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53 ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 176-177 p. 52-67 1. Les orthographes des noms sont reprises telles qu’elles figurent dans les supports d’origine, le respect ou non de la translittération internationale (Sklovskij/Chklovski) étant aussi un signe du public plus ou moins spécialisé auquel ces revues s’adressent. 2. Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature, trad. fr., Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1965. 3. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, p. 3-8. 4. Entretien avec Catherine Depretto, le 11 juillet 2006. L’anneau de Mœbius La réception en France des formalistes russes Frédérique Matonti C’est, en janvier 1966, à l’occasion de la publication aux Éditions du Seuil dans la collection « Tel Quel » de Théorie de la littérature que le public français voit pour la première fois d’une part rassemblés un certain nombre d’auteurs, d’autre part, leur désignation comme « formalistes russes », ainsi que le mentionne la page de garde : « Textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov ». Quatorze articles de sept auteurs (Ossip Brik, Victor Chklovski, Boris Eikhenbaum, Roman Jakobson, Boris Tomachevski, Iouri Tynianov, V. V. Vinogradov 1 ) y sont réunis dont quatre (de Brik, Jakobson et Tynianov) ont été déjà reproduits auparavant, la plupart du temps en russe, soit par les Éditions Mouton & Co., soit par le Dépar- tement of Slavic Languages d’Ann Arbor. L’épitexte de Théorie de la littérature 2 mérite d’être décrit précisément, puisqu’il est à la fois la matérialisation des pratiques de production de sa valeur symbolique 3 et le cadrage de sa future réception. Il se compose d’une préface, « Vers une science de l’art poétique » de Roman Jakobson et d’une « Présentation » par Tzvetan Todorov, datée de novembre 1964. Les articles sont suivis d’une « Note bibliographique » qui donne les sources des articles origi- naux et de leur éventuel reprint dans les pays occidentaux et comporte également la mention de « quelques autres traductions de textes formalistes » ainsi que celle de « la source d’information la plus complète sur les formalis- tes », le livre de Victor Erlich, Russian Formalism, paru en 1955 (et réédité en 1965), également chez Mouton & Co. Enfin, l’ouvrage s’achève sur quelques très brèves notices biographiques, intitulées « Sur les auteurs ». Quarante ans plus tard, le numéro 911 d’Europe en mars 2005, « Les Formalistes russes », est sans doute la parution la plus récente qui leur ait été consacrée. Ainsi que le souligne le titre de l’article introductif de Léon Robel, cette livraison est centrée sur le « trio prodigieux », Chklovski, Tynianov, Eikhenbaum. Les auteurs des contributions sont très majoritairement des universitaires, spécialistes de littérature, de cinéma ou de linguistique russes et/ou soviétiques (Andreï Arev, Catherine Depretto, Jean-Claude Lanne, Jean- Philippe Jaccard, Vladimir Novikov, Sergueï Tchou- gounnikov, Marion Waller, Marc Weinstein). Deux traducteurs qui sont aussi des chercheurs (Léon Robel, Valérie Pozner) et un écrivain d’origine russe (Jean Blot) complètent la liste des auteurs. Plusieurs points doivent être soulignés pour comprendre la manière dont la tonalité de la réception s’est infléchie au fil du temps : tout d’abord si Europe revendique aujourd’hui son « autonomie absolue », cette revue mensuelle n’en a pas moins été un temps dans l’orbite culturelle du PCF, comme nombre de ses animateurs – et de ses lecteurs. Ensuite, le numéro mêle les contributions sur les « formalistes » à des textes critiques écrits par eux ainsi qu’à des poèmes du « trio prodigieux ». On doit également noter que la liste de ceux qui sont désignés comme tels – ici certes réduits à trois – s’est modifiée. Enfin, comme on le voit, à quelques rares exceptions près, les contributeurs sont des universitai- res, majoritairement spécialistes de littérature, ou plus précisément comme se définit Catherine Depretto, spécialistes de slavistique 4 . Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.0.89.28 - 21/04/2013 06h24. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.0.89.28 - 21/04/2013 06h24. © Le Seuil

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Page 1: Matonti Frédérique - L'anneau de Moebius

53ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 176-177 p. 52-67

1. Les orthographes des noms sont reprises telles qu’elles figurent dans les supports d’origine, le respect ou non de la translittération internationale (Sklovskij/Chklovski) étant aussi un signe du public plus ou moins spécialisé auquel ces revues s’adressent. 2. tzvetan todorov, Théorie de la littérature, trad. fr., Paris, Seuil, coll. « tel quel », 1965. 3. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, p. 3-8. 4. entretien avec Catherine depretto, le 11 juillet 2006.

L’anneau de MœbiusLa réception en France des formalistes russes

Frédérique Matonti

C’est, en janvier 1966, à l’occasion de la publication aux Éditions du Seuil dans la collection « Tel Quel » de Théorie de la littérature que le public français voit pour la première fois d’une part rassemblés un certain nombre d’auteurs, d’autre part, leur désignation comme « formalistes russes », ainsi que le mentionne la page de garde : « Textes des formalistes russes réunis, présentés et traduits par Tzvetan Todorov ». Quatorze articles de sept auteurs (Ossip Brik, Victor Chklovski, Boris Eikhenbaum, Roman Jakobson, Boris Tomachevski, Iouri Tynianov, V. V. Vinogradov1) y sont réunis dont quatre (de Brik, Jakobson et Tynianov) ont été déjà reproduits auparavant, la plupart du temps en russe, soit par les Éditions Mouton & Co., soit par le Dépar-tement of Slavic Languages d’Ann Arbor. L’épitexte de Théorie de la littérature2 mérite d’être décrit précisément, puisqu’il est à la fois la matérialisation des pratiques de production de sa valeur symbolique3 et le cadrage de sa future réception. Il se compose d’une préface, « Vers une science de l’art poétique » de Roman Jakobson et d’une « Présentation » par Tzvetan Todorov, datée de novembre 1964. Les articles sont suivis d’une « Note bibliographique » qui donne les sources des articles origi-naux et de leur éventuel reprint dans les pays occidentaux et comporte également la mention de « quelques autres traductions de textes formalistes » ainsi que celle de « la source d’information la plus complète sur les formalis-tes », le livre de Victor Erlich, Russian Formalism, paru en 1955 (et réédité en 1965), également chez Mouton & Co. Enfin, l’ouvrage s’achève sur quelques très brèves notices biographiques, intitulées « Sur les auteurs ».

Quarante ans plus tard, le numéro 911 d’Europe en mars 2005, « Les Formalistes russes », est sans doute la parution la plus récente qui leur ait été consacrée. Ainsi que le souligne le titre de l’article introductif de Léon Robel, cette livraison est centrée sur le « trio prodigieux », Chklovski, Tynianov, Eikhenbaum. Les auteurs des contributions sont très majoritairement des universitaires, spécialistes de littérature, de cinéma ou de linguistique russes et/ou soviétiques (Andreï Arev, Catherine Depretto, Jean-Claude Lanne, Jean-Philippe Jaccard, Vladimir Novikov, Sergueï Tchou-gounnikov, Marion Waller, Marc Weinstein). Deux traducteurs qui sont aussi des chercheurs (Léon Robel, Valérie Pozner) et un écrivain d’origine russe (Jean Blot) complètent la liste des auteurs. Plusieurs points doivent être soulignés pour comprendre la manière dont la tonalité de la réception s’est infléchie au fil du temps : tout d’abord si Europe revendique aujourd’hui son « autonomie absolue », cette revue mensuelle n’en a pas moins été un temps dans l’orbite culturelle du PCF, comme nombre de ses animateurs – et de ses lecteurs. Ensuite, le numéro mêle les contributions sur les « formalistes » à des textes critiques écrits par eux ainsi qu’à des poèmes du « trio prodigieux ». On doit également noter que la liste de ceux qui sont désignés comme tels – ici certes réduits à trois – s’est modifiée. Enfin, comme on le voit, à quelques rares exceptions près, les contributeurs sont des universitai-res, majoritairement spécialistes de littérature, ou plus précisément comme se définit Catherine Depretto, spécialistes de slavistique4.

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5. t. todorov, « Présentation », in Théorie de la littérature, op. cit., p. 15.6. Catherine depretto, « La destinée de l’œuvre de Ju. N. tynjanov », Revue d’étu-des slaves, LV/3, 1983, p. 408.7. Catherine depretto, « B. M. ejxenbaum et Ju. N. tynjanov », Revue d’études slaves, LVII/1, 1985, p. 72.8. entre autres publications, voir deux mises au point récentes sur la réception : Brigitte Le Grignou, Du Côté du public – usages et réceptions de la télévision, Paris, economica, 2003 et Isabelle Charpentier, « Avant-propos », in Isabelle

Charpentier (dir.), Comment sont reçues les œuvres, Paris, Créaphis, 2006, p. 5-22.9. on laissera de côté ici l’analyse de la constitution même du recueil, la façon dont les textes ont été retrouvés, recueillis et choisis, ce qui demanderait une investigation que nous n’avons pas pu encore mener.10. Ioana Popa, « La politique extérieure de la littérature. Une sociologie de la traduction des littératures d’europe de l’est (1947-1989) », thèse de sociologie, Paris, eHeSS, 2004.11. on désignera ainsi un processus complexe entamé dès le début des années

1960 où recherche d’alliances électora-les à gauche, ouverture relative d’un groupe dirigeant jusque-là exclusivement ouvrier, rénovation théorique, s’appellent l’une, l’autre.12. Pour des raisons qui tiennent, si l’on en croit François dosse à la formation (l’agrégation de grammaire) des linguistes français, voir François dosse, Histoire du structuralisme, t. 1., « Le champ du signe », 1945-1966, Paris, La découverte, 1991.13. Nous reprenons ce terme à Roger Chartier qui distingue mise en texte et mise en livre : « on peut […] désigner comme

relevant de la mise en texte les consignes, explicites et implicites, qu’un auteur inscrit dans son œuvre afin d’en produire la lecture correcte, c’est-à-dire celle qui sera conforme à son intention. Ces instructions, adressées clairement ou imposées à son insu au lecteur, visent à définir ce que doit être la juste relation au texte et à imposer son sens » : « du livre au lire », in Roger Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003 [1985], p. 104.

Entre ces deux dates, les deux revues littéraires d’avant-garde Tel Quel et Change ont violemment polémiqué sur la paternité de la « découverte » des formalistes, Les Cahiers du Cinéma et les chercheurs ont mis au jour la contribution de Tynianov ou de Chklovski au cinéma soviétique de l’entre-deux-guer-res, certaines de leurs œuvres littéraires ont été (re)publiées, la singularité de chacun d’entre eux mise en valeur et des thèses ainsi que des numéros de revues « académiques » leur ont été consacrés. Ainsi est-on progressivement passé d’une réception dominée par la vision selon laquelle « la doctrine formaliste est à l’origine de la linguistique structurale5 » à une récep-tion centrée sur une double nécessité : celle de la redécouverte de ces œuvres dans leur « plénitude6 » et celle de leur « présentation différentielle7 ».

Dans l’espace qui nous est imparti et dans le cadre plus général d’un travail consacré à l’histoire sociale du structuralisme, c’est le tout premier moment de la réception en France des formalistes russes, autour de la publication de Théorie de la littérature, qui sera étudié ici. La réception est prise dans un double sens : celui de circulation internationale des œuvres, et celui d’appropriation par les instances de médiation que sont la presse et les revues8. Bien évidemment, l’analyse complète de cette réception supposerait notamment l’étude des conditions du succès de ces thèses (i.e. leur adoption progressive par les espaces académiques), à commencer par les luttes concurrentielles au sein des diverses générations d’universitaires. On remarquera par ailleurs que ce cas ne manque pas d’originalité au regard des modes usuels de circulation des œuvres. En effet (hormis les rares reprints, bien sûr), ces textes n’ont pas été publiés dans leur pays d’origine depuis 1929, date des plus récents – et, de plus, ne l’ont jamais été ensemble9. De ce fait, il s’inscrit dans un modèle de réception des textes, identifié pour les litté-ratures de l’Est, qui peuvent circuler exclusivement à l’étranger, soit dans leur langue d’origine, soit en traduction10. Aussi s’il est utile de restituer le contexte de réception de ces textes qui en explique le succès, il ne faut pas oublier que leur contexte de production est

complexe – puisqu’il faut prendre en compte aussi bien les institutions académiques internationales qui ont à voir avec la linguistique que l’URSS du Dégel, voire le Parti communiste français de l’aggiornamento11. En réalité, comme on le verra, et c’est là la deuxième origi-nalité de ce cas, contexte de production et contexte de réception se confondent en plus d’un point…

Après avoir étudié, dans un premier temps, les modalités de ce transfert littéraire et le cadrage de l’interprétation des œuvres des « formalistes » puis, dans un deuxième temps, le contenu des articles des premiers médiateurs, on verra dans un troisième moment, que la réception (à la fois comprise donc comme « importation », comme interprétation, voire comme « invention ») des formalistes suppose deux processus : la production internationale de la linguis-tique structurale et le « Dégel » soviétique avec ses conséquences sur le mouvement communiste. Dès lors, on fera l’hypothèse que pour comprendre la réception des formalistes, il faut, à la fois, faire apparaître le rôle que des acteurs, moins immédiatement visibles mais tout aussi efficaces, ont joué et regarder d’un autre point de vue, les acteurs les plus apparents en s’intéressant à d’autres de leurs ressources et à d’autres de leurs réseaux.

La première « mise en texte » : le formalisme, origine de la linguistique structurale

Le point de départ de la « découverte » des formalis-tes en France est donc la parution de Théorie de la littérature qui s’inscrit dans un mouvement plus large, celui de la production et de la diffusion de la linguis-tique structurale – diffusion tardive pour la France et s’opérant en des lieux (relativement) marginaux du point de vue académique12. Deux hommes – Roman Jakobson et Tzvetan Todorov – un lieu, les Éditions du Seuil, et plus particulièrement une collection « Tel Quel » et une revue éponyme, sont les agents les plus visibles de cette parution. Ces « acteurs » mettent en place le cadrage, la « mise en texte13 », qui préside à la première réception des formalistes en France.

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14. Pour des informations biographiques plus approfondies : « Portrait », Orbis. Bulle-tin international de documentation linguisti-que, VII(1), Louvain, 1958 ; « entretien avec tzvetan todorov », Poétique, 57, février 1984 [entretien de 1972 repris in Roman Jakobson, Russie folie poésie, textes choisis et présentés par tzvetan todorov, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1986] et Roman Jakobson, Krystina Pomorska, Dialo-gues, Paris, Flammarion, 1980.15. en 1965, sont parus Pour Marx et Lire

« Le Capital » de Louis Althusser. en 1966, paraîtront Critique et vérité de Roland Barthes, les Écrits de Jacques Lacan et Les Mots et les choses de Michel Foucault. tous ces textes, tout différents qu’ils soient, sont étiquetés et unifiés comme « structuralistes ».16. Howard Becker, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.17. Voir Frédérique Matonti, « La politi-sation du structuralisme. Une crise dans la théorie », Raisons politiques, 18, mai 2005, p. 49-71 et « Structuralisme et

prophétisme », in dominique damamme, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal, Mai-Juin 68, Paris, Éd. de L’Atelier, 2008, p. 172-185.18. on s’appuie notamment sur tzvetan todorov, Devoirs et délices. Une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Porte-vin, Paris, Seuil, 2002. dans la suite du texte, les pages entre crochets renvoient à cet ouvrage.19. tzvetan todorov, Actes du séminaire national Perspectives actuelles pour

l’enseignement du français, ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement et de la recherche, 2001.20. Sur l’itinéraire de Gérard Genette, voir Bardabrac, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2006 et « du texte à l’œuvre », in Figures IV, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999.21. Nous laissons de côté ici la pertinence de cette étiquette ainsi que les critiques postérieures que tzvetan todorov a pu adresser aux auteurs désignés comme tels, à commencer par Lévi-Strauss.

Acteurs centraux

Roman Jakobson est né en 1896 à Moscou14, dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle et artistique. Après avoir fréquenté l’avant-garde artistique (il est ami de Malevitch, de Khlebnikov et de Maïakovski) et intel-lectuelle russe et avoir reçu une formation en slavisti-que à la Faculté d’histoire et de philologie de Moscou, il quitte la Russie au début des années 1920. Brièvement attaché culturel à Prague, il y reprend ses études puis y obtient la chaire de philologie russe et de littérature tchèque qu’il occupe jusqu’en 1939, date à laquelle il est contraint à l’exil. Il gagne d’abord la Norvège puis la Suède et travaille avec les linguistes Bröndal et Sommerfelt ainsi que sur l’aphasie dans un hôpital de Stockholm avant de s’exiler à New York où il donne des cours à l’École libre des hautes études. Après la guerre, il enseigne à Columbia puis à Harvard et bénéficie d’une reconnaissance internationale. Si certains de ses articles sont parus avant la guerre en France, c’est en 1963 seulement que sont publiés aux Éditions de Minuit les Essais de linguistique générale. Deux ans plus tard, il préface La Poésie russe, anthologie bilingue de textes réunis par Elsa Triolet, chez Seghers. Mais surtout, en ce mitan des années 1960 où le structuralisme connaît une forte visibilité voire un véritable engouement15, Roman Jakobson apparaît comme l’un de ses pères fondateurs. On peut se représenter la production des « idées » à la manière dont Howard Becker16 décrit les « mondes de l’art » et montre comment une œuvre est le produit d’une multitude d’activités (de celle « cardi-nale » de son signataire à celles, multiples et indispensa-bles, des « personnels de renfort »). Jakobson apparaît alors, pour la France, aux côtés de Claude Lévi-Strauss et de Jacques Lacan auxquels il est d’ailleurs person-nellement lié, comme l’un des trois producteurs cardinaux de ce paradigme progressivement ossifié sous l’étiquette de structuralisme17.

Tzvetan Todorov est né en Bulgarie en 193918. Après des études de philologie slave, il choisit, racon-te-t-il, pour « échapper à l’embrigadement général [dans son pays de] s’occuper d’objets qui eux-mêmes n’avaient pas de valeur idéologique ; donc, dans les œuvres littéraires, ce qui touchait à la matérialité

même du texte, aux formes linguistiques19 ». Arrivé en France en 1963, et cherchant à suivre des cours de « stylistique générale » ou de « théorie littéraire », il ne trouve pas dans l’enseignement académique offert au sein de la Sorbonne ce qu’il recherche : « un cadre conceptuel » [p. 71]. Par une série de hasards, il finit par rencontrer Gérard Genette20, alors assistant à la Sorbonne. Celui-ci l’adresse à Roland Barthes, qui vient d’être nommé directeur de recherche à l’EPHE.

« Installé à Paris, ayant vite compris que les cours universitaires ne seraient pas d’un grand intérêt pour moi, j’ai décidé de passer mes journées en bibliothèque. J’ai obtenu une carte à la bibliothè-que de la Sorbonne […]. C’était une véritable boulimie de lecture, compensant la disette des années bulgares en matière d’auteurs occidentaux. Je lisais tout ce qui me passait sous la main : études littéraires, théorie de la littérature, grands essais… […]. C’est ainsi que je suis tombé sur le livre de Victor Erlich, Russian Formalism, première monographie sur le sujet, et il m’a intéressé plus que les autres. […] J’en avais parlé à mon complice Genette, qui m’a donné l’idée de publier un choix de ces textes. C’était en 1964, peu de temps après mon arrivée. Genette m’a dit : Je connais des gens qui pourraient s’y intéresser, et il m’a emmené dans les bureaux sombres du Seuil, au 27 rue Jacob. Dans l’un d’eux, deux types assis face à face avaient l’air de s’ennuyer. Genette me présente. J’y vais de mon couplet. C’était Marcelin Pleynet et Philippe Sollers. Pleynet, rédacteur en chef de la revue Tel Quel, et Sollers, directeur de la collection “Tel Quel ”. Tous les deux aimables, surtout Sollers, homme disert et séducteur. Il s’est enthousiasmé pour ce que j’apportais et a publié dans la revue des textes de formalistes, vieux de quarante ou quarante-cinq ans, mais qui restaient novateurs » [p.76-78].

Si Jakobson est un « producteur cardinal » du struc-turalisme, Todorov appartient lui au groupe des médiateurs ou encore des « passeurs », comme il se qualifie d’ailleurs lui-même, qui ont eux aussi participé à la production du paradigme21. On pourrait aisément montrer comment, derrière la série de hasards qui l’amène à publier Théorie de la littérature, ce sont en fait ses ressources sociales et culturelles qui lui ont

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22. Il faut bien avoir en tête l’engouement pour ce poète né en 1933 et qui récitait alors ses poèmes devant un public qui pouvait atteindre 20 000 personnes. L’un de ses premiers poèmes, Babi-Yar, consacré à un massacre de 100 000 Juifs près de Kiev fut mis en musique par Chostakovitch. Il est l’un

des symboles du « dégel », cf. infra.23. Le belge Nicolas Ruwet (1932-2001) a fait ses études à Liège, à Paris puis au MIt. en 1963, alors qu’il est aspirant au Fonds national belge de la recherche scientifique, il commence à publier dans les revues françaises (Esprit, Archives européennes

de sociologie) et traduit les Essais de linguistique générale. en 1967, il publie chez Plon, l’Introduction à la grammaire générative qui présente notamment les travaux de Noam Chomsky. Jusqu’en 1999, il a été professeur à l’Université Paris VIII (Vincennes, puis Saint-denis), voir

Michel Arrivé, « Nicolas Ruwet, specta-teur et acteur des sciences du langage », http://www.marges-linguistiques.com, 2, novembre 2001.24. Selon la formule d’Anne Simonin, Les Éditions de Minuit. 1942-1955. Le devoir d’insoumission, Paris, IMEC Éd., 1994.

permis de construire cette position. Elles sont tout d’abord linguistiques : Todorov a accompli sa scolarité au Lycée russe de Sofia, où l’ensemble des cours est donné en russe, et qui est aussi la « meilleure école », « une école d’élite » [p. 30]. Et, en effet, ses ressources sont ensuite intellectuelles. Son père, communiste entre les deux guerres, diplômé en philologie et en lettres, est devenu un « spécialiste de l’établissement du texte », « éditeur, au sens anglo-saxon, d’écrivains bulgares classiques » [p. 22]. Sa connaissance des bibliothè-ques sur lesquelles il a écrit plusieurs livres lui permet de devenir directeur de la Bibliothèque nationale, au moment où les communistes arrivent au pouvoir. Victime ensuite des épurations successives, il demeure néanmoins « professeur à l’université où il enseign(e) sa spécialité (l’organisation des bibliothèques et de la documentation) » [p. 26]. Au-delà de l’univers intel-lectuel et culturel auquel ce père lui donne accès – par exemple, Tzvetan Todorov a lu Chklovski, dont il a trouvé les ouvrages dans sa bibliothèque –, c’est grâce à lui qu’il entre en contact avec la sous-directrice de la Bibliothèque nationale à Paris qui, à son tour, lui permet de rencontrer Gérard Genette. Enfin, dès la fin de ses études à Sofia, Todorov, par l’intermédiaire du poète Radoï Raline, « l’unique dissident connu de l’époque », écrit quelques articles dans un « journal du soir vaguement culturel […] une planque » [p. 42]. Il fréquente alors un univers social extrêmement riche, « dense, comme (il) n’en (a), dit-il, plus jamais connu depuis » [p. 58] : « je vivais alors dans un milieu de théâtreux, de poètes, de peintres et je participais à leurs projets » [p. 46]. Son insertion dans les milieux intellectuels bulgares se prolonge par ses rencontres, en 1959, à Moscou, avec le jeune poète Evguéni Evtou-chenko22 et avec « une femme du milieu littéraire qui (lui) a passé des écrits sous une forme qui ne s’appelait pas encore “samizdat” : les poèmes de Pasternak qu’on trouve à la fin du Docteur Jivago (livre interdit), des inédits d’Akhmatova, comme Le Poème sans héros » [p. 50], deux écrivains autrefois proches des cercles formalistes. De même, il se rend en Pologne en 1961 et surtout lit régulièrement les textes, traduits par le service culturel polonais à Sofia, du philosophe Leszek Kolakowski, que la langue communiste de l’époque qualifierait de « révisionniste ». Enfin, et même si ses « écrits n’y étaient pas disponibles », il assiste à une conférence de Jakobson en 1962 : « ni mes camarades

ni moi n’avions rien lu de lui, mais nous avions compris qu’il était une star, quelqu’un sortant de l’ordinaire. Sa prestation à l’université a été pour moi une véritable surprise, sinon une révélation » [p. 81].

À ces ressources linguistiques, culturelles et socia-les qui permettent de comprendre comment il a pu être l’introducteur des formalistes, vient s’ajouter une rencontre dès son arrivée à Paris, avec Nicolas Ruwet23, traducteur et préfacier des Essais de linguis-tique générale qui paraissent au même moment. L’année suivante, Todorov logera dans le même petit hôtel que Ruwet et ses amis, de jeunes chercheurs débutants. « Sur le plan […] strictement profession-nel, Lévi-Strauss, Jakobson, Lacan étaient les dieux de cette petite compagnie » [p. 75], commente Todorov. Et, c’est en effet par Nicolas Ruwet que Todorov rencontre Jakobson auquel il demande d’écrire la préface de Théorie de la littérature [p. 81].

Reste un troisième « acteur » au principe de l’édi-tion du livre : Tel Quel. La revue, née en 1960, après avoir accueilli les auteurs du nouveau roman, renou-velle progressivement ses alliances intellectuelles. Ainsi Foucault, Derrida, Barthes commencent dès 1963 à y écrire épisodiquement, et soutiennent les auteurs de la collection éponyme, créée cette même année, dans les autres revues du « circuit de consécration24 » qui s’est mis en place dans les années 1950, à commencer par la très « distinctive » Critique. Barthes d’ailleurs publie dès cette époque dans la collection « Tel Quel » – ce que feront plus tard Derrida et Foucault. En outre, les animateurs de Tel Quel bénéficient alors d’une recon-naissance littéraire qui passe par leur publication chez des éditeurs, et plus précisément dans des collections qui, comme « Écrire » au Seuil, ont un fort capital symbolique. Bon nombre d’entre eux (Sollers, Faye, Pleynet, etc.) sont couronnés par des prix.

Cadrage initial

Ces trois « acteurs » sont au cœur d’une série de publications dont Théorie de la littérature constitue le centre. Cette série, comme la « mise en texte » de l’anthologie elle-même, aboutit tout d’abord à présen-ter une histoire idéale du « formalisme », qui est aussi la généalogie de la linguistique structurale. Théorie de la littérature est préfacée, on l’a vu, par Jakob-son lui-même. Celui-ci donne plusieurs éléments de cadrage. Le premier fait clairement du formalisme

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25. Roman Jakobson, « Vers une science de l’art poétique », in Théorie de la littéra-ture, op. cit., p. 9.26. Ibid., p. 11.27. Vladimir Maïakovski s’est suicidé en 1930 alors que les critiques, instrumenta-lisées pour une bonne part par Staline, que lui adressaient les écrivains prolétariens du RAPP se faisaient de plus en plus violentes. ossip Mandelstam a été condamné à trois ans d’exil en 1933, puis en mai 1938 à la déportation dans un camp sibérien où il meurt trois mois plus tard. Boris Pasternak, après avoir été contraint au silence dans les années 1930, n’a pu faire paraître son Docteur Jivago en URSS – le texte, sorti clandestinement, a été publié par l’éditeur italien Feltrinelli en 1957 – et a dû, sous les pressions du gouvernement soviétique, refuser le Prix Nobel de littérature.28. Le texte initialement paru en 1931 à

Berlin a été republié en 1973 aux Éditions du Seuil dans la deuxième édition de Questions de poétique. Les Éditions Allia l’ont à leur tour édité en 2001.29. R. Jakobson, « Vers une science de l’art poétique », in Théorie de la littérature, op. cit., p. 10.30. Nous ne développons pas ici systéma-tiquement cette question. Notons simple-ment qu’à cette époque Bakhtine et Propp peuvent être ainsi désignés.31. « du réalisme artistique », TQ, 24, hiver 1966 ; « Glossolalie », TQ, 26, été 1966 ; « Une microscopie du dernier Spleen dans Les Fleurs du mal », TQ, 29, printemps 1967 ; « Un exemple de termes migratoi-res et de modèles institutionnels à propos du 50e anniversaire du cercle linguistique de Moscou », TQ, 38, été 1969.32. Ce travail de (re)construction biogra-phique est tel que, comme l’a montré

Catherine depretto, Jakobson dans ses Dialogues avec Krystina Pomorska « a […] laissé passer une grossière erreur chrono-logique dont le résultat est de le faire apparaître comme l’inspirateur de tynja-nov », alors qu’il s’agit de l’inverse, le texte de tynjanov, « de l’évolution littéraire » a précédé leur article commun « Problèmes des études littéraires et linguistiques », in Catherine depretto, « Roman Jakobson et la relance de l’opojaz (1928-1930) », in Littérature, 107, octobre 1997, p. 86. Une partie des chercheurs qui se sont intéres-sés au formalisme au milieu des années 1970 ont relativisé la place de Roman Jakobson et ont mis en valeur les auteurs restés en URSS ainsi que la constellation de ceux, méconnus ou inconnus autour d’eux. Voir entretien avec Catherine depretto, le 11 juillet 2006. enfin, des recherches récentes font apparaître la filiation entre les

romantiques allemands et les formalistes russes (voir Sergueï tchougounnikov, « Le formalisme russe entre pensée organique allemande et premier structuralisme », Protée, 31(2), automne 2003, p. 83-97) ou la filiation européenne des formalis-tes russes (voir Aleksandr dmitriev, « Le contexte européen (français et allemand) du formalisme russe », Cahiers du monde russe, 43(2-3), avril-septembre 2002, p. 423-440).33. Chacun des volumes thématiques dont la publication a commencé en 1962 se clôt sur un « Retrospect » où Roman Jakobson revient sur son parcours.34. TQ, 26, 1966, p. 8.35. Republié dans le numéro 41 du printemps 1970 avec une nouvelle traduc-tion dont il est précisé par la rédaction que c’est celle que Roman Jakobson souhaite voir se substituer à la précédente.

l’origine de la linguistique structurale qui aurait ensuite prolongé et enrichi ses idées. Jakobson met ainsi en avant comment de « jeunes expérimenta-teurs25 », créateurs du Cercle linguistique de Moscou (MLK) puis de la Société d’étude du langage poétique (Opoïaz) se sont intéressés à un « domaine négligé de la linguistique traditionnelle » : « le langage de la poésie [où] les lois structurales et l’aspect créateur du langage se trouvaient […] plus à portée de l’obser-vateur que dans la parole quotidienne ». Il souligne alors combien, même si « maints correctifs [ont été apportés] aux hypothèses préliminaires, […] on doit reconnaître la contribution substantielle des pionniers russes des années 1910 et 1920 dans le domaine de la poétique ». Cette contribution passe par le travail de médiation de ce qu’il appelle ici le « groupe russo-tchè-que de Prague » qui a permis « que ces idées vivifian-tes [soient] entrées dans la circulation mondiale26 ». Deuxième élément de cadrage : la fécondité des forma-listes tient bien sûr à leurs ambitions théoriques mais aussi à leur fréquentation des poètes : Maïakovski, Pasternak, Mandelstam, Asseïev qui appartenaient à ces cercles. Il donne enfin un troisième élément qui n’est pas étranger au précédent, si l’on suppose d’une part que le lecteur connaît le sort de Maïakovski, de Mandelstam ou que celui de Pasternak au moins lui est familier27, et si l’on rappelle, d’autre part, que Jakobson est l’auteur de La Génération qui a gaspillé ses poètes28, texte écrit aux lendemains de la mort de Maïakovski. La préface raconte en effet comment les recherches en matière de linguistique ont été volon-tairement mises en sommeil par le régime soviétique dès les années 1930. Relève de ce même élément de cadrage la précision que l’appellation « formaliste » est en fait péjorative, « une étiquette vague et déconcer-tante que les dénigreurs ont lancée pour stigmatiser toute analyse de la fonction poétique du langage29 ».

Ce cadrage, repris et développé, préside au contenu de la « mise en texte » des publications, voire aux publica-tions elles-mêmes, de Jakobson ou des « formalistes » (en tous cas de ceux que l’on désigne sous ce terme à cette époque30, désignation qui, bien sûr, n’est plus ici péjorative) dans ces mêmes lieux intellectuels ou dans leurs parages immédiats. Ainsi, entre début 1966 et début 1970, quatre articles de Roman Jakobson paraissent dans Tel Quel31. Deux, « Du réalisme artis-tique » et « Une microscopie du dernier Spleen dans Les Fleurs du mal », traitent plus particulièrement de théorie littéraire. Le premier, écrit en 1921 et traduit par Tzvetan Todorov, est publié au même moment dans Théorie de la littérature et a donc avant tout un effet d’entraînement pour le livre, paru chez le même éditeur que la revue. Les deux autres articles partici-pent directement de l’écriture de son autobiographie intellectuelle par Jakobson ainsi plus largement que de sa construction d’une histoire littéraire.

Dans ces deux textes, il présente son rôle dans la naissance du formalisme – et par conséquent dans la linguistique structurale – comme central32. « Glossola-lie » est en fait un extrait, traduit par Nicolas Ruwet, du « Retrospect33 » du quatrième tome des Selected Writings, chez Mouton & Co., l’éditeur par excellence de linguistique à cette époque. Jakobson y raconte son goût dès l’enfance pour les proverbes, puis plus tard pour les exorcismes et les incantations publiées par le symboliste Alexandr Blok, ainsi que pour les « prati-ques extatiques ». Ce retour sur soi est aussi l’occasion pour lui (puisque le volume est consacré aux Slavic Epic Studies) de revenir sur la manière dont, au sein du MLK, fondé en 1915, (et interlocuteur de l’Opojaz, le Cercle de Saint-Pétersbourg, créé par Brik), il a été amené à faire un « travail de terrain en linguistique et folklore34 ». Le second article35, comme son titre l’indique, est centré sur l’histoire du MLK. Après avoir

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PHotoMoNtAGe de ALeKSANdR RodtCHeNKo. « C’est des surréalistes que j’ai appris à ne pas craindre les rapprochements abrupts et imprévus comme ceux auxquels Max ernst s’est plu dans ses collages » (Lévi-Strauss). Ici, comme une généalogie, la rencontre entre formalisme, constructivisme et futurisme, autour de l’illustration du poème de Maïakovski, « Vie quotidienne », 1923.

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AU CŒUR de LA doUBLe RÉCePtIoN deS FoRMALISteS RUSSeS : Vladimir Maïakovski.

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36. TQ, 41, 1970, p. 99.37. Ibid., p. 101. Le linguiste Nicolaï Marr, mort en 1934, avait avancé deux thèses : premièrement, que la langue est une superstructure, ce qui signifie que la « structure », disparue grâce à une révolu-tion par exemple, la langue disparaît elle aussi ; deuxièmement, qu’il y a des langues de classe. Cette doctrine a été hégémoni-que jusqu’au début des années 1950 et a notamment empêché le développement et la visibilité de toute autre recherche. en 1950, Staline met fin à l’hégémonie de ce courant, en publiant « à propos du marxisme en linguistique » dans La Pravda. Il y conteste ces deux thèses et affirme notamment qu’il y a une langue nationale et de simples dialectes ou idiomes de classes. Sur ces questions, voir René L’Hermitte, « trente années de linguisti-que appliquée », Revue d’études slaves, LVII(2), 1985, p. 295-307. Il faut noter que René L’Hermitte, décédé en 2005, a eu un parcours étonnant. Ayant terminé sa carrière comme professeur de linguistique russe à la Sorbonne, il l’avait interrompue pendant la Résistance avant de devenir correspondant de L’Humanité à Moscou après la Seconde Guerre mondiale. Revenu

en France au début des années 1950, il devient l’un des « passeurs » en France de la linguistique soviétique. Il a notamment fait connaître les travaux de S. K. Shaumjan qui, dès 1952, a (ré)introduit les travaux de Jakobson et troubeskoï en URSS, et suscité de ce fait de violentes controver-ses, avant finalement de s’exiler dans les années 1970. Voir Pierre Gonneau, « René L’Hermitte » [Nécrologie], Lettre du Centre d’études slaves, 2, 2005, p. 2.38. Sur l’École libre des hautes études à New York et plus généralement, voir Laurent Jeanpierre, « des hommes entre plusieurs mondes. Étude sur une situation d’exil. Intellectuels français réfugiés aux États-Unis pendant la deuxième Guerre mondiale », thèse de doctorat de sociolo-gie, Paris, eHeSS, 2004.39. TQ, 41, 1970, p. 99.40. TQ, 21, 1965, p. 3.41. Ibid.42. Ibid.43. Faut-il voir dans cet extrait de la Préface de Théorie de la littérature, une trace de l’agacement si souvent attesté de Jakobson à l’égard de Chklovski : « on aurait également tort d’identifier la découverte, voire l’essence de la pensée

“formaliste”, aux platitudes galvaudées sur le secret professionnel de l’art, qui serait de faire voir les choses en les désauto-matisant et en les rendant surprenantes (“ostranénie”), tandis qu’en fait il s’agit dans le langage poétique d’un change-ment essentiel du rapport entre le signi-fiant et le signifié, ainsi qu’entre le signe et le concept » ? (Théorie de la littérature, op. cit., p. 10). toujours selon Catherine depretto (« Roman Jakobson et la relance de l’opojaz… », op. cit.), la brouille entre Jakobson et Chklovski a conduit le premier à minorer le rôle du second pour insister sur l’importance d’ossip Brik. Ainsi dans Théorie de la littérature, le texte de 1928 co-écrit avec tynjanov est amputé d’un paragraphe où l’un et l’autre projettent la relance de l’opoïaz sous la présidence de Chklovski. C’est par ailleurs le signe que Jakobson est sans doute intervenu sur le reprint d’Ann Arbor de 1962 et/ou sur le texte traduit par todorov.44. Par exemple, Lacan se réfère à Jakob-son – ils se sont rencontrés par l’inter-médiaire de Lévi-Strauss en 1950 – dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », intervention de 1957, prononcée devant des étudiants de

philosophie, puis publiée dans La Psycha-nalyse, t. III aux PUF.45. Les références de Lévi-Strauss à Jakobson se retrouvent notamment dans Anthropologie structurale qui paraît en 1958. Les deux hommes se sont rencon-trés à la New School for Social Research de New York en 1942, où le nazisme et les lois raciales les ont contraints l’un et l’autre à s’exiler et ils ont alors assisté à leur cours respectif. en 1962, ils ont publié ensemble dans L’Homme, « “Les Chats” de Baudelaire », 2(1), 1962, p. 5-21, article ainsi introduit par Lévi-Strauss : « Si un linguiste et un ethnologue ont jugé bon d’unir leurs efforts pour tâcher de comprendre de quoi était fait un sonnet de Baudelaire, c’est qu’ils s’étaient trouvés indépendamment confrontés à des problè-mes complémentaires. dans les œuvres poétiques, le linguiste discerne des struc-tures dont l’analogie est frappante avec celles que l’analyse des mythes révèle à l’ethnologue », p. 5.46. Roland Barthes le cite dès 1962 dans Information sur les sciences sociales, voir Roland Barthes, Œuvres complètes, II, Paris, Seuil, 2002.

évoqué les « rapports étroits36 » avec l’Opojaz, auquel, raconte-t-il, il fut appelé par Ossik Brik à participer ainsi qu’Eikhenbaum et Slovskij, Jakobson décrit les échanges du cercle avec les poètes (Maïakovski, Paster-nak, Mandelstam, etc.), ainsi que sa dissolution en 1924. Il insiste ensuite sur la manière dont le Cercle linguistique de Prague (PLK), créé en 1926, notam-ment par lui-même, s’est inscrit dans sa continuité, combien il a été de la même manière que le MLK un lieu de rencontre avec l’avant-garde, notamment avec les poètes Nezval, Teige, Ventura, etc. Le témoignage se poursuit avec l’analyse du « suicide du PLK à la fin des années 1940 sous la pression pernicieuse du marrisme et d’autres préjugés et calomnies obscu-rantistes et anti-structuralistes37 ». Il s’achève sur la naissance du Linguistic Circle of New York et de la revue Word en 1945, dans la foulée de l’École libre des hautes études38. Comme on le voit, et tout particuliè-rement avec ce dernier article, Jakobson participe très activement à la fixation de l’histoire « officielle » du formalisme. Le formalisme et tout particulièrement le MLK y est présenté comme l’ancêtre du structuralisme. Jakobson écrit ainsi que « ce fut lors des débats très animés du MLK que les “lois structurales” devinrent le mot de passe de la linguistique et de la poétique39 ».

La publication toujours dans Tel Quel de « L’art comme procédé », texte de Chklovski, vient compléter le travail de construction de l’histoire du formalisme. C’est Todorov encore qui le traduit pour le numéro 21 du printemps 1965, soit près d’un an avant la parution de Théorie de la littérature et avance, en effet, dans

son « chapô » de présentation, que ce texte « apparaît aujourd’hui comme le manifeste des formalistes russes40 ». Mais si Todorov insiste sur la manière dont dans les « dix ans » qui vont suivre, une « nouvelle synthèse […] se fondant sur les notions de système et de fonction […] contient presque tous les principes du structuralisme, principes qui, enrichis et précisés par la linguistique, animent aujourd’hui la plupart des sciences humaines41 », il montre aussi comment Chklovski introduit une définition fondamentale de l’art. Celui-ci, contre toute « automatisation », est le « moyen de rendre le monde “singulier”42 » – il s’agit là de la notion d’ostraniéné43.

Si l’on remonte encore un peu plus dans le temps et si l’on s’éloigne des Éditions du Seuil, il faut rappro-cher la parution de Théorie de la littérature et celle des Essais de linguistique générale aux Éditions de Minuit en 1963. Ce recueil de textes traduits et préfa-cés par Nicolas Ruwet a alors offert à un public plus large que celui des scholars des articles qui n’étaient jusque-là connus que par les spécialistes – les travaux de Jakobson et ses Selected Writings sont en cours de publication dans leurs langues d’origine chez Mouton & Co. – ou par les citations-hommages de Lacan44, Lévi-Strauss45, Barthes46, etc. La préface de Nicolas Ruwet commence par l’itinéraire intellectuel de Jakob-son. On y lit notamment que « cofondateur et prési-dent du Cercle linguistique de Moscou (1915-1920), il joue un rôle déterminant dans la genèse de la fameuse école des “formalistes russes” à qui l’on doit une des premières tentatives sérieuses d’étude scientifique

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47. Nicolas Ruwet, « Préface », in Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 8.48. Ibid.49. Le texte (c’est celui qui est « amputé » dans Théorie de la littérature) n’est pas alors traduit (il le sera dans Théorie de la littérature), il est cité dans les « appendi-ces » de l’édition sous son titre original, « Problemy izucenija literatury i jazyka ».50. N. Ruwet, « Préface », op. cit., p. 9.51. Ibid.

52. Ibid., p. 10.53. Ibid. Un an après la parution en 1956 de Fundamentals of Language qui présente cette distinction, Jacques Lacan la reprend (en l’inversant d’ailleurs) dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », op. cit. Cette référence devient rapidement un marqueur d’avant-gar-disme. Ainsi Philippe Sollers s’y réfère dans « Logique de la fiction », TQ, 15, automne 1963, Jean-Pierre Faye dans « Nouvelle analogie », TQ, 17, printemps 1964, etc.

54. Voir Victor erlich, Child of a Turbu-lent Century, evanston (IL), Northwestern University Press, 2006.55. René Welleck [Sterling professor of comparative literature, Yale University], « Préface », in Victor erlich, Russian Formalism. History-Doctrine, La Haye, Mouton & Co., 1965, [1955], p. 9.56. “the debt which I owe Roman Jakobson is of a special nature. the standard formula ‘without whom this work could not have been written’ is doubly applicable here. A

leading figure in the formalist-structuralist movement, he is indeed an important part of my subject. I was fortunate to be able to benefit from his first-hand knowledge of the formalist school. I am especially indebted to him for my strictures about the connection between formalist methodology and functional linguistics and for whatever glimpses of a fertile and hectic era are found in these pages”, ibid., p. 13.57. on s’appuie là sur le dossier de presse conservé aux Éditions du Seuil.

de la littérature et du langage poétique47 ». Le récit est déjà centré sur le « son prophétique48 » de ces recherches. Ainsi, à propos du texte rédigé en 1928 avec Tynjanov49, Ruwet commente : « C’est, vingt-cinq ans à l’avance, un des points essentiels du programme de l’anthropologie structurale qui se trouve ici esquissé50 ». Comme le montre cette dernière remar-que, Ruwet élargit la perspective puisque ce n’est pas seulement la généalogie de la linguistique structurale, mais on le voit, celle de l’anthropologie structurale qui est tracée. Aussi mentionne-t-il que pendant la guerre à New York, « commence une étroite collaboration avec Claude Lévi-Strauss51 ». Cet élément de cadrage qui demeure original par rapport à celui de Théorie de la littérature et des textes qui l’accompagnent permet à Nicolas Ruwet dans un deuxième temps d’insister sur la manière dont « Roman Jakobson n’est pas un inconnu dans les milieux scientifiques français52 ». Il rappelle ainsi ses « rapports de collaboration et d’amitié avec des linguistes français notables, par exemple Émile Benveniste », mais aussi comment « depuis quelques années, par l’intermédiaire des travaux et de l’enseignement de Claude Lévi-Strauss et de Jacques Lacan, il exerce une grande influence dans les milieux de l’ethnologie et de la psychana-lyse », avant de souligner ce que l’on retrouve en effet régulièrement repris à cette époque, à savoir que « certains des concepts qu’il a élaborés – tels que ceux de métaphore et de métonymie – […] commencent à être d’un usage courant53 ».

Pour comprendre le cadrage original qui préside à la réception élargie des formalistes russes, il faut ajouter un dernier texte qui a participé, de manière plus souterraine mais sans doute déterminante, à la découverte des formalistes : l’ouvrage de Victor Erlich, Russian Formalism. History-Doctrine, paru en 1955 et dont la seconde édition augmentée est publiée aux Éditions Mouton & Co., dix ans plus tard. C’est ce texte, on l’a vu, qui est mentionné comme « la source d’information la plus complète sur les formalistes » dans l’appareil critique de Théorie de la littérature. Et c’est lui, par ailleurs, que Todorov dans ses entretiens autobiographiques mentionne comme l’origine princi-pale de sa découverte des formalistes. Son auteur,

né à Petrograd en 1914, issu d’une famille d’intellec-tuels et dont le père a été l’un des leaders du Bund54, après avoir fui l’Europe est devenu l’un des plus importants slavistes américains. Élève de Jakobson à Columbia puis à Harvard comme le rappelle la Préface de Russian Formalism55, Victor Erlich rend un fervent hommage à celui-ci dans son introduction56. Dans cet ouvrage pionnier qui mériterait un traitement en soi, de même que les écarts entre son contenu et le cadrage français, la filiation entre formalisme et cercle de Prague est clairement exposée, de même que le rôle central de Jakobson ou encore la répression politico-littéraire à l’égard du mouvement.

La réception « structuraliste » de Théorie de la littérature : une mise en texte élargie

Reprises

Le cadrage français, comme on le voit, est posé pendant les deux ou trois années qui précèdent la publication de Théorie de la littérature et par conséquent la présen-tation au public des « formalistes » – à l’exception de l’ouvrage de Victor Erlich, même si un certain nombre d’indices laissent supposer que c’est avant tout la deuxième édition de 1965 qui a été lue. Et c’est bien ce cadrage qui s’impose en partie d’abord dans la presse quotidienne et dans les magazines57 où les articles se concentrent entre février et septembre 1966, puis dans les revues. C’est ainsi le cas de l’article, exemplaire, de La Quinzaine littéraire du 15 mars 1966, où le structuralisme en linguistique est affilié à une triple origine, l’école formaliste russe, le cercle linguistique de Prague et les successeurs de Saussure, « trois groupes où quelqu’un se retrouve toujours : Jakobson ». Les liens avec l’avant-garde y sont mentionnés puisque sa naissance eut lieu « qui ne s’y fut attendu ? », écrit toujours La Quinzaine, dans les parages du futurisme. Enfin, troisième élément fidèle au cadrage initial, l’arti-cle mentionne sa disparition « sous la pression du stali-nisme ». Rien de bien étonnant à ce que cette reprise soit fidèle. Cette fidélité s’explique centralement par la position de son auteur, François Wahl, responsable des sciences humaines au Seuil, en charge des relations

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58. on retrouve la même trame (moins développée), dans Les Nouvelles littéraires du 5 mai 1966, où l’on lit, sous la plume de Claudine Cunetti, qu’il s’agit là de la « théorie […] à l’origine de la linguistique structurale dont s’inspire aujourd’hui la tendance “structuraliste” de la critique ».

Il en est de même dans les courtes notices (une quinzaine de lignes chacune) du Bulle-tin critique du Livre français et du Bulle-tin de l’Institut pédagogique national de novembre 1966.59. on reprend ici l’analyse de Gisèle Sapiro, « Le prix de l’indépendance », La Quinzaine

littéraire, 919, mars 2006, p. 16-31.60. Sauf erreur, le dossier de presse de Théorie de la littérature ne comprend pas d’articles parus dans la presse quotidienne.61. Suivi par la création du Magazine littéraire en novembre 1966 ainsi que du Monde des livres, l’année suivante.

62. Cité in « Le prix de l’indépendance », op. cit.63. Ibid.64. Sur cette controverse, voir l’ana-lyse qu’en fait Pierre Bourdieu dans Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 150 sq.

entre la maison d’édition et Tel Quel, et plus générale-ment éditeur central des textes « structuralistes » – il est à l’origine, quelques mois plus tard de la publi-cation des Écrits de Lacan. Ainsi peut-on considérer finalement que ce premier article n’est jamais que le déploiement dans un autre espace de la mise en texte de Théorie de la littérature.

Il en est quasi de même avec l’article de Gérard Genette, « La littérature toute nue », dans le numéro du 16 mars 1966 – la même semaine donc que La Quinzaine – du Nouvel Observateur, illustré d’une photo de Roman Jakobson, légendée « Un Vent salubre ». Gérard Genette est, en effet, au cœur du réseau qui a permis la publication de Théorie de la litté-rature. C’est lui, on l’a vu, qui, collaborateur régulier de Tel Quel, ami de Todorov, a présenté celui-ci à Sollers et donc facilité la parution de l’ouvrage dans la collection éponyme. Son premier livre, Figures, est par ailleurs à cette date en cours de publication dans cette même collection puisqu’il paraîtra à la fin du mois de mai. Si le structuralisme est partout, raconte Gérard Genette, il y a « peu de gens à savoir (que l’)une de ses “sources” les plus directes », ce sont les formalistes. Celui-ci introduit juste une légère variation autour de l’enchevêtrement de l’avant-garde poétique et de l’avant-garde théorique, fidèle à l’intérêt de son ami Tzvetan Todorov pour Chklovski : « mais il serait injuste, écrit-il, de ne consi-dérer le formalisme qu’à travers son héritage struc-turaliste et de ne voir en lui qu’une sorte de matrice moderne ». Et, dès lors, l’attention du formalisme à la « littérarité » conduit Genette à souligner son intérêt pour la critique littéraire58.

Ce que l’on pourrait appeler une « mise en texte élargie » jusqu’à la presse magazine se comprend donc par la position et les ressources des auteurs mais aussi par le statut de ces supports. Dans l’immédiat après-guerre, les revues continuaient à définir la légitimité littéraire et intellectuelle. Or, parmi d’autres raisons, les profonds bouleversements de la morphologie sociale du début des années 1960 (à commencer par la crois-sance exponentielle de la scolarisation et du nombre des étudiants et la demande d’une autre presse qui en procède) ont conduit à la création de nouvelles formu-les des magazines (L’Express, Le Nouvel Observateur en 1964). Ce sont notamment ces news magazine qui diffusent les textes « structuralistes » et construisent dans le même mouvement cet étiquetage. Les hebdo-

madaires littéraires et politico-littéraires de l’entre-deux-guerres ou de la Libération sont à la fois concurrencés par ces nouveaux titres et en décalage au regard des attentes de ce nouveau public. C’est dans cette logique59 et à une période où les quotidiens n’ont pas encore de suppléments littéraires et surtout traitent de litté-rature au sens strict60, qu’est créé un nouveau titre, La Quinzaine littéraire61, dont le premier numéro est précisément celui où paraît l’article sur les formalistes. Choisissant selon les propres termes de son co-directeur, Maurice Nadeau, « de ne pas parler de ce dont tous les autres parlaient62 », soit, comme l’écrit Gisèle Sapiro, de « soutenir les ouvrages difficiles et de donner le ton63 », multipliant les collaborations d’universitaires, le magazine au même titre que Le Nouvel Observateur joue un rôle central dans la légitimation des avant-gar-des. Ainsi ressources des auteurs et positions des revues se combinent pour que la reprise du cadrage de Théorie de la littérature soit la plus fidèle possible. Il faut enfin ajouter que, par un effet spéculaire évident, les inven-teurs/médiateurs de l’étiquette structuraliste sont portés à enrôler tout écrit sous cette bannière, et qu’ils le sont d’autant plus que la discussion autour de ce paradigme domine l’actualité littéraire.

Variations

Les légères modifications du contexte d’accueil expli-quent le contenu de certains articles un peu plus tardifs. C’est ainsi l’attention à la critique littéraire qui est centrale dans le numéro du 16 août 1966 de l’hebdomadaire protestant Réforme, sans doute parce que les publica-tions se sont multipliées et qu’elles ont ainsi légèrement modifié l’« horizon d’attente », mais sans doute aussi parce que l’on sort ici du « circuit de consécration » au principe de la réception « orthodoxe » (c’est-à-dire strictement conforme à la mise en texte) de Théorie de la littérature. Jean-Jacques Fouché replace cette parution dans « le débat qui s’instaura, il y a quelques mois, au sujet de la critique littéraire ». Il s’agit là d’une allusion à la polémique entraînée par la publication du pamphlet de Raymond Picard, Nouvelle Critique et nouvelle impos-ture chez Jean-Jacques Pauvert, visant centralement le Sur Racine de Barthes ainsi que les articles qui l’ont suivie et par la réponse de Barthes, Critique et vérité – la controverse étant présentée dans L’Express en mai par Renaud Matignon comme « l’affaire Dreyfus du monde des lettres64 ». C’est pourquoi l’article mentionne

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65. C’est la formule de François dosse dans son Histoire du structuralisme, t. 1, Le champ du signe, 1945-1966, Paris, La découverte, 1991.66. C’est le terme qu’emploie Roland Barthes lors de la reparution de ses Essais critiques en 1971.67. Voir sa biographie dans Boris Gobille, « Crise politique et incertitude : régimes de

problématisation et logiques de mobilisa-tions des écrivains en Mai 68 », thèse de sciences sociales, Paris, eHeSS, 2003, p. 289 sq.68. L’ironie d’Alain Jouffroy est d’autant plus intéressante à noter que, après la mort de Breton en septembre 1966, il entreprendra de se rapprocher d’Aragon – à la grande colère des surréalistes

officiels – dans la perspective d’une « récon-ciliation posthume » de deux hommes, voir B. Gobille, Crise politique et incertitude…, op. cit.69. on se permet de renvoyer à Frédé-rique Matonti, Intellectuels communis-tes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), Paris, La découverte, 2005 et notamment au

chapitre 5. « Les passeurs : littérature et critique littéraire ». Sur Les Lettres françaises, voir Philippe olivera, « Aragon et Les Lettres françaises 1965-1972 », deA d’histoire, Paris, IeP, 1990 et « Louis Aragon entre littérature et politique : ses articles dans Les Lettres françaises de 1960 à 1972 », maîtrise d’histoire, Paris, CHRMSS, 1991.

aussi l’ouvrage (Pourquoi la nouvelle critique, critique et objectivité, paru au Mercure de France, cette même année) du critique et romancier, futur inventeur de l’autofiction, Serge Doubrovsky, avant de conclure : « l’essentiel et le fondamental nous le trouvons avec Figures de Gérard Genette et Théorie de la littérature ». C’est l’objet de la science littéraire, c’est-à-dire la « litté-rarité », qui intéresse Réforme : « cette formule peut encore servir à qualifier aussi bien l’entreprise de Roland Barthes que celle de Gérard Genette, c’est dire combien sont actuels ces textes ».

Plus éloigné encore de la « mise en texte » initiale, Marcel Lecomte dans la revue Synthèses (III, 1966) s’intéresse plus généralement à la « réaction contre le réalisme » et rapproche aussi bien l’avant-garde pictu-rale ou les ballets russes que l’expressionnisme allemand des formalistes russes. Traitement en accord avec le parcours de son auteur, ancien surréaliste belge, proche de Magritte. L’article présente une seconde originalité, il est le seul (en tout cas que nous ayons pu retrouver) à aborder les liens avec les travaux de Lévi-Strauss : « Nul doute que les travaux des formalistes russes n’aient marqué Lévi-Strauss. C’est qu’une homologie lui est apparue entre fait social et fait de langage, l’un et l’autre se fondant sur la même nécessité de différencier l’ordre des rapports naturels entre les choses et l’ordre des rapports conventionnels entre les signes ». On peut s’étonner de cette absence de l’anthropologie structu-rale – évoquée pourtant par Ruwet – puisque l’année de parution de Théorie de la littérature – 1966 – a pu être définie, au regard du nombre et des succès des publications qualifiées de « structurales » (Les Mots et les choses, Les Écrits de Lacan, la revue Les Cahiers pour l’analyse, etc.), comme une « année-lumière65 » ou encore comme un « repère central66 ». À moins, bien sûr, de mesurer ce que ce jugement a de rétrospectif et combien il a dû en réalité se solidifier non sur le moment mais dans les années qui ont suivi…

Politisations

La réception politisée

Un troisième article, plutôt centré, lui aussi, sur les apports « littéraires » de Théorie de la littérature mérite que l’on s’y attarde. Il s’agit de celui d’Alain Jouffroy, « Le son et le sens », dans L’Express du 28 février

1966. Celui-ci insiste sur trois points. Tout d’abord, à l’intérieur du recueil, il met l’accent sur l’article de Jakobson, « Du réalisme artistique » (republié dans Tel Quel au même moment) pour souligner combien, dès 1921, son auteur montrait (déjà) que le « réalisme en art [était] totalement périmé ». Apport d’autant plus important que le terme peut, avance Alain Jouffroy, être une source de confusion comme le montre Réalisme sans rivages – l’ouvrage de Roger Garaudy qui, en effet, place sous cette appellation et dans un contexte sur lequel nous allons revenir, Saint-John Perse, Kafka et Picasso. Ensuite, Jouffroy insiste par son registre lexical plus que dans le cadrage initial, sur la dimension répressive qui a mis fin au mouvement : « ce travail a dû s’interrompre, écrit-il, sous la pression policière du stalinisme ». Enfin, après avoir rendu hommage à Todorov et à Tel Quel pour avoir édité ces auteurs, Jouffroy propose de revoir des œuvres littéraires comme celles de Breton, Soupault ou Tzara, à la lumière de ces « pionniers », avant de conclure que leur apport est comparable à celui de la psychanalyse.

Ici, plus encore que le support – L’Express, news magazine plutôt destiné aux cadres supérieurs qu’aux professions intellectuelles – et même s’il a également participé à la diffusion des ouvrages « structuralis-tes », c’est le statut de l’auteur qui explique la tonalité de l’article (références au surréalisme et au mouve-ment communiste). Alain Jouffroy67 a fréquenté dès ses 18 ans (il est né en 1928), le groupe surréaliste avant d’en être exclu deux ans plus tard. Continuant néanmoins d’être lié à Breton et aux peintres surréalis-tes, il est devenu critique d’art, et l’on comprend donc que c’est au regard de ce courant d’avant-garde qu’il mesure les innovations du formalisme. Cet ancrage explique également son insistance sur le stalinisme, fidèle aux positions politiques de Breton. L’allusion à Roger Garaudy68 s’insère dans ce que l’on pourrait nommer une réception politisée des formalistes. Le philosophe du Bureau politique du PCF participe de l’entreprise de Louis Aragon consistant alors à obtenir du Parti communiste qu’il rompe officiellement avec le réalisme socialiste de la Guerre froide (ce qui sera fait à peine deux semaines après la parution de cet article, lors du Comité central d’Argenteuil qui, notamment, rend toute leur liberté aux créateurs artistiques). En effet, dans ces années69, la rénovation, écho du « Dégel » et

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70. Article dont nous n’avons pu repérer la date à partir du microfilm du Seuil.71. Nous supposons, faute de précisions par La NC, qu’il s’agit bien d’elle.72. Pierre Daix, Tout mon temps. Mémoi-

res, Paris, Fayard, 2001, p. 427-428.73. Pour comprendre cette focalisation sur le réalisme, il faut bien sûr se souvenir de la manière dont Aragon a constamment tenté d’unifier l’ensemble de sa produc-

tion et de sa trajectoire littéraires sous cette étiquette… quitte à en modifier constamment le sens, voir Philippe olivera, « Aragon “réaliste socialiste”. Les usages d’une étiquette littéraire des années 30

aux années 60 », in Paul Aron, Frédérique Matonti et Gisèle Sapiro, « Le réalisme socialiste en France », Sociétés & Repré-sentations, 15, décembre 2002.

de la déstalinisation soviétiques, passe pour les lieux intellectuels communistes par le déclassement de la théorie littéraire par excellence, le réalisme socialiste, et plus généralement par le lien avec les avant-gardes.

L’interprétation d’Alain Jouffroy pointe donc une des lectures virtuelles du formalisme : sa dimension politi-que. C’est celle-ci qui est au cœur de l’accueil qu’une partie de la presse communiste, à commencer par Les Lettres françaises, lui réserve. Il faut tout d’abord souli-gner le fait que la préface de Jakobson, « Vers une science de l’art poétique », paraît dans le numéro des Lettres françaises du 10 février 1966 – il s’agit donc là du premier écho de la publication. Quelques semaines plus tard, dans le numéro du 3 mars, c’est le rédacteur en chef, Pierre Daix qui publie « Les formalistes russes et la théorie de la littérature ». À ces deux articles, il faut enfin ajouter pour Les Lettres françaises, dans le numéro du 7 juillet 1966, « La littérature soviétique au singulier », et enfin un article70 d’Hubert Juin, « Sur Iouri Tynjanov. Un entretien avec Vladimir Pozner ». L’hebdomadaire du Parti communiste, France nouvelle, en parle lui aussi dans son numéro du 15 juin 1966, sous le titre « Le langage et son double ». C’est égale-ment le cas du magazine France-URSS, revue de l’asso-ciation satellite du PCF dans son numéro de mai 1966. La Nouvelle Critique dans l’avant-dernier numéro de son ancienne formule, en novembre 1966, propose un article de la critique tchèque71, Ruzena Grebenickova, « Les formalistes russes et le roman moderne ».

L’article de Pierre Daix permet de comprendre le nombre des articles et le cadrage qui sera celui de la réception par la presse culturelle communiste – en tout cas par cette mouvance rénovatrice du PCF. Il s’agit pour ce proche d’Aragon d’un « mouvement sans lequel on ne peut comprendre l’histoire récente de la littérature russe, mouvement qui n’est apparu jusqu’ici dans les traductions que comme la cible favorite des champions du réalisme socialiste, Jdanov en tête, lesquels en ont donné une image volontai-rement caricaturale, mais surtout, aujourd’hui, leurs recherches s’inscrivent dans les préoccupa-tions actuelles tant de la critique que de l’esthétique chez nous ». Ce double cadrage – critique du jdano-visme et de ses survivances en URSS, intérêt pour le renouvellement de l’esthétique en France – est en fait unique et typique de la manière dont les intel-lectuels et artistes communistes ne peuvent envisager une position esthétique (ou intellectuelle) autrement que selon son sens politique.

« L’équipe de TQ apportait dans les bureaux des Lettres françaises l’insolence, l’irrespect, les goûts de garçons […] venus d’ailleurs. […] Moi, j’atten-dais d’eux […] qu’ils m’aident à ficher le bordel comme Louis [Aragon] en rêvait dans ses prome-nades avec moi de 1948-1949, afin de faire voler en éclats les censures d’un appareil qui pratiquait toujours la Guerre froide dans les idées. J’ai eu son soutien. […] J’étais resté sur la réserve face à Une Curieuse Solitude [de Sollers]. Je me suis rattrapé en 1965 quand il a publié Drame, et je l’en ai fait parler longuement dans les LF, l’aiguillant vers les problèmes de langage, de théorie de la littérature que Tel Quel soulevait en réhabilitant les formalis-tes russes, ce qui constituait de l’antijdanovisme frontal. […] Bref, ce qui m’intéressait, c’était la subversion de Tel Quel par rapport à la vulgate communiste72. »

C’est ce souci de faire des LF le lieu par excellence de cette rénovation esthético-intellectuelle du PCF et d’Ara-gon son théoricien qui explique à la fois les précisions de Pierre Daix et les (légères) critiques qu’il apporte à Jakobson. Tout d’abord, et nous allons y revenir, il rappelle qu’Aragon a publié dans sa propre collection, « Littérature soviétique » chez Gallimard, des romans de Chklovski et Tynjanov et mentionne également le texte que Roman Jakobson a donné à Elsa Triolet pour son anthologie de la poésie russe. Ensuite, il souligne que si Jakobson est convaincant lorsqu’il « dénon[ce les] conceptions vulgaires du réalisme73 », il l’est moins lorsqu’il traite de la prose, du roman et de la nouvelle. Par exemple, alors qu’il y eut, avance, Pierre Daix, un roman courtois, le roman est assimilé par Jakobson au roman bourgeois. Il s’agit là, à nouveau, d’une allusion à Aragon qui, dans les années 1930, a lu la littérature médiévale (et donc le roman courtois) avant de faire de celle-ci l’un des matériaux, de ses poèmes de résistance. Ces manques dans ces textes des années 1920 font que l’on a « besoin, écrit Daix, d’un nouveau formalisme pour promouvoir la nouvelle critique qu’exigent les développements actuels de la littérature ».

Dégel et déjdanovisation

Ce travail de recadrage de la sortie de la Théorie de la littérature qui l’inscrit dans un débat littéraire autour du réalisme et de la sortie du jdanovisme conduit à regarder la publication et la réception des formalis-tes d’un autre point de vue – celui du mouvement communiste international. À la suite de la mort de Staline, l’URSS et ses pays satellites entrent dans une

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74. entre autres multiples références, voir pour l’Union soviétique, efim etkind, Georges Nivat, Ilya Serman et Vitorio Strada, Histoire de la littérature russe, t. III, Le XXe siècle. Gels et dégels, Paris, Fayard, 1990 et pour la circulation entre les littératures de l’est et la France, voir I. Popa, « La politique extérieure de la littérature… », op. cit.75. In Revue d’études slaves, « trois décennies de sciences sociales en Union soviétique. 1953-1983 », LVII(2), 1985 : Michel Aucouturier, « La science de la litté-rature : une renaissance » ; Boris Chichlo, « trente années d’anthropologie (etnogra-fija) soviétique » ; René L’Hermitte, « trente années de linguistique soviétique ».76. Voir M. Aucouturier, « La science de la

littérature : une renaissance », op. cit.77. « J’ai vu Roma [Roman Jakobson] : il est parti de là-bas, en laissant tous ses livres, objets, dès le premier jour en voiture », Lettre d’elsa du 8 septembre 1968, in Lili Brik et elsa triolet, Corres-pondance, 1921-1970, préface et notes de Léon Robel, Paris, Gallimard, 2000, p. 1435. Le contexte et l’expression « là-bas », typique du codage d’une lettre susceptible d’être lue par les auteurs sovié-tiques, permettent de comprendre qu’il s’agit bien de la tchécoslovaquie.78. R. L’Hermitte, « trente années de linguistique soviétique », op. cit., p. 286.79. M. Aucouturier, « La science de la littérature : une renaissance », op. cit.

80. Ibid.81. Voprosy Jazykoznanija, voir R. L’Her-mitte, « trente années de linguistique sovié-tique », op. cit.82. M. Aucouturier, « La science de la littéra-ture : une renaissance », op. cit., p. 303.83. B. Chichlo, « trente années d’anthro-pologie (etnografija) soviétique », op. cit., p. 319.84. Lettre de Lili, 8 juillet 1964, « J’ai reçu un petit mot de Roma : il arrive le 1er août avec sa femme et restera dix jours pour participer à un congrès d’anthropologie (!?). Nous sommes ravis », in L. Brik et e. triolet, Correspondance..., op. cit., p. 1191.85. Jakobson et Bogatyrev se sont liés dès 1914 (c’est ainsi que Roman Jakob-

son a été amené à travailler avec lui sur le folklore dans les villages russes) et le sont restés. Jakobson a dédié à Bogatyrev son IVe volume des Selected Writings, consacré au folklore. L’un de ses fils, Konstantin, filleul de Jakobson, poète et traducteur, arrêté en 1945, a été déporté jusqu’en 1956 (et mystérieusement assassiné en 1976). Voir tzvetan todorov et Roman Jakobson, « Réponses », in R. Jakobson, Russie folie poésie…, op. cit., et L. Brik et e. triolet, Correspondance…, op. cit., note, p. 1206.86. M. Aucouturier, « La science de la littérature : une renaissance », op. cit., p. 302.

période de « dégel », expression reprise du titre éponyme du roman d’Ilya Ehrenbourg. Ce dégel, au-delà de ses effets politiques, à commencer par la dénonciation des crimes de Staline par Khrouchtchev lors du XXe Congrès du PCUS en 1956, modifie (sans les libéra-liser réellement) les conditions de la vie intellectuelle et littéraire74. C’est ainsi que les conditions d’exercice des « sciences sociales », selon le terme consacré en URSS, notamment dans les domaines auxquels ont touché les formalistes, c’est-à-dire en critique littéraire, anthropologie et linguistique75, changent.

Les « proscrits » (Tomasevskij, Eikhenbaum, Tynjanov) reviennent progressivement « en grâce » lorsqu’ils sont encore vivants ou, comme Tynjanov, mort en 1943, commencent à être « réhabilités », ce qui se traduit notamment par la publication de certains de leurs travaux récents ou la réédi-tion de certaines de leurs œuvres anciennes76. En 1958, l’URSS organise pour la première fois le Congrès des slavistes ; il se déroule à Moscou et Roman Jakobson y participe. Deux ans plus tard, il organise lui-même avec l’Académie polonaise des sciences à Varsovie une conférence internationale sur les problèmes de la poétique où sont présents des chercheurs de l’ensemble des pays de l’Est. Roman Jakobson ne cesse désormais de circuler en URSS et en Europe de l’Est, et ce jusque l’été 1968, où il se trouve à Prague à nouveau pour le Congrès des slavistes et pour être fait docteur de l’Université Charles V et avant de devoir finale-ment quitter la Tchécoslovaquie dans l’urgence lors de l’entrée des troupes du Pacte de Varsovie77. En mai 1960, l’Académie des sciences d’URSS décide officiellement de « développer les méthodes structuralistes et mathématiques dans l’étude du langage humain78 ». En 1963, Ju. Lotman, auteur de recherches sur le structuralisme littéraire, est nommé à l’Université de Tartu, puis publie l’année suivante des Leçons de poétique structurale79. Progressivement, ce que l’on va appeler l’École de Tartu, à la fois « proche de la sémiotique80 » et lieu de recherche sur l’histoire de la littérature, attire les jeunes chercheurs. Surtout, même si le structuralisme suscite immédiatement réactions

et polémiques, même si au fil des décennies, les chercheurs de Tartu connaissent interdictions, voire arrestations ou exils, même si les anciens marristes – i.e. disciples de Marr – reprennent progressive-ment le contrôle de la linguistique et notamment de sa revue centrale en 197181, cette École, comme l’écrit Michel Aucouturier, a « impos[é] à tous même à ses adversaires, ces nouveaux instruments d’analyse que sont les notions de “signe”, de “code”, de “texte” et de “structure”82 ». En anthropologie, la répression dans les années 1930 a été féroce (peuples et chercheurs étant déportés ou exécu-tés), les recherches sur les petits peuples apparais-sant comme autant d’obstacles à la collectivisation des terres. La libéralisation du Dégel demeure dès lors très relative et il faut ainsi « vingt ans d’âpres discussions au sein du Comité central et d’autres organes politiques83 » pour que l’Anthropologie structurale soit traduite en 1983. Néanmoins, en 1964, le VIIe Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques se déroulent à Moscou – congrès auquel à nouveau participe Jakobson84. Enfin, l’École de Tartu s’intéresse aux travaux pionniers de Propp, de Baxtin et de Bogaty-rev85 qui, pour les deux premiers, comme on l’a vu, sont encore mal distingués des formalistes.

Aragon et Jakobson, acteurs politiques de l’importation du formalisme

C’est tout ce contexte d’ouverture très relative, de retour toujours possible à l’orthodoxie et de persécutions ponctuelles, qu’il faut avoir en tête pour comprendre la réception politisée du formalisme – et ce d’autant que dans les polémiques soviétiques contre le struc-turalisme, c’est dès 1962, que l’étiquette, clairement à nouveau infamante, est accolée au structuralisme, présenté comme une « récidive du formalisme […] avec son ignorance systématique du “contenu” idéologique de l’œuvre littéraire86 ». Dès lors, pour un écrivain comme Aragon, engagé dans la sortie du réalisme socia-liste au sein du PCF, mais aussi au sein du mouvement communiste international, publier les formalistes ou élargir leur audience fait donc partie d’une stratégie plus

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87. Il faudrait pouvoir évoquer ici la socia-bilité propre à cette internationale littéraire et intellectuelle qui a ses congrès, ses prix, ses revues, etc. elle passe par les tragédies (la déportation dans les camps nazis, par exemple, ou la disparition de proches lors des vagues de répression en URSS), mais aussi par les lieux de villégiature.88. Voir, entre autres multiples attesta-tions de cette amitié, l’insistance sur ce point de Krystina Pomorska, la dernière

épouse de Roman Jakobson, dans leurs Dialogues.89. Selon les biographes d’elsa triolet (dominique desanti, Les Clés d’Elsa, Aragon-Triolet, Paris, Ramsay, 1983 et Huguette Bouchardeau, Elsa Triolet, Paris, Flammarion, 2001), Jakobson aurait même longtemps caressé l’idée de l’épouser. en octobre 1922, à Berlin où se retrouvent Maïakovski, les Brik, Pozner, Jakobson et elsa, celle-ci aurait eu une brève liaison avec lui.

90. Voir la préface de Léon Robel à la Correspondance.91. Catherine depretto, « Roman Jakob-son et la relance de l’opojaz… », op. cit., p. 87. Polivanov, démis de ces fonctions en 1929 à la suite de son conflit avec Marr est arrêté en 1937. Mort en 1938, il a été officiellement réhabilité en 1963.92. tzvetan todorov, « Avant Propos », in R. Jakobson, Russie folie poésie…, op. cit., p. 8.

93. Sur le traitement de l’événement et son insertion dans une série pertinente, voir Alban Bensa et Éric Fassin : « Les sciences sociales face à l’événement », Terrains, 38, mars 2002.94. Voir I. Popa, « La politique extérieure de la littérature… », op. cit., chap. 3, p. 258 sq.95. Ibid., chap. 7, p. 590 sq. et plus parti-culièrement p. 591.

générale de déstalinisation. À ceci s’ajoutent les données biographiques qui tissent la trame de la sociabilité de cet univers87, ici centrales puisque Aragon est un ami de Jakobson88 et, bien sûr, lui-même, le compagnon d’Elsa Triolet, sœur de Lili Brik, restée en URSS. Jakobson était, depuis l’enfance, proche d’Elsa Triolet (alors Elsa Kagan) – ils eurent un professeur de français commun – puis le devint de son aînée, Lili, et enfin du premier mari de celle-ci, Ossip Brik, eux-mêmes intimes de Maïakovski. Il est resté lié avec les deux sœurs comme en témoigne leur correspondance. Jakobson visite Lili chaque fois qu’il vient à Moscou à partir de 1956 et semble particulièrement proche d’Elsa89. Contre l’avis de sa sœur qui lui préfèrerait Claude Frioux, auteur d’un ouvrage sur Maïakovski, Elsa en fait le préfa-cier de son Anthologie russe et projette même une édition du poète futuriste Khlebnikov, toujours préfacée par Jakobson chez Seghers – préface qui ne viendra jamais et occupe de nombreuses lettres. Plus générale-ment, Lili Brik est une médiatrice essentielle90 dans les transferts littéraires avec l’URSS dont Elsa et Aragon constituent le cœur en France.

Ainsi on peut raconter autrement l’histoire de la publication des formalistes. C’est-à-dire qu’on peut la raconter d’un point de vue cette fois politique. Mais cette histoire n’est pas plus vraie que l’autre. Tout se passe comme si ces deux récits, intellectuel et politique, formaient ensemble une sorte d’anneau de Mœbius où les deux faces sont indiscernables, tandis que la biogra-phie et les ressources des acteurs prennent un autre sens. Il faut tout d’abord remarquer que la Théorie de la littérature est l’un des textes parmi d’autres, c’est-à-dire parmi tous ceux de l’avant-garde russe, que Jakobson a contribué à faire connaître et publier. Dès les années 1930, il aide le linguiste Polivanov, membre éminent de l’Opojaz, et écarté de ses fonctions par les marristes, à publier dans le cadre des Travaux du Cercle linguistique de Prague91. Jakobson parle de Propp en 1944 dans ses cours à New York, avant de le faire traduire en anglais en 1958, il évoque Bakhtine à ses auditeurs moscovites – qui, bien entendu, ne le connaissaient pas –, lors de ses visites en 1956 et en 1958. Pour ces deux auteurs, son entremise contribue à leur (ré)édition en URSS et à leur retour d’exil intérieur92. Dans leur correspondance, Lili

et Elsa évoquent l’édition d’articles d’Ossip Brik… On pourrait multiplier les exemples. Enfin, ce n’est bien sûr pas un hasard qu’il ait dirigé les recherches pionnières de Victor Erlich. Comme le soulignent Tzvetan Todorov ou Michel Aucouturier, outre qu’il fait connaître ces recherches à l’Est et à l’Ouest, ce travail de publication/publicité constitue une véritable protection dans leur pays d’origine pour les auteurs. On peut donc imaginer que c’est cette même logique qui le conduit à préfacer le texte de Todorov, voire à en encourager la publication qu’il n’a pu que connaître précocement par l’intermé-diaire de Ruwet, par exemple.

On doit ensuite souligner que la parution de Théorie de la littérature est précédée par celle, dans la collec-tion d’Aragon, de romans d’auteurs étiquetés comme formalistes lors des luttes des années 1920, manière de souligner que l’on peut insérer ce texte aussi bien dans la « série » structuraliste que dans la « série » de la sortie du réalisme socialiste93. Aragon en 1948 avait eu aux Éditeurs français réunis – maison communiste – une première collection : « Le pays de Staline », qui avait été l’un des lieux centraux de l’importation du réalisme socialiste soviétique94. En 1956, il inaugure une nouvelle collection, « Littératures soviétiques », mais cette fois chez Gallimard. Il y publie, en 1957, un roman de Tynjanov, Le Disgracié, paru en 1925, puis en 1966, du même, un recueil de nouvelles, parues entre 1928 et 1933, qui prend pour titre général celui de l’une d’entre elles, Le Lieutenant Kijé. Entre ces deux publications, il édite, en 1963, Zoo de Chklovski, traduit par Wladimir Pozner. Ces publications, comme cette collection, sont à plus d’un titre des lieux de « contrebande » où les messages codés sont avant tout adressés au mouvement communiste international. Tout d’abord, comme l’a souligné Ioana Popa, Aragon change le titre du premier roman qui, de Kioukhlia, nom du héros, devient Le Disgracié, allusion sans (aucun ?) doute au sort de son auteur. Ensuite, à propos des nouvelles, il écrit cette présentation ironi-que : « Comme Le Lieutenant Kijé, L’Adolescent-mira-cle est le récit d’une mystification de l’histoire ; comme l’un et l’autre, Une Majesté de cire est la démystifi-cation de l’histoire officielle. Rien ne peut être plus irritant pour les amateurs d’imagerie95 ».

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96. Nous n’avons pu retrouver celle du Disgra-cié, la couverture étant reliée dans les biblio-thèques où nous avons consulté l’ouvrage.97. Catherine depretto, « Nécrologie de V. B. Sklovskij (1893-1984) », Revue d’études slaves, 57(1), 1985, p. 176. en entretien, elle souligne combien il était un homme « terrorisé » pendant le dégel et comment, par exemple, dans ses Mémoi-res parues en URSS (à peu près à l’époque de la parution en France de Théorie de la littérature), il ne mentionne pas Roman Jakobson. Sa famille, il est vrai, a été décimée par la répression stalinienne.98. La période est celle où commencent à paraître ses souvenirs qui semblent

irriter au plus haut point Lili.99. Sur la biographie de tynjanov (1894-1943), voir le numéro de la Revue d’études slaves, LV(3), 1983 et Catherine depretto-Genty, « Introduction », in Iouri tynjanov, Formalisme et histoire littéraire, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991.100. L’article de novembre 1966 dans La Nouvelle Critique, rivale des Lettres françaises en matière d’incarnation de l’aggiornamento du PCF, procède d’une logique similaire. Il s’agit dans un contexte, qui apparaîtra ensuite comme celui des prémisses du Printemps de Prague, où les intellectuels sont aux avant-postes de la rénovation du PCt, d’un texte d’une critique

tchécoslovaque qui raconte les luttes des années 1920-1930 au sein de la critique littéraire russe. Jakobson, eikhenbaum, Chklovski, Brik mais aussi le metteur en scène Meyerhold, qui monta notamment les pièces de Maïakovski, y sont mention-nés. Publier cet article comme d’autres sur Kafka, c’est pour La NC à la fois ressus-citer ces luttes inconnues (les ouvrages français sur ces questions ne paraîtront que dans les décennies suivantes) et participer ainsi de la sortie du réalisme socialiste et montrer le renouveau politico-intellectuel tchécoslovaque.101. Léon Robel, « Un trio prodigieux », Europe, 911, mars 2005, p. 6. Léon Robel

avait servi de traducteur à cette occasion.102. « Nous avons vu Chklovski. Pourquoi raconte-t-on qu’il n’a plus toute sa tête. Ici, il a fait une brillante intervention devant un petit auditoire de “connaisseurs”. et dans les conversations en privé, Vitia est toujours Vitia. », Lettre d’elsa du 31 octobre 1967, in Correspondance..., p. 1174. Les « connais-seurs » sont-ils l’équipe de Tel Quel ?103. Vitez publie « Pour un portrait de Vsévolod Meyerhold », dans Les Lettres françaises, 1010, 2-8 juin 1964.104. Jean-Pierre Faye, « Formalisme ou sens ? », Critique, 215, avril 1965, p. 339.

À ces deux exemples, on peut ajouter celui des 4e de couverture96, écrites par Aragon (ou au moins parues avec son aval). « Quelle image aurait-on de lui, ignorant ses travaux philologiques, sa participa-tion à partir de 1916 à l’Opoïaz […] et L’Art comme procédé qui est de 17, sa Théorie de la prose qui est de 25, sans rien savoir des discussions où il est alors le tenant de la priorité donnée à la forme ? », se demande la 4e de couverture de Zoo. Et, en effet, Chklovski a pu apparaître – pour une part à tort, explique Cathe-rine Depretto, attentive de plus « à ne pas se limiter comme c’est souvent le cas, à des jugements d’ordre moral97 » – comme quelqu’un qui s’est renié et par conséquent a pu n’être perçu que comme un auteur « orthodoxe ». En faisant surgir un autre Chklovski, peut-être d’ailleurs au corps défendant de ce dernier98, c’est évidemment toute cette histoire forclose qu’Ara-gon dévoile. De même, lit-on sur la 4e de couverture du Lieutenant Kijé, « son nom (Tynjanov) n’est guère prononcé en URSS jusqu’au IIe Congrès des écrivains soviétiques (décembre 1954) », manière bien sûr de rappeler que son auteur fut ostracisé puis, une fois mort, oublié99 – et de prononcer son nom. Enfin, l’arti-cle des Lettres françaises qui accompagne la sortie des nouvelles redouble ce travail d’exhumation par Aragon puisque Wladimir Pozner y raconte sa rencontre avec les formalistes, dès ses 13-14 ans100.

Si l’on change ainsi de perspective, la publication avec Tel Quel n’a plus exactement le même sens. On peut aisément supposer que, compte-tenu des liens à cette époque entre Aragon et Sollers et entre Tel Quel et Les Lettres françaises, Aragon a sans doute été consulté par Sollers lorsqu’il a été question de publier ces écrits dans la revue et dans la collection. Ces contacts entre les réseaux se vérifient lors de la visite de Chklovski à Paris, en 1967. Témoignages et correspondances permettent

d’établir qu’à cette occasion, il avait retrouvé Wladimir Pozner aux Éditions du Seuil où il avait également rencontré l’équipe de Tel Quel101 et avait vu aussi le couple Aragon-Elsa102. Le rôle éminent d’Aragon dans cette importation du formalisme se découvre enfin sans doute grâce à un autre indice : un certain nombre de ses proches ou de ceux qui le fréquentent à l’époque s’intéressent aux formalistes – voire pensent les avoir « découverts ». Il est ainsi troublant de voir au même moment Vitez103, secrétaire d’Aragon, traducteur de russe, souligner que Brecht avait « oublié » combien pour penser sa « distanciation », l’ostranenié, offerte par Meyerhold, lui avait été indispensable et Jean-Pierre Faye écrire « entre Chklovski et Brecht, entre l’ostranenié et le “V. effekt”, il semble qu’un jalon nous manque, qui soit “formaliste” et “marxiste” en même temps104 ».

Cette double lecture, où l’envers et l’endroit sont indis-cernables, permet sans doute, non de trancher, mais au moins d’éclairer la querelle entre Change et Tel Quel autour de la paternité de la découverte des formalistes. On peut en effet faire l’hypothèse que l’alliance plus ou moins formelle entre Aragon et Jakobson a pour effet de multiplier les médiateurs possibles – Vitez, Faye, Sollers, etc. L’importance de cette alliance se retrouve encore dans l’après Mai 68. Le ralliement d’une bonne part des aragoniens (notamment les traducteurs Léon Robel et Lily Denis) à Change permet ainsi à la revue de Faye de publier des textes inédits des formalistes et de contester la prééminence de la revue de Sollers en matière d’avant-garde. Or ce ralliement s’explique aussi par les complexes rivalités entre revues intellectuelles communistes autour de l’incarnation de l’aggiornamento et par la nécessité pour le pôle aragonien de contester son pôle rival constitué autour de La Nouvelle Critique – Nouvelle Critique, elle-même alliée… à Tel Quel.

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