le liban comme métaphore

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Le Liban comme métaphore 1 Ecrit par Nafiss Mesnaoui La poésie libanaise est une métaphore pour dire le Liban. Par quels mots, par quelles métaphores les poètes libanais disent-ils le Liban ? Le Liban est exprimé par diverses images en fait, dont nous relatons que certaines, il est terre d’amour mystique hautement vécu autant que terre d’espérance. L’expérience de l’exil y est vécue doublement pourtant, le poète est exilé chez lui à l’intérieur, cependant il part pour quitter son pays natal, sort à l’extérieur afin de mieux se retrouver, mieux se construire, il s’exile alors dans la langue avant tout. Ce Liban reste le pays de cèdre, qui dit cèdre, dit emblème du Liban, son symbole, son identité, sa respiration, dit vie et mouvement, esprit et matière, dit éternité. Comment alors est connoté ce Liban ? 1. Les métaphores du Liban 1.1. L’amour 1.1.1. Un amour mystique Le Liban est d’abord une métaphore de l’amour, un amour national, identitaire, patriotique et civique. De tous les poètes, c’est Ounsi El Haje qui adopte cette métaphore et se l’approprie pour lui . L’amour mystique devient une caractéristique de son écriture tout au long de son recueil. Le poète en entretient un rapport mystique avec son pays, il est un faiseur et donneur d’amour. Il entreprend la défense de son Liban à lui qu’il perçoit et aime à travers les pupilles de ses propres yeux. Les fragments étudiés sont tirés de son recueil le Banquet publié en 1994. Le fragment ci-dessus fournit une explication aux prétextes de la jalousie dont 1 L’intitulé de ce chapitre est inspiré d’un intitulé de livre d’entretiens avec le poète palestinien Mahmoud Darwich.

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Le Liban comme métaphore est un autre chapitre que je mets en ligne de ma thèse, L'évolution de la poésie libanaise après 1982.

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Page 1: le Liban comme métaphore

Le Liban comme métaphore1

Ecrit par Nafiss Mesnaoui

La poésie libanaise est une métaphore pour dire le Liban. Par quels mots, par quelles

métaphores les poètes libanais disent-ils le Liban ? Le Liban est exprimé par diverses images

en fait, dont nous relatons que certaines, il est terre d’amour mystique hautement vécu autant

que terre d’espérance. L’expérience de l’exil y est vécue doublement pourtant, le poète est

exilé chez lui à l’intérieur, cependant il part pour quitter son pays natal, sort à l’extérieur afin

de mieux se retrouver, mieux se construire, il s’exile alors dans la langue avant tout. Ce Liban

reste le pays de cèdre, qui dit cèdre, dit emblème du Liban, son symbole, son identité, sa

respiration, dit vie et mouvement, esprit et matière, dit éternité.

Comment alors est connoté ce Liban ?

1. Les métaphores du Liban

1.1. L’amour

1.1.1. Un amour mystique

Le Liban est d’abord une métaphore de l’amour, un amour national, identitaire,

patriotique et civique. De tous les poètes, c’est Ounsi El Haje qui adopte cette métaphore et se

l’approprie pour lui. L’amour mystique devient une caractéristique de son écriture tout au

long de son recueil. Le poète en entretient un rapport mystique avec son pays, il est un faiseur

et donneur d’amour. Il entreprend la défense de son Liban à lui qu’il perçoit et aime à travers

les pupilles de ses propres yeux. Les fragments étudiés sont tirés de son recueil le Banquet

publié en 1994. Le fragment ci-dessus fournit une explication aux prétextes de la jalousie dont

1L’intitulé de ce chapitre est inspiré d’un intitulé de livre d’entretiens avec le poète palestinien Mahmoud

Darwich.

Page 2: le Liban comme métaphore

elle est victime sa patrie. L’amour d’Ounsi pour le Liban est une réponse-réflexe à cette haine,

cette jalousie, un affrontement vis-à-vis d’elle. Il construit alors son fragment sur le paradoxe

sémantique de la phrase et de l’image. Le poète, bec et ongles, défend son pays :

« Ils ont haï une nation parce qu’elle souriait

Alors elle s’est mise à rire

Ils l’ont tuée parce qu’elle riait

Alors elle s’est mise à danser.

Ils l’ont déchirée parce qu’elle dansait.

Ses yeux alors se mirent à regorger de promesses et ses fenêtres rayonnèrent.

Ils ont séparé sa main droite de sa main gauche

Parce que ses mains sont le cœur du monde.

Se taire est pire que parler et parler est pire que se taire. Mais viens, installons-nous

entre les pires, là-bas à l’horizon du regard et sous les étoiles du désir. Quant à

l’automne, c’est une porte hermétique et derrière, le printemps de l’illusion diaphane.

»2

Ounsi se fonde dans l’amour de son pays. Attaché à lui, il prend ses marques, s’unit à

lui par la magie et le pouvoir du verbe. Il est habité par le Liban. Il le possède par le pronom

« mon », il est son Liban possédé par lui. Développant un sentiment de tendresse envers lui,

son amour passionné est de genre patriotique, un amour fusionnel dont il vise à obtenir la

réciprocité. L'amour n'est autre chose que la joie, accompagnée de l'idée d'une cause

extérieure, celui qui aime s'efforce nécessairement de se rendre présent et de conserver la

chose qu'il aime. L’aimé c’est cette part d’inexprimable qu’est le Liban. :

« Si la rencontre est miracle, la tristesse l’est aussi. N’est-ce pas étrange que je

m’attriste encore, mon Liban ? Je n’avais pas imaginé, après l’incendie de Dieu, que je

ne nourrirais autrement que de la haine. Or, je suis toujours comme la mer

dépendante de la Lune, la Lune dépendante du soleil, le Soleil dépendant de la nuit et

la nuit dépendante du message de tes yeux.»3

Le poète mêle sa bien-aimée au Liban, elle est partie intégrante de ce Liban. Au plan

grammatical, le morceau commence par le pronom « je. » La rencontre du sujet « je » et

l’objet « te » est ce rapprochement entre le poète et le sujet aimé. La situation d’interlocution

est marquée entre le « je » et le « tu. » Le partage pronominal du Liban fait du « je » un « te »

2 Ounsi El Hage, Eternité volante, anthologie poétique établie et présentée par Abdulkader El Janabi, p. 121. 3 Ibid., p. 121.

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au travers un rapport intersubjectif du locuteur et de l’allocutaire. Les adjectifs possessifs

donnent le rythme par leurs effets d’échos graphiques ou phonétiques créant un cadre

rythmique syntaxique. La profondeur du Liban est sondée par le jeu de ses pronoms :

« < Je te mêle au Liban parce que tu es son lait et son miel. Entre toi et lui la relation

du thym au vent. Entre toi et lui il y a mon lit, les paroles de mon lit et les chansons de

l’ultime beauté. Je te connaissais, qui peut maintenant me dire qui tu es ?

Je vis dans notre mémoire future comme vit la pierre sous l’eau.

Un monde où je voudrais vivre et qu’on ne me laisse pas atteindre. Un monde où je

voudrais vivre et qu’on ne me laisse pas atteindre. Un monde où l’on nage dans le

magnétisme des passions. Monde d’envoûteurs envoûtés. Je hais tout ce qui n’est pas

lui. Et lorsque tu me fais signe avant de dormir, je sais alors que nous nous

réveillerons seulement pour vivre l’enivrement de notre extase.

Le déchirement du massacre disparaît en ta présence et ma douleur devant l’assassiné

se métamorphose par toi en résurrection. O bord de mon abîme, ma tentation et ma

victime, je jure qu’il n’y a d’apparition que dans tes yeux, de tempête que sur ton

front, de repos que sur ton front, je jure qu’il n’y a pas de vie, sauf mourir en toi, pas

de paix hors de ton désir, pas d’avenir que sur le flux de tes cheveux, couronne du

monde, bord de mon abîme !

Je jure que tu ne dormis que dans mon rêve

Que tu ne te réveillas que dans mon rêve. »4

Le poète cherche une proximité avec l’objet de son amour. Amant vigoureux, son

amour s’avère un dérèglement des choses et des sens, une transe, une possession, utilisant de

longues phrases comme si dans leur longueur, elles ne pouvaient contenir toutes les affections

du poète. L’amour du pays est prolongé dans l’amour de la bien-aimée :

« Je veux que tu me donnes ce qui n’est pas à moi, car c’est ce qui m’appartient. Je

veux que nous descendions l’un dans l’autre comme le miracle dans le corps, comme

le destin dans l’instant, comme la main de Dieu dans le néant. Je veux que nous

parvenions par l’échange de nos poursuites là où finit notre fuite, ainsi il n’y aura plus

entre nous que la magie d’un exil permanant nous attirant à perpétuité.

4 Ibid., p. 121.

Page 4: le Liban comme métaphore

Je me suis engagé, depuis le commencement, sur le bon chemin : ton amour, et alors la

nuit de la Terre peut tourner autour de nous. J’ai toujours connu ma mission : ouvrir

le rideau de l’amour et le fermer, voir dans ce blanc et dans ce noir, le bleu du ciel du

cœur, l’empressement de Dieu, la force recouvrant en plein son inconscience ivre,

scintillante comme un étoile sortie de la grotte des siècles. »5

La bien-aimée devient un substitut du Liban. Ounsi joue sur maints niveaux d’amour,

du coup, au sein de son écriture :

« Ton regard est pour moi la main qui me fait descendre dans mon âme, dépassant ce

seuil difficile.»6

Si le poète évoque le Liban dans ce morceau c’est pour l’allier au « matin », au

commencement, à l’espoir de l’amour qui s’oblige à se confronter à la « rancune » :

« Le matin pénètre chez nous tout étonné. Il n’avait pas pensé qu’il trouverait la

passion transformée en un temple pour la rancune.

Nous recouvrons le matin d’un voile de la soie du Liban. Nous lui murmurons à

l’oreille des mots qu’il ignorait. »7

L’amour est une qualité orientale, libanaise. Quelques poètes arabes modernes sont des

poètes d’amour. Rien que Nizar Kabbani, poète syrien de la région, rien que lui a écrit plus

d’une vingtaine de recueils célébrant la femme, il est dit « poète de la femme », jamais un

nouveau poète arabe n’a psalmodié la femme comme lui, ces poèmes d’amour sonnent partout

chez la jeunesse du monde arabe et beaucoup d’eux ont inspiré musiciens, compositeurs et

chanteurs. Cet amour qui se présente comme une haute sensation, une élévation mystique. Il

se démarque dans le style particulier d’Ounsi, c’est que le poète en a vécu de tout ces sens

particulièrement, distinctement de manière qu’il marque son originalité dans l’amour.

Mais il n’est pas le premier poète d’amour de son époque, il le traverse seulement, en

lui consacrant juste quelques poèmes. Cet amour prend-il sans doute source dans le

christianisme gnostique d’Ounsi, en rapport étroit avec l’amour dans la Bible. Le Dieu

biblique se présente comme un dieu d’amour qui a communiqué son amour aux hommes,

ceux-ci doivent en retour s’aimer les uns les autres. L’amour ne demeura-t-il pas parce que

dans la vie éternelle tout sera amour et tout se fera dans l’amour ? La première lettre de

l’apôtre Paul aux Corinthiens met l’accent sur cette qualité. Si l’homme n’a pas d’amour, il

n’est rien de plus qu’un métal qui résonne. Qui aime est patient et bon, ne se réjouit pas du

mal, il se réjouit de la vérité. L’amour est éternel, divin, perfection.

5 Ibid., p. 123. 6 Ibid., p. 123. 7 Ibid., p. 124.

Page 5: le Liban comme métaphore

Saint-Jean écrit dans sa première lettre évangélique, celui qui n’aime pas est encore

sous le joug de la mort. L’amour vient du Seigneur. Quiconque aime est enfant de Dieu et

connaît Dieu. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu. L’amour consiste en ceci : c’est Dieu

qui nous a aimé le premier.

Il est lui le Liban, il grandit avec lui, Ounsi, ou s’abaisse avec lui. Il vit un des plus

hauts degrés d’amour, celui que l’on offre pour la patrie, il le connaît bien, le Liban, reconnaît

sa valeur, son statut, son originalité, dépend de lui dans ces sentiments et affections. Pour

Ounsi, le Liban est sacré, adoré, saint, vénéré, partie grande de soi que l’on ne peut détacher

de soi, il arrose son Liban par l’amour. Rien par contre n’est sacré pour les nihilistes, la joie

réside dans l’acte de créer, de désaimer. Désaimer, c’est désacraliser, en créant. Ounsi se situe

loin de ces poètes arabes qui ne sont guère nationalistes.

« L’amour est fleur de compassion

Le ciel toit de prison

Mais rien ne m’étouffe

Car ma chambre est sans murs

Et suspendue entre ciel et terre. »8

Si son amour est mystique, c’est qu’il adhère lui aussi à son gré à la doctrine du

mysticisme comme d’autres poètes du Liban ou du monde arabe. Le poète mène une stratégie

mystique au long du recueil. Abdulkader El Janabi qui établit et présente une anthologie

poétique en français d’El Hage montre, en fait, dans sa présentation intitulée « Un oiseau

migrateur derrière la porte », que tournant le dos à la rhétorique qui caractérise inlassablement

la littérature arabe, Ounsi livre la langue à de nouvelles d’expérimentation, les plus possibles.

il démolit la phrase sur le plan syntaxique tout en levant le voile de l’éloquence laquelle

dissimule la vérité de l’oppression :

« La poésie de ce gnostique chrétien, dont la prose riche et intense est un site

d’illumination, s’offre en dernier lieu comme le vécu problématique de l’altérité dans

la culture musulmane dominante. Elle conjugue l’équivoque entre Je et l’autre. Le

blasphème et la dévotion, l’harmonie et le déchirement, l’érotisme et la mort, et

rumine ce qu’elle a dans la panse de l’abîme. Sa violence et dans sa fragilité. Chaque

mot et terre puis ombilic. Le verbe, ici, se transforme en énigme, fleur offerte à toutes

les brises. »9

8 Ibid., p. 115. 9 Ibid., p. 11.

Page 6: le Liban comme métaphore

1.1.2. L’espérance

Stétié prend le plaisir de partager cet amour du pays avec le poète arabophone. Il

déclare lui aussi qu’il est épris du Liban, à sa façon pour des raisons subjectives. Le Liban

n’est pas de ces patries arides d’amour, d’amabilité et de chaleurs humaines, il est un pays qui

donne à son citoyen et de retour le poète fête cet amour :

« J’aimais le Liban pour tout ce qu’il m’avait donné spontanément, et déjà rien qu’au

niveau de son paysage, de vigueur et d’intensité poétiques ; je l’aimais pour son sens,

voire son instinct des nuances religieuses ou, pour mieux dire (car le religieux n’est pas

mon fort), plus généralement spirituelles ; je l’aimais pour la préférence qu’il voulait à

la portée de l’humain face aux idéologies dévoreuses qui se partageaient la région et

une bonne partie du monde. »10

Stétié ouvre son introduction à sa première traduction du Prophète de Gibran par une

idée qui donne sens à cet amour. Le Liban est un pays nécessaire à la naissance d’un poète car

il est pays de spiritualité, de brassage et de rencontre :

« Gibran du Liban. Aurait-il pu naître ailleurs ? C’est peu probable. Il fallait à ce poète,

qui est un sage, une terre pétrie de spiritualité(s) pour qu’il parlât. »11

A l’image exacte de son pays est le poète, trait pour trait, un phœnix qui meurt

consumé sous l'effet de sa propre chaleur pour enfin renaître de ses cendres, symbolisant la

résurrection dans le cycle des renaissances, le long de cette côte de légendes, la Phénicie, de

ce « Liban-synthèse », endroit d’un « laboratoire » inachevé, lieu du doute et du dialogue. Un

Liban occidental et oriental par juxtaposition. Giovanni Doloti note que Rimbaud l’appelle

aussi un « Liban de rêve. »12

Cet amour se change en inquiétude dans le vertige de la guerre pour Stétié :

« Voici donc que tu n’es plus, pauvre Liban, chanté par la fiancée du Cantique. Voici

donc, pauvre Liban, mon pays, que tes amis, pour ne pas sembler te pleurer, se

recueillent à ton chevet, et prient. Voici planer sur toi, dans l’émiettement provoqué de

tout ce que tu fus, l’heure des ténèbres. L’heure des ténèbres aura donc sonné pour toi,

pauvre Liban, pour toi dont le nom signifie montagne de Lait, Eclatante blancheur.

Voici donc, Liban que ton lait a tourné et que la blancheur s’est ternie. Et les oiseaux

10 Europe, « C’est au miroir de la poésie qu’une langue se prouve », entretien de Stéphane Barsacq avec Salah

Stétié, n° 967-968, p. 163. 11 Giovanni Doloti cite Stétié, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 46. 12 Ibid., p. 30.

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de Dieu eux-mêmes, qui aimaient la limpidité égale de ton ciel pour qui peut-être fut

crée le mot azur. »13

Giovanni Doloti cependant montre que Stétié n’abandonne jamais l’espérance qui

s’avère une nécessité. Il a sans cesse su que son pays se sauverait. Des cendres du Liban renaît

la poésie par vocation essentielle. La sienne en est une preuve patente et c’est cela le rôle de

l’humain, du poète.

1.2. Le feu

1.2.1. La flamme

De quelle flamme brûle le poète ? De quel feu se consume-t-il ?

Pierre Brunel remarque dans la préface d’En un Lieu de brûlure intitulée « Salah

Stétié sur sa vie » que la métaphore du feu est fort bien développée chez le poète. Dominique

de Villepin, l’ami, rappelait, dans le numéro spécial Nunc consacré en mars 2008 à Salah

Stétié, cette confidence que lui avait faite l’ancien ambassadeur du Liban. Il n’était pas

l’ambassadeur d’un pays, il était l’ambassadeur d’un incendie plutôt. L’ambassadeur du feu

qui embrasa ce pays au cours de longues années de guerres civile ou régionale et qui de nos

jours n’est pas éteint. Le feu est un créateur de cohérence.

Le poète parlant de lui-même : « le représentant officiel d’un petit pays qui partait en

flammes : le Liban. »14

Fiançailles de la fraîcheur en 2002, est un recueil de « fraicheur », il

fallait garder le cœur et la tête froide. La poésie agit à « contre-brûlure » selon l’expression de

Pierre Brunel. Le lieu de brûleur n’est pas seulement le Liban mais le monde, le cosmos, la

vie en général. Ce recueil est un antidote au feu, le remède, une ordonnance que prescrit le

poète pour lui-même. Il enterre le feu, convoite l’eau, une eau restauratrice : « Enterrer le feu,

c’est rêver d’eau. »15

Mais voilà le feu qui peut rejaillir à chaque moment, inextinguible reflétant le pays et

ses brûlures conduisant cependant à la limpidité, à l’éclat. Le feu est le Liban, dans deux

recueils de poésie de Stétié Fièvre et guérison de l’Icône, et L’Autre côté brûlé du très pur

bien avant. Dans la première édition de ses œuvres complètes surgit cette métaphore. Le poète

13 Giovanni Doloti cite Stétié, Ibid., p. 49. 14 Salah Stétié, La Nuit de substance, p. 57. 15 Salah Stétié, Signes et singes, p. 20.

Page 8: le Liban comme métaphore

choisit d’intituler délibérément ses œuvres complètes édités chez Robert Laffont En un Lieu

de brûlure en vue de mettre ses écrits dans le contexte du feu, de la brûlure.

Son feu est un feu qui émane du corps, un feu sexualisé, dans ce frottement entre mots

et sons :

« Ah ! nous soit feu la cruche de ce corps

A quoi nous buvons par douleur et patience

Sous les milliers d’astres de l’âge allégé

Où nous allons soumis aux arches vives

Tout ce nuage »16

Une impression de brûlure traverse les pages du recueil. Ce qui germine brûle. Un

champ sémantique qui se rapporte au feu traverse le recueil jusqu’à la fin… feu est non-fin.

Cette métaphore du feu qu’il reconstruit et déconstruit maintes fois…. Un feu souvent coloré

de toutes les couleurs, feu vital invisible tantôt… tantôt il est feu externe mécanique…

Chaque objet a son feu. Par une sensation de soulerie, le poète y mêle le nu et le corps… En

ce fragment justement, beaucoup de sentiments y sont mêlés… il est tableau de juxtaposition.

Au plan rythmique, dans le poème suivant, Stétié met le mot « brûle » deux fois à la

rime puis le mot « feu », contrastant avec le mot « neige » placé pareillement deux fois à la

rime. Le principe de contradiction poétique, deux mots de sens contraires à la rime, souligne

la ponctuation sonore du vers et fait la soudure entre les deux propositions du fragment, le

sizain et le quintile. Le vers devient un moyen d’interroger l’inconnu selon Claudel. Stétié

désobéit aux règles classiques, son vers est libre comme sa rime :

« Il y a contre mon cœur un enfant qui un peu brûle

Comme un enfant de neige

Sa nature est de neige et sa larme me brûle

Où se défait la neige

Il y a face à l’esprit une larme de neige

Et sa lumière et larme

Lampe de neige et larme de matinées

Et précieux lit du jour

Où flambe imaginairement le feu

de cette femme éblouie qui brûle vive

au nom de tous à l’avancée »17

16 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 11.

Page 9: le Liban comme métaphore

Nouveau Prométhée, Stétié allume une flamme qui réchauffe et réconforte. La flamme

serpente, feu idéalisé et pureté. Stétié apostrophe la flamme. Mode de feu, le poète s’offre à la

flamme en signe de fusion avec la lumière initiale du monde. On enflamme quand on aime.

« L’amour n’est qu’un feu à transmettre. Le feu n’est qu’un amour à surprendre. »18

Le poète

s’évade des autres formes :

« Ô flamme de tout le monde ô décisive

Où nous allons entrer par visage

Et toute clé infiniment brûlante

En notre main de givre ou bien de songe

Ici dans un linge très pur qui tien le feu

Comme un présent absent d’écriture

Attendant près du nid farouche une colombe

Et le secret de son amour en sang »19

Pourquoi le feu ?

Agréable, familier, en tant que substance, il est parmi les plus valorisés. Ce que recèle

le feu a le germe de la vie, il est un élément qui agit au centre de chaque chose. Il réchauffe et

réconforte. Tout ce qui change vite s’explique par le feu. Avec le feu, tout change. C’est un

dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais, il peut se contredire : pour Bachelard, il est donc un

des principes d’explication universelle :

« Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il

vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour.

Il redescend dans la matière et se cache, latent, contenu comme la haine et la

vengeance. Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir les

deux valorisations contraire : le bien et le mal. »20

La poésie, c’est La Saison passé en enfer, une expiation de la douleur, une purification

naturelle, divine plus qu’elle est plaisir parfois selon le cas. Le poète, à l’instar de Rimbaud,

est voyant par l’éclat de ses yeux pétillants, brillants, pénétrants et par la luminosité et l’éclat

de son âme. Ce qu’appelle Gibran, dans son livre semi-prophétique semi-religieux Le

Prophète : regarder par intuition. Le poète aperçoit les choses par le troisième œil, un œil

interne, symbolique.

17 Ibid., p. 26. 18 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, p. 53. 19 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 35. 20 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, p. 23.

Page 10: le Liban comme métaphore

Stétié écrit : « Poésie : l’inaperçu devenant l’invisible. »21

Le feu est libérateur du

même titre qu’il illumine : « La poésie est l’incendie des aspects. »22

Stétié écrit dans « Ur en

poésie », « se faire de mots un feu. »23

Le mouvement de toute poésie, c’est dire de toute vie,

est vers le feu.

Dieu, qui a crée l’homme à son image, est feu dans la Bible. Le feu est le signe de la

présence de Dieu, sa théophanie. A la rencontre avec Moïse, la montagne de Sinaï était toute

fumante parce que le dieu est descendu dans le feu. Le Liban est le dieu vénéré de Stétié, son

feu.

Il y a dans l’économie de la phrase chez Stétié une explication, il cherche à éviter la

brûlure de ce feu.

Doloti remarque combien de fois Salah Stétié a-t-il surnommé l’expérience poétique

« l’incendie des aspects. »

La poésie caresse ce qui reste après la brûlure, ce qui la justifie. Ce qui reste après le

passage démolisseur du feu c’est le cœur sanctifié. La poésie éclot de la cendre, elle est

séquelle de la combustion. Le poème illumine, embrase la matière noire du cosmos, par les

étincelles du feu il compense le chaos originel. La poésie comme le feu est de substance

nocturne. La poésie est cet éclair dans le moment, elle est éclat et illumination, elle se

substantifie d’espérance. Libérateur, le feu est manifestation de l’Esprit par l’effusion de ses

signes.

1.2.2. La « cécité » poétique

Par excès de lumière et de feu, la poésie est un métier aveugle, l’aveugle est un voyant

qui ne voit pas. Dans le Talmud le non-voyant voit mieux. Chez Stétié la cécité est liée à

l’acte poétique, si le poète est aveugle, la poésie est lampe :

« Debout entre les yeux et leurs prunelles

Sont les limpides morts »24

Qui ose dire que la poésie est toujours lumière ? Son chemin peut s’avérer obscur, son

action peut s’accomplir dans l’obscurité, les ténèbres. « Le noir de l’œil », c’est ce qui

empêche de voir, de capter l’apparent. Le poète lui, va vers le sens caché, secret,

21 Salah Stétié, Signes et singes, p. 18. 22 Ibid., p. 19. 23 Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Ur en poésie », p. 339. 24 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 34.

Page 11: le Liban comme métaphore

impénétrable. Comme le souligne Caroline Fourgeaud-Laville, l’acte poétique chez Salah

Stétié est lié profondément à la « cécité » :

« il n’y a pas d’amour, enfant, le noir de l’œil

Est comme un puits déserté par les colombes

qui brille de l’éclat parti des combes »25

L’absence de lumière s’avère aussi lumière. Dans l’obscurité la poésie attend la lampe,

crée l’étincelle, l’éclat, la lumière :

« De ce côté du jour sa cécité

Rompue de roses fraîches. »26

La poésie cristallise la mémoire : elle la rend claire comme le feu. L’énergie poétique

émane d’un feu intérieur. La poésie alors brûle comme le feu.

« Et l’on apportera le feu du linge

Que le feu va reprendre, disparus

Le feu, le linge, et seulement l’esprit

Est une épée avec le sang d’une colombe

Comme est l’éclat de l’arbre, la colombe

Elle aussi dans la disparition disparue »27

La poésie de Stétié est elliptique, essentielle et purificatrice. L’acte poétique peut

s’avérer immolation. Giovanni Doloti cite Stétié : « Le mouvement de la poésie, c’est dire de

toute vie, est vers ce feu. »28

La poésie est captage de la lumière. Ce texte distinctement écrit

en italique en fournit l’exemple, la terre s’apparente à la lumière. Dans l’obscurité, la poésie

attend la lampe. Le travail du poète se présente alors dur, impossible, vulnérable, son métier

n’est pas n’importe lequel :

« Dure lampe ici fichée, ici, lumière. Qui, lampe et lumière, qui de l’une – outil de l’autre ? La

terre est vierge et, terre, elle s’interrompt. Dure lampe soudain fichée dans la mer…

L’écume (si elle se retire)… La terre (- si elle se retire)… La terre (- si elle se retire) … la nuit,

la jeune nuit – terre, écume, parole. Guerrière à la recherche d’une guerre, tout clair fil enfin à

sa portée. Une lampe, n’ayant jamais éclairé, éclaire.

25 Salah Stétié, Fièvre et guérison de l’icône, p. 81. 26 Salah Stétié, L’Autre côté brûlé du très pur, p. 33. 27 Ibid., p. 33. 28 Salah Stétié, Giovanni Doloti, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 89.

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Sein, la lampe le regardant : dure lampe. Ambiguë chantante écume, en extinction, joliesse,

Lampe, ô vulnérable, ô noir outil, aidant la lumière incréée à s’endormir-dormir dans les

origines de la mort. »29

Tout poète joue, jongle avec le feu, consomme le feu, se consume dans le feu, le

métier du poète étant à haute brûlure.

2. L’exil

Ce sous-chapitre comme le suivant est une reprise des métaphores du Liban entamée

au précédent.

2.1. L’exil vécu de l’intérieur

2.1.1. L’étrangeté

Le poème de Joumana Haddad est de onze strophes variant de vers, il se présente

comme une vocation de la figure de l’étranger. Il est un sentiment pas un fait, traduit par

Abdulkader El Janabi et publié dans une anthologie féminine avec la version originale à côté,

intitulé : « Ton pays, cette nuit brûlante », mais son contenu suggère le contraire. La poétesse

est étrangère à son propre pays. Elle destine le poème à l’étrangère qu’elle est, et par là à toute

étrangère. Le poème ne peut pas être saisi en dehors du contexte de l’écriture féminine et la

cause féminine, Joumana en fait, se sent étrangère par rapport à son statut de femme arabe et à

sa condition humaine de femme arabe. S’exprime alors vite l’écriture de la négation et du

refus, une anti-écriture ; la poétesse veut surprendre, bouleverser, bousculer, secouer les idées

superficielles, mortes qui sont devenues des clichés, dire non. Un rôle toujours noble de la

bonne et de la vraie poésie.

Elle l’exprime par un jeu sonore des mots, le calembour : « l’étrangère » est

« étrange. » En colère, Joumana n’est pas contente de sa situation, de sa vie. Mené d’une

malice d’emboîtement, le poème se propose comme une question qui en suscite d’autres. Les

phrases autant interrogatives qu’exclamatives fournissent au poème une tonalité lyrique et

intensifient l’étrangement inquiétant, Joumana est hors le vécu, hors le moi, le « tu-ton »

anonyme remplace le « je-mon » plausible, la poétesse à l’incipit n’apostrophe que sa propre

29 Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Ur en poésie », p. 322.

Page 13: le Liban comme métaphore

personne, vivant un dédoublement, elle le vit de surcroît sur « une terre étroite », qui est

cependant vaste « que le torse de l’amant. » Se confrontant à l’angoisse des choses refoulées

qui retournent, à l’étrangement inquiétant, dans ce poème, il est question d’« âme », dont les

tristesses forgent son « or », la sienne, la poétesse entreprend un vagabondage sidéral dans la

« nuit. » C’est la toute puissance du moi qui chante sa gloire quand « la chaire » rassasie à

satiété « son désir. » Son « pays » n’a pas de « nom » car il dépoétise en marchandisant la

haine.

Contrairement à ce qu’on le pense, la poétesse n’est pas « rebelle » mais une douce

victime, elle n’est pas « révolte » mais « égarement. » Exténuée, souffrante, elle se fonde dans

le néant de l’absence à la fin tombant ses masques - un nirvana poétique où elle s’efface

relativement - auprès d’elle-même, du lecteur et du monde, c’est sa réussite car si elle parvient

à s’échapper du poème, elle s’échappe à la douleur du désir de l’engendrer et du double désir

d’exister par lui avant tout, l’objectif est conquis :

« Qui es-tu ô étrangère ?

Tes masques qui effacent les traits des tourments

Sont fenêtre aveugle

Tu voles le sommeil

Par l’avidité des coureurs à l’éclair.

De la luxure de tes rêves, les frissons émergent

Tu es vouée à l’enfer de la chair

Et sur le vase, ta fêlure s’ouvre

Comment ta solitude peut-elle reposer

Au fond du cœur

Malgré des journées grouillantes de noms ?

Comment ta tristesse peut-elle revêtir les paupières

Et tes soirées abyssales

Arracher le visage du gouffre ?

Qui es-tu ô souvenir étrange au toucher

Racine étrangère à la fuite ?

Ô toi relâchement aussi obscur

Que la densité du nuage

Effacement semblable à l’essence !

Un arbre ne t’a mûrie Tes portes closes sont étanches

Mais tu es tendre comme un plaisir qui s’ouvre

Page 14: le Liban comme métaphore

Tu sors du jardin de la vie

Pour te protéger de tes ombres.

Préférant vagabonder parmi les étoiles

Et là tu répands ton eau pour pécher

Ta tête profondément.

Les tristesses, ô étrangère, ne sont ni ta source

Ni l’estuaire

Elles sont plutôt le voyage qui fait l’or de l’âme.

Dis comment ton imaginaire garde-t-il l’Essence ?

Comment à l’aube tes désirs se cicatrisent-ils

Et enflamment-ils ta soif à te dénuder ?

Comment chaque lever du soleil peut-il avoir

Son couteau ? Ô étrangère !

Comment oses-tu ?

Ton ciel qui demeure haut

Adoucit l’ennui

Le baigne d’un goût obscur

Tel l’horizon vaincu.

Tu te perds dans la nuit

Et dans les lieux de passage

Quant à ton ombre,

Elle recherche tes mains multiples

Et avec toi oscille l’arc de la volupté.

Tu es étrangère et tu le sais

Tu te brise sur ton ombre et sur quelques mur

Puis tu attends l’accomplissement du voyage.

Où appuies-tu donc ton étoile

Lorsque les ténèbres te touchent

Où brilles-tu ô astre étrange ?

Page 15: le Liban comme métaphore

Ton pays est cette nuit brûlante

Nul soleil n’est là pour l’étreindre

Au bord de la présence dansent les branches ivres

Chaque fois qu’une main s’apprête à partir.

Ô étrangère ! ton pays n’a pas de nom,

Et pas de fin non plus

Ton âme repousse plus loin l’instant de l’arrivée

Chaque fois qu’il approche.

Ta chair avide se rassasie à son désir

Comme un désert qui s’extasie de son sable assoiffé

Etroite est la terre étroite, mais elle est plus vaste

Que le torse de l’amant

Et pour que pleuve la lune,

Une goutte de nudité suffit.

Comme tu es étrange, ô étrangère !

Ta solitude légère, tu la portes

Comme un sein qui n’a pas franchi

Le seuil de l’imaginaire.

Ta pâleur te garde ô étrangère en désordre

Les visages clos t’attendent dans l’ombre

Ton humeur jonche le sentier secret

Et ton âme dans la nuit

Pleure l’accomplissement de son délire.

Ô étrangère, mon âme, qui es-tu ?

On te prend pour la rebelle

Mais tu n’es que lubricité qui se transperce

Et ce qu’on prend pour révolte

N’est que vertige d’égarement.

Page 16: le Liban comme métaphore

Les masques, ô mon étrangère, débordent à tel point

Que mon visage s’efface. »30

Il y a une conscience différente de la perception patriotique chez les poètes libanais :

Joumana ne se sent nullement libanaise, elle par contre qui est née à Beyrouth au Liban. Ses

idées illustrent sa poésie souvent. Le sentiment patriotique l’exaspère, elle appartient aux gens

qu’elle aime et aux situations qu’elle vit. Ses racines sont affectives, intellectuelles, et elle en

découvre chaque jour davantage de nouvelles ; ce n’est uniquement que le hasard qui l’a fait

naître libanaise et chrétienne, explique-t-elle à l’occasion d’un entretien qu’elle donne au

Nouvel Observateur. Elle est ainsi de ces poètes qui appartiennent à des concepts et non à un

drapeau.

Son mode de vie est nomade, cependant la poète revient de son exil pour hériter la

femme qu’elle a enfantée :

« L’errance est ma boussole et l’exil ma demeure

Aucun facteur ne sonne à ma porte

Aucune maison ne mène à ma fenêtre

Et aucune fenêtre sinon l’illusion d’une fenêtre »31

2.2.2. Un passage

Le poète réfléchi sur son exil un petit moment de « Quête », il tente de récupérer sa

partie déchirée, son sentiment est accentué par une perte spirituelle, un abandon de la foi, un

manque de la grâce, celle qui vient d’en haut, du ciel :

« Au fond de quel dieu

Suis-je exilé ?

Sans cesse je sacrifie l’effigie

Qui ne porte plus mon nom

Je suis déchu en moi et vertigineusement

Expulsé de la nuptiale violence.

Je trébuche sur mon souvenir le tien

Partout où je vais.

Où es-tu que je ne sache te rejoindre ?

30 Abdulkader El Janabi, Le Verbe dévoilé, Petite anthologie arabe au féminin, pp. 61-67. 31 Joumana Haddad, Le Retour de Lilith, p. 37.

Page 17: le Liban comme métaphore

Où es-tu sinon en ma chair renversée

Car nous sommes le viol qui s’ignore

Et l’accouplement qui ne s’épuise jamais. »32

Seule l’écriture est antidote pour Sobhi Habchi, guérit contre le sentiment de

l’étrangeté, une contestation de la haine et de la tyrannie :

« Exil,

poussière,

ombre,

j’écris,

j’écris

pour remplir un âge sans astre. »33

Adonis s’explique dans La Prière et l’épée : à partir du moment où l’homme prend

conscience de sa différence, car l’exil réclame une prise de conscience, il se sent étranger chez

lui, c’est-à-dire qu’il n’est satisfait ni du climat familial, ni de son travail, ni de ses conditions

de vie. Il se sent marginal. Ensuite, sa conscience se développe et là, il saisit qu’il est étranger

au sein du milieu culturel qui l’entoure, étranger dans son propre pays. Adonis rajoute au

Regard d’Orphée, l’exil ne s’impose pas à l’homme de l’extérieur, il est « un mouvement

interne au sens où l’exil est naturel. L’homme naît exilé. »34

A ce moment, l’exil finit d’être

réduit à une acception politique.

En outre, celui qui crée est toujours en exil. Pour cette raison ceux qui créent ne se

sentent pas l’exil. Il est en eux.

Nous recueillons deux extraits illustratifs. De « Toucher la lumière » :

« La parole est demeure dans l’exil

chemin dans la patrie. »35

Puis un aphorisme d’une série de ce genre « Au sein d’un alphabet second » :

« Il est sorti dans sa solitude, il est entré dans l’exil. »36

2.2. L’exil hors du Liban

2.2.1. Partir

32Jad Hatem, Enigme et Chant, p. 29. 33Sobhi Habchi, Age de guerre et autres thrènes suivi de Mourir à la place de Dieu, p. 178. 34 Adonis, Le Regard d’Orphée, conversations avec Houria Abdelouahed, p. 91. 35Adonis, Toucher la lumière, tr. Anne Wade Minkowski, p. 77. 36 Ibid., p. 45.

Page 18: le Liban comme métaphore

Makhlouf brode, amplifie une métaphore du migrant, d’abord dans Mirages ensuite

dans Lettres à deux sœurs.

Dans tout le passage à tonalité lyrique, plaintive, Makhlouf analyse poétiquement les

causes du départ sans négliger les horizons. Il conclut, par conséquent, la perte et

l’effacement du partant :

« On part pour s'éloigner du lieu qui nous a vu naître et voir l'autre versant du matin.

On part à la recherche de nos naissances improbables. Pour compléter nos alphabets.

Pour charger l'adieu de promesses. Pour aller aussi loin que l'horizon, déchirant nos

destins, éparpillant leurs pages avant de tomber - quelquefois - sur notre propre

histoire dans d'autres livres.

On part vers des destinées inconnues. Pour dire à ceux que nous avons croisés que

nous reviendrons vers eux et que referons connaissance. On part pour apprendre la

langue des arbres qui, eux, ne partent guère. Pour lustrer le tintement des cloches dans

les vallées saintes. A la recherche de dieux plus miséricordieux. Pour retirer aux

étrangers le masque de l'exil. Pour confier aux passants que nous sommes, nous aussi,

des passants, et que notre séjour est éphémère dans la mémoire et dans l'oubli. Loin

des mères qui allument les cierges et réduisent la couche du temps à chaque fois

qu'elles lèvent les mains vers le ciel.

On part pour ne point voir vieillir nos parents. On part dans la distraction de vies

gaspillées d'avance. On part pour annoncer à ceux que nous aimons que nous aimons

toujours, que notre émerveillement est plus fort que la distance et que les exils sont

aussi doux et frais que les patries. On part pour que, de retour chez nous un jour, nous

nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout où nous

sommes.

On part pour abolir la nuance entre air et air, eau et eau, ciel et enfer. Nous riant du

temps, nous contemplons désormais l'immensité. Devant nous, comme des enfants

dissipés, les vagues sautillent pendant que la mer file va entre deux bateaux. L'un en

partance, l'autre en papier dans la main d'un petit.

Page 19: le Liban comme métaphore

On part comme un clown qui s'en va de village en village, emmenant ses animaux qui

donnent aux enfants leur première leçon d'ennui. On part pour tromper la mort, la

laissant nous poursuivre de lieu en lieu. Et on continuera de faire ainsi jusqu'à nous

perdre, jusqu'à ne plus nous retrouver nous-mêmes là où nous allons, afin que jamais

personne ne nous retrouve. »37

Hanté par le même sujet, la même énigme, la métaphore est reprise à l’occasion d’un

autre recueil de poésie d’Issa Makhlouf et devient propre à l’imaginaire poétique du poète. Le

poète semble continuer la besogne de l’image qu’il a entamée dans le recueil antécédent,

publié il y a quatre ans déjà, ou répondre à celle-ci. Le mode du verbe employé, au début et à

la fin du passage, est le présent de l’indicatif à valeur gnomique – atemporelle - indiquant une

vérité générale, une série de vérités qui s’enchaînent. Le poète décrit maintenant l’état du

départ alors qu’il tentait d’expliquer précédemment ses prétextes par une série de

comparaisons et métonymies mise à l’incipit du recueil Mirages. Issa Makhlouf complète ce

qu’il a manqué d’écrire dans « partir ». Il compare maintenant le visage qui passe à la lampe

qui s’éteint mais sa lumière persiste, entreprenant des emprunts au champ sémantique de la

nature. Les questions rhétoriques qu’il emploi ne changent pas de l’ordre des choses. Ce n’est

pas la peine d’y attendre.

Le partant nait de nouveau, éclot comme un rossignol, se transforme, se débarrasse de

la malédiction l’ayant tant hanté et handicapé, il cesse d’être ce qu’il était avant. Makhlouf

décrit l’état du partant après son départ. Celui-ci ne plie bagage, dans un désir de délivrance et

d’indépendance, qu’après avoir longtemps attendu en vain. Le partant est, maintenant, libre

comme le vent, c’est son choix, son droit de déserter le lieu où on a tant vécu. Ses emprunts

ainsi n’ont pas de trace s’effacent, marquant une sorte d’intertextualité avec un verset du chef-

d’œuvre du grand sage chinois, Lao-Tzeu La Voie et sa vertu : “qui marche bien ne laisse pas

de trace” :

« Celui qui part, laissons-le partir. Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son

cours, à contrer la pérégrination du nuage. Celui qui part, même s’il nous revient un

jour, ne reviendra plus. Car son retour se sera effectué du côté de l’absence dont il

nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis un mystère lové dans son visage.

Le visage passe, et sa beauté demeure. La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.

Celui qui part, laissons-le partir. Ne le suivons pas à la trace, ne l’appelons pas, et

n’ayons nul regret de ne pas lui avoir dit le dernier mot.

A quoi bon l’attendre, alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?

37 Issa Makhlouf, Mirages, tr. Nabil El Azan, pp. 11-12.

Page 20: le Liban comme métaphore

En dehors de l’attendre, nous n’avons plus besoin de l’autre. Nous en avons fini avec

lui comme lorsque nous refermons un livre et nous abandonnons au sommeil. Puis, à

notre réveil, nous voyons passer le temps, accompagné de nos corps poignardés mais

ne paradant pas de sang.

Celui qui part, laissons-le partir.

(<) Celui qui part, laissons-le partir et ne suivons pas ses traces. Dorénavant, ses

traces disparaîtront. Et il sera libre comme le vent. Celui qui part ne sait pas qu’il part.

Il s’engage dans la même voie qu’il part. Il s’engage dans la même voie qu’il a

empruntée pour venir.

Laissons partir celui qui veut partir. Ne voyons-nous pas qu’il est gravé en nous tel

qu’il était à la fleur de l’âge, lorsqu’il fut ?

Celui qui part, laissons-le partir en paix. »38

Le poète entreprend une mise en exergue du partant et non du départ, à travers sa

défense. Le poète est avocat du diable-partant qui s’achemine à petits pas vers des Mirages où

il sonde la nature, ses éléments, ses chants et ses énigmes… tout est pris en charge par une

prose riche et dense poétiquement qui d’emblée interpelle le lecteur avec sensitivité. Tout

l’objectif tracé est de capter ce qui fait vibrer. Le parcours réalisé donne libre court à une

méditation ample conduisant à la lumière et l’illumination pour celui qui a soif de vérité et

que seul la paix de l’expérience du voyage puisse le désaltérer. L’errance… le vagabondage se

muent en quiétude enfin.

Galceran de Saint-Picq montre à propos que nous n’avons pas affaire à des histoires,

mais plutôt à des mirages au sens premier et métaphorique du terme :

« Makhlouf développe ce thème du voyage, de l’absence, comme on file une métaphore, et il

parvient à le faire sonner, à le colorer au-delà de toute attente(<)

L’écriture de Makhlouf n’est pas une écriture facile. Il procède parfois par sauts thématiques,

métaphoriques, suivant en cela davantage les affections du poète que la chronologie ou l’ordre

du réel. Dans ces petits tableaux, ces brèves scènes, la logique qui préside est à découvrir dans

les nécessités propres au style. Le réalisme n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus fidèle au réel.

Chaque morceau fait un effort pour réinventer son propre univers, sans être oublieux de ceux

qui précèdent. L’unité profonde du recueil tient donc essentiellement à la langue pratiquée :

simple, dépouillée et n’hésitant pas à mêler l’abstrait au trivial. On se perd malgré tout souvent

au milieu de toutes ces images qui se croisent et se répondent.» 39

38 Issa Makhlouf, Lettres aux deux sœurs, tr. Abdellatif Laâbi, pp. 120-121. 39 Source : le site d’Issa Makhlouf, « Autour de Mirages », articles sur le recueil.

Page 21: le Liban comme métaphore

Nous ouvrons une parenthèse sur le sens du mot vu par Tahar Ben Jelloun. Dans

Partir, un récent roman de Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain d’expression française né en

1944 et obtenant le prix Goncourt pour La Nuit sacrée en 1987, le sujet de l’exil, de

l’émigration revient. Partir défend tout ceux qui se trouvent, bon gré mal gré, forcés à quitter

le pays. « Partir » est un verbe plus fort qu’« émigrer » ou « s’exiler » : il donne à voir le

mouvement, la détermination, laisse même imaginer le non-retour, affirme Tahar Ben Jelloun

dans une interview à propos de la sortie de son dernier roman. On part pour revenir dans de

bonnes conditions ou pour y rester.

Ben Jelloun met en scène un poète. Partir, c’est retrouver soi et la liberté perdue et

séquestrée. Nâzim Hikmet, le grand poète de la Turquie, renaît alors. Il est d’ailleurs un poète

estimé de Ben Jelloun, lui-même poète, qui a commencé sa carrière par la publication de deux

recueils de poésie, après son célèbre roman Harrouda. « Partir », verbe transitif indirect, c’est

le substantif qui revient le plus souvent dans le monologue de Moha afin d’insister sur le

désespoir de ceux qui n’ont pas envie de rester et de se confronter à une réalité si amère et si

douloureuse. Nul n’est prophète dans son pays. La voix de la contestation retentit vite dans le

monologue de Moha qui parlant tout seul dans un café affirme sa folie et sa démence. Être

sage c’est synonyme d’être fou.

Le narrateur l’évoque pour la première fois au vingt-troisième chapitre pour dire qu’un

nouveau-né s’est fait baptiser Nâzim afin de rendre hommage au poète turc. Ses parents

l’avaient appelé Nâzim en mémoire du poète turc Nâzim Hikmet. Grand de taille, brun, les

yeux clairs, arborant une épaisse moustache, il travaillait comme serveur dans un restaurant

dit oriental. Nâzim avait quitté son pays dans des conditions obscures, tantôt il disait que

c’était pour des raisons politiques, tantôt pour des raisons familiales. Rapidement, ce jeune

homme prend, dans le roman, l’image de Nâzim Hikmet, devient même son incarnation :

homme de l’amour, de la poésie et du défi. L’Espagne représente pour le Nâzim fictif ce qu’a

représenté la France pour Tahar Ben Jelloun, un espace pour s’épanouir. Le personnage de

Ben Jelloun s’exprime ainsi, confesse : qu’il n’est plus cerné lui et sa bien-aimé, par ses

interdits, par ses traditions, il est certain que le fait d’avoir quitté leur pays respectifs leur a

permis d’être eux-mêmes, ils s’aiment sans avoir peur du regard des autres, sans craindre les

paroles médisantes des voisins et des hypocrites, l’Espagne les libère, alors elle la Marocaine,

lui le Turc, nous vont se marier et oublier d’où ils viennent.

Nous avons trouvé de notre recherche que Nâzim Hikmet, le vrai, qui est par

excellence homme de la femme, de l’amour et du vin, défend à sa poésie, ceux qui veulent

Page 22: le Liban comme métaphore

partir quant à lui, c’est leur droit, étant lui-même un poète du départ affirme-t-il déjà dans son

poème intitulé « Autobiographie ». Il est né pour partir, lui qui est hanté par l’écriture :

« Je suis né en 1902

Je ne suis jamais revenu dans ma ville natale

Je n’aime pas les retours. »40

Le choix de Ben Jelloun s’est porté sur Nâzim Hikmet parce que ce dernier a sacrifié

toute sa vie pour son art et sa création. C’est l’exemple du poète voleur de feu qui met en

danger son existence pour éclairer les autres et les guider vers un monde plus sûr et plus

pacifique où rêve et réalité peuvent se côtoyer. Partir, est une contrainte, c’est une réaction

contre toutes les formes de répression dans le pays. Tahar Ben Jelloun a peint une vie fictive

de Nâzim Hikmet, dans Partir, tout en s’inspirant des vrais événements et faits de sa vie mais

aussi de l’œuvre riche et féconde du poète turc.

2.2.2. L’infini des choses

L’exil est un passage vers l’infini des choses, il est une attitude envers le monde. Stétié

explique l’exil dans la relation qu’entretiennent la poésie et la pensée : « La pensée expatrie.

La poésie rapatrie. L’exil tient la douane. »41

L’exil écrit Salah Stétié est :

« Une attitude devant le monde, devant la société, devant la langue, plus qu’un

déplacement physique. »42

Olivier Houbert en étudiant l’œuvre de Stétié, évoque l’exil, il est une traversée. Stétié

est ce « Migrateur » du « déplacement » :

« Déplacement d’une culture vers une autre culture, déplacement d’une langue vers

une autre langue, déplacement d’un souffle vers un autre souffle, la vie du migrateur

est faite de traversée, de passages et de rencontres. »43

Adonis montre quant à lui dans « L’Autre chemin vers le moi » tiré de La Prière et

l’Epée, qu’on peut être amené à rompre avec son pays pour mieux lui appartenir. Cette forme

de séparation est un lien qui permet de s’affirmer dans la différence. L’individu change de

pays, de langue et de culture. A ne pas confondre cette attitude avec l’émigration vers un pays

40 Nedim Gürsel, Nâzim Hikmet et la littérature populaire turque, p. 11. 41Salah Stétié, En un lieu de brûlure, Œuvres, « Carnets du méditant », p. 703. 42Doloti citant le poète, Salah Stétié. Le poète, la poésie, p. 56. 43 Collectif, Usage de Salah Stétié, Etudes, hommages, poèmes, textes inédits du poète, p. 205.

Page 23: le Liban comme métaphore

qui offre des conditions de vie plus agréables. Dimitri T. Analis le poète grec explique à

Adonis à la dernière lettre de leur correspondance, qu’au fond nous sommes à la recherche

d’un lieu qui soit pour nous une véritable demeure, or les villes quelles qu’elles soient, en fait,

ne sont que des escales, des haltes et non des demeures. Le poète dans sa profondeur ne vit

dans aucune ville. Sa demeure reste l’errance :

« De toutes les patries, la plus haute est l’exil

Exil, notre liberté libre »44

La thématique retourne d’une manière symbolique à l’occasion d’un des récents

recueils d’Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, qui relate à plusieurs

voix comme son titre l’indique, l’histoire d’une femme esclave et de son fils, « exilée pour

avoir brisé ses chaînes. »45

Elle devient prophète. Effectivement nous ne savons pas grand-

chose sur Agar, mère d’Ismaël, par les écris apocryphes qui se sont centrés sur la descendance

de Sarah la première épouse. Agar est expulsée après l’accouchement de Sarah. La draperie

s’ouvre sur la vieillesse du patriarche Abraham et la stérilité de Sarah. Ce n’est que dans autre

texte, biblique, mentionne Houria Abdelouahed à la postface, que les Arabes entraperçoivent

comme une ombre celle qui figurera leur mère.

Beydoun voit en exemple que l’exil palestinien est devenu chez Mahmoud Darwich

une odyssée universelle. Il était capable d’en créer une épopée palestinienne à lui seul. Du

moment où il à posé la question palestinienne comme question métaphysique existentielle.

L’exil nie l’exil… il y a un enracinement dans tout déracinement. Exilé, arraché, déraciné. Le

poète est porte-parole, par essence, d’un exil. Darwich, écrit à la préface de ses œuvres

complètes éditées chez Poésie-Gallimard :

« L’origine de la poésie est sans doute une : l’identité de l’homme, depuis le passé de

son exil jusqu’à son présent exilé. »46

L’exil peut être une condamnation de la mort. Au lieu d’assassiner le poète il est

condamné à l’exil. Sobhi Habchi lie l’exil à un constat politique forcément :

« Donne à l’étranger

le pain et le breuvage

qui font oublier

les nuits du Tyran. »47

44Adonis et Dimitri T. Analis, Amitié, Temps et Lumière, Lettres de la méditerranée, p. 64. 45 Adonis, Histoire qui se déchire sur le corps d’une femme, tr. et postface Houria Abdelouahed, p. 7. 46Mahmoud Darwich, La Terre nous est étroite et autres poèmes, tr. Elias Sanbar, p. 12. 47 Sobhi Habchi, Dans Le demeure de l’Absent, p. 71.

Page 24: le Liban comme métaphore

Néanmoins, l’exil de certains poètes libanais loin du pays contrairement à celui vécu

dans la Bible par le peuple élu, n’est pas châtiment, dispersion, perte, captivité vécue comme

une défaite, telle une tristesse d’arrachement de la terre promise, faute de dévotion et

d’obéissance aux commandements de Dieu, et ce, à cause de la corruption et l’infidélité à

l’alliance. Cet exil n’est pas religieux ni vécu comme défaite. L’arrachement du cèdre est

libération, volonté consciente subjective.

Tout départ est un arrachement. Le cordon ombilical est coupé. Le peuple libanais est

un peuple migrateur, qui s’est éparpillé dans les quartes coins de la terre, il a pu déclarant le

premier ministre Rafik Hariri dans l’un de ses discours, s’intégrer à l’extérieur, apporter

originalement au pays d’accueil, y réaliser ses rêves.

2.3. L’exil dans la langue

Si l’homme ne peut pas appartenir à une société ou à un parti politique, écrit Adonis, il

vaut mieux qu’il appartienne à la liberté et à la langue. La vraie patrie du poète, c’est la

langue, le poète appartient à l’Histoire qu’il contribue à créer par son œuvre. Son

appartenance est à la langue et non à une patrie car le lieu est empoisonné par le régime. Tout

ce qui participe à sa libération et délivrance, même s’il est ailleurs ou lointain, est sa patrie.

« En fait, l’exil est la véritable patrie du créateur. »48

Le poète vit davantage son exil dans la

langue qui s’avère l’unique à se doter de la possibilité de le tenir et le câliner. Le poète ne

peut être soutenu et bercé que par la langue. Qui que ce soit : la famille ou le foyer ne peuvent

le contenir. Le poète se libère du sens de la patrie et du Lieu. La poésie est sa patrie. « Le lieu

quel qu’il soit est un exil pour le poète. »49

Ce sentiment de l’exil accroît avec la conscience

du poète qui naît en quelque sort exilé.

Adonis déclare dans son entretien avec Jean-Yves Masson figurant, dans La Prière et

l’épée, qu’il écrit dans une langue qui l’exile. Une mère qui exile son fils dès qu’il commence

à remuer ses côtes dans son sein, c’est une métaphore symbolique du rapport entre le poète

arabe et sa langue. « Au commencement était non pas le verbe, mais l’exil. »50

Le poète n’a

dans son confrontation avec « l’enfer du monde » nul asile que l’exil. Cependant poursuit

Adonis, la prophétie islamique a fondé à partir de ce mythe un autre début. Elle a délogé la

langue de son exil sur la terre, en bas, pour la marquer ensuite dans la patrie de la révélation,

48 Adonis, Le Regard d’Orphée, conversations avec Houria Abdelouahed , p. 89. 49 Ibid., p. 91. 50 Adonis, La Prière et l’épée, choix et présentation par Anne Wade Minkowski, tr. Leïla Khatib et Anne Wade

Minkowski, p. 355.

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en haut, à savoir le ciel. C’est pour cela que la vie arabe fut dès le début un double exil : un

exil de la langue ainsi qu’un exil de l’institution religieuse.

La poésie n’est nullement un paradis perdu, elle est au contraire une question qui mène

toujours à une autre question et ainsi...

Cet exil courageux, intrépide et somptueux dans la langue est illustré singulièrement

dans ce fragment que nous avons recueilli de Toucher la lumière et où Adonis se permet de

naviguer en errance dans l’alphabet de sa langue qu’il interroge par ses six sens afin de

l’apprivoiser et la discerner pour lui. Il resplendit ainsi sans cesse dans « l’architecture » de

son exil :

« Que feras-tu de moi, alphabet ?

Devrai-je écrire avec les pieds de Hâgar ?

Avec la soif d’Ismail et son errance ?

M’as-tu prédestiné à ne jamais m’abriter ailleurs

que sous l’arbre de l’enfer ?

Dis : je suis l’étranger et j’excelle dans l’architecture de l’exil

Dis : mieux vaut pour moi danser avec cette poussière

Et dis : j’écrirai mon poème ultime

sur la feuille ultime

de cet ultime papyrus. »51

3. Le cèdre

3.1. Porter l’arbre

Michel Khalil Hélayel poète de langue française pénètre une zone thématique non

explorée à savoir l’arbre. Hélayel s’approprie le thème de l’arbre. Dans son recueil intitulé

L’Arbre : son nom, préfacé par Jean Mambrino. Plusieurs poètes témoignent à la fin du

recueil de son originalité et de sa hauteur, de vue ce recueil correspond à des moments de

méditation différents allant du vingt janvier quatre-vingt trois au vingt-deux mars quatre-vingt

neuf, l’ordre chronologique étant respecté d’un fragment à l’autre dans le recueil.

51 Adonis, Toucher la lumière, tr. Anne Wade Minkowski, p. 106.

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Jean Mambrino écrit dans la préface : Michel Khalil Hélayel est d’abord un

observateur, donc, il perçoit le souffle dans la parole. Une « respiration comme le vent dans

l’arbre, qui monte des racines, de la terre des morts »52

; Le poète éprouve un besoin vital de

donner libre cours à ses sentiments d’où la sobriété, sans oublier une frugalité. Dans une

langue chaude, bucolique, affable et gentille, il y en a « l’éventail des branches. »53

Ainsi

revient l’Arbre de mémoire presque sans limite : « Le cèdre millénaire semble en-deçà de

l’histoire historienne. »54

C’est de cette impénétrable profondeur que prend racine l’arbre

porteur de promesses et de semences.

Hélayel précise :

« Ce n’est pas l’arbre qui porte le rossignol

Mais le rossignol qui porte l’arbre »55

Il le cerne de profondeur afin de le saisir. L’arbre surgit du cœur de la terre pour

ensuite accompagner l’oiseau. Rouben Mélik, explique qu’à partir de ces deux vers s’expose

« la démarche poétique » de Hélayel lequel est en quête inlassablement « du secret de l’être »

ainsi que de l’adoucissement et de « l’épanouissement de l’âme » :

« Pour voir le cœur de mon arbre

J’ai volé haut dans ses racines »56

Il l’appelle par son nom plusieurs fois dès « célébration », poème titré par rapport aux

autres. Cet arbre, il le nomme, il est le cèdre, l’unique nom d’un arbre mentionné dans le

recueil. Arbre biblique parmi d’autres - ils ne sont pas tous libanais ces arbres cités dans la

Bible. Le cèdre est un arbre paradisiaque sorti de l’invisible des choses. Le Liban est un

visible sorti de l’invisible :

« Ô Cèdre

En toi je suis toi

Invisible-visible

Et mon nom est celui

De l’invisible-visible »57

Le cèdre est dessiné même dans le drapeau du Liban, à partir de 1943 ; Le Liban

devient le pays du cèdre par métonymie, alors qu’en fait l'Etat moderne, tel qu'il existe

aujourd'hui avec ses frontières a été créé en 1924 quand le pays était sous mandat français. Et

52 Michel Khalil Hélayel, L’Arbre : son nom, p. 6 53 Ibid., p. 6. 54 Ibid., p. 6. 55 Ibid., p. 9. 56 Ibid., p. 35. 57 Ibid., p. 49.

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c’est Clemenceau, qui en dessine les frontières. Le drapeau est composé de trois bandes

horizontales, deux rouges en haut tandis qu’une en bas, elles représentent le sacrifice pour

l'indépendance ; une bande blanche faisant le double d'une bande rouge représente la paix. Le

cèdre situé au centre du drapeau est quant à lui l’emblème par excellence du pays, c’est le

cèdre même du pays. Son bois, aurait servi à la construction du fameux Temple de Salomon à

Jérusalem, il servait également pour la construction de ces navires légendaires des marins

phéniciens.

Hélayel accroit le sentiment d’éternité en laissant pousser l’arbre biblique en le

lecteur :

« Qui sent pousser en lui

Les arbres de son arbre

Connaît l’éternité »58

Le poète consacre à l’arbre tout le recueil, chaque fragment en parle. L’arbre est le

noyau de chaque fragment. L’arbre est un Dieu qui n’est pas comme les autres, aimé, adoré, le

poète choisit son Dieu, fasciné, ébahi de lui. Pour lui il faut écarter quiconque n’aime pas ce

« dieu » terrestre. Le poète s’unit à lui, lui-même cet autre. Son double :

« Arbre

Je suis ton double

Je suis épris de toi

Je monte

Tu es dans mon corps

Dans ma voix

Et la vie avec toi

Devient mon père dans ma mère

Devient un moi

A n’en plus finir »59

L’union avec l’arbre se maintient. Le poète dit ailleurs que sa tête de cèdre « saigne. »

Qu’il se voit en le cèdre, il se voit en même temps que lui dans un jeu de reflet mystique. Cela

58 Ibid., p. 41. 59 Ibid., p. 32.

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est traduit par un jeu des pronoms personnels, le « moi » rime avec le « toi », il devient le

« toi », les deux pronoms ne sont qu’un seul par un rapprochement sonore déjà :

« Une longue sous-vie en moi vit cette loi :

Je dis moi

Pour devenir moi

Je dis toi

Pour devenir toi

Je meurs

Parce que je ne meurs pas

Je ne meurs pas quand je meurs

Parce que tu es mon cœur »60

L’arbre désignant toujours le cèdre dans le recueil. Quand l’arbre devient la métaphore

du Liban :

« Je vois un arbre

Je pense à mon pays

Je vois un arbre

Je pense à mon père

Je pense à ma mère

A ma sœur

A mes frères

Je vois des fleurs tomber

Je pense à mon visage

Je vois des fleurs tomber

Mais je n’y pense plus

Car je pense à nous

Car je le vois en tout

Car je le vois partout »61

60 Ibid., p. 46. 61 Ibid., p. 23.

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Si Hélayel défend l’arbre, c’est qu’il défend tout simplement le pays. Ce n’est pas de

travailler les mots qu’il s’agit mais de bien mâcher la respiration, de lui donner sa clarté, son

énergie interne et externe :

« Mon arbre est vivant

Même s’il est rangé par les vers

Mon éveil le lève

En secret par les pieds

Le dresse près de moi

En moi

Dans ma chair

De ma chair

Je le vois »62

Le cèdre c’est l’âme même du Liban, arbre solide, exhalé, unique dans ce genre,

millénaire. Ces racines sont au cœur de la Terre-Mère nourrice, paradisiaque, il est sacré et

saint, il donne vie et santé. Voilà alors la trinité du recueil : le cèdre, le Liban et le poète ne

font qu’un.

3.2. La négation de l’arbre est l’immortalité

Le poète maudit l’arbre parfois:

« Arbre

Tu n’es pas une famille

Je te maudis »63

Mais l’arbre continue de pousser pendant la mort :

« Sur mes lèvres

A travers la mort

L’arbre pousse

Je suis le lieu

Qui germe

62 Ibid., p. 27. 63 Ibid., p. 34.

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Le temps

Qui prend le large

Le temps

Qui prend le temps

L’absent

Qui n’attend pas »64

L’agonie de l’arbre est rachetée par l’espoir de le revoir germer et grandir. Le poète

redonne la fécondité à l’arbre. Qui dit fécondité dit immortalité. Du même que c’est l’oiseau

qui porte l’arbre, c’est le poète qui donne oxygène à l’arbre et non l’inverse. Vénus Khoury-

Ghata a écrit « Celui qui mourait adossé à l’arbre appartenait à l’arbre. » L’arbre est inscrit

dans la chaire du poète :

« Mon arbre est vivant

Même s’il est rongé par les vers

Mon éveil le lève

En secret par les pieds

Le dresse près de moi

En moi

Dans ma chair

De ma chair

Je le vois »65

L’arbre trône, sa répétition trois fois dans le même vers sans marque de ponctuation,

l’unique vers à la page souligne sa divinité : « L’Arbre est le chemin de l’Arbre vers l’Arbre

»66

Le recueil est tout entier sans ponctuation, celle-ci liée à la matérialité de la poésie. Le

lecteur perçoit qu’il ouvre en quelque sorte les mots et les phrases à la liberté, à l’envol.

Hélayel en effet, nous donne tout un nouveau monde, par plaisir le lecteur n’est pas obligé de

s’arrêter ou plutôt il s’arrête quand il veut, respire comme il veut. Le poète n’est traversé ni

d’hésitation ni de rature. Cette poésie travaille à réorganiser matériellement la production d’un

sens inédit. L’absence de ponctuation entraîne l’inondation du sens, son afflux. Les fragments

64 Ibid., p. 40. 65 Ibid., p. 27. 66 Ibid., p. 43.

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et les signes suivent le flux de la conscience et de l’éros. Le poème est un acte érotique, son

arabesque n’a pas de ruptures.

L’arbre est une allégorie de la perfection, de la prospérité et du bonheur qu’attend le

poète :

« Quand nous serons L’Arbre

Nous aimerons de toute la force de l’Homme-Dieu

Et nos chants seront notre voûte »67

Le poète entreprend la description d’un arbre plutôt symbolique, invisible, il est la

vérité et le souffle :

« Mon arbre est un bois sec déraciné

Mais il est toujours vert

Il n’a pas de forme

Il n’a pas de contours

Il est la vie de toutes les formes

Il est la forme du sans forme

Le terrain de tous les contours

L’au-delà

Pour la terre

Le ciel de la vérité

Son souffle se mêle s’unit à l’air

Tel qu’il a été avant qu’il ne soit né

Il se résorbe en moi

D’où il a émané »68

3.3. L’identification

Jean Grosjean remarque que le poète s’identifie au cèdre du Liban. A son tour le cèdre

du poète se met à vivre. Mais le poète éclopé apprend du cèdre millénaire à rester ferme,

debout défiant les contraintes. La comparaison prend un sens dramatique et combien

émouvant chez Hélayel remarque Jean Rousselot, l’identification entre l’exilé et l’arbre qui

symbolise la patrie ayant un caractère à la fois consanguin et transcendantal. Helayel creuse

plus profondément dans le creux du sens.

67 Ibid., p. 50. 68 Ibid., p. 31.

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L’identification se réalise dans le fragment ci-dessus encore à travers l’union avec le

cèdre. L’amour est le fruit de l’union :

« Elle est née en moi

Je suis né en elle

Au creux de l’arbre je la voix

Elle me voit au creux de l’arbre au creux de l’arbre

Du creux de l’arbre elle sort

Elle sort de moi à moi

Elle est l’arbre elle-même

En elle j’en ai le goût de la source

En moi elle a le goût de la fontaine

Avec elle j’ai fait l’amour avec beaucoup de verve

Saisi par le plaisir de l’horizon du devenir

Avec moi elle a fait l’amour avant de voir le jour

Le jour de voir le jour

Elle lutte elle croit en moi

Je lutte je crois en elle

Sa force elle est moi

Ma force elle est en elle

Elle n’arrive nulle part

Elle arrive en moi

Je n’arrive nulle part

Elle arrive en moi

Je n’arrive nulle part

Je n’arrive qu’en elle

Elle veut de moi ce que je veux d’elle

Elle a le sang qui coule comme une mère

Elle est ma mère ma terre

Qui meurt et qui renaît

Qui renaît et qui meurt

Avant de faire un bon

Avant d’être tempête

Avant après dans la tempête.

Elle est ma mère ma terre

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Elle est aussi mon père

Et qui n’est pas ma mère mon père

Est tueur de ma mère

Est tueur de mon père

Et qui n’est pas ma terre

Est tueur de ma terre le cèdre

Est tueur de la terre »69

Hélayel ne manque pas de reprendre la métaphore de l’exil à son tour. « Tous les

arbres sont migrateurs »70

écrit Vénus Khoury-Ghata. Jacques Gaucheron écrit dans le

témoignage sur le recueil que ces poèmes consacrés à l’arbre tels « une présence lointaine »

marquée dans le cœur, expriment fortement l’exil mais aussi l’espoir. L’arbre est une

métaphore pour dire le pays du cèdre.

L’arbre du recueil n’est rien d’autre que « l’exil. » Il est ce pays impossible de

retrouver, de palper dans l’espace et dans le temps :

« Mon pays où vais-je le trouver mon pays

C’est dans mon pays

A partir de là d’ici

A travers la fenêtre

Qu’on m’a conduit au bout de la nuit

C’est dans mon pays

A partir de là d’ici

A travers la fenêtre

Au-dedans de la porte sans porte

En dehors qu’on a préparé la mort de ma porte

La tombée de mon aujourd’hui

Où donc est-il mon pays

Je ne sais pas encore où partir

Avez-vous vu un arbre qui est un exil

Mon pays où vais-je le trouver mon pays

Comment va-t-il m’accueillir »71

69 Ibid., p. 15. 70 Vénus Khoury-Ghata, A quoi sert la neige ?, p. 15. 71 Michel Khalil Hélayel, L’Arbre : son nom, p. 44.

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Salah Stétié loue le recueil qui a fait l’objet, entre autres, d’une lecture à la Revue

Parlée du Centre Georges Pompidou le 27 mai 1987, il écrivait à propos que le Liban a bel et

bien besoin de livres de cette qualité, liés à l’engagement de l’homme dans sa terre et dans

son âme.

Le Liban est le mot, au commencement avait le mot, il est le commencement

renouvelé, dit comme métaphore, vu qu’il s’avère amour, sacré, mystère, il est une

abstraction, plus senti que vécu, pays aimé, vu qu’il est au fond du cœur… Le sentiment

d’exil débarrasse le poète du complexe de la nativité, de son appartenance à une terre. Tout

exil est désamour en revanche. Le poète s’exile afin de mieux montrer sa cause, ses écrits,

servir la vérité, en trouver d’autres, l’exil est une quête plus qu’il est but. Le cèdre apprend au

poète à rester debout, à demeurer ferme et rêveur où il soit ; donnant vie et éternité, le poète

est cet arbre.