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MICHEL DE GHELDERODE

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  • MICHEL DE GHELDERODE

  • JEAN FRANCIS

    MICHEL DE GHELDERODE Dralnaturbe des pays de par-deça

    ILLUSTRATIONS DE ANGE RAWOE

    LAB 0 R

  • Il a été imprimé de eet ouvrage: 50 exemplaires de luxe sur papier

    Ingres crème des Papeteries Ber-nard et numérotés de 13 à 62.

    12 exemplaires nominatifs numérotés de I à XII

    qui constituaient la première

    édition.

  • c C'~., Uft roi malath ~t blafard, à /a :. cou,oftne ti.ub_t., GUX w,emn" Jo crasseux. A son cou, cl ses mGi'lI, de, ,. pierres f,,"$SIIs. C'~" u .. roi fiivranc ,. ';pris de nwgie noir. IIt de li/ur~, ,. dont les dems pourrinmt. ,.

    ESCURIAL.

  • SOUS LE LUSTRE

    AUX

    CINQUANTE FLAMMES

    A vant-di1"e

    pat'

    MICHEL DE GHELDERODE

  • C'est une touchante et merveilleuse emprise qui m'advint comme j'entrats dans l'année cinquantième de mon 4ge.

    Prenant pied au pays de Flandre, je rencontrai ttn homme jeunet qut portait un miroir - un mirail, suivant l'ancien nom de cette chose qu'inventa le dtable pOlLr la perte des jemmes. Qu'en voulait-il jaire sinon aller en joire comme l'Es-piègle et y vendre des illusions? Ou cui-dait-il séduire quelque vieille au cul ardent ou bien afJoler les alouettes ou enfin aveugler les pilotes des na-ves qui, par le Zwijn, gagnaient la mer du Ponant. Il savait peut-être aussi les jormules vénéfiques par lesquelles, à l'aide d'un miroir, on peut enfiammer au loin un burg ou une ville?

    - « C'est bten jragtle, et bien dan-gereux ce que vous portez là! :. dis-je au quidam, lequel aussitót riposta:

    - « Je le sats! C'est mon espion dans

    XI

  • Iequel je vois Ie monde me moquant par derrière; c'est ma vue seconde aussi et c'est ma lucarne de philosophe. ,

    - « Vous voilà bien éclairé, comme il sied à qui possède ce piège à lumière. Et I'on ne vous prend pas sans verd.

    Louez-en Dieu, jeune homme! Moi quf reviens des Champs-Elyséens - ce pour quo i je ne sollicite nulle créance - j'ai gardé forme humaine, sans doute aucun, mais de visage point. N'avais-je perdu la face, j'eusse demandé à me contem-pler, devant que d'entrer en Brabant. ,

    Le quidam me considéra attentive-ment, 1JUis énonça, non sans déférence:

    « - 0 Maître, vous qui dites avoir perdu la face, pourquoi affichez-vous ce masque de gravité et de méditation, no-ble certes mais simulacre emprunté aux comédiens de l'ancienne Athènes? , Et il haussa son miroir à hauteur de mon visage. Et je pus voir mon visage - car fen avais un qui me laissa dans l'éton-

    -----------_._----

    XII

  • nement. Et ie m'écriat, avec une sou-daine véhémence:

    « - Adoncques, ie porterais taux-visage comme ces princes et tyrans qut entrent dans leurs bonnes villes et se veulent impassibles aux regards de leur peupIe, autant presque pour dissimuler Ieurs larmes et leurs émois que leurs dégoûts et leurs gaîtés; ou comme ces vampires qui ródent dans les cités pesti-térées oû ils disputent les plus belles mortes aux ftammes et aux chiens? »

    A ces mots je voulus arracher ce mas-que qui n'avait plus de sens sous le soletl de Dieu et dans l'eau inaltérée du miroir fidèle. Maïs ie n'en portais point et c'était mon véritable et tragédien visage que je tentais d'ejJacer en son modelé dernier, 1ésumant tous les masques que j'avais portés au cours de mes existen-ces.

    Alors le ieune homme s'écria, à son tour Iyriquement exalté:

    « - Je vous reconnais! Vous Ues le

    XIII

  • XIV

    grand Ordonnateur des Dernières Fêtes qui avez inventé chez nous, en notre septentrionale Arcadie, tout un com-plexe fait de théátres étagés représen-tant notre monde couronné par le Ciel et soutenu par l'Enfer. Cette créatton vótre tournait sur son axe comme la Terre et les saisons, et montrait la folie et la sagesse, la vie et la mort, la Passion de l'homme et celle de Dieu, sans omettre nos fins dernières, ni les sept vertus, ni les sept péchés, ni enfin tout et l'oppo-site de tout! Vous êtes cette sorte de dé-miurge qui avez ouvert des polyptiques inondés de feux bas et de hautes clartés, traversés d'astres chevelus, brûlants d'in-cendies, résonnants de kermesses et de liturgies ... N'étiez-vous dtsparu en quel-que trappe, dégringolé de vos échafauds, emporté par des diables volants, écrasé sous un char du cortège des dieux ou

    broyé dans la gueule d'un dragon théolo-gique. C'est votre légende, oui, tandts qu'une cavalcade de gargouilles et de

  • monstres déjerlait en l'honneur du Christ outragé; tandis que d'épats et carrés pacants dansaient lourdement avec leurs commères pletnes sous la po-tence chargée d'une maîtresse pie; tan-dts qu'à toutes les altitudes de vos reta-bles animés, pour l'émervetllement des vilains que no us sommes, s'agitatent vos automates solitaires, accouplés, ou en joules, et retentissaient vos colloques en discordes, à la manière de nos bons cé-Témoniaires d'autrejois qui mélent l'Es-pTit et la Mattère, sutvant le style du bon temps d'Erasme, ce trouveuT d'idées, et de Bosch, ce trouveur de jormes. Et nous vous cherchions, le nez perdu dans les nuages, alors que vous vtsittez des em-pires jabuleux et d'extrémes étotles, par ce privtlège des poètes qui meurent à nos yeux, se métamorphosent et ressuscttent.

    Or vous voici que d'aucuns voulaient déjà trépassé, et qui avez tant de siè-cles d'áge bien que vous dites comp-ter cinquante années! POUT vous jêter -

    xv

  • XVI

    car je suis fils de chez no us et téal de notre Mère Flandre - je n'ai que ce miroir de raison et ne vous ofJre que votre image, votre visage à vous qui avez lu celui de trétous, ignorant du vótre et de ses yeux métaphysiques ou se voient l'extase et l'horreur, ces yeux flamands dont un autre dramaturge de Flandre, ce Crommelynck, disait que l'un était pour voir et l'autre pour regarder; ces yeux qui sont la mer et la plaine et le ciel aussi. Pardonnez cette rhétorique: je suis un peu poète, et par votre taute, sans doute! »

    Le jeune poète se tut, sans cesser de tendre son miroir, ou je me pus considé-rer tel que, pour la première fots, je me découvrais, tant il est avéré que nul ne se connaît, heureux que ce ne fut qu'une maigre chair avec toutes ses rtdes de sapience et de soufJrance, ses stgles, ses stigmates. Mais depuis, le monde sou-terrain d'ou je revenais avait laissé ses eaux sépulcrales laver et purifier ce

  • --------, "

    visa ge qui ne s'empourprerait plus au jeu des passions et avec lequel j'aurais bient6t à me présenter devant Dieu.

    Le miroir me montra mon vtsage -et ce jut une pathéttque révélation, en vérité exaltante, non que mon orgueil y trouvat son compte (vous Ie savez bten: je n'ai jamais Tien jait par vantté!) Ce visage se nimbait de lumière douce, cen-drée comme si, par transverbération, cette phosphorescence jût sortie de mon jront même. Oh, nulle joie coupable à me votr enfin comme me voyaient les hom mes d'un temps qui n'était plus Ie mien, à travers mes rêves et mes labeurs, et tout ce qu'en une souveratne donation je leur léguais pour jotndre au trésor sptrituel de ma Patrie. Ce qui me boule-versait, c'est qu'en mon masque je voyats mille visages ancestraux superposés et tous ceux des enjants à naître, de cette race éternellement ondoyée par sa mer et ses jteuves, si grande et géniale et qui ne Ie sait, si humiltée et s'humtliant;

    XVII

    2

  • je voyais autour et au delà de mot-m~me, car ce miroir circonscrivait autre chose encore que ma face de vieux moine ivre d'étout1antes roses; il contenait tout le paysage natal, et nos villes satntes sur l'horizon vaporeux, et nos ciels et les oiseaux de chez nous qui chantent en-co re comme Dieu leur enseigna. II con-tenait les siècles révolus co mme, en puissance, les siècles à venir.

    Car telles étaient les proprtétés de ce miroir tenu par un jeune poète, qui sa-vait à quelle dtstance mon image se faisait nette, ces paysages et ces évoca-tions patriales prenaient couleur et re lief et infint.

    De tout quoi je ne puis que dtre merci à ce poète du nom de Jean Francis, pour son étude - ce miroir votif que je crains d'avoir terni de mon haleine ...

    Michel de GHELDERODE.

    3 avril 1948.

    XIII

  • II laudrait élever une statue

    au dieu qui inventa l'amitié.

    NIETZSCHE.

  • Pour Jean-Luc

    et sa maman.

  • AU LECTEUR

    Lorsque l'auteur de cette étude emploie les termes Néerlande ou Pays-Bas, il entend désl-gner par là les dix-sept provinces de Charles-Quint. Sans prendre parti, d'aucune façon, dans la querelle des historiens, l'auteur croit qu'un sentiment national collectif unissait entre eUes ces contrées, à l'époque du Keizer Karel. 11 pense même que ce sentiment national était basé sur une unité de culture et de civilisation, sur une identité des modes de penser, de prier, de labou-rer, de bàtir, de peindre.

    Lorsqu'un Frison, un Hennuyer, un Liégeois ou un Brabançon, artiste en Italie, notait son nom dans les registres, il Ie faisait suivre, inva-riablement, de l'une des mentions: « fiamengo , ou 4: belga " expressions qui ne se peuvent tra-duire que par thiois ou néerlandais( ').

    Je ne puis mieux faire que de citer Ie profes-seur van der Essen lorsqu'il écrit:

    4: Au cours de toute l'histoire, il a existé entre Ie Nord et Ie Sud une indéniable unité: unité de

    (1) Voir, à ce sujet, L. van der Essen et G. J. Hoogewerfl: Le Stm-li .... nI nalional dans Ie. Pays-Bas, au" EditioDJ Universitaire. 1 Bru-xelles.

  • 24 :l-IICHEL DE GHELDERODE

    culture et de formes politiques pendant Ie Moyen Age, unité politique depuis la grande période des Bourguignons jusqu'après la séparation du XVIe siècle. l> (')

    Quand l'auteur, donc, appelle Michel de Ghel-derode un auteur « national ~, il veut dire que sa patrie est circonscrite par la mer du Nord, Ie Rhin, à l'Est, Ie Dollart, au Nord, la Somme au Sud; il entend les mots Néerlande et Pays-Bas comme les entendaient les proscrits qUi, sur les routes de l'exil, faisaient claquer, dans Ie vent, ces fières chansons venues jusqu'à nous:

    Wij, baanderheeren, in 't ghetale veel Vlieden het Nederlant, ons aertsch prieel.(')

    J. F.

    Bruxelles, 1949.

    (I) van der Enen et Hoogewerff, op. cIt.

    (2) ibidem. Nous, genrilshommes proscrits, en grand nombT" Fuyons la Néerlande, notTe paradis lerreslre.

  • I

    MICHEL DE GHELDERODE

    Rayez de l'exislence ces poètes con· fondants, ces hérésiarques, ces dérno-niaques; ötez ces précieux, ces lycan-thropes el ces gTotesques; replongez les beaux tênébreux dans la nuit éteT-""llel purgez Ie passé de tous les monslres littéraires, gardez-en ravenir, el n'admettez enfin que les parfairs, contentez-VDU5 de leurs miracles d' équi-libre, alOT$-J je VQUS Ie prédis, VQUS verrez promptement dépén"r Ie grand arbTes de nos Leures; pcu à pcu s'éva-"OUiTO»t routes les chanc.Y!'s de IJ A,.t même que vous aimez avec lant de raison.

    Pau/ VALERY.

  • Si d'aventure vous demandez à quelque ltbrai-re l'un ou l'autre ouvrage de Michel de Ghelde-rode, tI est fort probable que Ie digne commer-çant ne puisse vous satisfaire. Auteur célèbre mais peu pratiqué, Michel de Ghelderode n'a 1amais rien fait pour que ses reuvres abordent heureusement aux rivages lointains. On ne trou-ve chez lui aucun souci de gloire ou, plus simple-ment, de renommée. Il a éparpillé le plus clair de ses productions dans nombre de revues, de journaux, d'hebdomadaires.

    Curieux des tin que celui de cet auteur éton-nant et prodigieux: la totalité de ses reuvres garnirait plusieurs rayons de bibliothèques, maïs personne, jamais, ne réussira plus à réunir tous ces volumes qui vont de l'in-32 à l'in-4 et ont été imprimés, les uns, avec un soin jaloux, sur les papiers les plus riches, les au tres sur des papiers infdmes dans une typographie qui ne l'était pas moins.

    Et, à tout bien prendre, il est heureux qu'il en soit ainst, et que celui qui part à la recherche de Michel de Ghelderode, soit sou mis à quelques difJicultés et doive faire efJort pour découvrir le poète. La joie qu'il éprouvera le payera bientöt de ses longues explorations.

    *0*

    Ma première rencontre avec Ghelderode ne date guère. Je regrette presque de n'avoir point connu les moments délicieux d'avant-guerre quand 1.l hantait, parfois, les milieux littéraires

  • 28 ~HCHEL DE GHELDEltoDE

    011. sa verve, son sarcasme, sa technique de l'iro-nie jetaient l'émoi et Ze trouble.

    Je n'ai plus t1"Ouvé qu'un homme tourné vers lïntérieur, cuTieux de tout ce qui se passe, se jait et se déjait en lui, jaloux des manuscrits qui dorment dans des menbZes vieillots témoignant d'anciennes richesses et de quels naujrages! Un homme rongé par une fièvre maligne, envahis-sante. Un homme qui jalOlme la conversation de remarques brûlantes, comme ressenties en un autre monde, en d'autres existences antériellres allxquelles il jait jréqllemment allusion.

    Tout d'aillellrs, au tour de lui, concourt à maintenir cette atmosphère de mystère indéfi-nissable: l'air ambiant, les objets rares et inusi-tés et dont Ze propriétaire seul sait Za signijica-tion; objets qui ont entre eux de singulières cor-respondances et vivent d'une existence secrète. Brochant sur le tout, on ne sait quelle dominante liturgique, un remugle de sacristie, ce qui fit dire ténzérairement à l'un de ses biographes que Ghelderode avait quelque chose du prêtre sus-pect, et qu'il constituait, sinon un personnage balzacien, pour le moins un personnage huys-mansien. Tout participe à cette atmosphère et l'entretient: les volets toujours cios de cette demeure patricienne qu'il occupe dans un quar-tier paisible de la ville, les tableaux jamiliers signés James Ensor, Marcel Stobbaerts, Maurice Cantens et autres satiriques ou violents, de Rops à De Brllycker, et qui dé1"Oulent sur les mUTS les jestons d'un carnaval bizarre 011. des poissons alternent avec des personnages costumés; le jar-din sauvage et envahissant qui jait songer au « jardin rnalade » d'un livre de contes de l'au-teur; Ze chien jamilier qui róde, grogne et vient

  • MICHEL DE GHELDERODE 29

    quémander une caresse, ce chien, interprëte de la Fatalité, qui apparaît souvent dans Ie thédtre de Ghelderode, véritable personnage symbolisant soit l'intuition, soit l'approche du mystère. Au-tour de lui il y a encore, de vivant, une femme que, visiblement, il révère - sorte d'ange gar-dien, étonnamment silencieux et au re gard com-me intérieur, tournant presque rituellement au-tour du poète. On devine en elle l'auxiliatrice admirable qui sait que, sans elle et sans le chien, sans tout eet amour vigilant et absolu, l'écrivain ne saisirait jamais plus une plume. Parlant de Jeanne-Françoise, sa fe mme, Ghelderode me disait:

    « - Tout ce que fai écrit depuis vingt-cinq ans l'a été à cause d'elle, qui, jamais, ne m'inter-roge; à eau se d'une harmonie préétablie par elle et dans laquelle je n'ai plus qu'à m'intégrer et 7·êver, au sommet d'une paix dont elle a élevé les degrés et ou je n'ai plus qu'à rêver souverai-nement, à mon altitude, tandis qu'elle reste pros-trée au bas des marches. »

    Il me disait encore: « Plusieurs fois, elle m'a empêché de mourir. Les femmes ont une mission secrète, qui est de retenir l'homme SUl' cette planète, de l'attacher aux choses de ce monde. Cette « défense de mourir » est bien ce qu'elles accomplissent de plus noble après l'enfantement dans la douleur ... :.

    Et puis lui ... D'une maigreur ascétique, les yeux enfoncés dans les orbites, les épaules couvertes d'un vieux chàle espagnol - qui lui vient de sa grand-mère, précise-t-il - recroquevillé dans un fauteuil, les mains longues et jlnes. presque transparentes, étrangement mobiles et éloquen-tes, des mains de mime. Quand Ghelderode par-

  • 30 MICHEL DE GHELDERODE

    Ze, d'une voix posée et souvent entrecoupée de haltes pour sout!ler, Z'air ouaté de Za pièce sem-ble se déchirer et les mots simp les, les mots de tous les 10urs prennent une coloration nouvelle, expriment une réalité autre, font 1amir tout Ze suc dont des siècles les ont chargés.

    Cet homme qui a fait de tout, a bourlingué sur les mers du monde, fut ouvrier, marin, sol-dat, 10urnaliste et archiviste a gardé, au fond de lui, une puissance d'enthousiasme, un don d'en-fance remarquables. Sa vie, à présent, n'est plus que son reuvre. C'est uniquement pour elle qu'il lutte contre la Mort. Tout le reste s'estompe, perd ses contours, devient flou et imprécis. Au centre de ce broutllard, Ghelderode n'aperçoft plus que sa táche, celle qu'il s'est assignée.

    Non pas qu'il vive au milieu d'un désert. Son isolement, la solitude ou l'on voudrait le conflner, est peuplé de mille personnages, de milles dra-mes, de mille farces. 1l a des compagnons étranges, tout droit sortis de ses pièces et c'est avec eux qu'il converse, c'est avec eux qu'il débat ses problèmes, c'est en leur compagnie qu'il vit. 1l y a là Don Juan, Christophe Colomb, Barra-bas, François d' Assises, Faust, Pantagleize. 1l y a là Mademoiselle Jaïre, Ferdinand d' Abcaude, Marguerite Harstein. Ils sont là, tous. Tous les hommes et toutes les femmes de tous les temps, de tous les pays: l'homme et la femme dans ce qu'ils ont de plus général et, en méme temps, de plus particulier.

    L'reuvre de Ghelderode reste une énigme. La peur vous saisit à l'approche de certains de ses personnages. C'est que l'auteur a noué avec I'au delà des relations que les simples mortels, que nous sommes, constdèrent comme suspectes.

  • MICHEL DE GHELDERODE 31

    C'est de ses conversations avec cet au delcl tout peuplé de démons, d'anges, de dieux et de mons-tres que Ghelderode tire ses consolations. Le monde - notre monde - l'a déçu, attristé, brt-sé, rompu.

    Ghelderode s'est enfermé en lui-m~me et c'est cl peine si, de temps à autre, un écho nous par-vient de cette aventure étonnante qui se passe cl quelques pas de nous.

    Pour peu qu'on ait gardé au cmur un Zambeau d'enjance, un brin de simplicité et, cl l'esprit, quelque cotn que le scepticisme n'a pas conta-miné. l'existence d'un être comme Ghelderode, le déroulement d'une aventure comme la sienne doivent efJrayer tout autant que passionner. Et st j'apprenais, quelque lour, que Michel de Ghel-derolde a fait apparaître le Démon, le n'en serais pas étonné ...

    Au fait, ne le fait-il pas apparaître bien sou-vent? Et ses pièces, ne sont-elles pas des évoca-tions du Diable? Non point un diable faméZique et timide mais le Satan triomphant, victorieux, solide, lançant soufre et ftammes. Ghelderode se si tue quelque part entre Ciel et Enfer, entre pa-radis et géhenne. Pas sur notre terre, pourtant, cette étoile folle comme l'appelait Erasme.

    ***

    Michel de Ghelderode a commencé à écrire pour Ze thé4tre tout juste à la fin de l'autre guerre, celle de 1914, et a clos son expérience dramatique à la vetlle du conftt dont nous sor-tons. Période de demi-stabilité, période de tou-tes les expériences, au cu ne autre n'était plus lavorable cl ces recherches en tous sens qui cons-tituent l'essentieZ de la production de l'auteur.

  • 32 MICHEL DE GHELDERODE

    Son reuvre dramatique, qui comporte une cin-quantaine de pièces, apparait comme une lon-gue exploration dans ce domaine jamais tout à fatt mis à jour. Ghelderode a choisi, pour lui, les zones les plus reculées, les expériences et les expéditions les plus dangereuses, les plus bou-Zeversantes, aussi. D'autres s'y seraient cassé les reins. II en revient, lui, avec pleines brassées d'observations passionnantes.

    La généalogie d'un Ghelderode remonte à loin et apparaît très complexe. Temporellement c'est son vieux Maître Georges Eeckhoud, à qui il a gardé une fidélité émouvante, qui lui révéla -dès 1916 - les splendeurs du siècle de Shakes-peare conjointement avec le siècle d'or espagnol.

    Le jeune dramaturge débute par des « un acte :. ou se remarque l'injtuence de son compa-trtote Charles Van Lerberghe, comme le nota le critique Lucien Christophe. Il ne désavoue pas les maîtres qut le hantaient alors: Saint-Geor-ges de Bouhélier, Strindberg, Maeterlinck, d'An-nunzio. Pourtant, c'est à Camille Poupeye que le théätre doit de compter Ghelderode parmi ses servants. Ce critique lucide poussa résolument notre auteur vers la scène, après cette Mort du Docteur Faust - écrite en 1925 - qui le plaça d'emblée par mi les prospecteurs dramatiques de son temps. Dès lors les pièces se suivirent et con-nurent des destins divers. Après avoir été le dra-maturge attitré du « Vlaamse Volkstoneel :. la plus belle aventure dramatique de Belgique -Ghelderode connaît les scènes parisiennes, bru-xelloises, suédoises, italiennes, norvégiennes, espagnoles.

    Et, aujourd'hui, se poursuit son destin. Après quelques années de stlence, Paris rompt le cercle

  • MICHEL DE GHELDERODE 33

    et c'est - au cours de la saison 1946-1947 - la brusque révéZatton de Hop Signor qut déconcerte ou galvanise la critique et Ze public, au cours de Za saison 47-48, Escurial et en cet été 1949 l'admt-rabZe réalisation de Mademoiselle Jaïre par Ro-ger I glesis et Fastes d'Enfer par Za troupe du Myrmidon qui a remporté le Grand Prix du Con-cours des Jeunes Compagnies à Paris (1949).

    *~*

    Je tenais à marquer l'extraordtnatre person-naZité de GheZderode avant d'essayer de circons-crire son reuvre. Le mystère qut est Ze sien, le secret qu'tl garde et ne livre pas, tous les barra-ges qu'il jaut jranchir avant d'arriver à lui sont autant de raisons pour excuser la timidité de quelqu'un qui veut tenter de saisir cette chose flagrante qui, sans cesse, se dérobe et qut, pour-tant, est là dans ces quelques livres: Ze message d'un poète et Ze cri d'un homme: Michel de Ghelderode.

    3

  • II

    UN RENAISSANT FLAMAND

    Dm.. les plis si"ueux "". tlieilles capi/aleJ

    Ou tout, mime l'horr~ur, rounle à l'enchanremt'Hr.

    CharJcl BAUDELAIRE.

  • Son reuvre enclöt un monde. Une ville, a dit quelqu'un. Mais une ville qui se situe entre Rhin et Escaut, dans ce delta prodigieux et étonnant, creuset des civilisations d'Occident. Mals une ville n'est-ce pas un monde avec ses bars inter-lopes, ses cinémas de quartier, ses palais luxueux, ses taudis infects, ses tribunaux, ses carnavals, ses kermesses, ses banques, ses boutiques, ses prisons, ses casernes? Mais toute l'humanité ne se retrouve-t-elle pas dans une ville, avec ses prostitué es, ses rois décrépits, ses banquiers vé-reux, ses généraux gäteux, ses avares obscènes, ses moines paillards et gourmands, ses maque-reaux, ses imbéciles, ses contrefaits, ses obsédés, ses épileptiques? Et toutes ces chairs, toutes ces nécroses dégagent une odeur äcre et forte, un parfum pénétrant d'humanité trouble qui est bien l'odeur d'une ville. Une ville, avec, au mi-lieu, les vieilles cathédrales d'agonisante pierre, des souterrains oubliés, des cimetières qui s'en-foncent depuis des siècles, des beffrois en plaies qui divaguent dans un orage de cloches; l'angé-lisme de saint François d'Assises, et, au-dessus, la Croix du Calvaire, comme, en dessous, les es-caliers secrets vers la Damnation.

    Le théätre de Ghelderode est balayé par un sou1Tle desséchant. Je ne veux pas dire qu'il manque de saveur ou de pulpe. L'äcreté de ce sou1Tle vient précisément de l'excès des odeurs qu'il po;rte: odeur de soufre, de chair putréflée, d'alcools, odeur de graisse en fusion, odeur de

  • 38 MICHEL DE GHELDERODE

    venaison: l'odeur physique de l'humanité que pareil théätre raconte.

    Pour qu'il en puisse aller ainsi il faut que ce théätre pousse des racines profondes dans la terre ou il vit Ie jour. 11 porte la lourde hérédité des siècles qui, un à un, tombèrent sur Ie sol des Pays-Bas, modelant lentement tel aspect du pay-sage, accumulant patiemment dans la sensibilité de ce peuple un monde cohérent et riche de sen-sations, de modes de penser, de vivre, de labourer, d'écrire, de peindre ou de prier. Ces terres, si fertiles et si opulentes, entre toutes convoitées, disputées et sanglantes, ont donné naissance à une civilisation propre ou chaque chose prend sa vraie place, ou la plasticité, la couleur et la mu-sique jouent un röle exceptionnel; ou Ie chris-tianisme même, battu par les vagues successives des hérésies, a pris un visage entièrement per-sonnel et original, fait d'adorable tolérance. La Flandre et Ie Brabant s'y retrouvent. Une ville, ai-je dit de ce théätre. Mais, à l'époque, Flandre et Brabant, ou se joue la majeure partie de ce théätre, n'étaient qu'une ville '" à cause de la succession de chäteaux, de campagnes et de bàtisses qU'on voyait même au plat pays ).(')

    Ghelderode doit beaucoup au terroir d'intense historicité qui lui donna Ie jour. 11 a individua-lisé et fait en lui la synthèse de l'ame collective de ce peuple qu'il connaît admirablement. Et quand je dis peuple, il n'entre dans mon esprit, aucune restriction péjorative. Le peuple, en Flandre et en Brabant, au XVIo siècle, était véri-

    (I) Marc van Vaemewijck, cité par Eugène Baie (Le Siècl. d., a ..... ,,) qui cite aussi Guiccardini: Un" Viii. cOn/in ....

  • UN RENAISSANT FLAMAND 39

    tablement la totalité des habitants, depuis Char-les-Quint, Ie Keizer Karellégendaire dont Ghel-derode, naguère, conta l'histoire comique, jUs-qu'au simple laboureur cher à Breughel.

    Cette familiarité de Ghelderode avec les plus grands, la facilité qu'il éprouve à faire parler, avec un bonheur égal, l'empereur, son bouffon ou une fille de cuisine, n'a, dès lors, rien d'extra-ordinaire. En Flandre, en Brabant, au XVI" siè-cle, chacun était empereur chez soi. Et Ie peuple s'avère sociale ment Ie plus évolué et Ie premier de l'Univers.

    Les réactions de Ghelderode devant les évé-nements, les êtres et les choses sont véritable-ment celles d'un renaissant ou d'un médiéval du déclin qui connaîtrait nos soucis. Si Maeter-linck fut médiéval par élection, Ghelderode l'est par tempérament. Il est vraiment de cette épo-que fabuleuse ou Breughel vaguait et peignait au doux pays de Brabant, ou il rencontrait aux 4: Quatre Vents:. ses confrères et compères. La société au milieu de laquelle vit Ghelderode date du crépuscule du Moyen Age, mais d'un Moyen Age fiamand ou brabançon:

    L'habitant n'avait d'autre souci que de soigner sa bedondaine et dormir au soleil, les iambes ouvertes et la tête à l'ombre. Les alouettes vous tombaient roties dans la bouche et les poulets couraient déplumés, cuits et saucés. Les tartes poussaient sur les toits et les fontaines versaient Ie cidre et l'hypocras. S'il y pleuvait, c'était pluie de trutJes, raisins secs ou marrons glacés. Et la seule activité des benoites gens con-sistait à prohiber toute rétLexion. à danser

  • 40 MICHEL DE GHELDERODE

    ventre à ventre au son des cornemuses, à jouer aux boules, à tirer à la perche, à Ju-mer de longues pipes, à goûter les bières et les vins, à mastiquer, à digérer et à recom-meneer. Ceux qui ne riaient pas dormaient et ceux qui ne dormaient pas, riaient. Quant aux jeux de l'amour, je ne me sou-viens pas, mais ils étaient nombreux, vartés et sans hypocrisie. Nul ne thésaurisait ou n'enviait son semblable. De race plus paci-jique, mieux portante, plus ornée, il n'en Jut jamais.

    Dirait-on pas du Breughel mis en paroles? Dirait-on pas que ces lignes extraites de La Ba-lade du Grand Macabre transposent en langage les couleurs et les reliefs picturaux fiamands?

    Tous les sens, d'ailleurs, trouvent leur compte à ce théátre:

    Tu as la Jorme du glaive, tu es glacial, acéré et, lorsque je t'enlace, mes bras, mes seins se couvrent de perles rouges.

    (La Balade d .. Grand Macabre.)

    Et I'ouïe! Ghelderode a décortiqué phonétique-ment Ie langage. Il a déjeté tous ses éléments. De I'ensemble neuf qu'il crée ainsi jaillit une musique parfois douce, parfois rocailleuse, d'au-tres fois il n'en reste qu'une houle impercepti-bIe, un murmure indéfini qui berce et qui endort les peines et les soucis. De ses pérégrinations dans Bruges et en Brabant, 11 a rapporté dans l'oreille la mélopée des prières qu'il rend avee fidélité dans Mademoiselle Jaïre:

  • UN RENAISSANT 1'l,AMAND 41

    Vous-slu-ari - leinegrll- slesgneu - navec-vous - zète - nie - toutefame - éjé - sufrttvos-trailébni-Aintrie-médieu-piépnous.

    Le goût, Ie toucher, l'odorat, la vue et l'ouïe. Tous les sens sont là, terriblement aiguisés, ter-riblement prêts à saisir toute sensation neuve. Tous servis par une intelligence acérée, encline, comme pas une, à se moquer, à ironiser, à tour-ner en ridicule tout ce qui lui paraît énorme ou plus simplement insolite. Souvent ainsi, la vie ne paraît qu'une farce grossière ou, pantins, nous ten ons notre róle: « trois petits tours et puls s'en vont ... » Une farce, bien sûr, mais der-rière cette farce se profile dans l'ombre, Ie ric-tus du fantastique. Comme chez Bosch et Breu-ghel on grimace parce qu'on a peur, on rit paree qu'on va pleurer; on danse paree qu'on passe près de la potenee! C'est l'héroïsme quo ti dien de ce peuple que possède, à l'extrême, l'angoisse méta-physique. Ce peuple imaginatif, autant que d'au-tres, plus peut-être, est sensible au fantastique et au surnaturel. L'époque est dominée par les cathédrales, animée par les kermesses, éelairée par les büchers et les incendies. Ce peuple croit en Dieu, partant au démon. Son christianisme, parfois trop tOlérant, a besoin de craindre, a besoin de ces figures effrayantes que peint Bosch, que dessine Breughel; il a Ie besoin et Ie gout de ces représentations sensibles de l'Enfer, de sentir la présence terrible de Satan. Sans cela saurait-il encore ce qui est bien et mal, ce qui vient de Dieu et ce qui revient au démon? Le fantastique l'y aide qui fixe les incarnations du Mal en figu-res bien affreuses et bien hideuses, qui lui en donnent une image précise, Ie font apparaitre

  • 42 MICHEL DE GHELDERODE

    ou on ne Ie soupçonne gUère: sous la défroque d'un moine, l'armure d'un chevalier ou les 10-ques d'un guérisseur comme dans la forme d'un singe ou d'un insecte - dans les airs, émergeant des eaux ou vomis par Ie sol.

    La primauté du divin, lentement, cependant, s'efface et l'humain va reprendre Ie sceptre. C'est l'Homme qui se construit dans tous ces la-boratoires, dès Ie XIV" siècle, un homme nouveau á la mesure des temps nouveaux. Un homme qui n'est ni un ange, ni une bête, ni Dieu, ni démon; mais seulement une machine admirable cons-truite par Dieu et qui veut rendre hommage à son Créateur par l'usage de tout es ses facultés. Dans sa Philosophie de l'Art, Taine écrit: « La Renaissance est un moment unique, intermédiai-re entre Ie Moyen Age et l'áge moderne, entre la culture insuffisante et la culture trop grande, entre Ie règne des instincts nus et Ie règne des idées müres. L'homme cesse alors d'être un ani-mal grossier, carnassier qui ne sait qu'exercer ses membres ; il n'est pas encore un pur esprit de cabinet ou de salon, qui ne sait qu'exercer son raisonnement et sa langue. 11 participe aux deux natures: il a des rêves intenses et prolongés comme Ie barbare, il a des curiosités acérées et délicates comme l'homme civilisé. Comme Ie pre-mier, il cherche Ie plaisir sensible; comme Ie se-cond il cherche au del à du plaisir cru. 11 a des appétits mais il a des raffinements. 11 s'intéresse aux dehors des choses mais illeur demande d'être parfaits; les belles formes qu'il contemple dans les reuvres de ses grands artistes ne font que dé-gager les figures vagues dont sa tête est pleine et contenter les instincts sourds dont son cceur est pétri. :t

  • UN RENAISSANT FLAMAND 43

    Période inouïe et passionnante. Aventure ma-gnifique et cruelle. Un àge nouveau va naître. Et ce « peuple de marchands perdus sur un tas de boue» en a conscience avant tout autre, lui « qui tissait déjà la laine quand les Anglais ne savaient qu'élever et tondre les moutons ». Epoque prodi-gieuse! On cherche à démêler l'écheveau des per-sonnages qui se débattent derrière l'horizon. Est-ce de Dieu? Est-ce du démon? Les ordres sont mélangés, sou vent Ie re gard s'obscurcit et fait qU'on hésite. Pendant qu'une partie de l'homme tire à hue, l'autre tire à dia, l'àme veut aller son chemin, Ie corps revendique ses droits. C'est l'époque ou l'on confond scepticisme et démonis-me, l'époque ou Satan est l'autre face de Dieu. Mieux que toutes les gloses, l'anecdote suivante éclaire Ie siècle: au temps ou Charles VI devait prêter serment de chevalerie, on fit fête en l'ab-baye Saint-Denis. Trois jours durant on fes-toya, on jouta, on but et on mangea, Ie tout se terminant par un bal masqué qui trouva un digne aboutissement en une orgie. « Mainte de-moiselle s'oublia et plusieurs maris pàtirent :t et, conclut Taine qui cite ces faits, « par un con-traste qui peint les sentiments du siècle, on célé-bra, pour finir, les funérailles de Duguesclin. »

    On voit d'ici les faces de carême, yeux cernés, visages défaits, se souvenir de l'une ou l'autre fredaine. tout en chantant Ie « Dies irae :t pour ce pauvre Duguesclin.

    Il n'y a pas place, là, pour des demi-mesures, des tergiversations, de subtils détails. Le sexe des anges est sans importance. Et ce ne sont pas les Turcs qui heurtent aux portes mais seulement tous les appétits naturels d'hommes en bonne

  • 44 MICHEL DE GHELDERODE

    santé, fiers de leur corps et de la richesse de leurs villes.

    ~ Je me sens vraiment Ie contemporain de ces gens du Moyen Age et de la pré-Renaissance :t, me disait un jour Ghelderode. « Je sais d'eux comment ils vivent et connais chacune de leurs occupations. Je suis familier de leur cervealll et de leur creur comme de leur logis et de leur boutique. »

    Bruges est la ville de dilection du poète. Elle eut, sur lui une grande influence. Les vieilles pierres, les pavés inégaux usés par des siècles de pérégrinations, les ponts enjambant élégamment les canaux, Ie béguinage coquet ou tant de sou-venances sont encloses, tout cel a qUi, pour nous, est mort et pétrifié, objet de curiosité et de tou-risme, existe intensément à son regard. Il a peu-plé ces maisons, ces rues, ces églises et ces mar-chés des sujets du Grand Duc d'Occident. Les seigneurs, les gentes dames - « Je croyais être seule reine ici et j'en vois par centaines », s'ex-clamait avec colère l'épouse de Philippe Ie Bel -les petits boutiquiers, les artisans, les truands, sans omettre Ie bourreau máchant une rose, tout cela va et vient, interpelIe l'auteur, boit, crie, rit, fait ripaille, se bat, fornique et court les églises. La ville danse. Et l'époque bouge. Ghelderode est chez lui, détendu. Il va, chemine, ftäne, bague-naude, entre dans une officine dont tinte la clo-che, pousse la porte d'un cabaret, lampe un verre, bourre sa pipe et poursuit sa route.

    Parlant de Maclemoiselle Jaïre, naguère, Mi-chel de Ghelderode écrivait ces lignes à un ami: « Cette pièce, c'est une phosphorescence, une émanation de la vieille, trop vieille terre na-

  • UN RENAISSANT FLAMAND 45

    tale, ou se sont dissoutes tant de cervelles, tant d'éponges à rêve. Rien d'étonnant, n'est-ce pas? C'est la Flandre, ma patrie, ou j'erre comme un fantöme; une Flandre qui est un songe, comme la vie, et qui ne renaîtra jamais plus comme elle fut. J'en porte Ie deuil violet. J'en ai aussi les obsessions, et voilà pourquoi 11 se pourrait que cette reuvre contagieuse t'ait obsédé. Ne pen-se pas qu'on soit maître de choisir ses obsessions, ou maître de s'en délivrer. C'est dans la mesure ou l'artiste accepte cette Fatalité qu'il touche au Divin ou à son renversement, l'Infernal. Tu pourrais croire qu'on n'est obsédé que du diabie? Il röde, entre ciel et terre des vieux terroirs, infl-niment d'anges malades ou eXilés, de démons purs comme on l'est après Ie péché, de larves gracieuses, d'àmes en pleurs, d'élus désespérés et pris de vertige. Cela vous fröle, vous habite une heure, un an, cela se confesse, dicte ... Eh bien cette reuvre, c'est plus étrange encore qu'une conjuration d'esprits suspects, qu'une cohabita-tion avec d'anciens morts; plus étrange qu'une possession non prévue par Ie rituel d'exorcisme; cette reuvre naquit d'une hallucination natu-relle, si j'ose dire: non pas l'hallucination for-tuite, mais répétée, que j'éprouvais en contem-plant un recoin de la ville la plus suggestive qui soit, un paysage de cette Bruges, lieu psychique, ou j'allais en pèlerinage. On sait que cette ville a joué un grand röle d'inspiratrice et qu'on lui doit toute une production d'art du plus mauvais gofit. Avec moi, elle s'est livrée. Des fen êtres de la patricienne demeure de mon ami Wyseur, dans la paroisse de Saint-Jacques, je contempiais un des plus beaux décors qui ffit en ce monde, un théàtre tout monté, vu de haut et si intensé-

  • 46 MICHEL DE GHELDERODE

    ment désert. Rien ne s'y commettait jamais d'hu-main. C'était Ie séculaire abandon d'une cour intérieure, d'une sorte de petit couvent ou la vie s'était, un jour, arrêtée. Les rares passants ne pouvaient soupçonner l'existence de ce lieu uni-que, ou je m'attendais à voir surgir de petits personnages d'autrefois, comme il s'en fige dans les miniatures des manuscrits de l'époque bour-guignonne, abstraits et réalistes, avec des taches d'or, de pourpre et de ce bleu brugeois à nul au-tre pareil. Ainsi la pièce, ou Ie Mystère, commen-ça par être un décor et je ne songeais pas à ce qui aurait pu se passer dans ce lieu élu; mais je savais, par prémonition, qu'il s'agissait d'un lieu dramaturgique, ou il s'était passé des faits sau-grenus ou terribles (la Vie est saugrenue et ter-rible) - ou que cela serait... En vérité, c'est la ville qui a fait la pièce, la ville détectrice. Cel a dura des années. Les saisons, la roue des lumières passèrent sur mon théàtre de pierres vieilles, aux fenêtres éteintes; et je tremblais à l'idée que des êtres réels eussent pu s'introduire dans ce Godshuis, d'autres êtres que ceux entrevus dans ma délectation. Dans les rues, je recueil-lais des visages, des attitudes; je collectionnais des timbres de voix. Cel a fit une petite troupe bizarre. Qui dira les ehemins de l'inspiration ou dans quelle mesure Ie poète, arrivé à eet état d'incantation sait objectivement ce qu'il fait? Les marionnettes humaines, repétries, auxquel-les je donnais leur style et par moi rassemblées, se mirent à jouer, à bouger à mon insu. J'igno-rais encore quel jeu allait être Ie leur, que je m'apprêtais à transcrire comme un médium. L'anecdote, Ie rappel des Ecritures ne fut qu'un prétexte. Dès lors l'obsession me quittait, ce cau-

  • c Porte toumée, en".a aurors. La mlle SBn' Ie pain ehaud. 11 y en /I dofte si p.... qui gut"',,"' I'ins'",,' oW 16 clalr écl/lbouus I' obscur. .. ,.

    MADEMOISELLE MIRE.

  • UN REN AIS SANT f'LA:\IAND 49

    chemar coloré et mimé, et je pus m'arracher de cet étage qui surplombait les siècles. »

    Il est inutile de celer l'importance de cette précieuse confession. Elle éclaire, autant que l'reuvre dont il est question, la manière de tra-vailler et de concevoir du poète. Elle jette des lumières sur l'infiuence qu'exerce, sur l'reuvre de Ghelderode, Ie pays qui la vit naître et vit naître son auteur.

    Pélerin du temps jadis qui connaîtrait notre époque, ses vices, ses tares, ses grandeurs et ses servitudes; qui connaîtrait Ie cinéma, la radio, Ie phonographe, les scaphandres, Ie néon, l'élec-tricité, la bombe atomique; il n'est en ri en affec-té par les aspects les plus agressifs du progrès sCientifique qu'il prétend, tous, annoncés chez Jéröme Bosch. « C'est que je crois à l'àme », écrit-il, « et à ses métamorphoses. Et mon bon-heur est indicible de fröler tels appareils magi-ques qui font que les lumières fusent, sorcelle-ries électriques et néons aveuglants, que des har-monies en cercles jaillissent, recréées hors d'une boîte symphonique. C'est une tendre angoisse et la parodie du divin qui fait que, sou vent, l'on rit et l'on pleure. »

    Il a enfermé tout cela au fond de lui-même et ses yeux cIos voient défiler la mascarade, comi-que ou tragique, tour à tour, des humanités abo-lies des Flandres. Car Ghelderode vit en dehors de notre temps et toutes choses, idées et formes, de notre univers, avant d'arriver au creuset de sa sensibilité doivent traverser une zone d'om-bres étranges qui agit comme un filtre entre Ie poète et l'extérieur. N'a-t-il pas, d'ailleurs, jeté, tout au long de ses reuvres, des aveux comme ceux-ci, glanés au hasard:

  • 50 MICHEL DE GHELDERODE

    Ma mère me donna Ze jour en un siècZe qui n'est pas Ze mien, ce dont fat mouZt enragé.

    (Me. SIalu ••. )

    Pardonnez-moi d'étre si distrait et de vous voir de haut mais je viens d'un autre monde, je ne fus guère du vótre, je vats dans un autre monde.

    (Ch.illoph. Colomb.)

    En vérité je ne suis pas à ma place. ni dans mon costume, ni dans mon époque.

    (La Morl du Doeleu. Faull.)

    Ses personnages viennent au monde dana cette atmosphère et ils en gardent les caractéris-tiques. Etranges caractéristiques, d'ailleurs. I1s ont gardé de la Renaissance la vitalité surabon-dan te, la personnalité explosive qui fait voler en éclats toutes les contraintes:

    Ah se délivrer vite attendre que Dieu araignée rousse clouée ait exprimé tout son jus Mon Dieu mon père boit et ma mère est en folie tout devrait s'enjtammer ou s'étein-dre le ciel joue du couteau je ne de mande pas d'atde mais s'il pleuvait oh! si je pleu-rais L'étoile ou je vécus se dérègle. Si je po u-vais me fendre du haut en bas ou peser moins ou noireir ou rapetisser ah i'aurais mal Si Zourde ma máchoire Za retenir avec un mouchoir oh Blandine tu es vieille mof-ste BZandine tu faisandes N'entrez pas ... Elle n'est pas morte.

    (Mad .... oise/l. 1tiir •. )

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    Témoins de l'écroulement d'un monde et de la naissance d'un autre, les personnages de Ghelderode viennent au jour et se laissent percer jusqu'en leurs derniers retranchements. L'effroi, cependant, les habite: anges et démons se dé-battent au fond d'eux-mêmes et les dernières défenses tombent. L'auteur saisit ce moment et, sou vent, d'un coup sec, révèle toute la personna-lité d'un être ainsi soumis à lui, Ie creur et les reins, jusqu'au squelette.

    Devant cette apocalypse qu'il sent par toutes les fibres, Ghelderode est la proie d'une exalta-ti on lyrique hors norme, d'une excitation pro di-gieuse de toute l'être, de l'hypersensibilité éton-nante des nerfs, du creur, de l'äme qui entraî-nent une perméabilité ac crue à toute infiuence extérieure, à toute angoisse et aiguisent un sixième sens tout prêt à saisir toute poésie. Dans Ie baroque de son reuvre, Ghelderode a enchässé d'admirables poèmes. Celui-ci, par exemple:

    ({ J'ai appris d'eux à m'émerveiller ... la sym-phonie des plages, Ie chreur des forêts, les maria-ges des constellations, les harpes des prêtres, Ie savoir des abeilles, la plainte des femmes, la création du monde, les fantaisies de Dieu, l'odeur des aromates, les plaines du sommeil, Ie dialo-gue du serpent et du scarabée, les larmes et les diamants de la fiancée, la vie, la mort, la méta-morphose, les saisons, les chiffres, l'hypnose, la guérison de tous les maux, la danse vivace sur les tombeaux. ~

    C'est Colomb d'après Gauguin, conclut Ie criti-que qui cite ce fragment.

    Les choses, les sentiments, les sensations, dès qu'ils passent dans l'éclairage ghelderodien par-ticipent au paroxysme. Les passions, chez lui,

  • 52 :'11ICHEL m: GHELDERODE

    sont toujours à l'état incandescent et s'y main-tiennent sans que Ie ton, jamais, ne soit forcé. 11 ne connaît ni modération, ni juste milieu.

    Et ces lignes de lui-même dédiées à Cromme-lynck, eet autre grand Flamand, s'appliquent à lui également:

    (; Que Ie nom de ce poète singulier soit pro-noncé, en chacun s'amorcent des images ... CeIle, par exemple, d'un pirate, larguant ses feux et aussitót oublié de la rade, partant vers des mers excentriques, pour revenir quand nul ne l'attend, la cale bondée de trophées, d'alphabets inconnus et de femmes coloriées. 11 jette Ie tout à la popu-lace qui se rue sur ces gages d'un monde ignoré et il reprend dédaigneusement Ie large indiffé-rent aux applaudissements que lui vaut son aventure comme aux lazzi de ceux qui se trou-vent déçus de recevoir des idoles quand ils atten-daient des épices ... »

  • 111

    LE DEMONISME

    DE MlICHEL DE GHELDERODE

  • Ghelderode est un obsédé. Une inéluctable angoisse métaphysique l'habite. De son enfance, passée sous la férule des religieux, il a gardé une secrète peur, en même temps qu'une mystérieuse nostalgie, de « tout ce qu'il y a derrière l'hori-zon :.. Angoissé, ille reste et chacune de ses reu-vres est l'expression de ce destin qU'on lui a jeté sur les épaules et qui veut qu'il découvre, au prix d'un écorchement, la réalité et la vérité de ce c quelque chose :. qu'il pressent et sent grouiller dans l'ombre. Là est Ie démon, Ià sont les tour-ments.

    Son uni vers est peuplé de présences terrlbles qui épient, commentent, critiquent, intervien-nent dans nos actions, comme des gargouilles qui allongent Ie cou sur la cité, de très haut.

    Et cette pie qui caquette sur Ie gibet, ces man-nequins de foire, subitement réincarnés, Ie per-roquet de Charles-Quint, d'ou viennent-ils, qui sont-ils? Démons, démons, démons ... Gheldero-de a établi Ie contact avec Ie DiabIe; illui parIe, Ie fait parler, Ie secoue, Ie force à nous révéler quelques-uns des secrets qu'il détient. Las! sou-vent nous passons à cöté sans même nous rendre compte de l'exceptionnel événement qui se produit.

    11 y a toujours, chez Ghelderode, un arrière-plan de gestes et de mots que nous ne pouvons ni voir, ni entendre, ni sentir. Seulement deviner. 11 s'y passe des choses qui ne sont plus de notre monde. Chez lui, la scène est un lieu d'incanta~

  • 56 MICHEL DE GHELDERODE

    tion, une nef lumineuse qui vogue sur un océan dont on pressent les abîmes. Notre optique hu-maine n'y a plus cours. C'est aussi loin que pos-sible de tout réalisme. Dans l'univers gheldero-dien, les creurs et les montres sont déréglés, Us ne battent pas au fythme des nötres. Ses pièces nous arrachent violemment hors de nous-mê-mes. Insensibles au temps, nous ignorons, quel-ques heures durant, les limites de notre être. Les inconnus deviennent familiers et les familiers, à les reconsidérer, des monstres. Tout ce monde que l'auteur agite se meut dans une atmosphère qui n'est pas celle de la réalité; ni celle du rêve. Entre Ie rêve et Ie réel! Rien n'est, à la fois, plus réaliste et plus abstrait; ces extrêmes se rejoi-gnent violemment: une espèce d'accès d'ivresse ou l'aboi des chiens devient Ie cri de la Fatalité, ou les pièces d'or forniquent, ou Ie diabie prêche en chaire de vérité, ou les morts ressuscitent ...

    *** Don Juan part à la recherche de la beauté et

    de l'amour et échoue dans un bar moderne ou Olympia, dès qu'il la saisit, vieillit sur place et devient une sinistre maquerelle; Faust joue à mettre en accord son personnage et sa personna-lité; Pantagleize - un creur innocent dans Ie monde - donne Ie branIe, par une phrase bana-le, à tout l'appareil révolutionnaire et meurt, sans savoir ni pourquoi, ni comment. L'avare de Magie Rouge met ensemble des pièces d'or, sexuées par l'effigie, dans l'espoir qu'elles forni-queront et, se fécondant, donneront naissance à d'autres pièces. Mademoiselle Jaïre ressuscitée se révèle inapte à vivre encore et, tandis qu'en contre-point, se déroulent les saisons, elle meurt

  • 'JUDAS (p ... du) : Me "oid, Mada" ... 'Judas ... 'Je suis haur er sec er loi .. de mo .. bo .. heur ... 'Je suis occupé de mou-rir, mais regaTdez. je 'l./014S tire encore 'a lanpe, "ieille canaille! ...

    (Le MYSlère de la Passio ... ) Théárre des Mario .... ertes.

  • LE DÉMONISME 59

    pour de bon au printemps dans Ie sabbat du sang et des rêves. Ferdinand d' Abcaude, dupe de son amour, apprend à aimer simplement, avec tous les aléas que cela suppose. Marguerite, la femelle de Hop Signor!, désire et ce désir remplit et jus-tifie sa vie. Dans L'Ecole des Bouffons, Folial en-seigne Ie secret de son art, « de l'art, du grand art, de tout art qui veut durer :., et ce secret, c'est la cruauté. Charles-Quint, retiré du pouvoir, se retrouve seul avec ses péchés, avec la mort et ne trouve plus pour Ie consoler et Ie comprendre qU'un vieux perroquet, des marionnettes et des automates. Barrabas, touché par Ie Sauveur, va mourir en harmonie avec la tragédie du Calvaire.

    Ainsi toutes les pièces de Ghelderode se situent en deça ou au delà de notre monde. Toutes ten-tent de donner une réponse au problème essen-tiel du Bien et du Mal, toutes font appel, pour Ie résoudre, aux forces du Mal incarnées: Satan mène Ie bal, la Mort est un ménétrier.

    Et, de tout ce théàtre, s'il fallait choisir Ie c moment:. Ie plus important, Ie plus terrible, Ie plus dramatique et Ie plus caractéristique -quelqu'un l'a dit déjà - on jetterait, sans doute, son dévolu sur cette scène de Barrabas, scène hallucinante ou la soif torture Ie bandit et les deux larrons tandis que, dans un coin, Jésus prostré attend et prie. La Soif! Ce théätre au goût du soufre, ce théàtre chamel, àpre et con-vulsé, ràclant la gorge et brûlant la poitrine, est tout entier dominé par la Soif. Je dirais bien l'envie pour autant que la Soi! soit un besoin plutöt qu'une privation. Envie de vin pour Barra-bas; d'or dans Magie Rouge, de justice dans Pan-tagleize, de femmes et de l'orgasme libérateur dans La Farce des Ténébreux, de personnalité

  • GO ~lICHEL DE GHJ.;LDEHODE

    dans Don Jaan, d'évasion dans Christophe Co-lomb, de conscience objective dans La Mort du Doctellr Faust; envie de bàfrer, de jouir, de boi-re, envie d'oublier Ie Ciel et l'Enfer. Luxure, Gourmandise, Colère, Avarice, les sept péchés capitaux mènent la sarabande des masques dé-chaînés par Hieronymus Bosch, Ie Brabançon ( I ).

    L'art de Ghelderode ressortit à la magie. Son ceuvre déroute. Quelqu'un disait de lui qu'il n'est pas en règle avec Ie théàtre. Peut-être n'est-i! en règle avec rien, ni personne? Oui, si l'on veut bien considérer la distance qui sépare qualitativement notre théàtre de celui des An-ciens, ou, plus simplement, du théàtre des Eliza-béthains. Oui, si l'on veut bien considérer l'abî-me qu'il y a entre l'homme moderne et celui de la Renaissance, l'homme n'ayant cessé de dé-gringoier depuis ces hautes heures de l'Intelli-gence, cette culmination de la civilisation occi-dentale. Et puis, Ie drame doit-i! invariablement rappeier la partie d'échecs et se présenter com-me rigoureuse construction logique, procédant de la seule raison?

    C'est l'introduction de la logique et de la céré-bralité dans notre théätre qui fut Ie début d'une chute que ri en ne vient plus freiner. On croit trop souvent que l'homme n'est qu'une machine à raisonner, un complexe éminemment sensible

  • LE DÉ;\IONIS;\IE 61

    11 n'est pas vrai que l'homme ne soit qU'un animal raisonnable. 11 y a autre chose en lui de tout aussi puissant que sa raison: une irration-nalité, une perméabilité aux mythes, aux entraî-nements affectifs qU'on néglige trop sou vent. 11 y a, dans l'homme, l'être psychique dont nul ne sait rien et devant lequel Ie savant reste muet, impuissant; il y a dans l'homme l'abîme qU'j} porte en lui et qui épouvantait Pascal. Et Ie pou-voir de conviction du théàtre me semble bien être en raison inverse de sa rationnalité. Pour Ghelderode, Ie Théàtre, s'il est surtout la re-cherche de la mesure de l'homme comme mesu-re de tout et moyen de déchiffrer notre univers - comme chez Breughel - il est encore un puis-sant moyen d'action sur des éléments qui échap-pent tant à la critique qu'à la froide analyse: une tentative de dire l'inexprimable. Son art a quelque chose de pathologique et constitue une émanation d'un subconscient sur d'autres sub-conscients, une annihilation de toutes les barriè-res qui fait que Ie spectateur n'est plus séparé de son voisin, que les barricades entre scène et salIe tombent et que se réalise une unité pro-fonde entre tous les présents, les complices.

    Schiller, dans sa préface à La Fiancée de Mes-sine, parlant de la signification du chreur dans la tragédie antique, compare celui-ci à un mur vivant qU'elle construit entre elle et la réalité quotidienne pour protéger ainsi son lieu idéal et sa liberté poétique.

    Lorsque Ghelderode occupe un théàtre, il sem-bIe, au préalable, avoir construit autour de celui-ci une muraille qui, définitivement, l'isole du monde environnant. Muraille de feu, de soufre ou de chair vive ou cercle cabalistique, il n'im-

  • 62 MICHEL DE GHELDERODE

    porte. L'essentiel est que, pareil aux anciens, Ghelderode, par des moyens différents, obtienne un effet identique. Cet isolement obtenu par Ie chreur, Ghelderode semble Ie provoquer par ar-tifice de magie. Autour des tréteaux ou ses per-sonnages se disloquent et se reconstituent, flotte une «aura» indéfinissable. Les mots, l'incantation de mots, leur assemblage, les apparences qui s'a-gitent sur la scène, autant de clefs d'un univers irréel ou l'on ne raisonne pas, ou l'on subit une loi: celle, profonde et terrible, du Bien et du Mal, celle des choses inexpliquées et inexplica-bles, celle qui résulte du péché originel. Au delà des personnages, plus loin que l'anecdote nais-sent des rapports, s'ouvrent des perspectives, s'entrechoquent des de stins qui posent, presque chaque fois, Ie problème de l'Unité primordiale. C'est un théätre qui ne livre pas au premier abord sa symbolique ni ses secrets lourds et en-tiers. Il y faut Ie bercement mystérieux des ryth-mes que l'auteur a semés dans ses reuvres; il y faut, au préalable, cette espèce de léthargie, presque de l'ivresse, qui s'empare de tout spec-tateur d'une pièce ghelderodienne, comme sous l'empire d'un balancement marin.

    Et peut-on di re que ces effets, quasiment mi-raculeux, l'auteur les obtienne sans avoir recours à l'art? Car, en définitive, l'art ne doit-il pas provoquer cette espèce d'ivresse et d'isolement; n'est-il pas, précisément, cette apparence qui perrnet de supporter la réalité? La tragédie grecque est née de la musique, a dit un philoso-phe fameux. Et c'est à cette origine qu'il attri-buait les effets prodigieux des reuvres sopho-cléennes.

    L'art de Ohelderode est, lui aussi, d'ordre mu-

  • LE DÉMONISME 63

    sical, riche de modes inconnus et de modulations rares. C'est lui qui, dans un des journaux intimes de Baudelaire, soulignait cette phrase boulever-sante: « La musique creuse Ie ciel. :. C'est par la musique qui court à travers ses reuvres que Ghelderode creuse ciel et enfer. Mais cette ex-ploration, dangereuse et terrible, n'est pas sans marquer l'auteur. Ce sont ses recherches et ses découvertes dans ce domaine fulgurant qui ont fait de lui cet être inquiétant que nous connais-sons, cette sorte d'excommunié de la Littérature conformiste.

    C'est la musique, sans doute, qui permettait aux anciens de supporter l'horreur ou l'absurdi-té des choses vivantes, cette horreur ou cette absurdité que la tragédie ou la farce - gräce à la musique - transposaient en sublime ou comi-que. Nietzsche, du moins, Ie prétend.

    C'est gräce à la musique aussi que Ghelderode impose ses personnages. La musique est, pour lui, une nécessité. Le peuple dont il est né est, d'ins-tinct, musicien. Ce sont des Flamands, les poly-phonistes de la pré-Renaissance, qui lancèrent du haut des voûtes et des rosaces, les cathédrales harmoniques qui enchantèrent leurs contempo-rains. Chaque tour de ce pays, tour d'église ou d'hötel de ville, est sonore. La musique du ca-rillon descend de là-haut sur Ie peuple laborieux. Les reuvres de Ghelderode - et Mademoiselle Jaïre, particulièrement - sont comme des par-titions musicales, tout imprégnées de la poly-phonie de la Renaissance. L'ceuvre de Ghelde-rode est un concert céleste et infernal, tout à la fois: Ie requiem et l'orchestrion de foire s'en-lacent et, de l'ensemble, nait une harmonie bi-zarre, lancinante, insinuante qui étoutfe notre

  • ~l!CHEL DE GHELDERODE

    sens critique, brise notre volonté et nous livre, dolents, au rythme de l'auteur.

    R,ien de plus propre à produire l'éternel dé-paysement recherché par l'homme que la musi-que. Consolatrice, médiatrice, compagne fidèle, la musique remplit tous les rÖles, s'insinue adroitement dans les interstices de notre vie, en-tre les mondes qui se partagent notre être. « OUi, la musique est vraiment la médiatrice entre la vie des sens et la vie de l'esprit » s'écrie Beetho-ven. « La mélodie est la vie sensuelle de la poé-sie! N'est-ce pas par la mélodie que Ie contenu spirituel d'une poésie s'infiltre dans nos sens? »(').

    La mllsique a quelque chose de démoniaque, de dionysiaque, pourrait-on diTe: elle plonge, sans effort, dans un monde nouveau, un monde fait de rapports que nous ne pouvons jauge!.", Oll se meuvent des phénomènes que notre raison ignore et qui la ctépassent.

    Ghelderode, ainsi, naguère musicien, introdui-sit dans ses amvres une cadence qui est sienne, faite de silences, de syncopes, d'harmonies, faite d'un enlacement, d'un contrepoint prodigieux de voix humaines, faite de tout ce qui grouille der-· rière l'apparence. Certes, il raconte une histoire. Sophocle écrivant CEdipe mi raconte aussi une histoire et Shakespeare, écrivant Hamiet. Mais l'action visible se double d'une autre action, invi-sible celle-Ià, et que je suis bi en près de considé-rer comme la seule réelle: une action qui se joue chaque fois entre les forces du Bien et du Mal, entre l'ange et la bête, entre Dieu et Ie démon. Les êtres qu'il anime évoluent SUl' scène, vont,

    (I) eit! par Rom.in Rolland: G{J!t"~ ~I Beellwv~".

    64

  • LE DÉMONISME 65

    viennent, parlent, joignent leurs voix et leurs apparences physiques s'entrechoquent. Mais au del à de ce réel que nous pouvons voir, toucher, humer, entendre, goûter presque, dans un do-maine ou se nouent les rapports entre notre uni-vers et celui des anges et des démons, naît un drame entre des forces dont les personnages qui passent sur les planches ne sont que les signes inconscients. C'est l'histoire de Pantagleize qui, par une phrase banale -« Quelle belle journée!:. - précipite la cristallisation d'événements qu'U ne soupçonne même pas et dont il se trouve être la victime, tout ébaubi de se trouver là.

    Quand Ghelderode, ce magicien, cet alchimis-te, occupe un théätre, il règne partout. Sur scè-ne, évidemment. Mais aussi sous les planches, dans les cintres et dans la salle. Partout il a installé des éléments de son laboratoire: des éprouvettes, des flammèches, des philtres bizar-res et coloriés, partout il provoque des réac-tions. Il apparaît comme un chercheur toujours à l'a:tfût de neuves combinaisons et dont Ie ca-talyseur serait la dramaturgie.

    *"'* Le père de La Farce des Ténébreux apporte

    des lumières sur l'homme; il tire de cet amas de chairs, de muscles, d'os, les raisons secrètes du comportement; ses pièces sont des transes de possédés qui se débattent furieusement sur scè-ne. Ghelderode ne les lächera pas avant que Satan ne les ait quittés.

    On dit de Ghelderode qu'il est démodé. Je ne Ie pense pas. C'est nous qui avons changé. A Pa-ris, ou l'on jouait Hop Signor!, une dame parfu-mée demandait à son mari, la pièce terminée:

    5

  • 66 MICHEL DE GHELDERODE

    « Mais de quel siècle est ce Ghelderode? ~ D'un siècle, Madame, ou les choses surnaturelles avaient encore quelque importance. Notre épo-que, pressée de vivre, n'a plus Ie temps d'y ac-corder la moindre attention, bien qu'elle se nour-risse de superstitions et qu'elle vive dans la ter-reur du lendemain et des ténèbres extérieures, demandant des raisons d'espérer et de ne pas craindre à l'astrologie. Elle n'a plus Ie temps, notre époque, ou ne veut plus prendre Ie temps de réfléchir à certaines coïncidences, à certains phénomènes, à d'innombrables intersignes qui ne s'expliquent jamais par la raison. Gheldero-de nous met Ie nez sur ces hauts faits et nous force à les regarder.

    Je trouve, dans les Cahiers de Montesquieu, cette note: « Les deux mondes - Celui-ci gäte l'autre et l'autre gäte celui-ci. C'est trop de deux. Il n'en falloit qu'un. »

    Le fait est qu'il y en a deux et dont il va bien falloir que no us nous accommodions. Tant que l'un des deux mondes se dressera contre l'autre, tant que nous n'aurons pas construit un pont en-tre eux; trouvé Ie médiateur qui conclut des paix successives, il faudra que nous choisissions et que no us accordions notre préférence à l'un ou à l'autre. Précisément, l'reuvre de Gheldero-de constitue une tentative de concilier ces deux extrêmes. Certains ont pris Ie problème par Ie cóté Dieu; Ghelderode l'a pris par l'aspect Satan. L'une méthode, comme l'autre, est valable car accepter l'existence du Démon c'est affirmer celle de Dieu.

    En tout cela, encore, Ghelderode est de l'épo-que ou il situe son existence, du pays ou Dieu -ou Ie Diabie - l'a fait naître. L'angélisme n'étalt

  • I.E DÉMONISME 67

    pas Ie fait de ces rudes Flamands ou Brabançons, hauts en couleurs, solides, bien plantés sur terre. Leur croyance en un monde supraterrestre était surtout fondée sur l'existence du démon. C'est de lui qu'ils tiraient craintes et tremblements, c'est sa présence partout qui constituait la bride de leurs instincts et qui donnait du prix à la vie. Ainsi, dans Ie théàtre de Ghelderode, vain-queur ou vaincu, terrassé ou triomphant, Satan atteste toujours de la présence en ce monde, sous cette terre, dans ces arbres. du Mal éternel, celui qu'on n'explique pas.

    Pantagleize, entrainé dans Ie tourbillon irré-sistible et fatal des événements, poussé, balancé, cahoté. emmené. finalement impuissant et fu-sillé, meurt sans avoir contrevenu à quoi que ce soit. consciemment. Ce sont des forces irration-nelles qui l'ont entraîné et l'ont mené ou il en est. A qui s'en prendrait-il? A Bamboula? A la juive? Aux juges? Aux soldats? Mais tous sont les instruments d'un Destin qui plane au-dessus d·eux. Alors? Pantagleize meurt cependant. Pourquoi? « Pourquoi Dieu permet-illa mort des Innocents? IJle fait justement. Car s'ils ne meu-rent pas à cause des péchés qu'ils ont faits. ils meur ent toujours coupable du péché origine!. » C'est Michelet qui cite cet extrait du De Strigi-bus de Spina. maître du sacré Palais. au Moyen Age. On comprend que cela enlève aux juges quelques-uns de leurs remords, quelques-uns de leurs scrupules. si toutefois ils en éprouvent à envoyer quelqu'un à la mort ... Et tout cela est bien actuel. bi en terriblement près de nous. sous ces oripeaux de cirque ou de théàtre.

    « On meurt toujours coupable du péché origi-nel... » Joseph K ...• Ie héros de Franz Kafka, ex-

  • 68 MICHEL DE GHELDERODE

    périmenta cette terrible vérité. On lui fit fête. Il y a des années que Pantagleize est mort du même mal, sans être, pour autant, syphillitique ou impuissant.

    Bien, Mal, Péché, Vertu, Dieu, Satan ... L'am-vre ghelderodienne, dans un mouvement inin-terrompu et harmonieux de systole et de dias-tole, va de l'un à l'autre, crée entre ces extrêmes une zone à elle, alternativement d'ombre et de lumière, d'obscurité et d'aveuglante clarté, de joie et de douleur ...

    Renaissant égaré en notre siècle, Ghelderode a aussi, de ce siècle, Ie souci d'éternité, la crainte de ce pOids terrible qui nous tire toujours vers l'enfer ...

  • IV

    LE HAUT-RIRE DES PAYS-BA6

    Si rrop d. folie diplair aux homme.,

    .. op de sagesse déplaîr à Dieu.

    Martin LUTHER.

  • Les Pays-Bas, au temps de la Renaissance, pour éprouver tous ces soucis métaphysiques qu'aggravaient les misères des sanglantes répres-sions et la précarité de la vie humaine, n'en gar-daient pas moins Ie goût du rire.

    Le rire semble un attribut essentiel de ces gens, la dernière arme, parfois, qui leur reste pour protester contre les violences de l'Etat attentant aux libertés chèrement acquises. n faut suivre 1'histoire de ce rire dans Ie livre capj-tal d'Eugène Baie Le Siècle des Gueux. Vous Ie dépisterez dans Erasme, dans Marnix de Sainte Aldegonde, dans les jeux de tabie. Sarcastique, caustique, élégant, gros, souvent, « masque aux révoltes intimes », cousin du rire de Touraine que Rabelais fit déferler sur Ie monde, cousin du rire de la Satire Ménippée. Hénaurme! Les tri-pes dansent, les doubles et triples mentons de Jordaens tremblent comme gelée ... Suivez Ie rire de BreugheI, celui, hystérique, de Bosch; suivez Ie rire de toute la Néerlande. « Con vul sion gros-sière », si 1'on veut mais convulsion à profonde signification humaine, Ie rire exige certain cli-mat, certaines circonstances, une complicité en-tre rieurs. lci la complicité naît du sol, des habi-tudes de vivre; elle s'ébauche contre quelque chose au bénéfice d'une autre, contre la répres-sion ou pour cette tolérance qui fut toujours le prop re de ces contrées irréductibles.

    Le rire de Ghelderode prend successivement toutes les formes. Depuis la douce ironie jus-

  • 72 MICHEL DE GHELDERODE

    qu'au rictus amer et mauvais, il parcourt toute l'étendue du prisme: de l'infra-rouge à l'ultra-violet. Dionysos, pour quelques heures ressuscité, fait la nique à tous nos messieurs-dames trop bien éduqués, trop pommadés, trop « corrects ~.

    J'adore ceux qui font la petite bouche devant ce torrent qui dévale et entraîne tout sur son passage. Mijaurées, estomacs délicats, petites na-tures se récrient et protestent, trop attachés à leurs tourments à la petite semaine, leurs questions sans réponses et leurs problèmes étroits. Le tempérament les indispose et leur donne aigreurs, maux de tête et éblouis-sements. C'est précisément de tempéraments que nous avons besoin. L'art - qu'il soit pictural, dramatique, littéraire ou cinématogra-phique - meurt de l'abondance des faiseurs. Et pour un Ensor combien de « peintres du diman-che »? pour un Céline combi en de Bordeaux? Pour un Rousset('), combi en de Magali? Pour un O. Welles combien de Frank Capra, satiris-tes à l'eau de rose? C'est d'orages que nous man-quons. Rabelais était une force de la nature. Il vint à point nommé. On n'a pas compris assez qu'un Ghelderode nous fut donné pour étabIir un courant d'air et balayer quelques-uns des miasmes dont nous crevons. Et c'est peut-être la mission de ce pays que de donner à l'Occident eet afflux de sang qui monte à la tête. Cromme-lynck fit cela et c'est son honneur.

    Rire! La farce ftamande ou brabançonne, franche et peu prude, Crommelynck l'a portée sur scène. Ghelderode aussi est de cette lignée.

    (1) David ROUloet, auteur de Les 70UTS d~ ""Ir~ m/W,. (Ed. lA Pavoio).

  • LE HAUT-RIRE DES PAYS-BAS 73

    Mais, plus que l'auteur de CaTine il a gardé Ie contact avec la terre flamande; plus que lui, 11 en a cultivé l'indisclpline foncière. La farce est son domaine. Mais alors que, eh ez d'autres, les personnages grotesques ont gardé juste ce qu'il faut d'humanité pour n'être plus que des méca-niques, eh ez lui Ie comique ne s'est pas dépouillé de sa gangue humaine. Et de ce fait il évolue à la limite du comique et du tragique, il fait, sans jamais tomber, de la corde raide entre ces deux domaines. Et s'il tombe, oh! s'il tombe, quel éclat de rire ou quelle navrante tristesse!

    J'ai, souvent déjà, cité Pantagleize. 11 faut que j'y revienne. Ce « vaudeville attristant », comme dit l'auteur, est caractéristique à ce sujet aussi. Tout au long de la pièce Ie ri re sourd, jaillit, éclate en raf ales, en vagues successives. Et ce personnage grotesque de Pantagleize, un peu lunatique, délicieux funambule, nous arrache des larmes à la scène dernière. Qui fut-il? Un «type:. de farce, étourdi, chanceux, un peu poète, mais un type humain, quand même, puisque nous croyons à sa mort et qu'elle nous attriste. Char-lie Chaplin est un peu ce personnage à la limite du burlesque et du tragique. Malgré les rires qu'il nous tire, il nous peine. Nous sentons battre Ie ccrur d'un homme. La mécanique, chère à Bergson, n'a pas étouffé l'humanité. Et notre indifIérence masque notre émotion. Et notre rire, car il faut se hater de ri re pour ne pas être obligé de pleurer, n'est qu'une défense de la So-ciété contre l'espèce: si tout Ie monde était ainsi, battu, mystifié, cocu, volé, niais, recevant des gifles! Pareil rire nous barde d'indifférence, mais l'émotion veille qui s'infiltre à la première occasion.

  • 74 MICHEL DE GHELDERODE

    Voici que j'anticipe et que je parle d'un rire d'essence supérieure ...

    Il y a, chez Ghelderode, une force insoupçon-née qui l'oblige à dépister Ie moindre ridicule, à Ie baptiser d'un nom sonore et signifiant, à rail-Ier, moquer, lancer flèches et lazzi. Toutes les formes du comique, il les emploie, il les met en action.

    Et la première, précisément, qui est cet art de créer des « types ». Sans « types '>, la farce pour-rait difIicilement s'ébrouer, et vivre. Il faut qu'au nom seul du personnage Ie public sache à quo i s'en tenir sur sa puissance ou sa faiblesse. Quand, engoncé dans son fauteuil, comme l'huître dans sa coquille bàillante, Ie spectateur de Ghelde-rode ouvre son programme et que celui-ci an-nonce une farce, s'il lit la distribution, déjà Ie voici en joie, un sourire erre sur ses lèvres:

    Menonkel, bourreau; Mugge, paysanne; Vuidebolle, philosophe; SChobiak, SChabernak, Rufiak, hallebardiers; Monseigneur Breedmaag, évéque de Brugel-

    monde; Mac-Boum, général; Luisekam, poète; Beni-Boujtout ... (').

    J'en passe et des meilleurs ...

    (1) Menonkel: mon onele, sobriquet, ou, plu. familièrement Mononele. Mugge: moustique. Vuidebolle: Boule vide, tête creuse. Rabelai., parfoi., emploie vuid~

    pour vide. Scharbemak: en patois bruxellois: eoliet ou peau du cou. Breedmaag: estomac large. Lui .. kam: peigne à poUl

  • LE HAUT-RIRE DES PAYS-IlAS 75

    Ghelderode a l'art de typer ses personnages par Ie nom dont il les atIuble. Quand se lève Ie rideau, Ie spectateur connaît déjà l'essentiel du personnage. Les types sont crayonnés et modelés d'une main forte. Encore faut-il, pour qu'ils fas-sent rire, qu'ils soient une quintessence de la réalité. Le terreau néerlandais est assez riche et Ghelderode a eu tout loisir d'observer ses per-sonnages en action. A l'un il a pris tel tic, à un autre telle ditIormité physique ou morale. Pous-sant tout cela au bout de la logique, Ie personna-ge saute de la boîte à surprises. Le voici läché sur les tréteaux. Les catastrophes attendent dans l'ombre et, dans l'ombre, Ie rire monte à la gorge du public. Et ce ri re sera d'autant plus cruel, plus large, plus ample qu'au passage Ie specta-teur reconnaîtra tel trait qui semble emprunté au voisin.

    Mais ce théàtre de farce a des filiations dans la dramaturgie. La farce flamande a des rapports avec les farces des autres nations. L'ancêtre commun de tous est Aristophane mais on peut trouver entre la Commedia dell'Arte, par exem-ple, les farces moliéresques, les modernes et celles de Ghelderode des traits communs qui sont ceux de la farce éternelle.

    Le mouvement d'abord! Une saltation ininter-rompue tant dans les corps que dans les répli-ques, les idées, les creurs; une impétuosité irré-pressible, totale: la force et l'indiscipline d'un torrent qui entraîne tout sur son passage. Temps, psychologie sommaire, mimique et gestes sont accélérés, un peu à la façon des premiers films muets, un peu - très peu - à la façon de « la sortie des usines Lumière :.. Une légère mécani-sation - ou accélération - de la vie et on ob-

  • 76 !\lICHEL DE GHELDERODE

    tient Ie comique. A noter qu'on ne crée pas de nouveaux types: on se contente de styliser ceux de chaque jour.

    Là-dessus une outrance verbale sans freins. Les mots qui pleuvent, s'amoncellent, débordent, coulent, se gonflent, éclatent, meUl'ent, pour re-partir et fuser plus loin. C'est un peu Ie commis-saire du Guignol qui reçoit un coup de báton, s'abat et se reIève. C'est Ie comique de plusieurs farces de Molière. Des mots, des mots, des mots. Acrobatie verbale et plastique. Un Breughel qui s'animerait soudain et parlerait.

    On retrouve tout cel a chez Ghelderode. Et ce mouvement de saltation, cette impression déli-cieuse d'assister à des tours de force et de crain-dre que Ie pan tin qui s'agite ne se casse les reins. Lointain émoi des jeux de cirque chers à notre enfance ... Mais non! un saut périlleux rétablit la situation, un nouveau tour de force sauve la mise. Et cette outrance verbale qui sait tout noyer dans un tourbillon fou de paroles, de mots, de réparties dröles ...

    Il y a des survivances de la Commedia d'eIl'Ar-te. En France. En Espagne. En Amérique. Knock est une farce. Monsieur Ze Trouhadec saisi par Za débauche de même. Encore certaines pièces de Giraudoux, d'Anouilh. Et dans Divines ParoZes de Valle-Inclan il est des éléments bouffons. Et les films de Charlie Chaplin, déjà cité? Et ceux de Laurel et Hardy? Et ce petit chef-d'amvre du cinéma qui passa inaperçu: Hellzapoppin; par-tout on l'etrouve des éléments du grotesque pri-mitif qui ne s'éteignit qu'au xvnr siècle SUl' les scènes italiennes et ne cessa de couver dans les théátres anglais jusqu'à nos jours, sous forme de pantomimes. Ou elle Ie peut, la farce s'impose,

  • LE HAUT-RIRE DES PAYS-BAS 77

    en ce siècle de fer et de feu. Mais qu'elle est pà-lotte, chétive, timide! Elle se mélange à d'autres éléments - sauf dans Hellzapoppin cité plus haut - s'exibe devant une toile de fond faite de soucis, de problèmes, co mme chez Anouilh (qui, par ailleurs, a Ie mieux su garder Ie rythme); elle tourne court, souvent et débouche dans Ie drame.

    Ce goût de la farce on Ie retrouve encore eh ez nombre de comédiens, d'animateurs, de met-teurs en scène. Il perce, on Ie cache. On veut l'enterrer, il resurgit. On l'ensevelit, il pique une tête plus loin, s'ébroue, prend place ... Rien à faire ... Rien à faire! « Centurion pas mort! ~

    Voyez donc Dullin! Chez Copeau. Voyez eh ez Jean-Louis Barrault. Chez Barsacq, voyez les comédiens de M. Grenier-Hussenot, si enclins à ce mouvement éternel de la farce bondissante et Lejeune, habile metteur en scène de la farce poétique de Supervielle La Belle au Bois, de L'Invitation au Chàteau d'Anouilh, qui sut si bi en mettre en évidence toutes les qualités de finesse et d'intelligence de la farce.

    Un sentiment dyonisiaque s'empare du specta-teur au vu de ces réalisations au point que l'en-vie vous prend de descendre à califourchon la rampe d'escalier, comme Ie vieux Monsieur des seIs Machin.

    Ghelderode a, ainsi, écrit plusieurs farces ou Ie comique, toutefois, n'a pas réussi à étoutrer l'humanité. Beaucoup de fragments de ses reu-vres trahissent un héritier de celui qui écrivit: « Pour ce que ri re est Ie propre de l'homme. :t On retrouve chez lui bi en des qualités de Rabe-lals.

    Sa force, d'abord. Son impétuosité. Sa santé

  • 78 MICHEL DE GHELDERODE

    débordante. Ce fils du même sol que Tyl Ulen-spiegel ne peut qu'aimer la subversion et Ie rire satirique; ce fils d'une terre ou l'on aime boire, faire ripaille, d'une terre ou des ordonnances de l'Etat devait limiter Ie nombre de plats des ban-quets, ne peut que se complaire dans l'esbaudis-sement.

    La mystification. Encore un domaine propre à Ghelderode. Je Ie retrouve, ce goût inquiétant, dans nombre de répliques; je Ie dépiste dans un titre, dans une indication scénique. « Farce pour marionnettes » dit-il quelque part d'une de ses pièces. Bien sûr! Mais il faut être naïf ou sot pour ne pas comprendre: les marionnettes c'est nous. Dieu - ce grand Plaisantin - ou Ie DiabIe, tire les ficelles. Allons danse, poupée, et chante ta complainte. Dans quelques secondes, la main qui te prête vie va te retirer de la scène. Bon-soir, messires et messiresses, la farce est finie. Rentrez donc vous coucher et ne pensez plus aux vérités insolites que l'auteur vous décocha, pour rire. 11 ne s'agissait pas de vous; seulement de ces poupées dérisoires de bois et de loques qui, ce tantót, vont réintégrer leurs boîtes et, jusqu'à demain, dormir pour recommeneer ...

    Défense sociale, trop-plein de vie qui déborde, barrière contre l'attendrissement ou la pitié ou, plus simplement, manifestation extérieure d'une machine bien huilée et bien conditionnée, Ie rire ghelderodien est tout cela. 11 éclate sur les tré-teaux, part dans la salle et, de proche en proche, gagne et se répercute. Une dernière vague et, déjà, il s'éteint: Ie tragique destin de l'homme prend Ie pas sur Ie comique.

    Des multiples faces du talent de Ghelderode on ne sait laquelle choisir ... Son talent de sati-

  • LE HAUT-RIRE DES PAYS-BAS 79

    riste tempère, anime, éclaire encore davantage l'autre: cette propension morbide vers Ie noir et Ie désespéré_ Et c'est très bien ainsi, comme di-rait un autre homme de théätre.

    C'est très bien ainsi parce que la brutalité féroce du moraliste médiéval qui se cache en Ghelderode a besoin de la fraîcheur de la pluie lourde et cl ai re du rire. Et Ie rire ghelderodien vient à point pour donner à l'reuvre son équili-bre interne que, sans lui, elle n'aurait peut-être pas ...

  • v

    LES RECHERCHEJS TECHNIQUES

    DE GHELDERODE

    6

  • On a dit - mais que n'a-t-on pas dit et que ne va-t-on dire encore? - que Ghelderode n'a pas l'optique théätrale, qu'il est, avant tout un conteur soucieux seulement de raconter une histoire ( I ).

    Encore que Ie souci de raconter une histoire ne constitue pas une faute, je veux bien que la cadence dramatique ordinaire - celle à laquelle nous sommes accoutumés - soit souvent absen-te de l'reuvre de l'auteur de Magie Rouge.

    Il introduit au théätre une cadence à lui: la cadence ghelderodienne. Toute la question est de savoir si ce rythme etfréné est dramatique, c'est-à-dire s'il constitue, out ou non, une accéIéra-tion du temps, au sens ou Giraudoux pouvait écrire: « Le destin n'est que la forme accélérée du temps. » Le tout est de savoir si l'équilibre de la construction con court à l'harmonie du tout et si, des veines et des artères qui traversent en tous sens ce grand corps nerveux et débordant de santé, s'impose à nous une vie humaine, quelle qU'elle soit.

    On ne fait pas Barrabas quand Ie tempéra-ment dramatique ne Ie commande pas, quand des forces irrationnelles ne vous imposent pas,

    (1) Un de. grand. et rare. amis de Ghelderade, Ie prasateur Franz Hellen., n'a-t-i! pas écrit, avec une bonne foi absolue, deux préfacel au il tend à prauver que natre auteur n'est pas du tout on homme de théätre. Ghelderode ne dérnentit jamais, ne riposta pas, sachaot bien qu'en dépit de toutes les paraphrases, soo théitre e:dste sitöt que se lève la toile ct qu'aussitöt tautcs Ics théories critiques s'écroulent.

  • 84 MICHEL DE GHELDERODE

    physiquement, ces personnages qui sont comme les émanations d'une autre vie, avec tel aspect physique, tels tics, tel langage. Je cUe Barrabas. Je pourrais, tout aussi valablement, citer vingt autres pièces de construction aussi solide, d'une logique interne aussi rigoureuse. Que mille dé-tails, apparemment superflus, viennent se gref-fer et s'imbriquer dans l'édifice, quoi de plus normal ? Toute une époque, figuration de la nö-tre, s'agite en grouillante et vivante toile de fond, avee ses spadassins, ses marchands, ses soreières, ses moines. La ville - Ie milieu - est présente derrière ehaque drame, et, de eonnaî-tre Ie terreau ou éelosent des fleurs vénéneuses eomme Marguerite Harstein, par exemple, ne peut diminuer notre plaisir. Le maniement des foules est un art et Ghelderode possède ce don puissant et rare. Avez-vous remarqué que Crom-melynek - quoi qu'il « die :., flamand - parta-ge avee Ghelderode ce don que les peintres des Pays-Bas ont transposé en eouleurs et en lignes? Jamais peuple ne fut plus social que eelui-ei, plus poussé que lui à s'agglomérer, à eréer un nouveau corps, un creur neuf qu'on sent battre dans ses livres, ses tableaux, son histoire, jamais peuple ne fut aussi pressé de vivre ses expérien-ces soeiales, Ie tout premier en Europe.

    La eadenee qu'on sent battre dans l'reuvre ghelderodienne e'est Ie ereur de la terre. c Les eendres de Claes battent sur mon ereur :., disait Ulenspiegel('). Dans l'äme de Ghelderode, par-

    (1) Fait à noter: c'eat après avoir découvert la Légende d'Ulenspiegel que notre auteur lubit l'influence déterminante, en 1916, qui deTait, définitiYCmCDt, Ie vouer aUl< Lettres pour lesquelle. U délailla l'étude de la musiq ue.

  • LES RECHERCHES TECHNIQUES 85

    tant de ses pièces, battent les cendres de tous ceux, innombrables, dont la chair et les os ont engraissé la terre hlstorique et sacrée de Néer-lande. Rythme puissant et doux, violent et révoIté, tendre et majestueux, tour à tour; ryth-me divin des saisons, rythme éternel des fieuves lourds et lents, rythme des creurs ...

    L'reuvre de Ghelderode est végétale: une forêt imposante et épaisse qui a gardé quelque chose de mystérieux et de ténébreux, ou l'homme s'éga-re parfois mais ou, à chaque pas, il bute sur Ie problème du couple Dieu-Homme, ou il se révè-Ie panthéiste et mystique à la fois, comme Ruus-broec l'Admirable.

    Telle est la cadence de ce théätre. Une cadence lnsolite en nos temps rationnels, je Ie veux blen; mais l'insolite est-i! nécessairement antidrama-tique? Et l'art, n'est-ce pas, justement, comme Ie déclarait Gide, d'aller à contrecourant? Ecou-tez ce que dit Valéry que Ghelderode, cite, non sans malice:

    « Rayez de l'existence ces poètes confondants, ces hérésiarques, ces démoniaques; ötez ces pré-cieux, ces lycanthropes et ces grotesques; replon-gez les beaux ténébreux dans la nuit éternelle, purgez Ie passé de tous les monstres littéraires, gardez-en l'avenir, et n'admettez enfin que les parfaits, contentez-vous de leurs miracles d'équi-libre, alors, je vous Ie prédis, vous verrez promp-tement dépérir Ie grand arbre de nos Lettres; peu à peu s'évanouiront toutes les chances de I'Art même que vous aimez avec tant de rai-son ... »

    Ghelderode répugne à couper ses pièces en actes et affiche une propension manifeste pour Ie

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    théätre continu: une action violente qui com-mence au lever de rideau, se noue et se termine lorsque tombe la toile. Ses recherches sur l'uni-té de temps devaient nécessairement Ie conduire à rejoindre, ici encore, les Anciens. Gaston Baty ( I) note, parlant des débuts de l'art drama-tique: « La représentation dure parfois trois jours avec, pour seules interruptions, celles qu'impose la nuit. »

    Nous ne connaissons plus - les soupçonnons-nous encore? - les conditions de vie de l'art dramatique d'autrefois. Qui décrira ces specta-cles des Grecs ou tout un peuple venait commu-nier dans Ie culte des dieux et des héros; ces publics shakespeariens entassés, au « Globe », matelots, marchands, espions, gentilshommes encanaillés, prostitués des deux sexes crachant, mangeant, applaudissant; ces publics de la Re-naissance, ceux du Moyen Age quand la foule se portait, enthousiaste, vers l'endroit choisi pour que s'accomplisse Ie Mystère ... Qui décrira leur foi avec les mots qu'il faut pour nous faire bien mesurer Ie chemin que nous avons parcouru et qui vient d'aboutir dans l'impasse obscure ou se débat Ie public d'aujourd'hui? Autant tech-niquement que moralement, notre théätre a per-du Ie contact avec Ie peuple. Ses errances vien-nent de là. En accord exclusif avec une infime partie du public possible, les infiuences s'exer-cent en vase cIos et Ie résultat en est un amoin-drissement de la vitalité, une sensation d'étouf-fement, un embourbement lent, mais sûr. Tout se passe dans une chambre d'hötel imperson-

    (1) Gaston Baty et René Chavance: Vie d4 "art dramarique.

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    nelle, rideaux tirés, éclairage électrique, radia-teur de chauffage en plein rendement. Pas d'air! Surtout pas d'air! Quelque chose comme renfer imaginé par Sartre dans Huis clos ... Pendant ce temps, dehors, Ie vent souffle, la pluie chante ou Ie soleil met des taches blondes partout ...

    Etonnez-vous, dès lors, que quelqu'un qui jette sur la scène Ie vent, les tempêtes, la mer houleu-se, Ie bruissement des arbres et des foules soit traité en imposteur, en importun!. ..

    C'est l'aventure de Ghelderode. Ce théä.tre qui se joue sur la place publique, dans et devant l'église, sur un champ de foire, doit, pour que toutes choses soient normales, détonner, éton-ner, provoquer une levée de boucliers. Soyez sans crainte: toutes choses sont norm ales et, de-vant ces écluses ouvertes, ce flot impétueux, on se bouche les narines, on ferme les yeux et on bourre d'ouate ses oreilles. C'est une politique co mme une autre mais qui laisse insatisfait et n'empêchera pas l'évidence d'éclater.

    C'est sur la scène élizabéthaine que Ghelde-rode aurait été à l'aise, sur cette scène divisée en quatre parties distinctes et qui permettait Ie transport de l'action d'un lieu dans un autre, sans interruption.

    Parfois, Claudel a Ie même souci de la conti-nuité de l'action. Dans Le Soulier de sa tin, il re-commande: « 11 est essentiel que les tableaux se suivent, sans la moindre interruption. Com-ment, par quels moyens? Les machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux des spectateurs pendant que l'action suit son cours. :.

    Des reuvres comme Hop! Signor, tellement ra-massées, tellement explosives et rapides, se pour-

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    raient étirer en trois actes. Elles y perdraient Ieurs quaIités essentielIes qui sont la force, l'inattendu, l'inéluctable du déroulement, la puissance de choc ...

    Ghelderode ne connait pas de contrainte. Il se laisse emporter par son incontestable sens poétique. Poète iI l'est et c'est son don de poésie qui sauve de l'artifice ses recherches techniques. La scène lui parait trop étroite et c'est à l'échel-Ie du monde et de sa vis ion du monde qu'il cons-truit ses drames. Il élargit et force Ie cadre dramatique, en ne tenant pas compte des règles, et forge un instrument à sa mesure.

    Cet instrument est solide, bien équilibré. Pour peu apparente que soit son architecture, ell