memoire sur les sels 2005

Upload: guillaumelohest

Post on 08-Jul-2015

122 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Universit Catholique de LouvainDpartement des sciences politiques et sociales

ETUDE DUN SYSTEME DECHANGE DE SERVICESSANS ARGENT

par Monsieur Mathieu Simonson

Directeur : Prof. Albert Bastenier Rapporteur : Prof. Thomas Prilleux

Prsent en vue de lobtention du grade de licenci en sociologie

Systme dchange Local Autonomie Equit Solidarit sociale Economies de la grandeur

2

Sincres remerciements notre promoteur Albert Bastenier, D. Andr, mes deux frres et mes parents pour leur prcieux soutien, aux amis sociologues B. Masquelier, G. Lits, S. Hubeaux, V. Milis (en leur souhaitant bonne chance dans leur vie professionnelle), et enfin aux bruseliens qui ont trs gentiment accept de me recevoir. Longue vie BruSEL !

3

PRAMBULE Prendre la dcision de consacrer plusieurs mois defforts un seul et mme sujet choisi parmi cent autres a t lexercice le plus difficile de notre formation de sociologue, le plus formateur aussi puisquil nous a forcs nous dfaire dune sorte dambition nave et mal place qui consistait voir dans le mmoire un moyen de dvelopper de faon immdiate un trop grand nombre de rflexions et interrogations thoriques. Se concentrer sur un seul terrain et cela en partant dune seule question toute tnue - loin damener comme nous lavions longtemps pens une rduction de nos interrogations ouvre le regard, transforme les vidences en ides, redonne foi en ce qui est petit, tire magnifiquement le sens de ce qui semblait insignifiant. Pourquoi vouloir analyser un SEL ? Les systmes dchange local ont commenc susciter notre intrt en juillet 2004. Cela a commenc par une simple conversation, puis par la lecture darticles concernant les SEL franais. Alors que nous navions encore aucune connaissance du terrain, ce qui veilla notre curiosit pour les SEL fut ceci : a priori les selistes nous apparaissaient comme des personnes ayant quelque peu perdu confiance dans le projet de socit moderne et tentant de se reconstruire un petit monde dans lequel (et sur lequel) il tait possible pour eux dagir de faon libre et autonome. Le chmage, la prcarit et la dpersonnalisation des relations humaines taient selon lide que nous nous en tions faite en intgrant sans doute un peu dogmatiquement ce que nous avions pu apprendre sur le sujet - autant de motifs lextinction de lagir libre et autonome des individus. Dans un monde o le chmage et la prcarit font rage et cela malgr laugmentation de la richesse globale, des individus en viennent repenser le vivre ensemble, lassociation. Ctait l le phnomne qui nous passionnait. La question qui nous animait tait : Comment cela se passe-t-il concrtement et au quotidien ?

4

PLANINTRODUCTION PRCISIONS MTHODOLOGIQUES1. QUESTION DE DPART ... 2. CADRE CONCEPTUEL . 3. LES QUESTIONS DE RECHERCHE . 4. CHANTILLONNAGE .. 5. MTHODE 11 12 13 14 14

PARTIE THORIQUE - TAT DE LA QUESTION I. LCHANGE SANS ARGENT : LESPRIT DE SEL ET SES ANTCDENTSHISTORIQUES

18

1. CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE 18 1.1. La monnaie comme fait social total 18 1.2. De lautonomisation de lconomie marchande la coopration 19 2. DES SYSTMES DCHANGE SANS ARGENT .. 20 2.1. Robert Owen et les Labour Notes 20 2.2. La monnaie fondante de Silvio Gesell ... 21 2.3. Les expriences amricaines 21 2.4. Le LETS canadien. 23 2.5. Le LETS britannique. 24 2.6. Le SEL franais 25 3. LESPRIT DE SEL . 26

II. LES SEL EN BELGIQUE1. LA GENSE DES SEL BELGES .. 2. CONTEXTE SOCIAL, POLITIQUE ET LGAL DES SEL BELGES 2.1. Contexte socio-conomique 2.2. Contexte politique et lgal

2727 27 27 28

5

PARTIE EMPIRIQUE (I) LACTION SOCIALE AU SEIN DE BRUSEL

I. QUEST CE QUE BRUSEL ?

32

1. HISTOIRE DE BRUSEL ... 32 2. LESPRIT DES FONDATEURS 32 2.1 Transformer ensemble les manires de penser, de sentir et dagir 33 2.2 propos de la conception philosophique de BruSEL 33 2.3 Les principes de justice . 34 3. LE FONCTIONNEMENT ... 36 3.1. Adhsion . 36 3.2. Information . 36 3.3. Coordination ... 37 3.4. Comptabilit 37 3.5. Runions . 37 4. LES PROBLMES DE FONCTIONNEMENT . 39 5. LE PROFIL SOCIO-CONOMIQUE DU RSEAU .. 40 5.1. Des intellectuels .. 41 5.2. Des prcaires .. 41 5.3. Mais pas de dsaffilis . 42 6. LES RENCONTRES ... 43 6.1. Bruseliennes 43 6.2. Assemble Gnrale 44 7. LES CHANGES ... 45 7.1. Loffre . 45 7.2. La demande 49 7.3. Lchange-don . 50

II. SEL VS. SYSTME DOMINANT

56

1. LES CHANGES AVEC ARGENT ET SANS ARGENT ... 58 1.1. Les changes avec argent ... 60 1.2. Les changes sans argent ... 62 1.3. Systme dendettement crois 62 1.4. BruSEL comme i. espace de libert 62 ii. espace galitaire 65 iii. espace solidaire 67 1.5. Idologie et utopie . 68 2. LE TRAVAIL RMUNR VS. LACTIVIT DANS LE SEL ... 69

6

III. LES MOTIVATIONS

70

1. LA RECHERCHE DE SATISFACTION DE BESOINS PRATIQUES .. 72 2. LA QUTE DESTIME DE SOI ET DESTIME SOCIALE ... 76 2.1 Espace dautonomie .. 76 2.2 Espace destime sociale . 77 2.3 Agap ? .. 78 2.4 La solidarit ... 80 3. LA QUTE IDOLOGIQUE OU POLITIQUE . 81 3.1 La fonction le plus englobante .. 81 3.2 Faire tourner un laboratoire politique 82 i. Des activits autonomes 83 ii. Contre la hirarchie ... 84 iii. Le don de soi .. 84

PARTIE EMPIRIQUE (II) - ACCORDS & DISCORDES SUR LES PRINCIPES DEJUSTICE

I. LES MODES DE JUSTIFICATION DES ACTEURSI. La cit marchande II. La cit domestique . III. La cit de renom ... IV. La cit industrielle . V. La cit civique . VI. La cit par projet VII. La cit inspire ...... VIII. La cit du don ? ........

9193 103 108 114 121 128 136 144

II. LES CRITIQUES & LES COMPROMIS

151

CRITIQUE MTHODOLOGIQUE CONCLUSION

7

INTRODUCTIONNous commencerons ce travail par des considrations macrosociologiques qui mettront en lumire les conditions dmergence des LETS/SEL (Local Exchange and Trading Systems), ces systmes dchange sans argent qui prirent leur essor dans les pays industrialiss partir de la fin des annes 80. Ils ont souvent t identifis une forme de rponse la socit du travail1, une alternative un modle de socit dans lequel le travail salari se rarfie alors mme quil occupe une place de plus en plus centrale. Nous faisons le choix de suivre cette interprtation adopte entre autres par Van Ouytsel & Vanderweyden2. Pour Andr Gorz, la rarfaction de lemploi est la consquence logique de notre volont moderne dconomiser le temps de travail par le truchement dun secteur technologique cr pour loccasion. Une fois libr, le travail doit tre dplac, ce qui exige la dcouverte pralable de nouveaux champs dactivit conomique. Malgr les limites patentes dune telle entreprise, tout se passe comme si rien ne devait lui rsister, tel point quon en vient conomiciser3 ce qui relve le moins de la sphre conomique. En acceptant de montiser des activits jusque-l gratuites et autonomes, on cautionne leur utilisation en vue de laccomplissement de fins qui ne sont pas les leurs. Pour Gorz, lactuelle rationalit conomique ruine de la sorte le sens des activits humaines et occulte les possibilits dont le temps humain est porteur. Nous nous trouvons dans un systme qui ne sait ni rpartir, ni grer, ni employer le temps libr ; quil seffraie de son accroissement alors quil fait tout pour laugmenter ; et qui ne lui trouve finalement dautre destination que de chercher par tous les moyens le monnayer, cest-dire montariser, transformer en emplois, conomiciser sous forme de services marchands de plus en plus spcialiss, jusquaux activits jusque l gratuites et autonomes qui pourraient lemplir de sens () 4.

Depuis le milieu des annes 90, des auteurs comme J. Rifkin, D. Mda et A. Liepitz dfendent cette hypothse dune incapacit du systme capitaliste rsorber la crise du1 J. VAN OUYTSEL & K. VANDERWEYDEN, Werkt LETS? Lokale ruikringen afgewogen tegen betaalde arbeid, Antwerpen, UIA, PSW-papers, 2001. 2 id. 3 Economiciser : () inclure dans le champ de lconomie ce qui en tait encore exclu, cela veut dire que la rationalisation conomique gnratrice de gains de temps va gagner du terrain et dgager des quantits croissantes de temps disponible . (cf. A. GORZ, Mtamorphoses du travail, Paris, Gallimard, 1988, p. 17) 4 A. GORZ, id., p. 23.

8

travail 5. Leurs thories ont particip rendre une certaine lgitimit aux questions suivantes : La tche de crer de lutilit sociale doit-elle incomber essentiellement aux reprsentants politiques ? , Est-ce que ce sont des contraintes conomiques qui doivent dterminer ce que nous faisons les uns pour les autres ? , Que se passe-t-il lorsquon laisse aux individus linitiative de faire ce quils savent faire ? . Nous montrerons que les SEL sont des lieux au sein desquels sont progressivement et collectivement labores des rponses ce genre de questions. Un peu la manire de Gorz, les sociologues et philosophes Offe et Heinze6 voient dans les LETS une sorte de contre-offensive la victoire mondiale de largent sur le temps. Dans un contexte o largent prend une place grandissante dans la distribution des valeurs de bien-tre (welfare values) et des opportunits de vie, les LETS/SEL apparaissent comme un moyen de stimulation de la productivit de bien-tre du temps. Alors que - tant pour lemploy surmen que pour le prcaire inactif - cette productivit de bien-tre du temps est en dclin, alors que nombre dindividus perdent prise sur les garanties institutionnelles et les opportunits sociales qui pourraient leur permettre un usage la fois productif et satisfaisant du temps, des associations se forment afin de recrer les opportunits perdues, de rpondre aux attentes dindividus ne trouvant pas leur compte dans le systme socio-conomique actuel. Apparaissent ainsi des espaces de vie sociale dans lesquels peut se tester au quotidien lide selon laquelle la qualit de la vie nest pas absolument fonction du pouvoir dachat. Les activits qui y prennent place font partie de ce que Offe et Heinze nomment les autres activits humaines utiles :Useful human activities allocated otherwise than through the medium of money without the need to solve the problem of production and distribution via the state and bureaucratic hierarchies7 Jeremy RIFKIN a ouvert un long dbat acadmique sur cette question. Il maintient dans The End of Work quil existe aujourdhui une relation inversement proportionnelle entre lvolution de la productivit dune conomie (qui repose maintenant essentiellement sur le secteur du savoir) et le nombre de ses emplois (cf. J. RIFKIN, The End of Work : The decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, New York, Tarcher-Putnam, 1995). En France, sept ans avant la publication de louvrage de Rifkin, A. GORZ montrait en quoi les emplois supprims par la technologie ne seront dplacs quau prix dune dualisation croissante de la socit (cf. infra). En 1995, Dominique MDA parle de lactuelle situation paradoxale des socits fondes sur le travail. Elle articule sa problmarique sociologique une dmarche de philosophie sociale et politique (D. MDA, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Alto-Aubier, 1995 ; cf. LIEPITZ A., La socit en sablier, Paris, La Dcouverte, 1997 ; J. BIDET & J. TEXIER, La crise du travail, Paris, PUF, 1995). Enfin, Anne-Marie GROZELIER objecte chiffres lappui que bien que lon assiste une augmentation des contrats prcaires leffritement de la socit salariale nest aucunement confirm. (A.M. GROZELIER, Pour en finir avec la fin du travail, Paris, Atelier, 1998). 6 Cl. OFFE & R. G. HEINZE, Beyond Employment, time, work, informal economy, Temple University Press, 1992 7 id. p. 14 95

Nous montrerons que le spectre slargit bien au-del de ces questions relatives la promotion dactivits autonomes. De mme, au-del du message officiel quy accolent les initiateurs canadiens, britanniques, belges ou franais, sagrgent toutes sortes de petits discours ou de petites interprtations parfois totalement inconciliables de ce quest le SEL. Nous montrerons que lensemble ne peut se rduire ni un tout monolithique, ni une congrgation parse de discours irrductibles les uns aux autres. Dans le premier chapitre de ce travail, nous exposerons diffrents modles historiques de systme dchange sans argent. Nous tcherons dy mettre en lumire lhistoire, les principes de fonctionnement et les objectifs des LETS. Dans le deuxime chapitre, nous retracerons le phnomne dmergence des SEL en Belgique. Le troisime chapitre consistera en un expos de ltude empirique que nous avons faite auprs de lassociation BruSEL. Enfin, nous prsenterons une lecture des donnes la lumire des conomies de la grandeur de Boltanski, Thvenot et Chiappello8.

8

L. BOLTANSKI et L. THEVENOT, De la justification, les conomies de la grandeur, Paris,Gallimard, 1991 ; L. BOLTANSKI & E. CHIAPPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 10

PRCISIONS MTHODOLOGIQUES1. QUESTION DE DPART Notre question de dpart est la suivante : Le BruSEL, en tant que systme dchange galitaire et solidaire, peut-il tre entendu comme porteur dun vritable projet politique de contestation du modle dchange dominant ou faut-il sen tenir y voir un moyen pragmatique visant recrer des liens sociaux lchelle locale afin dy amliorer le quotidien des membres ? Cette question offre lavantage de partir non pas des hypothses a priori du chercheur mais de la dfinition que les fondateurs de BruSEL ont donne de leur propre projet. Nous nous rfrons ici lart. 1 de la Charte, qui dit ceci : Le BruSEL est un systme dchange local dont lobjet est de permettre un change de services entre ses membres sur une base galitaire dgage des considrations financires, et de contribuer par l au renforcement dun tissu social local qui ne reproduit ni les rapports sociaux ni la hirarchie des qualifications tels quils existent sur le march du travail (cf. Annexes). Le BruSEL se dfinit donc essentiellement de la faon suivante : (1) Un systme qui vise la mise en circulation de services entre ses membres. On verra quun tel systme dchange est suppos offrir des opportunits de satisfaire des besoins pratiques et relationnels qui autrement ne seraient probablement pas satisfaits. (2) Il est dfini comme un projet politique mancipatoire, galitariste9 et solidaire10 : cest--dire que par-del la satisfaction des besoins individuels, ce qui semble tre recherch cest une nouvelle dfinition des rapports sociaux. Cest ce que nous entendons quand nous disons du SEL quil a une vise non seulement pragmatique mais aussi politique. Labsence dargent et labsence de hirarchie des qualifications sont non seulement les conditions de lchange, mais aussi les fondements dune forme bien spcifique de vivre ensemble.

Ce qui est entendu ici trouve une explication au niveau de larticle 5 de la charte : Une heure de travail humain est gale une heure de travail humain. Cette galit est la base de toute transaction (Cf. Annexes). De nombreux SEL optent pour une rgle de rtribution plus souple qui prend en compte le degr de difficult, de pnibilit, ou de plaisir li la ralisation de la tche (cf. SEL, Mode demploi, p. 14, in www.selidaire.org, consult le 10 avril 2005) 10 La vise galitariste est caractristique de pratiquement tous les SEL. Le SEL, mode demploi , rdig par les fondateurs arigeois en Octobre 2002, souvre dailleurs sur lide selon laquelle la vocation de SEL est de ne pas reproduire les injustices et les ingalits prsentes dans la socit capitaliste. Les 380 SEL franais se sont fdrs autour de cette mme ide. 11

9

2. CADRE CONCEPTUEL : le cadre conceptuel est une version momentane de la carte du territoire explor par le chercheur 11. Elle pourra voluer tout au long du travail de terrain. Le but est ici simplement daider la structure de lensemble en construction.

VISE DE CONSTITUTION DUN ESPACE GALITAIRE DE LIBERT, ET DENTRAIDEVersant individuel : Satisfaction de besoins pratiques Systme dchange de Services : bulletin dinformation, runions unit de compte bons ou feuille de tenue des comptes principes : 1h=1h Critres dacceptation : - conformit aux critres thiques - critres contextuels permettant sauvegarde de la prennit du systme

Versant social - reconnaissance - cration de liens sociaux - projet politique ?

Possibilit de mise profit de ses Savoir-Faire

PRCARIT

INACTIVIT INJUSTICES SOCIALES

ISOLEMENT

11

M. HUBERMAN & M. MILES, Analyse de donnes qualitatives, Bruxelles, De Boek Universit, 1991, p. 46 12

3. LES QUESTIONS DE RECHERCHE Dans cette tape, nous avons regroup les questions susceptibles de nous clairer sur ce que nous voulons savoir en priorit : soit la question de lutilisation concrte du systme par les membres et les motivations qui sous-tendent leurs actions dans le SEL. Nous avons privilgi la recherche descriptive et exploratoire 12.

- Les 1. motivations de 1.1. lacteur 1.2. 1.4. - Lautodfinition des aptitudes de lacteur - Satisfaction - Utilit du systme pour lacteur 2. 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. 3. 3.1. 3.2 3.3 3. 3.1. - Gestion de conflits - Connaissance qua lacteur des principes de justice du systme - Dfinition par lacteur des objectifs du systme - Dfinition par lacteur des relations entre membres 3.2. 4. 4.1. 4.2. 4.3. 4.4.

Les motivations Te souviens-tu de la premire fois o tu as entendu parler du systme SEL ? Quest-ce qui ta intress dans ce principe ? Il y a-t-il un aspect qui ta sembl moins intressant, qui ta dplu ? Comment en es-tu venu devenir membre ? Les savoirs et savoir-faire Quels services as-tu mis sur ta feuille dinscription ? Pourquoi avoir opt pour ces services-l ? Ont-ils quelque chose voir avec ta formation ou ton activit professionnelle ? Quest-ce que tu apprcies dans le fait de pouvoir rendre ces services-l ? Loffre, laccs aux services Quels sont les services auxquels tu as eu recours ? Comment se sont-ils passs ? Quest-ce qui arrive quand un membre est insatisfait dun service rendu ? Confiance Est-ce que tu as dj eu connaissance dun cas de membre qui quitte le SEL sans avoir rgularis son compte ? Il y a dj eu des conflits entre membres ? Comment ces conflits se dnouentils ? Orientation politico-idologique Cest quoi pour toi lEsprit de SEL ? Quest ce quil y a de diffrent entre les principe des SEL (comme BruSEL) et ceux du systme dchange dominant ? Tu vois le projet des SEL comme un complment ou comme une alternative au systme dchange dominant ? Tu peux dvelopper ? Tu penses que les autres membres pensent de mme ? Selon toi quelle est/doit tre lambition de BruSEL ?

5. Sociabilits 5.1. Vois-tu parfois des selistes de BruSEL en dehors des changes ? 5.2. Pour toi, quelle est la diffrence entre l'esprit du SEL et l'esprit de l'change marchand ?

12

M. HUBERMAN & M. MILES, op cit., p. 52 13

4. ECHANTILLONNAGE Lchantillon est constitu de quatorze membres de BruSEL ayant - pour une part rpondu notre annonce par courriel. Puisquil tait possible quun grand nombre de bruseliens ne possde pas de connexion Internet, nous avons galement procd une slection de rpondants par tlphone. Les informations de base relatives notre chantillon sont disponibles la page 42.

5. LA METHODE Dans notre mthode dentretien13, nous avons adopt une attitude souple et empathique lgard du discours des rpondants et avons ainsi voulu faire en sorte quils parviennent librement faire la lumire sur leurs propres motivations, ainsi que sur leur rle et sur les implications concrtes de leur participation au SEL sur leur quotidien. Nous navons orient leur discours quen fonction de trois larges proccupations thoriques : (1) Quelles ont t les raisons qui les ont pousss rejoindre le SEL ?, (2) Quest-ce quils y font ?, (3) Quest-ce quils pensent de ce quils font ? ou que pensent-ils gagner y faire ce quils font ? Cette approche14 au moyen de laquelle on tche dextraire le sens endogne de laction en vue de construire lobjet sociologique nous permet deffectuer des entretiens que lon pourra lire laide des dispositifs analytiques de la grounded theory dHuberman et Miles15. Le choix de cette mthode nous semble concilier souci de prcision et intrt pour le sens que lacteur place dans son action. Voici les tapes de notre premire phase danalyse : 13 14

codification ouverte identification de concepts et de catgories conceptuelles. Proprits, dimensions et constitution de profils dimensionnels trouver les interrelations qui unissent les catgories. ligne narrative commune tous les entretiens

R. QUIVY et L. VAN CAMPENHOUDT, Manuel de la recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 1995 J. POUPART, Lentretien de type qualitatif : considrations pistmologiques, thoriques et mthodologiques in J. POUPART, J.-P. DESLAURIERS & ALII., La recherche qualitative, enjeux pistmologiques et mthodologiques, Paris, Gatan Morin (d.), 1997, pp. 173-207 15 M. HUBERMAN & M. MILES, Analyse de donnes qualitatives, Bruxelles, De Boeck Universit, 1991. 14

Au terme de cette phase, tant insatisfaits de la fidlit de notre modle thorique lgard de notre matriau nous avons voulu re-exploiter les entretiens sur base dune seconde mthode danalyse plus prcise : celle de Boltanski et Thvenot. AXES ANALYTIQUESCondition Causale : recherche des conditions matrielles & sociales utiles au dveloppement dune vie aux interstices du systme dominant Contexte: - problmes financiers, chmage - isolement - volont citoyenne

Catgorie principale : Lchange

Conditions intermdiaires : - rgles de fonctionnement - confiance

Consquences : - Activits en rapport avec ses capacits - Reconnaissance sociale - Augmentation de laccs des membres aux services.

Actions/ interactions - rencontrer - changer, donner - se regrouper

15

PARTIE THORIQUE : TAT DE LA QUESTIONQuest ce quun LETS/SEL ? Un systme dchange local (SEL) est un Regroupement de personnes qui sous une forme associative et sur une base locale, changent des services et des biens par lintermdiaire dun bulletin dinformation, dune unit de compte interne des transactions et dun systme de bons dchange ou dune feuille personnelle de tenue des comptes remise rgulirement lquipe danimation du groupe 16.

Cette dfinition des systmes dchange local - en se limitant un expos prosaque de leurs grands mcanismes de fonctionnement - a lavantage de prendre acte de lhtrognit du phnomne : les principes de justice et les rgles dvaluation des biens et des services peuvent en effet varier dun systme lautre. En 2002, il existait 8855 systmes de ce type travers le monde17, dont en 79% en Argentine (soit 189,2 clubs de trueque par million dhabitants). Les 21% restants se concentrent essentiellement en France (380 systmes, soit 6,2 par million dhabitants), au Royaume-Uni (361), en Italie (321), en Allemagne (262) et au Japon (120), aux tats-Unis (59) et aux Pays-Bas (37). Les LETS europens ont connu un essor considrable partir du dbut des annes nonante ; les clubs de trueque argentins ne se sont quant eux dvelopps qu partir de mai 1995, mais le contexte de crise conomique et montaire aidant, ils ont explos au point droder lautorit de la devise nationale : aujourdhui, plus dun argentin sur dix est membre actif dun systme de trueque. Dans le cadre de ce mmoire, nous nous sommes attels ltude dun SEL en particulier : le BruSEL, systme dchange local dont les deux grandes particularits sont (1) lchange exclusif de services et (2) ladoption du principe une heure gale une heure . Ces deux rgles qui en rgissent les changes depuis maintenant plus de neuf ans ont pour implications dune part une indpendance lgard des contraintes du march et lexclusion de toute logique daccumulation, et dautre part un refus de la hirarchie des qualifications, ce qui implique un certain galitarisme entre membres.J.-M. SERVET, Une conomie sans argent, Paris, Seuil, 1999, p. 54 H. WANNER, Lets, vrijwilligerswerk nieuwe stijl, onderzoek naar de eigenheid van de Lets ruilkringenn, Aalter, Lets Vlaanderen vzw, 200217 16

16

Avant de nous livrer ltude approfondie de BruSEL nous prsenterons un bref tat de la question SEL : dans un premier temps nous exposerons ce que furent les antcdents historiques de ce type dassociations et montrerons ce en quoi elles consistent aujourdhui. Dans un second temps, nous dvelopperons en dtail la question des SEL en Belgique.

17

I. LCHANGE SANS ARGENT : ESPRIT DE SEL ET SES ANTCDENTSHISTORIQUES

1. CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE 1.1. LA MONNAIE COMME FAIT SOCIAL TOTAL

En Europe, avant le XIXme sicle et la centralisation du systme bancaire - pour tout ce qui concernait les changes locaux - il tait de pratique courante dutiliser des monnaies locales. mesure que le pouvoir dinfluence des monnaies nationales augmentait, les termes des changes devenaient de moins en moins contrlables pour les individus. () Selon Aglietta et Orlan18, il rside dans cette monnaie moderne un fond de pouvoir archaque : elle est un principe sous lgide duquel les membres dune socit peuvent se placer condition quils acceptent den faire quelque chose duniversellement valable et dsirable. Bref, en contrepartie de leur foi et de leur fidlit au principe montaire souverain ils reoivent une protection issue de la puissance souveraine, en loccurrence un pouvoir dachat. Le propos dAglietta et Orlan consiste ici dfinir la monnaie non comme un simple instrument conomique extrieur aux relations humaines auxquelles il sapplique, mais comme un principe holistique, cest--dire comme un principe qui engage la socit dans son entier. En anthropologie, cest Marcel Mauss19 (1872-1950) qui fut le premier mettre cette ide de la monnaie comme principe holistique, ou plutt comme fait social total : fait qui traverse et mlange toutes les fonctions sociales. Cette chose inspirant foi et confiance (et tirant delles sa valeur) recouvrait son sens une dimension non seulement financire, mais galement politique, morale, sociale et psychologique.

18 19

M. AGLIETTA & A. ORLEAN, La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998 M. MAUSS, crits politiques, textes runis par M. Fournier, Paris, Fayard, 1997 ; M. MAUSS, Essai sur le don, Paris, PUF, 1996. 18

1.2. DE LAUTONOMISATION DE LCONOMIE MARCHANDE LA COOPRATION Selon Mauss, lordre social dominant se caractrise par une autonomisation cosmopolite de lconomie, laquelle permet au march dtre une puissance considrable de rationalisation et de renouvellement mais aussi un espace de non-loi o des ralits sociales durables sont sacrifies des apptits immdiats 20. conomique but social et de forme dmocratique : la coopration. La coopration est une association volontaire, libre, progressive, voluant par elle-mme dans un milieu hostile, mais sy forgeant des armes, et sy dveloppant par sa propre organisation, son gnie, son personnel 21.

ce mouvement

conomique puissant, asocial et tyrannique, Marcel Mauss oppose un mouvement

En tant qutats dans ltat, les coopratives pourraient selon Mauss - se substituer au rgime comptitif. Elles doivent tre des laboratoires du futur 22 visant rapprendre larchaque, (re)dcouvrir la dlicate essence du lien social et de la dmocratie23. Comme le montrent bien Offe et Heinze24, il existe un vritable lien de filiation entre le mouvement coopratif anglais et le mouvement LETS/SEL. Les mots de Sman Laacher spcialiste des SEL - font dailleurs parfaitement cho ceux de Mauss : [Les SEL] sont une dmonstration pratique que les rgimes politiques et les modes de gouvernement des hommes ne sont pas des faits de nature, inaccessibles la raison et laction 25.

Les membres de BruSEL ajoutent quil sagit dun laboratoire politique , dune forme de dmocratie directe ou encore dune cole du vivre ensemble , autant dexpressions qui voquent les desseins de Mauss lorsquil sexprimait sur la nature du mouvement coopratiste anglais.

C. TAROT, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La dcouverte, 2003, p. 68 id., p. 69 22 M. MAUSS, crits politiques, textes runis par M. Fournier, Paris, Fayard, 1997, p. 146 ; cit par C. Tarot, op cit., p. 70 23 Ph. CHANIAL, Justice, don et association, la dlicate essence de la dmocratie, Paris, La dcouverte/MAUSS, 2001 24 Cl. OFFE & R. G. HEINZE, op cit., p. 43 25 S. LAACHER, Les SEL, une utopie anti-capitaliste en pratique, Paris, Ladispute, 200321

20

19

2. DES SYSTMES DECHANGE SANS ARGENT : DES COOPRATIVES OWENNIENNES AUXSYSTMES DCHANGE LOCAL

2.1. ROBERT OWEN ET LES LABOUR NOTES On trouve dans les expriences montaires de Robert Owen (1771-1858) - industriel anglais converti en rformateur social - les prmisses de ce qui se prsente aujourdhui sous les traits du systme LETS. Lide phare qui animait ces expriences tait que - le travail tant source de toute richesse - tout producteur avait lgitimement droit recevoir le produit intgral de son labeur. Il convient de concevoir et de mettre en circulation un moyen dchange qui, partir dune unit de temps de travail qui serait mesure dans chaque objet produit, reprsenterait vritablement la valeur relle du labeur humain, cest--dire la quantit de travail employ la production du produit 26. (Cf. Rapport du comit de Lamarck, 1821)

En 1832, sous linitiative dOwen, souvrait Londres le march national et quitable du travail (National and Equitable Labour Exchange). Les prix du march y taient remplacs par des prix rvalus en fonction du temps de travail qui avait t ncessaire llaboration des produits finis. La circulation des biens pralablement rvalus ncessitait la cration dune nouvelle unit de mesure : les livres sterling y furent donc remplaces par des bons de travail (Labour Notes), la valeur totale des billets de travail tant quivalente la somme des heures de travail ncessaires la fabrication des biens en circulation. De nombreux artisans et travailleurs londoniens prirent rapidement conscience du fait que ce systme leur permettait de recueillir la pleine valeur de leur production. Et en quatre mois, le systme connut un immense engouement ; le National and Equitable Labour Exchange prit un essor considrable au point que fin dcembre on comptait 445 501 heures de travail changes en Labour Notes. Le systme fit finalement banqueroute en 1934. En France, la banque dchange de Pierre Josef Proudhon (18071865) procdait dune logique vaguement similaire celle dOwen. Elle tait suppose abolir dune part largent comme moyen dchange et dautre part les intrts.

26 S. DUPUIS, Robert Owen et les billets de travail in Silence (Hors srie - SEL), Pour changer, changeons, p. 5, disponible sur www.selidaire.org (consult en juillet 2005)

20

2.2. LA MONNAIE FONDANTE DE SILVIO GESELL Selon lconomiste Silvio Gesell (1862-1930), les crises dinflation taient dues au fait que la quantit de monnaie gagne par lor ne suivait pas le rythme de laccroissement de la production et de la richesse.27 En bonne logique, il lui fallait conclure ceci : pour stopper linflation il faut faire en sorte que - comme toute chose - largent se dgrade. Le systme de monnaie fondante tait n : Il est impossible () dlever la marchandise et le travail au rang de largent liquide. Ni la force de travail ni les marchandises ne peuvent se conserver comme largent. Ce quils offrent se dgrade, ncessite des frais dentretien ; tandis que le possesseur dargent peut le retirer sans problme du circuit conomique et attendre loccasion favorable. Largent ne se dgrade pas. Cest ce qui lui rend ce caractre fascinant, diabolique. Il devient un ftiche, un objet qui reprsente la valeur en dehors du temps, et quon peut stocker 28.

Entre les annes trente et cinquante sous limpulsion de la thorie de Gesell apparurent des expriences dconomies de monnaie fondante. Celles-ce consistaient en la mise en circulation lchelle locale dune monnaie dont la valeur dcroissait de 1 6% par mois. Le systme fut mis en application pour la premire fois en 1932, dans une commune du Tyrol autrichien, Wrgl, village durement frapp par le chmage. Le systme de Gesell sy rvla tre un puissant remde la crise. Mais en 1933, en dpit de cet apparent succs, le gouvernement autrichien interdt les systmes dchange par monnaie fondante, et lexprience de Wrgl fut abandonne.

2.3. LES EXPRIENCES AMRICAINES : DU SELF-HELP AUX BANQUES DU TEMPS A la mme poque, aux Etats-Unis, naissait le self-help movement for the unemployed qui consistait entre autres mettre des activits et des services disposition de chmeurs via un rseau dchange local. Dans un contexte dabsence de protection sociale et sous lgide du gouvernement, ces groupes se multiplirent en tant quinstruments destins 27

A. LEMAITRE, Silvio Gesell : une monnaie pleine dintrt in Silence (Hors srie - SEL), Pour changer, changeons, p. 7, disponible sur www.selidaire.org (consult en juillet 2005) 28 S. GESELL, Lordre conomique naturel, Bruxelles, Uromant, 1918, cit par A. LEMAITRE, id., p.7 21

augmenter la qualit de vie de leurs membres29. Bref, du ct amricain, on voit natre des systmes dchange moins contestataires que pragmatiques dont lambition est simplement de stimuler laction dindividus rduits linactivit, de leur ouvrir ainsi un plus large accs aux biens et aux services et de facto daugmenter leur bien-tre (welfare)30. Depuis le dbut des annes 90, sy dveloppe un systme de Time banks qui centralisent des Time-dollars : monnaie, exonre de taxes qui vise lempowerment of people to convert their personal time into purchasing power by helping others and by rebuilding family, neighbourhood and community31. Un Time Dollar cest une heure consacre une personne. Ceci revient dire que lchange est exclusivement valu laune du temps de travail ; soit quune heure de travail quivaut une heure de travail, lobjectif tant de transformer une rue sens unique en une rue double sens : Every act of helping leads to another act of helping, creating a web of support and caring that rebuilds trust and enhances community. Anyone can earn Time Dollars. All it takes to earn and spend them is to be a member of a Time Bank. You can start your own group if there isnt one in your area. () Time Dollars have been called a "currency of caring" because they make it possible for people who receive help to give back to others 32.

2.4. LE LETS CANADIEN Le degr dchange dans une localit donne est fonction des flux de monnaie nationale dans lconomie locale. Par consquent, une baisse de la quantit de monnaie disponible entrane dclin conomique, chmage et autres problmes sociaux. Prenant note de ce phnomne, le Canadien Michael Linton (n en 1945) conclut au dbut des annes 80 que ce qui fait dfaut dans les rgions affectes par ce type de problme, cest moins la quantit de biens et de services disponibles que laccessibilit des moyens permettant que ces biens et ces services soient changs. Cela lamne lide quil faut fournir aux habitants de localits touches par la crise un supplment montaire. Ainsi, Courtenay,Cl. OFFE & R. G. HEINZE, op cit., p. 81. Nous nous contentrons juste ici de citer quelques initiatives similaires qui prirent forme au cours des annes 30, telles que les small domestic markets dEmile Lederer, le railway money de Walter Zander et les DAW (Door Arbeit Welvaart) hollandais (cf. Offe et Heinze, op cit.). 31 cf. www.timedollar.org (consult le 23 avril 2005) 32 St. BOUQUIN, The local exchange trading systems, a concrete alternative against the monetization of everyday life? in www.usbig.net/papers/107-BOUQUIN-infrench.doc (consult le 23 avril 2005)30 29

22

ville minire des environs de Vancouver, naquit en 1983 le green dollar33 : monnaie fictive destine circuler au sein dune petite association baptise Landsman Community Services Ltd. Le green dollar doit remplir dautres fonctions que celles attaches la monnaie nationale afin den combler les faiblesses et den rparer les dommages : (1) la mobilit de la monnaie nationale suppose quelle peut dserter une localit si cette dernire ne possde pas de march de lexportation ou en cas de baisse des dpenses publiques (government spending). Le green dollar sera donc linverse viss une localit. (2) La raret de la monnaie nationale amne des situations o les gens ne disposant que de peu de monnaie ne peuvent plus changer. Le green dollar offre en revanche ceux qui nont pas de monnaie, un moyen dchange pratiquement inpuisable, plus commode que le troc et que lentraide informelle de voisinage. (3) Selon Linton, le fait que la monnaie doive tre le fruit de la banque centrale et que son mission doive tre contrle par un petit nombre ne doit nullement tre entendu comme une vrit ternelle. Cest--dire quempcher une personne x de vendre mettons - ses vtements et ses services de couturier en monnaie de singe na a priori pas plus de sens que de lempcher de mesurer ses tissus en aunes ou de les peser en onces. Bref, pour Linton, il nest pas ncessaire que des individus qui peuvent et qui veulent participer des changes sen voient peu ou prou exclus du simple fait quils manquent de pouvoir dachat. Partant de cela, Linton met au point son systme de monnaie locale ethos non-marchand (non profit ethos) : une devise locale que chacun est en droit de produire selon ses besoins, do lexpression de monnaie personnelle (personal money). Tous les comptes partent de zro : un solde ngatif est la marque du consentement du membre rendre la pareille la communaut, inversement un solde positif est une promesse de remboursement de la communaut lgard du titulaire du compte crdit. La monnaie des soldes en positif est

Il sest inspir de lentreprise de Community exchange de David WESTON, lance en 1976, elle aussi dans la rgion de Vancouver (cf. M. SERVET, op cit., p. 31). Le green dollar de M. Linton ntait pas une monnaietemps. Ctait une monnaie qui restait intgre au sein du systme de prix du march classique. Contrairement au time dollar des LETS actuels, il maintenait son lien avec la dollar officiel. (cf. Cl. OFFE et R. G. HEINZE, op cit., p. 86) 23

33

cre par la demande des titulaires de comptes en ngatif34. Cest pourquoi lendettement dune large part des membres y est chose normale et ncessaire Lexprience de Linton finit par chouer du fait de lendettement excessif de certains membres qui quittrent le groupe sans avoir rgularis leur compte. Lactivit des LETS qui lui succdrent consista ds lors en ceci : exchange based on work money, times credit notes, other money substitutes based on time quanta () without material basis ()35.

2.5. LE LETS BRITANNIQUE Ce nest quen 1987, avec la publication du livre de Guy Dauncey36 After the crash : the emergence of the rainbow economy que l'exprience LETS prendra un rel essor et viendra clairement sinscrire dans la mouvance des conomies alternatives qui militent pour une redfinition de l'argent et critiquent les prsupposs anthropologiques de lconomie politique classique. En quelques mois, les systmes LETS se multiplirent dans toute lAngleterre ; principalement dans des zones affectes par de trs hauts taux de chmage. En prenant acte des checs et des russites que connurent les diffrentes expriences LETS et en les compilant, on cra des info pack et autres toolboxes pleins de conseils organisationnels et comptables. En 1991, Liz Shephard (fondatrice du Letslink UK) publia le LETS info pack : un document dune centaine de pages qui servira de base au SEL mode demploi franais. La partie centrale de ce type de botes outils est la charte, modulable et donnant son identit au systme. Ses principes centraux sont les suivants : 1. Lautovaluation des transactions 2. La possibilit de refuser des transactions 3. La comptabilit selon une "unit de compte" locale 4. La possibilit de convenir dun complment en monnaie officielle 5. La diffusion des offres par un systme central qui dcline toute responsabilit en

34 35

Le total des soldes (overall balance) est gal zro. Cl. OFFE et R. G. HEINZE, op cit., p. 86 36 G. DAUNCEY, The Emergence of the Rainbow Economy, London, Greenprint, 1987 24

ce qui concerne la qualit des services et les ventuels problmes fiscaux et assurantiels des membres 6. L'tat des comptes peut tre communiqu aux membres 7. Il nexiste aucune sorte dintrt ngatif ou positif 8. Les membres ne sont pas tenus avoir un compte positif pour accder un service. Le LETS britannique se distingue de ses prdcesseurs canadiens en prenant actes de leurs checs : il met laccent sur la participation des membres, la convivialit et la transparence. En Europe continentale, les SEL et autres Tauschering sinspirent largement de lexprience et des principes LETS en mettant toutefois encore davantage laccent sur lobjectif de dmontisation du lien social afin de retisser des liens de proximit.

2.6. LE SEL FRANAIS En France, en 1994, Richard Knights (membre du LETS de Totnes en Grande-Bretagne) prend la parole aux journes du C.E.P.A.D. (Carrefours dEchange et de Pratiques Appliques au Dveloppement). Trois arigeois prsents la confrence de Knights sont sduits pas ce principe LETS alors pratiquement inconnu en Europe continentale. Ils le mettent en application en Octobre de la mme anne en se basant sur les principes de linfo pack de Liz Shephard. Ils en feront une traduction intitule SEL mode demploi .

25

3. LESPRIT DE SEL Pour Franois Terris - co-fondateur du premier SEL franais et co-auteur du SEL mode demploi - ce type de systme change37 a des implications bien prcises sur la vie quotidienne de ceux qui y adhrent : il doit permettre lenrichissement de tous par les ressources de chacun 38. Mais selon lui lambition du projet ne sarrte pas l : il ne sagit pas seulement damener cette amlioration de la vie quotidienne des selistes lchelle locale, mais aussi dasseoir une nouvelle forme de vivre ensemble susceptible de transformer celle qui prvaut aujourdhui dans le monde occidental. Le SEL se fait ici porteur dune charge utopique, dune vritable projet politique : il se prsente comme une alternative locale au mode de vie dominant. Anim par une volont de rappropriation citoyenne de lconomie et un refus du rgne de largent39, il saffiche comme un outil servant au dveloppement de valeurs individuelles librant des forces nouvelles qui prpareront une socit plus juste, plus fraternelle, o chacun trouvera sa place 40. Les systmes dchange local franais sont selon la propre expression de Terris - des remparts et des armes contre la folie du systme ; celle-l mme qui au nom de la comptitivit tolre et attise le chmage et la prcarit, appauvrit les activits humaines, multiplie les risques industriels, creuse les carts de richesse et ruine les conomies locales. En guise dalternative, les auteurs du SEL mode demploi dfendent un modle social o lunit dchange est non pas une fin en-soi mais - un moyen permettant de satisfaire les besoins individuels. Ltre y prime sur lavoir, le lien sur le bien, le don sur lchange marchand.

37 Dans le SEL mode demploi quivalent franais du LETS info-pack - le systme dchange local est dfini comme suit : groupe de personnes qui mettent des services et des biens la disposition les unes des autres au moyen dune unit de change choisie par les membres (SEL, mode demploi , in http://www.selidaire.org/spip/rubrique.php3?id_rubrique=81, consult le 10 avril 2005) 38 SEL, mode demploi , op cit. p. 2 39 J.-M. SERVET, Une conomie sans argent, Paris, Seuil, p. 132 40 SEL, mode demploi , op cit., p. 2

26

III. LES SEL EN BELGIQUE1. LA GENSE DES SEL BELGES En 1995, nat Leuven le premier LETS de Belgique. Le 9 septembre de la mme anne, se tient Namur - sous linitiative du mouvement Dmocratie et Crativit - une confrence sur le thme Les socits modernes en panne de solidarit? . Les conomies solidaires y sont lhonneur et parmi elles il est question des systmes dchange sans argent. Eric Watteau, attach au cabinet du ministre des finances de lpoque Philippe Maystadt et charg des questions de prcarit, se fait lardent dfenseur du systme. Il y voit le bnfice suivant : la possibilit d'une reconstitution des liens sociaux, familiaux et de voisinage lamins par notre systme conomique, la dignit retrouve et la mise en valeur de leurs comptences pour les victimes de la crise, une vritable pdagogie crant confiance, respect, communication 41. Cette volont de reconnaissance des SEL avait t ressentie par certains comme une tentative de rcupration politique du mouvement. En 1999, avec le changement de lgislature, cet effort de reconnaissance est abandonn. Ce nest quen 2002, avec la publication du rapport dHugo Wanner (cf. infra) et la rdaction de la proposition de loi sur le bnvolat, que la question est indirectement ramene lagenda.

2. CONTEXTE SOCIAL, POLITIQUE ET LGAL DES SEL BELGES Contexte socio-conomique : Les systmes dchange local peuvent tre prsents comme des instruments pratiques permettant aux individus de se dgager de soucis concrets lis une ventuelle inactivit, une ventuelle prcarit ou une possible perte de liens sociaux. Loin dtre une panace contre les maux sociaux et conomiques daujourdhui, cest un instrument permettant

41

http://brusel.be/docs.asp?docid=2 (consult le 10 avril 2005) 27

dagir sur les problmes du quotidien gnrs entre autres par des phnomnes socioconomiques de large chelle (chmage, emploi prcaire etc.). Lambition de chaque SEL est donc toute petite de par le nombre de personnes quil touche, mais elle est immense de par la rupture quelle entend tablir entre les individus et les dterminants socioconomiques qui rendent ces mmes individus enclins linactivit, la rsignation et lisolement.

Contexte politique et lgal : Nombre de selistes craignent encore aujourdhui que les autorits rapprochent certaines de leurs activits du travail illgal. Cette peur repose tout entire sur lhistoire vieille de dix ans dun allocataire social vervitois qui parce quil revendiquait haut et fort son appartenance au SEL sest vu menac par lONEM dune suppression de ses allocations. Le vague juridique rgnant autour des activits non-salaries a depuis eu le temps de seffacer, si bien quil est aujourdhui assez improbable quun tel cas de figure se reprsente. Mais lide selon laquelle lONEM ou dautres instances pourraient poursuivre en justice des selistes chmeurs et les interdire dallocations continue faire son chemin au sein des SEL belges. Afin de clarifier les choses, nous tcherons ici dapporter des rponses aux questions suivantes : (1) La relation dchange SEL est-elle une relation de travail ? (2) Peut-elle constituer une infraction la lgislation sur la protection du travail ? (3) Peut-elle constituer une infraction la lgislation sur la scurit sociale ?

1) La relation dchange SEL est-elle une relation de travail et devrait-elle ce titre tre sujette limpt ? La loi du 3 juillet 1978 prvoit que les contrats (oraux ou crits) satisfaisant aux trois conditions suivantes soient considrs comme des contrats de travail : i. ii. Le fait dexcuter un travail Lexistence dun lien de subordination lemployeur (lien qui donne au contractant le droit de donner des instructions au prestataire de lactivit).

28

iii.

Une rmunration dtermine ou qui peut ltre (tout avantage pouvant tre considr comme une rmunration).

i. Le travail est dfini par larrt royal du 25.11.1991 comme lactivit effectue pour son compte propre () et qui nest pas limite la gestion des biens propres (Art. 45, A.R. 25.11.1991). Lactivit-SEL, en tant quelle est souvent trangre la poursuite dintrts matriels, est difficilement assimilable une activit effectue pour son compte propre. Admettre quelle relve du don de soi comme lont affirm nombre de rpondants revient reconnatre quelle est effectue pour le compte dautrui et quelle ne rentre pas dans la dfinition de larrt donne du travail. Encore faut-il en convaincre le juge. ii. Que le prestataire du service agisse selon les souhaits du bnficiaire ne suffit pas ce que lon puisse parler dune relation de subordination. En revanche, si le contractant assigne des instructions prcises au prestataire et que ce dernier a coutume de les suivre, lactivit dchange qui les unit pourrait satisfaire ce second critre (cf. supra). iii. Dans un systme o la monnaie de SEL est une monnaie-temps, il semble que le payement ne puisse tre considr comme un avantage en nature car le prestataire ne se verra crdit que dun nombre dunits gal celui quil a lui-mme consenti donner au bnficiaire du service et inconvertible en argent. Nous en concluons donc que les changes SEL en monnaie-temps ne peuvent tre identifis des contrats de travail. Par ailleurs, mme si une activit SEL rpondait aux trois conditions, cela ne devrait en gnral entraner aucune poursuite pour fraude car le temps de prestation de service des selistes est souvent de loin infrieur au nombre dheures ncessaires ce quun travail puisse tre dfini comme imposable. Sur base du mme argumentaire, se retrouve vacue la question de savoir si larrt royal du 24.11.199142 est applicable au cas des chmeurs dans le SEL.

42 Cet arrt prvoit que loctroi des allocations de chmage peut tre refus tout demandeur demploi qui effectue un travail rmunr en argent ou en biens matriels (AR 25.11.1991). Art. 44 : le chmeur doit tre priv de travail et de rmunration . Art. 45 : Le travail y est dfini comme lactivit effectue pour son compte propre () et qui nest pas limite la gestion des biens propres ou Lactivit effectue pour un tiers qui procure au travailleur une rmunration ou un avantage matriel de nature contribuer sa subsistance ou celle de sa famille. Toute activit effectue pour un tiers est, jusqu preuve du contraire, prsume procurer une rmunration ou un avantage matriel .

29

Larrt royal du 19.11.2001 ajoute : 1er. Sont soustraites lapplication de la loi, les personnes qui, pour le compte dun club, dune association, dune instance publique ou de toute autre organisation qui ne poursuit pas un but lucratif, exercent des activits dans lintrt dautrui et dans lintrt de la collectivit et qui peroivent pour celles-ci des indemnits, bien quelles exercent ces activits dune manire bnvole dans la mesure o les indemnits perues pour lensemble des activits vises ne dpassent pas le montant de 24,79 EUR par jour et de 991,57 EUR par anne civile.

2) Lactivit SEL peut-elle constituer une infraction la lgislation sur la protection du travail ? - Protection du salaire : la rtribution en monnaie de SEL nest pas un salaire (pas mme un avantage en nature) puisquelle est non-convertible en argent. La loi sur la protection du salaire ne sy applique donc pas. - Protection physique et morale du travailleur43 : le raisonnement est le mme. Puisque lactivit-SEL est une forme de travail non-salari - soit un type de bnvolat - la loi ne sy applique normalement pas. Un seliste ne peut par exemple tre poursuivi pour avoir engag une personne de moins de quinze ans. Il est vrai que le Rglement Gnral pour la Protection du Travail protge galement les travailleurs bnvoles en imposant aux associations qui les engagent la mise en place de bonnes conditions de travail. Mais du fait que les activits-SEL soient ponctuelles et non-contraignantes, rares doivent y tre les cas de violation grave de cette disposition lgale. Mais il est important de noter que de telles infractions la loi sont possibles au sein des changes.

3) Lactivit SEL peut-elle constituer une infraction la lgislation sur la scurit sociale ? La fraude sociale consiste percevoir la fois un revenu de remplacement et un revenu professionnel. En tant quactivit bnvole le service SEL prest par un allocataire social ne devrait pas tre assimil une forme de fraude sociale. Cependant, les dispositions lgales tant vagues en matire de bnvolat, il arrive quon dnie certains allocataires sociaux le droit de faire partie dun SEL44. Une proposition de loi sur le bnvolat45, dpose en

Arrt du Rgent du 27 septembre 1947, lgislation sur ltablissement des rglements de travail du 8 avril 1965, la loi du travail du 16 mars 1971, la lgislation sur le protection du salaire du 12 avril 1965. etc. 44 H. WANNER, Lets, vrijwilligerswerk nieuwe stijl, onderzoek naar de eigenheid van de Lets ruilkringen, Aalter, Lets Vlaanderen vzw, 2002, p. 75 45 S. CREYFT & G. DHONDT, Wetsvoorstel tot instelling van een statuut voor vrijwilligers, Belgische kamer van volksvertegenwoordigers, Brussel, 7.09.2000 (doc 50 0863/001) ; M. DE MEYER, Wetsvoorstel tot instelling van 30

43

2001, offre aujourdhui lespoir dune meilleure reconnaissance de la situation des activits linterface entre sphre conomique et sphre domestique. Bien que les auteurs de la proposition ny aient pas pens explicitement, il semble que la ralit des SEL puisse tre soumise au champ dapplication de la loi. Pour un bref aperu de la question, nous renvoyons louvrage dHugo Wanner intitul Lets, vrijwilligerswerk nieuwe stijl, onderzoek naar de eigenheid van de Lets ruilkringen. Demeure le problme des assurances : les SEL belges cherchent depuis presque dix ans le moyen de couvrir leurs activits. En lattente dune solution ils ont convenu dans leurs chartes respectives que ctait au membre de faire jouer ses assurances familiales.

een statuut voor vrijwilligers, Belgische kamer van volksvertegenwoordigers, Brussel, 24.04.2001 (doc 50 1214/001) cit par H. WANNER, Lets, vrijwilligerswerk nieuwe stijl, onderzoek naar de eigenheid van de Lets ruilkringen, Aalter, Lets Vlaanderen vzw, 2002. 31

PARTIE EMPIRIQUE LACTION SOCIALE AU SEIN DE BRUSEL

I. QUEST-CE QUE BRUSEL ?

1. HISTOIRE DE BRUSEL Le BruSEL est n Bruxelles au milieu des annes nonante sous limpulsion dun groupe de philosophes de lULB et de militants issus dun groupement politique nomm gauches unies . Ils transposrent leurs principales aspirations politiques et thiques dans larticle 1 de la future charte :Le BruSEL est un Systme dEchange Local dont lobjet est de permettre un change de services entre ses membres sur une base galitaire dgage de considrations financires, et de contribuer par l au renforcement dun tissu social local qui ne reproduit ni les rapports sociaux ni la hirarchie des qualifications tels quils existent sur le march du travail.

En septembre 1996, sur base des principes du LETS info pack, le projet prend forme. Le nouveau SEL acquiert le statut dassociation de fait46 et prend le nom de BruSEL. Afin de mieux saisir lesprit des dbuts, il est ncessaire de nous ramener aux ides promues au sein du groupement politique Gauches Unies , auxquels la majorit des fondateurs taient rattachs. Pour cela, nous renvoyons un article de P. DELWIT et J.-M. DE WAELE intitul La gauche de la gauche : le parti communiste, le parti du travail, le parti ouvrier socialiste et gauches unies 47.

2. LESPRIT DES FONDATEURS Une grande part des membres fondateurs faisait partie de Gauches Unies (o lon retrouve Lise Thiry, Isabelle Stengers, Eliane Vogel-Polsky). Ce mouvement a disparu dans les annes nonante cause des divergences dopinion qui rgnaient en son sein : il y46 47

Cest le statut juridique minimal pour une association. P. DELWIT et J.-M. DE WAELE (dir.), La gauche de la gauche : le parti communiste, le parti du travail, le parti ouvrier socialiste et gauches unies in Les partis politiques en Belgique, Bruxelles, ditions de l'Universit Libre de Bruxelles, 1997. 32

avait des tensions entre ceux qui taient intresss par la diffusion dun discours militant et ceux dont le militantisme devait consister en un recours de nouvelles pratiques de discussion et dentraide. Ce sont essentiellement des membres issus de cette seconde mouvance qui seront sduits par le principe du SEL et se dcideront en lancer un dans la ville de Bruxelles. 2.1. Changer ensemble les manires de penser, de sentir et dagir Lobjectif poursuivi par les initiateurs du projet BruSEL tait trs clairement politique : il sagissait de mettre en place un collectif de rsistance la redfinition marchande des activits humaines. Plus quun simple instrument de dveloppement des liens sociaux, le noyau du rseau se considre comme un moyen dactivation politique hors des structures classiques 48. Bref, BruSEL devait tre un moyen dactivation politique qui - plutt que de spuiser faire valoir un discours militant prconstruit - appelait la constitution collective dun sens partag. Lide tait de dire que - nul ne pouvant prtendre dtenir la vrit absolue sur ce quest une socit juste - ctait collectivement que la rponse devait se trouver, par la mise en valeur des expriences de chacun et par le soutien mutuel (cf. entretien p.i. 1149). Les fondateurs voyaient donc en BruSEL un outil de transformation concrte des manires de penser, de sentir et dagir. A cet gard, Isabelle Stengers dit avoir t guide par son intrt pour les modes de production et de transmission des savoirs et la manire dont les savoirs transforment les capacits de sentir et de penser .

2.2. A propos de la conception philosophique de BruSEL en tant que modle dorganisation sociale Puisque nous ne disposons pas dun matriau assez consistant en la matire, notre ambition ne sera pas de donner un aperu fidle de ce que fut la conception philosophique que les fondateurs avaient de BruSEL en tant que modle dorganisation sociale. Nous nous contentons juste ici de soumettre au lecteur une rponse incomplte et qui est peut-tre trouve dans la philosophie de Gilles Deleuze, philosophe dont Isabelle Stengers a t llve.48

V. GILLET, Socio-anthropologie dun Systme dchange Local, le Bru-SEL en qute de soi (promoteur P.-J. Laurent, UCL), Louvain-la-Neuve, 2000, pp. 28-29. 49 Abrviation pour personne interroge. 33

Selon Deleuze, le corps (humain, politique ou encore social) est non pas un objet centr et organique mais plutt un objet en relation, un ensemble rhizomatique, fait de connexions. Un rhizome est () une tige souterraine qui pousse, partir d'elle, des bourgeons au-dehors - ne commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-tre, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement alliance. L'arbre impose le Verbe tre, mais le rhizome a pour tissu la conjonction et... et... et... Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et draciner le verbe 'tre' 50. Aux vues de ce court extrait, on peroit un peu mieux les raisons de laversion de certains anciens vis--vis des proccupations techniques du SEL : Ce nest sans doute pas par accident que certaines personnes dfinissent le SEL comme un service dchange local plutt que comme systme dchange local. Il sagit de montrer quun tel groupe nest pas destin fonctionner la manire dune machine, rpter un mme mouvement avec le plus de dextrit possible, mais bien se faire sans chercher prdire ce en quoi consisteront les volutions futures. Et sans surprise, la personne qui critique avec le plus de virulence la prvalence des proccupations techniques et statistiques au sein de BruSEL, est aussi celle qui cite Deleuze afin de dfinir BruSEL comme un plat agencement de connexions. Selon notre interprtation, ce que cette personne veut dire cest que cest en sarmant de sa volont propre et non spuisant amliorer sans fin les moyens techniques susceptibles de rendre possible la rencontre, quil sera possible pour les bruseliens de mieux se rencontrer. Nous reviendrons sur ce point dans la suite de ce travail.

2.3. Les principes de justice i. Libert : Faire valoir le droit se faire valoir Lgalement, les allocataires sociaux ne peuvent pas exercer dactivit en compensation davantages matriels. Leur temps devant tre tout entier consacr la recherche dun emploi, ils ne peuvent se rendre socialement utiles en compensation dun avantage personnel (cf. A.R. 24.11.1991). Cette privation de libert a t fortement critique par les50

G. DELEUZE & F. GUATTARI, Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980 34

initiateurs du systme BruSEL ; et cette critique a t et demeure encore aujourdhui un des grands fers de lance du mouvement. Plus clairement, certains fondateurs de BruSEL verront dans cet arrt un pouvoir discrtionnaire par lequel on sautorise faire des chmeurs des citoyens de seconde zone, condamns ne rien produire de bon et ne rien consommer de bon. Une des ambitions de BruSEL tait trs prcisment de librer ses personnes-membres de cette double punition. Quand BruSEL a pris de lampleur, certains on voulu aller plus loin sur le terrain politique. Il sagissait, dune part, de trouver des relais politiques (partis, syndicats) ce qui na jamais donn suite, au vu du caractre lectron libre de BruSEL. Et dautre part, de porter une revendication au niveau des allocataires sociaux, cest le principal cheval de bataille institutionnel de BruSEL 51.

ii. Egalit : Faire valoir le droit valoir autant que nimporte qui Ce qui ressort le plus nettement de larticle 1 de la charte, cest la rfrence au principe dgalit : Les auteurs du texte insistent fermement sur le refus de la hirarchie des qualifications et des rapports sociaux tels quils existent au sein du march du travail et proposent que le systme BruSEL soit au contraire dot d une base galitaire . Il faut donc comprendre BruSEL comme une rponse locale au processus de restructuration des rapports sociaux opr par le march du travail. Par opposition la structure verticale du march du travail - cet espace de comptition compos de dominants mobiles et des domins flexibles - les fondateurs se dcident de crer une petite association horizontale, rticulaire et galitaire. La prtention des fondateurs de BruSEL nest donc autre que de tester lhypothse selon laquelle, mme dans le contexte actuel, une socit galitaire est possible et viable et quun brassage social petite chelle est effectivement ralisable.

iii. Solidarit : Faire valoir le lien en tant que fin de lchange Le mot individu est absent de la charte. Il renvoie une conception de lhomme abstraite de lide de lien social , et amne concevoir la rationalit comme si elle tait toute entire dirige vers la satisfaction de ses intrts propres. Selon lidologie des fondateurs, cest parce que cette conception exclut toute possibilit de constitution dun vivre ensemble quil faut lui prfrer la notion de personne . Alors que le march sadresse des individus, le SEL sadresse des personnes.51 M. DIELEMANS, L'esprit du SEL. Analyse anthropo-conomique d'un systme d'change local Bruxelles (promoteur D.V. Joiris, ULB), Bruxelles, 2003, p. 56

35

Idalement, les individus du march sont tout juste appels tre libres tandis que les personnes du SEL sont appeles tre la fois libres, gales et solidaires. Libres car en acceptant de mettre leur temps disposition elles se voient dotes de la possibilit dexercer une activit valorisante et de disposer dun pouvoir dachat qui leur permet de saffranchir peu ou prou du joug de la ncessit ; gales car le temps de lun quivaut et est de fait inalinable au temps de lautre ; solidaires car ce temps que tous ont lgale opportunit de mettre profit est susceptible dtre partag. Bref, ce qui schange importe moins que lactivit dchange en elle-mme et le lien de confiance qui se constitue par elle. En dautres mots, le lien est la fin ultime de lchange.

3. LE FONCTIONNEMENT 3.1. Adhsion : Lquipe sance dinfo (7 personnes) soccupe de la rencontre avec les nouveaux adhrents. Ladhsion se fait au terme dune sance dinformation52 lors de laquelle on se voit inform du contenu de la charte et des principes de fonctionnement de lorganisation. Le nouvel arrivant est pri de mettre quatre services (dont un service au systme) sur sa fiche dinscription signe et de rgler une cotisation annuelle de neuf euros. 3.2. Information Lquipe bottin (8 personnes) : chaque membre possde un bottin qui se compose de deux parties, la premire qui reprend la liste des services - est offerte quiconque a fait la dmarche de venir la sance dinformation, la seconde comprenant les numros de tlphone et adresses lectroniques de tous les bruseliens est mise la disposition exclusive des membres et livre avec un chquier. Lquipe mailing (21 personnes) est le service de mise sous enveloppe. Ce sont essentiellement des bottins-papier qui sont communiqus aux membres, par courriel traditionnel.

Point de passage oblig pour quiconque dsire intgrer le SEL, la sance dinformation consiste en une prsentation et une explication des articles principaux de la Charte et un bref briefing sur le fonctionnement du systme. Au terme de la sance, on remet chacun un formulaire dinscription, un exemplaire de la charte et de la premire partie du bottin du SEL. Un temps de rflexion est propos ceux qui ne souhaitent pas sinscrire sur le champ. 36

52

Lquipe Web (7 personnes) soccupe du dveloppement et de sa mise jour du site. BruSEL sinformatise de plus en plus. Il est dsormais possible de tirer du site web de BruSEL tous les documents ncessaires lchange, les informations relatives ltat des comptes, ltat de la trsorerie, aux discussions en AG, aux runions mises lagenda etc. Lquipe interSEL (8 personnes) soccupe des contacts avec les autres SEL et prend part aux rflexions sur les positions politiques et les revendications des SEL 53. Lquipe mmoire (5 personnes) travaille enfin la constitution de lhistoire du SEL, les dbuts de BruSEL, les problmes quil a connus et les solutions qui y ont t appliques etc. 3.3. Coordination : Lquipe coordination (10 personnes) soccupe des questions de logistique : relever le courrier de la bote postale54, assurer le suivi des comptes, la trsorerie55 etc. 3.4. Comptabilit et statistiques : Lquipe comptabilit et statistiques suit lvolution des comptes bls et des changes, tablit un tat des services les plus et les moins demands 3.5. Runions : Les runions sont prpares par lquipe ftes (19 personnes). Des runions festives et informelles (les bruseliennes) ont lieu quatre fois par an et permettent aux membres de mieux se connatre et de raviver les changes. Il y a des AG (Assembles Gnrales) accessibles tous et qui se forment galement environ quatre fois par an pour faire le bilan, dresser lagenda et dcider dventuels changements organisationnels. Toutes les dcisions y sont soumises au vote.

www.brusel.be/m_indexteams.asp (consult le 16 aot 2005) La boite postale : au terme de chaque change, loffreur de service est appel envoyer son chque ladresse BruSEL - BP 1013. Un responsable de la comptabilit est charg de relever la boite rgulirement et de faire les modifications de compte qui simposent. 55 La trsorerie : BruSEL ne saurait se passer dune comptabilit en monnaie officielle, elle a des frais de fonctionnement qui ne sauraient tre ramens une comptabilit en bls (budget annuel denviron 1000 euros).54

53

37

ECHANGES de services

Information

Service Compta

DESIGNE LES MEMBRES DU COMITE [COCO]ET LUI DELEGUE LES TACHES DE COORDINATION

ASSEMBLEE GENERALE (87 MEMBRES)

38

4. PROBLMES DE FONCTIONNEMENT Certains membres en accusent dautres de transformer lesprit du SEL : voici trois grandes pommes de discorde entre les puristes et les rformateurs : 1. Le refus de la logique de contrle et defficacit : les p.i. 1 et 10 prcision statistique et individualiser les comptes. 2. Laccessibilit du systme dchange : les p.i. 1, 2, 7 et 14 accusent les nouveaux coordinateurs denfreindre ce principe en informatisant le systme et en rduisant par ailleurs les informations par bulletin-papier. Les membres non-connects internet se verraient injustement mis en marge du systme. 3. La protection des chmeurs : Les p.i. 1, 2 et 10 imaginent galement que la protection des chmeurs sera mise mal en consquence dune ventuelle individualisation des comptes.Carence dinformation, dfauts de communicationMconnaissance des rgles dchange et de fonctionnement

accusent certains

coordinateurs actuels denfreindre ce principe en cherchant tout prix augmenter la

Litiges, conflits, msententes

tiolement des changes et dsaffection du rseau

Anonymat, mfianceInaccessibilit du rseau dchange et de lespace de prise de dcision

Indisponibilit et non-rponse aux messages Manque dimplication et de participation des membres

- Demandes qui ne rencontrent aucune offre - Offres qui ne rencontrent aucune demande

Comptes aberrants :- Comptes trop levs - Comptes inactifs - Comptes trop en ngatif

Donneurs Non-sollicits

C. desaffects C. non-rgulariss

Mauv. payeurs Free Riders

Mdiation

Discussions en AG

Bruseliennes

Coordination

39

5. PROFIL SOCIO-CONOMIQUE DU RSEAU Si on en revient aux tudes belges qui ont dj t effectues sur la question, on en retire les conclusions suivantes : Cest un public majoritairement fminin, de 30-60ans, avec 30% de bas revenus (moins de 1000 euros) et 5% de hauts revenus (plus de 1500 euros) ; le revenu moyen correspond peu prs la moyenne nationale, qui oscille aux alentours de 1100 euros56. Aux dires de Wanner, rares sont les SEL o les chmeurs sont en majorit. Cest peut-tre le cas de BruSEL mais en labsence dun matriau statistique il nous est impossible dmettre des propositions prcises sur la question. Nous nous limiterons ici quelques hypothses qui pourraient tre testes dans le cadre dun travail quantitatif. Les propositions que nous prsenterons dans cette partie de notre expos sont fondes essentiellement sur des tmoignages rapports par les rpondants.

5.1 Des intellectuels BruSEL tait au dpart constitu dune population assez homogne, des personnes socialement conomiquement et culturellement favorises, avec des idaux politiques trs gauche ou gauche de la gauche57 selon la propre expression de Dewit et De Waele. Les premiers adhrents taient essentiellement issus dun mme cercle damis. Le rseau slargt rapidement : y entrrent des amis damis, des amis damis damis et puis au fil du temps la population se diversifia. Elle se fit plus prcaire, moins intello et parfois moins de gauche. Lassociation compte aujourdhui 87 membres.

56 57

H. WANNER, op cit., p. 33 P. DELWIT et J.-M. DE WAELE (dir.), op cit. 40

5.2. et des prcaires58 ? Nous ne savons pas quelle proportion de la population bruselienne peut tre mise sous la catgorie de sans emploi et encore moins sous celle de prcaire . Selon Servet, cela oscille gnralement entre 40 et 60% des membres. Selon Waarner, cest tout au plus 30% de la population totale des SEL de Belgique qui est sans emploi. Selon les tmoignages recueillis, cela concerne une portion importante de la population bruselienne. Parmi nos 14 rpondants, 8 sont sans emploi. Mais notre chantillon (de 14 personnes parmi 87) nest probablement pas reprsentatif de la population totale. Il est probable que les bruseliens les mieux mme de nous accorder du temps fussent trs prcisment ceux qui ne possdaient pas dactivit au moment de la phase dentretien. Cela amne un biais important qui nous empche deffectuer la moindre gnralisation sur base des donnes du tableau ci-dessous.

58 Cest Agns Pitrou (PITROU A., La vie prcaire. Des familles face leurs difficults, Paris, tudes CNAF, 1978) qui inaugure lusage sociologique du mot prcarit , dsignant par l la nouvelle pauvret mergente au sein dune socit qui vise stabiliser les emplois (J.-C., BARBIER, A Survey of the Use of the term Prcarit in French Economics and Sociology , Document de travail du Centre dEtudes et de lEmploi, n19, novembre 2002). Dans notre travail, nous nous accorderons sur la dfinition dAkoun et Ansart : lide de prcarit sapplique aux populations assujetties ces emplois atypiques, mais elle stend plus largement aux groupes touchs par les nouvelles formes du pauprisme, associant la fois misre et dsaffiliation. Cest alors sa racine tymologique, prire , quil faut rattacher lusage du mot dans les mdias ; comme si la vie elle-mme tait suspendue un rapport de demande pour se perptuer (A. AKOUN & P. ANSART, Dictionnaire de sociologie, Paris, Seuil, 1999, p. 417).

41

Rp.

Sexe

Age

anci

Bls

Contact

Services Propos.Inform. Maths Astrol. Prom. Kinsiol. Dmn.

Emploi ReusDogsitting Cartes Dmnage -ment Cartes Dmnage -ment EtagresConvecteur au Gaz

Domic.

1 17/4 2 12/07 3 12/07 4 15/07 5 19/07 6 23/07 7 28/07 8 02/08 9 02/08 10 03/08 11 03/08 12 03/08 13 03/08 14 03/08

Femme Femme Femme Femme Homme Homme Femme

47 ans 58 ans 48 ans 34 ans 40 ans 53 ans 62 ans

(074) (156) (078) (080) (086) (171) (196)

175 -825 -50 c cltur 400 550 -3140 -3140 6050 7900 5760 5690 -1600 -1600 3040 c cltur 0 1000 1000 2300 2600 19100 18600 100 c cltur -1700 -1600

Tlphone Courriel Courriel Courriel

Sans emploi Sans emploi Sans emploiHistorienne sans emploi

Ixelles Schaerb. Etterb. St-Gilles

Courriel Courriel Tlphone

Etirem. Dmn. Compta. Ta-Chi Navette Ecoute Tarot Tapiss. C. de mus. Trad. I. voyages Dmn. Info soc.

Couture Coiffure Dmn. Tapisserie Coiffure Travaux jardinage Soudure Dmnage -ment /

Artiste sans emploi Dans limportexport Infirmire pensionn, bnvole Employ De muse Ouvrier SNCB pensionn Juriste pensionn Professeur dhistoire

Brux. Forest W-St-L.

Homme

42 ans

(048)

Courriel

Floreffe

Homme Femme

60 ans 65 ans

(093) (115)

Tlphone

Molenb.

Tlphone

Homme

54 ans

(007)

Courriel

Homme

36 ans

(189)

Courriel

Conseils juridiques Litt.+mus. 1/3 m. Dmnage -ment Pedagogie Histoire Conseils Dpannag e informatiq ueMassage

Brux.

Services informatique Menuiserie

Auderg.

Informat. sans emploi Kin sans emploi Sans emploi

St-Gilles

Femme Femme

29 ans 65 ans

(126) (162)

Courriel

Babysitting

Forest

Tlphone

Sophrologue Mdiatrice

W-St-L.

SEXE : 8 femmes et 6 hommes CLASSES DAGE : 1 personne de moins de 31 ans 3 personnes entre 31 et 40 ans 4 personnes entre 41 et 50 ans 4 personnes entre 51 et 60 ans 3 personnes entre 61 et 70 ans PROFESSION : 8 sans emploi, 3 pensionns, 3 actifs

42

5.3. mais pas de dsaffilis : La catgorie des prcaires englobe celle des dsaffilis (cf. note de bas de page 41) mais ne sy rduit aucunement. Dans les SEL, les dsaffilis ne correspondent ainsi qu une portion infime des 40-60% de prcaires - comme nous lexplique bien Sman Laacher : La situation qui clt de faon quasi irrversible le cycle des malheurs sociaux, que Robert Castel (1995) nomme la dsaffiliation, n'est pas reprsente dans les SEL. Les plus dmunis sont accueillis par les associations caritatives et adhrent trs rarement aux SEL 59.

Sans accompagnement social - nous dit J.-M. Servet - les personnes en complte dsocialisation sont ncessairement exclues car la solidarit des SEL se constitue toujours sur base dun minimum de liens de confiance60.

6. LES RENCONTRES 6.1. Bruseliennes Les bruseliennes sont des ftes tenues environ une fois tous les trois mois. Tous les membres y sont convis : on y danse, on y mange et surtout on sy prsente ; cest--dire que ces ftes sont loccasion de se faire connatre, expliquer ce quon fait, expliquer ce que lon propose dans le SEL Elles sont gnralement plus apprcies que les AG, en ceci quelles sont plus conviviales, moins srieuses et moins formelles. Lorsquon sy prsente, on vite la question du travail. Cest un sujet de conversation assez peu porteur. Servet affirme que dans ce type de systmes composs dune bonne part dinactifs - se dfinir par le travail na pas de sens, voire peut stigmatiser 61. En revanche, la question quon se plat poser est Quest ce que vous aimez ? . Le plaisir quon prend importe davantage que le travail quon a.

S. LAACHER, Economie informelle officielle et monnaie franche, lexemple des systmes dchange locaux in Ethnologie franaise, XXVIII, 1998, 2. L'Avatar, p. 252. 60 J.-M. SERVET, op cit., p. 266 61 Id., p. 246 43

59

6.2. A.G. (Assembles Gnrales) Tout membre a le droit dy siger et dy participer au scrutin. Cependant, seul un tiers ou un quart des bruseliens y rpond prsent. Ces assembles se runissent cinq fois par an afin de discuter du devenir du rseau : on sinterroge sur le fonctionnement des quipessystme, la question de laccessibilit du rseau, la question des membres inactifs etc. Ces discussions peuvent amener le groupe voter en faveur dun changement organisationnel. On discute galement de questions plus administratives et routinires, lesquelles nengagent pas un changement organisationnel : la publication des informations relatives la vie de BruSEL, la mise en place de nouveaux services spciaux etc.

44

7. LES ECHANGES 7.1. Loffre Nous dvelopperons ici dans un premier temps le fonctionnement des services (a) au systme et (b) aux personnes. Nous verrons dans un second temps que certaines propositions particulires de services aux personnes peuvent ventuellement tre critiques voir rejetes (cf. infra), dautres peuvent poser problme quand leur rtribution62.0 001 051 052 1 101 102 103 104 2 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 3 301 302 303 304 305 306 307 4 401 402 403 SEL (propositions doffre / type de service) Services pour le compte du SEL Services rendus aux associations Anciens soldes 41/19 13/7 23/6 2/2 3/4 54/33 0/1 2/1 3/2 0/1 3/4 7/5 7/7 10/7 13/2 9/3 69/35 17/12 15/3 2/2 3/3 4/3 11/5 17/7 101/88 2/1 18/12 8/6 404 405 406 407 408 409 410 411 5 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 6 601 602 603 604 605 7 701 702 703 8 801 Loisirs Ftes - vnements animations Artisanat Art et littrature Thtre et danse Audiovisuel, photo, cinma, vido Musique, chant Sports et activits de plein air Illustration, dessin, peinture, graphisme Visites Vacances et voyages Soins Soins du corps Soins des cheveux Soins de lesprit Parentalit maternit Look et style Gastronomie Alimentation Cuisine Spcialits sales Spcialits sucres Relations publiques Relations publiques, contact presse Langues conversations Aide scolaire de niveau primaire Aide scolaire de niveau secondaire Aide scolaire de niveau suprieur Art, artisanat, jeux, loisirs, savoir-faire Cours informatique Musique - chant Cuisine alimentation 12/8 5/3 10/7 5/7 23/20 6/12 8/8 4/4 68/59 9/8 7/7 12/7 1/2 5/5 8/6 8/7 6/5 6/6 6/6 43/38 14/12 7/3 20/20 1/2 1/1 35/31 14/10 12/11 9/10 1/1 1/1

Aide administrative, sociale et juridique coute accompagnement Aide administrative Aide juridique Informations Maison et habitat Gros uvre Plomberie lectricit Vitres Bois Petits travaux Amnagement intrieur et dcoration Plantes, fleurs et jardins Dmnagement Home-sitting Vie quotidienne informatique Baby-sitting Hi-fi autoradio lectromnager Travaux mnagers Couture Animaux Courses - transports mailings Cours - Langues Langues : Franais Langues : traductions & interprtariat Cours de langues

62

Les trois situations suivantes posent problme au niveau de la rtribution du service : i. ii. iii. Les services qui demandent peu dattention et beaucoup de temps : des services comme le dogsitting ncessitent une rvision du principe une heure gale cent bls . Cest au gr gr : on pourra dire une heure gale cinquante, trente-trois ou vingt-cinq bls. Les services offerts plusieurs personnes : il a t dcid en AG que chaque fois que x heure(s) de service sont offertes plusieurs personnes, chacun des n destinataires crditera le donataire de x/n heures. Les services pnibles : cest au gr gr, et il est toujours possible pour un membre de rtribuer un autre membre mieux ce que prvoit le barme une heure gale cent bls .

45

a. Les services au systme Au moment de linscription, chaque membre de BruSEL est appel proposer au moins un service au systme. La question de la rtribution de tels services est dlicate : 1) ces services doivent-ils tre associs une activit bnvole ? 2) doivent-ils tre rmunrs en euros ? 3) doivent-ils tre rmunrs en bls ? BruSEL a opt pour la troisime solution. Cela laissait le choix entre (1) taxer les changes afin de rmunrer les services au systme et (2) tablir un puits sans fond63, cest-dire, instaurer un mode de rmunration des services au systme partir de grains crs ex nihilo. On invoqua comme objection ce principe que - en autorisant crditer les comptes sans quune richesse soit cre en contrepartie - il introduirait un dsquilibre dans le systme. Mais selon le SEL Mode demploi - on peut aisment rvoquer cette critique : (1) cest un systme qui dans les faits - ne fragilise pas le fonctionnement des SEL. (2) le travail pour son bon fonctionnement implique bien une cration de richesse dont tous les membres sont bnficiaires. Le SEL peut donc tre vu comme un compte ordinaire (membre 1), ceci prs quil ne peut pas tre crdit de la moindre minute. Cest cette option du puits sans fonds que les bruseliens ont choisi.

b. Les services aux personnes On retrouve dans la liste qui figure la page prcdente 412 services proposs par 87 membres, soit 4,73 services par membre. Ces 412 propositions individuelles de services renvoient 304 types doffres regroups en 8 catgories. La catgorie qui regroupe le plus grand nombre doffres est cours-langues (88), mais les offres les plus souvent proposes ne sont pas celles qui sont les plus prises (cf. infra).

63

SEL, Mode demploi , op cit., p. 15

46

Certains services aux personnes sont suspects de menacer le SEL ou daller lencontre de lesprit du SEL. Dans certains cas, ils peuvent y tre svrement critiqus, voir mme en tre carts : i. Les activits dangereuses : la crainte des consquences dun ventuel accident de travail est grande parmi les selistes, car BruSEL (tout comme la grande majorit des SEL) ne couvre pas les activits quelle coordonne. Cest donc aux assurances familiales de jouer en cas daccident. Pour viter de sattirer des ennuis, on dissuade gnralement les membres doffrir des services qui requirent que des risques importants soient pris (comme la rparation de toiture par exemple).

Art. 14. Les membres sont individuellement responsables pour leurs propres obligations lgales, notamment en matire dassurance. Le BruSEL na aucune responsabilit dans lventuel non-respect par les membres de ces obligations et dcline toute responsabilit en cas daccident. Les membres sont ds lors invits prendre les dispositions ncessaires, particulirement en matire de responsabilit civile.

ii. Les demandes daffection maquilles en services : elles sont critiques par certains membres (cf. p.i. 5 et 10). Je sentais que parfois, derrire la demande service, il y avait une demande de contacts humains ; parfois jai refus parce que je msentais pas trop lenvie de () jouer un rle qui me convenait pas ; cest--dire dtre une oreille [5.242]. La p.i. 12 critique les propositions de services qui sont des demandes caches du genre accompagnement dans des promenades : alors bon quoi, on essaye de rendre service des personnes seules ou alors on se sent seul et on (rire) veut quelquun pour se balader [11.546]. iii. Les services qui servent dexcuse un proslytisme : ils posent problme [1.1159, 2.758, 11.555] mais il semble que personne nait envie de les exclure du bottin : il est difficile de prsenter le proslytisme comme un motif dexclusion, le SEL tant lui-mme porteur dune charge politico-idologique importante. () et puis on a eu beaucoup de gens qui proposaient des trucs parapsychologiques et cetera, alors, trs vite, les fondateurs se sont rendu compte quil y avait un problme parce que bon ctait des gens qui taient un peu proslytes comme a, dune philosophie particulire, bien souvent

47

indienne et donc videmment ces gens avaient autant leur place dans le SEL que nous, condition quils rendent vraiment des services quoi [11.555]. On a accept une fois des personnes qui ont fait du chan-ding, euh, je sais pas exactement ce que ctait mais a paraissait aussi vraiment trs sotrique et trs limite. Mais pourquoi pas ouais, la limite, la limitation se fera, fin si les choses nont pas trop volu, moi jaimais bien lesprit de dpart , cest vraiment davoir le moins de coercition, de rgles, de censure au dpart, et puis voir aprs lauto-rgulation quest-ce qui se passe [1.1159].

En 1997, les services de soins de lesprit de BruSEL ont commenc prendre une place juge dmesure au sein du rseau. Ce point a t soulev en Assemble Gnrale comme risque de purilisation du systme. Le rseau dsireux de garantir son indpendance idologique- refuse toute forme de proslytisme et se mfie des mouvements New Age qui pourraient profiter de lopportunit pour y dvelopper leurs activits 64. iv. Les services de type domestique (ou les services de soin) de longue dure : Idalement, les rapports de type domestique sont absents du SEL : il ny a pas des tches nobles et des tches subalternes, de moindre valeur [6.35]. Les distinctions de ce type sont totalement exclues de fait mme que selon larticle 5 de la charte - une heure gale une heure . Larticle premier de la charte traduit bien ce refus de toute hirarchisation des tches et des qualifications :art. 1 Le BruSEL est un Systme dEchange Local dont lobjet est de permettre un change de services entre ses membres sur une base galitaire dgage de considrations financires, et de contribuer par l au renforcement dun tissu social local qui ne reproduit ni les rapports sociaux ni la hirarchie des qualifications tels quils existent sur le march du travail . () art. 5. Une heure de travail humain est gale une heure de travail humain. Cette galit est la base de toute transaction. Une heure de travail humain vaut cent BLEs (Bon Local dEchange).

64

V. GILLET, op cit., p. 33

48

7.2. La Demande Les services les plus souvent prests Les p.i. saccordent en gnral sur le fait quil est important de rencontrer la demande , de rencontrer les vraies demandes des gens. Les services les plus souvent prests sont les suivants : informatique, offres pour le compte SEL, courses, transports, mailings, soins du corps, soins de lesprit, dmnagements. Anne Informatique Offre pour le compte du SEL Courses, transports, mailing Soins du corps Aide scolaire au niveau primaire Soins des cheveux Dmnagement Soins de lesprit Informations (aide administrative, sociale et juridique) Audiovisuel (vido, cinma) Ftes, vnements, animations Babysitting Aide cuisine Travaux mnagers Couture Travaux sur bois Petits travaux Cours de langues Interprtation, traduction Cours de cuisine Artisanat Illustration, dessein, peinture, graphisme Aide administrative Home-sitting Amnagement intrieur et dcoration Total des services prests Services par membre (Source : Statistiques de BruSEL in www.brusel.be) 2005 En Juin. 39 35 24 8 4 4 5 6 4 4 2 3 2 2 2 2 1 1 1 1 1 1 0 0 0 152 1,74

En Oct. 53 47 30 11 10 8 7 6 4 4 3 3 3 2 2 2 1 1 1 1 1 1 1 1 1 204 2,34

En rsum, les services les plus souvent prests sont les services informatiques (53) et les services de transports et de communication (47). Viennent ensuite les services de soins (28), les services dapprentissage (12), les travaux de cration (8) et enfin les travaux dentretien (3).

49

Les services rendus en 200523%

27%

1% 1% 1% 4% 6% 23% 14%

informatique t. & commu soins apprentissage cration entretien ftes autres SEL

7.3. Lchange-don Nous voil maintenant au fait des divers types de services changs, mais cela ne nous renseigne que sur la dimension technique et les motivations pratiques des changes et non sur la signification quils recouvrent pour les individus. Nous allons remdier ce manquement, premirement en nous appuyant sur les discours des rpondants et deuximement en rattachant ces lments empiriques aux thories sur le don de Mauss et de Malinowski. Nous en marquerons les similarits et les diffrences.

a. Analyse du discoursCertains rpondants identifient lchange SEL une forme de don, de don gratuit. Dans la vie de tous les jours, la capacit des gens faire don de soi [5.123, 5.107, 5.147, 12.77] est souvent entrav soit par le commerce soit par le lien de sang, damiti [5.147, 5.164]. En revanche, au sein du SEL, toutes les conditions sont runies, dit-on, pour permettre aux personnes de ne donner ni par intrt, ni par obligation. Le bruselien qui vient rendre service ne donne ce quil donne que parce quil en a envie, que parce quil en tire une satisfaction, un plaisir. [5.93, 10.153, 10.178, 12.118, 12.346]

50

Je travaille beaucoup, je donne beaucoup de mon nergie et de mon temps, de mes comptences, en nattendant pas dargent en retour de a () cest un choix, jaime bien faire a, je me sens bien quand je donne [5.342].

Les moins actifs ressentent la fois une admiration et une gne vis--vis de ces gens qui

donnent de leur personne et qui sont pomps tout le temps [7, 58, 7.153, 7.264]. On peut parexemple se sentir mal laise de faire appel des membres du service Bab-el-cyber pour profiter de leur connexion Internet, ou tout simplement dchanger sans donner de son

temps au niveau de lorganisation [7.288, 3.261].Les bruseliens les plus actifs apprcient gnralement le fait de pouvoir donner de leur temps et de leur nergie des gens qui en ont besoin [5.286, 5.342, 5.356, 5.347, 6.61, 10.141, 12.69, 12.77, 12.102]. Mais mme dans le SEL, le dvouement et laltruisme ont leurs limites, cest--dire quil y a des services que lon na parfois pas ou parfois plus envie de donner : les services professionnels ou les services pour lesquels ont devrait normalement tre pay ainsi que les services qui demandent beaucoup de temps et de suivi [5.487, 7.238, 12.278, 13.252, 14.69].

b. Lchange-SEL et les thories socio-anthropologiques sur le don i. Les conomies primitives et lconomie de SELMalinowski et Mauss dgagrent de leurs tudes sur le fonctionnement des conomies primitives des propositions susceptibles dinfirmer