construisent que l un avec l autre, l un par rapport l autre.Venons-en maintenant au problme de la correspondance. Pour LVI-STRAUSS,cette correspondance est une homologie : Le systme mythique et les reprsentationsu il met en uvre servent donc tablir des rapports homologie entre lesconditions naturelles et les conditions sociales, ou, plus exactement, dfinir une loid quivalence entre des contrastes significatifs qui se situent sur plusieurs plans :gographique, mtorologique, zoologique, botanique, technique, conomique,social, rituel, religieux, et philosophique [LVI-STRAUSS, 1962b, 123]. Nous nereviendrons pas sur les incertitudes et les approximations du vocabulaire pseudoalgbrique utilis par Lvi-Strauss [cf. Rgnier, 1971] ; et Lvi-Strauss a lui-mme reconnu le caractre subjectif, dcoratif et potique des formules qu ilemploie. Outre l inquitude lgitime que peut provoquer une telle mthode, un problme de fond se pose : si les homologies ne sont que des analogies qui reposent surdes proprits de ressemblance approximative, la thse centrale s effondre : il n y apas de correspondance systmatique entre les diffrents niveaux de l existence socialeou entre les mythes de populations voisines. Il existe une contradiction totale entre lavaleur relle des oprations utilises et les services effectifs qu elles rendent dansl analyse : si l quivalence, la symtrie, l inversion ne sont pas dfinies avec prcision, elles ne peuvent prcisment pas servir tablir ce qu elles font et garantissentxclusivement des correspondances systmatiques entre les mythes ; on nepeut plus parler d un code permettant de passer d un systme un autre [LVI-STRAUSS, 1962b, 128].Il convient de reconnatre la contradiction et de la faire disparatre en dcrivantles relations entre systmes au niveau d exactitude qui est le leur. Les oprations desymtrie, inversion etc., ne sont pas intressantes parce qu elles ne dcrivent pas defaon adquate les relations entre espces animales et catgories sociales, entre lesdonnes du climat et l organisation de la tribu. Ce que nous prsentent les documentsethnographiques, ce sont des correspondances d un type spcifique, irrductibles des oprations empruntes l algbre. Entre animaux et catgories sociales existentdes relations d analogie, mais l application qui unit deux familles d objets n est pasune bijection ce que suppose toujours l analyse de LVI-STRAUSS ; ce n est

    121

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    21/25

    mme pas une opration partout dfinie sur les deux familles ; on a observ que lesclassifications culturelles ne sont pas exhaustives et ne sont pas toujours exactementordonnes [CONKLIN, 1962]. Par ailleurs, l application n est pas une relation transitive c est, on le sait, une proprit caractristique de la ressemblance que la non-transitivit ; si A ressemble et C, je ne peux en gnral en tirer la conclusionque A ressemble II est impossible de construire une chane de relations d quivalenceui mettrait en correspondance tous les niveaux d existence d une socit donne, ou toutes les variantes d un mme mythe.Prenons l exemple le plus significatif, celui des catgories binaires sacr/profane, masculin /fminin, droite/gauche, suprieur/infrieur, haut/bas,cru/cuit, nature/culture etc. ou ternaires, lorsqu un terme intermdiaire vientoprer la synthse entre les deux termes antithtiques. Si l opration d applicationn est pas partout dfinie, il faut viter de solliciter ou de dformer les documentspour faire rentrer de toute force les objets d un domaine dans le champ de la catgorie.n second lieu, une correspondance masculin/fminin-gauche peut exister dansun certain rite ou dans un mythe, mais peut ne pas se retrouver ou se modifier dansun autre rite : est-il intressant de parler d inversion ? Il est plus utile de faire apparatre le caractre rgional des correspondances, qui ne sont valables que pour undomaine symbolique donn. Enfin, dans le cas gnral, si je puis, dans un domaineparticulier, poser en gros la correspondance masculin-droite/fminin-gauche, puis lacorrespondance droite-haut/gauche-bas, rien ne garantit que la catgoriedroite/gauche soit la mme dans les deux cas. Ds que l on reconnat cette possibilit n comprend mieux comment la prsence d un stock de catgories binaires supposer que ce soient les seules employes donne naissance des classificationsmultiples. Par exemple, deux catgories binaires, au lieu d tre mises en correspondance,euvent tre projetes l une sur l autre : le sage OGOTEMMLI distingue mlepair et mle impair, femelle paire et femelle impaire [GriaULE, 1966]. HERACLITEutilise une longue suite de catgories binaires : faut-il penser qu elles constituent unsystme parfait de correspondance ? Il vaut mieux considrer les catgories binairescomme un procd de division et d organisation que comme une rpartition systmatiquet fige des existants dans un moule intangible : le modle est une oprationd application, non le rsultat de l application.

    ** *Indpendamment du tottisme, l tude des classifications est devenue un despoints stratgiques dans le dveloppement de l anthropologie : analyse des systmesde classification symbolique en Grande-Bretagne [cf. par exemple DOUGLAS, 1970 ;NEEDHAM, 1973], et aux tats-Unis analyse componentielle [GOODENOUGH, 1956 ;LOUNSBURY, 1956], ethno-science [STURTEVANT, 1964] et anthropologie cognitive[TYLER, 1969]. Le trait commun toutes ces directions de recherche semble bientre une rduction de la mtaphore accompagne de la volont de ramener les classifications une classification premire irrductible. C est le cas de l analyse componentielle de la parent, dans laquelle il est admis que les usages mtaphoriques destermes de parent ne seront pas pris en considration [LOUNSBURY, 1962] ; la strat

    giee l analyse consiste ramener le vocabulaire de la parent une combinaisond lments simples pris dans un savoir biologique dont on ne connat pas a priori lapertinence dans la culture tudie : mais alors, comment s assurer qu en omettant lesliens qui unissent les classifications de parent aux autres systmes de classification,ce ne sont pas les classifications de parent elles-mmes que l on n a pas vritablementaisies dans leur configuration emic ? La mme question se pose propos122

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    22/25

    de l ethno-science et de l anthropologie cognitive, qui se fondent sur le postulat suivant : on peut dcouper dans une culture des domaines smantiques cohrents,mdecine, botanique, parent qui ne sont que la projection de nos propres catgories culturelles et l on fait hypothse que l on peut rendre compte de leur organisation interne (classification des maladies, des plantes, etc.) sans faire appel unautre domaine classificatoire. On pourrait qualifier cette approche de pr-Lvi-Straussienne, dans la mesure o elle ne tient pas compte du fait que les classificationspeuvent natre de l application d un domaine sur un autre. Les travaux de l coleanglaise refusent le plus souvent ces hypothses contraignantes, mais pour succomberune forme plus subtile de rductionnisme, qui s inspire d une conception fonc-tionnaliste et expressive de la culture : d un ct les classifications doivent tre toujours ramenes en dernier ressort la structure sociale et de l autre les classifications,plus qu un rle cognitif ont un rle de rgulation affective et sociale ; cet gard laprface de M. DOUGLAS l anthologie Rules and Meanings est caractristique deshsitations et des ambiguts d une analyse symbolique qui reste mi-chemin [DOUGLAS, 1973].Si l on prend au srieux le modle mtaphorique et analogique des classifications,deux conclusions s imposent : en premier lieu, toute classification (ou, si l on prfreemployer le mot plus dangereux, tout code) est une application d un domaine, d unesphre smantique sur une autre et fait passer de l un l autre ; ou plus exactementtoute classification n est dfinie elle-mme que par son rapport d autres. Nousavons ainsi une forme gnralise de la dfinition du signe selon PEIRCE : de la mmefaon qu un signe est renvoi indfini d interprtants, une classification ou un code se.dfinissent par renvoi indfini d autres classifications ou d autres codes. Les classifications culturelles entrent dans le cadre thorique d une smiologie gnrale. Endeuxime lieu, il n y a pas de dichotomies fonctionnelles dans la culture, du genretechnique /rituel, rationnel/irrationnel, figur/propre, si l on entend par l l htrognit absolue des stratgies symboliques l uvre dans les deux domaines distingus. Dans le symbolisme rituel comme dans les systmes de croyance, dans lesmythes comme dans la magie ou l activit technique, ce sont les mmes dmarchescognitives qui sont l uvre. La mtaphore et le modle analogique apparaissentcomme des instruments communs la pense logique et la pense sauvage, aulangage propre et au langage figur. Ce n est que sur ce fond commun que se construisent les oppositions, relatives chaque culture, du propre et du figur : l erreur laplus grave est ici de projeter sur les autres cultures notre propre classification du propre et du figur. Nous sommes ainsi ramens notre point de dpart : la connaissanceociologique ou ethnologique ne peut chapper l analogie ; de mme que lapaix n est qu une guerre poursuivie avec d autres moyens, de mme la connaissanceethnologique n est qu une stratgie classificatoire d application poursuivie avec denouveaux moyens. Dans tous les cas, nous ne pouvons connatre que dans et par letravail de la mtaphore.

    * *RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

    BALLY, 1951 : Ch. BALLY Trait de stylistique franaise, Paris.BALLY, 1965 : Ch. BALLY Le langage et la vie, Genve.BERGER-LUCKMANN, 1967 : Peter L. BERGER et Thomas LUCKMANN The SocialConstruction of Reality, Penguin.

    123

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    23/25

    BLACK, 1962 : M. Black Models and Metaphors, Ithaca.BLAIR, 1808 : H. BLAIR Cours de rhtorique, Genve.BOAS, 1948 : G. BOAS Essays on Primitivism and Related Ideas in the Middle Ages, 1948.BRAL, 1863 : M. BRAL Hercule et Cacus. Etude de mythologie compare, Paris.Bourdieu-Chamboredon-Passeron, 1968 : P. Bourdieu, J. Chamboredon, J. Pas-SERON Le mtier de sociologue, Paris.C^siKi-.K, 1953 : E. Cassirkk Language and Myth, New-York.CONKLIN, 1962 : H. CONKLIN Lexicographical Treatment of Folk Taxononomies,in J. A. FlSHMAN, Readings in the Sociology of Language, La Haye.CRICK, 1976 : M. CRICK Explorations in Language and Meaning, Londres.DETIENNE, 1967 : M. DETIENNE Les matres de vrit dans la Grce archaque, Paris.DOUGLAS, 1970 : M. DOUGLAS Natural Symbols, Londres.DOUGLAS, 1973 : M. DOUGLAS (d.), Rules and Meanings, Penguin.DUMARSAIS, 1797 : DUMARSAIS, Oeuvres, Paris.DURKHEIM-MAUSS, 1903 : E. Durkheim et M. MAUSS, De quelques formes primitives declassification, Paris.EVANS-PRITCHARD, 1971 : E. E. Evans-Pritchard, La religion des primitifs, Paris.Fairchild, 1928 : H. N. Fairchild, The Noble Savage, New-York.FERNANDEZ, 1974 : J. FERNANDEZ The Mission of Metaphor in Expressive Culture,Current Anthropology, Juin 1974, vol. 15, n 2.FONTANIER, 1968 : P. FONTANIER Les figures du discours, Paris.Geertz, 1973 : Cl. GEERTZ The Interpretation of Cultures, New-York.GOMPERZ, 1953 : H. GOMPERZ Philosophical Studies, Boston.GOODENOUGH, 1956 : W. H. GOODENOUGH Componential Analysis and the Study ofMeaning, Language, t. 32.Griaule, 1966 : M. Griaule Dieu d eau, Paris.HONIGMANN, 1973 : J. J. HONIGMANN Handbook of Social and Cultural Anthropology,Chicago.Leach, 1974 : E. LEACH Acting in Inverted Commas, Times Literary Supplement,4 octobre 1974.LVI-STRAUSS, 1962a : CI.^LVI-Strauss Le totmisme aujourd hui, Paris.LVI-STRAUSS, 1962b : CI.IvI-Strauss La pense sauvage, Paris.Lvi-Strauss, 1964 : Cl. Lvi-Strauss Le cru et le cuit, Paris.LEVY-BRUHL, 1918 : L. Levy-Bruhl Les fonctions mentales dans les socits infrieures,Paris.LOUNSBURY, 1956 : F. L. LOUNSBURY A Semantic Analysis of the Pawnee KinshipUsage, Language, t. 32.LOUNSBURY, 1962 : F. L. LOUNSBURY The Structural Analysis of Kinship Semantics,Proceedings of the )th International Congress of Linguistics, La Have.LOVEJOY-BOAS, 1934 : A. O. LovEjOYet G. Boas A Documentary History of Primitivismand Related Ideas in Antiquity, Baltimore.MLLER, 1882 : F. M. MULLER Introduction to the Science of Religions, Londres.NEEDHAM, 1973 : R. NEEDHAM (d.), Right and Left. Essays on Dual Symbolic

    Classification, Londres.NlSBET, 1968 : R. NlSBET Social Change and History, New-York.OGDEN-RlCHARDS, 1960 : . . Ogden et I. A. RICHARDS The Meaning of Meaning,Londres.Pepper, 1942 : St. PEPPER World Hypothesis : a Study in Evidence, Berkeley.QUINE, 1953 : W. V. O. QUINE From a Logical Point of View, Cambridge.Radcliffe-Brown, 1968 : A. R. Radcliffe-BROWN Structure et fonction dans la socitprimitive, Paris.REGNIER, 1971 : A. REGNIER De la thorie des groupes la pense sauvage,in P. Richard et R. Jaulin (d.), Anthropologie et Calcul, Paris.Rosaldo-Atkinson, 1975 : M. Z. Rosaldo et J. M. Atkinson Man the Hunter andWoman, in R. Willis (d.), The Interpretation of Symbolism, Londres.ROUSSEAU, 1970 : J. J. ROUSSEAU Essai sur l origine des langues, Bordeaux.SPERBER, 1974 : D. Sperber Le symbolisme en gnral, Paris.124

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    24/25

    STURTEVANT, 1964 : W. . STURTEVANT Studies in Ethnoscience, in ROMNEY etD ANDRADE (d.), Transcultural Studies in Cognition, American Anthropologist,t. 66, n 3.TambiaH, 1968 : S. J. TAMBIAH The Magical Power of Words, Man, 3.TOPITSCH, 1961 : E. TOPITSCH Das mythologische Denken, in K. Lenk, Ideologie,Francfort.TURNER, 1967 : V. W. TURNER The Forest of Symbols. Aspects of Ndembu Ritual,Ithaca.TYLER, 1969 : S. A. TYLER Cognitive Anthropology, New-York.TYLOR, 1958 : E. B. TYLOR, Primitive Culture, New- York.VlCO, 1844 : VlCO La science nouvelle, Paris.WALLACE, 1958 : A. F. C. Wallace Dreams and the Wishes of the Soul, AmericanAnthropologist, t. 60, 2.

    125

  • 7/22/2019 Molino Jean. Anthropologie et mtaphore. In Langages, 12e anne, n54, 1979. pp. 103-126.

    25/25

    BIBLIOGRAPHIEEtant donn les rfrences nombreuses indiques la suite des diffrents articles dunumro, nous indiquons seulement les ouvrages de rfrence l