migrations, cohabitations et visions du développement

200
© Nicolas Roy, 2019 Migrations, cohabitations et visions du développement régional dans la Baie-des-Chaleurs : Étude des représentations sociales chez les jeunes adultes natifs, nouvellement arrivés ou de retour Mémoire Nicolas Roy Maîtrise en sociologie - avec mémoire Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada

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Page 1: Migrations, cohabitations et visions du développement

© Nicolas Roy, 2019

Migrations, cohabitations et visions du développement régional dans la Baie-des-Chaleurs : Étude des

représentations sociales chez les jeunes adultes natifs, nouvellement arrivés ou de retour

Mémoire

Nicolas Roy

Maîtrise en sociologie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

Page 2: Migrations, cohabitations et visions du développement

iii

Résumé

Depuis plusieurs décennies, les régions de l’Est-du-Québec connaissent un vieillissement

démographique et un dépeuplement accélérés par les migrations des jeunes vers les principaux

centres métropolitains de la province de Québec (Mathews 1996 ; Morin, 2013). Or, depuis 2002,

les MRC gaspésiennes d’Avignon et de Bonaventure ont connu une diminution de leur déficit

démographique annuel, culminant pour la période 2008-2012 par des gains migratoires et une

croissance de population (ISQ, 2016). Dans la foulée des travaux sur le développement des régions

du Québec (Jean, 1997 ; Polèse, 2009 ; Proulx, 2011), ce mémoire jette un regard original sur de

nouvelles tendances dans l’occupation d’un territoire « rural », « périphérique » et « ressource ».

Ce mémoire présente une étude des représentations sociales (Abric, 2001) des migrations, de

l’intégration et du développement régional chez de jeunes natifs d’Avignon et de Bonaventure qui

sont demeurés dans leur milieu d’origine, chez d’autres qui sont de retour d’une migration et chez

de nouveaux arrivants provenant des régions métropolitaines. Les résultats de l’analyse suggèrent

que l’expérience métropolitaine (Simmel, 2013) et le partage de la mémoire sociale du lieu

(Halbwachs, 1970) sont déterminants dans la construction des représentations. Les représentations

qui se dégagent du discours des migrants sont celles d’un milieu enrichi d’une urbanité distincte de

celle des villes, d’une intégration confrontée à l’interconnaissance de la communauté d’accueil et

d’un optimisme inquiet du développement, suscité par les projets du secteur primaire qui détériorent

le territoire idéalisé de leur projet migratoire. Leurs représentations de la vie dans les deux MRC ont

été comparées à celles d’un groupe de jeunes natifs pour qui cet espace est jugé en déclin et

tributaire d’une économie des ressources naturelles. Cette étude met en lumière la cohabitation de

groupes qui partagent désormais un même espace sans nécessairement s’y rencontrer et partager

les mêmes aspirations pour son avenir. Ce phénomène participe à l’accroissement de la mixité

sociale dans le milieu ainsi qu’à une « métropolisation » de ce sous-ensemble régional.

Page 3: Migrations, cohabitations et visions du développement

iv

Abstract

For several decades, the Eastern Quebec regions have been experiencing accelerated population

aging and depopulation through youth migration to Quebec’s major metropolitan centers (Mathews

1996, Morin, 2013). However, since 2002, the MRC of Avignon and Bonaventure on the Gaspé Coast

have experienced a reduction in their annual population deficit, culminating for the 2008-2012 period

by migratory gains and population growth (ISQ, 2016). In the wake of work on the development of

the regions of Quebec (Jean, 1997, Polèse, 2009, Proulx, 2011), this memoir takes an original look

at new trends in the occupation of a "rural", "peripheral" and "resource" territory.

This master thesis presents a study of social representations (Abric, 2001) of migration, integration

and regional development among young natives of Avignon and Bonaventure who have remained in

their home environment, among others who have returned from migration and newcomers from

metropolitan areas. The results of the analysis suggests that the metropolitan experience (Simmel,

2013) and the sharing of the social memory (Halbwachs, 1970) of the place are decisive in the

construction of representations. The representations that emerge from the migrants' discourse are

those of an environment enriched by urbanity distinct from that of the cities, of an integration

confronted with the mutual acquaintance of the host community and of a worried optimism of

development, prompted by projects in the primary sector that deteriorate the idealized territory of

their migration project. Their representations of life in the two MRC’s were compared to those of a

native youth group for whom this space is judged to be declining and dependent on a natural

resource economy. This study highlights the cohabitation of groups that now share the same space

without necessarily meeting and sharing the same aspirations for its future. This phenomenon

contributes to the increase of a social mix in the environment and to a "metropolisation" of this

regional subassembly.

Page 4: Migrations, cohabitations et visions du développement

v

Table des matières

Résumé .......................................................................................................................................................... iii

Abstract ........................................................................................................................................................... iv

Liste des Tableaux ........................................................................................................................................ viii

Liste des Cartes .............................................................................................................................................. ix

Liste des Figures.............................................................................................................................................. x

Liste des Graphiques ...................................................................................................................................... xi

Remerciements .............................................................................................................................................. xii

Avant-propos................................................................................................................................................. xiii

Introduction. Penser et étudier l’univers régional au Québec ......................................................................... 1

Un pays de distance et de dispersion ......................................................................................................... 3

Question de recherche et organisation du mémoire ................................................................................... 7

Chapitre 1. Développement régional : l’« anomalie » gaspésienne .............................................................. 11

1.1 La « dynamique du déclin » dans l’Est-du-Québec ............................................................................ 13

1.2 Le « problème social » du sous-développement régional ................................................................... 17

1.3 Les nouvelles tendances démographiques dans Avignon et Bonaventure ........................................ 19

1.4 Représentations du développement de l’espace régional et nouvelles dynamiques économiques

dans Avignon et Bonaventure ............................................................................................................. 28

1.4.1 Mario Polèse : Avignon et Bonaventure, une « périphérie d’exploitants » .................................. 29

1.4.2 Marc-Urbain Proulx : Avignon et Bonaventure, une « zone périphérique de transition » ............ 32

1.4.3 Bruno Jean : Avignon et Bonaventure, des « communautés rurales » ........................................ 34

1.4.4 Les nouvelles dynamiques économiques d’Avignon et de Bonaventure ..................................... 36

1.5 Nouvelle structuration du territoire dans Avignon et Bonaventure ...................................................... 42

1.6 Le tourisme comme agent « d’urbanité » et de « centralité » dans la Baie-des-Chaleurs .................. 47

Chapitre 2. La construction du rapport au territoire chez les jeunes migrants .............................................. 51

2.1 Dynamiques migratoires des jeunes au Québec ................................................................................ 52

2.3 La « vie de l’esprit » dans les villes modernes .................................................................................... 59

2.4 L’étranger et l’homme qui rentre au pays : théorie de l’interprétation culturelle chez Alfred Schutz ... 61

2.5 La morphologie sociale et la mémoire collective chez Maurice Halbwachs ....................................... 64

2.7 Représentations sociales et phénoménologie des mondes vécus ..................................................... 71

2.7.1 Les représentations sociales ....................................................................................................... 74

2.7.2 Représentations sociales de la migration, de l’intégration et du développement du milieu........ 76

Chapitre 3. Question de recherche, objectifs et méthodologie ..................................................................... 80

Page 5: Migrations, cohabitations et visions du développement

vi

3.1 Question de recherche et objectifs ..................................................................................................... 80

3.2 Méthodologie ...................................................................................................................................... 81

3.3 Profil des participants ......................................................................................................................... 82

3.4 Recrutement et partenaire de recherche ............................................................................................ 84

3.5 Instrument de collecte et méthode d’analyse ..................................................................................... 85

3.5.1 Instrument de collecte ................................................................................................................. 85

3.5.2 Méthode d’analyse : la recherche du noyau central .................................................................... 88

3.6 Limites de l’étude ................................................................................................................................ 89

Chapitre 4. Migrer vers Avignon et Bonaventure .......................................................................................... 91

4.1 Un espace aux antipodes de la métropole ......................................................................................... 92

4.2 Diversité des préoccupations liées à l’emploi selon la proximité de la famille .................................... 97

4.3 Un espace de centralité et de qualité de vie ......................................................................................102

4.4 Inconvénients et causes d’insatisfactions limitant l’attractivité du milieu ...........................................110

4.5 Conclusion : Des motifs à la migration ancrés dans des représentations diversifiées de l’espace ...113

Chapitre 5. Intégration au milieu ..................................................................................................................115

5.1 Migrer dans un « petit milieu » : une insertion difficile .......................................................................117

5.2 S’intégrer à « son » groupe social .....................................................................................................119

5.3 Une interconnaissance qui empiète sur la vie privée ........................................................................121

5.4 Le syndrome d’Ulysse .......................................................................................................................125

5.5 L’intégration des nouveaux arrivants du point de vue des natifs .......................................................128

5.6 Conclusion : un milieu intégré et dualiste ..........................................................................................130

Chapitre 6. Représentations du développement du milieu et de la région ...................................................132

6.1 Un milieu qui nourrit l’optimisme pour le développement ..................................................................133

6.2.1 Vitalité et développement endogène ..........................................................................................134

6.2.2 Potentiel entrepreneurial et personnel .......................................................................................137

6.2.3 Entraide et solidarité ..................................................................................................................140

6.3 Inquiétude et fragilité du développement ...........................................................................................142

6.3.1 Un extractivisme qui « dénature » la région ...............................................................................143

6.3.2 Problèmes sociaux .....................................................................................................................147

6. 5 Conclusion : Un optimisme inquiet du développement .....................................................................158

Conclusion ...................................................................................................................................................161

7.1 Avignon et Bonaventure : un espace régional en transformation ......................................................161

7.2 La Baie-des-Chaleurs : nouvel espace de cohabitation ....................................................................162

7.3 Pour la suite du pays : perspectives de recherche sur les espaces ruraux .......................................166

Bibliographie ................................................................................................................................................169

Page 6: Migrations, cohabitations et visions du développement

vii

Annexes .......................................................................................................................................................175

Annexe 1. Lettre de sollicitation des migrants et natifs ................................................................................175

Annexe 2. Questionnaire individuel et schéma d’entretien de groupe des migrants ....................................177

Annexe 3. Questionnaire individuel et schéma d’entretien de groupe des natifs .........................................183

Page 7: Migrations, cohabitations et visions du développement

viii

Liste des Tableaux

Tableau 1. Comparaison des projections de 1996 et population réelle de 2016 Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine et MRC d’Avignon et de Bonaventure (en milliers) ...................................................... 14

Tableau 2. Projection de la structure par âge de la population à l’horizon 2016 et population réelle

2016 (en %) .................................................................................................................................. 16

Tableau 3. Hiérarchie de la population dans les municipalités des MRC d’Avignon et de

Bonaventure 2006-2011-2016 ...................................................................................................... 46

Tableau 4. Profil des participants ................................................................................................................... 84

Page 8: Migrations, cohabitations et visions du développement

ix

Liste des Cartes

Carte 1. Carte de localisation de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (Québec) ............................................... 6

Carte 2. Les six MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine ........................................................................... 6

Carte 3. Soldes migratoires interrégionaux cumulés des MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

pour la période 2006-2016 (N) ...................................................................................................... 26

Carte 4. Variation de la population (en %) des 25-44 dans les municipalités des MRC d’Avignon et

de Bonaventure et dans les autres MRC gaspésiennes entre 2011-2016 ................................... 44

Page 9: Migrations, cohabitations et visions du développement

x

Liste des Figures Figure 1. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du

caractère attrayant du milieu : Rejet du métropolitain ................................................................... 92

Figure 2. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du

caractère attrayant du milieu : Préoccupations pour l’emploi ........................................................ 98

Figure 3. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du

caractère attrayant du milieu : Centralité et qualité de vie .......................................................... 103

Figure 4. Noyau et périphéries des représentations sociales de l’intégration : un milieu intégré ................. 116

Figure 5. Noyau et périphéries des représentations du développement : Un milieu dynamique ................. 134

Figure 6. Noyau et périphéries des représentations du développement : Inquiétudes liées à la

fragilité du développement .......................................................................................................... 143

Page 10: Migrations, cohabitations et visions du développement

xi

Liste des Graphiques Graphique 1. Variation de la population Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine 1996-2016 ................................... 19

Graphique 2. Soldes migratoires interrégionaux Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine 2001-2016 ...................... 20

Graphique 3. Variation de la population selon le groupe d’âge dans la MRC d’Avignon 1996-2016 ............ 21

Graphique 4. Soldes migratoires interrégionaux selon le groupe d’âge dans la MRC d’Avignon

2001-2016 (N) ............................................................................................................................................... 22

Graphique 5. Variation de la population selon le groupe d’âge dans la MRC de Bonaventure 1996-2016 .. 23

Graphique 6. Soldes migratoires interrégionaux selon le groupe d’âge dans la MRC de Bonaventure

2001-2016 (N) ............................................................................................................................................... 24

Graphique 7. Soldes migratoires interrégionaux des MRC d’Avignon et de Bonaventure avec certains

ensembles de régions administratives 2008-2016 (N) .................................................................................. 28

Graphique 8. Total des entrants et des sortants pour les MRC d’Avignon et de Bonaventure

2008-2016 (N) ............................................................................................................................................... 31

Graphique 9. Répartition des emplois par secteurs d’activité en 2017 pour la région

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (%) .............................................................................................................. 37

Graphique 10. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des

professions (CNP) MRC Avignon 2006......................................................................................................... 38

Graphique 11. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des

professions (CNP) MRC Avignon 2016......................................................................................................... 38

Graphique 12. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des

professions (CNP) MRC Bonaventure 2006 ................................................................................................. 39

Graphique 13. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des

professions (CNP) MRC Bonaventure 2016 ................................................................................................. 40

Page 11: Migrations, cohabitations et visions du développement

xii

Remerciements L’aboutissement de ce mémoire de maîtrise dans sa forme actuelle aurait été impossible sans le

soutien, la contribution et le dévouement de mon directeur de recherche, Dominique Morin. Du

Séminaire de maîtrise jusqu’aux derniers détails de la rédaction, il s’est impliqué activement à

l’enrichissement et au progrès de ce mémoire. Il m’a aidé à trouver les mots justes qui rendaient

l’analyse claire et pertinente et m’a évité de tomber dans les écueils d’une sociologie spontanée

sans originalité. Ma formation a considérablement été enrichie par les nombreuses discussions que

nous avons eues et qui souvent dépassaient le cadre de ma recherche, mais qui étaient toujours

passionnantes. Mes sincères remerciements pour ton aide et ton soutien dans la réalisation de ce

mémoire de maîtrise, un moment qui restera gravé dans ma mémoire comme une expérience

intellectuelle de premier ordre.

J’aimerais aussi remercier Geneviève Labillois et Lysanne St-Onge, agentes de migration à Place

aux jeunes pour les MRC d’Avignon et de Bonaventure. Dès le départ, elles ont démontré un intérêt

pour mon projet de recherche et ont apporté un soutien logistique essentiel au recrutement des

participants et participantes. Merci pour le temps que vous avez consacré à ce projet. Sans votre

collaboration, ce mémoire de maîtrise aurait été amputé d’une part considérable.

Merci également à ceux et celles qui ont donné leur voix et qui ont permis la réalisation de ce

mémoire. J’ai une immense gratitude envers tous ces jeunes de la Baie-des-Chaleurs qui, malgré la

distance que plusieurs avaient à parcourir, ont accepté de participer aux groupes de discussion.

Cette expérience n’aurait pas été la même sans le partage de votre vécu et de votre vision de la

région. Mille fois merci !

Lors de cet exercice académique, j’ai pu compter sur le support de ma famille et de mes amis qui

contribuent pour beaucoup à constituer autour de moi un monde où je peux me détacher du travail

scientifique. Merci de votre présence, de votre amitié et de votre affection. Enfin, comment ne pas

souligner le support inconditionnel de celle qui tous jours partage mon cassoulet. Merci Solange pour

ta confiance, ton soutien et ton sourire.

Page 12: Migrations, cohabitations et visions du développement

xiii

Avant-propos Pour rejoindre la Ville de Québec à partir du village d’Escuminac dans la Baie-des-Chaleurs, il faut

emprunter la route 132 Ouest. Le voyage commence par la traversée de la vallée de la Matapédia

qui aboutit à Mont-Joli. De là, nous apercevons le Fleuve pour la première fois. Le paysage change.

Les terres agricoles sur notre gauche, le Saint-Laurent sur notre droite, un tronçon isolé d’autoroute,

et puis Rimouski, pôle métropolitain du Bas-Saint-Laurent. À Trois-Pistoles, nous nous engageons

pour de bon sur l’A-20. Sans être un chef-d’œuvre de beauté, elle nous mène sans détour vers notre

destination. Nous devons auparavant passer devant certains centres économiques et urbains de la

vallée du Saint-Laurent. Rivière-du-Loup, ville entrepreneuriale. La Pocatière, centre de savoir

agricole. Et puis, Lévis. L’espace des champs et des forêts se rétrécit et la densité urbaine augmente.

Une raffinerie sur la droite. Un goulot d’étranglement automobile se forme à l’approche des

intersections des autoroutes A-20 et 73. Sortie 312-N pour le Pont Pierre-Laporte. Nous franchisons

le fleuve vers la rive nord. Six heures de route, 500 kilomètres et nous voilà arrivés. Mais il faudra

également faire le chemin de retour. Lors de mes études universitaires, j’ai réalisé cet aller-retour

une quarantaine, peut-être même une cinquantaine de fois. Je retournais dans mon coin de pays

pour visiter mes proches, pour Noël, pour la chasse, pour mon emploi d’été, enfin, pour tout et pour

rien.

Cette expérience du territoire, ce n’est pas seulement la mienne, mais également celle de plusieurs

autres jeunes du Québec et d’ailleurs pour qui la famille, les amis et les obligations professionnelles

sont dispersés dans une multitude de lieux. Que ce soit la jeune abitibienne qui poursuit ses études

à Sherbrooke ou le jeune montréalais qui prend la décision de s’établir en Gaspésie, la

représentation de l’espace qu’ils habitent est alimentée par le rapport à d’autres lieux qui ont marqué

leur expérience vécue, exercé une influence sur leurs valeurs ou développée en eux certaines

sensibilités. Originaire d’un milieu où l’appartenance à la région est souvent revendiquée et même

célébrée par plusieurs, l’expérience que j’ai acquise dans la « rencontre de deux mondes » a suscité

en moi un questionnement quant au rapport entre les jeunes et le territoire ainsi qu’au devenir de

l’espace régional de la Baie-des-Chaleurs. À partir du savoir de sens commun que j’avais de ce

milieu, je me questionnais sur l’apport des nouveaux arrivants dans le développement d’un espace

« rural » qui semblait plus complexe et diversifié qu’une simple campagne agricole ou une région

ressource. L’intention originale de ce projet de mémoire est le fruit de ces expériences et réflexions.

Page 13: Migrations, cohabitations et visions du développement

xiv

[…] l’espace n’est pas ce milieu vague et indéterminé qu’avait

imaginé Kant : purement et absolument homogène, il ne servirait à

rien et n’offrirait même pas la prise de la pensée. La

représentation spatiale consiste essentiellement dans une

première coordination introduite entre les données de l’expérience

sensible. Mais cette coordination serait impossible si les parties de

l’espace s’équivalaient qualitativement, si elles étaient réellement

substituables les unes aux autres. […] C’est dire que l’espace ne

saurait être lui-même si, tout comme le temps, il n’était divisé et

différencié. Mais ces divisions, qui lui sont essentielles, d’où

viennent-elles ? Par lui-même, il n’a ni droite ni gauche, ni haut ni

bas, ni nord ni sud, etc. Toutes ces distinctions viennent

évidemment de ce que des valeurs affectives différentes ont été

attribuées aux régions.

Émile Durkheim Les formes élémentaires de la vie religieuse

Page 14: Migrations, cohabitations et visions du développement

1

Introduction. Penser et étudier l’univers régional au Québec

Au Québec, la sociologie occupe depuis plusieurs décennies une place privilégiée dans le

champ des sciences régionales (Lacour et Proulx, 2012). En 1963, Fernand Dumont et Yves Martin

voyaient déjà l’importance d’une « réflexion sociologique diversifiée » de la société à partir des

études régionales. Sur le plan de l’organisation sociale, Dumont et Martin soupçonnaient l’existence

de distinctions entre les différentes régions d’un Canada français en transition. Le « doute »

sociologique les amenait à penser que « beaucoup de caractéristiques [différenciaient] les

Canadiens français de la Gaspésie et ceux de Montréal » (Dumont et Martin, 1963, p.3). Des

distinctions dont la sociologie devait rendre compte en mobilisant ses outils de « recherche et [de]

vérification » (Dumont et Martin, 1963, p.11). À une époque de changements fondamentaux dans la

société québécoise, l’analyse régionale devait fournir les données scientifiques permettant de

disposer « d’une connaissance plus concrète et plus nuancée du territoire » (Dumont et Martin, 1963,

p.4). Cette préoccupation pour une sociologie rurale ou « régionale » a aussi animé les travaux de

Gérald Fortin (1971) qui a étudié quant à lui les mutations sociales des milieux ruraux dans leurs

rapports avec les milieux urbains. Aujourd’hui, les « études territoriales » pluridisciplinaires tentent

encore de saisir les dynamiques de l’évolution des régions du Québec à travers diverses

conceptualisations de leur « occupation » et de leur développement (Jean, 1997 ; Polèse, 2009 ;

Proulx, 2012).

Les sciences sociales — notamment la sociologie — s’intéressent le plus souvent à un objet quand

celui-ci est subitement projeté au-devant de la scène des débats publics ou qu’il représente un défi

social. Les études régionales n’y font pas exception. L’exode de la population des campagnes vers

les villes, la décroissance démographique, le vieillissement démographique, la transformation des

normes et des valeurs dans la transition de la société canadienne-française à la société québécoise,

la « marginalité » de plusieurs communautés rurales, le déclin de certaines industries d’exploitation

des matières premières lors des crises économiques, la prise en charge des régions par l’État, le

« sous-développement » régional et biens d’autres enjeux sociaux ont fait de l’état des régions non

métropolitaines une préoccupation et un objet d’étude des sciences sociales et de la sociologie en

particulier. Ainsi, l’objet « région » a acquis une légitimité aux yeux de chercheurs1 qui ont saisi le

1 Tous les termes qui renvoient à des personnes sont pris au sens générique. Ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin. La féminisation

des termes souligne les situations qui concernent spécifiquement les femmes. 

Page 15: Migrations, cohabitations et visions du développement

2

territoire du Québec dans sa diversité et qui ont œuvré à en « nuancer » la représentation dans une

visée de connaissance, mais aussi dans une visée d’intervention et de résolution de problèmes

socioéconomiques. Dumont et Martin soulignaient que le rôle du sociologue dans les études

régionales n’est pas de tomber dans la simple description du territoire, mais qu’il doit accomplir une

nécessaire « mise en relation, par l’analyse sociologique, des diverses couches du social

[permettant] au chercheur de formuler quantité d’hypothèses » (Dumont et Martin, 1963, p.10). En

effet, pour la sociologie, les petits villages ruraux, le réseau des centres urbains régionaux, les

régions administratives et même les territoires plus mouvants des analyses économiques peuvent

être analysés en tant qu’« ensembles sociaux » (Dumont et Martin, 1963, p.11). L’étude de ces

segments de « société » peut révéler un ordre de réalité jusqu’ici méconnue dans les relations entre

les divers groupes socioprofessionnels, dans les représentations de l’espace, dans les actions

posées par les acteurs du milieu ou encore dans le mode d’occupation de ces territoires. Par souci

de contribution rigoureuse à l’avancement des connaissances dans le champ de la sociologie

« régionale » et pour « nuancer » le portrait existant du devenir des régions du Québec, la présente

recherche a été circonscrite au phénomène des migrations des jeunes dans un sous ensemble

régional de l’Est-du-Québec. Ce choix est celui d’une fenêtre depuis laquelle nous avons exploré de

nouvelles réalités dont l’étendue des manifestations dépasse les limites de l’espace et de la

population à l’étude.

Dans les années 1930, le sociologue américain Everett C. Hughes observait le phénomène de la

migration massive des ruraux vers les industries des villes. À cette époque, l’opposition entre le

monde rural et l’urbain était « plus saisissante au Québec que nulle part ailleurs en Amérique du

Nord » (Hughes, 2014, p.46). Ce clivage opposait les valeurs nationalistes d’une ruralité magnifiée

dans le culte de la tradition canadienne-française et celles de la ville des « Anglais », lieux de la

modernité véhiculant de nouvelles normes de conduite liées à l’aspiration à la civilisation de la

société industrielle et à un niveau de vie plus élevé (Fortin, 1971). Mais cette dichotomie culturelle

et territoriale sera cependant dépassée dès les années 1950 selon les travaux de Gérald Fortin sur

les transformations des modes de vie, des normes et des valeurs dans le monde rural. Il affirmera

avoir assisté à la « fin d’un règne », celui du monde rural magnifié par le nationalisme canadien-

français, n’existant plus comme tel sur les territoires ruraux et dans l’esprit de ceux qui les habitent

(Fortin, 1971). Le Québec se présentait désormais à lui comme une société post-industrielle ayant

connu une homogénéisation des valeurs et des aspirations de ses membres dont le territoire serait

Page 16: Migrations, cohabitations et visions du développement

3

de plus en plus structuré en un « réseau de villes […] à densité variable » (Fortin, 1971, p.390), dont

les ruraux vivent en relation avec les centres urbains, plutôt qu’en communautés paroissiales isolées

de la vie urbaine. Cette vision qu’avait Fortin des mutations sociales dans les milieux ruraux et les

centres régionaux paraît aujourd’hui à réactualiser en regard de dynamiques territoriales

observables dans certains ensembles et sous-ensemble régionaux. Ce n’est pas nécessairement la

« fin du monde rural » qui apparaît dans ces dynamiques territoriales, mais plutôt une transformation

marquée par l’essor de manières de s’approprier le territoire, de penser et de participer à son

développement que l’on pourrait qualifier de métropolitaine. Leur essor soutenu par la migration de

jeunes ayant vécu en région métropolitaine produit un nouveau clivage dans la région qui échappe

aux interprétations qui continuent d’associer la ruralité et l’urbanité à des territoires et aux

collectivités locales qui les habitent, en négligeant les effets de la mobilité et des échanges sur le

développement. Comme l’affirme Morin (2013, p.83-84), il est nécessaire de « réviser nos

représentations de la vie dans ces régions » dites non métropolitaines.

Un pays de distance et de dispersion2 Ce mémoire s’intéresse à deux MRC de la Baie-des-Chaleurs3 très éloignées de la métropole et des

pôles de développement économique importants de la province de Québec. Dans l’univers régional

québécois, la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est depuis longtemps identifiée comme un territoire

périphérique, au même titre que le Bas-Saint-Laurent, la Côte-Nord ou encore l’Abitibi-

Témiscamingue. Parallèlement, le Québec est lui-même considéré par les analystes comme un

« espace périphérique à l’échelle du continent nord-américain » (Lacour et Proulx, 2012, p.472).

Cela ferait de la presqu’île gaspésienne une périphérie de la périphérie. Cette situation géographique

est très bien exprimée dans la toponymie du territoire. En langue micmaque, le terme Gaspésie ou

Gaspé tire son origine du mot Gespeg qui signifierait « bout, fin ou extrémité » des terres (Rouillard,

1906, p.35). Ce « bout du monde » a été depuis le 17e siècle — c’est-à-dire depuis l’intégration de

ses ressources et de ses habitants à l’économie atlantique — un territoire d’exploitation et

d’exportation des ressources naturelles. D’abord reconnues pour ses prodigieuses réserves de

poissons, les eaux de la région ont fait la convoitise des pêcheurs basques, français et jersiais. Au

18e et au 19e siècle, le commerce de la morue sèche représente le principal moteur économique de

2 Titre de l’ouvrage de Clermont Dugas (1981) qui fait référence à deux régions administratives de l’Est-du-Québec : Bas-Saint-Laurent–Gaspésie. 3 Dans le cadre de ce mémoire, le terme « Baie-des-Chaleurs » est employé pour désigner le territoire des MRC d’Avignon et de Bonaventure.

Page 17: Migrations, cohabitations et visions du développement

4

la péninsule, une ressource qui fut surtout monopolisée par les compagnies anglo-normandes

(Bélanger, Desjardins et Frenette, 1981, p.157). Cette pêche perdura jusqu’au début des

années 1990, époque de l’établissement d’un moratoire à la suite de l’effondrement des stocks de

morue. L’industrie du bois s’y est développée vers la fin du 19e siècle avec l’intérêt grandissant des

compagnies forestières pour cette « nouvelle zone d’approvisionnement » (Bélanger, Desjardins et

Frenette, 1981, p.355). Pour les pêcheurs et les agriculteurs, la forêt représentait souvent une source

de revenus additionnels durant la période hivernale. Le secteur industriel lié aux matières premières

se développa principalement dans la seconde moitié du XXe siècle. Ensuite, les usines de pâtes et

papiers, les moulins de sciage et la mine de Murdochville ont connu un lent déclin jusqu’à la

fermeture complète de plusieurs usines au tournant des années 2000. En regard de ce passé, il

n’est pas étonnant que le terme de « région ressource » ait servi à désigner la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine depuis une soixantaine d’années.

Dans sa tentative de rationalisation qui mènerait à l’avènement de la « cité idéale » (Simard, 2005,

p.211), la Révolution tranquille a désigné la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine comme « région pilote »

du développement servant de « laboratoire où se faire la main en attendant de s’attaquer carrément

aux cadres sociopolitiques de toute la société québécoise » (Simard, 2005, p.211). En 1961, la

grande région du Bas-Saint-Laurent–Gaspésie était considérée comme « la plus pauvre de la belle

province », ayant un taux de chômage de 8,25 %, alors qu’au même moment, celui de la région de

Montréal avoisine 3,64 % (Thibeault, 2014, p.47). Ces deux entités territoriales apparaissaient à

l’époque comme un « territoire marginal immense, où habitait une population pauvre d’environ

325 000 habitants, rurale, dispersée, dépendante du gouvernement québécois pour sa survie »

(Godbout, 2014, p.63). Dans la décennie 1960, l’intervention de l’État dans l’Est-du-Québec visait le

développement et le rattrapage de la modernité du reste de l’Occident par l’économie de la région.

Si la science devait jouer un rôle de premier ordre dans l’entreprise du Bureau d’aménagement de

l’Est-du-Québec (BAEQ) menée de 1963 à 1966, la population locale devait aussi être appelée à

participer à l’expérience de développement. À la suite de l’enquête du BAEQ, il a été proposé de

créer dans le territoire pilote deux pôles de développement industriel, soit Rivière-du-Loup et

Rimouski — aucun en Gaspésie —, de fusionner plus de 200 municipalités pour en réduire le nombre

à 25 (Thibeault, 2014, p.55) et de fermer 11 paroisses rurales. Il faut ajouter à cela le scandale

suscité par le rapport de la firme française Métra qui recommandait en 1970 la fermeture de 96

localités, dont 15 étaient des territoires non organisés (Deschênes et Roy, 1994, P39). La plupart

Page 18: Migrations, cohabitations et visions du développement

5

des communautés désignées évitèrent la fermeture et le mouvement des Opérations Dignité donna

une poussée et une visibilité à l’émergence d’une conscience régionale que l’animation sociale du

BAEQ avait cherché à créer. La promotion de la « régionalisation » voulait permettre la création

d’une nouvelle solidarité politique entre le local et le provincial autour d’un plan de développement

et ainsi dépasser les esprits de clocher (Simard, 2005, p.226). Par la suite, la conscience régionale

a plutôt constitué un « nous » des « gens de la région » devenue objet de représentations sociales

après avoir légitimé des représentations politiques militantes. Ces épisodes ont marqué l’identité

régionale gaspésienne, le rapport entre les habitants et le territoire, ainsi que la genèse de « l’esprit

du développement régional québécois » (Morin, 2017).

Géographiquement, la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est située à l’extrémité est de la province de

Québec (voir Figure 1). En 2016, la région comptait approximativement 90 300 habitants dispersés

sur un territoire de 20 223 km2 (ISQ, 2018). À titre comparatif, la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu

avait en 2016 une population similaire — 96 371 habitants — répartie sur 226,63 km2 (Statistique

Canada, 2018). Cette comparaison anecdotique vise à rappeler que l’occupation du territoire au

Québec est marquée par la diversité. Les tendances démographiques et migratoires des différentes

Municipalités régionales de comté (MRC) de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine présentent aussi des

disparités, mais qui ne sont plus simplement réductibles à des effets de volume ou de densité de

peuplement sur la côte ou « dans les terres ».

Les MRC d’Avignon et de Bonaventure sur lesquelles porte cette étude sont situées au sud de la

péninsule gaspésienne (voir Figure 2), face à la province du Nouveau-Brunswick. Elles couvrent à

elles deux un territoire de 7870 km2, occupé en 2016 par une population de 32 121 habitants (ISQ,

2018), et représentaient alors 35,6 % de l’ensemble de la population de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine. Il s’agit d’un territoire très éloigné de la métropole montréalaise — plus de 750 km — et

ayant une faible densité de population, soit approximativement 4 habitants/km2 (ISQ, 2018). La

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et les MRC d’Avignon et de Bonaventure ne comptent pas de pôles

urbains qui présentent une densité importante de population.

Avignon et Bonaventure apparaissent propices à l’analyse sociologique dans la mesure où certaines

tendances populationnelles des dernières années nécessitent, comme Dumont et Martin le

mentionnaient, une « connaissance plus concrète et plus nuancée » (Dumont et Martin, 1963, p.4).

Page 19: Migrations, cohabitations et visions du développement

6

Les données statistiques récentes, mais aussi l’expérience vécue du chercheur — originaire de ce

milieu —, auront conduit à penser cet espace comme étant en mutation. C’est principalement à

travers le discours des jeunes qui l’habitent, la découvrent et l’expérimentent que la Baie-des-

Chaleurs est saisie dans le cadre de ce mémoire de maîtrise. Cette approche permet de mieux

comprendre ce que devient cet espace régional ainsi que de mieux connaître les jeunes qui font le

choix d’y vivre.

Carte 1. Carte de localisation de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (Québec)

Source : Wikipedia Creative commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gaspesie-Iles-de-la-Madeleine_(Quebec)_map.svg (Page consultée le 10 août 2018)

Carte 2. Les six MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

Source : Complice Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, http://www.complicegim.ca/ (Page consultée le 10 août 2018)

Page 20: Migrations, cohabitations et visions du développement

7

Migration et rapport au territoire gaspésien La migration des jeunes vers les milieux ruraux correspond à une dynamique territoriale dont l’étude

paraît nécessaire en regard de nouvelles tendances observées dans les dernières années (Morin,

2013). Des régions telles que le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine ont connu,

surtout entre 2012 et 2016 (ISQ, 2018), des soldes migratoires interrégionaux positifs et une

croissance démographique dans certaines de leurs municipalités et Municipalités régionales de

comté (MRC). En Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, ce sont surtout les MRC d’Avignon et de

Bonaventure qui retiennent l’attention. Si d’autres MRC gaspésiennes ont connu des soldes

migratoires interrégionaux positifs, Avignon et Bonaventure sont les seules à avoir connu des

années de croissance démographique dans cette période et ce sont également les seules pour

lesquelles les projections statistiques annoncent une légère croissance démographique d’ici 2036

(ISQ, 2018). Les jeunes de 24-35 ans représentent une proportion non négligeable dans les soldes

migratoires interrégionaux positifs de ces deux MRC, fait étonnant là où « l’exode » des jeunes vers

les villes a été pendant plusieurs décennies identifié comme un problème régional.

Si ce phénomène pose d’abord la question du « pourquoi » certains jeunes choisissent-ils la Baie-

des-Chaleurs comme nouveau milieu de vie, il paraît également intéressant pour le sociologue

d’examiner le rapport de ces jeunes au développement territorial. Ce qu’il y a de commun dans la

façon dont ils se représentent leur espace habité indique ce qui est déterminant dans la construction

de leur « rapport à l’espace » (Lefebvre, 1986). L’intuition sociologique amène à penser que le même

territoire ne signifie pas la même chose pour un jeune migrant originaire de Montréal, un migrant de

retour dans la Baie-des-Chaleurs ou encore chez un jeune qui n’a jamais quitté ce milieu.

Question de recherche et organisation du mémoire

L’objectif général de ce mémoire est d’explorer les représentations sociales de jeunes migrants et

natifs des MRC gaspésiennes d’Avignon et de Bonaventure liées à la migration et au

développement. La question à laquelle il répond est la suivante : quelles représentations sociales

les jeunes migrants et natifs des MRC d’Avignon et de Bonaventure ont-ils du phénomène

migratoire et de l’intégration des anciens et nouveaux habitants dans ces milieux ; et quelles

sont leurs représentations des perspectives de développement de leur milieu et de la

Gaspésie ? Afin de répondre à cette question de recherche, deux catégories de migrants ont été

Page 21: Migrations, cohabitations et visions du développement

8

rencontrées : des migrants de retour dans ces MRC et des migrants originaires de régions

métropolitaines. Aussi, un groupe de jeunes natifs a été rencontré afin de mieux cerner la façon dont

leurs représentations de la région se distinguaient de celle des migrants. Au terme de cette

recherche, il apparaît que le milieu d’origine et le passage par la grande ville sont des facteurs

déterminants dans les représentations que les jeunes expriment en discutant de leur milieu, de la

sociabilité et du développement qu’on observe.

Ce mémoire est composé de six chapitres. Le Chapitre 1 est dédié à l’état de la question qui vise

à comprendre en quoi l’espace régional étudié connaît des transformations qui rendent nécessaire

un examen plus approfondi de celui-ci. Le « problème régional » est abordé à travers des

représentations savantes du développement des régions élaborées depuis les années 1990 et la

façon dont la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et les MRC d’Avignon et de Bonaventure y

apparaissent. Ces analyses sont comparées aux tendances démographiques, migratoires et de

structuration du territoire observées actuellement dans les MRC à l’étude. La question de la

croissance du tourisme y est finalement abordée pour saisir les possibles impacts de ce phénomène

sur l’urbanité du lieu. À travers cet exercice apparaît un milieu dont le peuplement et l’économie se

détachent des représentations des régions et de leur développement, et où semblent se dessiner de

nouvelles dynamiques métropolitaines.

Le Chapitre 2 propose un cadre théorique pour étudier le phénomène migratoire des jeunes dans

les MRC d’Avignon et de Bonaventure et leurs rapports au milieu d’accueil. Les différentes notions

sociologiques qui y sont présentées permettent de mieux saisir les processus de construction des

représentations du territoire et de l’espace chez de jeunes natifs ou des migrants récemment

installés dans la région. Les apports d’études québécoises sur le phénomène de la migration des

jeunes sont d’abord présentés, ce qui permet de mieux saisir les différentes trajectoires migratoires

et la diversité sociale et culturelle que la migration peut procurer à de petites communautés. Ensuite,

la sociologie de Georg Simmel (2013) sur la Grande ville et la vie de l’esprit est mobilisée afin de

comprendre comment la vie urbaine ou le passage par celle-ci induit une forme de représentation

de l’espace et des interactions sociales. Le travail théorique d’Alfred Schutz (2003) est également

évoqué pour l’éclairage qu’il apporte au phénomène « d’interprétation » d’un nouveau milieu de vie

chez l’Étranger ou Celui qui rentre au pays. Des réflexions de Maurice Halbwachs (1970) sur la

morphologie sociale et la mémoire collective sont exposées pour l’explication qu’elles apportent aux

Page 22: Migrations, cohabitations et visions du développement

9

effets de l’intégration de nouveaux individus dans une communauté. Les différentes représentations

que peuvent avoir les migrants d’origine métropolitaine, les migrants de retour et les natifs trouvent

de plus un éclairage théorique dans les travaux d’Henri Lefebvre (1986) qui aident à comprendre les

différents types de rapport à l’espace et leurs fondements sociaux. Enfin, des apports de

l’interactionnisme symbolique de Peter Berger et Thomas Luckmann (2006) et de la sociologie

phénoménologique d’Alfred Schutz (1987) complètent la construction du cadre théorique de cette

recherche visant l’analyse de la représentation du « réel », pour y trouver des « connaissances » qui

donnent un « sens » au monde. Ce corpus théorique amène à penser les différents rapports

possibles au territoire et à l’espace « social » chez les migrants et les natifs ainsi que les effets que

l’intégration de nouveaux individus avec une expérience métropolitaine peut avoir dans un milieu

rural peu densément peuplé.

Le Chapitre 3 présente la question de recherche, les objectifs ainsi que la méthodologie retenue

dans le cadre de ce mémoire. La population à l’étude, l’échantillonnage, le recrutement des

participants et la contribution d’un partenaire de recherche y sont également décrits et justifiés. Le

profil des participants est caractérisé et le choix de la discussion de groupe comme méthode de

collecte est aussi expliqué, ainsi que la méthode d’analyse qui est celle de la recherche du noyau

central de la représentation sociale élaborée par Jean-Claude Abric (2005). Le chapitre se termine

par la présentation des limites de l’étude.

L’Analyse des résultats débute avec le Chapitre 4 qui examine les motifs, évoqués par les migrants,

ayant contribué à leur migration dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure. Par leurs réponses,

les migrants évoquent des expériences communes dans lesquelles les motifs de la migration

donnent forme à des représentations sociales de la Baie-des-Chaleurs comme espace aux

caractéristiques naturelles et sociales appréciées. Ce chapitre présente également les

représentations des natifs concernant leur motivation à migrer hors de la région. Ce chapitre aborde

également les différents inconvénients et causes d’insatisfactions qui, selon les différentes

catégories de jeunes, limitent l’attractivité du milieu. L’analyse réalisée amène à penser que les

représentations que les jeunes ont des deux MRC, comme milieu visé par la migration ou milieu de

vie, varient selon qu’ils soient originaires d’une région métropolitaine, qu’ils soient un migrant de

retour ou encore un natif.

Page 23: Migrations, cohabitations et visions du développement

10

Le Chapitre 5 analyse les représentations des migrants concernant leur intégration au milieu. Les

représentations des natifs à propos de l’intégration des migrants y sont également abordées. Ce

chapitre vise à comprendre les processus d’intégration tels que les migrants affirment l’avoir vécu,

mais aussi à saisir les représentations d’un espace rural à travers le discours de jeunes originaires

ou ayant séjourné en région métropolitaine. Les stratégies et les difficultés d’intégration évoquées

par les différentes catégories de participants permettent de saisir des représentations sociales liées

à la sociabilité, aux relations interpersonnelles et à la solidarité chez des jeunes au parcours variées.

L’analyse des représentations de l’intégration montre comment l’expérience métropolitaine, le retour

dans l’ancien milieu de vie ou encore le fait de n’avoir jamais quitté la région sont déterminants dans

la construction du discours. Les représentations de l’intégration témoignent de la nouvelle

composition sociale qui émerge dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure.

Le Chapitre 6 analyse les représentations des migrants et des natifs sur la question du

développement actuel de leur milieu et de la région, ainsi que sur des suites potentielles qu’ils

anticipent ou encouragent pour l’avenir. Les trois catégories de jeunes rencontrés, qui ont tous une

expérience différente de la région et de son passé, produisent un discours dont l’interprétation

permet de saisir l’influence des expériences antérieures sur les représentations de la Baie-des-

Chaleurs et de son développement. Cet exercice permet de saisir comment les inquiétudes, mais

aussi l’optimisme de ces jeunes sur la question du développement, expriment un avenir régional

différemment représenté à travers des conceptions et des perceptions différentes de cet espace.

La conclusion présente une synthèse des principaux résultats de l’analyse et des constats qui

peuvent être faits concernant les nouvelles dynamiques démographiques, sociales et économiques

des MRC d’Avignon et de Bonaventure. Des suites proposées à ce mémoire de maîtrise sont aussi

présentées ainsi que les questions que posent aux sciences sociales et à la sociologie les nouvelles

réalités régionales observées dans la Baie-des-Chaleurs.

Page 24: Migrations, cohabitations et visions du développement

11

Chapitre 1. Développement régional : l’« anomalie » gaspésienne

En janvier 2015, le Conseil du patronat du Québec invitait en commission parlementaire le

gouvernement provincial à « réallouer une partie des budgets actuellement consacrés au maintien

des municipalités dévitalisées vers des mesures facilitant la relocalisation des ménages qui y

habitent » (Le Soleil, janvier 2015). Ce type de proposition irrite les sensibilités dans une région

comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, qui a été confrontée à des décisions et des projets de

délocalisation à la suite des recommandations du BAEQ à la fin des années 1960, puis du projet du

Parc Forillion et du dépôt d’un rapport de la firme Métra dans les années 1970. Bien que le Conseil

du patronat se soit publiquement excusé de cette « formulation maladroite » (Le Soleil, février 2015),

ce discours témoigne de la persistance d’un pessimisme dans les représentations collectives à

l’égard des régions « périphériques ». Les représentations de la « région » comme milieu

« dévitalisé », « marginal », « sous-développé » ou même en « désertification », sont ancrées dans

l’épopée de modernisation du territoire des années 1960-1970 et ont été renouvelées plus

récemment dans la décennie 1990. Clermont Dugas et Georges Mathews sont de ceux qui ont

souligné avec alarmisme l’état des régions du Québec, nourrissant inquiétude et pessimisme à

l’égard de l’avenir démographique et économique de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et d’autres

zones « éloignées ». Le vieillissement de la population et l’« exode » des jeunes sont au nombre des

problèmes soulignés par ces auteurs.

Ce premier chapitre présente le « problème » régional et différentes représentations savantes du

développement des régions, pour ensuite les comparer à certaines dynamiques contemporaines du

développement territorial qui s’en démarquent dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure situées

dans la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Une première partie explique la « dynamique du

déclin » interprété par Mathews et Dugas et montre en quoi les perspectives de développement, plus

particulièrement celles liées à la démographie des années 1990, étaient de mauvais augure pour la

région Gaspésienne et ses MRC. Ensuite, la variation réelle de la population pour la région et les

MRC d’Avignon et de Bonaventure des années 1990 à aujourd’hui est examinée, pour prendre la

mesure de l’écart entre les projections et ce qui s’est produit au cours des 25 dernières années.

Une deuxième partie approfondit l’examen des tendances démographiques des dernières années

dans la région. Les MRC d’Avignon et de Bonaventure présentent des dynamiques particulières qui

Page 25: Migrations, cohabitations et visions du développement

12

apparaissent comme une « anomalie » : les migrations interrégionales favorables à leur croissance

expliquent pour beaucoup un renversement momentané du déclin démographique dans la Baie-des-

Chaleurs. Aussi, les quelques années de croissance démographique qu’ont connue ces deux MRC

donnent un indice des mutations sociales que connaissent les régions « périphériques » ou

« rurales ». En effet, si les nouvelles réalités démographiques retiennent l’attention dans les MRC

d’Avignon et de Bonaventure, les dynamiques socioéconomiques se sont aussi transformées dans

les dernières décennies.

La troisième partie de ce chapitre aide à mieux comprendre l’économie régionale, la ruralité et la

place qu’occupent la Gaspésie et ses MRC dans l’espace québécois. Y est mobilisée l’approche

théorique de trois auteurs qui proposent des visions différentes du développement des régions du

Québec : Mario Polèse, Marc-Urbain Proulx et Bruno Jean. Leurs « représentations savantes » des

régions et de leur développement orientent et donnent des points de comparaison pour mieux

comprendre les dynamiques observées dans Avignon et Bonaventure. Ensuite, une description de

la transformation de l’économie des dernières années dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure

est présentée. À ce titre, ces deux MRC se détachent en partie des représentations du

développement socioéconomique des régions, ce qui nourrit à nouveau la notion d’« anomalie » en

regard de l’espace conçu des spécialistes.

La quatrième partie met en lumière les nouvelles tendances de la structuration du territoire dans les

MRC d’Avignon et de Bonaventure depuis quelques années. Les questions de l’occupation du

territoire et de la croissance ou décroissance démographique de certaines municipalités y sont

abordées. Cet examen illustre la formation d’une « aire de croissance démographique » qui vient

changer la dynamique territoriale et fait apparaître sur la carte une exception aux conceptions de la

croissance dynamisée par les pôles.

La cinquième et dernière partie de ce chapitre aborde le phénomène du tourisme. Cette question

paraît essentielle, considérant qu’il est un vecteur de transformations démographiques, sociales,

économiques et culturelles dans une région comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et notamment

dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure qui possèdent de nombreuses aires d’affluence

touristique. Les travaux théoriques de Mathis Stock et Léopold Lucas sur la « touristification » de

Page 26: Migrations, cohabitations et visions du développement

13

certains lieux jadis « ruraux » permettent de concevoir l’importance et le rôle du tourisme dans les

mutations sociales que peuvent connaître des régions « périphériques ».

La Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est une région dont l’avenir est envisagé depuis plusieurs

décennies à travers des représentations de la « ruralité » et de la « périphérie » opposées à celles

de l’urbanité et de la centralité. Pourtant, certaines de ses MRC n’échappent pas à des dynamiques

de développement qui se détachent des représentations courantes de l’univers régional.

Représenter les manifestations de ces dynamiques en territoire gaspésien met en question les

limites de ces représentations.

1.1 La « dynamique du déclin » dans l’Est-du-Québec En 1996, le démographe Georges Mathews présentait une analyse démographique des régions du

Québec à partir des données des recensements de 1986 et 1991 et des projections pour les

années 1996-2016. Voilà près de vingt ans que ces projections démographiques et leurs

interprétations par Mathews sont parues dans Recherches sociographiques. S’y attarder permet de

savoir jusqu’où elles se sont réalisées et en quoi la situation actuelle des MRC d’Avignon et de

Bonaventure s’en démarque.

Dans son article Avenir démographique des régions : analyse critique et implications des plus

récentes perspectives démographiques du BSQ, Mathews abordait la question du déclin des régions

périphériques au Québec à la lumière des projections du Bureau de la statistique du Québec.

Commentant la comparaison des recensements de 1986 et 1991, Mathews soulignait la « chute

inattendue de la population » pour les régions de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent, alors que le

Québec connaissait une croissance démographique pour la même période (Mathews, 1996, p.415).

En 1986, la population de la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de 116 000 et la projection

calculée pour l’année 1991 prévoyait une légère diminution à 115 100, mais le recensement de 1991

confirma plutôt le chiffre de 108 500 habitants (Mathews, 1996). Cette diminution de 6,5 % de la

population en cinq ans amena Mathews à considérer l’avenir de cette région — mais pas seulement

de celle-ci — comme condamné à une « dynamique du déclin » et à une « désertification régionale »

(Mathews, 1996). Les perspectives démographiques du BSQ pour la région estimaient une baisse

de la population à 99 700 en 2001 et à 88 600 en 2016 (Mathews, 1996). Cela correspondait à une

diminution de 18,3 % de la population entre 1991 et 2016. Mathews examina aussi les indices

Page 27: Migrations, cohabitations et visions du développement

14

démographiques et les projections pour les MRC de la région. Alors que la population d’Avignon

était de 15 820 habitants en 1991, les projections pour 2016 estimaient qu’elle allait passer à 13 300

habitants, soit une réduction de 16 %. Pour Bonaventure, la population était de 20 257 personnes

en 1991 et ne devait plus en compter que 16 700 en 2016, soit 17,6 % de diminution (Tableau 1).

Les pertes démographiques observées se sont toutefois avérées moindres que prévu. La population

réelle était en 2016 de 14 461 pour Avignon et de 17 660 pour Bonaventure, alors que la population

totale de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de 90 311 pour la même période (Statistique

Canada, 2016.). L’écart entre les projections évoquées par Mathews pour 2016 et la population

réelle de 2016 est donc de 1,5 % pour la Gaspésie, alors que l’écart pour Bonaventure est de 4,8 %,

et celui pour Avignon de 7,2 %. Bien que l’écart entre les projections commentées par Mathews et

la population réelle ne soit pas très élevé pour la région dans son ensemble, il est à souligner que

celui d’Avignon est significatif et que celui de Bonaventure n’est pas négligeable. Les pertes

démographiques pour Avignon et Bonaventure dans la période 1991-2016 sont, en proportion,

moins considérables que pour l’ensemble de la région administrative de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine. Le Tableau 1 rend compte de la variation réelle de la population dans la région

administrative et les MRC de Bonaventure et Avignon.

Tableau 1. Comparaison des projections de 1996 et population réelle de 2016 Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et MRC d’Avignon et de Bonaventure (en milliers)

Population réelle 1991 (en milliers)

Projection 2016 (BSQ)

(en milliers)

Population réelle 2016 (en milliers)

% de variation de la population estimée 1991-2016 (BSQ)

% de variation de population

réelle 1991-2016

Écart entre projections

et population réelle (%)

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

108,5 88,6 90,3 – 18,3 % -16,8 % 1,5 %

Avignon 15,8 13,9 14,5 -16 % -8,2 % 7,2 %

Bonaventure 20,3 16,7 17,7 – 17,6 % -12,8 % 4,8 % Source : Mathews, 1996; ISQ, 2017 ; Statistique Canada, Recensement de la population de 2016, modifié par l’auteur

Mathews entretenait un pessimisme sur l’avenir des régions qui l’amenait à considérer que « le

Québec a désormais sa grande zone de dépeuplement » que l’on peut principalement situer dans

l’est du Québec (Mathews, 1996, p.419). Si « l’avenir paraît sombre pour le Bas-Saint-Laurent et la

Gaspésie », écrivait-il, c’était parce que ces régions étaient touchées par deux phénomènes qui

accentuaient leur déclin démographique : l’exode et le vieillissement de la population (Mathews,

Page 28: Migrations, cohabitations et visions du développement

15

1996, p.435). La Gaspésie avait connu entre 1986 et 1991 une détérioration de son solde

interrégional de migration qui atteignait une « moyenne annuelle de 1 % de la population totale »

(Mathews, 1996, p.422). De plus, Mathews considérait que les pertes des périphéries fluctuaient

avec la « situation économique des régions urbaines » et que cette situation aurait été favorable de

1986 à 1989 (Mathews, 1996, p.425). Cela signifiait qu’il fallait s’attendre à des pertes de population

plus grandes lorsque les régions urbaines auraient plus d’opportunités économiques à offrir.

Mathews voyait aussi dans la situation économique de la province de Québec du début des

années 1990 la nécessité d’assainir les dépenses publiques. Il ajoutait que la « contribution

essentielle à cette lutte contre les déficits » serait principalement le fardeau des « régions centrales »

ou des milieux urbains, ce qui signifiait que les « régions périphériques » devraient participer à l’effort

par une « moindre péréquation » venant de ces villes (Mathews, 1996, p.426). Ainsi, les régions

comme la Gaspésie, qui bénéficiaient d’une péréquation interrégionale, devaient selon lui participer

en acceptant une diminution des investissements sur leur territoire, qui de toute façon étaient

proportionnellement supérieures à ceux dans les régions du centre du Québec (Mathews, 2016).

L’interprétation de Mathews suggérait que l’État n’avait plus les moyens de soutenir le

développement des régions. Le départ de la population locale apparaissait inévitable devant ce cul-

de-sac économique. Les conditions difficiles de l’économie gaspésienne dans la décennie 1990

pouvaient être en cause dans cet « exode », phénomène qui s’observait dans les soldes migratoires

interrégionaux négatifs pour l’intervalle 1991-1996. Dans cette période, Bonaventure enregistrait un

solde négatif de 605 individus et Avignon de 268 individus (ISQ, 2015). Lorsque l’on considère la

région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine dans son ensemble, les soldes migratoires de la

décennie 1990 prenaient une tournure encore plus préoccupante. Entre 1991 et 1996, la région

présentait un solde négatif de 2795 individus et sur ce nombre, 67 % étaient âgés de 20 à 29 ans

(ISQ, 2002). Pour la période 1996-2001, la situation, qui était déjà inquiétante, devenait dans les

projections, puis dans le réel, une véritable ruée hors de la région. Le solde migratoire réel pour ces

cinq années fut une perte nette de 7578 individus, dont 53 % étaient âgés de 20 à 29 ans (ISQ,

2002).

Un autre problème souligné par Mathews était le vieillissement « précoce » de la structure par âge.

Le renversement progressif de la pyramide des âges, qui est un phénomène propre à l’Occident, se

serait manifesté beaucoup plus tôt dans des régions comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Les

Page 29: Migrations, cohabitations et visions du développement

16

effets du baby-boom s’épuisaient dans les années 2000 et le vieillissement de la population

connaissait une accélération (Mathews, 1996). Les soldes migratoires interrégionaux négatifs

annuels pour les jeunes en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et l’arrivée dans la soixantaine des baby-

boomers autour de 2011 devaient produire un contexte dans lequel les « coûts publics » pour ces

régions connaîtraient une augmentation considérable (Mathews, 1996). Dans ce contexte, pour la

région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, Mathews estimait que la population des 60 ans et plus

augmenterait de 56,5 % entre 1991 et 2016, alors que, pour la même période, la population des 0-

59 ans diminuerait de 33 % (Mathews, 1996). Ces projections correspondent à peu près à ce qui

s’est produit.

Tableau 2. Projection de la structure par âge de la population à l’horizon 2016 et population réelle 2016 (en %)

Projection pour 2016

(BSQ 1996) Population réelle 2016 (Statistique Canada)

0-59 ans 60 ans et plus

0-59 ans 60 ans et plus

MRC Avignon – – 67,6 % 32,4 %

MRC Bonaventure – – 64,1 % 35,9 %

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

68,7 % 31,3 % 65 % 35 %

Sources : Mathews, 1996; Statistique Canada, 2017, modifié par l’auteur

Le Tableau 2 présente la structure par âge de la population selon les projections du BSQ et la

population réelle de 2016. Non seulement les projections démographiques se sont réalisées dans la

région administrative, mais la population est plus âgée que le suggérait le BSQ. Les 60 ans et plus

forment 35 % de la population, soit 3,7 points de pourcentage de plus que dans les projections de

1996. Dans Avignon, la proportion de 0-59 ans est plus élevée (67,6 %) que pour la région, ce qui

signifie que sa population a vieilli moins vite que celles des autres MRC. Cet écart entre les

projections du BSQ et les données du recensement de 2016 pourrait s’expliquer par les migrations

interrégionales dans cette MRC. Au contraire, avec 35,9 % de 60 ans et plus, Bonaventure connaît

un vieillissement démographique plus prononcé que la moyenne régionale. Dans les années 1990,

Mathews considérait que le « vieillissement apporterait de l’eau au moulin de la stagnation

économique » dans des régions comme la Gaspésie et signifiait un coût supérieur pour l’État

québécois qui devrait verser une « péréquation substantielle » à ces régions, dans un contexte de

« nécessaire assainissement des finances publiques » (Mathews, 1996, p.436).

Page 30: Migrations, cohabitations et visions du développement

17

« L’exode » et le vieillissement de la population dans une région qui fait partie de « l’arrière-pays »

comme la Gaspésie amenaient Mathews à poser la question de son coût pour l’État et de son avenir.

Pour ce dernier, le Québec allait devoir « faire face à la difficile question de [la] survie » de certaines

régions périphériques et il estimait que « l’idée que chaque patelin a le droit de perdurer

indépendamment des circonstances démographiques et économiques constitue un véritable cul-de-

sac, dont il faudra sortir un jour » (Mathews, 1996, p.435). C’était selon lui s’opposer au sens de

l’histoire que de s’acharner à maintenir artificiellement en vie les régions. « Il est illusoire [de vouloir]

soustraire le mouvement des hommes et des femmes à l’histoire » (Mathews, 1996, p.436). Il se

plaçait ici dans une logique affirmant que l’histoire amène inéluctablement les individus vers les villes

et que « le renforcement des régions passe, en toute probabilité, par le renforcement de leurs

centres, et non par le maintien artificiel de leur périphérie » (Mathews, 1996, p.435).

1.2 Le « problème social » du sous-développement régional Dans la décennie 1990, Mathews n’était pas le seul à dresser un portrait alarmant de la situation

économique et démographique des régions périphériques québécoises. Le géographe de l’UQAR

Clermont Dugas a aussi abordé la question des « disparités régionales » et du « sous-

développement » de certains milieux. Pour ce dernier, ces disparités contribuaient à « marginaliser »

certaines régions et communautés très majoritairement rurales, ce qu’il qualifiait de « problème

social » (Dugas, 1994).

C’est dans un article de l’ouvrage collectif Traité des problèmes sociaux que Dugas présentait l’état

de « sous-développement » auquel auraient été confrontées certaines régions du Québec. Pour

celui-ci, ce « sous-développement régional » se traduisait par un « niveau de développement

socioéconomique d’un territoire englobant un certain nombre de municipalités » qui se situe

significativement en dessous de la moyenne nationale (Dugas, 1994, p.5). Dugas concédait que cet

état de marginalisation était plus observable dans les milieux ruraux qui avaient été les « grandes

victimes de la modernisation de la vie socioéconomique » (Dugas, 1994, p.6). L’urbanisation et

« l’exode » de la population des campagnes vers les villes apportaient un déséquilibre qui avait fait

croitre la marginalisation de ces milieux (Dugas, 1994). Il soulignait d’ailleurs un ensemble de

facteurs socioéconomiques — issus du recensement de 1986 — comme le taux de chômage, le

niveau de revenu, les infrastructures de services, la démographie, etc., qui contribuaient au sous-

Page 31: Migrations, cohabitations et visions du développement

18

développement de ces régions. C’est la région administrative Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine qui

présentait à l’époque le revenu familial moyen le plus faible (27 014 $) et bien en dessous de la

moyenne nationale (37 902 $) (Dugas, 1994). Mais pour Dugas, les régions périphériques comme

la Gaspésie n’avaient pas le « monopole » des problèmes économiques, car pratiquement « toutes

les régions sises à la périphérie de la plaine du Saint-Laurent » souffraient de cette « marginalité »

(Dugas, 1994, p.8). Pour analyser les disparités de développement sur le territoire québécois, Dugas

précisait en 1994 que la « répartition par MRC et par localité » de la « marginalité » devait être prise

en compte (Dugas, 1994, p.8). Il notait également que sur les six MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine, quatre faisaient partie des MRC à « très bas revenu » (Dugas, 2014, p.8). Dugas

soulignait aussi que le chômage s’était aggravé. Le taux de chômage était de 11,4 % en 1955 pour

la péninsule et avait grimpé à 22 % en 1981, puis 27 % en 1987 (Dugas, 1994). Une détérioration

de la situation économique dans la région lui semblait expliquer « l’exode » des ruraux vers la ville

(Dugas, 1994). Ainsi, la « désertification » de certaines régions évoquée par Mathews apparaît plus

compréhensible lorsque l’on prend en considération les disparités interrégionales que Dugas avait

soulignées.

Dans ses travaux, Dugas critiquait les mesures prises par le gouvernement à l’époque concernant

le développement économique des régions. Il leur reprochait une volonté de développement

marquée par la même logique que la décennie précédente, le « laisser-faire » économique ou

néolibéralisme. Le plan d’action de développement des régions de 1988 reposait « essentiellement

sur l’initiative des individus et sur leur entrepreneuriat et par conséquent sur les dynamiques propres

à chaque région » (Dugas, 1994, p.17). Si à la fin des années 1980 le développement local et

endogène était encouragé par le gouvernement, c’était surtout afin de désengager l’État de ses

responsabilités à l’égard du Québec des régions et d’améliorer la croissance économique, ce qui

avantageait les centres urbains et contribuait à l’exode des populations rurales (Dugas, 1994).

Page 32: Migrations, cohabitations et visions du développement

19

1.3 Les nouvelles tendances démographiques dans Avignon et Bonaventure

Un examen plus exhaustif et actualisé des tendances démographiques de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine, mais surtout des MRC d’Avignon et de Bonaventure, montre un portrait moins

dramatique que celui envisagé par les projections des années 1990 et les analyses de Mathews et

Dugas.

Graphique 1. Variation de la population Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine 1996-2016

Source : ISQ, 2018, Statistique Canada, Recensement de la population de 2016.

Le Graphique 1 présente la variation de la population pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine

entre 1996 et 2016. La région, qui avait une population de 106 404 habitants en 1996, n’en comptait

plus que 90 311 en 2016 (Statistique Canada, 2017). Cela représente une diminution de 12,8 % de

la population entre 1996 et 2016. La courbe du Graphique 1 montre que la « saignée »

démographique freine autour de 2006 pour la région gaspésienne et la période 2006-2016 présente

ensuite un lent déclin. Mathews avait anticipé un recul de la migration en dehors de la région et un

ralentissement du déclin, tout simplement parce que le vieillissement de la population allait réduire

en nombre absolu la quantité de jeunes en âge de partir (Mathews, 1996). Aussi, l’accroissement

naturel n’est pas un facteur de ralentissement du déclin démographique de la région, son taux étant

négatif depuis 2001 (ISQ, 2016). S’il avait prévu que le « déclin s’atténue après 2006 de manière

purement mécanique » (Mathews, 1996, p.430), Mathews n’avait pas anticipé que la région pourrait

aussi compter sur des soldes migratoires interrégionaux positifs pour améliorer sa démographie.

80 000

85 000

90 000

95 000

100 000

105 000

110 000

1996 2001 2006 2011 2012 2013 2014 2015 2016

PO

PU

LAT

ION

/N(N

)

Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine

Page 33: Migrations, cohabitations et visions du développement

20

Le Graphique 2 présente une amélioration importante des soldes migratoires interrégionaux4 pour

l’ensemble de la région après 2002. Cette tendance culmine aux années 2009-2010 et 2010-2011

avec des soldes positifs inattendus et un solde nul pour 2011-2012.

Graphique 2. Soldes migratoires interrégionaux Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine 2001-2016

Source : ISQ 2018 Cependant, ce graphique doit être interprété avec prudence, car ces dynamiques démographiques

ne s’observent pas uniformément dans tous les territoires de la région. En effet, ce sont les

dynamiques démographiques de certaines MRC qui semblent avoir donné forme à des soldes

migratoires interrégionaux positifs pour la région administrative dans son ensemble. Les MRC

d’Avignon et de Bonaventure retiennent particulièrement l’attention.

Le Graphique 3 présente la variation de la population totale et selon les groupes d’âge dans Avignon

entre 1996 et 2016. Si la MRC a perdu 9,9 % de sa population dans cette période, certaines

tendances sont encourageantes. Entre 2006 et 2015, la MRC connaît plusieurs périodes de

stabilisation, voire de croissances démographiques (2008 à 2011 et 2015-2016). Cependant,

4 Dans le cadre de cette recherche, les soldes migratoires excluent les migrations interprovinciales et internationales. Si les migrations internationales sont peu nombreuses dans la région gaspésienne, la prise en compte des migrations interprovinciales, plus importantes, serait à ajouter dans une étude ultérieure.

-812

-510

-94

-150

-217

-202

-210

-61

146

99

-1

-336

-369

-134

-197

122

-1000 -800 -600 -400 -200 0 200

2001-2002

2002-2003

2003-2004

2004-2005

2005-2006

2006-2007

2007-2008

2008-2009

2009-2010

2010-2011

2011-2012

2012-2013

2013-2014

2014-2015

2015-2016

2016-2017

Soldes migratoires (N)

Page 34: Migrations, cohabitations et visions du développement

21

l’année 2016-2017 laisse place à une décroissance démographique importante qui apparaît en

rupture avec la « stabilité » des dernières années5. Aussi, ce graphique permet de constater des

périodes de légère croissance démographique chez les 0-14 ans et les 24-35 ans, tendances

inhabituelles dans une région qui connaît un vieillissement démographique important.

Graphique 3. Variation de la population selon le groupe d’âge dans la MRC d’Avignon 1996-2016

Sources : Institut de la statistique du Québec, Direction des statistiques sociodémographiques et Statistique Canada, Division de la démographie. Adapté par l’Institut de la statistique du Québec, 2017, modifié par l’auteur

Pour sa part, la population des 65 ans et plus connaît une croissance continue entre 1996 et 2015.

Cette croissance accélère légèrement depuis quelques années, avec le passage de cohortes

nombreuses dans la catégorie des 65 ans et plus. Toutefois, l’année 2016 laisse curieusement place

à une légère décroissance pour ce groupe d’âge. Enfin, si Avignon connaît toujours un vieillissement

démographique, ce phénomène pourrait être ralenti par l’amélioration de ses soldes migratoires

interrégionaux chez les populations plus jeunes.

5À noter que cette décroissance démographique est principalement due à la variation de population de la communauté autochtone micmaque de Listuguj, située dans Avignon. Celle-ci aurait perdu 624 individus (-33,5 %) entre 2011 et 2016. Sans les pertes de Listuguj, la population de la MRC dans son ensemble aurait décliné de 1,2 % et non 5,1 %. Statistique Canada signale que l'utilisation des chiffres de Listuguj doit ce faire avec « prudence » à la suite de possibles erreurs dans les données.

0

2000

4000

6000

8000

10000

12000

14000

16000

18000

1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016

Pop

ulat

ion(

N)

0-14 ans 15-24 ans 25-34 ans 35-64 ans 65+

Page 35: Migrations, cohabitations et visions du développement

22

Le Graphique 4 présente les soldes migratoires interrégionaux totaux et selon les groupes d’âge

dans Avignon de 2001 à 2016. Il est à noter que la MRC a connu des soldes migratoires

interrégionaux positifs de 2008 à 2012 et en 2014. Cette période correspond à la phase de

croissance démographique de la MRC (2008 à 2012 et 2014). Les soldes migratoires interrégionaux

par groupes d’âge présentés dans ce graphique montrent un rajeunissement des gains migratoires,

qui s’exprime par sept années de soldes positifs chez les 25-34 ans entre 2005 et 2014.

Parallèlement, les soldes migratoires interrégionaux des 0-14 ans sont plus souvent positifs lorsque

ceux des 24-35 le sont aussi, laissant croire que plusieurs familles s’installent avec leurs enfants

dans la MRC. Dans Avignon, le recul des soldes négatifs chez les 15-24 ans, mais aussi les gains

migratoires chez les 0-14 ans et les 25-34 ans, donnent forme à des soldes migratoires

interrégionaux annuels positifs, ce qui permet de connaître des années de croissance

démographique.

Graphique 4. Soldes migratoires interrégionaux selon le groupe d’âge dans la MRC d’Avignon 2001-2016 (N)

Source : Institut de la statistique du Québec, exploitation du Fichier d’inscription des personnes assurées (FIPA) de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), 2018, modifié par l’auteur

-150 -100 -50 0 50 100

2001-2002

2002-2003

2003-2004

2004-2005

2005-2006

2006-2007

2007-2008

2008-2009

2009-2010

2010-2011

2011-2012

2012-2013

2013-2014

2014-2015

2015-2016

2016-2017

65+

35-64

25-34

15-24

0-14 ans

Total

Page 36: Migrations, cohabitations et visions du développement

23

Pour la MRC de Bonaventure, le Graphique 5 indique une diminution de 10,4 % de la population

entre 1996 et 2016. Comme dans Avignon, la MRC a connu plusieurs années de croissance

démographique dans cette période (2003, 2006, 2008 à 2012). Contrairement à Avignon,

l’année 2016-2017 n’a pas été marquée par une chute démographique importante dans

Bonaventure, mais plutôt par une légère décroissance. Aussi, la variation de la population par groupe

d’âge dans Bonaventure montre des tendances similaires à celles d’Avignon. D’une part, la

croissance du nombre de 65 ans et plus dans Bonaventure s’inscrit dans un vieillissement

démographique important. D’autre part, les 15-24 ans connaissent une certaine stabilité

démographique entre 2001 et 2010, alors que les 25-34 ans connaissent une stabilité semblable

entre 2003 et 2009, une croissance en 2012 et une légère baisse en 2016. Dans les deux MRC, un

double mouvement est en cours : un vieillissement démographique et une diminution des pertes,

voire une croissance, chez les jeunes (25-34 ans). Les migrations interrégionales expliquent pour

beaucoup ce phénomène.

Graphique 5. Variation de la population selon le groupe d’âge dans la MRC de Bonaventure 1996-2016

Sources : Institut de la statistique du Québec, Direction des statistiques sociodémographiques et Statistique Canada, Division de la démographie. Adapté par l’Institut de la statistique du Québec, 2017, modifié par l’auteur

Les soldes migratoires interrégionaux de la MRC de Bonaventure présenté dans le Graphique 6

expriment une alternance en dents de scie dans la période 2001 à 2016. De 2002 à 2011, la MRC

0

5000

10000

15000

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25000

1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016

Pop

ulat

ion(

N)

0-14 ans 15-24 ans 25-34 ans 35-64 ans 65+

Page 37: Migrations, cohabitations et visions du développement

24

a connu à sept reprises des soldes migratoires interrégionaux positifs. Comme dans Avignon, cela

a donné forme à des années de croissance démographique, notamment de 2008 à 2011. Ensuite,

le retour à des soldes migratoires interrégionaux négatifs après 2012 correspond à une reprise de

la décroissance démographique. L’analyse des soldes migratoires interrégionaux selon les groupes

d’âge dans Bonaventure présente des dynamiques semblables à celles d’Avignon. Si les pertes se

poursuivent — moins intensément — chez les 15-24 ans, les 25-34 ans connaissent à huit reprises

des soldes annuels positifs entre 2004 et 2015. Ce groupe d’âge a ainsi contribué aux années de

croissance démographique qu’a connues la MRC. Le même constat apparaît chez les 0-14 ans qui

connaissent plusieurs soldes annuels positifs entre 2006 et 2015. La MRC a d’ailleurs enregistré des

soldes migratoires interrégionaux positifs chez les 0-14 ans et les 25-34 ans pour l’année 2016-

2017, alors que son solde démographique était négatif. Concernant les 35-64 ans, même si ce

groupe d’âge joue un rôle important dans la croissance démographique de la MRC, il est parfois

numériquement dépassé par la migration des 0-34 ans. Enfin, une tendance particulière à

Bonaventure s’exprime par les nombreux soldes négatifs chez les 65 ans et plus, ce qui pourrait être

lié à des migrations en vue de se rapprocher des services ou des enfants établis ailleurs.

Graphique 6. Soldes migratoires interrégionaux selon le groupe d’âge dans la MRC de Bonaventure 2001-2016 (N)

Page 38: Migrations, cohabitations et visions du développement

25

Source : Institut de la statistique du Québec, exploitation du Fichier d’inscription des personnes assurées (FIPA) de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), 2018, modifié par l’auteur

L’analyse des soldes migratoires interrégionaux et évolutions démographiques des MRC d’Avignon

et de Bonaventure soutient l’idée qu’elles connaissent une dynamique populationnelle qui représente

une « anomalie » par rapport aux interprétations des projections démographiques des années 1990.

Malgré un vieillissement jusqu’ici inévitable de la population et le départ — bien souvent pour les

études supérieures — des 15-24 ans, les quelques années de croissance démographique et

plusieurs années de soldes migratoires interrégionaux positifs chez les 25-34 ans donnent à penser

que ce milieu est touché par des transformations sociales qui en font un « espace » plus attractif. La

représentation de « l’exode » paraît contredite par la migration de jeunes dans une région considérée

dans le passé comme « sous-développée » ou en « désertification ».

Si les soldes migratoires interrégionaux ne permettent pas à la Gaspésie dans son ensemble de

connaître une croissance démographique au cours des années 2000 et 2010, c’est tout le contraire

pour Avignon et Bonaventure. Cela laisse croire que les autres MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine ont connu plus souvent des soldes migratoires interrégionaux négatifs, contribuant à la

décroissance démographique pour la région dans son ensemble. Afin d’éclaircir la situation par une

-150 -100 -50 0 50 100 150

2001-2002

2002-2003

2003-2004

2004-2005

2005-2006

2006-2007

2007-2008

2008-2009

2009-2010

2010-2011

2011-2012

2012-2013

2013-2014

2014-2015

2015-2016

2016-2017

65+

35-64

25-34

15-24

0-14 ans

Total

Page 39: Migrations, cohabitations et visions du développement

26

vue d’ensemble, la Figure 3 a été produite pour situer les soldes migratoires interrégionaux cumulés6

dans chacune des MRC de la région administrative pour la période 2006-2016 inclusivement.

Carte 3. Soldes migratoires interrégionaux cumulés des MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine pour la période 2006-2016 (N)

Source : ISQ 2018 ; Soldes migratoires interrégionaux cumulés calculés par l’auteur Sur cette période, seule la MRC d’Avignon obtient un solde migratoire cumulé positif. Bien que

négatif (-66), le solde de Bonaventure se détache tout de même des autres MRC gaspésiennes.

C’est la MRC de Côté-de-Gaspé qui connaît le solde cumulé le plus négatif pour l’ensemble de la

région.7 Cela traduit le déséquilibre que connaissent les MRC par rapport à la migration et épouse

la thèse selon laquelle une dynamique particulière touche Avignon et Bonaventure pour cette

période. Même si ces soldes migratoires interrégionaux incluent les migrations internes, c’est-à-dire

les migrations des individus d’une MRC à l’autre, la migration interrégionale — et non intrarégionale

— est la cause principale des gains migratoires obtenus par Avignon et Bonaventure.

Les données de l’ISQ permettent d’examiner les échanges migratoires entre les MRC et chaque

région administrative. Appliquer cet examen à Avignon et Bonaventure est intéressant pour la

6 Total du nombre de sortants moins le nombre d’entrants pour la période 2006-2016 7 Il est à noter que pour l’année 2016-2017, les MRC de Côte-de-Gaspé, des Îles-de-la-Madeleine et du Rocher-Percé ont connu un solde migratoire positif, alors qu’Avignon, de Bonaventure et de la Haute-Gaspésie ont connu un solde migratoire négatif pour la même période.

Page 40: Migrations, cohabitations et visions du développement

27

période 2008-2015 qui correspond aux années de croissance démographique des deux MRC. Le

Graphique 7 présente les échanges migratoires cumulés entre ces MRC et certains ensembles

régionaux. Ce découpage des régions administratives est emprunté à Morin (2013). Aussi, la région

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est ajoutée afin d’observer les échanges des deux MRC avec leur

propre région administrative. Le premier constat de l’analyse de ce graphique montre que Montréal

et ses périphéries représentent le principal bassin de migration vers Avignon et Bonaventure.

D’ailleurs, c’est la migration en provenance de ces régions qui leur aura permis d’atteindre des

soldes migratoires interrégionaux positifs et une croissance démographique dans les dernières

années et ainsi de se démarquer des autres MRC gaspésiennes. « L’exode » des habitants de la

Gaspésie vers Montréal apparaît comme une perception d’une époque révolue. C’est plutôt vers la

Capitale-Nationale, Chaudière-Appalaches et le Bas-Saint-Laurent que les habitants d’Avignon et

de Bonaventure migrent davantage. Encore une fois, il est possible d’évoquer la poursuite d’études

supérieures pour expliquer une partie des départs chez les plus jeunes vers la Capitale-Nationale.

Si le Bas-Saint-Laurent attire plusieurs habitants des deux MRC, cette migration est probablement

liée à la poursuite des études, l’accès aux services et l’emploi dans les environs de Rimouski ou

Rivière-du-Loup. Les échanges avec des régions « médianes » comme l’Estrie et la Mauricie sont à

peu près nuls. Enfin, Avignon connaît des échanges migratoires légèrement positifs avec sa propre

région administrative, alors que Bonaventure connaît des échanges négatifs. En somme, les

habitants de Bonaventure privilégient une migration vers la Capitale-Nationale et Chaudière-

Appalaches, alors que c’est plutôt vers le Bas-Saint-Laurent que la population d’Avignon migre.

Page 41: Migrations, cohabitations et visions du développement

28

Graphique 7. Soldes migratoires interrégionaux des MRC d’Avignon et de Bonaventure avec certains ensembles de régions administratives 2008-2016 (N)

Source : ISQ 2018 ; soldes migratoires interrégionaux cumulés calculés par l’auteur La Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine demeure à ce jour l’une des régions administratives qui a connu

le plus important mouvement « d’exode » de sa population. Néanmoins, à la lumière des données

démographiques présentées, Avignon et Bonaventure se détachent des projections d’exode des

jeunes et de déclin démographique inéluctable des années 1990. Ces deux MRC peuvent

difficilement apparaître aujourd’hui comme une zone « sous-développée » et peu attractive de la

Gaspésie. Les migrations interrégionales contribuent au retour momentané de la croissance

démographique dans Avignon et Bonaventure, et ce phénomène est crucial à considérer pour

l’analyse des mutations sociales de ce milieu.

1.4 Représentations du développement de l’espace régional et nouvelles dynamiques économiques dans Avignon et Bonaventure « L’espace régional » ou « monde rural » québécois a connu des mutations sociales importantes

depuis la seconde moitié du XXe siècle et certaines représentations scientifiques plus récentes que

les analyses démographiques de Mathews et Dugas proposent une analyse spatiale de l’économie

des « régions » et de leur développement. Sous cet angle, les « régions » et leur développement

sont également définis dans leurs rapports avec l’ensemble du Québec. Une autre approche

14

-69-68

-178

313

442

-129

-72

0 16

-300

-200

-100

0

100

200

300

400

500

Avignon Bonaventure

Sold

es m

igra

toir

es

MRC

Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine

Capitale-Nationale et Chaudière-Appalaches

Montréal, Laval, Montérégie,Laurentides et Lanaudière

Bas-Saint-Laurent

Estrie et Mauricie

Page 42: Migrations, cohabitations et visions du développement

29

représente le développement de l’espace « rural » à travers l’idéal d’indépendance et d’autonomie

de ces milieux, liés à leur dynamisme et à l’identité locale.

Mario Polèse, Marc-Urbain Proulx et Bruno Jean, qui œuvrent dans le champ des études régionales

depuis plusieurs années, proposent des modèles de développement régional contrastés couvrant

l’éventail évoqué. Examiner comment les deux MRC à l’étude apparaissent dans leur modèle de

développement respectif aide à caractériser les phénomènes qu’on y observe, ainsi qu’à

comprendre le degré d’intégration économique de cette zone dans la région et le territoire québécois.

Cette section présente ensuite les transformations économiques qui ont touché les deux MRC

depuis 1996 afin de mieux comprendre le degré d’intégration économique de cette zone dans les

modèles de développement proposés par Polèse, Proulx et Jean.

1.4.1 Mario Polèse : Avignon et Bonaventure, une « périphérie d’exploitants » La pensée de Polèse sur les régions et leur développement peut être abordée à partir d’un article

publié dans Recherches sociographiques en 2009 et intitulé Nouvelles dynamiques régionales de

l’économie québécoise : cinq tendances. Dans ce texte, il souligne les tendances économiques liées

à l’emploi qui sont apparues sur le territoire québécois dans la période de 1987 à 2007. Pour l’utilité

de cette recherche, les quatre premières tendances évoquées par Polèse sont résumées rapidement

afin de se concentrer sur la cinquième, dans laquelle notre zone à l’étude se situe. Ces cinq

tendances sont :

1) La « re-métropolisation » de Montréal qui passe par le développement des secteurs « information,

culture, loisir » et « services professionnels scientifiques et techniques ». Montréal remplirait à

nouveau des « fonctions métropolitaines » dans l’espace québécois et canadien (Polèse, 2009, p.19-

20).

2) L’existence d’un « Arc industriel » québécois. Alors que Montréal devient un « centre de services

supérieurs », l’industrie manufacturière se déconcentre dans cet « arc » (Polèse, 2009, p.21). Ce

phénomène se produit dans les villes moyennes et petites des régions du sud du Québec, plus

susceptibles de développer leur industrie manufacturière grâce à la proximité des marchés

américains et de Montréal. Les régions périphériques ou « ressources » seraient davantage en

concurrence avec les villes de l’Arc industriel qu’avec la métropole montréalaise.

Page 43: Migrations, cohabitations et visions du développement

30

3) La « transition démographique » issue du vieillissement de la population toucherait la

« géographie régionale » en avantageant certaines zones ou régions, plus que d’autres (Polèse,

2009, p.28). Les zones les plus favorisées par cette transition sont celles qui offrent des « avantages

naturels » et qui sont à proximité des centres urbains, ce qui les rend susceptibles de devenir des

zones de villégiature (Polèse, 2009). Cette tendance semble avoir des effets bénéfiques qui se

traduisent par une croissance de l’emploi dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration

(Polèse, 2009).

4) La « sous-performance » des MRC situées près du fleuve entre Québec et Montréal. L’une des

causes de ce phénomène serait l’héritage d’une industrie lourde liée aux transports sur le Saint-

Laurent, alors qu’aujourd’hui les voies de commerces seraient davantage reliées aux grands axes

routiers ou même ferroviaires (Polèse, 2009).

5) Enfin, Polèse souligne « l’opposition entre les périphéries d’exploitants et les périphéries de

travailleurs » (Polèse, 2009, p.31), pour qui les défis de développement seraient assez différents.

Les périphéries d’exploitants seraient notamment la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et l’Abitibi-

Témiscamingue, qui fondent leur économie locale sur « l’exploitation directe des ressources

naturelles » et où les PME occupent une place importante (Polèse, 2009, p.32). Les périphéries de

travailleurs comme le Saguenay-Lac-Saint-Jean et la Côte-Nord ont une économie locale qui repose

davantage sur des « technologies de transformation de ressource » et sont « dominées » par les

grandes entreprises (Polèse, 2009, p.32). Ces dernières sont marquées par une stabilité

économique plus précaire due à la concentration de l’emploi dans certaines usines et la variabilité

possible des investissements gouvernementaux. Moins sujettes à des retournements brusques de

l’économie, les régions périphériques d’exploitants sont stables ou connaissent un « déclin graduel »

(Polèse, 2009). Dans le cas de la Gaspésie, Polèse souligne que si la « force de travail demandée »

dans la région est à la baisse pour les prochaines années, la demande pour les « paysages » et les

produits de la mer demeureront probablement croissante.

La zone des MRC d’Avignon et de Bonaventure apparaît ainsi comme une « périphérie

d’exploitants » dans le modèle de Polèse. Selon la deuxième tendance évoquée par Polèse, ces

MRC seraient davantage en compétition avec les villes de l’Arc industriel québécois qu’avec la

métropole. Les échanges migratoires entre les régions (Graphique 7) montrent une « relation forte »

Page 44: Migrations, cohabitations et visions du développement

31

entre la métropole et la Baie-des-Chaleurs, à tel point que la région de Montréal devient le principal

bassin de migration vers cette zone. En terme économique, il s’agit d’un échange positif de « capital

humain » vers la Gaspésie, plutôt que vers d’autres « périphéries ». Ces MRC sont aussi en

« relations fortes » avec des villes qui se situent à l’extrémité de l’Arc industriel, tel que la Ville de

Québec qui capte un nombre important de migrants arrivant de la Baie-des-Chaleurs. Ainsi, il existe

une circulation de migrants entre les régions métropolitaines de Montréal et Québec et les MRC

d’Avignon et de Bonaventure. Des migrations pour les études, des migrations de retour et des

migrations dans la Baie-des-Chaleurs de jeunes adultes qui n’y ont jamais vécu caractérisent cette

circulation des personnes. Le Graphique 8 permet d’apprécier en nombre absolu l’importance des

échanges migratoires entre les deux MRC de la Baie-des-Chaleurs et l’ensemble des régions du

Québec pour la période 2008-2016. Cet ensemble régional gagne et perd autour de mille individus

par année, ce qui se traduit parfois par des soldes migratoires interrégionaux positifs et parfois par

des soldes migratoires interrégionaux négatifs. C’est près de deux mille individus qui circulent

chaque an en direction et à l’extérieur des deux MRC. Enfin, l’affluence touristique importante dans

ces MRC et leurs indéniables « avantages naturels » laissent penser qu’elles deviennent de plus en

plus des zones de villégiature, même si elles ne sont à proximité d’aucune ville-centre. Elles

pourraient alors profiter, elles aussi, de la « transition démographique ».

Graphique 8. Total des entrants et des sortants pour les MRC d’Avignon et de Bonaventure 2008-2016 (N)

1081

1031

1131

1150

908

946

976

957

1024

-995

-1018

-1044

-1044

-963

-1012

-907

-1002

-1056

-1500 -1000 -500 0 500 1000 1500

2008-2009

2009-2010

2010-2011

2011-2012

2012-2013

2013-2014

2014-2015

2015-2016

2016-2017

Sortants Entrants

Page 45: Migrations, cohabitations et visions du développement

32

Source : ISQ, 2018 ; soldes migratoires interrégionaux cumulés calculés par l’auteur

1.4.2 Marc-Urbain Proulx : Avignon et Bonaventure, une « zone périphérique de transition » L’une des principales contributions de l’économiste Marc-Urbain Proulx est de mettre à jour

l’approche « centre-périphérie » dans une nouvelle logique « spatioéconomique » du

développement. Proulx différencie trois logiques spatiales du développement au Québec : celle du

centre — qui devient une métapole polycentrique —, celle du Nord-du-Québec et celle des

« périphéries de transitions ». Comme elle comprend les deux MRC à l’étude, c’est surtout cette

troisième logique spatiale du développement qui retient l'attention. N’étant pas indépendante des

deux premières, la présentation de cette troisième logique ne peut se passer de celle des deux

autres.

1) Logique de la transformation du centre en métapole polycentrique : Proulx souligne l’apparition

d’une « vaste zone polycentrique de développement » (Proulx, 2012, p.608) qui signifie le passage

d’un modèle où Montréal représente le pôle central du développement, à un modèle ou plusieurs

pôles de développement ont émergé en périphérie de la métropole. C’est 80 % du secteur

manufacturier du Québec qui se situe à l’intérieur de cette zone qu’il nomme « croissant

manufacturier » et qui s’étend de Rivière-du-Loup à Montréal, en incluant la Beauce, l’Estrie, la

Montérégie, le Centre-du-Québec, la région de Québec, une partie de la Mauricie, une partie des

Laurentides, de l’Outaouais et de Lanaudière. Cette vaste zone qui, comme le souligne Proulx, n’est

pas exclusivement urbaine apparaît pour celui-ci en tant que métapole ou espace métapolitain

(Proulx, 2012). Il reprend le concept de François Ascher pour qui la « métapole » est une entité qui

« dépasse et englobe » la cité, ou polis, ce qui donne forme à un espace constitué d’une variété de

zones métropolitaines (Ascher, 1995). Les activités économiques et les habitants de ces zones

métropolitaines sont « intégrés dans un fonctionnement quotidien », ce qui permet l’émergence d’un

« ensemble régional » cohérent, industrialisé et urbanisé (Proulx, 2012, p. 611). Cette dynamique

signifie que le « centre » ne correspond plus à Montréal, mais à la vaste métapole. Enfin, cet espace

est constitué de « corridors de développement » qui correspondent à certains axes routiers.

2) Logique du développement du Nord-du-Québec : Ensuite, le « nouveau front périphérique » au

nord du Québec émerge grâce à une forte demande mondiale pour les matières premières. Pour

Proulx, l’économie des communautés situées à l’extérieur de la métapole est « très largement

Page 46: Migrations, cohabitations et visions du développement

33

tributaire de l’accessibilité à des réserves de ressources naturelles qui occasionnent l’aménagement

du territoire sur de vastes espaces » (Proulx, 2012, p.613). Il anticipe ainsi une certaine

effervescence « économique et sociale » au nord du Québec pour les prochaines années. De plus,

il remarque dans la périphérie nordique l’existence « d’avant-postes » qui correspondent à des

« pôles de croissance et de développement périphérique » (Proulx, 2012, p.615). À l’image des

corridors de développement dans la métapole, Proulx identifie dans la périphérie nordique des

« corridors de pénétration territoriale » dans lesquels se situent des « avant-postes » (Proulx, 2012,

p.615). Il identifie cinq « corridors » qui sont ceux de l’Abitibi, du Saguenay, de Manic, de Port-Cartier

et de Sept-Îles.

3) Logique du développement des périphéries de transition : Enfin, entre la zone polycentrique

s’étendant jusqu’aux Îles-de-la-Madeleine et la périphérie nordique, Proulx identifie la « zone

périphérique de transition » dans laquelle les MRC d’Avignon et de Bonaventure sont incluses. Les

indices de développement pour cette zone sont les plus faibles, notamment pour la région de la

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Il note que cette zone connaît une « érosion de ses activités, de ses

emplois et de sa population » depuis plusieurs décennies. Par exemple, Proulx constate que 90 %

des municipalités de la Gaspésie « s’inscrivent dans une tendance au mal développement » (Proulx,

2012, p.617). Pour ce dernier, deux défis attendent les régions, villes et villages de cette zone.

Premièrement, capter « des effets de diffusions de la métapole » (Proulx, 2012, p.617). Ensuite, il

propose de s’interroger sur la façon dont les communautés de cette zone pourraient

« s’approprier les effets positifs des impulsions économiques engendrés au sein des territoires

nordiques » (Proulx, 2012, p.617). En d’autres mots, l’impulsion au développement devait venir de

la captation des capitaux de la métapole ou du Nord-du-Québec.

L’affluence touristique dans Avignon et Bonaventure peut être qualifiée comme une forme de

captation de la richesse de la métapole québécoise. De plus, les soldes migratoires interrégionaux

(Graphique 7) montrent que ces deux MRC peuvent se nourrir démographiquement au cœur de la

métapole, dans la région de Montréal. Ainsi, cette zone périphérique semble d’ores et déjà

« connectée » à la métapole. Par contre, la « connexion » à l’économie du Nord semble plus

incertaine, non seulement avec la chute du prix des matières premières dans les dernières années,

mais aussi parce que l’économie de la Baie-des-Chaleurs est moins axée sur le secteur primaire ou

la transformation de ressources du Nord que l’Abitibi, le Saguenay-Lac-Saint-Jean et la Côte-Nord.

Page 47: Migrations, cohabitations et visions du développement

34

1.4.3 Bruno Jean : Avignon et Bonaventure, des « communautés rurales » Les MRC d’Avignon et de Bonaventure apparaissent dans la lecture régionale du sociologue Bruno

Jean comme des milieux « ruraux ». C’est le « fait rural » et la « ruralité » qui expliquent pour lui la

« réalité sociale » de ce que d’autres nomment les « régions périphériques » ou « régions

ressources » (Jean, 1997). Loin de penser la « fin » du monde rural par l’avènement de la modernité

urbaine québécoise, il considère que les transformations de ces milieux devraient amener une

réflexion pour mieux « saisir les mutations » qui y ont cours, afin de « construire une théorie de la

ruralité dans le contexte de la société moderne » (Jean, 1997, p.27). Pour Jean, la ruralité ne doit

pas se définir par le « non-urbain », mais doit plutôt être comprise comme un « fait social » — au

sens durkheimien du terme — qui à ses propres caractéristiques et qui nécessite d’être traduit dans

le langage de la théorie sociologique. Bruno Jean affirme que le monde rural existe encore en tant

que réalité objective avec trois arguments :

1) Il note une « progression démographique positive » dans certaines parties du monde rural des

années 1990. Il alloue ce retournement à une conjoncture économique défavorable dans les milieux

urbains, ce qui aura découragé le départ des campagnes vers les villes (Jean, 1997, p.13).

2) Il affirme qu’il n’y a pas « d’homogénéisation sociospatiale » au Québec. Même s’il y a un

« écrasement des différences sociales entre le rural et l’urbain », la morphologie sociospatiale serait

marquée par la diversité (Jean, 1997, p.17).

3) Enfin, il considère comme fausse l’idée d’une homogénéisation culturelle entre le rural et l’urbain.

Si les habitants des deux milieux semblent adopter de plus en plus des pratiques culturelles

semblables, il considère que ces pratiques ne correspondent pas nécessairement au même univers

symbolique et n’ont pas la même signification pour les acteurs (Jean, 1997).

Ces trois arguments amènent Jean à affirmer que la fin des « sociétés rurales » ne signifie pas la

« fin du rural ». Il faudrait plutôt saisir les mutations sociales et la « recomposition significative » que

cela signifie pour les acteurs ruraux. Jean considère que « la sociologie s’intéresse à un espace

dans la mesure où il y a des hommes qui l’habitent, y aménagent leurs conditions d’existence et

l’investissent d’un sens lui donnant une signification » (Jean, 1997, p.29). Comme il semble y avoir

des significations différentes du monde entre les ruraux et les urbains, cela légitimerait la « ruralité »

Page 48: Migrations, cohabitations et visions du développement

35

comme objet sociologique. Avec la notion de signification vient le concept « d’identité » et pour Jean,

c’est dans la région que cette identité prend son sens. Selon cette conception, il existe dans Avignon

et Bonaventure une « identité régionale » marquée par des façons de penser et d’agir particulières

et qui donnent forme à une « culture régionale ». Pour développer un milieu comme celui-ci, il

faudrait prendre en compte la réalité de son identité et de sa culture. Par conséquent, il se positionne

contre un développement par le haut et soutient davantage une forme intégrée et locale de

développement. C’est dans les « communautés rurales » que devraient prendre forme les initiatives

de développement (Jean, 1997).

Aussi, Jean affirme qu’il n’observe pas une « métropolisation » des milieux ruraux, mais plutôt une

« désarticulation » entre l’économie de Montréal et celle des régions du Québec (Jean, 2012). Le

secteur tertiaire des nouvelles technologies ne se disperserait pas dans les régions périphériques,

alors que les secteurs forestiers, miniers et halieutiques ne profiteraient pas à l’économie

métropolitaine. Par contre, il se pourrait bien qu’Avignon et Bonaventure dépassent cette

désarticulation. Encore une fois, le tourisme peut être vu comme un facteur d’imbrication des

économies métropolitaines et gaspésiennes. Aussi, il existe un rapport indéniable entre la région de

Montréal et la Baie-des-Chaleurs dans leurs échanges migratoires (Graphique 7). Ainsi, il ne faut

pas oublier la population touristique et les nouveaux arrivants dans le cadre d’une « recomposition »

et d’une « reconceptualisation » de la ruralité et du monde rural. Penser le développement des

communautés rurales ne peut se faire, dans le cas des deux MRC à l’étude, sans penser leurs

rapports au « métropolitain » ou à la « métapole » de Proulx.

Enfin, si Bruno Jean favorise le modèle des PME, qu’il considère comme un modèle de

développement « par le bas », communautaire ou local (Jean, 1997), c’est qu’il voit dans les ruraux

une « classe créative » qui aurait élaboré des modèles de développement durable et solidaire pour

surmonter les périodes difficiles. L’acteur prend ainsi une place importante dans la pensée de Jean,

celui-ci jouant un rôle de premier ordre dans la dynamique de développement et de la

« construction » du territoire. Dans Avignon et Bonaventure, il serait nécessaire d’analyser l’influence

des nouveaux arrivants, des transformations économiques et du tourisme pour mieux comprendre

la performance des PME dans cette zone.

Page 49: Migrations, cohabitations et visions du développement

36

Ce portrait — bien que sommaire — de différents modèles de développement régional est une piste

qui contribue à l’intelligibilité du questionnement sur les mutations sociales qui façonnent les MRC

d’Avignon et de Bonaventure. Cette zone apparaît dans les représentations savantes comme

« rurale » pour Jean, une « périphérie de transition » pour Proulx et une « périphérie d’exploitants »

pour Polèse. Chacun de ces modèles sous-entend une façon particulière de penser l’imbrication et

le développement de la Baie-des-Chaleurs au sein de l’espace québécois, ce qui en fait des postures

scientifiques pouvant avoir des échos dans les représentations collectives de ce qu’« est » la Baie-

des-Chaleurs ou la région gaspésienne. Les nouvelles tendances démographiques des MRC

d’Avignon et de Bonaventure et les transformations économiques abordées dans la section suivante

peuvent en partie trouver leurs explications dans les modèles de développement proposés par

Polèse, Proulx et Jean. Par contre, il existe tout de même certaines contradictions entre ces modèles

et la situation objective de ces deux MRC. Aussi, plusieurs points essentiels restent à aborder afin

de mieux comprendre les mutations sociales de ce milieu.

1.4.4 Les nouvelles dynamiques économiques d’Avignon et de Bonaventure Les MRC d’Avignon et de Bonaventure ne possèdent aucune ville densément peuplée et ne sont à

proximité d’aucun pôle urbain important, la Ville de Rimouski étant à plus de 200 km de la MRC

d’Avignon. Pourtant, malgré leur distance des grands centres, ces deux MRC ont vu leur économie

se transformer au cours des dernières décennies. La crise du bois d’œuvre au tournant des

années 2000, ainsi que la fermeture de la Gaspésia Limitée à Chandler annoncé en 1999 et de la

Smurfit-Stone à New Richmond en 2005 ont vivement secoué le secteur forestier. Comme le

souligne un document du Ministère de l’Économie, des Sciences et de l’Innovation du Québec

(2018), « l’économie de la région de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est toujours orientée vers

l’exploitation des ressources naturelles, mais le secteur secondaire prend de l’ampleur ». Même si

l’emploi lié au secteur primaire est supérieur à la moyenne québécoise (2,2 %), le Graphique 8

permet de constater que seulement 6,5 % des emplois gaspésiens étaient tributaires de ce secteur

en 2017 (Gouvernement du Québec, 2018). À titre comparatif, en 2000, le secteur primaire

représentait 9 % de l’emploi et 12 % en 1989 (Gouvernement du Québec, 2001). Ce secteur semble

ainsi en continuel recul depuis plusieurs décennies. Comme dans l’ensemble du Québec, le secteur

tertiaire domine et représente en 2017 plus de 77,8 % des emplois (Gouvernement du Québec,

2018).

Page 50: Migrations, cohabitations et visions du développement

37

Graphique 9. Répartition des emplois par secteurs d’activité en 2017 pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (%)

Source : Gouvernement du Québec, Ministère de l’Économie des sciences et de l’innovation, 2017, Région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine Structure économique

Il est également possible d’analyser la transformation des dynamiques professionnelles des MRC

d’Avignon et de Bonaventure à partir des données des recensements de 2006 et 2016 selon la

Classification nationale des professions. Cette comparaison permet d’apprécier les transformations

de l’emploi dans Avignon et Bonaventure sur une période de 10 ans. Les graphiques 9 à 12

présentent la répartition de la population de plus de quinze ans selon la classification nationale des

professions (CNP).

Page 51: Migrations, cohabitations et visions du développement

38

Graphique 10. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des professions (CNP) MRC Avignon 2006

Graphique 11. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des professions (CNP) MRC Avignon 2016

Dans Avignon, l’augmentation de l’emploi dans le secteur secondaire s’accompagne d’une

diminution dans celui du secteur primaire alors que seulement 5 % de la population active a un

emploi directement lié à ce secteur en 2016. C’est surtout la catégorie Métier transport et machinerie

Gestion9%

Affaires, finance et administration

14%

Sciences naturelles et appliquées et professions

apparentées3%

Secteur de la santé10%

Sciences sociales, enseignement,

administration publique et religion

10%Arts, culture, sports et loisirs

2%

Ventes et services25%

Métiers, transport et machinerie

17%

Professions propres au secteur primaire

7%

Transformation, fabrication et services d'utilité publique

3%

Source: Extrait du tableau no 94-581-XCB2006001-7.ivt au catalogue de Statistique Canada, Profils cumulatifs pour le Québec - Recensement de la population de 2006, modifié par l'auteur

Gestion8% Affaires, finance et

administration9%

Sciences naturelles et appliquées et domaines

apparentés3%

Secteur de la santé11%

Enseignement, droit et services sociaux,

communautaires et gouvernementaux

14%

Arts, culture, sports et loisirs2%

Vente et services25%

Métiers, transport, machinerie et domaines

apparentés20%

Ressources naturelles, agriculture et production

connexe5%

Fabrication et services d'utilité publique

3%

Source: Statistique Canada. 2017. Avignon, MRC [Division de recensement], Québec et Canada [Pays] (tableau). Profil du recensement, RecensementX2016001 au catalogue de Statistique Canada. Ottawa. Diffusé le 29 novembre 2017, modifié par l'auteur

Page 52: Migrations, cohabitations et visions du développement

39

qui permet au secteur secondaire de connaître une croissance, correspondant à 20 % de la part de

l’emploi dans la MRC en 2016. Pour sa part, le secteur tertiaire — qui est le plus important avec

72 % de ses emplois liés à ce secteur — reste stable entre 2006 et 2016. Cette stabilité est due à

l’augmentation de l’emploi dans les catégories Enseignement, droit et services sociaux,

communautaires et gouvernementaux et Secteur de la santé alors que les catégories Affaires,

finance et administration et Gestion ont vu leur proportion diminuer. Les graphiques 11 et 12

présentent la répartition de la population active par secteurs professionnels dans Bonaventure en

2006 et 2016.

Graphique 12. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des professions (CNP) MRC Bonaventure 2006

Gestion7%

Affaires, finance et administration

13%Sciences naturelles et

appliquées et professions apparentées

4%

Secteur de la santé7%

Sciences sociales, enseignement,

administration publique et religion

10%Arts, culture, sports et loisirs

2%

Ventes et services25%

Métiers, transport et machinerie

19%

Professions propres au secteur primaire

8%

Transformation, fabrication et services d'utilité publique

5%

Source: Extrait du tableau no 94-581-XCB2006001-7.ivt au catalogue de Statistique Canada, Profils cumulatifs pour le Québec - Recensement de la population de 2006 , modifié par l'auteur

Page 53: Migrations, cohabitations et visions du développement

40

Graphique 13. Population active âgée de 15 ans et plus selon la profession – classification nationale des professions (CNP) MRC Bonaventure 2016

Les différents secteurs de l’emploi et de l’économie de Bonaventure ont connu des transformations

similaires à celles observées dans Avignon. La décroissance du secteur primaire est accompagnée

par une légère croissance des secteurs secondaire et tertiaire. Tout comme dans Avignon, la

proportion des emplois dans la catégorie professionnelle Enseignement, droit et services sociaux,

communautaires et gouvernementaux a augmenté et celle dans Ressources naturelles, agriculture

et production connexe a diminué. Aussi, la catégorie Métiers, transport, machinerie et domaines

apparentés pourrait bien devenir dans les prochaines années la catégorie professionnelle la plus

importante dans les deux MRC, dépassant celle Vente et services dont la part de l’emploi est stable

entre 2006 et 2016. Alors que la région de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine apparaît dans les

représentations collectives et savantes comme une « région ressource » ou « rurale », il semble que

le secteur primaire des deux MRC à l’étude soit en recul depuis plusieurs décennies au profit des

métiers dans le secteur secondaire, et des services publics dans le secteur tertiaire.

Pour comprendre les transformations économiques et professionnelles dans ces deux MRC, il faut

également souligner l’importance du secteur récréotouristique. C’est une industrie qui connaît une

croissance depuis plusieurs années, ce qui « stimule l’emploi dans le commerce de détail » (Service

Canada, 2010, p.25) et aurait un « impact positif sur l’industrie de l’hébergement et de la

Gestion8%

Affaires, finance et administration

13%

Sciences naturelles et appliquées et domaines

apparentés3%

Secteur de la santé7%

Enseignement, droit et services sociaux,

communautaires et gouvernementaux

13%Arts, culture, sports et loisirs1%

Vente et services25%

Métiers, transport, machinerie et domaines

apparentés20%

Ressources naturelles, agriculture et production

connexe5%

Fabrication et services d'utilité publique

5%

Source: Extrait du tableau nº 98-316-X2016001 au catalogue de Statistique Canada. Ottawa. Diffusé le 29 novembre 2017, modifié par l'auteur

Page 54: Migrations, cohabitations et visions du développement

41

restauration » (Service Canada, 2010, p.25). Aussi, le créneau éolien est un secteur qui a pris de

l’importance dans les dernières décennies et dans lequel la Gaspésie est devenue un leader au

Québec. L’industrie du vent a permis la création depuis l’an 2000 de 1200 emplois dans l’ensemble

de la région et dans la MRC de Matane (Desjardins Études économiques, 2014). Dans les deux

seules MRC d’Avignon et de Bonaventure, on ne retrouve pas moins de six parcs éoliens, dont celui

d’Escuminac, le Mesgi’g Ugju’s’n, qui est entré en fonction en décembre 2016 et qui a la particularité

d’utiliser les plus puissantes éoliennes installées au Canada à ce jour (Écho de la Baie, 2016). Ce

dynamisme se traduit par un marché de l’emploi qui semble « stable ». En effet, le nombre de

travailleurs âgé de 20 à 64 ans pour la MRC d’Avignon n’a reculé que de 0,1 % entre 2010 et 2014

et est demeuré stable pour Bonaventure. Un autre indicateur à considérer est celui du

développement résidentiel. Entre 2012 et 2016, il s’est construit 182 résidences unifamiliales dans

Avignon et 177 dans Bonaventure (ISQ, 2016), ce qui nourrit l’intuition d’un certain dynamisme

démographique et économique du milieu. Par contre, le secteur de l’emploi connaît des fluctuations

importantes. En effet, la région gaspésienne présentait un taux de chômage de 14,5 % en octobre

2016, alors que la moyenne québécoise était de 6,9 % pour la même période (ISQ, 2016). En juillet

2017, ce taux était de 12,5 % et de 5,9 % pour l’ensemble de la Province (ISQ, 2017). Ce chômage

est surtout structurel, lié aux travaux saisonniers et ne semble pas empêcher une certaine

effervescence dans les deux MRC. Enfin, si la santé économique d’un milieu est liée à sa

démographie, soulignons que selon les projections démographiques de l’Institut de la statique du

Québec en 2016, Avignon et Bonaventure sont les deux seules MRC gaspésiennes qui connaîtront

une croissance démographique pour l’horizon 2036. Soit une augmentation de 4,1 % pour Avignon

et 0,1 % pour Bonaventure (ISQ, 2014). Ces perspectives démographiques pourraient être le reflet

d’une économie régionale en mutation.

Ainsi, les MRC d’Avignon et de Bonaventure connaissent des mutations économiques qui en font un

territoire qui cadre de moins en moins dans les distinctions classiques du centre et de la périphérie.

Sans pôle urbain offrant une densité démographique forte, ce milieu connaît un dynamisme

économique qui donne forme à un recul du secteur primaire et une croissance des secteurs

secondaire et tertiaire. Les nouveaux créneaux développés dans les dernières années pourraient

expliquer cette transformation de l’économie. Si mobiliser la pensée de Polèse, Proulx et Jean a

permis de saisir les différentes perspectives dans lesquelles devraient être intégrées les MRC de

Bonaventure et Avignon en tant que « périphérie » ou milieu « rural », les dynamiques

Page 55: Migrations, cohabitations et visions du développement

42

démographiques et économiques des dernières années se détachent de leurs représentations du

développement des régions. L’économie d’Avignon et de Bonaventure ne semble s’intégrer qu’en

partie dans les modèles de développement proposé par ces auteurs. D’une part, il s’agit peu d’une

« région ressource » et d’autre part, elle entretient des liens particuliers avec la métapole et la

métropole du Québec. Comme l’affirme Bruno Jean, il faut repenser ce territoire et trouver de

nouvelles définitions pour expliquer les mutations sociales de celui-ci. L’analyse des nouvelles

structurations de cet espace régional est indispensable afin de mieux saisir « l’anomalie »

gaspésienne.

1.5 Nouvelle structuration du territoire dans Avignon et Bonaventure La région gaspésienne a été le berceau d’un idéal de ruralité engendré par l’idéologie cléricale des

élites nationalistes de Montréal et de Québec, qui a contribué à la colonisation de l’arrière-pays entre

1850 et 1940. La conquête de l’hinterland a marqué l’occupation du territoire par la création de

plusieurs paroisses, mais cette dynamique territoriale a passablement changé depuis les

années 1960. Les mutations démographiques, économiques et sociales ont contribué, jusqu’à

aujourd’hui encore, à des transformations dans la structuration de l’espace. Comme le souligne

Morin (2013, p.73), il s’agit de changements dans les « structures régionales de peuplement » de

l’Est-du-Québec. Il semble qu’une nouvelle dynamique d’occupation du territoire apparaisse au Bas-

Saint-Laurent et en Gaspésie (Morin, 2013). En effet, selon Morin, si des « aires métropolitaines »

de peuplement se développent sur le territoire du Bas-Saint-Laurent, il semble qu’un phénomène

semblable, mais de moindre intensité, se produise dans la péninsule gaspésienne. L’augmentation

graduelle de la population dans certaines municipalités des MRC d’Avignon et Bonaventure laisse

croire à la formation d’une certaine « centralité » sans véritable densité dans la région. La

morphologie sociospatiale du milieu semble ainsi en pleine mutation, ce qui contribue à une nouvelle

structuration du territoire.

Au Bas-Saint-Laurent, Rimouski et Rivière-du-Loup apparaissent de plus en plus comme des « aires

métropolitaines » qui englobent un chapelet de villages voisins et qui connaissent une croissance de

leur population (Morin, 2013). Ce sont principalement les migrations interrégionales qui donnent

forme à ces changements démographiques, alors que ces milieux offrent les avantages des centres

urbains tout en permettant d’habiter la « campagne ». Dans le cas des MRC d’Avignon et de

Page 56: Migrations, cohabitations et visions du développement

43

Bonaventure dans la Baie-des-Chaleurs, la dynamique est différente. Il n’existe pas réellement de

« centre » urbain, mais le milieu enregistre tout de même une amélioration de sa situation

démographique depuis le début des années 2000. Comme pour le Bas-Saint-Laurent, ce sont les

migrations interrégionales qui donnent forme à la croissance démographique de 2008 à 2012 (Morin,

2013). Cette croissance est accompagnée d’une restructuration de l’occupation de l’espace. Des

onze municipalités de la MRC d’Avignon, une seule a connu une croissance démographique entre

2006 et 2011, soit Maria avec 5,6 % d’augmentation. Cependant, il faut ajouter la communauté

micmaque de Listuguj qui a connu pour la même période une progression démographique de l’ordre

de 25,4 % (Emploi Québec, 2015). Ensuite, des treize municipalités de la MRC de Bonaventure, six

ont connu une croissance de population entre 2006 et 2011 (Emploi Québec, 2015). Cette

dynamique populationnelle donne forme à une bande continue, entre Maria et Bonaventure, de

municipalités adjacentes qui ont connu une croissance démographique lors de cette période. Les

deux seules communautés ayant connu une croissance démographique à l’extérieure de cette

« aire » sont celles de Listuguj et de Saint-Godefroi. Les données du recensement 2016 présentent

une légère transformation de l’aire de développement démographique apparue entre 2006 et 2011.

Si certaines municipalités connaissent un retour à la décroissance, les municipalités adjacentes de

Carleton-Sur-Mer et Maria ont respectivement connu une variation positive de leur population de

2,1 % et de 3,1 % entre 2011 et 2016. Plusieurs autres municipalités ont connu une certaine stabilité

de leur population, leurs pertes démographiques étant inférieures à 2 %. Il s’agit notamment de New

Carlisle, Saint-Alphonse, Caplan, Saint-Siméon, Paspébiac, Saint-Elzéar et Cascapédia-Saint-Jules.

Cette dynamique contribue à la formation d’une « aire démographique » qui sans connaître

nécessairement une croissance continue, témoigne de tendances intéressantes. La variation de la

population des 25-44 ans entre 2011-2016 dans les municipalités des MRC d’Avignon et de

Bonaventure a été calculée, ainsi que dans l’ensemble des MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine, ce qui permet de mieux identifier les zones où la population active et en âge de fonder

une famille est la plus dynamique démographiquement. La Figure 4 exprime le particularisme

d’Avignon et de Bonaventure qui obtiennent une variation des 25-44 ans moins négative que les

autres MRC de la région. C’est la MRC de Bonaventure (-2,3 %) qui obtient le score le plus « positif »,

alors que les Îles-de-la-Madeleine (-14,9 %) présentent les données les plus inquiétantes.

Page 57: Migrations, cohabitations et visions du développement

44

Carte 4. Variation de la population (en %) des 25-44 dans les municipalités des MRC d’Avignon et de Bonaventure et dans les autres MRC gaspésiennes entre 2011-2016

Source : Statistique Canada, données du recensement 2017, calculé par l’auteur Si certaines municipalités aux extrémités du territoire d’Avignon et de Bonaventure connaissent une

variation négative qui peut avoisiner les -10 % à -20 % chez les 25-44 ans, les pertes sont moindres

dans la zone entre Nouvelle et Paspébiac. Comme le montre la Figure 4, les municipalités de

Carleton-sur-Mer, Saint-Siméon, Caplan, Saint-Elzéar et Saint-Alphonse ont connu une variation

positive des 25-44 ans dans cette période. Ensuite, Nouvelle, Maria, New Carlisle et Paspébiac ont

connu une variation nulle ou quasi nulle (moins de 1 %) dans ce groupe d’âge. Pour les plus petites

municipalités qui se trouvent aux extrémités des deux MRC, certaines s’en sortent mieux que

d’autres. Dans plusieurs cas, la variation en chiffre absolu de leur population de 25-44 ans est peu

élevée.8 Dans cette « aire démographique » particulière, seules les municipalités de New Richmond

(-8,2 %) et Cascapédia-Saint-Jules (-6,2 %) ont connu une variation négative plus importante chez

les 25-44 ans. Cependant, ces variations négatives ne signifient pas un déclin inéluctable et

pourraient être liées à des migrations entre les municipalités des MRC. D’ailleurs, les tendances

observées dans cette « aire démographique » ne sont pas étrangères aux soldes migratoires

interrégionaux positifs qu’ont connus les deux MRC dans les dernières années. Dans ses

recherches, Morin (2013) présente la variation de population des moins de 5 ans dans les MRC et

8 Si la municipalité de l’Ascension-de-Patapédia voit sa population des 25-44 ans augmenter de 25 %, cela correspond en chiffre absolu à une

variation positive de cinq individus pour la période identifiée.

Page 58: Migrations, cohabitations et visions du développement

45

certaines municipalités gaspésiennes, ce qui est un indicateur démographique révélant la présence

de jeunes familles dans le milieu. Ainsi, des municipalités qui font partie de la zone étudiée, comme

Caplan, Bonaventure, New Richmond et Maria, ont connu une variation positive de leur population

des 0-4 ans entre 2006 et 2012 (Morin, 2013). Cela permet de mieux interpréter la Figure 4.

Le Tableau 3 permet d’apprécier la hiérarchie des populations des municipalités des MRC d’Avignon

et de Bonaventure selon les données du recensement de 2006, 2011 et 2016. Il montre que la ville

la plus peuplée des deux MRC est celle de Carleton-sur-Mer avec 4073 habitants en 2016. Dans la

MRC de Bonaventure, c’est la ville de New Richmond qui occupe le premier rang avec 3706

habitants pour la même année. Ainsi, aucune des deux MRC ne compte une municipalité de plus de

5000 habitants, ce qui confirme l’inexistence de véritable pôle urbain. Pourtant, même sans « densité

urbaine » forte, ces deux MRC ont connu une croissance démographique entre 2008 et 2012. Par

ailleurs, la communauté micmaque de Listuguj enregistre entre 2011 et 2016 une variation de -

33,5 % de sa population (Tableau 3). Cette situation « anormale » soulève des questionnements

d’ordre méthodologique et de la validité des résultats. Sans les pertes démographiques de Listuguj,

Avignon n’aurait perdu que 1,2 % de population entre 2011 et 2016.

Comme la municipalité la plus peuplée d’Avignon et de Bonaventure est Carleton-Sur-Mer avec près

de 4000 habitants, il est difficile de désigner cette « aire démographique » de la Baie-des-Chaleurs

comme étant « métropolitaine », au même sens que donne Morin à ce terme en analysant les

dynamiques de Rimouski et Rivière-du-Loup. Néanmoins, il semble bel et bien y exister un

phénomène qui a des « tendances » métropolitaines. Par l’observation des nouvelles tendances de

dispersion de la population à l’intérieur des MRC d’Avignon et de Bonaventure, on remarque une

concentration de la population dans certaines municipalités centrales de la zone, alors que les

extrémités est et ouest des MRC sont en décroissance.

Page 59: Migrations, cohabitations et visions du développement

46

Source : Statistique Canada, Recensement 2016, adapté par l’Institut de la statistique du Québec, 2017, Emploi Québec 2015, modifié par l’auteur

Même si les données du recensement de 2016 confirment le retour à une décroissance

démographique pour ces deux MRC, il semble néanmoins y perdurer des dynamiques particulières

qui pourraient améliorer l’état de la situation. Étant donné la structure par âge vieillissante de la

population, il se peut qu’Avignon et Bonaventure déclinent démographiquement, tout en connaissant

des soldes migratoires interrégionaux positifs. Maria et Carleton-sur-Mer ont reçu plusieurs migrants

entre 2011 et 2016, ce qui a donné forme à une croissance démographique pour chacune des

municipalités. Qu’il s’agisse de migrations intra-MRC ou interrégionales, la migration semble un

déterminant indéniable de la nouvelle structuration du territoire dans la Baie-des-Chaleurs. Si les

MRC d’Avignon et de Bonaventure se sont historiquement peuplées dans la formation d’un chapelet

de « communautés rurales » dont aucune ne dépasse les 4000 habitants, il semble s’y développer

un phénomène de « métropolisation » qui mène à la constitution d’une nouvelle centralité dans la

Tableau 3. Hiérarchie de la population dans les municipalités des MRC d’Avignon et de Bonaventure 2006-2011-2016

MRC ET MUNICIPALITÉS Recensement 2006 Population

Recensement 2011 Population

Recensement 2016 Population

MRC AVIGNON 14 643 15 246 14 461

CARLETON-SUR-MER 4 077 3 991 4073 MARIA 2 401 2 536 2615 NOUVELLE 1 815 1 689 1 659 POINTE-À-LA-CROIX 1 587 1 472 1 391 LISTUGUJ 1 475 1 865 1 241 GESGAPEGIAG – 688 653 MATAPÉDIA 696 664 645 SAINT-FRANÇOIS-D’ASSISE 743 706 644 ESCUMINAC 645 588 544 SAINT-ALEXIS-DE-MATAPÉDIA 625 548 500 RISTIGOUCHE-PARTIE-SUD-EST

173 167 171

L’ASCENSION-DE-PATAPÉDIA 214 190 164 SAINT-ANDRÉ-DE-RESTIGOUCHE

192 157 161

MRC BONAVENTURE 17 948 18 000 17 660

NEW RICHMOND 3 748 3 810 3 706 PASPÉBIAC 3 309 3 198 3 164 BONAVENTURE 2 673 2 775 2 706 CAPLAN 1 884 2 039 2 024 NEW CARLISLE 1 370 1 358 1 388 SAINT-SIMÉON 1 174 1 179 1 171 CASCAPÉDIA-SAINT-JULES 714 741 730 SAINT-ALPHONSE 731 691 699 HOPE 728 630 568 SAINT-ELZÉAR 508 467 458 SAINT-GODEFROI 370 405 380 HOPE TOWN 347 344 339 SHIGAWAKE 357 338 292

Page 60: Migrations, cohabitations et visions du développement

47

Baie-des-Chaleurs (Morin, 2013). Le phénomène touristique qui connaît une croissance dans la

région depuis plusieurs années et apporte une présence de consommateurs « invisibles » dans les

statistiques apparaît comme une piste d’analyse importante pour mieux comprendre cette

dynamique territoriale.

1.6 Le tourisme comme agent « d’urbanité » et de « centralité » dans la Baie-des-Chaleurs

L’étude du phénomène touristique est essentielle pour saisir le développement et les transformations

sociales d’une région comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Un article de Mathis Stock et

Léopold Lucas publié en 2012 dans la revue Espaces et société sous le titre La double révolution

urbaine du tourisme, présente une analyse du tourisme comme « vecteur de l’affirmation de

l’urbanité contemporaine » (Stock et Lucas, 2012). Leur réflexion s’inspire notamment des travaux

d’Henry Lefebvre sur la « production des espaces urbains », expliquée ici à travers la

« touristification » (Stock et Lucas, 2012, p.15-16). L’article de Stock et Lucas permet de concevoir

un lien entre le tourisme dans la Baie-des-Chaleurs et les nouvelles tendances « métropolitaines »

(Morin, 2013) qui se manifestent par de nouvelles « centralités » sur le territoire.

Dans les sociétés occidentales contemporaines, la « ville n’exprime plus à elle seule le phénomène

urbain » et il est possible d’observer « l’apparition de lieux urbains autres que les villes » (Stock et

Lucas, 2012, p.17). Cela se matérialise par la transformation d’espaces autrefois « ruraux » et

maintenant investis par un flux touristique qui mène notamment à la formation de « stations

touristiques », lieux qui génèrent une nouvelle « urbanité ». Les auteurs soulignent quatre attributs

qui permettent de juger de la dimension urbaine d’un lieu : la densité, la diversité, la centralité et

l’apparition d’espaces publics. Ces quatre attributs sont dynamiques et fluctuent, c’est-à-dire que le

« degré d’urbanité » d’un milieu est influencé par les pratiques spatiales des touristes. Par exemple,

des lieux touristiques comme Carleton-sur-Mer, Percé ou Gaspé en Gaspésie connaissent un

achalandage plus important en période estivale. Le degré d’urbanité y serait alors plus important à

ce moment de l’année. Durant cette période, on y retrouve une « densité » plus grande de population

et une plus grande « diversité sociale » par l’affluence du tourisme national ou international. Ces

lieux touristiques forment aussi une certaine « centralité » grâce à leur dynamisme social et

économique, mais aussi par l’importance de leurs infrastructures et des services touristiques offerts

(campings, boutiques, promenades, musées, etc.). Ces mêmes infrastructures permettent la

création « d’espaces publics » dans lesquels les touristes peuvent aller à la « rencontre » du milieu.

Page 61: Migrations, cohabitations et visions du développement

48

En l'occurrence, plusieurs villages touristiques gaspésiens semblent posséder les « attributs » de

l’urbanité, surtout en saison estivale. Plus précisément, ces villages sont investis par des façons de

penser, sentir et agir liées à la culture urbaine. Stock et Lucas expliquent : « Les pratiques

touristiques — définies comme modes d’habiter spécifiques fondés sur une présence temporaire —

[…] contribuent à définir la qualité d’un lieu comme urbain par le rajout d’éléments des modes de

vie, vestimentaires, instruments embarqués, façons de se mouvoir, etc. » (Stock et Lucas, 2012,

p.19).

L’urbanisation procède ainsi par l’apport de nouveaux « modes de vie » dont les touristes sont les

médiateurs. Mais cette « urbanité » prend aussi une forme physique, par une « urbanisation

géographique ». Le phénomène d’accroissement de la population dans Avignon et Bonaventure

entre 2008 et 2012 et la formation d’une « aire démographique » particulière a été mentionné

précédemment. Ce phénomène peut très bien apparaître comme étant lié au dynamisme qu’apporte

le tourisme dans ce milieu. En effet, « l’ambiance urbaine » qui découle de l’activité touristique dans

la Baie-des-Chaleurs peut apparaître comme un facteur d’attractivité pour des individus ou des

familles qui désirent s’installer près des services et profiter d’un mode de vie plus « urbain ». Ainsi,

les deux auteurs considèrent que l’une des modalités du processus d’urbanisation est la

« transformation d’un espace rural en espace urbain » (Stock et Lucas, 2012, p.24), ce qui pourrait

bien s’appliquer au cas de la Baie-des-Chaleurs. Il y aurait un « transfert » d’urbanité des métropoles

vers les lieux touristiques, ce qui aurait pour effet de « créer […] une valeur sociale et économique

nouvelle des lieux en insérant ceux-ci dans le système urbain, en lien avec le système économique

à caractère capitaliste » (Stock et Lucas, 2012, p.24).

Cependant, les auteurs soulignent que l’apport économique issu de la manne touristique peut aussi

contribuer à une gentrification ou un « embourgeoisement » du milieu. En effet, le « capital

touristique » est souvent « converti en valeur économique, notamment sur le marché de

l’immobilier » (Stock et Lucas, 2012, p.26). Cela peut mener à une augmentation de la valeur

immobilière et des taxes municipales, phénomène nuisible à l’établissement résidentiel des

populations les plus pauvres. Si la région gaspésienne connaît une affluence touristique importante,

il ne faut pas oublier qu’elle était en 2014 la deuxième région connaissant le plus faible revenu par

habitant au Québec (23 324 $), juste devant le Bas-Saint-Laurent (23 317 $) (ISQ, 2016). La

Page 62: Migrations, cohabitations et visions du développement

49

capacité de garantir une qualité de vie aux populations locales peut ainsi devenir enjeu de conflits

et tension entre les différents acteurs du développement dans la région.

Enfin, les statistiques concernant le tourisme sont difficiles à obtenir par le manque d’études

empiriques du phénomène. Les touristes qui visitent la Baie-des-Chaleurs à court ou moyen terme

apparaissent ainsi comme une population « fantôme » dont les effets — autre que simplement

économiques — ne sont pas, ou peu, considérés dans les études sur le développement du milieu.

Pour juger de l’importance du tourisme dans la région, il est nécessaire d’utiliser des indicateurs

alternatifs comme ce que les médias rapportent des affluences touristiques. Les titres d’articles

journalistiques pour les périodes estivales de 2016 et 2017 témoignent du dynamisme touristique de

la région : « Tourisme : 2017, l’année des records », « Record d’achalandage et rentabilité pour le

FestiPlage de Cap-d’Espoir », « 25 000 spectateurs ont célébré l’été et la musique au Bout du

monde à Gaspé », « Le spectacle nocturne Nova Lumina à Chandler accueille en moyenne 445

personnes par soir », « 4000 personnes ont visité en juillet la nouvelle exposition multimédia Tektonik

au Géoparc de Percé et plus de 7500 jusqu’à maintenant » (Radio-Canada, 2017). Si le tourisme

semble capital dans le développement économique de la région, il doit être analysé comme un

facteur de transformations et de mutations sociales du milieu qui lui confère des « attributs » urbains

(densité, diversité, centralité et espaces publics). Ces mêmes attributs pourraient jouer un rôle dans

l’attractivité dont semblent jouir Avignon et Bonaventure auprès des migrants depuis plusieurs

années.

Page 63: Migrations, cohabitations et visions du développement

50

Conclusion

Si la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine peut apparaître dans l’inertie des représentations savantes

comme une région en « désertification » ou en « dévitalisation », il y existe aussi des dynamiques

internes de développement en rupture avec une vision pessimiste de l’avenir régional. Les MRC

d’Avignon et de Bonaventure forment une zone particulière qui connaît des dynamiques

économiques et démographiques « anormales » en regard de ce que « devrait » être une région

« rurale » de la « périphérie » conforme aux conceptions des sciences régionales. Quelques années

de croissance démographique, des soldes migratoires interrégionaux positifs chez les 24-35 ans, la

concentration de la population dans une « centralité » de municipalités adjacentes, le recul du

secteur primaire dans l’emploi, la croissance des secteurs secondaire et tertiaire, et l’affluence

grandissante des touristes entrainant une nouvelle urbanisation, sont des phénomènes qui

témoignent d’une certaine « transition » (Morin, 2013). Transition « métropolitaine » marquée par

une « urbanité » grandissante (Morin, 2013) ou ruralité en transformation qui sauvegarde son

« identité » (Jean, 1997) ? Les prochains chapitres contribueront à donner une réponse à cette

question.

Aussi, la migration vers la Baie-des-Chaleurs participe à redessiner le dynamisme démographique

du milieu. Il ne faut pas sous-estimer l’influence des nouveaux-arrivants sur les transformations

économiques et sociales du milieu, mais aussi sur la structuration du territoire. Les « lieux » investis

par les nouveaux arrivants peuvent connaître — comme souligné au chapitre suivant — une

transformation de leur morphologie sociale. La migration de jeunes devient un objet d’étude légitime

et intéressant en tant qu’elle participe au développement et aux transformations régionales. Le

chapitre suivant situe le phénomène migratoire et en particulier la migration des jeunes dans son

rapport avec les représentations du territoire.

Page 64: Migrations, cohabitations et visions du développement

51

Chapitre 2. La construction du rapport au territoire chez les jeunes migrants

La contribution des migrations interrégionales à la croissance démographique des MRC d’Avignon

et de Bonaventure et la place qu’occupent les 25 à 34 ans dans ces migrations sont des phénomènes

qui participent à une redéfinition de l’espace « rural » qu’est la Baie-des-Chaleurs. L’incidence de

ces derniers dans les transformations sociales de leur nouveau milieu de vie, mais aussi la relation

entre les diverses formes de socialisation vécues par les jeunes et les représentations multiples de

l’espace constituent des pistes fécondes pour une analyse sociologique. Il existe entre l’individu et

son milieu de vie un rapport de socialisation qui est le fondement de la représentation du réel (Berger

et Luckmann, 2006). Cette conception du rapport entre l’individu et son milieu porte notre attention

sur le phénomène de construction des représentations de l’espace et du territoire chez les jeunes

migrants. Ce second chapitre se décline en six parties proposant un cadre théorique pour étudier le

phénomène migratoire des jeunes dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure et leurs rapports au

milieu d’accueil.

Ce chapitre présente en première partie les différents parcours migratoires qui apparaissent chez

les jeunes du Québec à partir des études menées en 1999 et 2004 par le Groupe de recherche sur

la migration des jeunes (GRMJ). Bien que réalisées il y a plus d’une décennie, ces études montrent

la façon dont les parcours migratoires des jeunes expriment des relations particulières au territoire.

Cela conduit à relativiser, en deuxième partie, certaines thèses sur la migration et les transformations

culturelles des migrants. Le concept de néoruralité, tel qu’il a été employé au Québec dans les

dernières années, paraît inadéquat dans l’espace de la Baie-des-Chaleurs puisqu’il saisit mal la

diversité sociale et culturelle que la migration peut procurer à un milieu.

La troisième partie de ce chapitre porte sur la ville qui, comme milieu social, prédispose l’individu à

développer une représentation particulière du monde. La question de la « mentalité métropolitaine »

est issue des travaux de Georg Simmel. Ensuite, la quatrième partie s’intéresse à la théorie de

« l’interprétation » d’Alfred Schutz. Celle-ci permet de faire le pont entre les habitudes de penser —

ancrées dans une représentation du réel — et l’intégration de l’étranger à un nouveau groupe social.

La cinquième partie propose un retour sur des notions sociologiques fondamentales de Maurice

Halbwachs afin de mieux comprendre les effets que la migration peut avoir sur la morphologie

Page 65: Migrations, cohabitations et visions du développement

52

sociale et la mémoire collective des communautés. La notion de production de l’espace, telle

qu’élaborée par Henry Lefebvre, est aussi mobilisée dans cette partie pour l’éclairage qu’elle apporte

sur les différentes représentations qu’ont les migrants à l’égard d’un milieu ou d’un territoire.

À partir de l’interactionnisme symbolique de Peter Berger et Thomas Luckmann et de la

phénoménologie d’Alfred Schutz, la dernière et sixième partie de ce chapitre aborde la question des

fondements sociaux qui déterminent la représentation du « réel », qui à son tour apparaît comme un

système de « connaissance » qui insère de la signification dans le monde. Dans le cas à l’étude,

l’« espace représenté » est celui des MRC de Bonaventure et d’Avignon. Cette démarche théorique

sollicite le concept de représentations sociales qui permet de comprendre « l’ancrage » social de la

vision personnelle que les individus ont de la réalité. Cela est particulièrement intéressant

considérant que les « connaissances du monde » influencent les « rapports au monde ». Le cadre

d’analyse des représentations sociales des jeunes migrants à travers les enjeux de la migration, de

l’intégration et de la vision du développement du milieu est développé à la fin de cette partie.

2.1 Dynamiques migratoires des jeunes au Québec Si la mobilité des jeunes telle que conçue aujourd’hui semble un phénomène propre à la modernité

avancée (Leblanc, 2008), un bref regard sur les deux siècles précédents montre que les Canadiens

français de l’époque étaient depuis bien longtemps atteints du syndrome de la bougeotte. Entre 1830

et 1880, alors que les moyens de communication et de déplacement étaient bien moins efficaces

qu’aujourd’hui, pas moins de 685 000 personnes migreront du Bas-Canada vers les États- (Dumont,

1996). Ce rappel historique permet de dépasser l’idée selon laquelle la migration de la jeunesse est

un phénomène contemporain qui serait en rupture avec une mobilité réduite des générations

précédentes. Par contre, ce phénomène change. Depuis plusieurs décennies, le Québec, comme

l’ensemble de l’Occident, connaît une transformation et une accélération de la mobilité de sa

jeunesse (Leblanc, 2008) qui transforment les façons de penser et de faire la migration. Le Québec

des périphéries serait passé d’un modèle où la migration des jeunes était davantage déterminée par

des impératifs économiques, liés au manque de terres et d’emplois en milieu rural, à une volonté de

poursuivre des études supérieures ou tout simplement « vivre sa vie » (Gauthier, 2008). C’est cette

idée que le Groupe de recherche sur la migration des jeunes (GRMJ) soutient dans la plus grande

partie de ses travaux.

Page 66: Migrations, cohabitations et visions du développement

53

En 1999 et en 2004, le GRMJ a mené deux enquêtes d’envergure concernant la migration des jeunes

au Québec. À partir de ces enquêtes, les chercheurs ont voulu aller au « cœur de la

compréhension » du phénomène migratoire (Gauthier, 2008, p.3) grâce à l’étude du discours de la

jeunesse. Pour ce faire, ils ont étudié les trajectoires migratoires de jeunes originaires de différentes

régions du Québec, ce qui a permis de saisir les motifs de la migration, le « rapport au lieu quitté et

au lieu choisi », l’intégration au nouveau milieu de vie et les perspectives d’avenir du migrant

(Gauthier, 2008, p.3). Si les données de l’enquête de 2004 sont vraies pour cette époque, il se

pourrait que le phénomène migratoire chez les jeunes ne soit plus tout à fait le même aujourd’hui.

De nouvelles générations de jeunes 18-35 ans sont entrées sur la « voie » de la migration et les

représentations de ces différentes cohortes de jeunes pourraient ne pas être les mêmes. Aussi, le

marché de l’emploi et celui de l’immobilier se sont transformés depuis cette époque, ce qui peut avoir

des incidences sur les motivations à la migration ou au « retour » en région. Les résultats de ces

deux enquêtes paraissent tout de même intéressants comme assise de la présente recherche et

permettent de dresser un portrait général du « phénomène migratoire » des jeunes au Québec.

Les jeunes de la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine sont identifiés dans les travaux du GRMJ

comme originaires du « croissant périnordique », au même titre que ceux de la région de la Côte-

Nord, du Bas-Saint-Laurent, de l’Abitibi-Témiscamingue et du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Les

chercheurs ont aussi créé la catégorie de répondants « Deux Îles » qui correspond aux régions

administratives de Montréal et de Laval. Enfin, la catégorie « régions médianes » correspond aux

répondants de la Capitale-National, de la Mauricie, de Lanaudière, du Centre-du-Québec, de

Chaudière-Appalaches, de l’Estrie, des Laurentides, de la Montérégie et de l’Outaouais (Côté, 2008).

Chacune de ces trois catégories correspond à des groupes de jeunes qui présentent des similitudes

dans leur parcours migratoire. La migration correspond ici à un déplacement des jeunes qui ont

« vécu au moins six mois dans une autre région que celle où ils ont grandi » (Côté, 2008, p.56-57).

Les recherches du GRMJ ont mis en lumière les différentes tendances liées aux motivations de la

migration des jeunes selon leur région de provenance. Si les jeunes du croissant périnordique

partent de leur région d’origine, c’est principalement pour poursuivre des études. L’enquête de 2004

permet de constater que les jeunes des régions médianes (37,7 %) et des Deux Îles (34,5 %)

considèrent moins avoir migré parce que le « programme d’études ne se donnait pas dans [leur] lieu

Page 67: Migrations, cohabitations et visions du développement

54

d’origine » que ceux du croissant périnordique (55,7 %) (Côté, 2008, p.68). Le départ pour les études

chez les jeunes du croissant se fait surtout entre 17 et 22 ans et davantage chez les femmes (65,1 %)

que chez les hommes (59,6 %) (Gauthier, 2008). Les chercheurs du GRMJ constatent aussi que les

jeunes issus du croissant périnordique partent plus tôt — en moyenne — que les jeunes des milieux

urbains. En effet, 40 % des ruraux répondent avoir effectué leur première migration entre 16 et 17

ans, alors que cette proportion n’est que de 24 % chez les jeunes du même âge de la région des

Deux Îles (Côté, 2008). En 2004, les jeunes du croissant périnordique donnent une plus grande

importance à « augmenter leurs chances dans la vie » (61,6 %) par la migration que ceux des

régions médianes (52,6 %) et ceux des Deux îles (54,8 %) (Côté, 2008, p.68). Concernant la

première migration, 57,9 % des jeunes des Deux Îles affirment qu’ils « aspiraient à un autre style de

vie », ce qui est davantage que ceux des régions médianes (48,1 %) et ceux du croissant

périnordique (46,5 %) (Côté, 2008, p.68). Dans cette perspective, la migration chez les jeunes des

régions périnordiques est davantage liée à une forme d’utilité — études et amélioration des chances

de vie — qu’à la recherche d’un nouveau « style de vie ». Aussi, l’aide parentale chez les jeunes qui

partent est plus importante chez ceux originaires du « croissant ». Pour 43,2 % de ces derniers

(Côté, 2008), le soutien des parents est considéré comme la principale source de revenus. Cette

proportion descend à 38,9 % chez les jeunes des Deux Îles et à 32,5 % chez ceux des régions

médianes (Côté, 2008). Le départ précoce pour les études des jeunes du « croissant » explique sans

doute cet écart.

Si les motifs de départ ne sont pas toujours les mêmes entre les jeunes issus des différentes régions,

lorsqu’on leur demande si l’un des objectifs de leur migration était de « vivre sa vie », ils répondent

par « oui » à un taux égal de 79 % chez les ruraux et les urbains (Côté, 2008). Les moyens pour

arriver à ce but semblent néanmoins quelque peu différents et cela signifie qu’il existe chez les

jeunes du Québec différentes représentations de « vivre sa vie ». Pour mieux comprendre ces

différents comportements migratoires entre les groupes de migrants, Côté affirme que les « écarts

entre les niveaux de vie des régions » peuvent être une explication (Côté, 2008, p.73). Dans ce cas,

l’opposition la plus claire est celle entre les Deux Îles et les régions périnordiques. Les jeunes de

Montréal et Laval n’ont pas à quitter le foyer familial aussi tôt que ceux du « croissant » pour

poursuivre des études. Autre explication, les « signes vitaux de l’emploi et du revenu » (Côté, 2008,

p.73), qui étaient meilleurs à Montréal, permettent aux jeunes de cette région d’avoir un revenu issu

en plus grande partie du travail, ce qui signifie qu’ils sont moins dépendants de l’aide parentale que

Page 68: Migrations, cohabitations et visions du développement

55

ceux du croissant périnordique (Côté, 2008). Comme l’affirme Côté, les divers parcours « marquent

le phénomène migratoire [et] traduisent une expérience de la mobilité vécue passablement différente

d’un type de région à l’autre » (Côté, 2008, p.73). Quitter sa région pour les études est un

phénomène qui n’est pas étranger aux MRC d’Avignon et de Bonaventure qui voient une bonne

proportion de leurs 17-24 ans migrer vers d’autres régions administratives.

Les chercheurs du GRMJ se sont aussi penchés sur la question des « migrations de retour » et de

la seconde migration. Ils ont dépassé le concept « d’exode », utilisé par les plus pessimistes depuis

plusieurs décennies, et préfèrent utiliser celui de « migration », qui témoigne des multiples

déplacements des jeunes au cours de leur vie. Les migrations multiples permettent un éventuel

retour des jeunes dans leur région d’origine. En 2004, 67,2 % des jeunes du croissant périnordique,

59,2 % de ceux des régions médianes et 62,8 % des jeunes des Deux Îles croyaient pouvoir revenir

dans leur localité d’origine (Côté, 2008). Les raisons évoquées pour une éventuelle migration de

retour contrastent avec celles de la première migration. Les enquêtes de 1999 et 2004 indiquent que

la première raison, qui était en 1999 la nécessité de « gagner sa vie », est devenue en 2004 celle

« d’avoir une maison » (Côté, 2008, p.75). L’inversion de ces deux raisons semble liée à la

transformation du marché immobilier qui rend l’acquisition d’une maison de plus en plus difficile dans

les milieux urbains comme Montréal et Québec, ce qui peut motiver la migration vers les régions du

croissant périnordique et des milieux comme Avignon et Bonaventure où le coût de l’immobilier est

moindre. Pour sa part, la raison « gagner sa vie » est plus souvent soulignée par les jeunes du

croissant périnordique comme motif de retour et « avoir une maison » est plus souvent évoqué par

ceux des Deux Îles (Côté, 2008, 75). L’accès à la propriété pourrait expliquer en partie l’attractivité

dont semblent jouir Avignon et Bonaventure chez les jeunes de la région de Montréal (voir

Graphique 7).

Même si la « qualité de vie » est généralement identifiée comme la principale motivation au retour

pour l’ensemble des catégories de jeunes, il existe des tendances différentes quant à ces

motivations. Ainsi, les jeunes interrogés, qui ont réellement effectué un retour dans leur région

d’origine, identifient « se trouver du travail » comme la raison principale, « se rapprocher des

parents » comme deuxième raison et « se rapprocher des amis » comme troisième raison (Côté,

2008, p.77). Par contre, alors que « se rapprocher des amis » est plus important pour les jeunes de

Montréal et Laval, « trouver du travail » et se « rapprocher des parents » ont été mentionnées

Page 69: Migrations, cohabitations et visions du développement

56

davantage chez les jeunes du croissant périnordique. Si la poursuite des études apparaît en 2004

comme la principale raison du départ des jeunes du croissant périnordiques, le « travail et les réalités

économiques » jouent un rôle important dans la perspective du retour. Encore une fois, il semble

que les jeunes du croissant soient plus « calculateurs » dans leur parcours migratoire. Aussi, pour

ces jeunes, l’acquisition d’une propriété fait vraisemblablement partie des « réalités économiques »

favorables aux milieux ruraux.

Les jeunes du croissant périnordique sont ceux qui attachent une plus grande importance à leur

territoire d’origine alors que 76,1 % des répondants de 2004 se considèrent comme « très » ou

« assez intéressés » à l’avenir de ce milieu (Côté, 2008, p.80). Cette proportion chute à 65,3 % chez

les jeunes de Deux Îles et à 60,1 % chez ceux des régions médianes (Côté, 2008). Cependant, les

jeunes du croissant périnordique considèrent que « la situation économique y est difficile » (57,1 %),

ce qui est bien supérieur à ceux des Deux Îles (40,2 %) et des régions médianes (31,3 %) (Côté,

2008, p.80). En contrepartie, les jeunes des régions périnordiques s’estiment « tout à fait » ou

« plutôt » d’accord à seulement 17,8 % avec l’affirmation : « les gens n’y ont pas le sens de

l’entraide » (Côté, 2008, p.83), alors que cette proportion est de 23,6 % chez les jeunes des régions

médianes et à 32,9 % chez ceux des Deux Îles. Ainsi, il semble que la solidarité du milieu d’origine

jouisse d’une meilleure représentation chez les jeunes des milieux ruraux que chez ceux des milieux

urbains.

Les recherches du GRMJ indiquent les différences dans les parcours migratoires et les

représentations des jeunes au Québec selon leur milieu d’origine. Le parcours et les représentations

des jeunes issus des régions « périnordiques » semblent significativement différents de ceux des

régions médianes et des Deux-Îles. Les « impératifs économiques » et le manque d’établissements

d’études supérieures dans leur région d’origine peuvent être pointés comme des facteurs qui

poussaient ces jeunes à quitter les régions rurales entre 1999 et 2004 (Côté, 2008). En ce qui

concerne la question du retour au milieu d’origine, Côté souligne un paradoxe intéressant chez les

jeunes des régions périnordiques. D’une part, ils présentent le plus fort attachement à leur région

d’origine, mais d’autre part, ils sont plus sensibles aux « contraintes et limites qui appartiennent » à

ces régions (Côté, 2008, p.99). Les dynamiques migratoires observées par le GRMJ chez les jeunes

des régions « périnordiques » permettent de mieux interpréter les soldes migratoires interrégionaux

fortement négatifs d’une région comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine au tournant des

Page 70: Migrations, cohabitations et visions du développement

57

années 2000 (voir Graphique 2). Au terme des études du GRMJ, les conditions économiques de la

région d’origines apparaissent plus déterminantes dans le « comportement » migratoire des jeunes

« périnordiques » que chez les jeunes des autres régions. Comme évoqué précédemment, la région

de la Gaspésie a connu des cycles économiques difficiles dans les dernières décennies. Par

conséquent, les soldes migratoires interrégionaux positifs chez les jeunes 24-35 ans et les quelques

périodes de croissance démographique dans Avignon et Bonaventure sont probablement le signal

d’une amélioration de la situation économique dans cet espace régional.

2.2 La socialisation des néo-ruraux

Les travaux du GRMJ suggèrent l’existence d’une relation entre la migration et le territoire qui se

traduit par différentes tendances dans les parcours migratoires de jeunes. Les différentes trajectoires

migratoires, mais aussi les représentations diversifiées de ces espaces, selon le milieu d’origine,

sont les indicateurs d’une hétérogénéité dans les manières d’être, de penser et d’agir de la jeunesse.

Dans cette perspective, le territoire semble agir comme un déterminant qui « socialise » les jeunes

(Leblanc, 2008). La multiplication des déplacements migratoires est un phénomène qui accroit la

diversité sociale des milieux visés par la migration. Par exemple, les MRC d’Avignon et de

Bonaventure ont accueilli dans les dernières années un nombre important de migrants originaires

de la région métropolitaine de Montréal (voir Graphique 7). Il est probable que la Baie-des-Chaleurs

compte de plus en plus de jeunes qui ont des façons de penser, de sentir et d’agir qui ont été

marquées par une expérience du mode de vie urbain, et ce, même s’il s’agit de migrants de retour

dans leur région d’origine. Ce phénomène migratoire conduit inévitablement à une plus grande

diversité sociale dans la Baie-des-Chaleurs, ce qui est un facteur important à prendre en compte

pour saisir les mutations sociales qui touchent ce milieu. Mais cette conception du rapport au

territoire peut être renversée. Pour certains, les jeunes ne participent pas à l’urbanisation d’un milieu,

au contraire, ils se « ruralisent ».

Étudier la migration de jeunes qui ont vécu une expérience de vie urbaine amène à penser le rapport

et l’intégration de ceux-ci dans des milieux jugés traditionnellement « ruraux ». Certains désignent

comme « néo-ruraux » les individus qui migrent ou retournent dans des régions périphériques ou

« rurales ». C’est ce qui a été proposé au Québec par le Groupe de recherche sur la migration

villes/campagne et les néo-ruraux, dirigé par Myriam Simard. Le groupe de recherche s’est

Page 71: Migrations, cohabitations et visions du développement

58

notamment intéressé à la migration de jeunes de 29 à 35 ans qui vivaient en milieu « urbain » et qui

ont fait le choix de migrer en campagne de façons permanentes (Simard, Desjardins et Guimond,

2012). Pour ces derniers, la campagne correspond aux municipalités rurales de moins de 10 000

habitants, telles que désignées par Statistique Canada. L’étude de terrain qu’ils ont mené dans les

MRC d’Arthabaska et de Brome-Missisquoi explore les motifs de la migration ainsi que l’intégration

des jeunes dans ces milieux. Les jeunes qui migrent dans ces MRC donnent comme motifs

principaux à leur migration les « attraits de la campagne », les « raisons professionnelles », les

« raisons familiales » et les « raisons financières » (Simard, Desjardins et Guimond, 2012, p.489).

Le groupe de recherche ajoute que l’intégration de ces jeunes passe surtout par la construction de

réseaux avec d’autres migrants.

Ici, l’utilisation du terme « néo-ruraux » apparaît plus ou moins adéquate dans une perspective

sociologique du rapport entre jeunes et territoire. Cette terminologie donne comme point d’appui à

l’analyse, l’idée que les individus qui migrent vers ces MRC sont de « nouveaux » ruraux. La

« néoruralité » sous-entend ainsi un changement d’ordre culturel — nouvelles façons de penser, de

sentir et d’agir — chez les personnes qui migrent vers les campagnes. Dans cette perspective, les

jeunes « néo-ruraux » échangeraient leur système de représentation du monde constitué à partir

d’éléments de la vie urbaine pour un système de représentation « rural » du monde. Pourtant, ces

chercheurs montrent bien que les « néo-ruraux » maintiennent des rapports assez étroits avec les

milieux urbains, que leur cercle de socialisation est principalement formé d’individus originaires des

villes et que, dans plusieurs cas, ils effectuent un navettage quotidien pour travailler à Montréal

(Simard et Guimond, 2009). La rupture avec le mode de vie urbain qui aurait mené ces individus à

devenir des « ruraux » est difficile à discerner. De plus, les MRC à l’étude se trouvent dans ce qui a

été nommé précédemment la « métapole » québécoise (Proulx, 2012), une aire géographique dans

laquelle s’inscrivent des rapports quotidiens entre les milieux urbains et les milieux ruraux, marquée

par une centralité qui donne forme à un tissu urbain élargi. Ainsi, la « néoruralité » apparaît

davantage comme un phénomène « d’urbains en campagne », car rien ne laisse croire que ces

nouveaux arrivants aient abandonné grand-chose de leur mode de vie et représentations urbaines

de l’espace. Étant donné les rapports de proximité que ces deux MRC — désignées sous le terme

de « campagnes » — ont avec les villes, elles peuvent devenir attractives pour des migrants qui ne

voudraient pas rompre complètement avec leur ancien mode de vie, mais profiter d’un

environnement plus sain et campagnard. Si ces individus se désignent comme « ruraux », il faut

Page 72: Migrations, cohabitations et visions du développement

59

alors revoir ce que signifie l’« identité rurale » (Jean, 1997) et juger de l’intégration du tissu urbain

dans ces milieux.

Contrairement aux travaux sur le « néo-ruralisme », le phénomène de métropolisation au Bas-Saint-

Laurent souligné par Morin (2013) et la formation d’une « aire de croissance démographique » de la

Baie-des-Chaleurs portent plutôt à croire à l’intégration de façons de penser dir urbaines dans des

régions considérées traditionnellement comme rurales. Des individus ayant vécu une « socialisation

métropolitaine » sont ainsi confrontés à un monde « rural » dont la signification leur est parfois

difficile à saisir. Cela mène à un questionnement sociologique plus fondamental sur la ville moderne

et l’interprétation d’un nouveau milieu de vie.

2.3 La « vie de l’esprit » dans les villes modernes L’un des premiers sociologues à s’être intéressé à « l’expérience sensible » du milieu de vie chez

les individus et la façon dont cela affecte leur mentalité est Georg Simmel. Au début du XXe siècle,

Simmel s’intéresse à l’impact que les grandes villes modernes ont eu sur la vie « psychique et

physique » des habitants. Dans Les grandes villes et la vie de l’esprit et Sociologie des sens, Simmel

saisit la ville dans une « lecture sensitive » qui relate « l’expérience corporelle » dans laquelle se

trouve l’individu. Il s’interroge sur la « condition métropolitaine » de l’individu moderne comme étant

à la source de la « mentalité métropolitaine ». Cette lecture originale fournit des outils théoriques qui

permettent de mieux comprendre le rapport entre le territoire et les représentations de l’espace,

surtout lorsque la ville est considérée comme une « entité sociologique formée spatialement »

(Simmel, 2013, p.12).

Pour Simmel, la ville est le laboratoire d’une « expérience moderne » qui contraste fortement avec

les « impressions régulières et habituelles que procurent les petites villes et le monde rural »

(Simmel, 2013, p.14). Même si ce constat paraît quelque peu dépassé à l’ère de la mobilité et des

nouveaux moyens de communication, l’idée selon laquelle « la métropole réclame du citadin une

plus grande capacité d’abstraction » (Simmel, 2013, p.14) demeure une lecture pertinente qui

rappelle le caractère perpétuellement effervescence de la grande ville. Ce phénomène serait dû à

une « intensification de la vie nerveuse » résultant d’une sollicitation perpétuellement des « sens »

du citadin, elle-même engendrée par le rythme de vie de l’environnement urbain. Il en résulterait une

« intellectualisation de l’âme », l’individu de la grande ville devant perpétuellement effectuer des

Page 73: Migrations, cohabitations et visions du développement

60

processus d’abstraction mentale pour interpréter son milieu (Simmel, 2013). La vie du citadin serait

aussi caractérisée par une « impersonnalité des échanges », produite par des transactions

marchandes dans lesquelles la relation est rationnelle, ce qui entrainerait le traitement de « l’être

humain comme un nombre » (Simmel, 2013, p.44). Les relations d’ordre économique seraient ainsi

« rationalisées » en simplifiant les individus à des « éléments indifférents par eux-mêmes » (Simmel,

2013, p.44). Au contraire, l’échange dans les plus petits milieux mobiliserait une « tonalité plus

affective » étant donné la connaissance mutuelle des individualités (Simmel, 2013, p.44). Toujours

selon Simmel, une autre caractéristique du citadin serait son « caractère blasé ». L’individu blasé est

celui dont les sens ont été sollicités à un tel point qu’ils en sont devenus « émoussés ». Au quotidien,

le citadin rencontre un si grand nombre d’individus qu’il lui est impossible d’avoir une

réaction émotive avec chacun, ce qui accentue son caractère blasé, car ces rencontres ne suscitent

plus de « réaction intérieure » (Simmel, 2013, p.49). Cette attitude du citadin est aussi qualifiée de

« caractère réservé ». Ces diverses caractéristiques de la vie urbaine accordent à l’individu, toujours

selon Simmel, une « liberté personnelle » propre à la modernité. Relations impersonnelles, caractère

blasé, caractère réservé et intellectualisation de l’âme, la ville est ainsi un espace dans lequel

l’individu serait émancipé du monde social. Simmel note que le citadin qui serait implanté dans la

petite ville éprouverait une « oppression » due au petit cercle social de la collectivité qui ne

permettrait pas d’abolir les frontières avec les autres (Simmel, 2013, p.58). Un cercle social plus

restreint « veillerait » sur « les modes de vie » et les « attitudes mentales de l’individu » (Simmel,

2013, p.58). Ainsi, la grande ville confère au citadin une sensation de liberté. Cette perception de

liberté semble ancrée dans le sentiment d’échapper aux contraintes normatives de la vie sociale, ce

qui procure un sentiment « d’anonymat » au citadin. Simmel explique à ce sujet :

Car la réserve et l’indifférence réciproques, conditions de la vie spirituelle dans les grands cercles, sont ressenties dans leur succès pour l’indépendance de l’individu avec plus de force dans la foule la plus dense de la grande ville, parce que la proximité corporelle et l’exiguïté rendent justement visible la distance spirituelle ; ce n’est manifestement que le revers de cette liberté, lorsqu’on ne se sent, dans ces conditions, nulle part aussi solitaire et abandonné que dans la foule des grandes villes ; car ici comme ailleurs, il n’est nullement nécessaire que la liberté de l’homme se reflète dans sa vie affective en une image de bien-être. (Simmel, 2013, p. 60)

Ainsi, la ville se veut un lieu de développement de l’individualité contemporaine et de « libération »

de ces individualités. Les grandes villes préservent « l’anonymat » des individus dans la foule. Les

Page 74: Migrations, cohabitations et visions du développement

61

différents espaces publics de la métropole préservent la « vie privée » des individus, alors que de

plus petits milieux (ruraux) connaîtraient une interpénétration de la sphère privée et de la sphère

publique. La « vie spirituelle », qui pourrait être associée à la réflexivité, est favorisée par

l’environnement social urbain. Si la ville moderne a permis l’avènement d’un nouveau rapport au

monde et a favorisé l’émancipation des individus, cela suggère l’existence d’une « culture urbaine ».

Ce concept prend tout son sens en considérant, comme la philosophe Hannah Arendt, que la culture

est un « mode de relation de l’homme aux choses du monde » (Arendt, 1989, p.273) et que la ville

permet l’élaboration d’un certain « mode de relation » au monde. Bien sûr, les réflexions de Simmel

sur la vie urbaine ont plus d’un siècle, mais elles permettent tout de même d’approfondir la question

du rapport entre l’individu et le territoire, rapport qui cache un processus de socialisation qui participe

à façonner les représentations de la personne. La question de la migration de jeunes citadins vers

la campagne en est que plus intéressante.

2.4 L’étranger et l’homme qui rentre au pays : théorie de l’interprétation culturelle chez Alfred Schutz Dans son essai L’étranger, Alfred Schutz propose une théorie générale de l’interprétation du modèle

culturel d’un groupe social par un individu. Son analyse prend comme point de départ « la situation

typique dans laquelle se trouve un étranger lorsqu’il s’efforce d’interpréter le modèle culturel du

nouveau groupe social qu’il aborde » (Schutz, 2003, p.7). Sa réflexion se prolonge aussi à la situation

de l’individu qui réintègre son ancien groupe social après une absence prolongée. Dans les deux

cas, l’individu se retrouve dans une situation particulière où il doit « interpréter » ou « réinterpréter »

un modèle culturel dans lequel il est désorienté. Cette théorie propose une approche

phénoménologique dans laquelle l’individu est considéré comme ayant une « représentation du

réel  » construite par le groupe social au sein duquel il évolue (Berger et Luckmann, 2006). Cette

théorie permet de mobiliser la notion de « représentations sociales » dans le cadre d’une analyse

qui s’intéresse aux migrants (l’étranger) et aux migrants de retour (l’homme [ou la femme] qui rentre

au pays) qui s’installent dans Avignon et Bonaventure.

La théorie de l’interprétation élaborée par Schutz permet de saisir comment le « modèle culturel de

la vie d’un groupe se présente au sens commun » (Schutz, 2003, p.9) d’un individu. Ce « modèle

culturel » désigne « toutes les valeurs, institutions, systèmes d’orientation et de conduites

particulières […] qui caractérisent […] chaque groupe social à un moment donné de son histoire »

Page 75: Migrations, cohabitations et visions du développement

62

(Schutz, 2003, p.9). Chaque groupe social offre à l’individu qui a été élevé en son sein un « schéma

préfabriqué et standardisé du modèle culturel, que ses ancêtres, ses professeurs et les autorités lui

ont transmis, comme un guide absolument valable pour toutes les situations qui se présentent

habituellement dans le monde social » (Schutz, 2003, p.16). Ce « savoir » permet à l’individu

d’interpréter son monde et de « traiter avec les hommes et les choses » d’une façon « allant de soi »

(Schutz, 2003, p.16). Ainsi, le modèle culturel par lequel l’individu est socialisé a comme fonction de

« fournir des conduites déjà prêtes à l’emploi » et limiter les situations pénibles dans la vie

quotidienne (Schutz, 2003, p.17). C’est ce que Schutz nomme la « manière de penser habituelle »

(Schutz, 2003, p.17). L’idée centrale dans la théorie de Schutz est que la « manière de penser

habituelle » entre dans un état de « crise » chez un étranger, car celui-ci se retrouve devant un

nouveau modèle culturel dans lequel sa manière de penser habituelle est « impraticable » (Schutz,

2003, p.19). Dans cette situation, l’individu ne peut plus s’appuyer sur ses « savoirs » acquis dans

le passé pour interpréter son nouveau groupe social. Sa « conception relativement naturelle du

monde » qui jusqu’ici lui permettait d’interpréter facilement « son » monde ne s’applique plus et il

devient « l’homme qui doit remettre en question à peu près tout ce qui semble aller de soi aux

membres du groupe qu’il aborde » (Schutz, 2003, p.19). C’est parce que l’étranger et les membres

du nouveau groupe ne partagent pas les mêmes « expériences du passé » — ou la même mémoire

collective — que leurs « habitudes de penser » ne sont pas les mêmes, ce qui conduit à l’état de

« crise ». Cette situation est inconfortable pour l’étranger, car il ne possède pas le « statut de membre

interne du [nouveau] groupe social » et est « incapable d’obtenir un point de départ pour s’y orienter »

(Schutz, 2003, p.26). Le nouveau venu doit alors « traduire » la nouvelle réalité sociale à laquelle il

est confronté à partir de son propre modèle culturel, car les clefs d’interprétation de ce monde ne lui

sont pas facilement accessibles. Les difficultés de l’étranger résident aussi dans le fait que « chaque

groupe social […] possède son propre code privé, que seuls peuvent comprendre ceux qui ont

participé à la tradition du groupe » (Schutz, 2003, p.29) et c’est cette « tradition » qui lègue à l’individu

la capacité d’interpréter de façon « spontanée » une « situation sociale normale » (Schutz, 2003,

p.31). L’étranger doit ainsi interpréter « pas à pas » le modèle culturel du nouveau groupe pour

s’orienter en son sein. Sans cela, l’étranger tombe dans un état de marginalité dans lequel il apparaît

comme un « hybride culturel qui vit à la frontière de deux modèles de vie différents » (Schutz, 2003,

p.37). Ainsi, le nouveau venu transforme son « schéma général d’interprétation du monde » à partir

de l’ajustement et de l’élargissement de sa « réserve d’expérience » qu’il a acquise dans le nouveau

Page 76: Migrations, cohabitations et visions du développement

63

groupe (Schutz, 2003, p.38-39). Schutz souligne ce phénomène comme étant le « processus

d’ajustement social » que doit subir l’étranger (Schutz, 2003, p.39) afin de surmonter la situation de

« crise » dans laquelle il s’est retrouvé lors de son arrivé dans le nouveau groupe.

Second phénomène analysé par Schutz, le cas de l’individu qui retourne dans son « pays natal »

après une absence prolongée. Ce « pays » correspond ici au « point de départ » de l’individu dans

sa vie ou tout simplement au « lieu d’où je viens et vers où je désire revenir » (Schutz, 2003, p.45).

À l’inverse de l’étranger, l’individu qui revient « chez lui » s’attend à « retrouver un environnement

dont il a toujours eu, et a encore — du moins le croit-il — une connaissance intime » (Schutz, 2003,

p.43). Alors que l’étranger intègre le nouveau groupe sans point d’appui, l’individu qui « rentre au

pays n’a, lui, qu’à puiser dans ses souvenirs du passé » (Schutz, 2003, p.43) pour s’y orienter.

Comme l’explique Schutz : « le pays natal signifie une chose pour l’homme qui ne l’a jamais quitté,

une autre pour celui qui vit loin de lui, et encore une autre pour celui qui y retourne » (Schutz, 2003,

p.47). C’est parce qu’il croit posséder les clefs d’interprétation de son groupe social de départ que

celui qui rentre au pays va subir un « choc ». Le problème est le suivant, l’individu qui effectue un

retour dans son « groupe primaire » s’attend à une répétition des expériences passées et à un

rétablissement des anciennes intimités, mais cela est impossible. En effet, le groupe social que

l’individu réintègre n’a pas nécessairement changé, mais les représentations que celui-ci a du monde

se sont transformées au court de son absence et de ses diverses expériences, ce qui signifie que la

même réalité sociale n’a plus la même signification. Schutz explique : « Le simple fait que nous

vieillissons, que de nouvelles expériences surgissent continuellement à l’intérieur de notre courant

de conscience […] les expériences passées reçoivent en permanence de nouvelles interprétations,

tous ces éléments fondamentaux de notre vie mentale empêchent la répétition » (Schutz, 2003,

p.62). Les expériences du passé, au sein du groupe primaire, sont ainsi impossibles à répéter étant

donné que « l’expérience antérieure a reçu une autre signification » (Schutz, 2003, p.63). D’une

certaine façon, tout comme l’étranger, celui qui rentre au pays ne partage pas les « manières de

penser habituelles » de son nouveau groupe social, car sa représentation du réel s’est modifiée en

son absence.

La théorie de Schutz permet de mettre en lumière la façon dont la notion de « représentation du

réel » peut être opérationnalisée dans l’étude de la migration et du rapport à un nouveau milieu de

vie. L’étranger et L’homme qui rentre au pays sont des cas typifiés d’individu dont les

Page 77: Migrations, cohabitations et visions du développement

64

« représentations du réel » ne sont pas partagées avec le groupe social qu’ils intègrent, car ils ont

assimilé des « habitudes de penser » différentes à celles de ce groupe. Aussi, les travaux de Schutz

rejoignent ceux de Simmel dans son analyse de La vie de l’esprit dans les grandes villes. La jonction

entre les travaux de ces deux auteurs permet de faire deux constats. Premièrement, l’univers de la

grande ville — social et physique — entraine la construction d’une « mentalité métropolitaine » qui

se caractérise par des représentations particulières du « réel ». Ces représentations reposent sur

des « manières de penser habituelles » qui donnent un sens au lieu et qui orientent l’individu en son

sein. Simmel donne ainsi un exemple particulier — celui du citadin — de la façon dont le monde

« apparaît » à l’individu et le caractère déterminé de cette « représentation ». Deuxièmement, si le

citadin de Simmel devient l’étranger ou l’homme qui rentre au pays de Schutz, celui-ci subira

nécessairement un « choc » ou une « crise ». En effet, la « manière de penser habituelle » du citadin

(anonymat, impersonnalité des échanges, etc.) qui est issu d’un contexte social, historique et

géographique particulier, lui rend « l’interprétation » du « modèle culturel » d’un nouveau groupe —

comme celui d’une communauté rurale — difficile à saisir.

La migration de jeunes vers la Baie-des-Chaleurs en Gaspésie peut être comprise comme

l’intégration, dans un espace rural, d’individus qui ont des « habitudes de penser » produites par une

expérience de vie diversifiée et souvent urbaines. En ce sens, l’étude de la migration des jeunes

dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure ne peut faire abstraction de la nouveauté qu’ils

représentent non seulement dans les habitudes de penser, mais également dans la composition

sociale et même dans la morphologie de cet espace.

2.5 La morphologie sociale et la mémoire collective chez Maurice Halbwachs

Si Émile Durkheim et Marcel Mauss ont développé le concept de « morphologie sociale », les travaux

du sociologue français Maurice Halbwachs sur cette notion conviennent mieux à notre réflexion

théorique. La « morphologie sociale » est une étude qui permet de saisir les « structures ou formes

de la société » qui ont une matérialité et se situe dans l’espace et le temps (Halbwachs, 1970, p.3).

Pour Halbwachs, le « fonctionnement collectif » doit s’étudier dans des conditions d’ordre spatial qui

apparaissent de l’extérieur (Halbwachs, 1970, p.120). Il existe selon lui quatre ordres de

préoccupation dans lesquels se décline l’étude morphologique des phénomènes sociaux :

Page 78: Migrations, cohabitations et visions du développement

65

1) Premièrement, il s’agit d’étudier la « façon dont se distribue la population sur la surface du sol »

selon les espaces disponibles, l’accessibilité géographique ou les « circonstances locales »

(Halbwachs, 1970, p.3).

2) Ensuite, la morphologie sociale s’intéresse à la structure de la population par l’âge et par le

sexe. Par exemple, le sociologue étudiera la croissance et la décroissance des collectivités à

partir des données sur les naissances, les morts et les migrations.

3) Il s’agit aussi d’étudier les formes matérielles des « réalités d’ordres morales » (Halbwachs,

1970, p.4), soit les groupes restreints tels que les familles et les clans.

4) Enfin, la morphologie sociale s’intéresse aux institutions collectives qui sont des « formes

imposées à la vie commune » et qui apparaissent notamment dans les cadres religieux,

politiques et économiques (Halbwachs, 1970, p.6).

À travers ces quatre préoccupations, la morphologie sociale permet de mieux comprendre des

ordres différents de la réalité collective (Halbwachs, 1970). Pourtant, il ne faut pas considérer ces

différentes formes du monde social comme étant indépendantes les unes des autres. Il s’agit plutôt

d’une construction des sciences sociales qui permet de mieux cerner les phénomènes collectifs.

Pour Halbwachs, ces quatre ordres de préoccupation sont « étroitement liés à la vie sociale », c’est-

à-dire qu’il s’agit de « représentations matérielles » qui expriment et traduisent la vie sociale à travers

des données physiques — ou empiriques — statistiquement observables (Halbwachs, 1970, p.7).

Fait fondamental, ces formes matérielles de la société — volume, mouvements dans l’espace,

structure physique — sont perçues par les membres de celle-ci, qui agissent ensuite en

conséquence. Ainsi, la perception collective de ces faits matériels — que Halbwachs nomme donnée

immédiate de la conscience sociale — fait en sorte que la société agit sur elle-même (Halbwachs,

1970, p.182-183). À titre d’exemple, la population d’une région comme la Gaspésie–Îles-de-la-

Madeleine peut prendre conscience de son vieillissement démographique et de la migration de ses

jeunes vers les principaux centres urbains, pour ensuite mettre en place des mesures afin de ralentir

l’inversion de la pyramide des âges et le déclin démographique.9 Dans ce cas, la société « prend

conscience, directement, des formes de son corps matériel, de sa structure, de sa place et de ses

déplacements dans l’espace […] » (Halbwachs, 1970, p.180) et elle agit ou réagit en conséquence

9 À titre d’exemple, à la suite d’une prise de conscience du défi démographique par divers acteurs locaux de la région gaspésienne, la stratégie Vivre en Gaspésie, qui vise à favoriser la migration des jeunes dans la région, a été élaborée.

Page 79: Migrations, cohabitations et visions du développement

66

de manières variées. Aussi, il est probable que la migration de jeunes vers la Baie-des-Chaleurs ait

des effets concrets sur la morphologie sociale du milieu et les représentations de son devenir.

Les trois premières déclinaisons de la morphologie sociale sont particulièrement utiles à la

réalisation de la présente étude. Concernant la distribution de la population sur le sol, comme

mentionné précédemment, l’occupation de l’espace s’est modifiée dans Avignon et Bonaventure

depuis quelques années, se traduisant par une croissance et une concentration de la population

dans certaines municipalités. Les migrations jouent un rôle de premier ordre dans cette

transformation morphologique. En ce qui concerne la composition par âge de la population, le

vieillissement démographique en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine est un fait d’ordre morphologique

statistiquement établi depuis plusieurs décennies. Ici, la « forme » de la société gaspésienne prend

l’image d’une pyramide des âges dont l’inversion se fait plus rapidement qu’ailleurs au Québec. Un

revirement de la migration des jeunes permet cependant de ralentir ce phénomène et de

« rebalancer » la forme de la pyramide démographique de la région. L’arrivée de jeunes dans

Avignon et Bonaventure ne signifie pas seulement une nouvelle occupation du sol et de nouveaux

espoirs démographiques, mais aussi que les « réalités d’ordres morales » en sont modifiées du point

de vue morphologique (Halbwachs, 1970, p.4). Il est possible d’y envisager une évolution de la

composition de la stratification sociale des membres des différentes classes et groupes sociaux, une

augmentation ou une diminution des réseaux de sociabilités et des changements dans la dispersion

des différentes catégories de ménage s’appropriant le territoire par l’établissement résidentiel et des

activités réparties entre différents lieux. Comme les MRC de Bonaventure et Avignon sont

composées d’un chapelet de municipalités de moins de 4000 habitants, il est probable que les natifs

surtout y soient « solidaires d’une conscience collective » (Halbwachs, 1970, p.5) et que ces

communautés soient marquées par une proximité des individus produisant une forme de « solidarité

mécanique » (Durkheim, 1973). L’arrivée au sein de ces communautés de migrants qui ont été

marqués par des expériences territoriales différentes — urbaines, autres régions rurales ou

internationales — contribue sans doute à transformer la composition sociale du territoire et par

conséquent la « conscience collective », non sans y introduire des tensions entre les représentations

ancrées dans une mémoire du passé de la localité et de la région qui ne correspondent pas aux

représentations des étrangers dont le rapport au monde s’est construit ailleurs.

Page 80: Migrations, cohabitations et visions du développement

67

Les travaux de Maurice Halbwachs aident à mieux comprendre le rapport entre l’individu et le

territoire, mais aussi à comprendre les différentes tendances de la migration des jeunes au Québec

tel qu’évoquées par le GRMJ. Sans se métamorphoser immédiatement en néo-ruraux, les nouveaux

arrivants des MRC d’Avignon et de Bonaventure sont probablement des individus ayant leur propre

bagage culturel — manières de penser, sentir et agir — qui ne saurait être purement évacué par

l’arrivée dans un nouveau milieu de vie. D’une part, le territoire « socialise » l’individu dans sa

jeunesse et d’autre part, les nouveaux arrivants peuvent amener des changements dans la

morphologie sociale d’un espace particulier. Soulignons que l’avenir des institutions collectives n’est

pas indépendant des changements sociodémographiques et que la présence de nouveaux arrivants

dans les écoles, sur les marchés du travail et de la consommation, dans les services publics et les

espaces de participation sociale et politique affecte sans doute l’expérience du milieu de vie et du

développement régional, ainsi que les perspectives d’avenir des gens qui habitent la région ou qui

envisagent de s’y établir. L’identité de la région et de ses localités est contrainte à se redéfinir quand

ce qui apparaît de l’extérieur, comme le disait Halbwachs, ne correspond plus tout à fait à ce qu’on

pourrait en penser ou en dire auparavant.

La notion de mémoire collective ajoute un degré d’explication au phénomène. Pour Halbwachs, les

souvenirs d’une personne prennent comme point d’appui les « cadres sociaux » dans lesquels ils se

sont formés. Il ajoute que « nous replaçons souvent nos souvenirs dans un espace et dans un temps

sur les divisions desquelles nous nous entendons avec les autres » (Halbwachs, 1997, p.102). C’est

donc que les « cadres sociaux » de la mémoire ne sont pas exclusifs à un seul individu, mais à une

collectivité qui les partage. Il existe une « mémoire collective » qui est ancrée dans des groupes

particuliers et cette mémoire prend toujours place, affirme Halbwachs, dans un « cadre spatial. C’est

ainsi dans la « conscience du groupe qui l’entretient » que réside la mémoire « historique » de ce

même groupe (Halbwachs, 1997, p.131).

La « mémoire collective » — le lien entre l’individu et « l’espace » — ne sera pas la même dans un

village gaspésien que dans un quartier de la Ville de Québec ou de Montréal. L’ancrage dans

différentes « mémoires collectives » peut expliquer en partie les tendances migratoires des jeunes

au Québec. Les différents milieux de vie produisent différentes socialisations qui donnent formes à

différents types de migrations et rapports à l’espace. Par ailleurs, si la mémoire collective a la faculté

d’intégrer de nouveaux éléments en son sein, cela signifie que le rapport historique d’un groupe à

Page 81: Migrations, cohabitations et visions du développement

68

un lieu particulier est susceptible de changer quand la composition de celui-ci change. Le contenu

de la mémoire collective a ainsi la faculté de changer. Dans des milieux de plus petites échelles,

comme des milieux « ruraux », la mémoire collective à ses propres particularités. Halbwachs

explique :

Tandis qu’il est facile de se faire oublier dans une grande ville, les habitants d’un village ne cessent pas de s’observer, et la mémoire de leur groupe enregistre fidèlement tout ce qu’elle peut atteindre des faits et des gestes de chacun d’eux, parce qu’ils réagissent sur cette petite société et contribuent à la modifier. Dans de tels milieux, tous les individus pensent et se souviennent en commun. Chacun, sans doute, a son point de perspective, mais en relation et correspondance si étroites avec ceux des autres que, si ses souvenirs se déforment, il lui suffit de se placer au point de vue des autres pour les rectifier. (Halbwachs, 1997, p.129)

Si la proximité des individus dans de petites communautés permet une certaine stabilité reposant

sur une mémoire collective, ce n’est pas seulement la « forme » de la population qui change avec

l’arrivée de nouveaux individus dans un milieu, mais aussi la mémoire de cette communauté. Par

contre, les nouveaux arrivants ne participent pas à la destruction de l’« héritage » de la mémoire, ils

contribuent plutôt à la modification de celle-ci à partir de leur propre bagage culturel, ce qui ne signifie

pas une disparition des anciennes solidarités locales, mais une transformation de celles-ci. Les

concepts de morphologie sociale et de mémoire collective sont ainsi essentiels à la construction d’un

cadre théorique sur la question du rapport entre les individus, les groupes et le territoire.

2.6 La production de l’espace chez Henry Lefebvre

Les travaux du philosophe et sociologue Henry Lefebvre apportent une contribution originale et

complémentaire à la question du rapport entre l’individu et l’espace. Chez Lefebvre, l’espace est un

« produit », c’est-à-dire que la façon ou l’angle sous lequel la question de l’espace est abordée

émerge d’un processus de construction « historique ». Ici, le concept d’espace ne doit pas

simplement être compris par la géographie ou l’aspect physique du lieu, mais bien par son aspect

« social » (Lefebvre, 1986), c’est-à-dire un espace qui contient des « rapports sociaux de

reproduction » (âges, organisation de la famille, etc.) et des « rapports de production » (division du

travail et son organisation) (Lefebvre, 1986, p.41). Chaque société produit et façonne son propre

espace à partir d’un « mode de production » qui lui est propre, capitaliste ou néo-capitaliste dans le

cas des sociétés occidentales. Ce ne sont pas les considérations de types marxistes qui retiennent

Page 82: Migrations, cohabitations et visions du développement

69

notre attention dans les travaux de Lefebvre, mais bien les « représentations » sous lesquelles cet

« espace » apparaît aux individus. Les représentations qu’un individu a d’un espace sont

déterminées par le « type de rapport » qu’il entretient avec ce même espace. Pour Lefebvre, trois

types de rapport à l’espace orientent la construction de différentes représentations de celle-ci. Ces

types de rapport se déclinent de la façon suivante :

1) La pratique spatiale qui désigne l’espace perçu. Il s’agit de « poser et supposer » les

« compétences » et les « performances » spatiales des individus dans une société. Ici, la

« perception » de l’espace permet de saisir la cohésion dans les pratiques spatiales (Lefebvre, 1986,

p.48). Lefebvre donne comme exemple la « pratique spatiale moderne » qui serait empiriquement

désignée comme celle de « la vie quotidienne d’un habitant de HLM en banlieue » (Lefebvre, 1986,

p.48). Cela ressemble à une perspective quasi phénoménologique où le rapport à l’espace doit être

compris par son « apparaître », tel qu’il est perçu, sans réinterprétation intellectuelle. Pour donner

un exemple plus proche de l’objet de la présente recherche, un individu qui prendrait conscience de

la fermeture de plusieurs commerces gaspésiens lors de la basse saison touristique n’aurait pas la

même perception de la vitalité économique du milieu que le touriste qui constate l’achalandage

estival si ni l’un ni l’autre ne relativise sa perception dans une conception des cycles saisonniers de

l’économie régionale.

2) Les représentations de l’espace correspondent à l’espace conçu. Cela désigne, par exemple, les

« représentations savantes » dont il a été question dans le premier chapitre. Il s’agit d’une

« conception » intellectualisée de l’espace, qui prend forme dans le discours et non dans le rapport

concret à l’espace. Cela représente la façon dont les savants, planificateurs, urbanistes,

technocrates et même certains artistes conçoivent l’espace (Lefebvre, 1986, p.48). En ce sens, une

représentation conçue de l’espace peut être animée par différents champs de savoir et même par

des idéologies. L’économiste, le sociologue et l’historien n’auront pas la même « conception » de la

région gaspésienne. Ils interpréteront l’espace à partir de champs d’analyse différents : dépendance

économique, PIB, rapports de classes, stratifications sociales, démographie, genèse du peuplement,

etc. Certains auront une « conception » de la Gaspésie comme étant une région rurale (Jean, 1997),

alors que pour d’autres il s’agira d’une région périphérique (Polèse, 2009 ; Proulx, 2012) ou en

transition métropolitaine (Morin, 2013).

Page 83: Migrations, cohabitations et visions du développement

70

3) Les espaces de représentations désignent l’espace vécu. Il s’agit d’un type de rapport quotidien à

l’espace, ancré dans les expériences vécues des habitants et des usagers d’un milieu. L’individu à

une expérience vécue d’un espace qu’il interprète à travers des « images et symboles » (Lefebvre,

1986, p.49) qui donnent un « sens » à son milieu de vie. Cette représentation de l’espace est le

produit d’une proximité entre l’individu et le milieu. Par exemple, pour l’habitant d’un village, la

fermeture d’un commerce ancien remplacé par un nouveau s’adressant à une autre clientèle peut

être vécue comme le symbole d’une perte ou d’un gain dans un conflit pour l’appropriation de

l’espace entre des groupes dont les étrangers ignorent les distinctions.

Cependant, les types de rapport à l’espace perçu, conçu et vécu ne devraient pas être compris

comme indépendant les uns des autres. Ils devraient plutôt être interprétés comme une « triplicité »

dans laquelle il existe une « relation dialectique » (Lefebvre, 1986, p.49). Afin de comprendre la

« production de l’espace », il faut considérer que les représentations des individus sont nourries par

ces trois types de rapport. Un individu membre d’un groupe social peut « passer de l’un à l’autre »

de ces types de représentations « sans s’y perdre » (Lefebvre, 1986, p.51).

Les représentations d’un « espace social » tel que celui de la Baie-des-Chaleurs en Gaspésie

pourraient être expliquées à partir de la triplicité, perçues, conçues et vécues. Un individu qui ne se

sera jamais déplacé dans la région gaspésienne aura une représentation perçue ou conçue de ce

territoire, de ces habitants, de son économie, etc. Son rapport à l’espace gaspésien sera ancré dans

des représentations discursives ou empiriques, mais non vécues. Si cette personne migre dans la

région gaspésienne, ses représentations du milieu seront enrichies par un rapport vécu à l’espace.

Au contraire, une personne ayant toujours habité la région gaspésienne aura depuis toujours une

expérience vécue de l’espace, qu’elle interprétera à partir d’images et de symboles de la vie

quotidienne. Cette personne pourra aussi avoir un rapport perçu et même conçu au milieu. Par

contre, en prenant deux individus qui habitent la Gaspésie, un « natif » et un « migrant », ils

entretiendront fort probablement de différents rapports conçus, perçus et vécus à l’espace, ce qui

donnera forme à des représentations multiples de l’espace social gaspésien. L’expérience vécue

pourrait très bien ne pas être la même entre un nouvel arrivant — qui ne partage pas encore la

mémoire collective du groupe — et celle d’un natif, qui a construit une signification particulière de

son milieu à partir d’images et de symboles bien ancrés. Les rapports conçus et perçus pourraient

aussi ne pas être les mêmes entre des personnes n’ayant jamais quitté la région et des migrants ou

Page 84: Migrations, cohabitations et visions du développement

71

des migrants de retour qui auraient poursuivi des études supérieures et qui intellectualiseraient le

milieu de leur propre façon. Ainsi, les travaux de Lefebvre permettent la jonction avec les théories

de Simmel et Schutz concernant les différentes significations qu’un milieu rural peut avoir entre un

individu nouvellement arrivé et la population locale.

Pour conclure, rappelons que l’espace est le « produit » d’une société qui y insère du « sens ». Il est

une construction sociale qui repose sur des représentations vécues, perçues et conçues des

groupes et des individus à son égard. Les travaux d’Henry Lefebvre permettent de concevoir un

rapport entre l’individu et un milieu de vie, mais aussi entre un groupe et l’espace. S’il faut penser

l’espace comme « social », c’est aussi parce qu’il peut être saisi en matière de rapports sociaux

(rapports de classes, de culture, de genre) et non seulement comme une entité physique. Cette

perspective permet de mieux comprendre les divers registres de représentations qui peuvent animer

les migrants dans leur rapport à « l’espace » de la Baie-des-Chaleurs.

2.7 Représentations sociales et phénoménologie des mondes vécus L’approche sociologique de Peter Berger et Thomas Luckmann dans La construction sociale de la

réalité permet de faire un pas de plus dans la construction d’un cadre théorique, mais cette fois, en

considérant « l’acteur » comme étant au centre d’une sociologie de la connaissance. Si « l’homme

de la rue » conçoit son environnement social comme étant le « réel », c’est qu’il possède une

« connaissance » de ce monde (Berger et Luckmann, 2006, p.41). Les deux sociologues

s’intéressent au rapport entre cette pensée humaine — connaissance du réel — et le contexte dans

lequel elle surgit. Plus précisément, cette représentation de la réalité leur apparaît comme

une construction d’ordre social, influencée par plusieurs déterminants (Berger et Luckmann, 2006).

Ils développent dans leur ouvrage une problématique héritée de la pensée de Marx d’une part, pour

qui « la conscience de l’homme est déterminée par son être social » (Berger et Luckmann, 2006,

p.47), et d’autre part par celle de Max Scheler qu’ils considèrent comme fondateur de la sociologie

de la connaissance. Pour Scheler, « la connaissance humaine est donnée en société comme un a

priori de l’expérience individuelle, fournissant à cette dernière son ordre de signification. Cet ordre,

bien qu’il soit relatif à une situation sociohistorique particulière, apparaît à l’individu comme un moyen

naturel de regarder le monde » (Berger et Luckmann, 2006, p.51).

Page 85: Migrations, cohabitations et visions du développement

72

Le « monde » apparaît ainsi à l’individu comme ayant une cohérence en regard de son propre

système de signification et le sociologue doit s’intéresser à cette connaissance du sujet. Cette idée

est fortement imprégnée d’une sociologie phénoménologique telle que développée chez Alfred

Schutz. Plus précisément, il s’agit de s’intéresser à ce que les gens « connaissent » comme réalité

dans leurs vies quotidiennes, non ou pré-théorique. En d’autres termes, la connaissance commune,

plus que les idées, doit constituer le cœur de la sociologie de la connaissance (Berger et Luckmann,

2006). Le sociologue se doute bien que cette connaissance du quotidien n’émerge pas d’une liberté

fondamentale de la pensée humaine, mais qu’elle prend sa source dans un ordre social, une époque,

une culture et un environnement social particulier. Par contre, même construite, « c’est précisément

cette “connaissance” qui constitue le tissu sémantique (the fabric of meaning) sans lequel aucune

société ne pourrait exister » (Berger et Luckmann, 2006, p.62). Selon cette conception, le réel est

issu de la représentation qu’en ont les individus. Dans cette perspective, l’intérêt pour la source de

la connaissance du sujet sur son propre monde mène le sociologue à étudier la « construction

sociale de la réalité ». Voilà une tâche assez complexe, mais qui permet de mieux saisir la

construction des représentations d’un espace social comme Avignon et Bonaventure.

Alfred Schutz souligne que « la connaissance courante du monde par l’individu est un système de

construction de sa typicalité » (Schutz, 1987, p.12). Cela signifie que dans « son » monde quotidien,

l’individu interprète un objet à l’aide d’une « réserve d’expériences préalables » qui lui a été

transmise (Schutz, 1987, p.12). Par conséquent, les « pré-expériences » de son monde préparent

l’individu à interpréter un objet comme faisant partie d’un cadre significatif auquel il est habitué, un

cadre « typifié » (cette idée n’est pas loin de celle de mémoire collective chez Halbwachs). Cela

signifie que l’individu possède un cadre d’interprétation typique d’un objet, il lui donne du sens à

partir des connaissances acquises antérieurement. Pour Schutz, devant l’objet, l’individu se trouve

toujours dans une situation « biographiquement déterminée », c’est-à-dire qu’il occupe une position

en matière d’espace, de temps, de statut et de rôle social (Schutz, 1987). Chez l’individu, un grand

nombre de déterminants forment les « acquis habituels de sa réserve de connaissances

disponibles » (Schutz, 1987, p.13) et jouent sur la perception ou la représentation qu’il a d’un objet,

d’un enjeu, d’un phénomène, etc. De plus, ce monde, dans lequel le phénomène d’interprétation du

réel s’effectue, est culturel, car « la vie quotidienne est un univers de signification » et cette même

signification prend son origine dans « l’action humaine » (Schutz, 1987, p.16).

Page 86: Migrations, cohabitations et visions du développement

73

L’individu interprète donc au quotidien un monde qui est une construction sociale et dont les clefs

de l’interprétation résident dans une « culture » issue de la sédimentation d’activités humaines

(Schutz, 1987). Le résultat en est que « toute connaissance du monde » est une construction faite

par l’individu — qui peut être partagée collectivement — à travers une « abstraction artificielle » du

réel qu’il observe (Schutz, 1987, p.16-17). Mais pour le chercheur qui s’intéresse à cette

« représentation du monde » chez l’individu, un paradoxe subsiste. Le chercheur construit des

concepts pour interpréter le monde social, alors que les individus qui font partie de ce monde

construisent eux-mêmes leurs représentations de leur réalité. Le chercheur procède ainsi à une

« construction au deuxième degré » ou une « construction d’une construction » comme l’affirme

Schutz (1986, p.11). Dans tous les cas, il s’agit bel et bien d’une limite épistémologique de la

recherche sur les représentations du monde chez les individus. Sans s’arrêter à cet obstacle,

rappelons que le « réel » existe bel et bien pour la personne humaine et qu’il peut être par

conséquent un objet d’étude. En effet, ce qui est significatif pour l’individu vaut la peine d’être étudié,

car c’est dans le sens qu’il donne au monde — bien que construit — que se trouve la source de ses

façons de penser, de sentir et d’agir. Ainsi, l’analyse phénoménologique du monde social selon

Schutz est appropriée pour comprendre ce que l’on pourrait nommer la « construction du quotidien ».

Cette conception à la fois phénoménologique et constructiviste de la pensée et de la connaissance

humaine est pertinente au plus haut point dans le cadre de la présente étude. En effet, cela mène à

la réflexion suivante : si la connaissance sur la réalité est construite socialement, la représentation

d’un espace ou d’un territoire devrait aussi être issue d’un tel processus. C’est dans le rapport à un

environnement particulier — qui possède son propre système de signification — que l’individu

développe une connaissance particulière de la réalité. Cette idée est importante en considérant que

« la réalité de la vie quotidienne s’organise autour du “ici” de mon corps et du “maintenant” de mon

présent » (Berger et Luckmann, 2006, p.73) et que cet « ici et maintenant constitue l’objet principal

de mon attention à la réalité de la vie quotidienne » (Berger et Luckmann, 2006, p.73). Cette réalité

de la vie quotidienne est divisible en « zones », dont la plus proche est « accessible à ma

manipulation corporelle [et] contient le monde à ma portée, le monde dans lequel j’agis de manière

à modifier sa réalité, ou le monde dans lequel je travaille » (Berger et Luckmann, 2006, p.73-74).

Les autres zones semblent être cet « ailleurs », lieux de manipulations potentielles, mais qui ne font

pas partie de la réalité quotidienne immédiate de l’individu.

Page 87: Migrations, cohabitations et visions du développement

74

Pour résumer, la famille, les amis, l’école, le quartier, le marché du coin, etc., font partie de ce qui

forme la « réalité » quotidienne de l’individu. Mais dans un autre sens, cet environnement de vie

influence aussi les représentations ou connaissances que l’individu a du monde. Par exemple, le

citadin est imprégné et socialisé par « l’univers symbolique » de son quartier, mais d’un autre côté,

il construit lui-même cet univers en y agissant au quotidien. Les zones lointaines peuvent aussi faire

partie de la vie quotidienne, car elles font partie de ma société ou État. Je peux entendre parler d’une

région à la radio ou à la télévision, mais ma « connaissance » à son sujet est construite par une

médiation à distance, car ce n’est pas mon monde (Berger et Luckmann, 2006). Si la « réalité » est

une construction sociale, c’est que l’environnement de vie forme des « mentalités » particulières

(Simmel, 1984) qui marquent les représentations à travers les sentiments, les discours et les

comportements qui les expriment. Dès lors que ces représentations sont ancrées dans une situation

sociale particulière et sont partagées, elles prennent la forme de représentations sociales. L’étude

des représentations sociales est une façon pour le sociologue de chercher des « connaissances

communes » que des groupes d’individus ont du monde. Il peut ensuite se pencher sur les

déterminants sociaux qui expliquent la construction de telles représentations.

2.7.1 Les représentations sociales

L’étude des représentations sociales a connu une renaissance au cours des années 1960 dans le

champ de la psychologie sociale, notamment sous l’influence du sociologue Serge Moscovici. La

notion de « représentations sociales » est héritière du concept de « représentations collectives » tel

que formulé par Émile Durkheim au tournant du XXe siècle (Moscovici, 1989, p.63-64). Pour

Durkheim, l’aspect social de la représentation se présente comme une « idée » faite de pensées, de

sentiments et d’inclinaisons comportementales envers un objet qui est « partagée et reproduite de

manière collective » (Moscovici, 1989, p.65). Moscovici et ses collègues vont enrichir le concept en

introduisant l’étude du rapport entre le caractère social de la représentation et le phénomène cognitif

qui permet à l’individu de construire des représentations. Pour ces derniers, la représentation se

construit toujours dans le rapport entre un « sujet » pensant et un « objet » . Mais bien que cette

représentation ait à première vue un caractère individuel, une observation plus détaillée montre que

son « ancrage » a comme source le monde social. La notion de représentations sociales permet

alors de comprendre les formes de savoir « individuel », autant que « collectif » (Akoun et Ansart,

1999) que les individus ont intégrées dans un contexte social particulier.

Page 88: Migrations, cohabitations et visions du développement

75

Pour la sociologue Denise Jodelet, les représentations sociales « nous guident dans la façon de

nommer et définir ensemble les différents aspects de notre réalité de tous les jours, dans la façon

de les interpréter, statuer sur eux et, le cas échéant, prendre une position à leur égard et la

défendre » (Jodelet, 1989, p.31). Cette conception établit un rapport entre les représentations

sociales et ce qui a été nommé précédemment comme étant la « connaissance » du réel. Dans les

deux cas, la sociologie postule que le monde social participe à la construction des formes de savoirs

que l’individu a des « objets » qui se retrouvent dans le réel. La définition des représentations

sociales proposée par Jodelet clarifie cette question : « C’est une forme de connaissance,

socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction de la

réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p.36). Cette définition reprend plusieurs

termes clefs utilisés depuis le début de ce chapitre. La représentation du monde est ainsi une

construction — mentale — que l’individu se fait du « réel », à partir d’une situation historique, sociale,

culturelle, géographique, etc., et qui a une portée pratique sur son action au quotidien. Pour sa part,

Jean-Claude Abric propose une définition des représentations sociales qui sera celle retenue dans

le cadre de cette recherche : « Une représentation sociale est un ensemble organisé d’informations,

d’opinions, d’attitudes et de croyances à propos d’un objet donné. Socialement produite, elle est

fortement marquée par des valeurs correspondant au système socio-idéologique et à l’histoire du

groupe qui la véhicule pour lequel elle constitue un élément essentiel de sa vision du monde » (Abric,

2005, p.59).

C’est justement dans la perspective d’un ensemble organisé qu’Abric propose d’analyser les

représentations sociales. Pour ce dernier, les représentations sociales ont une structure spécifique

qui est constituée par un double système. D’une part, elles comportent un « système central stable »

qui correspond au noyau de la représentation. Ce noyau a comme fonction de générer la signification

de la représentation et déterminer l’organisation interne de celle-ci (Abric, 2003). D’autre part, une

représentation sociale est formée d’un « système périphérique ». Plus souple, ce système comprend

l’essentiel du contenu de la représentation. Pour Abric, cette périphérie a la fonction « d’interface

entre le noyau central et la situation dans laquelle s’élabore la représentation » (Abric, 2003, p.12).

C’est dans cette périphérie que les éléments nouveaux de la représentation sont absorbés,

réinterprétés ou modifiés pour protéger le système central (Abric, 2003). Ainsi, lorsque la situation

se transforme, le système périphérique permet l’adaptation et la régulation du noyau central face à

Page 89: Migrations, cohabitations et visions du développement

76

ces changements. Par conséquent, il est possible d’observer entre les individus d’un même groupe

social des différences dans le système périphérique des représentations, même s’ils partagent un

noyau commun de représentations. Le contraire peut aussi s’avérer, soit un système périphérique

qui comporte les mêmes éléments, mais qui ne partage pas un noyau commun. Cette situation

survient lorsque les individus partagent la même représentation, mais qu'ils « fonctionnent sur deux

univers symboliques complètement différents » (Abric, 2005, p.59).

Les représentations sociales suggèrent l’existence d’un processus de socialisation entre l’individu et

son milieu de vie, relation qui se veut le fondement d’une représentation du réel. Cette conception

du lien entre un individu et son milieu semble essentielle à une étude qui s’intéresse au phénomène

de migration et de représentation d’un territoire particulier. L’analyse des représentations sociales

chez les migrants qui choisissent comme nouveau milieu de vie les MRC d’Avignon et de

Bonaventure contribue à mieux saisir le rôle que jouent ces jeunes dans les mutations sociales de

cet espace rural, notamment si leurs « connaissances du monde » influencent leurs « rapports au

monde ».

2.7.2 Représentations sociales de la migration, de l’intégration et du développement du milieu

Comme les représentations sociales se forment dans un groupe, un lieu et une époque particulière,

il est possible d’identifier leurs origines sociales. Les représentations des migrants qui s’installent

dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure peuvent être un indicateur du processus de socialisation

qu’on connut ces individus à travers leur parcours de vie. Depuis les études du GRMJ, l’évidence

est établie que les jeunes ont différentes représentations du territoire selon leur région d’origine et

que la ville constitue un milieu particulier de socialisation dans les sociétés modernes et

postmodernes. Étudier les représentations des nouveaux arrivants permet de comprendre les

fondements sociaux de leurs rapports à la Baie-des-Chaleurs comme milieu de vie. De plus, ces

étrangers ou ces [individus] qui rentre[nt] au pays agissent sur le milieu, car ils y introduisent une

nouvelle vision du monde. Comme souligné précédemment, les transformations dans la structuration

du territoire, la démographie, l’économie et la vie rurale et urbaine des MRC d’Avignon et de

Bonaventure sont des phénomènes qui ne semblent pas indépendants de la migration des jeunes.

Puisque le développement de ce milieu et même de la région est intimement lié à la migration, l’étude

Page 90: Migrations, cohabitations et visions du développement

77

des représentations sociales des migrants apparaît comme un exercice important afin de

comprendre et expliquer les nouvelles tendances observées.

À partir des études du GRMJ et d’une sociologie de la ville et des représentations de l’espace, la

suite de cette étude sera attentive au fait que les jeunes qui s’installent dans Avignon et Bonaventure

contribuent à l’existence d’une plus grande diversité sociale. Il est fort probable que ces jeunes

migrants aient des représentations différentes du milieu visé par la migration et que les

représentations des jeunes « natifs » — ceux et celles qui n’ont jamais quitté le milieu — en soient

relativement distinctes. Si l’étude des représentations sociales cherche à trouver les fondements

sociaux d’une vision du monde dans des groupes sociaux au caractère « homogène », il est difficile

de considérer les migrants qui s’installent dans Avignon et Bonaventure comme un groupe

monolithique. Par contre, une opérationnalisation du questionnement sociologique sur la migration

des jeunes permet de désigner trois groupes à l’étude afin de mieux comprendre les représentations

et rapports distincts à un espace régional en développement. Ainsi, la Baie-des-Chaleurs accueille

des « migrants de retour » qui ont une expérience vécue du milieu et qui ont partagé à un moment

de leur jeunesse la mémoire collective du lieu. Ensuite, il est possible d’identifier les migrants qui ne

sont pas natifs de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, et qui, pour la plupart, ont en commun d’être

originaire d’une région métropolitaine et d’avoir une connaissance première de la région d’après des

représentations saisies de l’extérieur, sans expériences du quotidien ni références à la mémoire

collective des habitants. Aussi, une étude qui s’intéresse à la jeunesse ne peut faire abstraction de

la présence de jeunes « non-migrants » ou « natifs » sur le territoire. Ces jeunes, qui n’ont jamais

migré hors de la région, constituent un groupe comparatif dont l’étude révèle des distinctions entre

les perspectives des nouveaux arrivants et celles des habitants de longue date en ce qui concerne

la région et son développement.

Par ailleurs, le champ d’investigation de cette étude a été restreint afin de se focaliser sur la

compréhension du développement du milieu à travers les représentations des nouveaux arrivants.

Ce ne sont pas toutes les « représentations du réel » en général qui sont pertinentes pour saisir la

participation de ces jeunes dans les transformations du milieu, mais plutôt les représentations du

développement sous ses diverses formes. Aussi, le développement n’a pas la même signification à

l’échelle régionale, des MRC ou municipale. Les représentations du développement peuvent aussi

se décliner en plusieurs champs qui relèvent les divers degrés de réalités du milieu. L’ordre de

Page 91: Migrations, cohabitations et visions du développement

78

préoccupation des enjeux de développement qui apparaissent dans les représentations des

nouveaux arrivants donne alors un indice de leur rapport au milieu et de la façon dont ils agissent

ou pourraient agir sur ce développement.

Aussi, pour saisir l’intégration et l’interprétation de ces migrants par rapport à leur nouveau milieu de

vie, il est nécessaire de mobiliser leur réflexivité. En ce sens, l’étude des représentations de leur

parcours migratoire et de leur intégration au milieu met en évidence des possibles « crises » ou

« chocs » dans leurs « manières de penser habituelles » (Schutz, 2003, p.17). Cela permet d’évaluer

leur degré d’intégration au milieu et met en lumière le caractère social des représentations. Étudier

ces représentations est indispensable dans la mesure où l’intégration et le rapport au groupe social

d’accueil jouent un rôle de premier ordre dans la transformation des dynamiques régionales. De

plus, étudier les représentations des natifs sur les enjeux du développement peut mettre en évidence

des disparités liées à des manières de penser, de sentir et d’agir qui sont distinctes. En somme, une

telle analyse contribue à mieux définir le type de modèle régional que tendent à devenir les MRC

d’Avignon et de Bonaventure.

Conclusion

Le Chapitre 2 a proposé un cadre théorique pour analyser des processus sociaux à la source des

représentations de l’espace et du territoire. Les études du GRMJ permettent de comprendre

l’existence des différentes dynamiques migratoires selon la région d’origines des migrants au

Québec. Cela amène à penser les différents rapports possibles au territoire et à l’espace « social »,

déterminés par des éléments d’ordre sociologique. Les transformations sociales dans les milieux

jugés traditionnellement « ruraux » rendent difficile la désignation de migrants comme « néo-ruraux »

par assimilation. Ce chapitre a plutôt proposé un cadre théorique dans lequel l’approche des

représentations sociales et de la sociologie phénoménologique fournissent des outils conceptuels

essentiels à la « compréhension » du phénomène migratoire en région où la ruralité rencontre

l’urbanité à travers les transformations du milieu liées au tourisme et à l’établissement de migrants

venant des régions métropolitaines. Le caractère « social » des représentations peut être saisi dans

des expériences de vie commune, notamment celle du passage par la ville et des représentations

construites depuis les régions métropolitaines.

Page 92: Migrations, cohabitations et visions du développement

79

Si la migration des jeunes a des effets sur la morphologie sociale d’un milieu comme la Baie-des-

Chaleurs, ces changements ne touchent pas seulement la « forme » de la population, mais aussi sa

mémoire collective, car la société d’accueil intègre des individus ayant une « mémoire » différente

de la leur. Aussi, le rapport d’un individu ou d’un groupe à l’espace de la Baie-des-Chaleurs doit être

compris par les différents « types de rapport » que propose Henry Lefebvre. La triplicité de l’espace

perçu, conçu et vécu permet de comprendre comment se forment les types de représentations du

milieu à partir de la diversité d’expériences qu’ont les individus à l’égard de ce même milieu. En ce

sens, nous avons étudié les transformations d’un milieu jugé traditionnellement « rural » et

« périphérique » à partir des représentations d’individus qui sont des acteurs de ces transformations.

Les différentes représentations à l’égard des MRC d’Avignon et de Bonaventure et de leur

développement orientent et motivent les actions des individus dans cet espace où ils se retrouvent

tantôt en contexte d’interactions, tantôt dans des activités parallèles et tantôt dans des situations de

cohabitation plus ou moins conflictuelle sur le même territoire.

Enfin, une analyse des représentations sociales des migrants peut contribuer à une meilleure

compréhension des motivations ayant mené à la migration dans la Baie-des-Chaleurs et non dans

une autre région du Québec ou une autre MRC de la Gaspésie. Les représentations du parcours

des migrants, de leur intégration et de leur vision du développement doivent être analysées afin de

mieux comprendre le phénomène migratoire dans la Baie-des-Chaleurs et le rapport à la société

d’accueil. Aussi, il ne faut pas sous-estimer la contribution de l’analyse des représentations des

jeunes natifs, qui indiquent des distinctions sociales dans le rapport au territoire.

Page 93: Migrations, cohabitations et visions du développement

80

Chapitre 3. Question de recherche, objectifs et méthodologie L’objectif général de ce projet de recherche était d’explorer les représentations sociales de jeunes

migrants et natifs des MRC gaspésiennes d’Avignon et de Bonaventure relatives à leur migration,

leur intégration et le développement de la région. Sans pour autant expliquer de façon exhaustive

les transformations sociales, économiques et morphologiques de ce milieu, les représentations de

ces jeunes peuvent fournir une piste importante pour la compréhension du développement actuel de

la Baie-des-Chaleurs. Aussi, l’objectif n’est pas de construire des portraits types de migrants et de

natifs à partir de leurs représentations, mais bien de comprendre le sens que ces individus donnent

à un même objet pour ensuite discerner les fondements sociaux de leurs discours.

3.1 Question de recherche et objectifs Les théories sociologiques évoquées précédemment aident à analyser les différentes

représentations du « réel » (Berger et Luckmann, 2006) et de leur ancrage dans des univers sociaux

particuliers, comme ceux de la communauté rurale ou de la grande ville (Simmel, 2013), et à

comprendre que l’étranger peut avoir des représentations qui contrastent avec les « manières de

penser habituelles » (Schutz, 2003, p.17) qui prévalent dans son nouveau milieu de vie. La présente

étude tente de faire émerger ces contrastes et définir leurs fondements sociaux par l’analyse des

représentations sociales des migrants et natifs à l’égard de différents enjeux du « phénomène

migratoire » et du développement des deux MRC à l’étude.

Ayant franchi les étapes nécessaires à sa formulation, notre question de recherche peut maintenant

être présentée : quelles représentations sociales les jeunes migrants et natifs des MRC

d’Avignon et de Bonaventure ont-ils du phénomène migratoire et de l’intégration des anciens

et nouveaux habitants dans ces milieux ; et quelles sont leurs représentations des

perspectives de développement de leur milieu et de la Gaspésie ?

Trois objectifs particuliers découlent de cette question de recherche. Afin de mieux comprendre le

caractère attractif des MRC d’Avignon et de Bonaventure, le premier objectif est de mettre en lumière

les motivations et les incitatifs ayant mené à la concrétisation de la migration chez les jeunes. Le

second objectif porte sur les représentations sociales de l’intégration afin de rendre compréhensibles

les phénomènes d’« interprétation » d’un nouveau milieu (Schutz, 2003) et les possibles « chocs »

Page 94: Migrations, cohabitations et visions du développement

81

culturels ou « crises » des nouveaux arrivants, ainsi que des migrants de retour. Le discours des

natifs sur l’intégration des étrangers y est aussi abordé pour examiner le processus dans leur

perspective. Le troisième objectif est de mieux comprendre les différentes représentations du

développement actuel et en devenir chez les migrants et les natifs. Aussi, l’étude des représentations

du développement peut contribuer à mieux saisir les nouvelles dynamiques économiques,

démographiques, sociales et morphologiques d’Avignon et de Bonaventure en apportant des

informations sur les connaissances qu’en ont des acteurs qui y participent. Ces trois objectifs

spécifiques de recherche donnent forme au cadre d’analyse qui a servi à la construction des

schémas d’entrevue.

3.2 Méthodologie Dans le cadre de cette recherche, la méthode de collecte retenue est celle des entrevues de groupe.

Cette méthode permet de saisir ce qui est commun aux individus dans leurs représentations, mais

aussi de « s’enquérir des positions diverses, d’enjeux en présence dans une situation donnée, de

système de relation dans une organisation et de ce qui tient lieu d’unité dans un groupe » (Angers,

2009, p.45). De plus, cette méthode de collecte permet de saisir l’aspect collectif des représentations

des individus sans aliéner ce qu’elles ont de singulier chez le sujet. Comme le souligne Alain Giami,

« en situation de groupe, les individus ont donné les réponses qu’ils pensaient être celle de leur

groupe d’appartenance » (Giami, 1993, p.223). Giami ajoute que les entretiens de groupe peuvent

créer des « conflits » qui permettent d’observer s’il y a polarité entre les membres du groupe de

discussion. Bien sûr, cette méthode est confrontée au problème d’une éventuelle monopolisation du

discours par certains individus et il a été du devoir du chercheur de favoriser une démocratisation

du droit de parole, sans pour autant l’imposer, en demandant aux participants de s’exprimer à tour

de rôle une première fois après chaque question, avant de laisser cours à une libre discussion.

La population à l’étude a été celle des jeunes âgées de 18 à 35 ans qui résident dans les MRC

d’Avignon et de Bonaventure en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine depuis au moins six mois. Au

départ, l’intention était de rencontrer quatre catégories de jeunes : a) les migrants ayant grandi en

région métropolitaine ; b) les migrants ayant grandi dans des régions non métropolitaines hors de la

région administrative de la Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine, c) des jeunes originaires de l’une des

deux MRC et étant de retour dans l’une de celles-ci et d) des natifs de l’une des deux MRC n’ayant

Page 95: Migrations, cohabitations et visions du développement

82

jamais effectué de migration hors de la région. Ces quatre catégories de participants sont inspirées

de celles construites par le Groupe de recherche sur la migration des jeunes et essaient de rendre

compte des différents types de parcours migratoire des jeunes Québécois en région. De plus, une

telle catégorisation visait à comparer des représentations qui ont des origines régionales différentes.

Au départ, les attentes étaient assez élevées pour la constitution de l’échantillon. Chaque groupe de

discussion devait être composé de cinq à huit individus et il devait y avoir un groupe pour chacune

des quatre catégories de jeunes dans les deux MRC. Cela correspondait à huit groupes au total,

pour un échantillon comptant entre quarante et soixante-quatre individus. L’enthousiasme de départ

s’est cependant heurté aux trois limites de faisabilité que sont le recrutement, le temps disponible

des participants et la distance qu’ils devaient parcourir pour se réunir. Au total, cinq groupes de

discussions ont été réalisés avec des migrants et un avec un groupe de natifs. Vingt-sept migrants

ainsi que cinq natifs ont participé à l’enquête, pour un échantillon total de trente-deux participants.

Les groupes de discussion se sont déroulés entre janvier et octobre 2016. Chez les migrants, dix-

sept faisaient partie de la catégorie de migrants ayant grandi en région métropolitaine et sept

faisaient partie de la catégorie des migrants de retour. Aussi, trois migrants faisaient partie de la

catégorie des jeunes ayant grandi dans des régions non métropolitaines hors de la région

administrative de la Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine. Cependant, ces derniers identifiaient leur

ancien milieu de vie à la région métropolitaine de Montréal où ils avaient séjourné de nombreuses

années.

3.3 Profil des participants Il a été difficile de respecter la proportion de participants de chaque catégorie migratoire proposée

(métropolitain, non métropolitain et de retour). C’est surtout le recrutement des migrants provenant

d’une région non métropolitaine qui a posé des difficultés, ces jeunes ayant souvent transité par

Montréal, ou une autre métropole dans leur parcours migratoire. Ainsi, la grande majorité des

personnes rencontrées ont signifié avoir migré depuis la grande région de Montréal, même s’ils

étaient originaires d’une autre région au départ. Si cela signifie un obstacle méthodologique, c’est

aussi un reflet de la migration dans ces deux MRC. Les soldes migratoires interrégionaux présentés

plus tôt (Graphique 7) témoignent de l’importance de la région montréalaise comme bassins de

migration vers Avignon et Bonaventure.

Page 96: Migrations, cohabitations et visions du développement

83

Le Tableau 4 présente le profil des migrants et natifs rencontrés dans les groupes de discussions.

Des noms fictifs désignent les répondants afin de faciliter l’identification des citations et susciter

l’intérêt des lecteurs sur les cas singuliers des jeunes rencontrés. Le tableau présente aussi une

catégorisation alphanumérique des participants, ce qui permet d’identifier le genre et le type de

migration de la personne concernée. La catégorie des migrants « non métropolitains » est désignée

sous le terme « autre-migrant » par l’acronyme « AM », elle inclut les jeunes dont le dernier lieu de

résidence est métropolitain, mais qui sont originaires d’une région « périphérique ». Les migrants

originaires des régions métropolitaines apparaissent sous l’acronyme « MM » et les migrants de

retour dans la région sous celui de « MR ». Les natifs n’ayant jamais migré sont identifiés comme

« non-migrant » ou « NM ». Enfin, le genre des participants est identifié comme masculin « M »,

féminin « F » et autre « A ».

Dans la mesure du possible, une parité de participants voulait être atteinte entre les deux MRC.

Cependant, il s’est avéré qu’une grande majorité de jeunes ayant donné suite au recrutement

habitaient Avignon. Avec l’aide des agentes de migration de Place aux jeunes, neuf participants ont

tout de même été recrutés dans la MRC de Bonaventure. Aussi, une quasi-parité homme/femme a

été atteinte chez les participants. Finalement, un seul groupe de discussion de natifs a été mené

dans Avignon. Pour ce groupe de natifs, le but n’a pas été d’observer des récurrences dans les

représentations, mais plutôt de constituer un corpus d’expressions de représentations pouvant être

comparées à celles de l’étranger. Par ailleurs, si les 18-24 ans ont été inclus dans l’étude, ils sont

faiblement représentés dans l’échantillon, alors que seulement trois migrants et deux natifs font

partie de ce groupe d’âge. Cela correspond à la tendance évoquée plus tôt selon laquelle la migration

de jeunes vers Avignon et Bonaventure se fait surtout chez les 25-34 ans, alors que le groupe d’âge

des 14-24 ans connaît des déficits migratoires. Par ailleurs, soulignons que la seconde région

administrative de provenance des participants est celle de la Capitale-Nationale, et ce,

principalement chez les migrants de retour. Enfin, excepté trois cas, le plus haut niveau d’étude

atteint chez les migrants est universitaire. Les jeunes natifs rencontrés ont plutôt effectué des études

collégiales ou professionnelles, ce qui correspond à l’offre de cours régional. Le Tableau 4 présente

de façon exhaustive le profil des participants.

Page 97: Migrations, cohabitations et visions du développement

84

3.4 Recrutement et partenaire de recherche Le recrutement des participants a principalement été réalisé grâce à la collaboration des deux

agentes de migration de Place aux jeunes Avignon et Place aux jeunes Bonaventure. L’organisme

a transmis à son réseau de migrants le Formulaire de sollicitation (Annexe 1) dans lequel les jeunes

étaient invités à communiquer avec le chercheur leur intérêt à participer aux groupes de discussion.

Si cette méthode s’est avérée efficace, la logistique des groupes de discussion a complexifié la

tâche. Avignon et Bonaventure sont des MRC qui s’étalent sur près de 200 kilomètres de côtes, ce

qui rend difficile la mobilisation d’individus au même endroit au même moment un soir de semaine.

Plusieurs participants potentiels ont ainsi été « échappés » dans les conflits d’horaire. Par ailleurs,

les municipalités dans lesquelles se sont déroulés les groupes de discussions ont été choisies en

TABLEAU 4. PROFIL DES PARTICIPANTS

Pseudonyme Catégorie de migrant

Âge MRC Région administrative avant la migration

Niveau d’étude

Julie FMM1 30-35 Avignon Montréal Université Paul HMM2 25-29 Avignon Estrie Université Jean HMM 3 25-29 Avignon Montréal Université Marie FMM4 30-35 Avignon Montréal Université Jacob HMM 5 30-35 Avignon Montréal Université Madeleine FMM 6 25-29 Avignon Saguenay-Lac-Saint-

Jean Université

Éric HMM 7 25-29 Avignon Capitale-Nationale Université Rodrigue HMR8 20-24 Avignon Capitale-Nationale Université Sandrine FMR9 20-24 Avignon Bas-Saint-Laurent Université Serge HMR10 25-29 Avignon Capitale-Nationale Université Suzanne FMR11 30-35 Avignon Montréal Université Annie FMR12 30-35 Avignon Bas-Saint-Laurent Collégial Joanne FMM13 25-29 Bonaventure Montréal Université Karine FMM14 25-29 Bonaventure Montréal Université Amélie FMM15 25-29 Bonaventure Laval Université François HMM16 25-29 Bonaventure Montréal Collégial Catherine FMM17 25-29 Avignon Montréal Université Luc HAM18 30-35 Avignon Montréal Université Pierrot HAM19 30-35 Avignon Montréal Université Lucy AMM20 25-29 Avignon Montréal Université Josiane FMM21 25-29 Avignon Capitale-Nationale Université Karl HMR22 20-24 Avignon Capitale-Nationale Université Rosie FMM 23 30-35 Bonaventure Montréal – Fanny FMM24 25-29 Bonaventure Mauricie Université Albert AAM25 25-29 Bonaventure Abitibi Université Lucas HMR26 30-35 Bonaventure Capitale-Nationale Université Olivier HMM27 30-35 Bonaventure Montréal Université André HNM28 25-29 Avignon GÎM DEP Charles HNM 29 30-35 Avignon GÎM Collégial Nicole FNM30 25-29 Avignon GÎM Collégial Xavier HNM31 20-24 Avignon GÎM DEP Viviane FNM32 20-24 Avignon GÎM Collégial

Acronymes : H=Homme/F=Femme/A=Autre identité de genre/MM=Migrant métropolitain/MR=Migrant de retour/AM=Autre migrant/NM=Non migrant

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fonction de leur centralité et du bassin de migrants qui y résident. Ce sont dans les municipalités de

Carleton-sur-Mer et de Bonaventure que se sont déroulés les groupes de discussions. À Carleton-

sur-Mer, les entrevues se sont déroulées dans un local que le Cégep de la Gaspésie-et-des-Îles et

à Bonaventure, les discussions se sont déroulées dans l’espace communautaire du Loco Local. Pour

les natifs, ce sont plutôt les réseaux sociaux qui ont permis le recrutement de l’échantillon. La

discussion de groupe s’est déroulée dans la demeure d’un des participants.

3.5 Instrument de collecte et méthode d’analyse Afin de répondre à la question et aux objectifs de recherche, un questionnaire individuel et un

schéma d’entretien de groupe (Annexe 2 et 3) ont été construits. Les participants devaient remplir le

court questionnaire au début de chaque rencontre pour ensuite participer aux discussions selon le

schéma établi.

3.5.1 Instrument de collecte Le questionnaire individuel établit le profil des répondants à partir variables tels que le genre, l’âge,

le niveau de scolarité et le lieu de résidence actuel et précédent. Cette étape est indispensable pour

établir le portrait de l’échantillon à l’étude, mais aussi pour décrire le parcours migratoire des

individus. D’ailleurs, le portrait de l’échantillon s’inscrit dans les tendances migratoires évoquées

précédemment (Côté, 2008 ; Simard, Desjardins et Guimond, 2012 ; Leblanc, 2008), soit le passage

par la ville avant la migration ou un retour vers la périphérie qui se fait surtout après 25 ans. Par

ailleurs, le questionnaire inclut une partie traitant des Activités et implications dans laquelle il est

demandé aux répondants de donner des exemples d’activités (loisirs, sport, culture) effectuées dans

la région et, s’il y a lieu, d’implications dans le milieu (organismes, bénévolat, etc.). Cet indicateur

permet de mieux mesurer l’état d’intégration des nouveaux arrivants et aussi de dégager des

éléments qui pourraient ne pas émerger dans la discussion de groupe. Ce questionnaire était le

même pour les groupes de migrants et pour celui des natifs, sauf dans le cas des questions qui

portent sur la migration. L’objectif était de susciter une réflexion initiale des participants sur les

questions de l’intégration et de la participation à la vie dans le milieu en vue de stimuler la discussion

de groupe.

Page 99: Migrations, cohabitations et visions du développement

86

L’essentiel des rencontres a été consacré à la discussion orientée par le schéma d’entretien de

groupe. Ce schéma est quelque peu différent entre les groupes de migrants et celui des natifs. Ce

schéma s’articule, tous groupes confondus, autour de trois thèmes principaux qui sont une

opérationnalisation des concepts abordée dans les deux chapitres précédents. Deux autres thèmes

complémentaires sont abordés dans le schéma d’entretien. Les discussions de groupe sont ainsi

structurées en cinq parties :

1) La première partie aborde la question du Parcours migratoire tel que le migrant estime l’avoir

vécu. Il s’agit de questions concernant le milieu de vie précédant la migration, les considérations

ayant mené à la migration, les défis rencontrés et les discours ambiants sur le milieu visé par la

migration. Cette partie de la discussion permet de mettre en évidence les représentations liées au

milieu quitté, mais aussi les représentations perçues et conçues de la Gaspésie avant la migration.

Aussi, cette étape permet de mieux comprendre en quoi le discours des migrants sur la vie

métropolitaine produit des contrastes — ou pas — avec celui sur la vie rurale. Chez les natifs, cette

partie explore les Dispositions à migrer dans une autre région de ces jeunes. Cet examen permet

de juger de leur appréciation générale du milieu et de comparer la représentation qu’ils en ont avec

celle des migrants.

2) Ensuite, l’Intégration au milieu d’accueil est abordée en discutant plus particulièrement des

attentes ou appréhensions, de la perception de l’accueil des résidents, de l’aide à l’intégration et du

mode de vie de la communauté comparé à celui du milieu habité avant la migration. Cette partie de

la discussion s’articule autour des « habitudes de penser » des nouveaux arrivants et de leur

intégration/confrontation avec le nouveau milieu de vie. Cette partie de la discussion fait émerger les

représentations de la population locale et les possibles « chocs » ou « crises » liées à l’intégration.

Elle permet également de comparer les représentations de la vie métropolitaine et la vie rurale à

travers l’expérience d’intégration des migrants. Chez les natifs, cette seconde partie permet de

discuter de leurs impressions concernant l’intégration des nouveaux arrivants dans le milieu.

L’intégration des migrants peut ainsi être analysée sous un autre angle à partir du discours d’un

groupe qui ne se représente pas la région de la même façon.

3) Les Perspectives de développement du milieu est le sujet abordé en troisième partie. Il s’agit

d’explorer les représentations du développement du milieu selon les propres connaissances et les

Page 100: Migrations, cohabitations et visions du développement

87

expériences des migrants. Les participants sont appelés à identifier les points forts et les points

faibles du développement du milieu, leurs visions du développement économique et social et

finalement les enjeux de développement qui devraient être priorisés dans le futur. Cette partie

appelle des réflexions à caractère prospectif sur le développement du milieu à partir des

représentations des jeunes. Nous souhaitions également mesurer la sensibilité de ces jeunes à

l’égard des enjeux du développement et explorer comment les manières de penser le

développement du territoire sont liées à des expériences antérieures à la migration, notamment

urbaines. Pour leur part, les natifs sont invités à discuter du développement économique et social

actuel et en devenir pour le milieu et la région. L’étude de leurs représentations du développement

permet d’apprécier la façon dont grandir dans des milieux de vie différents des migrants

métropolitains détermine des rapports et des discours sur la région qui trouvent écho dans la

mémoire collective du lieu.

4) Le quatrième thème du schéma d’entretien, celui de l’Engagement dans le développement du

milieu, est amené de manière à ce que les participants discutent des rôles qu’ils jouent ou veuillent

jouer dans le développement de la communauté et de la région. Les questions posées concernent

l’intérêt ou les apports concrets au développement du milieu à travers la participation dans des

conseils d’administration, des organismes communautaires, etc. Il s’agit de confronter le discours

des migrants sur leur propre intégration et les enjeux du développement à l’examen des actions

concrètes qu’ils posent dans le milieu. Chez les natifs, les mêmes questions sont posées dans

l’objectif de comparer leur engagement ou leur volonté de s’engager dans le développement du

milieu avec celui des natifs.

5) La dernière partie de l’entretien explore plus largement les Représentations du développement

de la Gaspésie et de ses MRC de la baie des Chaleurs. Dans cette partie, l’animateur explore des

données statistiques et des faits saillants concernant les disparités géographiques, la démographie,

l’économie et le développement de la région et des MRC d’Avignon et de Bonaventure en demandant

d’y réagir. Cet exercice vise à savoir quelles sont les représentations générales des migrants à

l’égard de la région, mais aussi si leurs représentations sont remises en question par des données

objectives sur le milieu. Les mêmes faits saillants sont présentés aux natifs dans l’objectif de les

faire réagir et de comparer leur familiarité de la région à celle des migrants.

Page 101: Migrations, cohabitations et visions du développement

88

En somme, les schémas de discussion de groupe chez les migrants et chez les natifs correspondent

à une opérationnalisation des concepts et théories abordées dans les chapitres précédents. Ils sont

construits de façon à faire émerger les représentations des jeunes par rapport à trois thèmes : le

parcours migratoire, l’intégration au milieu et la vision du développement des deux MRC à l’étude et

de la Gaspésie en générale. L’idée est de faire apparaître, par l’analyse sociologique, les conditions

sociales qui ont contribué à la construction de ces représentations du « réel ».

3.5.2 Méthode d’analyse : la recherche du noyau central La méthode de la recherche du noyau central des représentations sociales proposée par Jean-

Claude Abric (voir p.77) a été retenue pour l’analyse. Cette méthode permet de saisir les « valeurs

correspondant au système socio-idéologique et à l’histoire du groupe qui la véhicule pour lequel elle

constitue un élément essentiel à la vision du monde » (Abric, 2005, p.59). Cette « vision du monde »

correspond au « sens commun, à ce que les gens pensent connaître et sont persuadés de savoir à

propos d’objets, de situations, de groupes donnés » (Abric, 2003, p.11). De plus, ces représentations

« permettent aux individus et aux groupes de donner un sens à leurs conduites et de comprendre la

réalité » (Abric, 2003, p.12). La recherche du noyau central est une étape essentielle pour étudier

les représentations sociales, car cela permet de connaître non seulement le contenu, mais surtout

l’organisation du contenu des représentations (Abric, 2005). L’analyse porte ainsi sur le noyau des

représentations des participants concernant — comme évoqué plus haut — le parcours migratoire,

l’intégration au milieu et les perspectives de développement du milieu. Si l’étude des représentations

sociales s’applique à des groupes sociaux qui partagent des similitudes, c’est surtout l’expérience

migratoire, le passage par la ville, l’âge, le niveau d’instruction et le fait d’occuper le même espace

de la Baie-des-Chaleurs qui constitue le caractère commun des migrants. La similitude sociale des

natifs se manifeste principalement par le fait qu’ils occupent le même territoire et qu’ils n’aient jamais

migré hors de la région. Comme l’analyse le montre plus loin, c’est un groupe qui partage un système

de signification de l’espace assez homogène, propre à un groupe socioprofessionnel particulier. Cela

étant dit, l’analyse des représentations sociales ne doit pas être considérée comme le but en soi de

cette recherche, mais plutôt comme une méthode contribuant à une meilleure connaissance des

mutations sociales du milieu, du phénomène migratoire et du sens que les jeunes migrants et natifs

donnent à cet espace.

Page 102: Migrations, cohabitations et visions du développement

89

3.6 Limites de l’étude La principale limite de l’étude concerne l’échantillonnage non probabiliste des participants, le

recrutement étant sur une base volontaire. Peu de nouveaux arrivants de la catégorie non

métropolitains ont été rencontrés, ce que pourrait expliquer le nombre restreint de ces derniers dans

les deux MRC (Graphique 7). De plus, les jeunes rencontrés avaient presque tous utilisé les services

de Place aux jeunes en région. Ainsi, l’échantillon se limite quasi exclusivement à la « clientèle » de

l’organisme, ce qui a pu mener à l’étude d’un groupe particulier de nouveaux arrivants. Il est probable

que plusieurs nouveaux arrivants n’ayant pas consulté Place aux jeunes au cours de leur migration

aient au processus de recrutement. Aussi, les jeunes ayant vécu dans la région montréalaise sont

surreprésentés dans l’échantillon à l’étude, ce qui a pu contribuer à une certaine homogénéisation

des discours. Cependant, comme la migration de Montréal vers ces deux MRC est importante, cette

limite peut aussi apparaître comme un avantage qui permet de rendre compte de la croissance d’une

« urbanité » dans la Baie-des-Chaleurs. Par ailleurs, cette étude ne dresse pas un portrait exhaustif

des motivations qui poussent à la migration dans les deux MRC. Si les résultats sont vrais pour

l’échantillon étudié, ils ne doivent pas pour autant être généralisés à l’ensemble des migrants qui se

sont installés dans la Baie-des-Chaleurs dans les dernières années. Les résultats évoquent des

« tendances » qui se manifestent par des expériences migratoires similaires chez les jeunes

rencontrés.

Page 103: Migrations, cohabitations et visions du développement

90

Résultats

Page 104: Migrations, cohabitations et visions du développement

91

Chapitre 4. Migrer vers Avignon et Bonaventure Pourquoi les migrants choisissent-ils les MRC d’Avignon et de Bonaventure dans la Baie-des-

Chaleur comme nouveau milieu de vie ? Le premier chapitre de cette étude a exposé les tendances

migratoires que les deux MRC connaissent depuis plusieurs années et a illustré la façon dont ce

phénomène peut contribuer à une redéfinition de cet espace sur le plan démographique et même

morphologique. Afin de mettre en parole et de donner une signification à ces tendances migratoires,

la première partie des entrevues de groupe visait à dégager les motifs ayant contribué à la migration

des jeunes dans la Baie-des-Chaleurs, notamment pour mieux comprendre la particularité de ce

territoire et son caractère attrayant pour ces jeunes.

Par la mise en narration de leur parcours migratoire, les migrants partagent des expériences

communes dans lesquelles les motifs de la migration forment des représentations sociales. L’objet

de ce chapitre est de faire apparaître les noyaux de ces représentations sociales. Si les motifs

soulignés par les nouveaux arrivants sont souvent liés aux opportunités professionnelles, aux attraits

naturels, aux services disponibles dans le milieu et à la présence de la famille, du conjoint, de la

conjointe ou des amis, le caractère commun de leurs motivations prend surtout sens dans le rejet

du métropolitain et dans les préoccupations pour l’emploi à proximité de la famille et en une centralité

qui offre une meilleure qualité de vie qu’en périphérie. Ces trois éléments forment les noyaux de

représentations des migrants concernant les motifs de la migration dont traitent les trois premières

parties de ce chapitre. La quatrième et dernière partie rend compte des inconvénients et des

insatisfactions que les migrants associent à leur nouveau milieu de vie.

L’analyse réalisée dans ce chapitre amène à penser que la forme du rapport à l’espace (Lefebvre,

1986) de ces jeunes varie selon qu’ils soient originaires d’un milieu métropolitain, qu’ils soient un

migrant de retour ou encore un natif. Ainsi, les justifications évoquées concernant la réalisation de

la migration ont tendance à varier selon la catégorie de participants. Aussi, les représentations

sociales de ces migrants et natifs prennent leurs significations dans une constellation de

représentations périphériques et donnent un indice de la diversité sociale des jeunes qui habitent

dans les deux MRC ainsi que de « l’ambiance » du milieu.

Page 105: Migrations, cohabitations et visions du développement

92

4.1 Un espace aux antipodes de la métropole

Lorsque le thème des motifs de la migration est abordé dans les discussions de groupe, le discours

des migrants ne s’appuie pas nécessairement sur les attributs et les avantages propres à la Baie-

des-Chaleurs, mais dans un renversement du questionnement, il s’articule autour des inconvénients

du milieu quitté. Le caractère attrayant de la Baie-des-Chaleurs apparaît alors dans un discours qui

se construit en opposition à ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un espace métropolitain. Cette

représentation prend forme à partir de sensibilités à l’égard d’éléments qui contrastent avec la ville,

c’est-à-dire un environnement de vie plus sain, une sociabilité plus vraie et un rythme de vie moins

stressant. Ces trois éléments constituent la périphérie du système de représentation « rejet du

métropolitain ». La Figure 5 illustre le système de représentation des motivations à la migration et

du caractère attrayant du milieu à partir de l’opposition au métropolitain. Les différents groupes de

migrants, mais aussi le groupe des natifs, partagent cette représentation qui se décline cependant

de façons quelque peu différentes selon l’expérience vécue (Lefebvre, 1986) de l’urbain et du rural.

Figure 1. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du caractère attrayant du milieu : Rejet du métropolitain

Migrants métropolitains

Avignon et Bonaventure représentent un espace agréable pour les jeunes originaires des milieux

métropolitains et leur discours sur les motivations à la migration permet de saisir que cette attractivité

se construit par opposition avec l’expérience de la grande ville. Pour plusieurs, dont la grande région

métropolitaine de Montréal est le point de départ, la Gaspésie représente la possibilité de vivre dans

un environnement « plus » sain. Originaire de Laval, Amélie (FMM15) exprime ce qui différencie le

Rejet du métropolitain

Sociabilité plus vraie

Rythme de vie moins stressant

Environnement de vie plus

sain

Page 106: Migrations, cohabitations et visions du développement

93

milieu de vie dans Bonaventure de celui de la ville : « La grosse différence, c’est la proximité de la

nature que j’apprécie beaucoup […] avoir la forêt à deux pas de chez vous ». Dans le même registre,

Catherine (FMM17) ajoute : « Le contact quasi direct avec la nature, ça change vraiment quelque

chose dans toutes les possibilités, que ce soit de faire du sport ou l’autosuffisance ». Chez les

migrants métropolitains, un environnement de vie plus sain c’est aussi de ne pas subir la congestion

routière. Originaire de Montréal, Karine (FMM14) compare les deux milieux : « […] le trafic, il n’y en

a pas [en Gaspésie], alors que chez nous (Montréal) tu dois partir une heure d’avance pour aller au

travail ». Chez ces migrantes, l’expérience vécue de la ville comparée à leur « nouvelle » expérience

vécue de la Baie-des-Chaleurs dévalorise l’urbain dans ce qu’une densité excessive peut imposer

comme contrainte à la mobilité.

Le discours de ces jeunes met aussi en lumière l’idée d’une sociabilité représentée comme plus

« vraie ». Les rapports sociaux sont jugés plus authentiques que ceux vécus dans les milieux

urbains. Pour Jacob (HMM5), qui est originaire d’une grande métropole, ses précédents séjours en

Gaspésie l’ont convaincu que les relations entre les individus sont plus « saines » : « Je me suis dit

que tant qu’à essayer un nouveau truc, autant que ce soit dans un environnement plus agréable.

Avec ce que j’avais vu les trois fois où j’étais venu précédemment, j’avais l’image d’un environnement

où les relations étaient plus saines, plus simples, plus honnêtes où on laisse la chance aux gens et

à date je ne suis vraiment pas déçu ». Paul (HMM2) partage lui aussi cette idée. Il considère que

« le contact est beaucoup plus facile » dans sa nouvelle communauté et ajoute : « Je pense que

c’est plus sain, quelque part, le monde est plus proche ». Des relations plus proches, mais aussi

plus « vraies ». C’est aussi l’idée que Catherine (MM17) soutient : « Montréal je trouvais ça un peu

trop urbain et il y avait comme trop de simulations ». Pour ces migrants, les relations

interpersonnelles en milieu métropolitain sont dévalorisées au profit de relations dans leur nouveau

milieu de vie. Cette représentation devient intelligible lorsque « l’impersonnalité des échanges » et

le « caractère blasé et réservé du citadin » (Simmel, 2013, p.49) sont considérés comme des

caractéristiques de la ville moderne.

Enfin, le rejet du métropolitain se manifeste par la représentation d’un rythme de vie jugé plus

supportable dans la Baie-des-Chaleurs. Pour ces jeunes originaires des grandes villes, un

« ralentissement » du rythme de vie est favorisé en opposition à celui de la ville qui est représenté

comme « rapide » et stressant. Par exemple, Marie (FMM4) évoque le « ralentissement » de son

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94

quotidien après sa migration : « Le rythme de vie diminue, c’est beaucoup plus lent l’hiver, mais ça

ne veut pas dire que t’es moins occupé, c’est que tu prends le temps de faire les choses. Donc, il y

a une qualité de vie qui a augmenté pour moi […] j’ai vraiment vu une amélioration dans ma vie ».

Pour sa part, Paul (HMM2) voit les effets de son nouveau milieu vie sur son propre stress : « Le

monde est beaucoup moins stressé aussi […] je me suis rendu compte que mon stress a baissé

depuis que je suis arrivé ici ». Un constat similaire est partagé par Rosie (FMM23) : « Mais ici, je

peux prendre le temps… je ne suis pas pris deux heures dans le trafic. C’est magnifique, le matin je

me lève, on déjeune, mon conjoint va me porter au travail. Je vais le voir sur l’heure du diner, on

soupe ensemble. On n’avait pas ça avant ».

Ainsi, le discours des migrants originaires de milieux métropolitains exprime le rejet de la grande

ville au profit d’un environnement de vie considéré comme plus apaisant et plus sain. Ce groupe de

jeunes a un discours sur l’espace métropolitain marqué d’insatisfaction et construit par opposition

au « nouveau » rapport vécu (Lefebvre, 1986) à l’espace de la Baie-des-Chaleurs. En somme,

l’« intensification de la vie nerveuse » (Simmel, 2013, p.13), qui caractérise la « condition

métropolitaine » des individus, est rejetée par ces jeunes. Ici, la migration est représentée comme

une véritable « rupture » à l’égard de l’ancien mode de vie.

Migrants de retour

Le même rejet du métropolitain apparaît dans le discours des migrants de retour. Cependant,

contrairement aux migrants métropolitains, leur « expérience vécue » de la Baie-des-Chaleurs est

antérieure à l’expérience urbaine. Le rejet du mode de vie métropolitain suppose ainsi la volonté de

« retrouver » ce qui avait été perdu, soit un environnement de vie plus sain, une sociabilité plus vraie

et un rythme de vie moins stressant. Originaire de la MRC de Bonaventure et ayant habité à Montréal

pendant quelques années, Suzanne (FMR11) a remis en question le fait de retourner vivre dans la

métropole après un séjour en Gaspésie. Ses vacances lui avaient rappelé comment l’environnement

de vie y est plus sain : « En vacance, il faisait beau, on s’est baigné, et là, on est retourné à Montréal,

on a eu une longue route, on est arrivé à Montréal. C’était humide, il faisait chaud, et on était juste

dégouté d’être là. On s’est comme dit les deux : “Qu’est-ce qu’on fait ici” ». Ce rejet de

l’environnement urbain aura conduit, elle et son conjoint, à migrer dans la MRC d’Avignon. Le propos

de Lucas (HMR26) souligne aussi cette idée : « Sinon, moi, il me manquait aussi un contact avec la

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95

nature que j’ai pu retrouver en revenant ici. Moi, j’étais habitué de partir en arrière de chez nous et

c’était comme le bois à l’infini ». La comparaison apparaît ici dans un rapport nostalgique à un espace

jugé préférable et plus sain que la grande ville. La représentation de ces jeunes à l’égard du milieu

est ancrée dans une « mémoire » qui est mise en opposition à leurs expériences de vie urbaine.

En ce qui concerne la sociabilité, le discours des migrants de retour révèle aussi le rejet du

métropolitain au profit du milieu d’origine. Pour Karl (HMR22) qui a poursuivi des études supérieures

à Québec pendant plusieurs années, le retour est justifié par le rejet des rapports interpersonnels

qui étaient différents en ville comparée à ceux connus dans son petit village natal : « Moi, ce qui m’a

frappé, c’est le fait d’aller à Québec, marcher sur les trottoirs, et d’avoir l’impression de n’être

personne […] Ici, personnellement, dans les petits coins où je suis, tu croises quelqu’un pis ça envoie

la main, ça te salue ». Pour Sandrine (FMR9) originaire de la MRC d’Avignon, son expérience de vie

dans une ville du Bas-Saint-Laurent lui a tout de suite fait prendre conscience d’une sociabilité

différente : « […] moi, ce que j’ai trouvé le plus dur, c’est la mentalité des gens […], je trouve que

c’est des personnes plus froides, c’est ça qui est dur à s’adapter. Tu ouvres la porte à quelqu’un puis

il ne te dit pas merci… plein de choses comme ça ». Pour ces jeunes, l’expérience de la ville — et

son rejet — est directement liée à la volonté de « retrouver » des rapports interpersonnels jugés plus

« vrais », revenir à une situation comme dans le passé. Cette signification des relations

interpersonnelles est fondamentalement différente de celle des migrants métropolitains pour qui la

représentation d’une « sociabilité plus vraie » signifie davantage un idéal à atteindre qu’une

expérience vécue à retrouver.

Finalement, le rythme de vie effréné de la grande ville a considérablement influencé ces jeunes à

revenir s’installer dans leur milieu d’origine. Ainsi, pour Lucas (HMR26) qui est originaire de la MRC

d’Avignon : « [il y a] le rythme de la vie [qui] était plus rapide et un niveau de stress généralisé qui

vient avoir une influence sur son propre stress ». En Gaspésie, le rythme de la vie change au gré

des saisons, même l’austérité hivernale est appréciée par Serge (HMR10) depuis son retour : « Et

l’hiver c’est au ralenti et je trouve ça relax comparé à en ville ». Ces jeunes ont été confrontés à

l’intensité de la vie urbaine dépréciée par les migrants métropolitains et désirent retrouver le mode

de vie qui précédait leur migration vers la ville.

Page 109: Migrations, cohabitations et visions du développement

96

Les natifs

Les jeunes natifs rencontrés ont des représentations qui contrastent avec celles des migrants. Même

si ces derniers n’ont pas d’expérience migratoire, ce sont des jeunes de leur temps, qui sont mobiles

et qui ont séjourné dans les grandes villes. Lorsqu’ils jugent leur propre milieu de vie et discutent

des possibilités de migrer hors de la région, ils prennent souvent comme point de comparaison la

vie métropolitaine et les mêmes éléments soulignés précédemment émergent : l’environnement, la

sociabilité et le rythme de vie. Déjà, ces jeunes sont unanimes dans l’idée que l’accès à la nature et

à l’étendue d’eau est un point positif qui rend la Baie-des-Chaleurs agréable. André (HNM28)

affirme : « C’est sûr qu’un point positif c’est la tranquillité et la nature ». Il ajoute : « Il y a beaucoup

de monde qui s’en va et qui revient. La réponse que j’ai eue de la plupart, c’est qu’ils s’ennuyaient

de la Baie […] ils s’ennuyaient de la vue sur la Baie ».

Aussi, la sociabilité apparaît dans les représentations de ces jeunes comme étant fondamentalement

différente entre leur région et la ville. Pour Charles (HNM 29) qui est agriculteur, il existe un respect

dans les rapports intergénérationnels qui ne serait pas aussi valorisé en ville. Il affirme : « Mettons

mes cousins qui sont en ville, ils écoutent d’autres, plus vieux, et [pour eux] ce sont des “chialeux”.

Moi, s’il y a un aîné qui me parle, même s’il dit n’importe quoi, je vais prendre le temps de l’écouter,

je me dis “il doit avoir un bout qui a de l’allure” […] Sinon, il y a un respect qui est là qui est différent

d’ailleurs ». Dans le cas d’André (HNM28), il est souvent amené à passer par les villes dans le cadre

de son travail et il n’apprécie pas la « mentalité urbaine » : « Partout où j’ai été, j’ai vu plein de

mentalités, la ville, je ne veux rien savoir de ça ». S’il ne définit pas cette « mentalité », il est probable

qu’il la conçoit en opposition avec celle de son propre milieu de vie.

Enfin, le stress lié au rythme quotidien de la métropole est jugé comme une cadence de vie qui

diffère du calme de la campagne. D’ailleurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles ces jeunes ne

considèrent pas une éventuelle migration vers la ville. La brève expérience urbaine de Charles (HNM

29) lui laisse un goût amer : « Tout le côté sur le stress, moi j’ai juste été viré une fois en ville, je me

fiais sur mon téléphone, une lumière habituellement quand elle est rouge il faut que tu arrêtes, mais

eux non. Le monde se crée un stress ». Nicole (FNM30) ne migrera pas en ville pour la même raison :

« Non jamais, parce que tout le côté de l’environnement qui est plus stressant en ville. Moi

personnellement, je ne pense pas que je pourrais tolérer ça ». Contrairement aux migrants, ces

Page 110: Migrations, cohabitations et visions du développement

97

jeunes n’ont jamais « vécu » hors de la région et on construit une représentation qui rejette le

métropolitain à partir d’un rapport « perçu » de cet espace. Aussi, leur « rejet du métropolitain »

prend une tout autre signification que chez les migrants métropolitains et les migrants de retour.

Chez les migrants d’origine métropolitaine, de retour ou chez les jeunes natifs, la justification de la

migration vers les MRC d’Avignon et de Bonaventure ou l’idée d’un éventuel départ est évoquée par

le rejet du milieu de vie métropolitain, représentation constituée des trois éléments périphériques

présentés précédemment (Figure 5). Comme mentionnées plus haut, ces représentations reposent

sur des rapports perçus, conçus et vécus (Lefebvre, 1986) de la vie métropolitaine et de la Baie-des-

Chaleurs qui diffèrent d’un groupe à l’autre. S’ils partagent des représentations similaires, le

« monde » leur apparaît à travers des systèmes de signification — une connaissance du réel –

différents. Pour les migrants métropolitains, la migration signifie l’acquisition de quelque chose de

nouveau, pour les migrants de retour, c’est la volonté de « retrouver » quelque chose qui avait été

laissé derrière et pour les natifs, la migration signifierait de perdre ce à quoi ils tiennent.

4.2 Diversité des préoccupations liées à l’emploi selon la proximité de la famille À une époque où le « travail » peut être considéré au-delà du besoin d’un revenu comme une

véritable « valeur » liée au processus de construction identitaire des individus, il n’est pas étonnant

que les opportunités d’emploi apparaissent dans le discours des jeunes migrants comme faisant

partie des principales préoccupations liées à la migration. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il existe

de nos jours une quête d’équilibre entre le travail et les autres sphères de la vie (Mercure et Vultur,

2010). Chez les migrants, toutes catégories confondues, le travail occupe une place importante dans

le discours sur les motifs de la migration. Par contre, cette justification est très souvent associée à

l’environnement familial qui prévaut dans le nouveau milieu de vie. Ainsi, les jeunes sont sensibles

aux opportunités d’avancement et à l’épanouissement professionnel possible dans le milieu, mais la

présence de proches semble changer la façon dont cela est « vécu ». La préoccupation pour l’emploi

doit être comprise par ses éléments périphériques qui sont la présence d’un conjoint ou d’une

conjointe, la proximité de la famille ou la simple impression d’opportunités professionnelles. La

Figure 6 présente ce système de représentation.

Page 111: Migrations, cohabitations et visions du développement

98

Figure 2. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du caractère attrayant du milieu : Préoccupations pour l’emploi

Migrants métropolitains

Pour les nouveaux arrivants originaires d’une région métropolitaine et détenant pour la plupart un

diplôme d’études universitaire (Tableau 4), la migration est souvent associée à la volonté de trouver

un emploi ou le fait d’en avoir obtenu un, dans un milieu de vie plus agréable et non métropolitain.

Pour l’observateur, il pourrait sembler que l’emploi est en soi une motivation à la migration en

Gaspésie pour ces jeunes professionnels. Pourtant, une analyse approfondie de la question montre

que le discours sur l’emploi vient rarement seul et qu’il doit être compris comme étant lié à des

contextes sociaux particuliers. Pour Madeleine (FMM6), si l’emploi a été important dans sa décision

de migrer, la présence d’une belle-famille — et d’un conjoint — dans la Baie-des-Chaleurs a été un

élément facilitant la migration : « Moi c’est l’emploi puis le fait aussi d’avoir ma belle-famille ici, parce

[qu’avant], j’avais été toute seule puis j’avais “rushé”, donc le fait d’avoir une famille ici déjà, ça m’a

rassuré, puis “go”. J’avais une place où rester, je savais à qui demander pour trouver quoi, je n’étais

pas craintive du tout ». Sans la présence d’une belle-famille qui l’a « rassurée », il n’est pas certain

qu’elle aurait entrepris sa migration. Dans le cas de Jacob (HMM5) dont la conjointe est originaire

de la MRC de Bonaventure, si les conditions d’accès à l’emploi étaient difficiles à Montréal en raison

de la concurrence, la Gaspésie lui a permis « d’essayer un nouveau truc », il voit la présence d’une

belle-famille dans le milieu comme un élément enrichissant qui a motivé la décision de son couple

de migrer dans la Baie-des-Chaleurs. Pour ce dernier, « c’est autre chose, le fait d’avoir la belle-

famille ici ». Il explique : « Moi j’ai un réseau familial, donc ça n’a pas été long… je n’avais pas à

Préoccupations pour l'emploi

Présence d'un

conjoint/ conjointe

Impression d'opportuni

tés profession

nelles

Proximité de la famille dans la région

Page 112: Migrations, cohabitations et visions du développement

99

chercher de place à rester et de trucs comme ça. Avec la famille, je n’avais pas besoin d’aide

logistique ». Encore une fois, la motivation de l’emploi est rattachée à la proximité d’un réseau

familiale. La présence de ce réseau sur lequel les migrants peuvent compter semble un élément tout

aussi important que l’emploi dans le processus décisionnel qui mène à la migration.

Pour d’autres, comme Amélie (FMM15), la décision de migrer dans la Baie-des-Chaleurs a été prise

dans un consensus entre les deux membres du couple. N’ayant pas de famille dans la région, ils ont

fait le « saut » à deux dans la MRC de Bonaventure. Elle explique la concrétisation de leur migration

à partir des possibilités d’emploi : « Moi, dans le fond, concrétisé [la migration]? Moi, je suis venue

ici sans job. J’avais assez confiance en mon bac […] pour me trouver une job. Moi, j’ai attendu deux

mois pour une job. Ce qui s’est passé, c’est que j’étais avec mon chum et on se disait “on y va-tu ?"»

Le cas de Karine (FMM14) est similaire. Elle n’a pas de famille dans la région, mais son conjoint

habite la MRC de Bonaventure. Elle affirme d’abord que l’emploi a été l’élément le plus important

dans sa décision de migrer : « Pour moi, ma job c’est important. Si je n’avais pas eu une job par ici,

je n’aurais jamais déménagé ». Néanmoins, elle précise ensuite sa pensée : « j’ai déménagé ici non

pour le travail, mais parce que mon amoureux habitait ici ». Pour ces migrantes, avoir un partenaire

les accompagnant dans la migration semble être un facteur « sécurisant », sous-jacent au discours

sur l’emploi. Il s’agit d’une motivation latente de la migration.

Certains migrants n’ont pas évoqué la notion de famille ou d’un conjoint/conjointe dans leur discours

sur l’emploi comme motivation à la migration. Pour ces derniers, la migration est surtout liée à une

impression de la présence d’opportunités professionnelles qui leur permettra un épanouissement

plus grand. Pour Marie (FMM4) qui n’a pas de famille dans la région et qui a migré sans conjoint,

cet épanouissement peut se concrétiser à travers l’entrepreneuriat : « Ici, par contre, il y a tellement

de place pour l’entrepreneuriat et vu que c’est un plus petit milieu, c’est plus facile d’amener les gens

à voir ton produit et voir ce que tu amènes dans ce milieu-là ». Elle ajoute : « Moi, c’est l’emploi qui

a fait que je suis venue ici [à Carleton], je suis une professionnelle […] ». Le cas de Luc (HAM18)

est similaire. Sans conjointe et sans famille, il a migré vers la Gaspésie pour un emploi en particulier :

« Je peux dire moi que c’est le travail. En réalité, c’est qu’il y avait une offre d’emploi qui m’intéressait

qui n’était pas disponible à Montréal ». Cependant, malgré une justification de la migration par

l’emploi, Luc (HAM18) et Marie (FMM4) ont maintenant une conjointe et un conjoint dans la région,

ce qui peut être un facteur de leur établissement durable dans le milieu.

Page 113: Migrations, cohabitations et visions du développement

100

Sans devancer la question de l’intégration qui est l’objet du chapitre suivant, il est possible de

considérer que ces migrants apprécient la présence d’un groupe social sur lequel compter dans un

nouveau milieu de vie et que l’emploi n’a pas la même signification selon la présence ou non d’un

tel groupe. L’idée selon laquelle ces jeunes métropolitains auraient « tout lâché » pour venir

concrétiser des projets professionnels dans un milieu de vie plus agréable doit donc être prise avec

circonspection. Il s’agit avant tout d’individus qui comptent sur une cohésion sociale et une solidarité

dans l’accomplissement de leur projet migratoire. D’ailleurs, sur les dix-neuf migrants rencontrés

originaires de régions métropolitaines, seulement quatre n’avaient ni conjoint/conjointe ni belle-

famille ou famille immédiate dans le milieu au moment de leur migration.

Les migrants de retour

L’emploi occupe aussi une place importante dans les motivations soulignées par les migrants de

retour. Cette valorisation de l’emploi est encore une fois accompagnée d’une sensibilité à l’égard de

la présence de proches. Cependant, à la différence des migrants métropolitains, tous les jeunes de

retour qui ont participé aux groupes de discussion avaient de la famille immédiate dans le milieu.

Cela sous-entend une expérience migratoire différente, mais aussi un rapport différent dans la

recherche d’un emploi. Le cas de Sandrine (FMR9) en est un exemple. Elle avait la certitude de

revenir s’installer dans la région en raison de la disponibilité d’un emploi pour elle, mais elle ajoute

que la présence de la famille et des amis a aussi été une motivation : « J’étais sûre de revenir. J’ai

fini mon bac et trois jours après j’avais mon emploi. C’était déjà décidé que je revenais et tous mes

amis sont ici, ma famille [aussi] ». Pour ce qui est de Suzanne (FMR11), son expérience illustre

comment la migration, mais aussi la nécessité de trouver un emploi, est vécue de façon beaucoup

moins préoccupante grâce à la présence de ses parents dans Avignon. Accompagnée de son

conjoint, elle souligne que cela a été un facteur facilitant et un motif à la migration : « C’est sûr que

le fait de savoir que l’on avait de la famille ici, on se disait que ça ne pouvait pas être pire […]. On

est arrivé et on a été un mois chez mes parents. Si on n’avait pas trouvé d’emploi, ils ne nous

auraient pas mis à la rue, c’était sécurisant ». L’expérience migratoire et la recherche d’un emploi

sont, ici aussi, facilitées par la présence de la famille dans le milieu. L’insistance sur cette « facilité »

du retour prend son sens en considérant que Suzanne (FMR11) et Sandrine (FMR9) ont disposé

d’un « point de départ » (Schutz, 2003) afin de s’orienter dans le milieu.

Page 114: Migrations, cohabitations et visions du développement

101

Si la plus grande majorité des migrants de retour évoquent la famille dans le discours sur l’emploi,

très peu — bien qu’ayant de la famille dans le milieu — identifient leur retour strictement à une

opportunité de travail. Lucas (MR26) fait partie de cette exception. Originaire d’Avignon, mais revenu

s’établir dans la MRC de Bonaventure, il explique : « […] il y a eu un poste qui s’est ouvert ici en

Gaspésie et j’ai eu le poste. Ça a été l’élément déclencheur, c’est aussi simple que ça. Depuis que

j’étais allé en ville, j’avais un désir de revenir en Gaspésie aussi. Je cherchais l’opportunité, je ne

sais pas si j’aurais fait le move [sans avoir un emploi déjà assuré] ».

Les natifs

Les représentations des jeunes natifs concernant l’emploi fournissent une tout autre vision d’Avignon

et de Bonaventure. Il faut souligner que leur scolarité n’est pas la même que celle des migrants de

l’échantillon de participants ; les premiers possédant pour la plupart des formations professionnelles,

et les seconds, des formations universitaires. De plus, ils œuvrent en général dans des secteurs

d’emplois différents. Trois des cinq natifs travaillent d’ailleurs dans le secteur primaire. Si la

perception de l’emploi ne suscite pas de véritable crainte chez les migrants, cette vision laisse place

à un sentiment d’inquiétude chez les jeunes natifs. André (HNM28) travaille dans le secteur forestier

et considère ses conditions plus précaires que celles des travailleurs des villes : « Comme moi ici,

je n’ai pas le choix d’avoir deux jobs pour me faire une job pleine à l’année. Mais en ville, quelqu’un

peut avoir une bonne job payante et un side-line aussi […] ». Dans le cas de Nicole (FNM30), si elle

voit d’un mauvais œil les coupures dans son secteur d’emplois, elle a aussi conscience de la

situation du secteur forestier : « Il faudrait que le gouvernement arrête de faire des coupures pour

commencer. Il faut avoir des projets. Tout ne va pas bien dans le bois. La crise forestière, la loi du

libre-échange… il va y avoir une taxe pour envoyer le bois aux États-Unis et ça va baisser le marché

pas mal ». Si les représentations des natifs se démarquent de celle des migrants, c’est surtout parce

que le secteur primaire n’est pas un « lieu commun » entre ces groupes de jeunes. Il s’agit de jeunes

pour qui l’expérience vécue de l’emploi est fondamentalement différente.

La proximité de la famille, des amis ou la présence d’un conjoint/conjointe sont des éléments qui

sont peu ressortis du discours des natifs dans le rapport avec la question de l’emploi. Il est évident

que la présence de proches est un « allant de soi » pour ces jeunes et il est pensable qu’ils ne voient

pas l’intérêt de souligner ce point. Cependant, la famille nourrit l’attachement au milieu. Un

Page 115: Migrations, cohabitations et visions du développement

102

attachement qui explique pourquoi, malgré des conditions d’emplois jugées difficiles, ces jeunes ne

considèrent pas une éventuelle migration hors de la région. Comme le dit André (HNM28) pour

expliquer pourquoi il ne migrera pas : « […] on est attaché à nos familles ». Et il ajoute plus loin dans

la discussion : « je ne suis pas capable de m’en aller, je suis attaché à ici, je suis né ici ». Ici, la

famille ou les amies jouent bel et bien un rôle dans le rapport à l’emploi chez ces jeunes, même s’ils

ne l’expriment pas explicitement. D’ailleurs, Charles (HNM 29) a pris la relève de l’entreprise agricole

familiale.

S’il ne semble pas y avoir de véritables différences dans la signification que revêt l’emploi entre

migrants de retour et migrants métropolitains, il est étonnant qu’ils associent davantage que les natifs

le monde professionnel à la présence d’un « autrui ». La conception selon laquelle ces jeunes

seraient une main-d’œuvre « libre » qui migre là où les emplois sont disponibles semble une

abstraction. L’isolement social serait trop cher payé pour être « libre ».

4.3 Un espace de centralité et de qualité de vie

Lorsque les migrants discutent des considérations ayant mené à la concrétisation de leur migration,

et des raisons d’avoir choisi Avignon où Bonaventure, un autre concept apparaît, ou plutôt une paire

de concepts. Il s’agit du caractère « central » de la Baie-des-Chaleurs auquel est liée une « qualité

de vie ». Ces deux éléments constituent la trame de fond d’un discours qui valorise cet espace

comme ayant les qualités combinées de la « campagne » et de « l’urbain ». Ces qualités sont la

proximité de la nature, les services et la sociabilité. Ils forment ensemble la périphérie d’une

représentation dont le noyau est la « centralité et la qualité de vie ». Le concept de « centralité »,

comme entendu ici, correspond à la complétude d’une offre de services diversifiés, dispersés dans

quelques municipalités adjacentes. Dans les termes du sociologue Alain Bourdin (2005), il s’agirait

d’une centralité « commerciale » et « ludique », mais qui prend une moindre amplitude que dans la

grande métropole. Le concept de « sociabilité » en périphérie de cette représentation n’a pas le

même sens que la « sociabilité plus vraie » évoquée précédemment. Il ne s’agit pas d’un jugement

sur la « qualité » des liens interpersonnels, mais d’une représentation selon laquelle il existe une

concentration d’individus et de lieux qui en font un espace de sociabilité apprécié. La Figure 7 met

en image ce système de représentation.

Page 116: Migrations, cohabitations et visions du développement

103

Figure 3. Noyau et périphérie de la représentation sociale des motivations à la migration et du caractère attrayant du milieu : Centralité et qualité de vie

Migrants métropolitains

Pour les migrants originaires de milieux métropolitains, choisir Avignon ou Bonaventure comme

milieu de migration, c’est avant tout choisir un espace qui offre une qualité de vie liée à la nature.

Cet espace est entre autres valorisé pour l’accessibilité au « plein air ». Jean (HMM3) aurait pu

migrer ailleurs au Québec, mais l’accès facile au plein air et à la nature a motivé le choix de lui et de

sa conjointe de s’établir dans Avignon : « Un gros élément c’est aussi le plein air. C’est pour ça qu’on

est venues ici aussi. On a la chance d’aller un peu n’importe où au Québec pour [terminer notre

formation]. [Mais ici], le plein air c’est assez imbattable, la mer, les montagnes, c’était une motivation

de plus. Moi, l’hiver ce n’est pas un problème ». Pour ces deux jeunes professionnels originaires de

la région montréalaise, l’accessibilité au plein air de façon quotidienne est quelque chose de nouveau

et représente un rapport ludique à la nature. D’autres s’adonnent à un rapport plus contemplatif au

paysage, c’est le cas de Madeleine (FMM6) qui apprécie la qualité de vie liée à la proximité de la

nature qui l’aide à « décrocher » rapidement de son travail :

Tout est proche aussi. Moi je ne fais pas de plein air, [mais] je trouve ça tellement beau la nature. Tu finis de travailler à 4 h l’été, tu prends ton costume de bain, t’es rendu à la plage. Ça prend 5 minutes et tu es là. Peu importe où tu es, c’est beau partout. Ça fait du bien, ça ressource. Oui, on travaille, tout le monde travaille, tout le monde a le même rythme. Mais le fait de pouvoir décrocher rapidement ça compte pour beaucoup — Madeleine (FMM6)

Centralité et qualité de vie

Proximité de la

nature

Les services

La sociabilité

Page 117: Migrations, cohabitations et visions du développement

104

Dans tous les cas, la possibilité de s’abstraire rapidement des stress liés au travail apparaît comme

un avantage indéniable qu’offre le milieu. Pour ces migrants, « l’offre » de nature est perçue comme

un élément qui alimente une qualité de vie quotidienne. Aussi, cette « offre » est soutenue par un

réseau de « services », tel que des sentiers pédestres et de vélo de montagne, des pistes de ski de

fond, un centre de ski, des entreprises de location de canoës, kayak, voilier, etc. Le milieu présente

une « centralité » de services liés à la nature et au plein air, ce qui en facilite l’accès.

La sociabilité apparaît dans le discours des migrants d’origine métropolitaine comme un élément qui

rend la Baie-des-Chaleurs conviviale et chaleureuse. Elle contribue à la représentation d’une qualité

de vie et d’une « centralité de sociabilité ». La présence de la famille ou la belle-famille, évoquée

précédemment, enrichit l’expérience migratoire de ces jeunes et donne l’impression d’un milieu

solidaire. Mais cette expérience semble déborder le cercle familial. L’esprit de convivialité est

souligné par Rosie (FMM23) qui a apprécié l’entraide lors de son déménagement dans la MRC de

Bonaventure avec son conjoint :

Quand [Arthur] est arrivé en Gaspésie avec le camion […], moi j’étais à Montréal. Il était tout seul pour vider le truck. J’avais dit aux gens : « mon chum devrait arriver à telle date, voici son numéro. » Quand il est arrivé, ils devaient être dix. Ils ont vidé son camion, ça a pris 15 minutes. Puis, ils lui ont dit après : « vient à la plage, on a des bières et une guitare ». Ça, je pense que ça représente bien la Gaspésie sur le plan humain. — Rosie (FMM23)

Mais ce qui définit surtout le caractère « sociabilisant » de ce milieu, c’est l’existence de lieux de

sociabilité. Comme bien d’autres, Paul (HMM2) souligne la présence de la microbrasserie qui joue

le rôle d’espace de rencontre : « Tu as le Naufrageur pour faire un peu de social, ce que tu n’as pas

à d’autres places. Je trouve que [Carleton-sur-Mer], c’est un point central, le premier point central

en entrant dans la Baie ». Pour plusieurs nouveaux arrivants rencontrés à Bonaventure, c’est la

présence d’un espace communautaire qui rehausse la sociabilité du milieu. Amélie (FMM15)

explique : « Côté social, je trouve que le loco-local où on est c'est un point fort côté social à

Bonaventure, il y a beaucoup d’activités qui se déroulent ici ». L’expérience vécue de ces jeunes

métropolitains construit une représentation de la Baie-des-Chaleurs comme un espace qui rend

possible — et peut-être plus facilement qu’ailleurs dans la région — la rencontre de l’autre, que ce

soit par le tempérament de ses habitants ou la disponibilité de lieux de rencontre. Leur vécu quotidien

contribue à former un espace auquel il donne une signification de « centralité de sociabilité ».

Page 118: Migrations, cohabitations et visions du développement

105

Cependant, le chapitre suivant explique que ce particularisme n’écarte pas les défis d’intégration au

milieu.

Enfin, la centralité et la qualité de vie dans la Baie-des-Chaleurs sont des concepts qui prennent un

sens manifeste dans la perception, chez les migrants métropolitains, d’une offre de services

diversifiée produisant une « ambiance » particulière. C’est surtout par cette spécificité que les MRC

d’Avignon et de Bonaventure sont jugées distinctes du reste de la Gaspésie. Jean (HMM3) a

d’ailleurs bien remarqué ce dynamisme lors de son arrivée dans la MRC d’Avignon : « Je suis

d’accord avec vous concernant le dynamisme dans la Baie-des-Chaleurs par rapport au reste de la

Gaspésie. Si tu regardes juste les commerces qu’il y a dans le coin, il y a des trucs un peu alternatifs,

une brulerie ce n’est pas partout que tu vois ça ». C’est justement le caractère « alternatif » des

services offerts dans la Baie-des-Chaleurs qui semble intéressant pour ces migrants. Les cafés,

boulangeries artisanales, pâtisseries, microbrasseries et épiceries spécialisées qui ont émergé dans

les dernières années sont des commerces de proximité typiques des quartiers centraux des villes

qui participent à créer une ambiance « urbaine » dans la Baie-des-Chaleurs, ce qui permet à ces

jeunes de profiter de services auxquels ils étaient habitués, mais cela dans un environnement de vie

complètement différent. Le concept « consommer local » peut enfin prendre tout son sens pour ces

jeunes. Rosie (FMM23), qui a quitté Montréal pour la MRC de Bonaventure, considère qu’il existe

une qualité d’alimentation accessible aux consommateurs : « J’achète la bière du Naufrageur, de

chez Pit, la bière de chez Auval, je vais au Vert pistache… ce sont de bons produits. Quand je vais

à la Coop et qu’il y a du fromage de chez Natibo, je fais comme tout le monde et je saute dessus. Il

y en a de bons produits en Gaspésie […] ». C’est aussi parce qu’ils sont accessibles, « centralisés »

dans la Baie-des-Chaleurs que ces services sont appréciés. Comme elle habite au cœur de la

municipalité de Maria, Julie (FMM1) peut aisément reproduire — en partie — le mode de vie

piétonnier quelle avait, car les services sont tout près : « […] à Maria, travailler ou faire l’épicerie, tu

n’as jamais besoin de l’auto. Les gens disaient “Tu déménages loin, vous allez avoir besoin de deux

autos." Non. On l’utilise quand on va dans le parc ou un peu plus loin, mais la semaine, on n’en a

pas besoin ». Cet exemple illustre l’idée d’une « ambiance urbaine » qui est nourrie par une centralité

de services qui se situent surtout entre Carleton-Sur-Mer et Bonaventure. Pour les migrants

métropolitains, la proximité de la nature, la sociabilité et les services sont des éléments qui

dynamisent un milieu qui partage les avantages de la ville et de la campagne. La perception de ces

jeunes est sans doute construite à partir d’une expérience de la ville qui les a sensibilisées à ce

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106

qu’elle offre sur le plan des services, mais aussi — comme mentionné précédemment — à ce qu’elle

n’offre pas, soit une proximité de la nature qui contribue à une qualité de vie. Ces éléments créent

une « centralité » dans laquelle il fait bon vivre et forment un terreau fertile pour la migration de

jeunes urbains qui recherchent un « vivre autrement »… mais pas « trop » autrement.

Migrants de retour

Chez les jeunes qui reviennent s’installer dans l’une des deux MRC, les motivations à revenir et le

caractère attrayant du milieu sont aussi nourris par l’idée d’une centralité et d’une qualité de vie liée

à la nature, à la sociabilité et aux services. Par contre, à la différence des migrants métropolitains,

ces jeunes partagent la « mémoire collective » (Halbwachs, 1970) du lieu quitté et perçoivent les

transformations qui contribuent à justifier leur retour. Même s’ils soulignent les mêmes éléments que

les migrants métropolitains, la signification qu’ils accordent à l’espace n’est pas la même. D’ailleurs,

ils sont davantage dans un registre de la nostalgie, notamment à l’égard de la nature. Serge

(HMR10) exprime ce sentiment : « La nature aussi, ça me manquait, parce qu’à Québec, il faut aller

vraiment loin pour avoir accès à la nature, alors qu’ici, si tu veux la paix, tu vas dans le bois, à la

plage ». Il ajoute : « Je pense aussi qu’en revenant par ici, on réalise à quel point la nature est

présente, qu’on n’a pas le choix de l’aimer et d’aimer le plein air ». Comme chez les migrants

métropolitains, c’est non seulement la présence, mais la « proximité » de la nature qui semble

attrayante. Suzanne (FMR11) exprime bien cette proximité : « La base de la vie, c’est être dans la

nature, deux minutes de voiture et je peux faire du ski de fond derrière chez nous, des affaires de

mêmes, retrouver la base de la vie. [...] J’ai même analysé ça, je peux être spontané, je peux décider

d’y aller [dans la nature] et j’ai trouvé ça cool ». Ici, l’idée d’un rapport ludique à la nature est à

nouveau mobilisée. Ces jeunes veulent « retrouver » quelque chose qui était apprécié avant la

migration, un contact facile et quotidien avec la nature ou un rapport vécu moins laborieux avec

celle-ci. Le retour est vu comme la possibilité de retrouver le « trésor perdu » pour utiliser les mots

du poète René Char. Ainsi, la « centralité » peut être vue comme l’ensemble des possibilités

d’activités quotidiennes plus urbaines ou liées à la nature, qui s’offrent au migrant à partir du point

qu’il occupe dans l’espace.

Il est incontestable que pour les migrants de retour, la présence de la famille immédiate dans la Baie-

des-Chaleurs en fait un espace central de sociabilité. C’est le groupe social qui — le premier —

Page 120: Migrations, cohabitations et visions du développement

107

ouvre les bras, accueille et intègre ces migrants. Pour reprendre les propos de Schutz : « les

supposés “groupes primaires” forment en fait des situations institutionnalisées qui permettent de

rétablir la relation interrompue avec le nous et de la reprendre là où elle s’était brisée la dernière

fois » (Schutz, 2003). Ainsi, la famille est le groupe social qui permet de rétablir le lien avec le milieu

quitté. La signification que ces jeunes donnent à l’espace est influencée par la présence de la fratrie,

des parents, des grands-parents, etc. Cependant, ici aussi, la sociabilité dépasse le cercle familial.

Au point de vue des relations entre employés, l’expérience de travail de Lucas (HMR26) lui semble

bien différente de celles qu’il vivait à Québec. Même s’il est originaire de la région, il « découvre »

une nouvelle sociabilité dans son milieu de travail :

[…] ici, moi, c’est une des choses qui m’a frappé au départ, c’est que les gens au travail, l’ambiance est un peu plus relax, les gens jasent un peu plus, apprennent à se connaître un peu plus. Les activités sociales, qui étaient presque un fardeau dans mon ancienne vie, sont le fun pour vrai. Les gens sont sincères et ont le goût d’être là, j’ai maintenant de vrais amis au travail, ce que je n’avais pas nécessairement à Québec. — Lucas (HMR26)

Cette conception de la convivialité est aussi attribuée à la population en général. Suzanne (FMR11)

souligne que d’après son expérience et celle de son conjoint « les gens sont smart, on dirait que les

gens sont contents de rencontrer de nouvelles personnes en Gaspésie ». L’expérience vécue de

Suzanne (FMR11) — et celle de son conjoint — porte à croire que leur migration dans la MRC

d’Avignon a été marquée par cet esprit d’accueil qu’elle généralise à l’ensemble de la région. Encore

une fois, l’idée d’une certaine « centralité de sociabilité » dans le vécu quotidien de ces jeunes est

mobilisée. Cependant, contrairement aux migrants métropolitains, les migrants de retour n’ont pas

fait mention de lieux particuliers qui faisaient office d’espace de socialisation. S’ils fréquentent ces

lieux, ils ne leur accordent pas nécessairement la même importance et signification.

Finalement, pour les migrants de retour, la Baie-des-Chaleurs est un espace qui offre une

complémentarité de services entre les diverses municipalités, ce qui crée une ambiance particulière

et brise l’isolement. Serge (HMR10) exprime clairement la « centralité » de l’offre de services dans

cet espace : « […] la Baie-des-Chaleurs, tu as plusieurs petits villages avec des services, comme

Caplan a un ministère, Carleton a les plaques, etc., on a comme l’impression qu’on est toutes des

municipalités qui se complètes entre elles, on n’a pas l’impression d’être dans un village… on se

sent pas isolé […] ». Ne pas se « sentir comme dans un village » exprime un trait particulier de la

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108

Baie-des-Chaleurs.10 L’idée d’une certaine proximité des services est partagée entre migrants de

retour et migrants métropolitains. Leurs expériences vécues du milieu les amènent à apprécier de

façon similaire cette disponibilité, qui n’est pas sans rapport avec les avantages que leur offrait la

ville. Or, une différence apparaît dans la perception chez les migrants de retour d’une amélioration

de l’offre de services. La mémoire collective qu’ils partagent de cet espace leur permet de faire la

distinction entre les conditions passées et actuelles des services à la population. La perception d’une

amélioration est soulignée par Lucas (HMR26). Contrairement à certaines personnes, il considère

qu’il y a eu une « évolution » dans le milieu.

Je viens d’ici, alors peut-être que j’ai des lunettes roses. J’ai vu une évolution en Gaspésie, c’est certain, et dans la Baie-des-Chaleurs… vous disiez : « il y a une certaine inertie. » Les gens disent « ça a toujours été de même », mais je pense que ça existe un peu partout. Dans la Baie-des-Chaleurs, moi je trouve qu’au contraire, il y a un bel esprit entrepreneurial, on a Navigue.com à Nouvelle, c’est la municipalité qui vend internet à toutes les maisons et ça leur coûte une fraction du prix. La municipalité a fait de l’argent avec ça. Il y a plein de petites initiatives comme ça. — Lucas (HMR26)

Dans le discours de Lucas (HMR26), la disponibilité et l’émergence de nouveaux commerces et

services témoignent des transformations du milieu, ce que ne perçoivent pas nécessairement les

migrants métropolitains. Dans tous les cas, une centralité de services contribue à une amélioration

de la qualité de vie, ce qui est un motif important de la migration dans le discours des jeunes. De

façon analogue à la métapole de François Ascher, est-il possible de parler de cet espace comme

d’une métapole régionale ? Un espace d’échange quotidien étalé entre des localités adjacentes dans

lequel on retrouve une complémentarité de services.

Les natifs

Le concept de « centralité » liée à une qualité de vie serait moins applicable aux propos recueillis

chez les natifs. Notons toutefois quelques remarques qui concernent la nature, la sociabilité et les

services, et qui sont en contradiction avec les représentations des migrants. Concernant la proximité

de la nature, il a déjà été expliqué que trois de ces natifs ont des emplois liés au secteur primaire.

Bien qu’ils apprécient la nature (« […] on a des paysages ici qui n’ont pas d’allure […] quand j’arrête

le truck et toutes les lumières, je lève la tête et je vois des étoiles à perte de vue » André (HNM28)),

10 Cette idée se détache du concept « d’esprit de village » propre à la ruralité et donne un indice sur les « mutations » sociales du milieu. Il semble que la Baie-des-Chaleurs soit un espace en « transition » dans lequel émergent de nouvelles formes de complémentarités rurales/urbaines, notamment dans les rapports sociaux, territoriaux et économiques.

Page 122: Migrations, cohabitations et visions du développement

109

leur rapport à celle-ci semble plus économique que ludique ou contemplatif. La nature n’est pas

l’exutoire au stress du travail, c’est le milieu de travail. Le rapport vécu à cet espace — la nature —

est fondamentalement différent. Le propos d’André (HNM28) illustre l’occupation économique de

l’hinterland gaspésien : « Dans le bois, ça fait travailler tout le monde autant sur la plantation, sur la

coupe, sur le transport ».

Comme chez les migrants de retour, l’idée d’une « centralité de sociabilité » semble surtout liée à la

présence du noyau familial. Charles (HNM 29) considère que la présence de sa famille est l’une des

raisons pour laquelle il demeure dans cet « ici » : « En même temps, le côté humain, on est attaché

à nos familles. Pour la plupart, nos familles sont encore toutes ici. Même mon frère qui n’arrête pas

de dire qu’il va s’en aller, il a acheté une maison ». Les lieux publics de sociabilité sont peu évoqués

par les natifs. À tout le moins, André (HNM28) n'est pas à l’aise dans un espace qui est pourtant un

« lieu commun » de sociabilité pour les nouveaux arrivants : « Ça, c’est vrai, parce que quand on va

au Naufrageur, je ne me suis jamais senti bien là » André (HNM28).

Enfin, alors que pour les migrants il existe une diversité et une centralité de services dans la Baie-

des-Chaleurs, les natifs ressentent plutôt la distance de ceux-ci. André (HNM28) aborde cette

question en début de discussion : « Ici, si on veut aller au centre d’achat, il faut aller à Campbellton,

tout est loin » et il ajoute « Même l’hôpital, si quelqu’un est dans le parc de la Gaspésie et il faut qu’il

aille à l’hôpital, c’est loin ». Cette vision peu enthousiaste amène à penser que les services

consommés et appréciés par les natifs ne sont pas exactement les mêmes que chez les migrants.

Ainsi, les commerces dits « alternatifs » n’occupent pas une place importante dans la signification

que donnent les natifs au concept de « services ». Encore une fois, un « autre monde » apparaît

dans leurs représentations sociales. Et dans le monde des migrants, la distance qui les sépare des

centres commerciaux et des hôpitaux ne semble pas un problème.

Plusieurs constats peuvent être posés concernant la représentation d’une qualité de vie liée à une

« centralité ». L’expérience de cette « centralité » gravite autour des représentations de la nature, de

la sociabilité et des services, qui se trouvent dans la Baie-des-Chaleurs. Cependant, les

représentations des formes de centralité prennent leurs sources dans des registres différents. Pour

les migrants métropolitains, l’accès facile à la nature représente une nouveauté, la sociabilité est

aimée par contraste à l’expérience urbaine de la réserve et de l’indifférence et les services sont

Page 123: Migrations, cohabitations et visions du développement

110

appréciés pour leur proximité et leur diversité comparée à ce qui se trouve ailleurs. Si les migrants

de retour apprécient aussi la centralité de ces éléments, le rapport à la nature, à la sociabilité et aux

services prend sa source dans une mémoire « nostalgique » d’anciennes expériences vécues.

Aussi, pour les migrants de retour, la présence de la famille revêt une signification particulière dans

la sociabilité du milieu et nourrit un sentiment d’attachement. Chez les natifs, le peu de mots sur la

centralité de la nature est peut-être lié au fait qu’il s’agit pour eux d’une évidence quotidienne. Pour

la majorité, c’est leur milieu de travail. La centralité de sociabilité semble, ici aussi, liée à la présence

de la famille. Ils jugent toutefois insuffisants les commerces et services dans leur rayon de proximité.

Ainsi, le rapport vécu au territoire, le partage de la mémoire collective du milieu et le passage par la

ville sont des éléments qui socialisent différemment les migrants et les natifs et les prédisposent à

exprimer différentes représentations du caractère « central » des municipalités de la Baie-des-

Chaleurs qu’ils fréquentent. Dans tous les cas, les représentations de la majorité des migrants

rencontrés ne correspondent pas à l’idée d’un milieu « rural » homogène, reculé ou « déconnecté ».

Par ailleurs, les « autres » municipalités d’Avignon et de Bonaventure, notamment celles à

l’extrémité ouest et est, ne semblent pas profiter de cette représentation de la centralité et de la

qualité de vie. La « centralité » des MRC d’Avignon et de Bonaventure ne doit pas être confondue

avec la « densité », mais plutôt comprise dans les relations sociales, la consommation, les activités

ludiques ou la contemplation de la nature, qui caractérisent le rapport quotidien des migrants à cet

espace.

4.4 Inconvénients et causes d’insatisfactions limitant l’attractivité du milieu

Des inconvénients et causes d’insatisfactions apparaissent aussi dans le discours des migrants, qui

limitent pour eux l’attractivité de ces deux MRC et de la région. Un portrait général de ces

représentations est présenté pour chacune des catégories de participants. Si l’intégration sociale est

l’inconvénient le plus souvent exprimé dans les groupes de discussion, ce sujet ne sera pas abordé

ici puisque le chapitre suivant est entièrement consacré à cette question. L’analyse du noyau et des

périphéries des représentations sociales n’est pas utilisée dans cette section, car outre la question

du logement et de la « distance », il n’y a pas de véritable cause d’insatisfactions qui transcende les

groupes.

Page 124: Migrations, cohabitations et visions du développement

111

Migrants métropolitains

Le milieu est généralement représenté favorablement chez les migrants métropolitains. La première

partie des discussions de groupe — qui traitait du processus migratoire — leur a surtout permis

d’idéaliser leur migration dans une vision enthousiaste. Par contre, il y a tout de même quelques

éléments qui ont été signalés comme des causes d’insatisfactions. C’est le cas des difficultés dans

la recherche d’un logement ou simplement le peu d’informations accessibles à ce sujet. Ces

expériences nourrissent une représentation d’un faible marché locatif, mais surtout d’un univers

difficile à pénétrer. Cette question sera d’ailleurs abordée au chapitre suivant comme un défi de

l’intégration. Si Paul (HMM2) avait obtenu un emploi dans Avignon, trouver un logement s’est avéré

plus difficile : « Le logement, je crois que c’est un défi. Je l’ai vécu un peu, trouver mes premiers

logements. Bouche-à-oreille pour le trouver. Je pense que ça peut être assez difficile pour certaines

personnes. Y’en a pas beaucoup ». Rosie (FMM23) a vécu une expérience semblable qu’elle

explique : « Le locatif, c’est extrêmement difficile. Je pense que c’est global […] Pis quand tu es

quelqu’un qui ne vient pas d’ici, c’est dur, ils ne te connaissent pas ». Ici, ne pas avoir le « statut de

membre interne du [nouveau] groupe social » rend difficile « d’obtenir un point de départ pour s’y

orienter » (Schutz, 2003, p.26). Pour l’étranger, ce défi logistique — lié à l’intégration au groupe —

est sans doute une cause d’insatisfaction. Rosie (FMM23) et son conjoint, ainsi que Paul (HMM2),

n’ont pas de famille dans le milieu, alors que — comme mentionné au début de ce chapitre —

plusieurs autres migrants métropolitains ont séjourné dans leur famille éloignée ou belle-famille lors

de leur arrivée et n’ont pas connu de problème lié au logement. Encore une fois, la présence d’un

réseau social sur lequel compter semble faciliter le processus migratoire.

La notion de distance joue aussi en défaveur du milieu pour plusieurs migrants dont la famille est

restée au loin. Pour Marie (FMM4), la distance entre elle et « son monde » est une source de

questionnement : « Ton éloignement du reste de ton monde qui est resté d’où tu viens et difficile à

rejoindre. J’ai l’impression que c’est vraiment là que je vais me poser une question beaucoup plus

que je me la pose en ce moment ». L’idée de laisser quelque chose derrière soi est très bien

expliquée par François (HMM16) : « Moi, mes appréhensions étaient plus liées à ce que je restais

en arrière que ce qui m’attendait ici. Ma famille, j’ai mon frère qui venait d’avoir deux petites filles

récemment, cette dynamique de laisser la famille de côté… c’est 10 -11 heures de distance ». Ce

n’est pas le milieu en soi, mais l’éloignement de « son monde » qui est une source d’insatisfaction

Page 125: Migrations, cohabitations et visions du développement

112

pour ces jeunes. Voilà une question qui semble cruciale pour l’établissement durable des migrants

dans le milieu.

Migrants de retour

Même si plusieurs pouvaient compter sur leur famille pour les héberger, les migrants de retour ont

exprimé avoir vécu quelques insatisfactions liées à la recherche d’un logement. Si Lucas (HMR26)

a rencontré des difficultés, il faut savoir que sa famille n’est pas originaire de la municipalité dans

laquelle il s’est installé. Le fait d’être natif de la région l’a tout de même aidé : « Juste mon expérience

personnelle, c’était difficile de trouver, un, quelque chose de libre, et deux, ce n’était pas rapide le

retour des propriétaires. Comme la personne qui m’a pris, elle a fait sa petite enquête et vu qu’on

connaissait des gens en commun, c’est probablement ce qui a aidé ». Dans le cas de Serge

(HMR10), il a d’abord emménagé chez ses parents, mais par la suite, trouver un logement a été une

source d’insatisfaction : « […] j’ai eu de la difficulté à me trouver un appartement. Le marché de

Carleton c’est difficile ». Annie (FMR12) lui répond : « Maria aussi j’avais rushé… ». Si les migrants

métropolitains et migrants de retour vivent les mêmes difficultés liées au logement, le statut de

« membre interne du groupe social » (Schutz, 2003, p.26) de ces derniers leur aura sans doute

permis de surmonter plus facilement ce défi. L’expérience n’est donc pas vécue de façon similaire.

Les natifs

Outre la distance et le manque de services qui sont considérés par les natifs comme des

inconvénients et une source d’insatisfaction qu’ils associent au milieu, la moindre diversité du monde

de l’emploi a aussi été soulignée : « les jobs, il y en a moins ici, c’est sûr » Xavier (HNM31). Le coût

de la vie qui augmente est aussi abordé par André (HNM28) : « C’est sûr qu’avec le prix des taxes

qui monte, ça va finir qu’on va être pire qu’en ville, mais avec rien ». Le portrait général que ces

jeunes natifs donnent du milieu révèle une vision pessimiste, lié aux difficultés dans leur propre

secteur d’emploi et dans leur communauté. D’ailleurs, Charles (HNM 29) n’hésite pas à affirmer :

« On a un village dévitalisé ! » Tout au long de ce chapitre, les représentations des natifs étaient

souvent en opposition avec celles des groupes des migrants, à l’image d’une vision négative

opposée à une certaine idéalisation du milieu. Les différentes réalités sociologiques auxquelles sont

confrontés ces deux groupes — éducation, domaine d’emploi, statut socioéconomique, expériences

migratoires — semblent déterminantes dans la construction de ces représentations.

Page 126: Migrations, cohabitations et visions du développement

113

Peu évoqués dans la première partie des groupes de discussion qui traitait du processus migratoire,

les inconvénients et causes d’insatisfactions par rapport au milieu n’en sont pas moins inexistants.

Si la recherche d’un logement est un lieu commun d’insatisfaction chez les migrants, c’est que

l’expérience urbaine de la location est fort différente. La disponibilité et la plus facile accessibilité au

logement dans les grandes villes créent une « habitude de penser » (Schutz, 2003) qui est

brusquement mise en contradiction avec les réalités gaspésiennes de l’offre locative. Ces « réalités »

étant marquées par la moindre quantité de logements disponibles, mais aussi, comme le dit Paul

(HMM2), par les nécessaires démarches de « bouches à oreilles » qui sont une caractéristique du

milieu. La distance est davantage un inconvénient pour ceux dont la famille se retrouve désormais

au loin. Cette préoccupation est moins — ou nullement — partagée par ceux qui peuvent compter

sur la présence de proches dans la Baie-des-Chaleurs. Enfin, de façon générale, les représentations

des natifs sont davantage marquées par des inconvénients et causes d’insatisfactions que celles

des migrants. L’expérience vécue de la vie urbaine et la migration semblent deux déterminants qui

prédisposent les migrants à entretenir une vision positive du milieu. Chez les natifs, bien qu’ils

apprécient la Baie-des-Chaleurs, leur présence permanente dans cet espace rend plus irritants des

défauts qui ne sont peut-être pas encore perceptibles pour les nouveaux arrivants.

4.5 Conclusion : Des motifs à la migration ancrés dans des représentations diversifiées de l’espace Au terme de ce chapitre, il apparaît que les motivations qui ont conduit les migrants à s’installer dans

Avignon et Bonaventure se déclinent de façons différentes selon les expériences vécues de

l’urbanité et de la ruralité. En effet, si les migrants métropolitains et migrants de retour partagent des

représentations similaires à l’égard du milieu, le « sens » qu’ils leur donnent appartient à des

systèmes de signification différents. Chez les migrants métropolitains, les motifs à la migration

doivent être compris à partir d’un cadre de pensée dans lequel la ville est le point de référence. Les

migrants de retour ont une expérience de vie urbaine, mais ils partagent la « mémoire collective »

de la Baie-des-Chaleurs, ils sont en quelque sorte des « membres internes du groupe social »

(Schutz, 2003). Chez les natifs, l’expérience du territoire se construit dans une représentation plus

« traditionnelle » du milieu, liée à l’exploitation des ressources naturelles et à des rapports sociaux

d’interconnaissance. Ainsi, le parcours de vie des jeunes de ces trois groupes les prédispose à avoir

des représentations différentes à l’égard des MRC d’Avignon et de Bonaventure. Par conséquent,

Page 127: Migrations, cohabitations et visions du développement

114

les représentations du rejet de la vie métropolitaine, des préoccupations pour l’emploi en lien avec

la proximité de la famille et d’une « centralité » qui offre une qualité de vie, n’ont pas exactement la

même signification pour ces jeunes.

Chez les migrants de retour, mais aussi chez plusieurs migrants métropolitains, la migration passe

souvent par l’accueil temporaire chez les parents ou la belle-famille. Dans sa logique économique,

le passage par le réseau familial fait apparaître les migrants comme « calculateurs ». En ce sens, la

présence de la famille est un élément « sécurisant » au plan économique, surtout pour des jeunes

fraîchement sortis des études. Cette « certitude » permet d’éviter une certaine angoisse liée à la

migration, ce qui est toute autre chose que la logique du « saut » dans l’inconnu — pour obtenir un

emploi — qui a été vécue chez certains migrants de retour et migrants métropolitains. La « sécurité »

et la « facilité » de la migration garanties par la proximité et le support familial contribuent à la

représentation d’un environnement de vie jugé appréciable et de qualité chez les nouveaux arrivants.

Si la Baie-des-Chaleurs apparaît comme un espace « central » dans les représentations des deux

catégories de migrants, la présence d’une famille, d'une belle-famille ou d’un conjoint/conjointe dans

ce milieu participe à la construction de ce qui a été nommé une « centralité de sociabilité ». En effet,

le réseau social sur lequel ces migrants peuvent compter dans leur vie quotidienne se « concentre »

dans cet espace, un espace de solidarité familiale et sociale. Ainsi, la motivation à migrer dans ces

deux MRC doit aussi être comprise à partir du cadre social dans lequel se concrétise l’établissement.

Les mutations du milieu suggèrent qu’on y rencontre davantage de mixité sociale qu’auparavant.

Page 128: Migrations, cohabitations et visions du développement

115

Chapitre 5. Intégration au milieu Migrer dans la Baie-des-Chaleurs est une décision qui repose sur de multiples motivations évoquées

au chapitre précédent. Le discours des migrants sur le processus migratoire dans lequel ils se sont

engagés est généralement marqué par un enthousiasme inspiré par l’idée du départ vers la

Gaspésie et les aspirations liées à cette « aventure ». Outre le logement et l’éloignement de la

famille, les migrants ne semblent pas avoir rencontré de défis d’envergure dans les premières étapes

de leur migration. Cependant, le second thème abordé dans les groupes de discussion a

progressivement révélé des réalités sociales plus complexes. Ce thème est celui de l’intégration.

Après le charme initial du milieu idéalisé et découvert, le processus d’intégration dans la Baie-des-

Chaleurs révèle des défis et réalités souvent associées au passage de la ville à la campagne. C’est

d’ailleurs dans cette partie de l’analyse que le caractère « rural » des MRC d’Avignon et de

Bonaventure apparaît de la façon la plus évidente dans les représentations des migrants. Les

discussions de groupe ont fait émerger quatre éléments périphériques de la représentation de

l’expérience d’intégration des nouveaux arrivants :

1) S’intégrer dans un « petit milieu » aux cercles sociaux restreints demande aux migrants

métropolitains des « efforts » qui contrastent avec les rapports sociaux urbains.

2) Les migrants métropolitains s’intègrent davantage à un réseau déjà constitué d’autres migrants.

Cela contribue à accentuer la dualisation du milieu.

3) La communauté est jugée solidaire, mais l’anonymat tel qu’il est vécu et souvent apprécié dans

les grandes métropoles est limité par la contrainte de l’interconnaissance. Cette représentation est

partagée entre les migrants métropolitains et les migrants de retour.

4) Enfin, le parcours des migrants de retour est marqué par le syndrome d’Ulysse (Schutz, 2003).

Ils se retrouvent dans un milieu qui semble s’être transformé en leur absence, alors que cette

perception est surtout le résultat de leurs expériences vécues au loin. Sur le plan social, plusieurs

subissent le « choc » typique de celui qui revient au pays.

Page 129: Migrations, cohabitations et visions du développement

116

Les quatre thèmes évoqués précédemment prennent l’aspect d’une périphérie dont le noyau est

nommé Un milieu intégré. En effet, le lieu commun dans les différentes représentations de

l’intégration est l’idée selon laquelle le milieu est constitué d’un tissu serré de relations

interpersonnelles. Qu’elle soit appréciée ou non par les migrants, la solidarité sociale dans la Baie-

des-Chaleurs apparaît intense par contraste à celle vécue dans la grande ville. Les différentes

représentations de l’intégration témoignent ainsi de la façon dont les migrants négocient avec le

caractère intégré du milieu. Cette négociation semble renforcer une dualisation du milieu qui repose

sur la formation de groupes distincts de natifs et de nouveaux arrivants.

Dans ce chapitre, chacune des quatre représentations périphériques énoncées est analysée avec

les catégories de migrants qui leur correspondent. Dans une dernière partie et à titre comparatif, le

discours des natifs sur l’intégration des nouveaux arrivants est brièvement examiné. Ici,

contrairement au chapitre précédent, il n’y a qu’un seul noyau de représentation, et ce sont les

représentations périphériques qui sont au cœur de l’analyse. La Figure 8 présente ce système de

représentation.

Figure 4. Noyau et périphéries des représentations sociales de l’intégration : un milieu intégré

Un milieu intégré

Difficulté d'insertion dans des cercles fermés

L'interconnaissance

Syndrome d’Ulysse

Dualité entre natifs et nouveaux

arrivants

Page 130: Migrations, cohabitations et visions du développement

117

5.1 Migrer dans un « petit milieu » : une insertion difficile Les MRC d’Avignon et de Bonaventure représentent un espace peu densément peuplé dont la plus

grande « agglomération » — Carleton-Sur-Mer — dépasse à peine les 4000 habitants. La migration

d’une région métropolitaine vers la Baie-des-Chaleurs représente, pour le migrant métropolitain, un

contraste évident sur le plan démographique et morphologique. Dans les communautés de petite

taille, les rapports sociaux ne reposent pas sur les mêmes codes culturels que dans la grande ville

(Simmel, 2013 ; Schutz, 2003 ; Halbwachs, 1970). La transplantation vers la campagne d’individus

ayant acquis une « sensibilité urbaine » ne peut se faire sans remise en question du modèle culturel

local. Si le chapitre précédent a souligné la représentation des migrants selon laquelle la sociabilité

des gens et la disponibilité de lieux de socialisation rendaient les MRC d’Avignon et de Bonaventure

attrayantes, l’établissement durable amène un processus plus complexe d’intégration à la

collectivité, ce qui fait apparaître un autre ordre de réalité.

Les migrants métropolitains rencontrés dans les groupes de discussion ont abordé la question de

l’intégration dans leur nouvelle communauté en soulignant le caractère laborieux de ce processus.

Si l’accueil des résidents est souvent perçu comme étant chaleureux, devenir un membre à part

entière de la communauté est une autre paire de manches. Contrairement à ce qui est vécu en milieu

urbain, ces migrants considèrent qu’il faut faire des « efforts » pour intégrer la collectivité. Le

commentaire de Rosie (FMM23) exprime très bien l’idée du caractère accueillant de la population,

mais en même temps qu’être accueillant n’est pas garant d’une volonté d’intégrer « l’autre » au sein

de son groupe : « Moi, il y a quelqu’un qui m’avait dit ça et je trouve que ce n’est pas faux : les

Gaspésiens ouvrent facilement les bras, mais ont de la misère à les fermer. Ils sont accueillants…

les touristes, ils sont contents de les voir, mais en septembre, il faut qu’ils décrissent, pis c’est le

temps de la chasse qui s’en vient ». D’une certaine façon, le nouvel arrivant se retrouve dans une

situation à mi-chemin entre le touriste et le résident, c’est pourquoi il doit déployer des efforts afin

d’accéder au « statut de membre interne du groupe social » (Schutz, 2003, p.26). Cette idée est

d’ailleurs soutenue par Fanny (FMM24), qui a remarqué le caractère particulier de l’intégration dans

la municipalité de Bonaventure, un « petit milieu » où les groupes sociaux offrent difficilement une

place en leur sein :

Moi aussi je suis très sociable, je n’ai pas de misère à rencontrer et à jaser avec les gens. Des problèmes ? Pas vraiment, je trouve que les gens sont super sympathiques.

Page 131: Migrations, cohabitations et visions du développement

118

Mais quelque chose qui est très typique de Bonaventure, plus que les autres villages autour, il y a des petites cliques à Bonaventure, c’est quelque chose que j’ai remarqué. Il y a des petites cliques de gens qui se connaissent beaucoup et qui ne laissent pas facilement rentrer les gens de l’extérieur. Moi, je me suis impliquée beaucoup et avec le travail, on me voit un peu partout, je vais à la clinique à Paspébiac et on me dit : « je t’ai vue à la TV ». J’ai eu de la facilité à m’intégrer, mais il y a des fois où les portes sont plus difficiles à ouvrir parce que les gens ont de la misère à laisser entrer des gens qu’ils ne connaissent pas. Moi je n’ai vraiment pas un nom gaspésien […]. On m’a rapidement identifié comme une personne qui ne vient pas d’ici. — Fanny (FMM24)

Alors que dans la grande ville, les cadres sociaux de la vie collective sont peu perceptibles, c’est

tout le contraire dans les petites communautés. Les cadres y sont manifestes, omniprésents, voire

contraignants, pour ces nouveaux arrivants. Ici, il faut « s’impliquer » dans la collectivité pour faire

sa place dans les mailles du tissu social, voilà la méthode de Fanny (FMM24). Pourtant, elle ressent

tout de même une « fermeture » de la part de certains groupes ou « cliques » du fait qu’elle ne soit

pas une native. Marie (FMM4) exprime très bien la situation d’une nouvelle arrivante qui migre dans

un milieu où les cercles sociaux sont déjà bien établis et, d’une certaine façon, rigides : « Les gens

sont curieux, ils veulent savoir t’es qui, ils sont curieux de te connaître. T’es comme la petite

nouveauté qui arrive. C’est comme un cercle bien codé, bien fait, tout le monde qui se connaît et toi

t’es comme une goutte qui arrive là. C’est de connaître quelqu’un de nouveau, puis de voir si eux

peuvent te placer dans le cercle ». Ainsi, il faut « connaître quelqu’un » et déployer des efforts pour

intégrer les groupes qui sont déjà bien définis, ce n’est pas un processus qui va de soi. La

« curiosité » propulse celui qui arrive sous les projecteurs de la communauté d’accueil et les faits et

gestes de ce dernier peuvent avoir une incidence sur la réussite — ou non — de son intégration.

Paul (HMM2) partage l’idée du caractère laborieux de ce processus : « Oui ça a été une certaine

crainte aussi [l’intégration], mais je suis quelqu’un de sociable, donc je me suis dit : “je vais la contrer

et ça va bien aller.” Quelqu’un qui est un peu plus réservé, je crois que ça peut être un peu plus

difficile de s’intégrer dans un petit milieu comme ici ». Il ajoute à un autre moment de la discussion :

« C’est de t’habituer à sortir tout seul pis d’aller rencontrer des gens… ce que je n’ai jamais eu

l’habitude de faire, car j’ai toujours eu un grand cercle social à Sherbrooke. Donc c’était une nouvelle

game. Ça a été un gros défi. Le monde est super accueillant, donc ça a bien été et ça n’a pas été

super long. Mais c’est de le faire là ». Les propos de Paul (HMM2) sont révélateurs, ses anciennes

« habitudes » ne sont pas applicables dans ce milieu, sa « conception relativement naturelle du

monde » (Schutz, 2003) entre en « crise », car il « commence par interpréter son nouvel

environnement social selon les termes de “sa manière de penser habituelle” » (Schutz, 2003, p.20).

Page 132: Migrations, cohabitations et visions du développement

119

Les représentations de l’intégration chez les migrants métropolitains font apparaître une collectivité

accueillante, mais dans laquelle l’intégration à long terme demande des efforts constants. La

représentation qu’ils partagent d’Avignon et Bonaventure est celle d’un espace formé de groupes

sociaux restreints auxquels il peut être difficile de s’insérer pour celui qui arrive de l’extérieur et qui

ne partage pas, pour reprendre le terme de Schutz, les « codes culturels » ou « clefs

d’interprétation » du milieu. Cela correspond à l’idée commune d’un milieu qui est fortement intégré.

Il existe cependant une façon d’atténuer la « crise » migratoire, stratégie qui réside dans le choix du

groupe de socialisation.

5.2 S’intégrer à « son » groupe social

L’intégration des nouveaux arrivants dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure est un processus

qui demande certains efforts, même si ce degré de difficulté n’est pas le même d’un migrant à l’autre.

Il est indéniable que la présence de la parenté atténue les difficultés d’intégration ou de réintégration,

notamment dans le cas des migrants de retour. Toutefois, il existe chez les migrants métropolitains

rencontrés, un processus d’intégration qui passe des groupes formés en grande partie d’autres

migrants, établis depuis une longue ou courte période. Ainsi, les migrants socialisent surtout avec

des individus qui partagent leurs expériences métropolitaines, leur niveau d’éducation, leurs valeurs,

qui ont le même âge, etc. Ce sont des individus qui ont choisi les êtres, les pensées et les choses

desquels ils s’entourent et constitue un « mode de relation » particulier au monde (Arendt, 1989).

Intégrer des groupes qui leur ressemblent du point de vue « culturel » permet à ces migrants de

diminuer la situation de « crise » (Schutz, 2003) dans laquelle il se retrouve à leur arrivée. Paul

(HMM2) explique la stigmatisation qu’il peut y avoir à l’égard des nouveaux arrivants et considère

que, pour éviter cela, plusieurs s’intègrent à un réseau composé d’autres migrants : « C’est sûr que

t’es quelqu’un de l’extérieur pis d’arriver dans un petit milieu, t’es un outsider. Il y a beaucoup de

monde que leur cercle social, c’est avec d’autres mondes qui viennent de l’extérieur ». Une

municipalité comme Carleton-Sur-Mer, qui accueille de nombreux migrants chaque année, apparaît

ainsi comme un terreau riche pour ceux qui veulent s’intégrer dans des groupes qui partagent leurs

façons de penser, de sentir et d’agir ou « manières de penser habituelles » (Schutz, 2003). Rosie

(FMM23) explique en quoi Carleton-Sur-Mer se distingue de Bonaventure sur le plan de l’intégration

Page 133: Migrations, cohabitations et visions du développement

120

et de l’accueil. Elle voit la présence de nouveaux arrivants à Carleton-Sur-Mer comme la cause de

cette particularité :

Mais pour avoir habité à Carleton et avoir habité à Bonaventure, je pense qu’il y a vraiment une distinction à faire entre les deux municipalités, en ce sens où, à Carleton, il y a beaucoup de néo-Gaspésiens, il y a beaucoup de gens qui viennent de l’extérieur, beaucoup de gens de Montréal, et de Québec. Bonaventure c’est des Cayens, je le sais, je travaille au [nom d’entreprise]. « C’est qui ton père ? C’est qui ta mère ? Tu viens d’où ? T’habites où ? » Ça fait deux ans que j’ai le même emploi et je considère que je suis assez active dans mon milieu, pis je me fais encore dire, « t’es qui toi ? » C’est des personnes âgées qui n’ont pas Facebook. — Rosie (FMM23)

Son expérience lui donne l’impression que la présence de « néo-gaspésiens » est un facteur

facilitant l’intégration. Au contraire, elle ressent une forme de stigmatisation dans un milieu où l’on

retrouve moins de nouveaux arrivants et dont la communauté semble plus intégrée. D’ailleurs, Olivier

(HMM27), qui est lui aussi un migrant métropolitain, partage l’idée qu’être accueilli par de nouveaux

arrivants et des « Gaspésiens de souche » ne relève pas de la même expérience :

Les nouveaux arrivants ici, eux ils sont comme « ah ! viens », ils venaient vers moi et ils étaient très accueillants. Les Gaspésiens de souches, eux, tu sens qu’ils sont contents parce que ça ajoute de la jeunesse, t’es comme une bonne statistique. Mais je ne sais pas à quel point ils veulent… je partage moins d’intérêts avec eux de toute façon, je cherche moins à joindre leur gang. Donc, je ne vis pas de rejet. — Olivier (HMM27)

Si Olivier (HMM27) « partage moins d’intérêts » avec les « Gaspésiens de souches », c’est que son

modèle culturel est plutôt semblable à celui des « néo-gaspésiens », il partage les mêmes

sensibilités que ces derniers. En allant de préférence vers eux, il évite un « rejet » de la communauté

d’accueil ou la « crise typique » évoquée par Schutz. Ainsi, la quête de similitude est un processus

essentiel dans l’intégration des nouveaux arrivants, surtout dans un milieu rural qui n’est plus aussi

homogène qu’on pourrait le croire.

Le processus d’intégration des nouveaux arrivants participe à un phénomène particulier dans la

Baie-des-Chaleurs, soit la formation de deux communautés parallèles. L’intégration de migrants

dans des groupes de nouveaux arrivants donne de plus en plus forme à un groupe social dont les

membres partagent un modèle culturel semblable, surtout caractérisé par l’expérience de vie

métropolitaine. Ce groupe social en devenir participe à l’émergence de nouvelles représentations de

l’espace, de la nature, du développement, de la sociabilité, de l’économie, etc., qui sont ancrées

Page 134: Migrations, cohabitations et visions du développement

121

dans un « mode de rapport au monde » (Arendt, 1989, p.273) typiquement urbain et qui contrastent

à avec les représentations des « Gaspésiens de souches ». Ainsi, les nouveaux arrivants participent

à la transformation de la « réalité d’ordre moral » (Halbwachs, 1970, p.4) du milieu, en intégrant de

nouveaux éléments dans la « mémoire collective » de la société locale. Bien sûr, il s’agit ici d’une

description bien grossière d’un phénomène sans doute plus complexe. Certains migrants ont, peut-

être, plus de points en commun avec les « Gaspésiens de souches » qu’avec les nouveaux arrivants

et vice-versa. La « différence culturelle » entre les deux groupes tient probablement à une manière

de catégoriser des participants qui serait à nuancer. Est proposé ici un modèle d’explication en

construisant des « groupes types » qui expriment une « tendance » représentée dans la constitution

sociale de ce territoire. Le fait est que le caractère dualiste de la Baie-des-Chaleurs est de plus en

plus perceptible et perçu comme étant lié aux migrations et à la mixité sociale du milieu.

5.3 Une interconnaissance qui empiète sur la vie privée L’analyse théorique de Georg Simmel (2013) présente la ville moderne comme le lieu de la

« libération » des individualités et de la préservation et le développement de « l’anonymat ». La

grande métropole protège la « vie privée » du regard des autres. En son sein, le travail, la

consommation et les loisirs représentent des sphères distinctes de sociabilité dans lesquelles des

individus différents sont rencontrés. C’est tout le contraire de la « petite ville » ou de la campagne,

des milieux où les cadres de la vie collective sont apparents et « empiètent » sur l’individualité. Les

mêmes individus peuvent être rencontrés au travail, à l’épicerie, à la pêche, au restaurant, à la

clinique de santé, bref, la proximité sociale crée des rapports sociaux continus qui traversent les

sphères d’activités qui sont séparées entre les lieux et des cercles différents dans les grandes villes.

Pour plusieurs migrants métropolitains, comme chez certains migrants de retour, il existe une

impression d’empiètement de la collectivité sur la vie privée. Cette représentation doit être comprise

comme étant le fruit d’une socialisation urbaine qui a permis l’indépendance et l’anonymat, et qui est

maintenant confrontée à une nouvelle forme de sociabilité. Par contre, malgré le manque

d’anonymat, l’omniprésence de la collectivité peut aussi être appréciée pour la solidarité sociale qui

en résulte. En fait, l’impression d’un milieu intégré est appréciée par contraste à l’impersonnalité des

échanges dans la grande ville. Un tel milieu permet « d’être quelqu’un », c’est-à-dire d’être connu et

reconnu par la collectivité. Mais cette reconnaissance vient avec certains sacrifices d’anciens acquis

métropolitains.

Page 135: Migrations, cohabitations et visions du développement

122

Dans les groupes de discussion, l’anonymat a très souvent été souligné par les participants comme

un lieu commun par excellence de l’expérience migratoire. En tant que migrant métropolitain, Paul

(HMM2) a tout de suite constaté que les actes individuels posés dans le milieu avaient un écho dans

la collectivité. Il explique : « Et je pense qu’en arrivant de la grande ville t’es habitué à l’anonymat

aussi. Peu importe ce que tu fais le samedi soir, tu n’en entendras pas parler dans la semaine. Ce

n’est pas ça ici ». Le contraste est évident, Paul (HMM2) laisse sous-entendre qu’il faut faire attention

à son comportement pour ne pas être pénalisé socialement, ce qui est moins le cas en milieu

métropolitain. Dans le même ordre d’idée, le témoignage de Rosie (FMM23) illustre l’antinomie du

rapport entre « l’individualité » et la « société » dans la Baie-des-Chaleurs :

Mais je trouve qu’en Gaspésie, c’est beaucoup plus collectif qu’individuel… peut-être aussi parce que tout le monde se connaît, le monde se regarde dans la rue. Même si tu n’as pas envie qu’on te regarde, on te regarde pareille. Tu ne peux pas être anonyme. Autant que ça a ses avantages et ses désavantages. Autant on peut se sentir seul et désœuvré, mais moi, sur le plan social, je ne me suis jamais sentie aussi bien entourée qu’en Gaspésie. — Rosie (FMM23)

Ainsi, la plus grande solidarité sociale — qui contraste avec l’expérience métropolitaine — est

appréciée par Rosie (FMM23), car c’est une richesse qui peut compenser certaines faiblesses liées

à l’économie, aux distances ou à la dévitalisation du milieu. Par contre, le manque d’anonymat qui

accompagne cette solidarité est parfois jugé contraignant. La sociabilité est à la fois appréciée dans

une forme de rejet du métropolitain, tout en étant vue comme un empiètement sur la vie privée. Lucy,

originaire d’un milieu métropolitain, exprime aussi les avantages et les désavantages d’une

sociabilité et d’une solidarité qui réduisent l’anonymat :

[Il y a] le truc de l’anonymat qui est vraiment différent. Comme je parlais tantôt, autant je pouvais faire ce que je voulais à Montréal, par ce que je me perdais dans la masse, autant ici je ne peux pas faire de niaiseries. Parce que… les policiers me connaissent par mon nom, ils savent je suis qui. En même temps, c’est vraiment beau qu’on se connaisse tout le monde. Autant ça me fait triper, autant ça me dérange. Je passais des entrevues pour une job cet été et puis quelqu’un me demande : « ouais, t’a pas pris tel job, pourquoi ? », parce que tout le monde le sait. Je trouve ça quand même vraiment le fun et ce que je trouve quand même différent avec Montréal aussi, je ne sais pas si c’est tant une question de territoire ou une question d’occupation qui a changé, mais ici j’ai l’impression de faire des choses qui sont concrètes. Je vois le fruit de mes actions. — Lucy (AMM20)

Page 136: Migrations, cohabitations et visions du développement

123

Lucy (AMM20) ne peut pas reproduire l’intégralité de ses façons de faire métropolitaines dans la

région, par contre, comme les cadres sociaux de la vie collective sont apparents, les actions posées

dans le milieu le sont aussi. Cela a comme résultat le sentiment de « faire la différence », de poser

des actions dont les « fruits » apparaissent dans la collectivité, ce qui n’est pas nécessairement le

cas dans les métropoles où l’action reste anonyme. Le fait d’intégrer un « petit milieu » rend

« public » l’individu autrefois « anonyme », il est possible de devenir quelqu’un grâce à l’écho des

actions posées. Cette idée suggère que la migration des jeunes participe à la transformation sociale

des MRC d’Avignon et de Bonaventure à partir des actions posées par ces derniers. Les propos du

sociologue George-Herber Mead portent un éclairage sur le lien entre l’intégration d’individus dans

de petites communautés et la transformation de cette même communauté :

Il y a toujours une relation réciproque entre l’individu et sa communauté. D’ordinaire, nous ne nous en rendons compte que dans les groupes sociaux relativement restreints. Car l’individu ne peut entrer dans de petits groupes sans en modifier, en quelque mesure, le caractère de l’organisation. Les autres sont contraints de s’ajuster à lui autant qu’il s’ajuste à eux. Il est possible que l’individu soit modelé par les forces qui l’entourent, mais la société se modifie aussi dans ce processus et devient quelque peu différente. Ce changement peut être désirable ou non, mais il se produit inévitablement. (Mead, 2006, p.261)

Le migrant est « contraint de s’ajuster » à la sociabilité du milieu s’il veut s’intégrer, mais cette

intégration lui permet de transformer le nouveau groupe social. C’est là que réside la « relation

réciproque entre l’individu et sa communauté » dont Mead fait mention.

La représentation d’un milieu où le collectif empiète sur la vie individuelle est aussi partagée par

plusieurs migrants de retour, ce qui est à la fois surprenant et révélateur de la formation d’une

« mentalité » liée à l’expérience de vie urbaine. Passer par la ville et revenir dans son milieu d’origine

amène une nouvelle perception à l’égard de la collectivité d’origine, car l’expérience urbaine a permis

au jeune de « libérer » son individualité et de vivre dans l’anonymat. Le retour dans un milieu qu’il

croit connaître amène une nouvelle interprétation des relations sociales qui y existent. Karl (HMR22),

qui a séjourné quelques années à Québec et qui est de retour dans la MRC d’Avignon, explique ce

qu’il apprécie et ce qui l’importune dans un milieu fortement intégré :

Chez nous […] quand tu croises quelqu’un… c’est un couteau à double tranchant. Si un jour tu ne lui fais pas salut, il va dire, « à ben là, il m’en veut » et là ça part des petites histoires de clocher. Donc, je pense qu’il y a un lien qui est plus fort par rapport que c’est plus petit, fait que tu te connais. D’un autre côté, ben ta vie privée, tu en as moins

Page 137: Migrations, cohabitations et visions du développement

124

parce que là… ton char n’est pas là depuis trois jours, le monde va dire : « ouais [il] est parti sur la rumba ». Ça se part facilement les histoires, mais je pense que t’es plus proche aussi facilement. — Karl (HMR22)

Serge (HMR10) ajoute que l’absence d’anonymat est l’une des raisons qui l’avaient poussée à quitter

la région :

Par rapport aux grosses craintes de revenir par ici, dans le fond, moi j’ai quitté parce qu’il fallait que j’aille à l’université, mais de toute façon j’aurais quitté parce que la réalité c’est que tout le monde se connaît et t’es tanné de cette réalité-là. « Ah t’es le fils de quelle personne ? » Moi, mes parents ont une ferme, donc j’étais dans le cliché du fils du fermier, j’étais tanné de tout ça, tout le monde se connaît, je voulais l’anonymat. Je pense qu’en ville tu l’as […] — Serge (HMR10)

Les propos de Karl (HMR22) et de Serge (HMR10), qui sont tous deux originaires du milieu,

correspondent à ceux des migrants métropolitains. Tout ce passe comme si le parcours migratoire

avait accentué chez ces jeunes la conscience du caractère intégré du milieu qu’ils ont quitté et

réintégré. Ils partagent la représentation d’un empiètement de la vie collective sur la vie privée, tout

en reconnaissant qu’il existe une plus grande solidarité sociale qu’en milieu métropolitain.

Le souci de l’anonymat montre que pour intégrer la collectivité, le migrant doit accepter de restreindre

le caractère privé de sa personne. En échange, il peut accéder à une solidarité sociale plus forte

qu’en milieu métropolitain, et poser des gestes et actions qui ont des effets concrets dans la

collectivité. Cependant, il s’agit des « représentations » de l’intégration et il n’est donc pas certain

que ces jeunes ont réellement accepté de sacrifier leur anonymat pour s’intégrer. Il se peut fort bien

qu’en intégrant un groupe de nouveaux arrivants déjà établis et avec lesquels ils partagent certaines

sensibilités, les migrants réussissent à préserver certains aspects privés de leur vie des assauts de

la curiosité collective. Néanmoins, l’empiètement ou l’intrusion de l’anonymat témoigne du caractère

« rural », « régional » ou non métropolitain de la sociabilité dans la Baie-des-Chaleurs. Mais d’autre

part, la possibilité d’intégrer un groupe de nouveaux arrivants qui développent une autre forme de

rapports sociaux que les « Gaspésiens de souches » montre que cette « ruralité » se transforme.

L’intégration à la collectivité dévoile ce qui change dans le rapport aux autres et contribue à un début

de redéfinition de ce qu’est la ruralité contemporaine pour une région comme la Gaspésie–Îles-de-

la-Madeleine et plus particulièrement pour la Baie-des-Chaleurs.

Page 138: Migrations, cohabitations et visions du développement

125

5.4 Le syndrome d’Ulysse La migration de retour représente une étape importante dans le parcours des jeunes originaires

d’Avignon et de Bonaventure. Après une absence de plusieurs années pendant laquelle ils ont

souvent cumulé des expériences académiques ou professionnelles métropolitaines et

internationales, réintégrer leur milieu d’origine met les migrants en présence d’un espace qui

apparaît transformé. Comme Ulysse qui ne reconnait plus Ithaque après une absence de dix ans,

les migrants de retour ne reconnaissance pas clairement le milieu qu’ils ont laissé. La

« connaissance intime » (Schutz, 2003) qu’ils croyaient avoir du « modèle culturel » de la

communauté ne semble plus aller de soi. Pour reprendre les mots de Schutz, « c’est parce qu’il croit

avoir les clefs d’interprétation de son groupe social de départ que celui qui rentre au pays va subir

un “choc” » (Schutz, 2003, p.47). Sans affirmer que ces jeunes se sentent complètement aliénés au

milieu, leurs représentations témoignent d’un certain étonnement lié au processus de réintégration.

C’est surtout la sociabilité qui ne leur semble plus la même.

De retour dans la MRC d’Avignon, Karl (HMR22) a été confronté à une nouvelle réalité. Les liens

sociaux qu’il avait avant le départ ne peuvent être rétablis aussi facilement qu’il le croyait : « Moi, ce

que je pense qui m’a frappé, c’est que j’avais quitté pendant quatre ans, et je suis revenu, et c’est le

changement de réseau. Je suis revenu et mon réseau de contacts était parti. Tous mes chums

m’avaient quitté, je suis revenu et je me suis retrouvé sans repères. Ce que j’avais quitté, c’était plus

la même chose. Je suis revenu et je me suis senti tout seul face à ça ». La façon dont Karl (HMR22)

se représente son retour témoigne d’une certaine forme d’anomie sociale, « sans repère » et

« seul », le « choc » du retour est ici manifeste. Comme l’explique Schutz (2003), lorsqu’il réintègre

le « groupe primaire », le migrant s’attend à une répétition des expériences passées et à un

rétablissement des anciennes intimités, mais cela est impossible. Non seulement les anciens amis

ont peut-être quitté la région, mais comme l’explique Suzanne (FMR11), « […] la vie a changé quand

t’es plus adulte, tu ne fais pas les mêmes activités, tu ne croises pas nécessairement ce monde-là

[…] ». Schutz donne encore une fois une intelligibilité à ce phénomène : « [Du] simple fait que nous

vieillissons, que de nouvelles expériences surgissent continuellement à l’intérieur de notre courant

de conscience […] les expériences passées reçoivent en permanence de nouvelles interprétations »

(Schutz, 2003). Les souvenirs du milieu sont pour ainsi dire truqués par les nouvelles expériences

de vie.

Page 139: Migrations, cohabitations et visions du développement

126

L’intégration peut aussi reposer sur une appréhension contraire, soit de ne pas vouloir retrouver les

anciens cercles sociaux qui ont souvent été l’une des causes du départ. L’étonnement réside alors

dans la représentation d’un milieu qui aurait bel et bien changé du point de vue de la composition

sociale et qui offre une alternative à l’ancien réseau d’interconnaissance. Suzanne (FMR11) explique

comment elle a été soulagée de ne pas retomber dans les mêmes modèles de relations sociales :

Mais ce que je trouve, depuis que je suis revenue… parce que mon inquiétude c’était un peu que j’étais encore à l’idée de quand j’avais 17 ans et je croyais que ça allait encore être le même monde. J’avais peur du côté social. Tu te rends compte en fait qu’il y a plein de monde intéressant. Déjà, il y a plein de monde que je ne connais pas. Il y a la perception de ce que c’est, et tu arrives, et ce n’est pas du tout ça. — Suzanne (FMR11)

La « perception » qu’elle avait du milieu avant son retour ne correspond pas à ce qu’elle y a

véritablement retrouvé. Il est possible que les champs d’intérêt qu’elle a développés lors de son

séjour « au loin » l’amènent maintenant à se lier à des individus qui partagent ses sensibilités et

expériences. L’expérience et la représentation de Serge (HMR10) sont très similaires à celles de

Suzanne (FMR11). Il évoque les mêmes appréhensions quant au retour :

La crainte en revenant, c’était ça, de revoir des gens que je ne voulais pas revoir, des gens du secondaire. Mais c’est plus comme avant, ça a changé. Les petites cliques du secondaire, il y avait les populaires et moi j’étais en bas de la pyramide. J’étais tanné et je voulais partir et c’était ça ma crainte en revenant. D’un côté, je me dis que ces gens-là vont dans des bars où je ne vais pas, ils ont gardé leur petite clique, moi j’ai évolué. — Serge (HMR10)

Il ajoute un peu plus loin : « Mais, depuis que je suis revenu, je trouve qu’il y a tellement de nouveaux

visages ». Ces migrants de retour partagent une représentation selon laquelle la composition sociale

du milieu a changé, ce qui offre une alternative au caractère contraignant des anciens réseaux de

relations sociales fortement intégrées. Alors qu’ils ont développé de nouvelles sensibilités et valeurs

dans leur séjour au loin, la Baie-des-Chaleurs semble leur offrir la possibilité de trouver de la

similitude dans un univers qui tend à se « dualiser ». En d’autres mots, il leur est possible de trouver

— en milieu rural — quelque chose comme un réseau d’interconnaissance qui repose sur un modèle

culturel urbain. Ainsi, il est probable qu’ils fréquentent d’autres nouveaux arrivants — comme

mentionné précédemment pour les migrants métropolitains — ce qui permet de ne pas retomber

dans les mêmes modèles sociaux qui précédaient le départ. En fait, ils ont un pied dans chaque

Page 140: Migrations, cohabitations et visions du développement

127

« monde ». Enfin, le commentaire de Rodrigue (HMR8) résume bien l’idée d’une socialisation

métropolitaine qui change le rapport au milieu quitté :

Moi, au contraire, je m’attendais à revenir et tout de suite reconnecter avec le monde qui était là avant, et au contraire, j’ai trouvé que j’ai changé quand j’étais à Québec et que j’ai maturé. Quand je suis revenu, il y a des gens avec qui j’avais de super bons contacts et avec qui ça ne connectait plus, ce n’était plus pareil. J’étais content de revenir, ma famille est ici et j’ai plein d’amis qui sont encore là. Mais, il y a des gens avec qui j’avais des attentes, je disais : « ah, je reviens, ça va être le fun, on va faire des trucs ensemble », puis finalement ça n’adonne pas. — Rodrigue (HMR8)

Si Rodrigue (HMR8) avoue qu’il ne connecte plus avec ses anciennes connaissances à la suite de

sa « maturation », c’est probablement qu’il ne partage plus exactement les mêmes champs d’intérêt

que ces dernières. Comme chez les autres migrants de retour, il y a un décalage entre ce qu’il

s’attend à retrouver dans le milieu et ce qu’il retrouve réellement. Le souvenir des anciennes relations

sociales ne trouve plus écho dans ce que le migrant de retour espère concrètement du rapport aux

autres. Plusieurs années d’études et de socialisation dans le milieu universitaire contribuent

certainement à l’impression de décalage que Rodrigue (HMR8) exprime concernant ses anciennes

connaissances.

Pour conclure, contrairement aux migrants métropolitains, les migrants de retour s’attendent à une

ré-intégration au milieu qui est ancrée dans la « mémoire » des expériences passées, que ces

expériences soient positives ou négatives. Dans tous les cas, ces derniers subissent un « choc »

dans l’expérience du retour, car malgré le statut de « membre interne du groupe social » (Schutz,

2003, p.26), ils ne reconnaissent et ne retrouvent pas nécessairement les relations

d’interconnaissance attendues. De surcroit, ils considèrent que la composition sociale du milieu a

changé et qu’il leur est maintenant possible de développer un nouveau réseau de connaissances

qui correspond davantage à leurs valeurs et à leurs sensibilités qui, elles-mêmes, sont le produit

d’une expérience de vie métropolitaine. En ce sens, les migrants de retour occupent une place

privilégiée pour témoigner des transformations sociales du milieu ou pour reprendre l’expression

bien connue dans le titre de la traduction de l’ouvrage du sociologue Everett Hughes (2014), pour

constater la « rencontre de deux mondes ».

Page 141: Migrations, cohabitations et visions du développement

128

5.5 L’intégration des nouveaux arrivants du point de vue des natifs Pour clore la question de l’intégration et par souci de continuité avec la méthode développée au

chapitre précédent, il est essentiel de s’intéresser au discours des natifs sur l’intégration des

nouveaux arrivants. Cet exercice permet de construire un point d’appui pour comparer les

représentations des nouveaux arrivants et des natifs. L’originalité est de renverser l’explication afin

de mieux comprendre, du point de vue des natifs, les obstacles — ou pas — à l’intégration des

migrants. Cela permet aussi de discuter de la relation entre les deux groupes et des transformations

du milieu.

Déjà, une similitude apparaît entre le discours des migrants et celui des natifs quant à la dualisation

qui semble à l’œuvre dans ce milieu. En effet, les natifs rencontrés fréquentent très peu de nouveaux

arrivants et ne sont pas enclins à intégrer leurs groupes. D’ailleurs, Charles (HNM29) ne se sent pas

à l’aise lorsqu’il fréquente les mêmes lieux que les nouveaux arrivants : « Les nouveaux arrivants

qu'il me vient en tête, ce sont ceux qui sont au Naufrageur. Quand tu rentres et ils te regardent tous,

tu te dis : “oups, j’ai-tu le droit d’être chez nous?" C’est ça, eux ils ne s’intègrent pas, ils ont leur

gang ». Ici est réitérée l’idée selon laquelle les nouveaux arrivants intègrent des groupes qui leur

ressemblent du point de vue culturel, un réseau d’interconnaissance qui partage les mêmes

sensibilités. Pour Charles (HNM 29), en restant « entre eux », les migrants ne s’intègrent pas au

« chez nous ». André (HNM28) ajoute qu’il a vécu une expérience similaire : « Quand je vais [au

Naufrageur] avec [Kevin], ça parle avec le monde de l’université, mais moi je ne connais personne.

Si je ne leur parle pas, ils ne me parlent pas, je suis là et je ne dis pas un mot. Donc, on n’a jamais

été intégré à eux autres ». Kevin, l’ami d’André (HNM28), est un migrant de retour qui se lie plus

aisément avec les autres nouveaux arrivants. Au contraire, André (HNM28) ne partage pas les

expériences de ces migrants, il ne possède pas les « codes culturels » pour s’insérer au sein de

leur groupe.

Par ailleurs, les natifs rencontrés développent aussi une vision réflexive à l’égard de l’intégration des

nouveaux arrivants. Ils sont conscients que la Baie-des-Chaleurs est un milieu qui peut être dur

envers un étranger qui vient s’y établir. Viviane (FNM32) explique : « Ce qui arrive ici aussi, c’est

que tout le monde se connaît. Aussitôt que quelqu’un arrive de nouveau, c’est sûr qu’il va se faire

pointer, parce qu’il est nouveau : “c’est qui lui ?" Mais, il y a du monde quand même accueillant ».

Dans le même ordre d’idée, Nicole (FNM30) ajoute : « Je pense que ça serait de notre part aussi de

Page 142: Migrations, cohabitations et visions du développement

129

les sensibiliser à nous... comment on vit ici, c’est quoi notre mode de vie, etc. Si on se renferme et

tout ce qu’on dit c’est : “c’est des immigrants” et qu’on leur ferme déjà la porte, je pense qu’on ne

s’aide pas nous-mêmes et qu’on ne les aide pas non plus à s’intégrer dans nos milieux ». Ces natives

avouent ainsi qu’il existe une forme de stigmatisation du nouvel arrivant, ce qui réitère l’idée évoquée

précédemment selon laquelle le migrant arrive dans un milieu au tissu d’interconnaissance bien

établi et est propulsé sous les projecteurs de la collectivité. Elles soulignent aussi que la population

locale devrait s’impliquer davantage pour intégrer ces jeunes.

D’une certaine façon, les natifs considèrent que leur propre attitude envers les nouveaux arrivants

contribue à scinder socialement le milieu. Charles (HNM29) prend conscience qu’il « ferme la porte »

aux migrants quand il affirme : « […] moi je ne suis pas correct, j’ai tendance à penser ça… quand

ils sont ensemble, ils ne veulent pas que je leur parle ». Il ajoute qu’il existe une certaine « normalité »

à l’égard du moule social en Gaspésie et qu’être à l’extérieur de ce moule conduit à un rejet de la

part de la population locale : « quand [les migrants] fit exactement dans le moule, il n’y a personne

qui ne dit rien, c’est parfait ». André (HNM28) poursuit : « Automatiquement, si les gens sont plus

marginaux on dirait qu’ils ne fit pas dans le moule gaspésien ». Charles (HNM29) répond : « Ce qui

est plus artistique, mettons ». Et André (HNM28) conclut dans une métaphore : « C’est vrai qu’au

lieu de les intégrer, on va à l’église parler pour savoir qui ils sont et qu’est-ce qu’ils font ». Ainsi, ils

évoquent l’idée qu’il existe une représentation bien définie des façons de penser, de sentir et d’agir

que l’individu doit adopter s’il veut intégrer « leur » monde et que la collectivité est le juge qui accorde

ou non son absolution au nouvel arrivant. En fait, il s’agit avant tout d’un « monde » qui se distingue

des nouveaux arrivants du point de vue socioprofessionnel. Par conséquent, il est peu probable que

des jeunes ayant poursuivi des études universitaires et qui ont notamment une vision contemplative

de la nature — portrait stéréotypé — « fit » dans le « moule » des natifs, qui œuvre dans le secteur

primaire, comme Charles (HNM29) et André (HNM28).

Chez les natifs, il y a une prise de conscience à l’égard des efforts qu’il faut déployer afin d’intégrer

les nouveaux arrivants. Mais si intégrer ces jeunes passe par une sensibilisation au « mode de vie »

des natifs, pour ensuite les intégrer à « notre » groupe, il est possible de remettre en question le

caractère opératoire de cette idée. À partir de l’analyse menée dans ce chapitre, il semble que les

nouveaux arrivants n’ont pas réellement l’intention de s’intégrer au sein de la collectivité des natifs.

Ce que les natifs interprètent comme une marginalisation des migrants semble être vécue comme

Page 143: Migrations, cohabitations et visions du développement

130

une intégration chez les nouveaux arrivants. L’autre est marginalisé selon « mon » groupe, mais pas

du point de vue de « l’autre » groupe. En fait, ces représentations expriment le caractère de plus en

plus dualiste du milieu.

5.6 Conclusion : un milieu intégré et dualiste La question de l’intégration fait écho aux concepts et théories évoquées au second chapitre. Ceux-

ci donnent les clefs d’interprétation des représentations sociales de l’intégration. Pour Alfred Schutz

(2003, p.8), « le citadin qui s’installe à la campagne » vit une « crise typique » dans laquelle ses

« manières de penser habituelles » sont confrontées à d’autres significations du monde. Pour

Simmel, la ville établit des « fondements sensibles de la vie de l’âme » liée au « rythme et à la

diversité de la vie sociale, professionnelle, économique », par opposition à la campagne ou la petite

ville « dont le modèle de vie sensible et spirituelle a un rythme plus lent, plus habituel et qui s’écoule

d’une façon régulière » (Simmel, 2013, p.42). Ces deux conceptions mettent en exergue l’opposition

entre « l’intellectualisation » de la ville et les « sensibilités et relations affectives » de la campagne.

Chez Halbwachs (1970), « tandis qu’il est facile de se faire oublier dans une grande ville, les

habitants d’un village ne cessent de s’observer » et la « mémoire de leur groupe enregistre

fidèlement tout ce qu’elle peut atteindre des faits et des gestes de chacun d’eux » (p.129).

L’anonymat y est alors difficile.

Cette littérature sociologique classique donne une intelligibilité théorique aux expériences et

représentations évoquées dans ce chapitre et qui sont le fruit des discussions avec les migrants et

les natifs. Les migrants métropolitains semblent ceux qui ressentent le plus « l’intrusion » du

caractère intégré du milieu. Le « choc » de cette intrusion de la collectivité dans leur anonymat peut

cependant être évité, en partie, en s’insérant dans un réseau de nouveaux arrivants qui reproduit

des rapports sociaux de type métropolitain. La recherche de similitude dans un univers régional

étranger semble une stratégie tout à fait compréhensible pour des individus en quête de stabilité.

Chez les migrants de retour, la « crise » de l’intégration est le résultat d’un étonnement à l’égard du

changement constaté dans les réseaux de relations sociales, que ce soit pour le mieux ou pour le

pire. Si le milieu quitté ne semble pas celui qui est retrouvé, c’est aussi parce que le migrant de

retour partage désormais des sensibilités et des représentations communes avec les nouveaux

arrivants et peut être moins, outre la mémoire collective, avec les natifs. Dans tous les cas, les

Page 144: Migrations, cohabitations et visions du développement

131

représentations de ces deux catégories de migrants témoignent du contraste entre la vie sociale en

milieu métropolitain et celle dans les « campagnes » ou milieux ruraux. D’ailleurs, comparativement

à ce qui a été vécu en milieu urbain, ces migrants apprécient la solidarité sociale qui accompagne

le caractère intégré du milieu. En fait, même si l’anonymat est restreint, il est plus aisé de réaliser le

projet personnel de « devenir quelqu’un », car les actions posées sont plus facilement vues et

reconnues par la collectivité.

L’étude des représentations des natifs à l’égard de l’intégration des nouveaux arrivants témoigne du

phénomène de dualisation sociale du milieu. D’une part, les natifs ne se sentent pas inclus dans les

groupes de nouveaux arrivants qui se forment dans le milieu. D’un autre côté, eux-mêmes n’incluent

pas les nouveaux arrivants au sein de leur groupe, ce qui est tout à fait compréhensible puisqu’ils

ont peu ou pas d’intérêts et de sensibilités communes avec ces derniers. Ainsi, le milieu ou les

collectivités sont de plus en plus divisés selon deux groupes socioprofessionnels qui sont les

représentants de deux modèles culturels différents. D’une part, les natifs sont les héritiers des

rapports sociaux et d’une économie liée à la « tradition » rurale gaspésienne et d’autre part, les

nouveaux arrivants représentent un groupe de jeunes professionnels, plus individualistes et marqué

par des idées et façons de faire typiquement métropolitaines.

En étudiant les processus d’intégration des migrants, la nouvelle composition sociale qui émerge

dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure devient plus perceptible. Le discours qu’ils portent sur

leur intégration témoigne des valeurs dont ils sont les représentants et illustre très bien la rencontre

entre un milieu qui est encore rural sur le plan de la sociabilité, et des esprits métropolitains en quête

de changement. Encore une fois, il s’agit d’un indice de la « métropolisation » d’un espace rural.

Pour conclure, les représentations de ces jeunes expriment l’idée d’un milieu qui est intégré, mais

dont le tissu de relation est en transition et de plus en plus dualiste.

Page 145: Migrations, cohabitations et visions du développement

132

Chapitre 6. Représentations du développement du milieu et de la région

L’analyse des représentations des migrants et des natifs a fait apparaître les MRC d’Avignon et de

Bonaventure comme un espace de « centralité » où se côtoient désormais deux « mondes »

composés de jeunes entretenant des rapports à l’espace et des rapports sociaux différents. Cette

distinction trouve son fondement dans l’expérience de la vie urbaine des régions métropolitaine, qui

agit comme déterminant de la signification accordée au territoire. La présence de la famille, la

complémentarité des services et les opportunités d’emplois, mais aussi le rejet du mode de vie

métropolitain, contribuent à la représentation de ces deux MRC comme un milieu attractif pour les

migrants. Aussi, les processus d’intégration analysés au chapitre précédent ont fourni des indices

qui révèlent le caractère intégré de la Baie-des-Chaleurs. L’insertion dans ce milieu fait apparaître

ce qui distingue l’urbain et le rural du point de vue de l’interconnaissance et de la socialisation.

Partager la « mémoire collective » (Halbwachs, 1970) du lieu procure cependant aux migrants de

retour une perception et une expérience différentes de celles des migrants métropolitains d’origine.

L’analyse réalisée jusqu’ici montre que les migrants, métropolitains d’origine ou de retour,

contribuent à une transformation dans ses caractéristiques démographiques, morphologiques,

sociales et culturelles.

En reprenant les concepts d’Henri Lefebvre (1986), il faut concevoir ces migrants comme entretenant

désormais un rapport « vécu » à leur communauté et à la région, ce qui nourrit de nouvelles

« perceptions » et « conceptions » de cet espace. Le troisième thème abordé lors des groupes de

discussion est justement lié à ces deux concepts. En s’éloignant de leurs expériences personnelles

liées aux processus migratoires, il a été question de leur perception du développement de leur

nouvelle communauté et de la région en général. L’objectif était d’analyser leur vision de l’avenir du

développement. Cette question intéresse le chercheur dans le cas d’une région qui a été le

« laboratoire » des premières grandes expériences de développement régional. Comprendre la

vision des nouveaux arrivants à l’égard du développement, c’est rendre intelligible la façon dont

l’expérience de vie — notamment urbaine — produit une perception et une conception particulière

de l’avenir d’un espace rural.

Page 146: Migrations, cohabitations et visions du développement

133

Dans ce troisième et dernier chapitre de l’analyse, il est question des représentations du

développement économique et social actuel et en devenir des migrants pour leur communauté et la

région. Cet exercice a permis de faire émerger des discours qui peuvent être interprétés dans la

continuité des résultats exposés dans les deux chapitres précédents. Il est évident que ces

représentations du développement se détachent de l’idée traditionnelle d’une région rurale ou

ressource. Dans leur discours, ces jeunes donnent de l’importance aux secteurs des services, des

loisirs et de la culture, garants d’une qualité de vie, alors que les activités économiques du secteur

primaire sont représentées comme affectant la qualité des paysages et de l’environnement, ce qui

nuit à leur « projet migratoire ». Chez les migrants de retour et les métropolitains, un double axiome

construit le discours. D’une part, ils partagent une vision optimiste à l’égard du dynamisme

socioéconomique de la Baie-des-Chaleurs, et d’autre part, ils nourrissent des inquiétudes reliées à

la fragilité du développement dans la région. Ces thèmes constituent les deux noyaux de

représentations analysés dans ce chapitre :

1) La confiance en l’avenir des migrants métropolitains et de retour à l’égard de la vitalité du milieu

apparaît dans le noyau nommé optimisme pour le développement. Cette vision peut cependant être

interprétée de façon différente entre les deux catégories de migrants.

2) Le second noyau est nommé inquiétudes liées à la fragilité du développement. Cette

représentation est aussi partagée par les deux catégories de migrants et s’appuie sur un discours

lié aux indicateurs économiques et sociaux actuels ainsi qu’aux projets de développement en

devenir.

Chacun de ces systèmes de représentation est analysé pour ensuite être comparé au discours des

natifs concernant le développement. Encore une fois, des distinctions apparaissent entre ces deux

« mondes ». Chez les natifs, les représentations témoignent de la perception d’un espace en déclin,

liées à un recul du secteur primaire.

6.1 Un milieu qui nourrit l’optimisme pour le développement

Il a été demandé aux participants d’exprimer leurs perceptions du développement économique et

social de leur communauté et de la région. Ils devaient notamment donner leur avis sur les conditions

actuelles du développement ainsi que sur les enjeux qu’ils jugeaient prioritaires dans l’avenir. Le

Page 147: Migrations, cohabitations et visions du développement

134

premier constat qui transcende les discours des jeunes migrants est le partage d’une représentation

assez optimiste du développement. Cet optimisme est surtout associé à la Baie-des-Chaleurs et

moins à la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine en général. L’analyse montre également que les

représentations des migrants font écho au discours de Places et jeunes11 sur le potentiel — surtout

entrepreneurial — de la région. Des concepts promotionnels utilisés par l’organisme depuis plusieurs

années sont reproduits dans le discours des jeunes rencontrés, ce qui n’est pas étranger au fait que

plusieurs participants avaient des liens avec PAJ. Plusieurs adhèrent ainsi à la vision de l’organisme

quant à l’état socioéconomique de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. La Figure 9 présente le

système de leur représentation exprimant trois éléments périphériques qui donnent du « sens » au

noyau de l’optimisme pour le développement. Ces éléments périphériques se déclinent ainsi : vitalité

et développement endogène, potentiel entrepreneurial et personnel, et la perception d’entraide et de

solidarité du milieu.

Figure 5. Noyau et périphéries des représentations du développement : Un milieu dynamique

6.2.1 Vitalité et développement endogène

Plusieurs migrants métropolitains et de retour affirment qu’il existe dans la Baie-des-Chaleurs une

certaine effervescence qui donne l’impression d’une vitalité socioéconomique. Cette idée est

accompagnée de la perception d’un esprit d’innovation locale qui contribue au développement du

11 L’un des objectifs de PAJ est de « stimuler la création d’entreprises en région ». Pour plus d’information, voir: https://www.placeauxjeunes.qc.ca.

Optimisme pour le

développement

Vitalité et développem

ent endogène

Entraide et solidarité

Potentiel entrepreneu

rial et personnel

Page 148: Migrations, cohabitations et visions du développement

135

milieu, d’où l’utilisation du terme endogène pour conceptualiser leurs représentations. Migrant

métropolitain, Éric (HMM7) souligne qu’à travers son emploi, il a pu apprécier le dynamisme qui

animait le milieu :

Moi, je pense que la Baie-des-Chaleurs c’est un milieu, contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent même ici, et beaucoup en dehors […] qui est très dynamique, où il y a beaucoup de choses qui se passent. Moi, j’en connaissais quand même un peu sur la place, mais en arrivant ici et en travaillant dans un domaine qui est en lien avec le développement régional et le développement social, tu vois tout ce qui se fait et qui a des impacts directs et c’est vraiment impressionnant. — Éric (HMM7)

Éric (HMM7) estime ainsi que contrairement à un certain discours véhiculé, ce qu’il a pu observer

témoigne d’un milieu « vivant ». Ajoutons qu’il associe ce dynamisme à la Baie-des-Chaleurs, un

espace qui semble se détacher de l’ensemble régional lorsqu’il est question de développement.

Comme d’autres, Madeleine (FMM6) estime que c’est un milieu innovant et dynamique, alors que

ce serait moins le cas dans le reste de la région :

Il y a beaucoup de possibilités aussi, on dirait que le monde est ouvert et embarque […]. Il y a des gens aussi qui sont dans un « minding » plus traditionnel, peut-être pas dans la Baie-des-Chaleurs, mais à la grandeur de la région. Une pensée traditionnelle, pas trop novatrice. Mais je pense qu’ici, il y a une plus grande ouverture avec des trucs innovants. Et à petite échelle, avec un petit budget, rien d’exceptionnel, mais on va mettre du temps et ça va marcher. — Madeleine (FMM6)

Pour cette migrante, l’esprit novateur de la Baie-des-Chaleurs apparaît en opposition à l’esprit

« traditionnel » de l’ensemble gaspésien. Ici émerge une distinction déjà soulignée précédemment,

celle entre natifs et migrants dans leur rapport à l’espace. Concernant la particularité de la Baie-des-

Chaleurs, le propos de Rosie (FMM23) exprime le contraste avec la Haute-Gaspésie : « Mais c’est

vrai que dans la Baie-des-Chaleurs, on sent qu’il y a une vitalité économique plus forte que dans les

autres régions […] Les gens du côté nord c’est plus dur, c’est plus rough, ils vivent dans les

montagnes, c’est plus isolé, c’est beaucoup des pêcheurs. Tandis que la Baie-des-Chaleurs, il fait

plus chaud, il y a plus de gens de l’extérieur aussi ». Le commentaire de Rosie (FMM23) et les

précédents renouvellent l’idée de la « centralité » de la Baie-des-Chaleurs dans l’espace gaspésien.

De plus, l’association entre la présence de « gens de l’extérieur » et le caractère novateur du milieu

exprime l’idée que la présence de migrants — dont elle-même — sous-entend un milieu qui se

développe « mieux ». Ces migrants métropolitains se représentent Avignon et Bonaventure comme

un espace où l’innovation locale amène une certaine vitalité, alors que les milieux plus dévitalisés

Page 149: Migrations, cohabitations et visions du développement

136

— comme la Haute-Gaspésie — seraient caractérisés par une mentalité plus traditionnelle et moins

novatrice.

Les migrants de retour partagent l’idée d’une vitalité et d’un développement endogène dans la Baie-

des-Chaleurs, mais ils jugent ce dynamisme à partir d’expériences passées qui expriment les

transformations survenues dans le milieu. Ils considèrent que ce développement crée une rupture

avec ce qu’ils ont connu du milieu dans le passé. Dans la discussion de groupe, Lucas (HMR26)

répond au commentaire d’un autre participant selon lequel il y aurait un manque de volonté pour le

développement dans la région :

Je viens d’ici, alors peut-être que j’ai des lunettes roses. J’ai vu une évolution en

Gaspésie, ça, c’est certain et dans la Baie-des-Chaleurs… vous disiez "il y a une

certaine inertie." Les gens disent "ça a toujours été de même", mais je pense que ça

existe un peu partout. Dans la Baie-des-Chaleurs, moi je trouve qu’au contraire, il y a

un bel esprit entrepreneurial, on a Navigue.com [et] à Nouvelle c’est la municipalité qui

vend internet et ça leur coûte une fraction. La municipalité fait de l’argent avec ça. Il y

a plein de petites initiatives comme ça. — Lucas (HMR26)

Lucas (HMR26) ajoute un peu plus loin : « […] Mais je trouve que dans la Baie-des-Chaleurs, il y a

comme un microclimat peut-être un peu plus favorable, où il y a beaucoup de jeunes, c’est un peu

plus dynamique, mais ailleurs en Gaspésie… » Comme migrant de retour, Lucas (HMR26) puise

dans ses souvenirs, dans la mémoire du milieu, pour juger de la transformation de celui-ci. C’est

pourquoi il considère la situation actuelle comme le fruit d’une « évolution ». De cette façon, il répond

à son interlocuteur en lui expliquant qu’il y a plus de projets de développement que dans le passé,

que « ça [n’a pas] toujours été de même ». Il se rapproche également des migrants métropolitains

dans l’affirmation du caractère singulier de la Baie-des-Chaleurs dans l’ensemble gaspésien, un

espace « plein de petites initiatives ». Aussi, il souligne la présence de « beaucoup » de jeunes dans

le milieu, représentation qui est sans doute liée aux soldes migratoires interrégionaux positifs chez

les 25-34 ans, mais qui correspond aussi à l’idée évoquée précédemment d’une association entre

l’innovation et la venue de nouveaux arrivants.

Dans le même ordre d’idée, Serge (HMR10) explique : « Moi je trouve que Carleton devient de plus

en plus dynamique, le Raid, le Marathon, tu vois du monde courir partout. Il y a 15 ans, tu voyais

quelqu’un courir et t’étais comme “c’est qui ça ?”. Je trouve qu’il y a vraiment beaucoup de projets

Page 150: Migrations, cohabitations et visions du développement

137

et je trouve ça stimulant ». Le commentaire de Serge (HMR10) est révélateur des transformations

du milieu liées au développement d’évènements sportifs à Carleton-sur-Mer. Le créneau du plein air

est considéré comme une alternative à l’exploitation exclusivement extractive de l’arrière-pays

gaspésien.

Les représentations des migrants métropolitains et de retour concernant le développement du milieu

s’articulent ainsi autour de l’idée d’une Baie-des-Chaleurs — par contraste au reste de la région —

caractérisée par un esprit novateur et favorisée par la présence de jeunes et de nouveaux arrivants.

Le milieu est vitalisé pour les migrants métropolitains et est revitalisé pour les migrants de retour.

Dans leur discours, ce sont surtout les « petites initiatives » locales qui semblent au cœur de ce

dynamisme. Leurs représentations sont notamment associées à un empowerment local qui

contribue à un développement endogène grâce à des individus « créatifs ». Dans tous les cas, il y a

chez ces jeunes un préjugé positif à l’égard du développement économique du milieu.

6.2.2 Potentiel entrepreneurial et personnel

Un second élément revient à de nombreuses reprises dans le discours des migrants et contribue à

l’idée de la Baie-des-Chaleurs comme un espace dynamique de développement. Il s’agit des

possibilités personnelles d’entrepreneuriat. Cette représentation est analogue à l’idée de « faire une

différence dans un petit milieu », idée évoquée au chapitre sur l’intégration. Ce discours est souvent

associé à l’idée que « tout est à faire en Gaspésie », ce qui signifie qu’il y a un potentiel

entrepreneurial considérable. Cette représentation a surtout émergé chez les migrants

métropolitains, même si les migrants de retour évoquent aussi cette idée. Originaire de Montréal,

Joanne (FMM13) explique que son expérience avec Place aux jeunes l’a convaincu qu’elle pouvait

migrer en Gaspésie et devenir entrepreneure :

[…] j’ai fait un séjour exploratoire à Amqui, ce que ça m’a apporté, ce premier regard-

là, avec la démarche de Place aux jeunes, pour ma part, ça a été de faire wow ! C’est

possible d’être entrepreneure. À Montréal, oublie ça… tu veux te partir un restaurant

ou une petite affaire, oublies ça. Il y en a vingt et ils sont spécialisés dans une affaire.

Tu pars quelque chose, juste le loyer, ça va te coûter tellement cher… Ici, tout est un

peu à faire et je crois qu’en général tu lances une idée et le monde va faire « cool ».

Des fois, c’est peut-être difficile de l’implanter et que des gens participent […] Ce que

je veux dire, c’est que je n’avais jamais envisagé ça, de lancer quelque chose et je

trouve qu’il y a des possibilités de développer beaucoup de choses. Mais c’est un défi

Page 151: Migrations, cohabitations et visions du développement

138

à un autre niveau, parce que la quantité de monde est limitée pour utiliser les services.

— Joanne (FMM13)

L’expérience de Joanne (FMM13) avec Place aux jeunes l’aura convaincu qu’il était possible de

réaliser en Gaspésie — dans la municipalité de Bonaventure — ce qu’il est difficile de concrétiser à

Montréal. Lorsqu’elle affirme que « tout est à faire » — idée souvent évoquée par les autres migrants

—, il faut comprendre que le point de comparaison de cette affirmation réside dans l’expérience

urbaine. En d’autres termes, « tout est à faire » par rapport à ce qui était apprécié en région

métropolitaine et qui serait l’exemple d’un développement accompli. Dans cette façon de se

représenter le développement, il est évident que, pour une région rurale, le potentiel de projets

entrepreneuriaux est vital. Originaire de Montréal, Catherine (FMM17) partage une idée semblable

concernant le potentiel du milieu :

Moi je trouve que la Gaspésie c’est un terreau vraiment fertile pour essayer de

nouvelles affaires et justement, comme ça a été abandonné pendant autant d’années

et que les gens […] sont très contents qu’il y ait du monde qui viennent s’installer en

région […] Il y a de la place pour la créativité et je pense que c’est vraiment un endroit

qui est super intéressant pour essayer de vivre autrement et redéfinir nos rapports les

uns par rapport aux autres, nos rapports économiques et nos rapports de dépendance

économique par rapport aux gros marchés. Vu que c’est vraiment isolé aussi la

Gaspésie, il y a aussi un avantage économique à faire des échanges locaux.

— Catherine (FMM17)

Pour Catherine (FMM17), non seulement il est possible d’être « créatif » et d’« essayer de nouvelles

affaires » dans ce milieu, mais il est aussi possible de créer un mode alternatif de développement.

Elle reprend d’ailleurs l’idée qui est devenue le slogan de la Stratégie d’établissement durable des

personnes12 en Gaspésie, le « vivre autrement ». Ici, la région apparaît comme un laboratoire

« fertile » pour entreprendre, être créatif, redéfinir les rapports sociaux et économiques, et tout cela,

dans du non métropolitain. De ce point de vue, le « potentiel » du milieu nourrit un optimisme dans

le projet migratoire. Le propos de Luc (HAM18) complète assez bien l’idée développée ici. Il répond

à la question concernant les points forts du milieu en ce qui concerne le développement :

12 La Stratégie d’établissement durable des personnes en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine — maintenant remplacée par la stratégie Vivre en Gaspésie — est mise en œuvre par un regroupement d’organismes de la région. Elle a pour mission de valoriser le territoire par la population, l’attraction de nouvelles populations et l’accueil et l’intégration des nouveaux arrivants. Pour plus d’informations, voir : https://gaspesieilesdelamadeleine.ca/a-propos.

Page 152: Migrations, cohabitations et visions du développement

139

Tu l’as dit tantôt, pour devenir travailleur autonome où partir son entreprise, moi je l’ai

fait, j’ai parti une entreprise pendant un an et demi et je n’aurais jamais fait ça à

Montréal. J’ai eu mon bureau et c’est incroyable de pouvoir faire ça, donc les

perspectives de développement individuel sont fortes. Je pense que tout est à faire en

réalité, il y a tellement de choses inventives qu’on peut faire […] La première fois que

je suis venu ici, je me suis dit, ça te tente de réparer des vitres, tu ouvres ton garage.

Je trouve ça bien les possibilités individuelles de changer son destin.

L’idée du développement est surtout considérée ici, et chez les deux migrantes précédentes, à

travers le prisme de l’individu. Le potentiel de « développement individuel » est clairement associé

au développement local. La région apparaît alors comme un vaste champ d’opportunité dans

l’accomplissement de projets personnels ou plus encore, dans la réalisation de soi.

Chez les migrants de retour, bien que le thème du potentiel entrepreneurial et personnel soit peu

abordé, il n’est pas absent. Certains soulignent d’ailleurs l’idée qu’il existe une volonté

entrepreneuriale dans le milieu. Le dialogue suivant entre quatre migrants de retour en témoigne :

Sandrine (FMR9) : « C’est le fun qu’il y ait des jeunes qui reviennent en région, le monde qui

veulent développer, qui veulent partir des entreprises, comme toi. C’est le fun que le monde

revienne. »

Serge (HMR10) : « Il y a beaucoup d’entrepreneuriat. »

Suzanne (FMR11) : « Il en a que ce n’est peut-être pas commencé, mais ils ont le désir de partir

quelque chose. »

Annie (FMR12) : « Comme la gang du Ruisseau vert qui fait du houblon, génial ! »

Sandrine (FMR9) : « Il faut un peu créer sa job, je pense. Les gens qui reviennent ici, il y en a

beaucoup qui font ça. »

Cette discussion exprime la même idée développée par les migrants métropolitains, soit qu’il y a une

volonté d’entrepreneuriat chez les nouveaux arrivants de la Baie-des-Chaleurs. Pour eux, « il faut

un peu créer sa job » si l’on veut que la migration réussisse. L’individu entrepreneur apparaît comme

la clef dans le développement du milieu.

Les idées de prendre son « destin » en main, de « vivre autrement » ou de devenir entrepreneur

traversent ainsi le discours sur le développement et nourrissent l’image d’un milieu « vierge » et où

il serait possible de prendre un nouveau départ autant sur le plan individuel (entrepreneuriat) que

Page 153: Migrations, cohabitations et visions du développement

140

collectif (redéfinir les rapports économiques et sociaux). Ces perceptions reposent sur le principe

selon lequel « tout est à faire » dans ce milieu. Mais si « tout est à faire », cela signifierait en quelque

sorte qu’il n’y a « rien de fait », ou plus exactement, qu’il n’y a rien qui correspond aux attentes des

nouveaux arrivants par rapport à ce qui était apprécié en milieu urbain. Tout n’est pas à faire, mais

à « refaire ». Le fait qu’il y ait une société qui précède les migrants dans l’espace gaspésien contribue

probablement à certaines contradictions dans le rapport à l’espace et aux autres entre les nouveaux

arrivants et les natifs. Les projets des migrants — vivre autrement — peuvent difficilement être

conciliés avec le rapport aux choses et aux êtres déjà prescrits par une frange de la société locale.

En fait, il existe une représentation de la Gaspésie, et plus particulièrement la Baie-des-Chaleurs,

comme un espace « à développer », qui offre un champ d’opportunités pour le nouvel arrivant. Par

conséquent, les perspectives de développement sont optimistes, puisqu’il y a du potentiel.

6.2.3 Entraide et solidarité

Dans les discussions concernant le développement, l’optimisme à l’égard du dynamisme du milieu

n’a pas seulement été associé au potentiel économique de la Baie-des-Chaleurs, mais aussi à l’idée

que le développement social y est satisfaisant. Les idées de solidarité sociale ou de sociabilité

évoquées dans les chapitres précédents trouvent ici un écho dans le discours sur le développement.

Par contre, le discours sur le développement social oscille entre l’optimisme et l’inquiétude. En effet,

les propos recueillis se réfèrent aux façons de surmonter certains problèmes liés à la pauvreté ou

au manque de services. Dans tous les cas, l’esprit communautaire et la solidarité — qui ailleurs sont

jugés contraignants — sont vus comme un levier du développement dans le milieu. Cette

représentation est partagée entre les migrants métropolitains et les migrants de retour.

Originaire de la région de Montréal, Julie (FMM1) a constaté que la pauvreté était vécue

différemment en Gaspésie que dans la métropole. Pour elle, la solidarité et la présence de la famille

agissent comme un filet social qui permet de ne pas tomber dans la marginalité :

Une des choses qu’on observe quand même, c’est que s’il y a une pauvreté financière chez certains, c’est plus comblé par les liens… surtout les familles. Une personne, à Montréal, va être vraiment dans la misère sociale… c’est financier, mais aussi pas de ressource, de réseau. Ici, une personne qui va avoir le même genre de revenu ou de bien-être social… les gens n’ont rien au niveau financier et matériel, mais ils ne se sentent pas pauvres et ils ne vont pas s’apitoyer sur ça, parce qu’ils ont une richesse

Page 154: Migrations, cohabitations et visions du développement

141

au niveau de la famille ou du réseau autour, c’est sûr qu’il y a des gens dans la misère sociale qu’on observe aussi. — Julie (FMM1)

Pour cette migrante, malgré la pauvreté, le développement social est favorisé par des liens sociaux

qui seraient plus forts qu’en milieu métropolitain. Olivier (HMM27), lui aussi originaire de la région

de Montréal, partage cette idée : « […] j’ai l’impression qu’il y a de la pauvreté en termes de salaire,

il y a moins d’argent, mais on dirait que les familles s’entraident plus. J’ai l’impression qui s’il y a des

personnes qui ont de la misère à manger ou à faire leur bois de chauffage, il va y avoir plus

d’entraide ». Ainsi, la solidarité à laquelle contribue la présence de la famille est considérée comme

un élément qui consolide le développement social du milieu. Par contre, cette solidarité semble avoir

une limite qui est soulignée par Éric (HMM7) : « Je pense qu’il y a quand même un tissu social en

Gaspésie qui est très fort. Quand tu es en dehors de ça par contre, c’est particulièrement

problématique ». Cette déclaration sous-entend qu’une détérioration de la condition économique

pourrait amener une situation plus précaire pour les nouveaux arrivants sans famille dans le milieu

que pour ceux et celles qui peuvent profiter d’une solidarité d’interconnaissance qui repose sur la

famille.

Somme toute, la représentation de l’avenir du développement social est nourrie par un optimisme

lié au caractère intégré du milieu. La solidarité et la mobilisation de la population permettent de

relever les défis sociaux selon Paul (HMM2) :

Donc, ce sont tous des défis à surmonter, mais la population est tellement proche ici et ils sont tellement prêts à se mobiliser pour que les choses fonctionnent qu’on trouve des moyens et ça, je pense que ça peut juste être bénéfique pour la région. On fait avec ce que l’on a, mais je pense que le monde le fait bien, la mobilisation est là, donc le développement social peut juste aller en s’améliorant. — Paul (HMM2)

L’esprit de communauté ou la proximité sociale, qui dans d’autres circonstances sont jugés comme

un empiètement sur la vie privée, sont considérés ici comme des leviers du développement social.

La communauté est au cœur des représentations optimistes du développement. Ce même « esprit »

donne à Suzanne (FMR11), une migrante de retour, l’impression d’un milieu dynamique et solidaire :

« Moi j’ai l’impression qu’il y a un esprit de communauté, il y a l’air d’avoir des associations, genre

La source alimentaire Bonavignon. Peut-être qu’il y a un côté plus accessible parce que c’est plus

communautaire ». Comme dans les commentaires précédents, les représentations d’une plus

grande solidarité et du caractère plus accessible des services communautaires doivent être

Page 155: Migrations, cohabitations et visions du développement

142

comprises dans une comparaison entre ce qui est observé dans la région et ce qui a été aperçu en

milieu métropolitain. Aussi, s’y mêle l’idée d’un développement endogène, mais cette fois-ci sur le

plan social. C’est la communauté, plutôt que des organismes étrangers aux personnes ayant besoin

de soutien, qui permet et permettra de surmonter les divers problèmes sociaux. Si le sujet de la

pauvreté et de la marginalité est abordé plus loin comme nourrissant une inquiétude quant au

développement du milieu, la représentation d’une solidarité communautaire prend ici l’aspect d’un

optimisme chez les nouveaux arrivants. Cette représentation semble liée au caractère rural du milieu

composé de petites communautés d’interconnaissances.

Le caractère distinct de la Baie-des-Chaleurs sur le plan de la vitalité économique, le développement

endogène, le potentiel personnel et entrepreneurial ainsi que la représentation d’entraide et de

solidarité sont des éléments du discours des migrants qui donnent forme à la représentation de

l’optimisme pour le développement. Il n’est pas étonnant que les migrants considèrent d’un bon œil

les perspectives de développement du milieu dans lequel ils ont choisi de s’installer. Si ce n’était pas

le cas, leur établissement dans ce milieu serait précaire. Il s’agit avant tout de jeunes qui voient dans

le développement une façon d’harmoniser un accomplissement de soi et de faire advenir un idéal

de communauté qui correspond à leurs valeurs. Pour ce faire, le type de développement encouragé

semble local et endogène. Soit, un modèle qui favorise l’entrepreneuriat individuel et des projets à

l’échelle de la communauté ou de la MRC. C’est probablement le meilleur modèle de développement

pour des individus qui veulent « prendre en mains leur destin » ou se re-faire un monde dans lequel

ils pourront « vivre autrement ». Cette représentation se fonde sur un rapport perçu au milieu

(Lefebvre, 1986), marqué initialement par l’optimisme d’un discours ambiant qui favorise

l’entrepreneuriat et la solidarité dans un contexte non métropolitain.

6.3 Inquiétude et fragilité du développement

Une première analyse du discours des migrants à l’égard du développement permet de constater

qu’ils partagent une représentation de la Baie-des-Chaleurs — et moins de la Gaspésie en général

— comme étant un espace d’innovation, d’entrepreneuriat, de développement local et endogène et

de réalisation de soi. Pourtant, un autre discours sur le développement a émergé dans le cadre des

groupes de discussion et vient limiter — et non renverser — la vision optimiste qui s’était d’abord

dégagée. Les migrants métropolitains, tout comme les migrants de retour, ont fait part de certaines

Page 156: Migrations, cohabitations et visions du développement

143

inquiétudes concernant le développement actuel, mais aussi celui qui est à venir. Cette idée prend

forme dans trois représentations périphériques identifiées comme un Extractivisme qui dénature la

région, la perception de problèmes sociaux dans le milieu et le manque de financement pour le

développement. Ce sont trois axes qui, selon les migrants, fragilisent le « bon » développement du

milieu. Ces représentations périphériques donnent forme au noyau central nommé Inquiétudes liées

à la fragilité du développement. La Figure 10 présente ce système de représentation.

Figure 6. Noyau et périphéries des représentations du développement : Inquiétudes liées à

la fragilité du développement

6.3.1 Un extractivisme qui « dénature » la région

La question du développement éveille chez les migrants certaines inquiétudes souvent associées à

l’exploitation du territoire. Si la région a du potentiel, les secteurs d’activités liés aux matières

premières sont considérés comme une avenue à éviter pour l’avenir. Les projets gaziers et pétroliers,

la cimenterie de Port-Daniel et les coupes forestières sont considérés comme des activités

extractives qui nuisent à la véritable richesse de la région, les paysages. Les migrants misent sur un

développement qui met plutôt en valeur les attributs naturels du milieu qui peuvent, par exemple,

agir comme facteur d’attraction touristique. Les migrants ne veulent pas voir se détériorer du point

de vue environnemental un milieu dans lequel ils ont justement choisi de migrer pour des

considérations liées à la qualité de vie et la proximité à de la nature. C’est le cas de Fanny (FMM24),

une migrante métropolitaine qui s’est installée dans la MRC de Bonaventure. Elle constate un

Inquiétudes liées à la

fragilité du développement

Extractivisme qui dénature

la région

Manque de financement

pour le dévelopmme

nt

Problèmes sociaux

Page 157: Migrations, cohabitations et visions du développement

144

discours — notamment chez les aînés — qui fait la promotion de l’exploitation des hydrocarbures,

ce à quoi elle s’oppose :

Moi […] je ne suis pas Green Peace ou environnementaliste, mais je trouve que la Gaspésie est prise pour acquise pour plusieurs. Puis, on a de beaux grands territoires, puis j’ai entendu encore une fois cette semaine ou la semaine dernière certaines personnes âgées me dire "oui, mais on en a plein de pétrole en Gaspésie, il faut qu’on l’exploite à la place de le faire venir d’ailleurs, ça va être bien meilleur pour l’environnement". Moi, c’est ce côté-là… il y a beaucoup de développement de ce côté-là… les gaz, le pétrole et là, la super belle cimenterie. Oui, c’est beau faire du développement pour créer de l’emploi, mais à quel point ça va créer de l’emploi ? Oui, je suis super pour le développement du tourisme, mais le développement économique ce n’est pas juste "on fait des trous". On peut exploiter la Gaspésie de par ses paysages […] autre chose que juste l’exploiter pour ses ressources brutes. C’est tout ce développement-là que je trouve un peu dommage et même triste en Gaspésie. — Fanny (FMM24)

Elle propose une forme d’exploitation ou un usage du territoire gaspésien qui mise davantage sur

une consommation contemplative et ludique des paysages liée au développement du secteur

touristique. Ici s’opposent deux visions du développement, l’une représentant le « monde » de

l’extractivisme encore actuel et le second correspondant à une volonté de préservation de

l’environnement afin de garantir un espace de qualité de vie. Du moins, c’est ce que le propos de

Fanny (FMM24) semble évoquer. Le commentaire de Pierrot (HAM19), originaire de Montréal, révèle

l’opposition entre un mode de développement qui mise sur les ressources naturelles et son projet

migratoire motivé par une volonté de « vivre autrement » :

Moi ça me fait capoter le développement industriel en Gaspésie, l’espèce de tournant qui est en train d’être pris. Une des raisons pour laquelle je suis venu ici, c’est l’idée d’une communauté intentionnelle, pour développer une autonomie alimentaire, de nouveaux modes de gouvernance, d’organisation collective. Ce que les élites mettent en place actuellement comme développement, ici en Gaspésie, ça va complètement en sens contraire de ce que je suis venu trouver ici et de ce que beaucoup de gens que je connais sont venus trouver ici. — Pierrot (HAM19)

Pierrot (HAM19) critique le « tournant » de l’économie gaspésienne, phénomène qui nourrit en lui un

sentiment d’inquiétude pour l’avenir de la région ainsi que pour la réalisation des projets collectifs et

individuels qui ont motivé sa migration. Dans les faits, l’économie gaspésienne est marquée dans

son histoire par les hauts et les bas du secteur industriel. La mine Noranda de Murdochville, la

papetière Gaspésia Limitée de Chandler et la papetière Smurfit-Stone de New Richmond font partie

Page 158: Migrations, cohabitations et visions du développement

145

du passé industriel de la région. Le « projet migratoire » de Pierrot (HAM19) lui paraît mis en danger

par le développement — ou le retour — de cette industrie. L’écart entre deux représentations du

développement est, ici aussi, manifeste. Dans le cas de Pierrot (HAM19), il s’agit d’un migrant qui

est venu « re-faire » un monde, alors que parallèlement se développe un secteur qui est inconciliable

avec ce projet. Dans le même ordre d’idée, il est difficile de passer sous silence le propos de François

(HMM16), originaire d’une banlieue de la région de Montréal, il explique très bien comment un jeune

migrant veut éviter la répétition d’une expérience urbaine de destruction de la nature dans son

nouveau milieu de vie :

Moi, je me pose un peu la question, dans les grosses années de la Gaspésie, c’était

quoi les industries qui faisaient que c’était vraiment fleurissant. Moi, j’ai l’impression

que ça a toujours été le secteur primaire. J’ose dire que c’était la pêche et le bois qui

ont fait rouler la Gaspésie. Comme je disais au début, moi j’ai vécu la destruction de la

banlieue ou ce qui était autour de chez nous. C’était des champs et de la forêt et

maintenant c’est des condos et des maisons. Je comprends que par le passé,

l’exploitation des ressources comme la forêt a permis l’établissement du monde, on

dirait que de revoir ces industries-là être fleurissantes et rouler à plein, ce n’est pas

quelque chose qu’en tant que nouveau résident ici je voudrais voir. Me promener dans

la forêt en arrière et voir des étendues de souches comme j’ai vu cette semaine, il n’y

a rien qui m’attire là-dedans. Étant donné que l’aspect économique de la Gaspésie ne

va pas nécessairement à son mieux, moi ce que j’espère, c’est que les économies

alternatives vont chercher à prendre le dessus. — François (HMM16)

Ayant connaissance du passé d’exploitation des ressources en Gaspésie, François (HMM16) espère

que la région va favoriser un autre mode de développement pour l’avenir. Encore sensible, le

traumatisme de « destruction de la banlieue » — ou étalement urbain — lui est amèrement rappelé

lorsqu’il prend connaissance des coupes forestières de l’arrière-pays. Pour l’avenir, il espère, lui

aussi, la rupture avec l’Ancien Monde et le renouvellement du rapport à cet espace rural par des

« économies alternatives ».

Alors que les migrants métropolitains se représentent l’exploitation des ressources comme une

forme de développement à éviter pour l’avenir, certains migrants de retour partagent l’idée, mais ils

ont une interprétation différente de la situation. Une fois encore, le partage de la mémoire collective

(Halbwachs, 1970) du lieu vient jouer un rôle dans la perception du réel chez les migrants de retour.

Certes, ils partagent l’idée qu’une « transition » est nécessaire, mais ils ont la particularité d’adopter

une posture compréhensive à l’égard de ceux qui soutiennent les activités d’extraction des

Page 159: Migrations, cohabitations et visions du développement

146

ressources. À cet égard, le commentaire du Lucas (HMR26) est révélateur d’une représentation qui

puise dans les expériences passées afin de donner un sens au phénomène actuel de

développement :

Vous parliez d’exploitation des ressources, c’est sûr qu’on a un passé d’exploitation

des ressources en Gaspésie, ça a été la pêche ensuite la forêt et les mines. Ça aussi

il y a une inertie, moi je ne suis pas pour la cimenterie non plus, mais je peux

comprendre les gens de Chandler, voir ça comme un eldorado pis un sauveur, parce

que c’est ce qu’ils avaient connu avec la Gaspésia qui a été, selon eux, un beau

modèle. Ça a duré un certain temps, puis ça a été fini. Après, ils ont vu toute la misère

que ça a pu causer de se baser sur une grosse industrie. À moins de remplacer ces

gens-là par d’autres personnes… enfin, je peux comprendre la vision de certains

Gaspésiens face à ce type d’industrie là. — Lucas (HMR26)

Il n’est pas banal d’évoquer l’épisode de la Gaspésia Limitée dans une discussion sur le

développement, car c’est un évènement qui a bouleversé et marqué l’imaginaire régional. Lucas

(HMR26) comprend que le retour d’une grande industrie à proximité de Chandler — la cimenterie de

Port-Daniel — alimente de la nostalgie pour ceux qui œuvrent dans le secteur des matières

premières et qui ont vécu les hauts et les bas de cette industrie. Ce jeune professionnel récemment

revenu s’établir dans la Baie-des-Chaleurs se retrouve à mi-chemin, écartelé, entre les deux

mondes. D’une part, il s’oppose aux grands projets industriels puisqu’il connaît les effets néfastes

produits dans le passé et ne veut pas que cela se reproduise dans le futur. D’autre part, il

« comprend » le point de vue des défenseurs de cette industrie, car il saisit la place qu’occupe celle-

ci dans leur mémoire et leur vision du développement. Son commentaire « à moins de remplacer

ces gens-là par d’autres personnes » exprime l’idée que le développement ne peut être pensé en

faisant abstraction de ces individus. Enfin, Suzanne (FMR11) est revenue s’installer dans la MRC

d’Avignon et est inquiète devant ce qui peut être qualifié d’étalement banlieusard en milieu rural. Elle

préconise un développement, mais « pas trop », qui limite le déboisement ou la destruction de la

nature :

Je suis comme ambiguë. Je suis super contente, comme à Maria ils font plein de

développement de nouvelles rues avec plein de maisons, à Carleton aussi. Je suis

super contente, ça bouge, il y a du monde. Mais en même temps, je me dis « ça va

vite, il ne faudrait pas qu’il n’y ait plus de forêt à moment donné ». Que ça fasse comme

le quartier Dix30. Ça va vite, ça ne fait pas longtemps qu’on est née nous autres et ça

grossit. Les maisons s’en vont de plus en plus vers la forêt, que ça se développe, mais

pas trop. — Suzanne (FMR11)

Page 160: Migrations, cohabitations et visions du développement

147

Chez les migrants métropolitains et les migrants de retour, le développement qui mise sur l’extraction

des matières premières est vu comme un modèle qui doit être dépassé. En fait, plusieurs veulent

éviter que se reproduise dans leur nouveau milieu de vie le type de développement auquel ils ont

assisté en région urbaine et périurbaine ou encore des épisodes industriels comme celui de la

Gaspésia Limitée. La région est perçue (Lefebvre, 1986) comme un territoire qui ne serait pas ou

peu touchée par l’industrialisation intensive, ce qui favoriserait une qualité de vie et permettrait de

« vivre autrement ». Par contre, les nouveaux projets industriels — gaz, pétrole, ciment — inquiètent

ces migrants dans la mesure où cela met en péril le « monde » dans lequel ils sont venus s’établir.

Certains semblent même surpris de cette volonté de développement, alors qu’il s’agit d’une région

qui a historiquement été liée à l’exploitation des ressources naturelles (pêches, forêt, mine). Pour

les migrants de retour qui partagent cette histoire et mémoire (Halbwachs, 1970) liée au secteur

primaire, les projets de développement industriel sont moins une surprise qu’une déception. Mais

qu’ils soient au courant ou non du passé d’exploitation des ressources, les migrants considèrent que

l’extractivisme « dénature » la région et n’est pas garant de l’avenir ; qu’une « transition » est

nécessaire.

6.3.2 Problèmes sociaux

Une autre inquiétude émerge du discours des migrants, mais cette fois-ci sur le plan du

développement social. Il s’agit de la perception de la pauvreté, de la marginalité ou de l’exclusion

sociale de certains individus ou groupes minoritaires. Il est essentiel de noter que le domaine

professionnel de plusieurs migrants métropolitains et migrants de retour les amène à côtoyer des

individus vivants des problèmes sociaux divers. Dans ces conditions, leur inquiétude concernant le

développement social résulte probablement des expériences vécues dans le cadre de leur emploi.

C’est le cas d’Éric (HMM7) qui explique la répartition spatiale des populations pauvres en Gaspésie,

comparativement à ce qu’il connaît de ce phénomène en milieu urbain :

Je pense par exemple à la ville de Québec, la majorité de la population pauvre est quand même au centre-ville, pis c’est là qu’il y a le plus de services. De plus en plus, ces populations-là sont évacuées vers la banlieue avec la gentrification. Mais en Gaspésie, ces populations-là sont souvent dans les rangs ou dans les terres, les municipalités dévitalisées où il n’y a pas de concentration de services, donc c’est particulièrement problématique. Donc, je pense qu’au niveau du développement social, ça, c’est une des lacunes qui serait à travailler beaucoup. – Éric (HMM7)

Page 161: Migrations, cohabitations et visions du développement

148

Son domaine d’emploi et son expérience urbaine amènent Éric (HMM7) à faire un parallèle entre la

situation des populations urbaines pauvres qui sont refoulées des quartiers centraux et la situation

de leurs homologues ruraux, restant loin des services. Il ajoute dans son intervention que les

populations pauvres dans « les rangs », « les terres » ou les « municipalités dévitalisées » vivraient

une forme de marginalisation et un éloignement des services qui les maintiendraient dans la

pauvreté. Pour Éric (HMM7), le manque de services à ces populations pauvres et marginalisées est

une « lacune » plutôt qu’une fatalité, qui devrait devenir un enjeu de développement social dans

l’avenir.

Migrante métropolitaine, Amélie (FMM15) constate à travers son emploi une autre manifestation de

la pauvreté dans le milieu. Elle constate cela à partir de la clientèle qui fréquente l’organisme pour

lequel elle travaille :

De ces temps-ci, moi, je côtoie des jeunes que je pourrais qualifier d’êtres dans la

misère et je sais qu’il y en a dans toutes les régions et de ce temps-ci. J’ai vu pas mal

de monde qui a faim et ça touche pareil, parce qu’on ne s’imagine pas toujours ça

quand on a notre repas servi à la table. Ça, c’est un peu nouveau [dans notre

organisme], on n’a jamais vu autant de monde qui avait faim venir dans nos services.

Même dans les autres organismes communautaires, ça a été mentionné que le monde

a plus faim qu’avant. Quand t’as faim, c’est parce que tes autres besoins de base ne

sont pas nécessairement comblés. Au niveau du développement social, c’est un point

faible […]. – Amélie (FMM15)

Amélie (FMM15) témoigne d’une croissance de la demande d’aide alimentaire dans son organisme,

ce qui lui semble un phénomène alarmant et atteste d’une certaine misère sociale dans le milieu. Le

caractère « nouveau » de ce phénomène est, selon elle, le signal d’un problème du point de vue du

développement social. Son commentaire révèle une situation de précarités dans un milieu qui

apparaît pourtant aux migrants comme dynamique et ayant du potentiel. Dans le même ordre d’idée,

Julie (FMM1), qui œuvre dans le domaine de la santé et des services sociaux, est confrontée à des

problèmes reliés au chômage et à la misère sociale, notamment dans les communautés autochtones

de la MRC d’Avignon :

Sinon c’est un gros chapitre, les gens qui n’ont pas de job ou [qui sont] saisonniers et qui sont dans la misère sociale, ça peut avoir des répercussions [dans le cadre de mon

Page 162: Migrations, cohabitations et visions du développement

149

travail]. On a quand même deux réserves amérindiennes13 où est-ce que… ouf. C’est tout un autre chapitre au niveau social, on les voit [au travail et] on a un projet de méthadone. Il y a tout ce volet social là dont on n’a pas parlé. Puis, essayer de créer un lien de confiance avec ces [gens-là], ce n’est pas tout le temps facile parce qu’on n’est pas de la même communauté. Il faudrait qu’on essaie qu’ils nous fassent confiance, parce qu’on veut les aider. Oui, il y a le vent de jeunesse et de fraicheur qui est dans la Baie-des-Chaleurs, mais si tu retournes dans les rangs un peu plus loin, ou dans le village en arrière plus loin, là ça ressort différemment. Ils ne vont pas chez Ambroise se chercher des croissants le samedi matin. – Julie (FMM1)

Le chômage des travailleurs saisonniers et les problèmes sociaux présents dans les communautés

autochtones marginalisées affectent Julie (FMM1) dans le cadre de son travail et l’amènent à réaliser

qu’il existe une autre réalité que celle du « vent de fraicheur » dans la Baie-des-Chaleurs. Comme

Éric (HMM7), elle considère qu’il existe une forme de pauvreté de l’arrière-pays, celle des « rangs

un peu plus loin ou dans le village en arrière ». Par leur marginalité, on oublie que les populations

pauvres « de rangs » ou certains autochtones n’ont pas toujours accès économiquement et

physiquement à des services tels que ceux consommés par une certaine classe socioprofessionnelle

de la Baie-des-Chaleurs, comme quoi tous ne mangent pas un petit pain au chocolat au déjeuner.

S’il existe des problèmes sociaux dans le milieu, aller chercher de l’aide dans les différents

organismes est aussi souligné comme un défi, car l’interconnaissance qui organise les relations

sociales complexifie l’établissement d’une relation d’aide. Paul (HMM2) est souvent confronté à des

situations semblables dans le cadre de son travail et explique pourquoi il s’agit d’un problème :

En étant dans une petite communauté, il y a une peur du jugement qui est incroyable. On parle des personnes qui ont besoin d’aller chercher de l’aide, aller rencontrer l’intervenant en toxico qui est peut-être ta tante ou ta tante travaille au CLSC. La femme battue va aller voir le frère du mari qui la bat par exemple. Des situations comme ça, qui arrivent plus souvent qu’on le voudrait. Ça, ce n’est peut-être pas une perspective d’avenir, mais c’est une grosse problématique qu’il faut surmonter. Parce que l’anonymat, des fois le monde en a besoin, mais ils ne sont pas capables de l’avoir vraiment. C’est dur d’aller consulter pour un problème quand tu connais tout le staff. – Paul (HMM2)

Cette fois, le manque d’anonymat est présenté comme un phénomène limitant la capacité d’aller

chercher de l’aide, car la crainte du « jugement » caractérise une communauté d’interconnaissance.

D’une certaine façon, la honte et la peur de la stigmatisation fragiliseraient le développement social

13Les communautés micmaques de Listuguj et de Gesgapegiag.

Page 163: Migrations, cohabitations et visions du développement

150

du milieu. Plusieurs migrantes de retour partagent d’ailleurs cette idée. C’est le cas de Sandrine

(FMR9) qui travaille, elle aussi, dans le domaine de la santé et des services sociaux. Elle constate

une réticence chez certaines personnes quand vient le moment d’aller chercher de l’aide.

L’interconnaissance est encore mise en cause : « C’est surtout que le monde a peur d’y aller, de se

faire juger, parce qu’ils connaissent les personnes. La maison de femmes violentées à [nom de

village], souvent je propose ça à mes clientes et ils sont comme “ben non ! Je la connais, c’est la

cousine de ma mère qui travaille là”. Ils ne veulent pas y aller ». Apparaît ici, sous une autre forme,

l’idée selon laquelle le caractère intégré de la communauté fait « obstacle » à la personne qui

cherche de l’aide. La résolution des problèmes sociaux à la manière des services de la ville apparaît

compliquée dans le cadre de cette sociabilité. Comme Suzanne (FMR11) le souligne, c’est un milieu

où les personnes sont rapidement stigmatisées, notamment celles qui vivent des difficultés. Elle

explique : « La stigmatisation… moi je me souviens d’un monsieur à New Richmond, il trainait et

[c’était] quelqu’un qui avait un problème d’alcool. C’est plate, parce que je me souviens de lui de

cette façon-là, vu que c’est un petit milieu. Je trouve ça triste… ce côté-là doit être difficile quand t’as

une étiquette ». Elle ajoute : « Tandis qu’en ville, tu vas en voir souvent [des personnes

stigmatisées], mais tu ne fais pas nécessairement attention ». Chez les migrants métropolitains,

comme chez les migrants de retour, la Baie-des-Chaleurs apparaît comme un milieu dans lequel

certains problèmes sociaux posent problème, car il y a souvent une peur du « jugement » et de la

stigmatisation. Cela contraste avec les milieux urbains, où le pauvre est stigmatisé, mais resterait

dans l’anonymat, voire dans l’indifférence collective.

La présence de populations pauvres et marginalisées ou encore l’impression d’un climat tendu dans

les démarches d’aide sont des problèmes considérées par plusieurs migrants comme fragilisant le

développement social du milieu. Cette représentation tient surtout dans le fait que plusieurs

nouveaux arrivants travaillent dans des domaines professionnels qui les mettent en contact avec

des individus qui vivent divers problèmes sociaux. Sous cet angle, il est plus facile de comprendre

pourquoi ils jugent que l’accompagnement et l’aide à ces populations vulnérables est à prioriser dans

les prochaines années. Cette idée est directement liée à la question du financement ou plutôt, du

manque de financement, des organismes et des programmes d’aides. Le discours concernant les

problèmes sociaux dans la Baie-des-Chaleurs peut apparaître comme l’expression d’un

désenchantement chez certains migrants. Cet espace, qui a pu être idéalisé par les nouveaux

arrivants, leur révèle de plus en plus des réalités sociales moins perceptibles à l’arrivée. Les

Page 164: Migrations, cohabitations et visions du développement

151

populations pauvres « derrière les villages », « dans les rangs » ou dans les « communautés

autochtones » restent cachées aux yeux du touriste ou de la personne de passage, mais leur

présence se révèle progressivement au nouvel arrivant. La perception et la conception qu’ils avaient

de ce milieu se transforment au fur et à mesure qu’ils développent leur rapport vécu à l’espace

(Lefebvre, 1986). Enfin, il est intéressant de noter que la question de l’anonymat (Simmel, 2013) est

de nouveau soulevée, mais cette fois parce que l’interconnaissance constitue une forme d'obstacle

à la relation d’aide chez des individus dont les besoins peuvent être objet de stigmatisation et de

honte. La forte solidarité sociale du milieu est jugée aussi par le revers à sa médaille, le caractère

intégré de la communauté contraint la personne qui ne veut pas que sa condition sociale soit connue

dans la sphère publique.

6.3.3 Manque de financement pour le développement

Le troisième et dernier élément périphérique lié au noyau de la représentation d’Inquiétudes liées à

la fragilité du développement s’exprime dans un discours concernant le manque de financement

dans divers secteurs d’activités de la région. Encore une fois, c’est surtout à travers l’expérience de

leur emploi que les migrants constatent des lacunes de financement. C’est le domaine

communautaire qui apparaît en souffrir le plus. Sur cette question, il ne semble pas se dessiner de

distinction entre migrants de retour et migrants métropolitains. Paul (HMM2) œuvre dans un

organisme qui vient en aide aux jeunes et explique comment le financement du milieu

communautaire est affecté par le jeu politique :

C’est sûr que les coupures ont amené beaucoup de difficultés dans le communautaire. J’ai vu beaucoup de personnes super qualifiées perdre leur emploi, puis je pense que les organismes courent après leur financement en ce moment : Carrefour jeunesse, maison des jeunes ou nous [nom d’organisme]. Je pense que ça, c’est une difficulté qui est toujours présente. Est-ce que c’est propre à la Gaspésie ? Je ne sais pas. On sait qu’avec un gouvernement qui est là pendant quatre ans, ça coupe pendant deux, puis on va appliquer pendant les deux dernières pour essayer d’avoir l’argent, et ainsi de suite. Mais je crois que ça peut être une difficulté dans le futur. Je pense que [le gouvernement] commence à débloquer… mais c’est un problème qui est présent pour tous les organismes communautaires. – Paul (HMM2)

À partir de son expérience de travail, Paul (HMM2) a pu observer l’effet du manque de financement

dans les organismes comme le sien. Pour lui, le manque d’investissement dans le milieu

communautaire est jugé comme pouvant amener des « difficultés » pour l’avenir et il semble être

Page 165: Migrations, cohabitations et visions du développement

152

contrarié par la logique de financement dans laquelle le milieu communautaire est contraint de jouer.

Amélie (FMM15) partage des conditions similaires à celles de Paul (HMM2). Originaire d’un milieu

métropolitain, elle œuvre dans le domaine communautaire dans la MRC de Bonaventure. Pour elle,

les coupures subies dans son milieu pourraient même amener certaines personnes à quitter la

région. Elle explique :

Moi, j’ai vu récemment les politiques du gouvernement provincial faire en sorte qu’il y avait plus d’austérité dans la région. Des instances et des organismes qui ont été coupés, comme le mien, des gens qui ont perdu leur job. Là où je travaille, ce n’est pas fermé, mais il y a cinquante mille piasses de coupé sur le budget et il y a un poste de coupé. Il y a d’autres personnes de mon entourage qui ont perdu leur job aussi. Ça, c’est peut-être un point faible, que les gens sont retenus par leur job, et quand ils n’ont plus de job, ils doivent s’en aller, parce qu’il n’y en a pas d’autre en développement, ou quelque chose comme ça. Un point faible, c’est qu’il y a moins d’instances de développement aussi, comme le CLD est moins présent, ils ont été coupés. – Amélie (FMM15)

Pour Amélie (FMM15), « l’austérité » aurait affecté plusieurs organismes locaux de développement

et d’aide aux populations pauvres et marginalisées. C’est du moins l’impression que lui donne son

expérience de travail dans le domaine. Elle considère que le manque de financement fragilise le

milieu, car moins de services sont offerts à la population, ce qui nuit à l’emploi et au développement

de la région. Si elle fait allusion aux Centres locaux de développement (CLD), d’autres instances,

comme la Conférence régionale des élu(e)s (CRÉ), ont aussi été démantelées dans les dernières

années.

Pour Sandrine (FMR9), une migrante de retour, le constat est similaire. Elle explique que les services

offerts dans le milieu communautaires sont insuffisants pour répondre à la demande : « Oui, les

organismes communautaires, il en manque. Moi, au [nom d’organisme], je suis plus tout ce qui est

crise, gestion de crise suicidaire et je vois beaucoup de personnes qui n’ont pas de place où coucher

et que l’Accalmie14 est plein ou qu’elle est fermée. Là, on les envoie à l’urgence… on en a un peu

d’organismes communautaires et une chance qu’on les a ». « Envoyer à l’urgence » ces individus

est une méthode de dernier recours qui déplait à Sandrine (FMR9) et qui témoigne d’un manque de

financement dans les divers services sociaux.

14 L’Accalmie est une maison d’aide et d’hébergement pour les personnes en difficulté située dans la municipalité de Pointe-à-la-Croix dans la MRC d’Avignon.

Page 166: Migrations, cohabitations et visions du développement

153

Il n’y a pas seulement le domaine communautaire qui est considéré par les migrants comme sous-

financé. Pour certains, le développement économique du milieu est limité par le manque

d’investissements gouvernementaux et privés. Karine (FMM14), qui travaille pour une compagnie

de construction, considère que la situation économique de la Gaspésie pourrait s’améliorer, mais

que le contexte actuel et le manque de volonté nuisent au développement de la région :

Aussi, le manque de chemin de fer. Ça fait je ne sais pas combien d’années que ça a arrêté. Ça a vraiment fait un impact à l’économie gaspésienne, ça, c’est sûr que ce n’est pas positif. Aussi, on doit considérer l’économie du Québec qui n’est pas en bon état en ce moment. Quand tu vois ça de même en gros, la première place où ils vont couper le budget, c’est en région. On est comme mal pris de cette façon. Pour l’industrie dans laquelle je travaille, c’était vraiment dur en 2016 pour tout le monde, il n’y a pas de projets dans la construction en général. Il y a des coupures de budget, pas de projets. C’est aussi le développement de la Gaspésie ça. C’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup de développement par ici comparé à en ville, ça va toujours être de même parce qu’il n’y a pas de compagnies, ou le gouvernement ne veux pas investir en Gaspésie. Pourquoi ? Je ne sais pas, je ne connais pas la politique là-dedans. – Karine (FMM14)

La préoccupation de Karine (FMM14) à l’égard de la situation économique de la Gaspésie est liée à

son expérience de travail dans le domaine de la construction, un secteur dont la prospérité est liée

à des investissements privés et gouvernementaux. Ces investissements seraient moindres dans la

région, « comparé à en ville » affirme-t-elle. Aussi, la question du chemin de fer à laquelle fait allusion

Karine (FMM14) n’est pas anodine, car c’est un enjeu qui revient au-devant de l’actualité régionale.

Le tronçon du rail qui relie Gaspé à New Richmond est fermé depuis plusieurs années en raison de

sa désuétude et plusieurs entreprises soulignent que cette situation nuit à l’exportation de leurs

marchandises. Enfin, le commentaire de Marie (FMM4) relativise la question du manque

d’investissement. Elle estime qu’il y a bel et bien une forme « d’austérité » qui nuit au milieu, mais

qu’il y a « tellement de possibilités » justifiantes d’être optimiste :

[…] plus ça va, plus les coupes commencent à se faire sentir, plus on se rend compte qu’il y a des lacunes à combler ici. Mais le positif à travers tout cela, c’est qu’il y a tellement à faire en Gaspésie. Quelqu’un qui veut, il y a vraiment beaucoup de potentiel... ça peut juste grossir. Le gouvernement nous met ce qui peut s’apparenter à une claque dans face avec certaines coupures. Pour l’avoir vécu à Montréal avant de l’avoir vécu moi-même ici en tant qu’enseignante, le milieu de la santé aussi, pour tout ça. Par contre, pour ce qui est du reste, si quelqu’un veut lui-même amener une initiative […], il y a tellement de possibilités que ça laisse la place à ceux qui veulent. Ça a du positif et du négatif. – Marie (FMM4)

Page 167: Migrations, cohabitations et visions du développement

154

Le commentaire de Marie (FMM4) donne en quelque sorte la clef d’interprétation en ce qui concerne

les représentations du développement chez les migrants. Il y a bien une impression commune de

manque de soutien de l’État en région, surtout dans le monde communautaire, mais cette impression

ne semble pas assez forte pour compromettre la vision optimiste qui a conduit les migrants à venir

s’installer dans le milieu. Les idées selon lesquelles la Baie-des-Chaleurs est un milieu qui a

« beaucoup de potentiel » et où « il y a tellement à faire » sont fortement ancrées dans les

représentations des migrants et contribuent à la perception d’un espace d’épanouissement

personnel et professionnel. D’une certaine façon, le manque de financement est considéré comme

pouvant mobiliser les individus à être plus « créatifs » pour développer le milieu. Cette idée est

clairement évoquée par Joanne (FMM13) pour qui le désinvestissement de l’État est vu comme une

opportunité pour développer l’autogestion :

J’aime bien le livre Sécession, il parle des coupes qui affectent la Gaspésie et d’une certaine manière, elle est dépendante de ces services gouvernementaux pour dynamiser son économie. Là, on se fait couper… l’idée c’est de dire : « on s’occupe plus de nous autres, on va s’en occuper nous-mêmes », il n’y a personne qui va nous en donner des jobs. Je pense qu’il y a de la place pour ça. Nous, on veut avoir une entreprise agricole, avant il y en avait en masse des champs ici pour nourrir le monde. Il y a un potentiel que le territoire offre. — Joanne (FMM13)

Les préoccupations des nouveaux arrivants sont surtout marquées par leurs expériences depuis leur

migration et moins par une vision générale ou théorique du développement de la région. Chez les

migrants, la représentation du manque d’investissement révèle des conditions sociales semblables

déterminées par un rapport vécu (Lefebvre, 1986) commun, lié à des domaines d’emploi et des

champs d’études similaires. Néanmoins, la représentation du manque de financement est aussi

transposée par certains dans une perspective plus optimiste selon laquelle serait favorisée la

créativité des individus dans un milieu qui aurait du potentiel.

Les discours des migrants concernant l’extractivisme qui dénature la région, les problèmes sociaux

et le manque de financement pour le développement se rejoignent dans l’idée d’inquiétude et de

fragilité du développement de la région. Ces inquiétudes naissent d’une forme de dissonance entre

la perception du bon développement et l’expérience vécue du migrant dans le milieu (Lefebvre,

1986). Ce « monde » révèle progressivement certains aspects qui ne correspondent pas

nécessairement à ce qu’ils pensaient y trouver (Schutz, 2003). Les migrants métropolitains prennent

conscience de l’importance des activités extractives dans la région, alors que c’est la proximité de

Page 168: Migrations, cohabitations et visions du développement

155

la nature sauvage qui a favorisé leur migration. Ils constatent des situations de pauvreté et de

marginalité, alors qu’ils sont venus s’établir dans des communautés solidaires et dynamiques. Ils

sont mécontents du manque de financement dans le milieu, alors qu’ils ont souvent migré avec la

conviction de pouvoir se réaliser professionnellement et personnellement sans anticiper de

contraintes de cet ordre. Chez les migrants de retour, l’inquiétude est similaire, mais elle résulte

moins d’une surprise que d’une déception, car en tant qu’ancien membre du groupe (Schutz, 2003),

ils partagent par la mémoire les expériences passées du milieu (Halbwachs, 1970). Ils voudraient

voir des « transitions », mais ils s’étonnent moins de retrouver ce qu’ils avaient quitté : de

l’extractivisme, de la pauvreté et un manque de financement. Ces éléments fragilisent le

développement du milieu et apparaissent comme les traces d’un « monde » qu’il faudrait redresser.

Comme le migrant à un projet pour ce « monde », il devient un acteur du changement social. Il veut

que cet espace régional corresponde à ses valeurs, ses attentes et ses désirs. Pour ce faire, ces

jeunes marqués par l’expérience de la vie métropolitaine veulent reproduire dans leur milieu certains

aspects du rapport aux choses et aux personnes propres à la vie urbaine. À ce sujet, Schutz explique

la volonté d’action qui accompagne le migrant de retour :

D’une certaine manière [la personne] qui rentre au pays a goûté le fruit magique de l’étrangeté, qu’il soit doux ou amer. Même au cœur de son désir de retourner chez lui demeure toujours le souhait de transplanter dans le vieux modèle culturel quelque chose de ces nouveaux buts, de ces moyens de les réaliser qu’il a découverts récemment, des aptitudes et des expériences acquises à l’étranger. – (Schutz, 2003, p.65).

Ce propos correspond aussi au cas du migrant métropolitain qui a la volonté de « transplanter » dans

l’univers régional gaspésien un rapport à la nature et aux personnes issu de ses « aptitudes et

expériences acquises [dans les milieux urbains] » (Schutz, 2003). Il veut reproduire une partie de

son Ancien Monde dans le nouveau. L’inquiétude liée à l’exploitation industrielle des matières

premières manifeste de façon éloquente une volonté de transformer le monde, en passant d’un

extractivisme, hérité du passé de « région ressource », vers un mode de développement durable,

local et endogène. En ce qui concerne la pauvreté, la marginalité et le manque de financement, ce

sont des enjeux non exclusifs aux milieux ruraux, mais qui sont jugés par les migrants comme des

éléments posant problème au bon développement. Aussi, le domaine professionnel de plusieurs

migrants n’est pas étranger à une sensibilité relative à la situation socioéconomique des plus

vulnérables et des organismes communautaires. Malgré ces appréhensions, les jeunes migrants ne

Page 169: Migrations, cohabitations et visions du développement

156

semblent pas découragés devant ces enjeux qui apparaissent comme des défis à surmonter. Ils

restent optimistes à l’égard du potentiel que leur offre ce milieu.

6.4 Représentation du développement chez les natifs : un espace en déclin

Le discours des jeunes natifs rencontrés enrichit la compréhension du rapport au territoire des

migrants et contribue à rendre intelligible ce qui les en distingue. Il s’agit d’individus pour qui la vision

du développement est surtout marquée par une crainte face au déclin économique du secteur

primaire et du manque de ressources pour certains services à la population. Dans la mesure où leurs

représentations du développement sont surtout liées à leur expérience professionnelle, les jeunes

natifs construisent leur discours de façon comparable aux migrants. La différence réside dans le fait

que les natifs et les migrants œuvrent dans des domaines professionnels assez différents, ce qui se

traduit par des préoccupations de développement distinctes. Comme les migrants, les natifs

craignent que « leur » monde ne leur échappe si le développement n’est pas orienté vers leur

domaine professionnel. Le « monde » dont les natifs sont les héritiers est celui d’une région rurale

ou ressource dont l’économie est toujours orientée vers le secteur primaire.

Les natifs rencontrés expliquent observer une détérioration dans le développement du milieu et de

la région découlant des difficultés du secteur primaire et du manque de ressources en santé et

services sociaux. Lorsqu’il est question des points forts et des points faibles du développement dans

la discussion de groupe, Nicole (FNM30) exprime son inquiétude à l’égard de la disparition de

certains domaines d’emplois, ce qui mettrait en péril l’avenir de la région : « On dirait que tout va

fermer, autant au niveau forestier qu’au niveau de la pêche. Je pense que ça, c’est des emplois qui

sont vraiment typiques à notre région et on est tout en train de perdre cela. Moins d’emploi, alors les

gens s’en vont, moi, je pense qu’un jour... il va-tu en avoir [encore] une Gaspésie ? Je ne suis pas

sûr. Même le gros projet de la cimenterie ». Elle estime que le recul du secteur primaire contraint les

personnes à quitter le milieu et que même le projet de la cimenterie à Port-Daniel ne pourra

« sauver » la région. Pour Nicole (FNM30), c’est l’existence même de la Gaspésie qui serait en jeu

dans la perte de ce qu’elle a de « typique ». Aussi, elle identifie l’une des causes de ce phénomène

dans le manque de financement de divers secteurs d’activités : « Les perspectives à long terme, on

dirait que j’ai de la misère. Le gouvernement coupe dans tout : le milieu de la santé, le milieu

communautaire, au niveau des MRC, il n’y en a plus de sous et les forêts… ils coupent partout ».

Page 170: Migrations, cohabitations et visions du développement

157

Cette opinion fataliste est aussi partagée par Charles (HNM29). Il renchérit en affirmant que, depuis

longtemps, le développement et l’existence de la région sont en péril : « Les vieux disent tout le

temps pareil, mon grand-père disait ça, il est mort ça doit faire 25 ans et il disait : “À un bon moment

donné, il va avoir une barrière à Sainte-Flavie”. Il n’arrêtait pas de répéter ça. Si ça continue de

même, c’est vraiment l’impression que ça donne ». Agriculteur, Charles (HNM29) puise dans la

mémoire collective du lieu pour exprimer son sentiment d’inquiétude quant à l’avenir de la région. Le

spectre de la « fermeture » est une crainte qui existerait depuis longtemps.

Comme travailleur du milieu forestier, André (HNM28) fait un constat semblable à celui des autres

natifs. Il considère travailler laborieusement pour maintenir ses acquis, mais il estime que c’est une

situation qui ne pourra pas se maintenir et que l’avenir de la région est, en quelque sorte, scellé. Il

explique : « […] La région ici, elle se meurt, ce n’est pas compliqué. On travaille d’arrache-pied pour

conserver qu’est-ce qu’on a, mais ça ne toffera pas, parce qu’on est trop faible par rapport à la ville,

parce qu’en ville, ils se foutent de nous autres complètement ». Pour André (HNM28), la ville, qui

apparaît dans son propos comme le centre du pouvoir décisionnel, serait désintéressée de la région

gaspésienne et contribuerait ainsi à son déclin. Il nourrit une représentation classique du conflit

ville/région ou urbanité/ruralité. Un peu plus loin dans la discussion, André (HNM28) se vide le cœur

sur la question du développement. Non seulement il considère son secteur d’activité en danger, mais

il voit certains projets de développement comme inutiles :

Les éoliennes ont rapporté de l’argent et qu’est-ce qu’ils ont fait avec ? Ils ont fait des œuvres d’art. Aussi, de l’asphalte neuf sur le chemin d’Escuminac… à quoi ça sert ? Moi je sais que la Gaspésie se meurt et tout le monde est parti en ville parce qu’ils savent qu’il n’y a pas d’ouvrage pour eux autres. Moi et [autre participant] on travaille dans le bois. Demain, on peut ne plus avoir d’ouvrage. Si tous les moulins ferment, on a plus d’ouvrage [même si du] bois il y en a en masse partout. C’est comme les fermes, avant il y en avait en masse partout et maintenant, des fermes, il y en a quasiment plus et c’est plate, parce que c’est des fermes qui viraient depuis des générations […]. Pourquoi ? Parce qu’en ville, ils ont des terres. – André (HNM28)

Le propos d’André (HNM28) exprime une nostalgie à l’égard d’un monde qu’il voit disparaitre à petit

feu et qui correspond à un idéal de ruralité qui repose sur l’ancien modèle d’exploitation agricole et

sur un secteur forestier incertain (crise du bois d’œuvre, libre-échange, tordeuse du bourgeon

d’épinette, etc.). Sa représentation du « réel » — le développement de la région — est ainsi nourrie

Page 171: Migrations, cohabitations et visions du développement

158

par la disposition particulière qu’il a à l’égard de cet espace. Cette disposition paraît déterminée par

son domaine professionnel et le fait de partager la mémoire collective du lieu.

Malgré une représentation du développement généralement teintée de pessimisme devant la

disparition graduelle d’un ordre du monde hérité du passé et considéré comme légitime, des natifs

considèrent qu’il est temps de se tourner vers « l’agir » et de créer de nouvelles solidarités afin de

maintenir certains acquis. C’est le cas de Nicole (FNM30) qui affirme :

Toutes les manifestations que les gens font, je pense qu’il ne faudrait pas lâcher ça,

même si présentement ça n’apporte pas grand-chose. Mais si l’on arrête tout ça, on va

tout perdre. Il faudrait peut-être justement arrêter de tout le temps être des petits clans

et d’élargir [notre solidarité], parce qu’autant les réserves autochtones peuvent nous

supporter que nous on peut le faire et pas juste eux autres, aussi le Bas-Saint-Laurent.

Pourquoi ne pas s’arrimer avec eux autres dans des contextes x pour être plus fort. –

Nicole (FNM30)

Pour Nicole (FNM30), il est légitime de mobiliser les populations régionales afin de limiter le

désinvestissement de l’État dans certains services publics et dans les secteurs traditionnels de

l’économie. L’idée d’une mobilisation dont le motif est de renverser les tendances du développement

actuel de la Gaspésie prend une signification tout autre chez les migrants. En effet, il est fort probable

que ces derniers défendraient une position différente, voire opposée, à l’égard du maintien des

« secteurs traditionnels de l’économie » gaspésienne, soutenant plutôt une « transition » du mode

de développement. Si pour Nicole (FNM30) une « solidarité rurale » permettait d’être « plus fort », il

est probable que les représentations du développement des migrants rencontrés les écarteraient de

cette solidarité. La divergence qui apparaît de plus en plus évidente entre deux conceptions du

développement régional portées par les natifs et les migrants est l’expression d’un milieu en

transformation où les représentations sont nourries par différents types de rapports à l’espace et

pour la référence ou non à la mémoire collective du lieu.

6. 5 Conclusion : Un optimisme inquiet du développement

L’analyse du discours des migrants a permis de dégager deux noyaux de leurs représentations : un

optimisme pour le développement et des inquiétudes liées à la fragilité du développement. Ces

représentations antagonistes sont nourries par divers expériences et rapports au territoire. Les

éléments périphériques qui donnent forment au discours optimiste résultent, chez les migrants

Page 172: Migrations, cohabitations et visions du développement

159

métropolitains, d’une perception de l’espace gaspésien comme permettant la réalisation de soi et

d’un idéal de communauté dans un espace non métropolitain. De plus, plusieurs considèrent

Avignon et Bonaventure comme des MRC où existe une ambiance de développement

entrepreneurial du secteur tertiaire, considérée en tant qu’alternative à ce qui a été vécu en milieu

métropolitain ou à l’industrie des matières premières. Pour les migrants de retour, le milieu semble

en rupture avec le modèle de développement extractiviste qu’ils ont connu dans le passé ou dont ils

ont entendu parler dans leur jeunesse et ils partagent l’idée d’une ambiance entrepreneuriale dans

la Baie-des-Chaleurs. Si les jeunes d’origine métropolitaine découvrent un monde qui a un potentiel

de développement idéal en regard de leur expérience de la vie urbaine, les migrants de retour re-

découvrent un monde qui s’est amélioré.

Les migrants métropolitains, comme les migrants de retour, craignent que les projets d’extraction

des ressources naturelles ne dénaturent la région et nuisent à leur projet migratoire. Si pour les

migrants métropolitains ce mode de développement ne correspond pas au rapport perçu (Lefebvre,

1986) qu’ils avaient avec ce milieu avant d’y migrer, pour les migrants de retour, l’extractivisme n’est

pas une surprise, mais une déception, parce qu’ils souhaitent des changements en regard de ce

qu’ils ont connu dans le passé comme modèle de développement.

Aussi, les activités professionnelles des jeunes rencontrés les confrontent à des réalités

socioéconomiques jugées comme des obstacles au bon développement de la région. Ils espèrent

une amélioration de la condition sociale de certains groupes de la population ainsi qu’un financement

adéquat des organismes communautaires et services publics — dans lesquels ils travaillent pour la

plupart — qui viennent en aide à ces individus. Malgré ces appréhensions à l’égard du

développement économique et social du milieu, ces éléments « inquiétants » ne semblent pas

remettre en question leur « projet migratoire » et leur épanouissement personnel. En fait, ces enjeux

leur apparaissent comme des défis à surmonter afin d’atteindre à un idéal d’« espace social » et

« environnemental » compatible avec leurs valeurs et aspirations.

Le concept de « mémoire collective » (Halbwachs, 1970) donne — encore une fois — les clefs

d’interprétation de ces représentations. L’expérience du « cadre spatial » et « social » (Halbwachs,

1970) de la Baie-des-Chaleurs procure aux migrants de retour une « mémoire » commune qui leur

permet de comprendre certaines tendances du développement héritées du passé, sans pour autant

Page 173: Migrations, cohabitations et visions du développement

160

les promouvoir. Les représentations des migrants métropolitains à l’égard du développement sont

nourries par un rapport vécu « présent » à cet espace, sans référence à la mémoire collective du

lieu, et par une perception — rapport perçu — de la Baie-des-Chaleurs construite depuis les

schèmes acquis dans un cadre social urbain et les activités de promotion de la migration et du

développement en région.

Chez les natifs, le discours sur le développement témoigne à nouveau d’un antagonisme entre leurs

représentations et celles des migrants. Contrairement aux migrants, ils veulent sauvegarder les

domaines d’activités économiques du secteur primaire dans lesquelles ils œuvrent — agriculture et

foresterie — et qui représentent pour eux une caractéristique économique propre à la région rurale.

Comme ils assistent à un déclin de ces secteurs d’activités, ils sont pessimistes quant aux

perspectives d’avenir de la région. Leur domaine d’emploi, leur formation scolaire, les rapports

sociaux et les rapports à l’espace des natifs sont déterminants dans la construction de cette

représentation, mais surtout dans ce qui les distingue des migrants. Les différentes priorités de

développement des natifs et des migrants résultent d’une socialisation, d’un parcours migratoire et

du partage — ou pas — de la mémoire collective du lieu. Du point de vue culturel — manières de

penser, de sentir et d’agir —, la Baie-des-Chaleurs semble de plus en plus marquée par un dualisme.

Page 174: Migrations, cohabitations et visions du développement

161

Conclusion.

7.1 Avignon et Bonaventure : un espace régional en transformation

L’intention initiale de ce mémoire de maîtrise était de produire une « connaissance plus concrète et

plus nuancée du territoire » (Dumont et Martin, 1963, p.4) des deux MRC d’Avignon et de

Bonaventure dans la Baie-des-Chaleurs en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Depuis la publication

de données populationnelles « anormales » pour ce sous-ensemble régional, l’intuition sociologique

amenait à penser cet espace comme ne présentant plus tout à fait les traits habituellement associés

aux régions « ressources » ou « périphériques ». Les quelques années de croissance

démographique et les soldes migratoires interrégionaux positifs qu’ont connus ces MRC constituent

une rupture avec les projections démographiques pessimistes des années 1990. Les étapes suivies

dans cette recherche ont permis de dresser le portrait d’un espace régional qui semble connaître

une transition dans sa morphologie, dans sa composition sociale, dans son économie et dans les

façons de se le représenter. Les données statistiques concernant la variation de la population, les

migrations interrégionales et la nouvelle structuration du peuplement à travers les municipalités de

la Baie-des-Chaleurs indiquent une dynamique « métropolitaine » (Morin, 2013) dans le

développement de la région, non par la création de véritables pôles urbains, mais plutôt par le

développement d’une aire de complémentarité dans les services et les activités. Cette

complémentarité crée de la « centralité » économique et démographique dans le sous-ensemble

régional des MRC d’Avignon et de Bonaventure où le peuplement s’étale dans un chapelet de

villages de moins de 4000 habitants qui ne connaît pas de densité de population importante.

La croissance du tourisme que connaît la région a également été soulignée comme facteur de

transformations sociales par les « attributs urbains » qu’il confère au milieu (Stock et Lucas, 2012).

Le développement d’une densité et d’une diversité de population, d’une centralité commerciale et

ludique (Bourdin, 2005) et d’espaces publics en période touristique estivale font apparaître une

nouvelle urbanité dans cet espace extérieur aux grandes régions métropolitaines, qui dure au-delà

des quelques mois par années de plus grande effervescence. Le passage de cette population

« fantôme » — qui n’apparaît pas dans les statistiques démographiques — et les effets de celles-ci

dans les services offerts, et même la vocation de certains lieux, contribuent certainement à

l’attractivité dont semblent jouir Avignon et Bonaventure auprès des migrants depuis plusieurs

Page 175: Migrations, cohabitations et visions du développement

162

années. Les nouveaux arrivants s’établissent surtout dans les communautés qui connaissent une

affluence touristique importante en période estivale, notamment Carleton-sur-Mer et Bonaventure.

Comme le phénomène de la migration des jeunes dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure

participe à la transformation démographique, mais aussi sociale et économique de cet espace

régional, le choix de cet objet de recherche paraissait pertinent pour la contribution qu’il pouvait

amener à une « [révision] de nos représentations de la vie dans ces régions » dites non

métropolitaines (Morin, 2013, p.83-84). L’étude des représentations sociales de la migration dans la

Baie-des-Chaleurs, de l’intégration au milieu et des perspectives de développement des

communautés et de la région chez les jeunes migrants d’origine métropolitaine, les migrants de

retour et les natifs n’ayant jamais migré hors de la région a permis de mettre en lumière la

cohabitation de groupes dont les mondes demeurent plutôt distincts bien qu’ils partagent le même

territoire. Cette dynamique participe d’une mixité sociale croissante dans le milieu qui constitue un

objet de savoir nouveau sur un segment de l’univers régional au Québec.

7.2 La Baie-des-Chaleurs : nouvel espace de cohabitation

Les résultats des analyses menées dans les chapitres 4,5 et 6 ont montré que le parcours migratoire

des jeunes (Gauthier, 2008), leurs types de rapport au milieu — perçu, conçu ou vécu — (Lefebvre,

1986), le fait de partager ou non la « mémoire collective » des communautés locales (Halbwachs,

1970) et le domaine professionnel dans lequel ils œuvrent sont des éléments déterminants pour

comprendre leurs différentes représentations de leur propre migration, de leur intégration au milieu,

ainsi que du développement de celui-ci. Le discours de ces jeunes montre l’existence d’un espace

social où se côtoient désormais différents groupes sociaux pour lesquels la région n’apparaît pas

comme étant la même. Au-delà du fait d’occuper le même sol ou de s’identifier à une identité

gaspésienne plus symbolique que produite par l’appartenance à une communauté intégrée, les

représentations de ces jeunes témoignent d’une division ou d’une d’hétérogénéité sociale et

culturelle en essor au sein de cet espace rural.

Les migrants d’origine métropolitaine définissent les motifs de leur migration à partir d’un cadre de

pensée dans lequel la grande ville est le milieu de référence. Le nouveau milieu de vie est surtout

apprécié par comparaison aux inconvénients associés aux milieux métropolitains. Pour plusieurs, la

sociabilité plus vraie, l’environnement de vie plus sain et le rythme de vie moins stressant sont

Page 176: Migrations, cohabitations et visions du développement

163

identifiés comme des éléments qui caractérisent le milieu et qui distinguent la vie en région de celle

dans les grandes villes. L’« intensification de la vie nerveuse » (Simmel, 2013, p.13) vécue dans les

grandes villes est rejetée par ces jeunes pour lesquelles la migration est représentée comme une

rupture avec l’ancien mode de vie. L’intégration dans Avignon et Bonaventure est représentée chez

les migrants d’origine métropolitaine à partir de l’interconnaissance qui caractérise le milieu rural.

Plusieurs ressentent la contrainte du caractère intégré du milieu par le « choc » (Schutz, 2003) de

l’intrusion de la collectivité dans leur anonymat. Certains migrants évitent cependant cette situation

en s’insérant dans un réseau de nouveaux arrivants qui reproduit des rapports sociaux de type

métropolitain. Cette recherche de similitude dans un univers régional étranger est une stratégie tout

à fait compréhensible pour des individus à la recherche de stabilité et de reconnaissance. Enfin, le

développement du milieu et de la région est représenté de façon optimiste par les migrants d’origine

métropolitaine : la Gaspésie est considérée comme permettant la réalisation de soi et d’un idéal de

communauté dans un espace non métropolitain. Pour plusieurs, il existe dans la Baie-des-Chaleurs

une ambiance de développement entrepreneurial du secteur tertiaire, considéré comme une

alternative à ce qui a été vécu en milieu métropolitain ou à l’industrie de l’exploitation et de la

transformation des matières premières. Par ailleurs, ces jeunes craignent que les projets d’extraction

des ressources naturelles ne dénaturent la région et nuisent à leur projet migratoire. Le domaine

professionnel de plusieurs les confronte également aux réalités socioéconomiques de certaines

populations pauvres et marginalisées, considérées comme un problème social à résoudre, et qui

constituent une autre face de la ruralité, contraire à celle d’un espace communautaire idéalisé.

Dans leurs représentations, les migrants de retour occupent une place mitoyenne entre les natifs et

l’Étranger de Schutz (2003). Les migrants de retour ont une expérience de vie urbaine, mais, à la

différence des migrants métropolitains, ils partagent la mémoire collective (Halbwachs, 1970) du

milieu. Leurs motivations au retour dans la Baie-des-Chaleurs sont aussi représentées par le rejet

du mode de vie métropolitain, mais visent à « retrouver » ce qui avait été perdu, soit un

environnement de vie plus sain, la famille, une sociabilité plus vraie et un rythme de vie moins

stressant. La ré-intégration au milieu est également vécue de façon différente par ces jeunes. Le

retour produit souvent une « crise » qui est le résultat d’un étonnement face au changement constaté

dans les réseaux de relations sociales, que ce soit pour le mieux ou pour le pire. Si le milieu quitté

ne semble pas le même que celui qu’ils retrouvent, c’est aussi parce que les migrants de retour

partagent désormais des sensibilités et des représentations communes avec les nouveaux arrivants

Page 177: Migrations, cohabitations et visions du développement

164

et peut être moins, outre la mémoire collective, avec les natifs. Pour les migrants de retour, les

représentations du développement sont surtout caractérisées par l’idée que le milieu est en rupture

avec le modèle de développement extractiviste qu’ils ont connu dans le passé ou dont ils ont entendu

parler dans leur jeunesse. Ils partagent également l’idée d’une ambiance entrepreneuriale dans la

Baie-des-Chaleurs et d’un espace qui s’est « amélioré » en offre de services et pour ce qui est de la

présence d’une diversité sociale appréciée. Si les projets d’extraction des matières premières

sont davantage une déception qu’une surprise pour les migrants de retour et s’ils font la promotion

d’un développement qui passe par le secteur tertiaire, ils comprennent à quoi se rattachent ceux et

celles qui soutiennent les secteurs primaires et secondaires misant sur les ressources de la région.

Les migrants de retour correspondent au concept de « [personne] qui rentre au pays » tel que défini

par Schutz (2003, p.65), c’est-à-dire des jeunes qui tentent de réinterpréter le modèle culturel du

nouveau groupe à partir de leur réserve de connaissance passée. Cependant, leur « conception

relativement naturelle du monde » (Schutz, 2003, p.20) s’est modifiée pendant leur séjour dans les

milieux urbains, et la Baie-des-Chaleurs ne peut plus être reconnue dans son intégralité, car les

manières de penser, de sentir et d’agir des migrants de retour se sont transformées.

Chez les natifs, l’expérience au territoire construit des représentations qui font apparaître un monde

de signification distinct de celui des migrants d’origine métropolitaine et des migrants de retour. La

Baie-des-Chaleurs est pour eux un espace de signification qui repose sur une vision plus

« traditionnelle » du milieu, liée à l’exploitation des ressources naturelles et à des rapports sociaux

d’interconnaissance. Ils ne prévoient pas migrer hors de la région qui représente un « chez eux »

près de leur famille. Les représentations que les natifs ont de l’intégration des nouveaux arrivants

témoignent d’une cohabitation, mais non d’une inclusion entre les deux groupes. D’une part, les

natifs rencontrés ne ressentent pas de similitude avec les groupes de nouveaux arrivants qui se

forment dans le milieu et ne vont pas ou peu à leur rencontre. Pour la même raison, eux-mêmes

n’incluent pas les nouveaux arrivants au sein de leur groupe. Les représentations du développement

chez les natifs témoignent à nouveau d’un antagonisme entre eux et les migrants. Pour les natifs,

les domaines d’activités du secteur primaire — dans lesquels œuvrent la plupart — représentent un

champ économique propre à la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et ils considèrent que ce secteur

devrait être une des priorités dans le développement de la région. Comme ils affirment assister à un

déclin de ces secteurs d’activités, ils sont pessimistes quant aux perspectives d’avenir de la région.

Page 178: Migrations, cohabitations et visions du développement

165

Dans l’espace de la Baie-des-Chaleurs, les natifs sont les héritiers des rapports sociaux et d’une

économie liée à la « tradition » rurale gaspésienne de vivre des matières premières.

L’étude des représentations sociales des migrants d’origine métropolitaine, des migrants de retour

et des natifs montre que les MRC d’Avignon et de Bonaventure sont de plus en plus divisées selon

deux groupes socioprofessionnels qui sont les représentants de deux modèles culturels différents.

Si les natifs forment dans l’espace régional un groupe social dont les représentations sont héritées

de la « mémoire collective » du lieu, les migrants métropolitains et de retour représentent un groupe

de jeunes professionnels, plus individualistes et marqués par des idées et façons de faire

typiquement métropolitains. Aussi, les représentations des migrants ne sont pas étrangères au

passage de plusieurs de ceux-ci par Place aux jeunes. Par sa promotion, l’organisme participe à la

construction d’un discours qui mise sur l’entrepreneuriat et le vide que celui-ci pourrait combler dans

les régions périphériques. PAJ propose aux jeunes — surtout métropolitain — d’investir un espace

où ils peuvent « faire une différence » et se réaliser personnellement. L’expérience avec PAJ a

inévitablement participé à la construction des représentations de la région chez plusieurs migrants

qui reproduisent le discours promotionnel de l’organisme. Par ailleurs, ce groupe contribue au

développement d’une nouvelle forme d’urbanité dans la Baie-des-Chaleurs, qui participe à une

transformation de l’économie, de la structuration du peuplement et de la diversité sociale. Le discours

des jeunes rencontrés dans les groupes de discussion révèle des représentations sociales

construites dans des contextes sociaux et des parcours diversifiés où l’expérience urbaine structure

et transforme pour beaucoup la perception qu’ils ont de la ruralité. Les MRC d’Avignon et de

Bonaventure sont ainsi composées de groupes qui sont peu intégrés entre eux et qui connaissent

un clivage dans leurs représentations de ce qu’est la région et de ce qu’elle devrait être.

L’avenir de la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et de la Baie-des-Chaleurs se dessine dans ce

mémoire dans le prisme des préoccupations et aspirations opposées d’une vision « métropolitaine »

du développement du milieu portée par les migrants et d’une interprétation des natifs selon laquelle

la région devrait profiter davantage de l’exploitation des ressources naturelles dans son

développement. Pour les natifs, l’identité régionale se définit en opposition avec la ville, par la

présence de la famille et des amis et par des manières d’y vivre établies de longue date, dont la

seule alternative semble être l’abandon du territoire. Les histoires et les craintes de fermetures de

municipalités symbolisent dans leur discours un refus ou une incapacité identitaire de se projeter

Page 179: Migrations, cohabitations et visions du développement

166

dans une grande transformation de la vie régionale. Pour les migrants de retour et les migrants

d’origine métropolitaine, au contraire, l’identité gaspésienne est davantage associée à un projet de

vie et au développement d’un « vivre autrement » dans un ailleurs qui permet de combler les

aspirations personnelles et professionnelles. Enfin, pour ces derniers, le refus qu’expriment leurs

représentations est plutôt celui que la Gaspésie soit destinée à demeurer une région ressource et

que la qualité de vie de ses habitants dépende des variations de la générosité de l’État.

Aux yeux du sociologue, la Baie-des-Chaleurs correspond à un espace de plus en plus complexe

en raison de la multiplication des groupes sociaux qui la compose. Devant ce phénomène lié, entre

autres, aux échanges migratoires interrégionaux, un processus de recomposition du territoire semble

en marche. Si cette étude s’est surtout intéressée aux représentations sociales, les critères de

différenciations sociales des groupes qui composent et recomposent cet espace seraient à

documenter afin de mieux comprendre les rapports entre ceux-ci ainsi que la position qu’ils occupent

selon la hiérarchie des valeurs « gaspésiennes ».

7.3 Pour la suite du pays : perspectives de recherche sur les espaces ruraux Les prévisions sur l’avenir de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine élaborées dans les années 1990

menaçaient l’existence même de la région dans les décennies qui étaient à venir. À cette époque,

la Gaspésie était fortement associée aux notions de « région périphérique » et de « région

ressource ». Cette représentation pessimiste de la région trouve aujourd’hui écho chez les natifs

rencontrés pour lesquels ce monde de l’extraction et du déclin démographique continue d’exister.

En fait, cette représentation pourrait être appliquée à d’autres sous-ensembles régionaux de la

Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine comme l’Estran, situé du côté nord de la région et qui connaît des

tendances de vieillissement et de décroissance démographique inquiétantes. Par contre, la Baie-

des-Chaleurs connaît des dynamiques de développement qui laissent plutôt croire à une

amélioration de sa situation démographique et économique. Si leurs représentations sont souvent

en décalage avec certaines réalités régionales, les jeunes métropolitains qui investissent la région

contribuent à cette amélioration en insufflant au milieu une dynamique métropolitaine de

développement.

Les groupes de discussion ont révélé que les migrants qui s’établissent dans la Baie-des-Chaleurs

vivent en parallèle d’un autre groupe social représenté par les natifs. Pourtant, la région est aussi

Page 180: Migrations, cohabitations et visions du développement

167

constituée d’autres groupes sociaux qui ne sont pas ou très peu mentionnés dans leurs discours. La

présence des autochtones sur le territoire n’a pas été mentionnée par les participants, excepté par

deux migrants qui associaient cette population aux problèmes sociaux du milieu. Pourtant, les deux

principales communautés micmaques de la Gaspésie se trouvent dans les MRC d’Avignon et de

Bonaventure15. Aussi, la présence et le rôle des élites régionales ne trouvent pas écho dans le

discours des migrants sur le développement du milieu. Leur représentation de l’avenir est surtout

associée aux petits entrepreneurs, présentés comme le moteur du développement de la région,

tandis que le rôle des élites politiques et économiques de la Baie-des-Chaleurs est peu mentionné,

ce qui suggère que plusieurs migrants méconnaissent l’ensemble des rouages économiques et

politiques de la région, notamment le passé industriel lié à l’exploitation des matières premières.

Enfin, les résidents des rangs et des villages dévitalisés sont d’autres grands absents de l’avenir

souhaité, dont l’existence est surtout soulignée parce qu’ils représentent les clients ou les patients

de plusieurs migrants. Ainsi, les migrants qui s’établissent dans la Baie-des-Chaleurs côtoient au

moins quatre autres mondes — ceux des natifs, des autochtones, des élites régionales et des

populations marginales — qu’ils rencontrent tout en les méconnaissant en dehors des cadres

professionnels. Ces groupes constituent des populations plutôt absentes des vécus et des

représentations des migrants rencontrés. Cette coexistence de groupes qui ne sont pas intégrés

entre eux pourrait devenir un obstacle à la cohésion du milieu dans les prochaines années,

notamment lorsque des projets de développement seront soumis et portés par l’un de ces groupes.

Une méconnaissance du monde des « autres » pourrait mener à des conflits dans les visées de

développement et aussi des conflits d’usage concernant la vocation de certains lieux convoité par

les divers groupes.

Ce mémoire de maîtrise ouvre l’horizon pour s’intéresser à ces autres groupes sociaux qui existent

dans ce milieu et dont il est impossible de faire abstraction pour saisir et « nuancer » les dynamiques

qui y sont à l’œuvre depuis quelques années. Une recherche ultérieure devrait également prendre

comme cadre spatial de l’analyse les autres MRC de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine qui

connaissent des dynamiques différenciées dans leur démographie, dans leurs migrations et dans

leur économie. Cela permettrait de dresser un portrait régional plus exhaustif et de comprendre les

dynamiques de développement dans la relation entre les diverses MRC et l’ensemble du Québec.

15 La communauté micmaque de Gaspeg, située à Gaspé, n’est pas constituée en réserve autochtone.

Page 181: Migrations, cohabitations et visions du développement

168

Aussi, la dimension temporelle dans la construction des représentations serait un angle de recherche

à explorer dans le futur. Il est probable que les représentations de l’intégration et du développement

du milieu changent dans le temps pour les migrants qui s’établissent sur une longue durée.

Pour conclure, les résultats obtenus dans ce mémoire de maîtrise amènent à se questionner sur la

définition des espaces « ruraux » au Québec et ailleurs en Occident. La faible densité de population

dans les régions périphériques ne doit pas constituer un piège pour la pensée qui cherche à désigner

ces espaces comme « homogènes » ou « campagnards », car des phénomènes tels que le tourisme

et la migration des jeunes contribuent à complexifier ces lieux sur le plan social, culturel et

économique. La dichotomie classique entre l’urbain et le rural ne semble plus correspondre à la

réalité de ces régions. Ce raisonnement pose la question suivante : doit-on changer la définition de

ces sous-ensembles régionaux pour qu’elle corresponde davantage aux nouvelles dynamiques de

développement qui les touche ? De cette question découle la suivante : est-ce que l’État et les

organismes parapublics doivent changer leurs modes d’interventions dans des sous-ensembles

régionaux comme la Baie-des-Chaleurs qui ne correspondent plus exactement à un espace « rural »

ou « ressource » dont la définition influence pourtant les actions politiques ? Mieux définir l’objet

« région » contribue non seulement à l’avancement des connaissances dans le champ des

sciences régionales, mais peut également orienter l’action — la praxis — des différents groupes

sociaux dans une visée commune du développement.

Page 182: Migrations, cohabitations et visions du développement

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Annexes

Annexe 1. Lettre de sollicitation des migrants et natifs

Escuminac, février 2016 Madame, Monsieur, Dans le cadre de la réalisation d’un mémoire de maîtrise en sociologie à l’Université Laval, je suis à la recherche de jeunes résident-e-s des MRC d’Avignon et de Bonaventure pour participer à un groupe de discussion. Les résultats des groupes de discussion seront analysés et comparés pour mon projet de recherche intitulé : Migration des jeunes en Gaspésie, représentations sociales de l’expérience migratoire, de l’intégration au milieu d’accueil et des perspectives de développement de la région. Ce projet est dirigé par M. Dominique Morin, professeur au département de sociologie de l’Université Laval. Nous souhaitons rencontrer trois catégories de jeunes migrant-e-s qui habitent présentement dans les MRC d’Avignon et de Bonaventure. Ces catégories sont : a) les migrant-e-s ayant grandi en région métropolitaine (agglomération urbaine de plus de 100 000 habitants) ; b) les migrant-e-s ayant grandi dans des régions non métropolitaines hors de la région administrative de la Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine ; (Abitibi, Bas-Saint-Laurent, Côte-Nord, Lac-Saint-Jean, etc.) c) les migrant-e-s originaires de l’une des deux MRC (Avignon, Bonaventure) et étant de retour dans l’une de celles-ci ; d) les natif-ve-s de l’une des deux MRC n’ayant jamais effectué de migration hors de la région. Grâce à la participation de ces différentes catégories de jeunes, il sera possible de comparer les représentations de ces derniers, c’est-à-dire leurs manières de penser, de sentir et d’agir, selon leur région de provenance et leur parcours personnel. Il sera aussi possible d’observer l’influence de différents environnements sociaux (ex : formation, profession, ville ou village, etc.) dans la construction des représentations des enjeux régionaux.

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Nous sollicitons votre participation en tant que migrant-e/natif-ve qui habite l’une des deux MRC à l’étude. Vous êtes invité à participer à une discussion de groupe de 5 à 8 individus et d’une durée approximative d’une heure et demie. Sur place, nous vous demanderons d’abord de répondre à un court questionnaire. Ensuite, nous procèderons à la discussion de groupe. Les questions abordées lors de cette discussion concerneront votre expérience migratoire, l’intégration au milieu d’accueil, les perspectives de développement du milieu, l’engagement dans le développement du milieu et les représentations du développement de la Gaspésie et de ses MRC de la baie des Chaleurs. Les discussions feront l’objet d’un enregistrement audio sur support numérique. Toutes les données recueillies dans le cadre de cette enquête demeureront confidentielles. Si vous êtes disposé à participer à cette recherche ou si vous voulez de plus amples informations, veuillez répondre à ce courriel ou veuillez communiquer par téléphone au numéro ci-dessous. En vous remerciant de votre collaboration, nous vous prions de recevoir nos salutations les plus sincères. Ce projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval : No d’approbation 2015-102/10-06-2015

Nicolas Roy : [email protected] Tél : 581 — XXX-XXX Étudiant à la maîtrise en sociologie Université Laval

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Annexe 2. Questionnaire individuel et schéma d’entretien de groupe des migrants

Questionnaire individuel Vos réponses aux questions qui suivent demeureront confidentielles. Les questions 1,1 à 2,3 recueillent des informations qui permettront de dresser le profil des participant-e-s nécessaire à l’analyse des groupes de discussion. 1. Profil des participant-e-s 1.1 Nom/pseudonyme________________________________________ 1.2 Âge____________ 1.3 Genre □ Homme □ Femme □ Autre 1.4 Quel est votre plus haut niveau de scolarité atteint ? _________________________________________________ 1.5 Quel est votre lieu de résidence actuel ? _________________________________________________ 1.6 Où se situait votre lieu de résidence avant la migration ? _________________________________________________ 1.7 Depuis combien de temps avez-vous migré en Gaspésie ? _________________________________________________ 1.8 Où se situe votre lieu de travail ou d’occupation actuel ? __________________________________________________________ 1.9 Dans quel domaine professionnel ou d’occupation êtes-vous impliqué ? ______________________________________________________________________________ 2. Activités et implications 2.2 Pratiquez-vous régulièrement des activités (loisirs, culture, sport, etc.) dans la communauté, la MRC ou la région, et si oui, quelles sont-elles ?_______________________________________________________________________________________________________________________________________________________ 2.3 Est-ce que vous êtes impliqué dans le développement de la communauté, de la MRC ou de la région et si oui comment se traduit cet engagement ? (organismes, bénévolat, etc.)_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

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Schéma d’entretien de groupe Bonjour et merci de votre présence. Vous êtes ici pour participer à un groupe de discussion portant sur le phénomène migratoire chez les jeunes en Gaspésie, plus particulièrement dans les MRC de Bonaventure et Avignon. Nous vous inviterons, au cours de cette discussion, à vous exprimer en tant que migrant-e-s selon quatre thèmes principaux.

- Dans une première partie, nous aborderons la question de votre parcours migratoire. - Nous traiterons de la façon dont vous interprétez votre intégration au milieu d’accueil. - Ensuite, nous parlerons de vos perspectives générales pour le développement du milieu et de

votre engagement dans ce développement. - Enfin, nous discuterons du développement de la Gaspésie et de ses MRC de la Baie-des-

Chaleurs à partir d’exemples concrets du milieu. 3. Parcours migratoire Tout d’abord, nous allons traiter du sujet de votre parcours migratoire. Il s’agit de parler des processus par lesquelles vous êtes passés dans votre cheminent d’un milieu à l’autre. 3.1 Pouvez-vous nous parler de votre milieu de vie avant la migration, quels sont vos jugements généraux par rapport par rapport à ce milieu ? 3.2 Pourriez-vous nous dire quels sont les informations et discours que vous avez entendus concernant la Gaspésie ou la communauté d’accueil, précédemment à votre migration ? 3.3 Quelles sont les motivations qui ont mené à la concrétisation de votre migration ? 3.4 Pourriez-vous expliquer quelles sont les considérations ayant mené à votre établissement dans un milieu en particulier ? (village, MRC, Gaspésie) 3.5 Avant ou pendant votre processus migratoire, avez-vous rencontré des problèmes ou défis dans la réalisation de votre migration ? 4. Intégration au milieu d’accueil Nous allons maintenant discuter de ce qui fait suite à votre parcours migratoire. Il s’agit ici d’exprimer vos impressions par rapport à votre intégration dans votre nouveau milieu de vie. 4.1 Tout d’abord, avant votre établissement, qu’elles étaient vos attentes ou appréhensions quant à l’intégration au milieu ? 4.2 Ensuite, lors de votre établissement dans le milieu, avez-vous rencontré des problèmes ou défis ? Si oui, de quelle nature étaient-ils ? 4.3 À la suite de votre établissement, comment avez-vous perçu l’accueil des résidents du milieu à votre égard ? 4.4 Est-ce que vous avez reçu une aide quelconque quant à votre intégration au milieu (individus, organismes, etc. ? 4,5 Étant désormais résident-e-s de la région depuis quelque temps, comment considérez-vous le mode de vie dans la communauté et la région ? Y notez-vous des différences importantes par rapport au quotidien de votre ancien milieu de vie ? 5. Perspectives de développement du milieu Intéressons-nous maintenant aux perspectives de développement du milieu. Nous aimerions savoir comment, en tant que nouveau résident, vous anticipez le développement du milieu, selon vos propres connaissances et expériences.

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5.1 Selon vous, quels sont les points forts et les points faibles du développement de votre communauté et de la région ? 5.2 Quelle est votre vision du développement économique dans votre communauté et dans la région ? 5.3 Ensuite, quelle est votre vision du développement social dans votre communauté et dans la région ? 5.4 Finalement, selon vous, quels enjeux de développement devraient être favorisés dans les prochaines années pour votre communauté et la région ? 6. Engagement dans le développement du milieu Intéressons-nous maintenant au rôle que vous voudriez ou que vous jouez dans le développement de la communauté et de la région. 6.1 Quel est votre intérêt à participer au développement de la communauté et de la région ? 6.2 Si vous avez de l’intérêt à participer au développement, quel est votre apport concret au développement du milieu ? Cela peut se traduire par n’importe quel engagement que vous trouvez pertinent. 6.3 Pour terminer, aimeriez-vous participer au développement de la communauté ou de la région à l’avenir ? Quel rôle aimeriez-vous jouer dans ce développement ? 7. Représentations du développement de la Gaspésie et de ses MRC de la baie des Chaleurs Avant de clore cette discussion de groupe, j’aimerais entendre vos points de vue concernant quelques caractéristiques de la région gaspésienne : les disparités géographiques, la démographie, l’économie et le développement de la région. Je vais énumérer des faits saillants concernant chacun de ces points et j’aimerais savoir ce que vous en penser et si cela remet en question certaines représentations que vous aviez de ces sujets. 7.1 Disparités géographiques La Gaspésie est un territoire assez vaste qui connaît des disparités géographiques importantes. Cela à des conséquences sur plusieurs aspects de la vie dans la région. Voici quelques faits saillants concernant les disparités géographiques en Gaspésie.

- La péninsule gaspésienne se répartit en cinq MRC (Bonaventure, Avignon, Roché-Percé, La Côte-de-Gaspé et la Haute-Gaspésie)

- En 2006, la région comptait plusieurs municipalités dévitalisées, que se répartissaient de la façon suivante : Bonaventure — 6 municipalités dévitalisées, Côte-de-Gaspé — 8 municipalités dévitalisées, Haute-Gaspésie — 4 municipalités dévitalisées, Rocher-Percé — 4 municipalités dévitalisées et Avignon - Avignon 6 municipalités dévitalisées.

- L’âge moyen des individus en 2015 dans chacune des MRC se traduisait de la façon suivante : – Avignon : 44,6 – Bonaventure : 48,0 – Rocher-Percé : 48,7 – La Côte-de-Gaspé : 46,2 – La Haute-Gaspésie : 48,6 – Les Îles-de-la-Madeleine : 47,5

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- La densité de population était en 2015 de 4,5 hab./km, alors qu’à titre comparatif elle était de 9,0 hab./km² pour la région du Bas-Saint-Laurent.

- La Gaspésie n’a aucune institution universitaire sur son territoire. Par contre, l’UQAR offre un service de formation continue à Gaspé : Certificat en gestion des ressources humaines et DEC-BAC en sciences infirmières. Le baccalauréat en administration (UQAR) à temps complet devrait être disponible à Gaspé, à Carleton-sur-Mer et aux Îles-de-la-Madeleine à l’automne prochain. Les services de la TÉLUQ (Télé-université à distance) sont aussi disponibles sur le territoire.

- Le Cégep de la Gaspésie et des Îles est constitué d’une école nationale et de trois campus, répartis dans différentes villes de la région. Les trois campus sont ceux de Carleton-sur-Mer, Gaspé, et les Îles-de-la-Madeleine. L’école des pêches et de l’aquaculture du Québec se trouve à Garde-Rivière.

- La péninsule gaspésienne compte quatre centres hospitaliers répartis de la façon suivante : Hôpital de Maria dans Avignon, Hôpital Hôtel-Dieu de Gaspé dans Côte-de-Gaspé, Hôpital de Sainte-Anne-des-Monts en Haute-Gaspésie et l’Hôpital de Chandler dans Rocher-Percé. Il faut ajouter à cela plusieurs CLSC (?), Cliniques médicales et Unité ou Groupe de médecine familiale qui sont répartis sur le territoire.

- Nombre d’entreprises d’économie sociale (finalité différente) en Gaspésie par MRC, 2011 : Avignon 45, Bonaventure 45, Côte-de-Gaspé 34, Haute-Gaspésie 23 et Rocher-Percé 17.

- Seulement deux municipalités gaspésiennes comptent plus de 10 000 habitants. La municipalité de Gaspé, avec 15 040 individus en 2015. Ensuite, les Îles-de-la-Madeleine avec 12 484 hab. en 2014.

- Les trois municipalités les plus importantes sont ensuite celles de Chandler (7000 hab.), Saint-Anne des Monts (7000 hab.) et Carleton-sur-Mer (4000 hab.).

- Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant les disparités géographiques en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? 7.2 Démographie La région gaspésienne a souvent fait parler d’elle pour sa situation démographique. Cette question relève d’un intérêt capital lorsqu’il est question du développement de la région. Voici quelques faits saillants concernant la situation démographique de la Gaspésie. – La population en 2015 était de 91 786 hab. – Entre 2006 et 2012, la population de la Gaspésie Îles-de-la-Madeleine a décliné de 4,7 %. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des jeunes de 0 à 14 ans est passée de 13 285 en 2006 à 11 064 pour 2014 ? (-16,7 %) – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des jeunes de 15 à 24 ans est passée de 10 330 en 2006 à 8 909 pour 2014. (-13,6 %) – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 25-44 ans est passée de 21 830 en 2006 à 18 706 pour 2014. (- 14,32 %) – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 45-64 ans est passée de 32 125 en 2006 à 32 352 pour 2014. (+0,7 %) – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 65 et plus est passée de 16 725 en 2006 à 21 441 pour 2014. (+ 28,2 %)

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– Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, le nombre d’immigrants internationaux qui se sont installés dans la région pour la période 2006-2007 était de 22. Pour la période 2013-2014, ce chiffre est de 39. (+ 43,6 %). – L’indice de fécondité était en 2014 de 1,63 enfant par femme, alors que pour l’ensemble du Québec, il était de 1,62. – En 2014, il y avait plus de femmes que d’hommes en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, soit 45 772 hommes pour 46 700 femmes. Soit 2 % de plus. – Après une longue période de déclin démographique, la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine a connu un taux de migration interrégionale positif ou nul de 2009 à 2012, pour ensuite connaître un nouveau déclin. 2009-2010 +0,15 % 2010-2011 +0,10 % 2011-2012 – (nul) 2012-2013 – 0,35 % 2013-2014 – 0,39 % Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant la situation démographique en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? 7.3 Économie : L’économie gaspésienne repose sur plusieurs secteurs clefs, le tourisme, la forêt, l’éolien et les pêches. Mais aussi sur le secteur tertiaire (bien et services) qui est le plus important. Voici quelques faits saillants concernant la situation économique de la Gaspésie. – Le secteur des services était le plus important pour la région pour l’exercice 2008-2012, il représentait 28,5 % des activités liées à l’emploi. – En 2011, le PIB par habitant pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de 27 323 $, alors que la moyenne pour le Québec était de 39 351 $. – En 2010, pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, le revenu médian après impôt pour les familles était de 53 520 $ pur un couple et 33 280 $ pour une famille monoparentale. – En 2011-2012, le taux de croissance de l’emploi pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de – 3,9 %. – Le taux de chômage moyen pour la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine pour l’année 2012 était de 12,9 %, alors qu’en mai et juin 2015 il était de 17,7 %. En janvier 2016, il était de 6,7 % (Cycle saisonnier de l’emploi) – Pour la région la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, le nombre de prestataires des programmes d’aide financière de dernier recours était de 4654 en 2009 et de 2955 en 2013 (-36,5 %) et plus de femmes que d’hommes étaient touchées. – Pour la région la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, le taux de faible revenu des familles est passé de 10 % en 2008 à 7,5 % en 2012. (Le seuil de faible revenu se définit comme le niveau de revenu selon lequel on estime que les familles consacrent 20 % de plus que la moyenne générale à la nourriture, au logement et à l’habillement). – La péninsule gaspésienne compte plus de 20 parcs éoliens et deux autres sont actuellement en construction. Par contre, l’avenir semble incertain pour ce secteur, car les nouvelles politiques énergétiques le favorisent de moins en moins.

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– Le projet de cimenterie de Port-Daniel-Gascons est le plus important projet industriel actuellement en Gaspésie. De 200 à 300 emplois à temps plein seraient créés après la construction. Le gouvernement du Québec a investi dans le projet à hauteur de 350 millions. Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant la situation économique en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ?

7.4 Développement régional Le développement de la région gaspésienne repose sur la participation d’un grand nombre d’acteurs. Il faut prendre en compte la question économique, mais aussi sociale et communautaire pour lorsqu’il est question de développement. Voici quelques faits saillants concernant le développement régional en Gaspésie. Dans les dernières années, plusieurs organismes ont œuvré au développement de la région. Les plus importantes étaient les suivantes :

– Conférence régionale des élues (CRÉ) Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (qui était jusqu’à tout dernièrement l’un des organismes les plus importants)

– Commission jeunesse de la Gaspésie (abolie) – Carrefours jeunesse-emploi (CJE)

- Centres locaux d’emploi (CLE) (restructuration) - Centres locaux de développement (CLD) - Sociétés d’aide au développement des collectivités (SADC) - Place aux jeunes en régions (PAJR) - Accès Micro-Crédit Baie-des-Chaleurs - Coopérative de développement régional (CDR) Gaspésie-Les-Îles - Fonds régional de solidarité FTQ Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine - Ressources Entreprises

Des stratégies de développement ont aussi été mises en place dans les dernières années, ex :

- La stratégie d’établissement durable des personnes en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine 2012-2018. (comme un poisson dans l’eau)

- Stratégie d’intervention gouvernementale pour le développement de la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine 2013-2018 Les dépenses de l’administration publique québécoise au titre de la culture pour la région la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine étaient de 10 838 millions pour l’année 2013-2014. Cela représente une augmentation de 23 % par rapport à l’exercice 2008-2009. En Gaspésie Îles-de-la-Madeleine, les investissements publics étaient en 2009 de 383,9 M$ et ceux privés de 293,3 M$, pour un total des immobilisations de 677,2 M$. En 2015, les immobilisations totales étaient de 965,6 M$ et le privé était désormais majoritaire dans ces investissements. Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant le développement régional en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? Merci d’avoir participé à cette discussion de groupe !

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Annexe 3. Questionnaire individuel et schéma d’entretien de groupe des natifs

Questionnaire individuel Vos réponses aux questions qui suivent demeureront confidentielles. Les questions 1.1 à 2.3 recueillent des informations sur les participants aidant à l’analyse des discussions de groupe. 1. Profil des participants 1.1 Nom/pseudonyme________________________________________ 1.2 Âge____________ 1.3 Genre □ Homme □ Femme □ Autre 1.4 Quel est votre lieu de résidence actuel ? _________________________________________________ 1.6 Depuis combien de temps vivez-vous dans ce lieu votre communauté actuelle ? _________________________________________________ 1.7 Où se situe votre lieu de travail ou d’occupation actuel ? __________________________________________________________ 1.8 Dans quel domaine professionnel ou d’occupation êtes-vous impliqué ? ______________________________________________________________________________ 2. Activités et implications 2.2 Pratiquez-vous régulièrement des activités (loisirs, culture, sport, etc.) dans la communauté, la MRC ou la région, et si oui, quelles sont-elles ?_______________________________________________________________________________________________________________________________________________________ 2.3 Est-ce que vous êtes impliqué dans le développement de la communauté, de la MRC ou de la région et si oui comment se traduit cet engagement ? (organismes, bénévolat, etc.)_________________________________________________________________________________________________________________________________________________________

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Schéma d’entretien de groupe Bonjour et merci de votre présence. Vous êtes ici pour participer à un groupe de discussion portant sur le phénomène migratoire chez les jeunes Gaspésien(ne)s, plus particulièrement dans les MRC de Bonaventure et Avignon. Nous vous inviterons, au cours de cette discussion, à vous exprimer en tant que résidents de la région selon quatre thèmes principaux.

- Dans une première partie, nous aborderons la question de vos dispositions à migrer dans une autre région

- Nous traiterons de ce que représente pour vous l’intégration dans un nouveau milieu - Ensuite, nous parlerons de vos perspectives générales pour le développement du milieu et de

votre engagement dans ce développement. - Enfin, nous discuterons du développement de la Gaspésie et de ses MRC de la Baie-des-

Chaleurs d’après des exemples concrets de la situation de la région. 3. Dispositions à migrer Tout d’abord, nous allons traiter du sujet de votre disposition à migrer dans une autre région. Il s’agit de parler de vos intentions de migrer, pour quelques raisons que ce soient, hors de la Gaspésie. Nous voulons aussi savoir quels sont vos jugements par rapport à votre milieu de vie actuel et comment celui-ci pourrait affecter une éventuelle migration. 3.1 Pour commencer, qu’elles sont vos jugements relatifs au mode de vie dans le milieu actuel, quelles sont ses forces et ses faiblesses selon vous ? 3.2. En prenant en considération ces forces et ces faiblesses, quelles sont ou pourraient être vos dispositions à migrer dans une autre région administrative ? Si oui, laquelle ? Si vous n’entendez pas migrer éventuellement dans une autre région, pouvez-vous expliquer pourquoi ? 3.3 Si vous avez éventuellement l’intention de migrer, pouvez-vous expliquer vos motivations qui justifieraient cette migration ? 4. Intégration au milieu d’accueil Nous allons maintenant discuter de l’intégration dans un nouveau milieu de vie et de l’accueil des résidents par rapport aux migrants. Il s’agit ici d’exprimer vos impressions par rapport à votre intégration dans votre milieu de vie et par rapport aux migrants qu’y s’y installent. 4.1 Commençons par une question d’ordre général : vous sentez-vous bien intégré à votre milieu de vie ? Si oui, pourquoi ? Sinon, pourquoi ? 4.2 Ensuite, quels sont vos jugements à l’égard des migrants qui s’installent dans la région ? S’intègrent-ils facilement ? Y voyez-vous une source de conflit, une source de richesse ? 4.3 Maintenant, si vous aviez à migrer dans une autre région, quels seraient vos attentes et défis à prévoir ? Si vous envisagez déjà de migrer dans une région en particulier, quelles sont vos perspectives quant à l’intégration dans ce milieu ? 4.4 Finalement, d’après ce que vous en connaissez, comment considérez-vous le mode de vie dans le milieu visé par la migration ? Si vous envisagez de ne pas migrer, est-ce que le mode de vie dans les autres régions du Québec vous apparaît différent ?

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5. Perspectives de développement du milieu Intéressons-nous maintenant aux perspectives de développement du milieu. Nous aimerions savoir comment, en tant que résidents du milieu, vous anticipez les diverses formes de développement selon vos propres connaissances et expériences. 5.1 Tout d’abord, quelle est votre vision du développement économique de la communauté et de la région ? 5.2 Ensuite, quelle est votre vision du développement social de la communauté et de la région ? 5.3 Finalement, quelle est votre vision du développement communautaire dans votre propre communauté et dans les autres de la région ? 6. Engagement dans le développement du milieu Intéressons-nous maintenant au rôle que vous voulez (ou pas) ou croyez jouer dans le développement de la communauté et de la région. 6.1 Quel est votre intérêt à participer au développement de la communauté et de la région ? 6.2 Si selon vous c’est le cas, quel est votre apport concret au développement du milieu ? Cela peut se traduire par n’importe quel engagement que vous trouvez pertinent. 6.3 Pour terminer, quelles sont vos propres perspectives d’engagement dans le développement de la communauté ou de la région pour le futur ? Quel rôle aimeriez-vous jouer dans ce développement ? 7. Représentations du développement de la Gaspésie et de ses MRC de la baie des Chaleurs Avant de clore cette discussion de groupe, j’aimerais entendre vos points de vue concernant quelques caractéristiques de la région gaspésienne : les disparités géographiques, la démographie, l’économie et le développement de la région. Je vais énumérer des faits saillants concernant chacun de ces points et j’aimerais savoir ce que vous en penser et si cela remet en question certaines représentations que vous aviez de ces sujets. 7.1 Disparités géographiques La Gaspésie est un territoire assez vaste qui connaît des disparités géographiques importantes. Cela à des conséquences sur plusieurs aspects de la vie dans la région. Voici quelques faits saillants concernant les disparités géographiques en Gaspésie.

- La péninsule gaspésienne se répartit en cinq MRC (Bonaventure, Avignon, Roché-Percé, La Côte-de-Gaspé et la Haute-Gaspésie)

- En 2006, la région comptait plusieurs municipalités dévitalisées, que se répartissaient de la façon suivante : Bonaventure — 6 municipalités dévitalisées, Côte-de-Gaspé — 8 municipalités dévitalisées, Haute-Gaspésie — 4 municipalités dévitalisées, Rocher-Percé — 4 municipalités dévitalisées et Avignon - Avignon 6 municipalités dévitalisées.

- L’espérance de vie, selon le sexe, dans la région gaspésienne se traduisait de la façon suivante pour les années, 2005-2007. Avignon : 82,3 F H 75,5 Bonaventure : 83,1 F H 77,8 Côte-de-Gaspé : 82,5 F H 73,5 Haute-Gaspésie : 80,1 F H 76,0 Rocher-Percé : 82,3 F H 75,2

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- Aucune université n’est présente sur le territoire gaspésien. Seule la Ville de Gaspé offre un service

de la formation continue universitaire, desservi par l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). - La région compte quatre hôpitaux : Hôpital de Maria dans Avignon, Hôpital Hôtel-Dieu de Gaspé

dans Côte-de-Gaspé, Hôpital de Sainte-Anne-des-Monts en Haute-Gaspésie et l’Hôpital de Chandler dans Rocher-Percé.

- Nombre d’entreprises d’économie sociale en Gaspésie par MRC, 2011 : Avignon 45, Bonaventure 45, Côte-de-Gaspé 34, Haute-Gaspésie 23 et Rocher-Percé 17.

- Etc. Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant les disparités géographiques en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? 7.2 Démographie La région gaspésienne a souvent fait parler d’elle pour sa situation démographique. Cette question relève d’un intérêt capital lorsqu’il est question du développement de la région. Voici quelques faits saillants concernant la situation démographique de la Gaspésie. – Au premier juillet 2012, la population de la Gaspésie Îles-de-la-Madeleine était de 92 536. – Entre 2006 et 2012, la population de la Gaspésie Îles-de-la-Madeleine a décliné de 4,7 %. – Pour l’exercice 2011-2012, le solde migratoire de la Gaspésie Îles-de-la-Madeleine était nul, alors que dans les années précédentes il était négatif. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des jeunes de 0 à 14 ans est passée de 13 285 en 2006 à 11 064 pour 2014. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des jeunes de 15 à 24 ans est passée de 10 330 en 2006 à 8 909 pour 2014. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 25-44 ans est passée de 21 830 en 2006 à 18 706 pour 2014. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 45-64 ans est passée de 32 125 en 2006 à 32 352 pour 2014. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, la population des 65 et plus est passée de 16 725 en 2006 à 21 441 pour 2014. – Selon les estimations de l’Institut de la statistique du Québec, pour la région de la Gaspésie et des îles de la Madeleine, le nombre d’immigrants internationaux qui se sont installés dans la région pour la période 2006-2007 était de 22. Pour la période 2013-2014, ce chiffre est de 39. – L’indice de fécondité était en 2012 de 1,69 enfant par femme, alors que pour l’ensemble du Québec, il était de à 1,68. Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant la situation démographique en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? 7.3 Économie : L’économie gaspésienne repose sur plusieurs secteurs clefs, le tourisme, la forêt, l’éolien et les pêches. Mais aussi sur le secteur tertiaire (bien et services) qui est le plus important. Voici quelques faits saillants concernant la situation économique de la Gaspésie.

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– Le secteur des services était le plus important pour la région pour l’exercice 2008-2012, il représentait 28,5 % des activités liées à l’emploi. – En 2011, le PIB par habitant pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de 27 323 $, alors que la moyenne pour le Québec était de 39 351 $. – En 2010, pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine, le revenu médian après impôt pour les familles était de 53 520 $ pur un couple et 33 280 $ pour une famille monoparentale. – En 2011-2012, le taux de croissance de l’emploi pour la région Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine était de – 3,9 %. – Le taux de chômage moyen pour la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine pour l’année 2012 était de 12,9 %, alors qu’en mai et juin 2015 il était de 17,7 % – 284 unités de logement ont été construites dans la région en 2012. Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant la situation économique en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ?

7.4 Développement régional Le développement de la région gaspésienne repose sur la participation d’un grand nombre d’acteurs. Il faut prendre en compte la question économique, mais aussi sociale et communautaire pour lorsqu’il est question de développement. Voici quelques faits saillants concernant le développement régional en Gaspésie. - Dans les dernières années, plusieurs organismes ont œuvré au développement de la région.

Les plus importantes étaient les suivantes : - Carrefours jeunesse-emploi (CJE) - Centres locaux d’emploi (CLE) - Centres locaux de développement (CLD) - Sociétés d’aide au développement des collectivités (SADC) - Plusieurs autres organismes dédiés au développement sont présents dans la région : - Accès Micro-Crédit Baie-des-Chaleurs - Coopérative de développement régional (CDR) Gaspésie-Les-Îles - Conférence régionale des élues (CRÉ) Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (qui était jusqu’à tout

dernièrement l’un des organismes les plus importants) - Fonds régional de solidarité FTQ Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine - Ressources Entreprises Les investissements publics ont augmenté de 39,4 % en 2009 pour atteindre 383,9 M$, ce qui représentait 56,7 % du total des dépenses en immobilisation effectuées en Gaspésie — Îles-de-la-Madeleine (677,2 M$). Les investissements privés ont fléchi de 27,9 % en 2009 pour atteindre 293,3 M$, ce qui représentait 43,3 % du total des dépenses en immobilisation effectuées en Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (677,2 M$) Maintenant que je vous ai présenté ces faits saillants concernant le développement régional en Gaspésie, qu’est-ce que vous en retenez ? Est-ce qu’il y a des informations qui vous ont surpris ou qui remettent en question votre représentation de la région ? Merci d’avoir participé à cette discussion de groupe !