martyrs de la foi catholique, combattants de l'eglise

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Martyrs de la foi catholique, combattants de l’Eglise romaine : les héros du théâtre de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (1875-1914) Chantal Verdeil, LARHRA / INALCO Résumé : Fleuron de la mission jésuite de Syrie, l’université Saint-Joseph désigne un établissement composite, qui comprend différentes institutions par leur objet, leur statut juridique, leur niveau (primaire, élémentaire, supérieur) et les diplômes qu’elles délivrent. On sait quelle place occupe le théâtre dans l’éducation jésuite. Ceux de Beyrouth n’ont pas failli à la tradition et très vite une scène est aménagée dans l’enceinte de l’Université. Les représentations que les élèves et leurs professeurs y donnent ont contribué à la naissance du théâtre à l’occidentale dans le monde arabe. Mais pour les jésuites, elles ont surtout une dimension pédagogique. A travers pièces, dialogues et discours, ils indiquent à leurs élèves la voie à suivre : la fidélité à la foi catholique et romaine… jusqu’à la mort. Fleuron de la mission jésuite de Syrie, l’université Saint-Joseph désigne un établissement composite, qui comprend différentes institutions par leur objet, leur statut juridique, leur niveau (primaire, élémentaire, supérieur) et les diplômes qu’elles délivrent 1 . Sa fondation remonte à l’année 1875 quand le collège-séminaire établi par les pères de la Compagnie de Jésus à Ghazir déménage à Beyrouth. Durant ce premier quarantenaire (1875-1914), l’Université Saint-Joseph comprend des classes élémentaires, un collège, un séminaire reconnu comme faculté de théologie par le Saint-Siège après 1881, une faculté de médecine (1883) et de pharmacie (1889), une faculté d’études orientales (1902) auxquels vient s’adjoindre en 1913 une école de droit 2 . A la rentrée 1877, elle scolarise 319 élèves (dont 89 en cours élémentaire et 42 séminaristes) 3 . En 1913-1914, ses effectifs ont presque triplé : les élèves sont 1 Au XIX e siècle l’imprimerie catholique et l’observatoire de Ksara qui ne sont pas dévolus à l’enseignement font partie de l’USJ aux yeux des jésuites. 2 L’ouverture de l’école d’ingénieur, prévue pour le mois de novembre 1914, ne put pas avoir lieu à la date fixée. Cette école accueillit ses premiers élèves en novembre 1919. Jean Ducruet, sj, Faculté d’ingénierie, Livre d’or, 1919-1999, Beyrouth: Université Saint-Joseph 1999, 12-13. 3 AFSJ, (Archives jésuites de France, Vanves), RPO 43, IX, Cinquantenaire de l’Université Saint- Joseph. 1875-1925, 1925, Beyrouth, Imprimerie catholique, 78 pages, p. 40-41. Jean Ducruet, sj, Un siècle de coopération Franco-Libanaise au service des professions de la santé, Beyrouth : Imprimerie

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Page 1: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

Martyrsdelafoicatholique,combattantsdel’Egliseromaine:leshérosduthéâtrede

l’UniversitéSaint-JosephdeBeyrouth(1875-1914)

ChantalVerdeil,LARHRA/INALCO

Résumé:FleurondelamissionjésuitedeSyrie,l’universitéSaint-Josephdésigneunétablissementcomposite,quicomprenddifférentesinstitutionsparleurobjet,leurstatutjuridique,leurniveau(primaire,élémentaire,supérieur)etlesdiplômesqu’ellesdélivrent.Onsaitquelleplaceoccupelethéâtredansl’éducationjésuite.CeuxdeBeyrouthn’ontpasfailliàlatraditionettrèsviteunescèneestaménagéedansl’enceintedel’Université.Lesreprésentationsquelesélèvesetleursprofesseursydonnentontcontribuéàlanaissanceduthéâtreàl’occidentaledanslemondearabe.Maispourlesjésuites,ellesontsurtoutunedimensionpédagogique.Atraverspièces,dialoguesetdiscours,ilsindiquentàleursélèveslavoieàsuivre:lafidélitéàlafoicatholiqueetromaine…jusqu’àlamort.

FleurondelamissionjésuitedeSyrie,l’universitéSaint-Josephdésigneun

établissementcomposite,quicomprenddifférentesinstitutionsparleurobjet,leur

statutjuridique,leurniveau(primaire,élémentaire,supérieur)etlesdiplômesqu’elles

délivrent1.Safondationremonteàl’année1875quandlecollège-séminaireétablipar

lespèresdelaCompagniedeJésusàGhazirdéménageàBeyrouth.Durantce

premierquarantenaire(1875-1914),l’UniversitéSaint-Josephcomprenddesclasses

élémentaires,uncollège,unséminairereconnucommefacultédethéologieparle

Saint-Siègeaprès1881,unefacultédemédecine(1883)etdepharmacie(1889),

unefacultéd’étudesorientales(1902)auxquelsvients’adjoindreen1913uneécole

dedroit2.Alarentrée1877,ellescolarise319élèves(dont89encoursélémentaire

et42séminaristes)3.En1913-1914,seseffectifsontpresquetriplé:lesélèvessont

1 Au XIXe siècle l’imprimerie catholique et l’observatoire de Ksara qui ne sont pas dévolus àl’enseignementfontpartiedel’USJauxyeuxdesjésuites.2L’ouverturedel’écoled’ingénieur,prévuepourlemoisdenovembre1914,neputpasavoirlieuàladate fixée.Cetteécoleaccueillit sespremiersélèvesennovembre1919. JeanDucruet, sj,Facultéd’ingénierie,Livred’or,1919-1999,Beyrouth:UniversitéSaint-Joseph1999,12-13.3 AFSJ, (Archives jésuites de France, Vanves), RPO 43, IX,Cinquantenaire de l’Université Saint-Joseph.1875-1925,1925,Beyrouth,Imprimeriecatholique,78pages,p.40-41.JeanDucruet,sj,UnsiècledecoopérationFranco-Libanaiseauservicedesprofessionsdelasanté,Beyrouth:Imprimerie

Page 2: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

désormais507(dont182encoursélémentaires),lesséminaristes48,lesétudiants

enmédecine305,lesjuristes31,etlesétudiantsdelafacultéorientale,34.Autotal,

894garçonsetjeunesgensétudientàl’Universitédontlesbâtiments(école

élémentaire,collège,séminaire)occupentd’abordl’îlotquis’étenddel’actuellerue

Saint-Josephjusqu’àlarueHuvelin,avantdes’établirlelongdecettedernière.C’est

làques’installentlesfacultésdemédecineetdepharmaciequidéménagenten1912

ruedeDamasetcèdentlaplaceàl’écolededroit5.

Majoritairementcatholiques,écoliers,collégiensetséminaristesformentlamajorité

deseffectifs.Tousnereçoiventpaslemêmeenseignement:unefoisleurcursus

élémentaireachevé,lesélèvessedivisentselondeuxcours,l’unditdefrançais,

l’autreditclassique(aveclatinetgrec);lesdeuxcomprenantunsolide

enseignementenarabe.Lesséminaristessontinvitésàsuivrelesecondavantde

poursuivreleurformationenthéologieetenphilosophie.Différentsdansleur

organisation,cescursusdispensentcependantuneéducationcommune.Quelen

étaitlecontenu?Quellesidéeslesjésuitesvoulaientàlafoisinculqueràleurs

élèvesetdéfendredevantleursparents?Quelshérosproposaient-ilscomme

modèles?Pourrépondreàcesinterrogations,cetarticleproposeuneanalysedes

piècesdethéâtreetautresséancesdonnéesàl’UniversitéSaint-JosephdeBeyrouth

entre1878et19146.Onsaitquelleplaceoccupelethéâtredansl’éducationjésuite.

CeuxdeBeyrouthn’ontpasfailliàlatraditionettrèsviteunescèneestaménagée

dansl’enceintedel’Université.Lesélèvess’ydonnentenreprésentationuneoucatholique 1982, 232. J. Ducruet, sj, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Faculté de droit, desciencespolitiquesetéconomiques,Livred’or1913-1993,Beyrouth:UniversitéSaint-Joseph1995,14.4 ALSI (Archives de la Compagnie de Jésus au Liban), Faculté orientale de Beyrouth: Histoire etdocumentsdivers,p.181,25octobre1913.5JeanDucruet,sj,Unsiècledecoopération,42-43.6Une quarantaine de programmes ont été retrouvés dans les archives jésuites àVanves.D’abordimprimésennoiretblanc,d’unseulfeuilletrecto-versoparfois,ilsdeviennentensuiteplusélaborés:apparaissentlacouleuretdesdessinstandisquelepapiers’épaissit,cequipermetdespliagesplussophistiqués:leprogrammedelaséanceintituléeCharité,sedépliecommeuntriptyquedontchacundespansdéclineundesaspects:l’aumône,l’hospitalitéetlepardon.AFSI,RPO62,Fêtes,Charité..,1910.

Page 3: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

plusieursfoisparan,devantunpublicplusoumoinslarge.Achaquefois,un

programmequiindique,avecplusoumoinsdedétail,lesthèmestraités,les

personnagesévoquésetlesvaleursdéfendueslorsdecesdifférentesséances.Ces

représentationsontcontribuéàlanaissanceduthéâtreàl’occidentaledansle

mondearabe.Maispourlesjésuites,ellesontsurtoutunedimensionpédagogique.A

traverspièces,dialoguesetdiscours,ilsindiquentàleursélèveslavoieàsuivre:la

fidélitéàlafoicatholiqueetromaine…jusqu’àlamort.

1.LethéâtreàBeyrouthetdanslapédagogiejésuite

Peuaprèsledéménagementduséminaire-collègedeGhaziràBeyrouth,etla

créationdel’UniversitéSaint-Joseph,lesjésuitesfontaménagerunthéâtredansleur

établissement. En 1878, «desmatelots viennent dresser le théâtre»7, sans doute

uneestradequidevientpermanentepar lasuite.En1908,unephotode lascène,

pavoisée aux couleurs ottomane et française figure dans une plaquette de

présentationde l’Université8.Depuis1903, le théâtreestéclairéaugaz9.Plusieurs

foisparan,unpublicnombreuxetchoisis’ypressepourassisterauxreprésentations

données par les élèves ou, plus rarement, leurs professeurs. En 1879, pour la

premièrefois,«touslesgrandspersonnagesdelaville»sontinvitésàl’occasionde

la remise des prix, et les consuls de France, d’Italie, d’Espagne, de Russie, de

Grève, le gouverneur, le pacha, l’estimateur de la douane et le chef de la

municipalitéassistentàuneséancedramatique intituléeAgapitmartyrde15ans10.

L’universitéSaint-Josephreprendparlà,aprèsquelquesannéesd’interruptiondues7 ALSI, Diaire de Beyrouth, Résidence puis Université Saint-Joseph, Beyrouth (1872-1882),21/7/1878.8AFSI,UniversitéSaint-Joseph,Beyrouth,1908,Paris,LeCaire.9Ennovembre1903,lesjésuitesyinstallentlegaz.Lesfraiss’élèventà500francsmaiscettesourced’énergie, jugée plus commode, présente moins de danger que le pétrole, et commence à êtreadoptée par des «maisons qui font concurrence». ALSI, Consultes de la maison de Beyrouth,6/11/1903et1/12/1904.10 ALSI, Diaire de Beyrouth, Résidence puis Université Saint-Joseph, Beyrouth (1872-1882),29/7/1879.AFSI,Proclamationdesrésultatsdesexamens,Séancedramatique,Agapit,martyrde15ans,1879.

Page 4: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

sans doute au déménagement, des usages qui étaient les siens lorsqu’elle était

établie, sous un autre nom, dans la montagne libanaise. Après l’installation à

Beyrouth, le public devient plus urbain et plus séculier: émirs, patriarches et

évêques cèdent la place aux consuls européens et aux fonctionnaires de l’Empire

ottoman11. Il varie cependant selon les pièces et la langue employée: en février

1904, patriarches et évêques applaudissent la pièce donnée en arabe12. Pendant

longtemps, il reste trèsmasculin : certaines invitations précisent explicitement que

«seuls lesmessieurs sont admis»13 et en 1904, les pères interdisent aux élèves

d’assisteràune représentationdonnéedans leur théâtrepar«les jeunesgensdu

cercle de Saint-Georges» parce que les dames y sont conviées14. Pourtant,

quelquesmois auparavant, ils avaient autorisé leurs hôtes à venir en famillepour

une représentation dramatique en français. Le développement de l’Université (et

notammentde la facultédemédecine) implique le recrutementd’enseignants laïcs

qu’ilserait indélicatdeconviersans leursconjointset leursenfants.Encemoisde

février 1904, les jésuites avaient réservé 120 places à leurs «invités

étrangers»parmionreconnaîtdenombreuxEuropéens(professeursdel’Université,

consuls, délégué apostolique) mais aussi des familles locales (les Yared ou les

Eddé)15.

Mêmesommaire,lascènedel’UniversitéSaint-Josephappartientàlavie

culturelledeBeyrouth,oùcommeauCaireouàDamas,lethéâtre«àl’occidentale»

faitsonapparitiondanslasecondemoitiéduXIXesiècle16.AuCaire,lespremiers

11Enaoût1859,«lepatriarchelatindeJérusalem,Mgrlepatriarchemaroniteetquatreévêquesdesa nation, les émirs de Ghazir et une foule nombreuse» assistent à la représentation donnée àl’occasiondeladistributiondesprix.ALSI,DiairedeGhazir(résidence),11/08/1859.12Le16février1904,«lepatriarchesyrien,MgrRahmani,MgrFakaki,MgrPaulDebs»assistentàunereprésentationdramatiqueenarabe.ALSI,Diairedel’UniversitéSaint-Joseph,16/2/1904.13C’estlecasle21février1882,le6février1883,le17février1885.AFSI,RPO62,Fêtes.14ALSI,ConsultesdelamaisondeBeyrouth,26/04/1904.15ALSI,Diairedel’UniversitéSaint-Joseph,14/2/1904.16MarûnNaqqashestconsidéréhabituellementcommeundespremiersàavoirintroduitlethéâtre«àl’occidentale»danslemondearabeavecdespiècesinspiréesdeMolièresjouéesen1847et1848.AbûKhalîlal-QabbâniquicréeunepremièrepièceàDamasen1865,estprésentécommele

Page 5: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

théâtressontaménagésautournantdesannées1870:le1ernovembre1869,Isma’il

inaugurelethéâtrekhédivialdel’opéraconstruit«enfaceduthéâtredelacomédie

àAzbakiyya».ADamas,lethéâtreouvresesportespresquetrenteansplustard,en

189817.Signedecetengouementnouveau,plusieursassociationssollicitentledroit

d’utiliserlascènedesjésuites,lecercleSaint-Georgesmaisaussi«desmessieurs

etanciensélèves»18.Sansdoutes’agit-ild’amateurs,commelesélèvesetles

professeurs,etnondetroupesplusprofessionnellesàl’instardecellesquel’onvoit

semonteràDamasetplusencoreenÉgypteàlafinduXIXe,sièclemaisces

dernièrespeuventparfoisleurprêtermainforte:en1904,une«trouped’artistesde

Beyrouth»apportegracieusementsonconcoursàlaséanceofferteàl’occasionde

lavisiteduP.Provincial19.Cettecollaborationponctuelle,commelesreprésentations

dramatiquesdonnéesàl’UniversitéSaint-Josephillustrentdefaçonconcrètelerôle,

maintesfoisrelevé,desmissionschrétiennesdansl’apparitionduthéâtre«à

l’occidentale»auseindumondearabe20.Carlesjésuitesnesontpaslesseulsà

proposerdetelsdivertissements:àl'orphelinatdegarçonsdesFillesdelaCharitéà

Beyrouth,«Touslesapprentis[...]sontexercésàjouerenfrançaisdepetites

comédiesetdonnerdesreprésentationsdansunesalledethéâtrebien

aménagée21.»Aurire,lesjésuitespréfèrentlesérieuxetlespleursdudrameoude

fondateurduthéâtresyrien.CommeSalîmal-Naqash(neveudeMarûn);ou’AdibIshâqilémigreenEgypteoùilpoursuitsacarrière.HeidiToelle,KatiaZakharia,AladécouvertedelalittératurearabeduVIesiècleànosjours,Paris:Flammarion2003,209.17 Monica Ruocco, «La Nahda par l’iqtibâs (1), Naissance du théâtre arabe», in:Histoire de lalittératurearabemoderne,BoutrosHallaq,HeidiToelle,eds,Arles,Sindbad,2007,151-191.18ALSI,Consultesde lamaisondeBeyrouth,1880-1920,octobre1885et 2/12/1890.Lapremièrefois,lesPèresmettentcommeconditionquelesdamesnesoientpasadmises,etlasecondefoisilsrefusentparcequelesdamessontinvitées.19 AFSI, RPO 62, Collège secondaire 1877-1957, Fêtes 1904-1957 (désormais RPO 62, Fêtes)L’immaculée conception, Séance offerte par les congréganistes au P. Bouillon, provincial de laprovincedeLyon,9décembre1904.20 Eve Feuillebois-Pierunek, Le théâtre dans le monde arabe,http://www.youscribe.com/catalogue/rapports-et-theses/savoirs/sciences-humaines-et-sociales/le-theatre-dans-le-monde-arabe-1525979, consulté le 13 novembre 2012. Voir aussi Ruocco, «LaNahda»,151-191.21MauricePernot,Rapportsurunvoyaged'étudeàConstantinople.p.186,citéparJacquelineJondot,LesécrivainsdelangueanglaiseauProche-Orientarabe,thèsededoctoratdirigéeparJ.Aubert,UniversitéLumièresLyonII,1393pages,p.193.

Page 6: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

latragédie.Al’instardespremièrespiècesthéâtralesarabes,ilsaccordentunelarge

placeàlamusiquecommeauchant.DansMaurice(1883),lesjeuneschrétiens

chantentdurantlesdeuxpremiersactes,etlessoldatsdelalégionthébainefontde

mêmeaucoursdesdeuxsuivants.Aucinquièmeacte,ilslaissentlaplaceàun

chœurfinalavecaccompagnementd’orchestrequiinterprèteduBellini22.Dansce

cas,commepourlaplupartdesséances,lesmaîtresdemusiquedel’Université

(Panunzio,Bosi,Pasculi,Gianelli)commelesélèvesmusicienssontmisà

contribution.Acteursetmusicienssontamateurs,cequiexpliquesansdouteles

impressionsmitigéesquerapportelejournal(lediairedanslevocabulairedela

CompagniedeJésus)delarésidencedeBeyrouth.En1878,lapièceest«bien

jouée»,alorsqu’aprèslareprésentationdutroisièmeacted’Héracliusen1884,le

père[Salzani]note:«Toutaétébienmédiocre»23.Ilrestequelethéâtrede

l’UniversitéSaint-JosephappartientàlaviemondainedeBeyrouth.Grâceàlui,les

jésuitespeuventespérerbrillerdevantlesmilieuxquilesfréquentent,(consuls,

pachas,Européens,prélatsetclercs),dontilsattendentreconnaissanceetappui.

Lethéâtrefaitpartiedelasociabilitédesmissionnairesetentretientleprestigede

l’Université,maisilestsurtoutprisépoursesvertuspédagogiques:digneshéritiers

duratiostutiorumtoujoursenvigueurdansleursétablissementsauXIXesiècle(au

prixdequelquesadaptations24),lesjésuitesdeBeyrouthontvolontiersrecoursàdes

exercicesorauxetpublics.«Tragédie»,«scèneshistoriques»,«séances

dramatiques»,«drame»entantd’actesetenvers,«académies»lesqualifientde

façonplusprécisesurlesprogrammesquelemot«théâtre»,bienutilemaistrès

22AFSI,RPO62,Fêtes,Maurice,tragédieen5actesetenversparunP.delaCompagniedeJésus.23 ALSI, Diaire de Beyrouth, Résidence puis Université Saint-Joseph, Beyrouth (1872-1882),29/7/1879.ALSI,Diairedel’UniversitéSaint-Joseph,25/7/1884.24 Philipe Rocher, Le goût de l’excellence, Quatre siècles d’éducation jésuite en France, Paris:BibliothèqueBeauchesne,2011.

Page 7: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

généraletquin’yfigurepas25.Outrelesreprésentationsthéâtralesproprementdites,

des«séances»etautres«académies»sontorganiséeschaqueannée,souventà

l’occasiondesvœuxdefind’année,delafêtedupèreRecteuroudelaprésence

d’unvisiteurquel’ontientàhonorerdefaçonparticulière(consuls,supérieurs…).

Pourlespremières,lesjésuitesontrecoursàdesœuvresdecirconstance,rédigées

leplussouventpardespèresdelaCompagnie:pointdegrandsclassiquesdontles

œuvresdoiventpourtantfigurerauxprogrammesdeleursélèves26.L’Université

Saint-Josephprivilégiedesauteursmoinsreconnusmaisdontlesœuvresparaissent

plussûresauplanmoraletreligieux.Ilsontaussirecoursàdestextesadaptésau

jeuneâgedeleurpublic.Héracliusoul’exaltationdelaSainteCroix,tragédieen5

actesetversavecchœur,aétéécriteparleR.P.Marie-MarcelChopin,professeur

debelleslettresàl’Universitéen1883-1884,quiestsansdoutel’auteurduMaurice

donnél’annéeprécédente27.AmînMachhûr,professeurderhétoriqueàl’Université,

acomposéAl-Kafârat(l’expiation)jouéeen190928.LesjésuitesdeBeyrouthpuisent

aussidanslespiècesjouéesdansleurscollègesdeFrance:Leroidesoubliettes,

jouéen1885etLesolitairedestombeaux,(1887)sontdelaplumed’unmystérieux

P.Camille,luiaussidelaCompagniedeJésus29;LeLissanglant(1890),etAlfredle

Grand(1894)fontpartiedesnombreusesœuvresduP.HenriTricard,auteurprolixe

depiècesédifiantesdestinéesauxélèves30,dontleGarciaMorenoa

25 En arabe, lemotmasrah, utilisé aujourd’hui pour désigner le théâtre ne s’impose que dans lesannées1950.Onneletrouvepasnonplussur lesraresprogrammesenarabeconservésdanslesarchivesdelaCompagnieàVanves.26MonicaRuocco,«LaNahdaparl’iqtibâs»,158.27Lessourceshistoriquesdelapiècesontprésentéesdelamêmefaçon.28AFSI,RPO62,Fêtes,Al-kafârat,Mâ’sâatnathriyatbiarba‘at fusûlyatakhallulahâcha‘rwaghina’(l’expiationdrameen4actesavecpoésieetchants).29AFSI,RPO62,Fêtes,Lesolitairedes tombeaux,drameen troisactesavecprologuepar leR.P.CamilledelaCompagniedeJésus,lemardi22février1887;Leroidesoubliettes,drameen3actes,parleR.P.CamilledelaCompagniedeJésus,lemardi17février1885.30AFSIRPO62,Fêtes,LeLissanglant,drameenquatreactesetenversparleP.H.Tricard,sj,ledimanche16février1890;GarciaMoreno,drameentroisactesetenversparleR.P.Perroy,sj, ledimanche6février1891.CettepiècefiguredansunrecueildepièceduP.Tricard.HenriTricardsj,GarciaMoreno,drameencinqactesetenvers,Paris:Retaux-Bray,LibraireEditeur: 1889.AFSI,RPO43,2,AlfredLeGrand,drameenquatreactes,envers,parleP.Tricard,sj,musiqueduP.A.Gondart,sj,6février1894.

Page 8: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

vraisemblablementservidetramepourlapièceaumêmetitrecomposéparleP.

Perroy,jésuiteauProche-Orient.Tharsiciusmartyr,mystèreensixtableaux(1914)

estduauxpèresCharmotetdelaMessuzière31.D’autres,commeLedernierdes

Macchabées(1884)ouLemartyrdeSaintAgapit(1879,1889)sontanonymes32.Les

jésuitesadaptentenfindestextesretenusenraisondesidéesqu’ilsdéfendenttout

autant,sicen’estplus,quepourleursqualitéslittéraires.Lapièced’HenrideBornier

(1825-1901)LafilledeRoland,crééeen1875àParisavecSarahBernardtdansle

rôleprincipalestadaptéeen188233.En1902,lesélèvesmontentLePaterde

FrançoisCoppée(1842-1884),luiaussiacadémicien,dontletexteinspireaussiune

séancesurlepardonen1910.Cedrameenunacteetenvers,animé,selonson

auteur«parunsentimenttrèshumainetlamoraleévangélique»34,sedéroule

durantlesjournéesdemai1871cequiluivalud’êtreinterditparlacensuredela

troisièmeRépublique35.LuàParis,LePateraétéjouéàBruxelles,Londres,Genève

etàBeyrouthdanslecollègedesjésuitesquinepouvaientquesesentirprochesde

cepoèteparnassien,éluàl’Académiefrançaiseen1884,anti-dreyfusardnotoireet

membrefondateurdelaliguedelapatriefrançaise.Plussurprenantpeutparaîtrele

recoursàVictorHugo,dontlesélèvesontempruntésauxBurgraveslesdialogues

31 AFSI RPO 47, Séances,Pro Hostia, au R.P. Louis Galtier, à l’occasion de ses derniers vœux,Tharsiciusmartyr,mystèreensixtableauxparlesPPCharmotetdelaMessuzière,1erfévrier1914.32AFSIRPO62,Fêtes,Proclamationdurésultatdesexamens,séancedramatique,Agapit,martyrdequinze ans, 29 juillet 1879; Le martyre de Saint Agapit, drame en trois actes avec chœurs etorchestres, ledimanche3mars1889; Inqirâddawulatal-makâbiyyin,ruwâyahmafjuhahtârikhiriaahdhât khamsat fusûl, hadatha fî bayrût ârba‘a sinîn qabla al-mesîh, (Les derniers des Maccabées,tragédie en cinq actes, dimanche 4 mai 1884), la traduction française est moins précise que laprésentationenarabequiindique:récitdramatiqueethistoriquequis’estdérouléàBeyrouthquatreansavantleMessie.33AFSIRPO62,Fêtes,Séancedramatique,Le filsdeRoland,par levicomteHenrideBornier,21février1882.34FrançoisCoppée,LePater,drameunacte,envers,Paris,AlphonseLemerreéditeur,1890,30pages.LettredeFrançoisCoppéeàmonsieurFrancisMagnard,directeurduFigaro,Paris19décembre1889,LePater,p.10-11.LaPatermetenscènemademoiselleRosedontlefrère,abbé,aétéfusilléparlesCommunards.D’abordassoifféedevengeance,Roseserangebientôtàdespenséespluschrétiennes,acceptedepardonnerauxbourreauxdesonfrèrechérietdonnel’asileàunfédéréqu’ellesauvedesmainsdesVersaillais.35FrançoisCoppée,LePater,drameunacte,envers,Paris,AlphonseLemerreéditeur,1890,30pages.JosetteParrain,«Censure,théâtreetCommune(1871-1914)»,Lemouvementsocial,n°79(juin1972),327-342,p.337.

Page 9: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

d’uneséancesurl’hospitalité.Encores’agit-ild’unepiècede1843quimetenscène

desprincesetdeshommesd’armesdontilsn’utilisèrentvraisemblablementqu’un

passageàlafindelapremièrepartie:«Donc,jeunesgens,sifiersd’êtrepuissants

etforts/Songezauxvieux;etvousvieillards,songezauxmorts!/Soyez

hospitalierssurtout!C’estlaloidouce/Quandonchasseunpassantsait-onquil’on

repousse?»36Lesjésuitespuisentenfindanslalittératureenfantine:Monpetit

Trott,bestsellerd’AndréLichtenbergerpubliéen1898leurfournitl’argumentd’une

séancesurl’aumôneen191037.

Lesélèvesselivrentaussiàdesperformancesplusscolairesdanslecadredes

«académies»etautres«séances»,sortedejoutesoratoiresoùdesjeunesgens

choisisrivalisentd’éloquencesouventendifférenteslangues.Ilsperpétuentainsila

traditiondesacadémies,définiesparleRatioStudiorumcomme«uneréunionde

gensstudieux,choisisparmitouslesétudiants,rassembléssouslaprésidenced’un

préfetprisparmilesNôtres,etsedonnantpourfindepratiquercertainsexercices

particuliers,relevantdesétudes»38,maisl’académiesertaussiàdésignerlaséance

d’exercicespubliquesoùalternent(dumoinsàl’UniversitéSaint-Joseph)

compliments,narrations,dialogues,poèmes,églogues,récits,élégies…etdes

morceauxdemusique.Souventplusmodestes,leurstructureestdifférentedecelle

desreprésentationsdramatiquesproprementdites:pointdepersonnagesà

incarner,delieuàfigurer,oud’époqueàreprésenter.Ellesneformentpasuntout

organiquecommelespiècesdethéâtre,maisilarrivequ’unfilrougerelieentreeux

touslestextesdéclamés,etqu’àdéfautd’unevéritableintrigue,ilsnarrrentaussiune

histoireoudéfendentunpointdevue.

Pourlesélèves,cesdifférentsexercicesconstituentautantd’entraînement:ils’agit

36VictorHugo,lesBurgraves,1843,http://www.ebooksgratuits.com37 André Lichtenberger,Mon petit Trott, Paris, Librairie Plon, 1898. En particulier le chapitre VIII,intituléLePetitpauvre,p.95-115.38RatioStudiorum,planraisonnéetinstitutiondesétudesdanslaCompagniedeJésus,Paris:Belin1997,214.

Page 10: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

deseformerenfaisantparsoi-même39.Danslesdeuxcas,«on«montre»quelque

choseensemble,onsel’approprie,onleréaliseensemble».CommelenoteJean-

YvesCalvez,lethéâtreconstitueune«remarquablepraxiscollective»,un«moyen

éducatifpuissant.»40.Pourlesélèves,cesonttoutautantdesoccasionsdebriller

devantleursmaîtres,leurscondisciplesouleursparents,enparticulierparleur

maîtrisededifférenteslangues,lefrançaisetl’arabed’abord,quisontlesdeux

languesemployéespourlespiècesdethéâtre,maisaussilelatin,legrec,l’italienou

lecopte,touteslanguesenseignéesàl’université.Cesséancesoffrentenfinune

façonplaisanted’apprendre:«ondoitproposeretvarierlesexercices,quitouten

étatutiles,sontaussiagréablesetbeaux,enjointleratio,afind’inciterl’espritdes

académiciensautravailparleplaisirqu’ilsytrouveront»41.Exercices,àlafois

individueletcollectifs,émulation,plaisird’apprendre,telssontlespiliersdela

pédagogieparlethéâtredéfinieparlesjésuitesetpratiquéeàl’UniversitéSaint-

JosephdeBeyrouth.Lesauteurscitésetlessujetsabordésnesontpaslaissésau

hasard,maisaucontrairesoigneusementchoisis:«L’argumentdestragédiesetdes

comédies–quinedoiventpasêtrequelatinesettrèsrares–serasacréetpieux;il

n’yauraaucunintermèdesinonlatinetdécent;aucunpersonnagenivêtement

fémininn’yseraintroduit»,préciseleratiostudiorumquin’estdoncpasappliqué

danstoutesarigueur,puisquelesjésuitesontrenoncéaulatinetmettentenscène

quelquesrarespersonnagesféminins(Jeanned’Arcen1910).Maissurlaquestion

del’argument,«fidèleetpieux»,lesjésuitesdelanouvelleCompagniene

transigentpas42.Etablissementcatholique,l’UniversitéSaint-Josephmetd’aborden

scènedessujetsreligieux.

2.Combattreetmourirpourlafoi.

39Jean-YvesCalvez,«Le«Ratio»,chartedelapédagogiedesjésuites»,Etudes3953(septembre2001),207-218,p.210.40Jean-YvesCalvez,«Le«Ratio»,p.210.41RatioStudiorum,215.42RatioStudiorum,93.

Page 11: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

Lesprincipauxrécits(narrésàtraversdespiècesoudesacadémies)plongentdans

unpassélointain,antiqueoumédiéval.Cerecoursàlagrandehistoireconfèreaux

événementsrelatésunsurplusderéalitéetdevéracitéquilesrendencoreplusà

mêmesd’impressionnerlesélèves.Simultanément,l’éloignementdansletempset

dansl’espaceautorisedesarrangementsquelesauteursnerépugnentpasàfaire

dumomentqu’ilsserventleurobjectif:édifierleursélèves.HenriTricardnes’en

cachepasàproposdeVitus(LeLissanglant):«Ledrameentiers’appuiesurune

basehistorique.Desfaitsquilecomposent,parunseulquenesoitvraienlui-même,

oudontlavraisemblancenesefondesurd’autresévénementscontemporains.Nous

avonsrapprochéquelquesdates,idéalisélepersonnagerépugnantdeGalère,enfin

jetéVitusdanslagrandeluttequis’engageàNicomédiepourlasignaturedesloisde

persécution»43.DansLedernierdesMacchabées,jouéeen1884,l’auteur

(anonyme)admetquelaprésencedu«saintvieillardSiméon,d’AnneetdeCaïphe,

dePilatecommetribunàBeyrouth,ainsiquecelled’HérodeAntipas,autrefils

d’Hérode,sontdesfaitsvraisemblablesbienquedepureinvention».Pourse

justifier,ilinvoquesonsoucide«donnerparlàplusd’éclatausujetetmieuxmontrer

lerapportavecl’avènementfuturduMessie»44.Situerl’actiondanslepassédonne

aussiàl’auteurlapossibilitéd’écriredanslalanguechâtiéequ’ilveuttransmettreaux

élèves.Al’inverse,GarciaMoreno,dramecontemporain45:«afaitcommettreà

l’auteurplusd’unversprosaïque,dansl’expressiondecertainsdétailsmatérielsde

laviepubliqueouprivée.».Cedernieresttoutprêtàlereconnaître:«Quandil

s’agitd’undramedontl’actionsepasseàuneépoquelointaine,aumoyen-âgepar

exemple,onpeutornerjusqu’àcesdétails;maisenretraçantdesscènesquise

passaientilyatreizeanschezunpeuplecivilisé,ceseraitcherpayéuneélégance

43 Henri Tricard, Sj, Le lis sanglant, drame en quatre actes, en vers, Paris Retaux-Bray, libraireéditeur,1887,165pages.(p.6)44AFSI,RPO62,Fêtes,LedernierdesMachabées,noticehistorique,1884.45Lehéros,néàGuayaquilen1821doits’exileretséjourneenFrance.DeretouràQuito,ilprendlatêtedumouvementcatholiqueetestéluPrésidentdelaRépublique.Il luttecontrelesfranc-maçonset leurs«complots»aveclesoutiendePieIX,rééluenaoût1875, il«tombasouslepoignarddesfrancs-maçonsens’écriant:«Dieunemeurtpas!»».AFSI,RPO62,Fêtes,GarciaMoreno,drameentroisactesetenvers.

Page 12: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

banalequedel’acheterauprixdelavraisemblance.»46.Lesexplicationsdecet

auteurtraduisentbienlesoucidespédagoguesjésuitesduXIXesiècle:lesvaleurs

moralesnes’enseignentbienquedansunelangueparfaitementmaîtrisée.

Avecl’AntiquitéetleMoyen-Âge,lesjésuitesrenouentavecunpasséglorieuxpour

l’Égliseetlachrétienté:celuidelanaissanceduchristianisme(delapériodequi

précèdeimmédiatementsonavènementauxgrandespersécutions)etdoncde

l’Égliseprimitiveauxquelsilsseveulentirréductiblementfidèles.Celuiaussid’une

époquebénieoùroisetchevaliersétaientsoumisaubonvouloirdel’Église,

autrementditdesesclercs,évêques,prêtresetreligieux.L’époquedelaRéformeet

delaRévolutionfrançaise,sidouloureusepourlÉgliseetlaCompagnie,est

renvoyéeauxoubliettesdel’histoire.Quandlesséancestraitentdesujets

contemporains,c’estpourmettreenlumièrelescombatsquemènentl’Églisecontre

desforcesviolentesouobscures(lescommunards,lafranc-maçonnerie)47.

Decepasséquellesfiguresretiennentlesjésuites?Aupremierchefdesmartyrsou

des combattants pour la foi: Agapit, Vitus, Maurice, Etienne, Anastase, Jeanne

d’Arc, Tharcisius, Garcia Moreno, morts pour leur foi. De qui est-on martyr? De

l’empire romain: c’est lecasdeTharsiciusd‘Agapit,deMaurice,etdeVitus;plus

rarement des juifs, comme pour Etienne, et plus récemment des Anglais (Jeanne

d’Arc), des communards (Le Pater) ou de la Franc-maçonnerie (Garcia Moreno).

Jamais de l’islam, absent des drames antiques et lointain arrière-plan des pièces

médiévales. La plupart de cesmartyrs sont des hommes, plusieurs vivent dans la

fleur de la jeunesse. Agapit est martyr «de quinze ans», Vitus, est dit «leLis

sanglant», fleurblanchede la«lavertuquis’ignore»etde l’enfant innocent,qui

serait«Encorplusravissant»s’ilétait«empourprédesang»48.Lesélèves,quiont

46 Henri Tricard sj, Garcia Moreno, drame en cinq actes et en vers, Paris Retaux-Bray, LibraireEditeur,1889,p.6.47ChristianAmalvi,«LégendesscolairesduMoyen-ÂgeauXIXesiècle»in:LafabriqueduMoyen-ÂgeauXIXesiècle:ReprésentationsduMoyen-ÂgedanslacultureetlalittératurefrançaiseauXIXesiècle,SimoneBernard-Griffiths,PierreGlaudes,BertrandVibertetOdileParsis-Barubéeds,Paris:Champion,2006,57-69.48HenriTircardsj,Vitus,(lelissanglant),Paris,Retaux-Bray,libraire-éditeur,1890,p.VIII.

Page 13: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

lemêmeâge,sontinvitésàpartagersonidéal:«vivrepur,mourirjeuneetparédu

martyre!»49. Le martyre consommé, séances dramatiques et académies hésite

entrelavengeanceetlepardon.«Jevaismourir»annonceSaintAnastasedevant

lesPerses,«maisbientôtlatrompetteannoncerapartoutvotredéfaite,et leChrist,

aujourd’huiparmamortoutragé,demainseravengé»50.DemêmeSaint-Etiennese

vengeavantdetriompher.D’autrestextessuggèrentquelemartyrepardonneàson

bourreau et invite ses proches à faire de même. Ainsi l’héroïne du Pater, Rose,

renonce à sa vengeance pour pardonner auxmeurtriers de son frère et cache un

communardpoursuiviparlapolice.

Auxcôtésdesmartyrs,empereurs(Héraclius,Charlemagne),roi(AlfredleGrand)et

preuxchevaliers(Roland),formentunsecondgroupedehéros,souventplusâgés,

quiexaltentd’autresvertus:lecourageaucombat,lapiétéfiliale(danslefilsde

Roland)51etlamiséricorde(dansAlfredleGrand)52.Rois,empereurs,hommes

d’armes,martyrsparfois,combattentpourleurfoi,desSaxons(Charlemagne),des

Danois(AlfredleGrand),desPerses(Heraclius),desAnglais(Jeanned’Arc),mais

nondesmusulmans,avantageusementabsentsdel’AntiquitéetduMoyen-Âge

européen.LacroisadeapparaîtpourtantdansLefilsdeRoland,quandAmauryet

sonpèreGanelondécident,àlafindelapièce,departirenOrient«pourchercherla

mortencombattantpourDieu».Ainsi,Amauryrachèteetexpielaféloniedeson

père.EtsamortenTerreSainteauservicedelafoiachèverasarédemption.

49TircardHenrisj,Vitus,(lelissanglant),Paris,Retaux-Bray,libraire-éditeur,1890,p.VIII.50AFSI,RPO62,Fêtes,Héracliusoul’exaltationdelaSainteCroix,tragédieencinqactesetenversavecchœursparleP.Marie-MarcelChopin,delaCompagniedeJésus,professeursdebelleslettresàl’Université,lemardi26février1884.51Ganelons’estretiréetvitcachésouslenomd’Amaury.Sonfilsmontresabravoureetsagrandeurd’âmeensauvantlefilsdeRolanddesSaxons,maisundesSaxonslereconnaît.UnsarrasinvientsanscesseprovoquerCharlemagne: il remettraDurandal (l’épéedeRoland)àceluiqui levaincra.Personnen’estcapablederelever ledéfi,sauf lefilsd’Amauryquigagnel’épéefameuse.Maissonpèreest reconnu (par leSaxon): le fils refuse l’honneurque veut lui faireCharlemagneet part enPalestine.AFSIRPO62,Fêtes,LefilsdeRoland,1882.52 La pièce célèbre un «grand roi», qui combat ses ennemis et pardonne à celui qui se repend«Voussauvez lepaysdansuncombatvainqueur, /Et leChristhumbleetdoux triompheenvotrecœur./Frères,louangeàDieupoursamiséricorde!/Avosmâlesefforts,quellepalmeilaccorde,/quelspectaclesublimeiloffreànotrefoi:/ungrandpeuplequinaîtsouslesmainsd’ungrandRoi!HenriTricardsj,Alfredlegrand,160.

Page 14: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

Surtouteslesséances,oupresque,planel’ombredelamort.Maiscettemortau

nomdelafoiestloind’êtretriste:«Omesamislamortestunefêtequelleque

cruellequ’onl’apprêtequandondoitmourirpourJésus»s’exclameAgapitavantde

rendrel’âme53.LamortpourDieuravitl’âme,elleannonceletriomphedumartyr,

assuresonSalutetluiconfèrelagloire:«Nousvoulonsmourirpourlafoi,ouvrez-

vousportedelagloire»chanteleChœurdansAgapit.Lamusiqueestsouventmise

àcontributionpourquecettemortaunomdelafoinesombrejamaisdansla

tristesse.DansJeanned’Arc,lamarchefunèbre(C.Gounod)estimmédiatement

suivied’unemarchehéroïque(Th.Dubois)quisuggèrel’apothéosefinale54.

Lamiseenscènedecesmartyrs,saintsouhérosillustrelaquêtedesgrands

hommesquisaisitl’éliteculturellearabeàlafinduXIXesiècle.Maiscontrairementà

JirjisZaydanouFaresAntûn,lesjésuitesnefontaucuneréférenceaupasséarabe

(seulelafigured’AbdelKaderestmentionnée)oumusulmandelarégion55.Leurs

hérossontexaltéspourleursvaleursreligieuses:lafoisignifiefidélitéetobéissance

auxcommandementsdel’Égliseetauxclercsquilestransmettent.

Cettefoiquelesélèvessontappelésàproclamerjusqu’aumartyreestcelled’un

catholicismeultramontain.LaViergeyestàl’honneuràtraverslescommémorations

en1884eten1904destrenteanspuisdescinquanteansdelaproclamationdu

dogmedel’immaculéeconception.En1884,lesélèvesrendenthommageàla

«reineconçuesanspéché»,«uniquebeautéparfaiteetsanstâche»56.En1886,ils

célèbrentMarie,patronnedelajeunesse57.Plusambitieuse,laséancede1904

évoquelaviedelaViergeentroistemps,lepassé,leprésentetl’aveniretpropose,

entreautres,unrécithistoriquesurlepèlerinageàLourdes,desapparitionsaux

53AFSI,RPO62,fêtes,LemartyredeSaintAgapit,1889.54AFSI,RPO,62, fêtes, 1904-1957,Jeanned’Arc, scèneshistoriquesen5actesavec tableauxetChœurs,Dimanche8mai1910à3h,fêteduP.Recteur.55Anne-LaureDupont,«Legrandhomme,figuredela«Renaissance»arabe,in:SaintsetHérosduMoyen-Orientcontemporain,CatherineMayeur-Jaouened,Paris:MaisonneuveetLarose,2002,47-73.56AFSI,RPO62,fêtes,AMarieimmaculée,hommagedetouteslescongrégations,8décembre1884.57AFSI,RPO62,fêtes,Marie,patronnedelajeunesse,5juillet1886.

Page 15: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

stationsdesmaladesdevantlagrotte58.AuxcôtésdelaViergeMarie,lePape,

«pontife-roi»faitpartiedesfiguresévoquéesàplusieursreprises.En1888,les

élèvesrendenthommageàLéonXIII,dontilsrappellentquelquesépisodesdelavie

eninsistantsursesliensavecl’Orient59.En1879,c’estsonprédécesseur,PieIX,

«docteurinfaillible»quiavaitétéàl’honneur,lorsd’uneacadémielittérairedonnée

àl’occasiondesoncinquantièmeanniversaireépiscopal:lestextes,enarabe,en

français,enitalienetenlatintissentsavieetcelledeSaintPierre«fondementde

l’EglisedeJ.-C.vivantenPieIX»60.L’Egliseàl’honneurestdonccelleduXIXe

siècle,héritièrefidèledel’Égliseprimitive.C’estaussiuneinstitutioncléricalecomme

vientlerappelerlaséanceofferteauxséminaristesàl’occasiondeleurpremière

messeen1889quiinsistesurla«grandeur»etla«puissance»duprêtre»,placé

«au-dessusdesanges»,avantdeconclureavecunderniermorceauinterprétépar

lechœuretintitulé«Àlalutte!»61.CetteÉgliseestdonccombattante,jusqu’au

martyr.

Plusieursséancesquiretracentdespassagesdel’histoiresainteouexaltentdes

vertusparticulières,s’apparententàdevéritablesleçonsdecatéchisme.Quels

pointsdudogmemettent-ellesenavant?LarédemptiondumondeparleChristen

opposantle«mondeavantlavenuedeJ.C.»bruissantdeschantsdeguerrede

Satanetdesgémissementsdesesclavessyriens,àceluid’après«lavenuede

J.C.»62,ouencorelesailesbriséesdel’âme«sanslafoi»etsesélansvers

l’apostolatetlemartyr«danslafoi»63.Danscesoppositionsbinaires,l’empire

romainsertderepoussoirmêmesilespères,convaincusdeshautesvertusde

58 AFSI, RPO 62, fêtes, L’immaculée conception, Séance offerte par les congréganistes au P.Bouillon,provincialdelaprovincedeLyon,àl’occasionduJubilédelaproclamationdudogmedel’IC59 AFSI, RPO 62, fêtes, Hommage reconnaissant de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth à saSaintetéLéonXIII,1erjanvier1888.60AFSI,RPO62, fêtes,Académie littérairedonnéeà l’occasiondu50èmeanniversaireépiscopaldePieIX,dimanche3juin1877.61 AFSI, RPO 62, fêtes, Le Sacerdoce, séance offerte par les séminaristes à leurs condisciplesdevenusprêtres,dimanche30juin1889.62AFSI,RPO62,fêtes,MiserereetTeDeum,SéanceofferteauR.P.Recteurle31décembre1896.63AFSI,RPO62,fêtes,Levoldel’âme,séanceacadémiqueofferteauP.Recteuràl’occasiondesafête,26avril1902.

Page 16: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

l’enseignementdugrecetdulatin,nepeuventlenoircircomplètement.DansLe

dernierdesMacchabées,ladécadencedel’empireromainrejointcelledeladynastie

juivesdesHasmonéensetannoncelavenueduMessie:«Lesceptreétaitainsi

tombédesmainsdeJuda»,conclutlaprésentationdelascène;«etdèslors,selon

laprophétiedeJacob,lemessienepouvaittarderdevenir»64.Beaucoupde

séancess’achèventsurletriomphedelavraiefoietdel’Egliseromainequienestla

gardienne.

Leshérosensontsoigneusementchoisis.Souventdenobleextraction,ilssontparés

detouteslesvertus:ardentsdéfenseurdelafoi,ilssontàlafoiscourageux,

cultivés,intelligentsetbons.Issusdebonnefamille,ilspratiquent,àl’exempledu

PetitTrott,unecharitébienordonnée.Leurjeuneâgelesmetdavantageàlaportée

desélèves:c’estsurtoutvraipourlesmartyres,moinspourleshommesdepouvoir

quidessinentplutôtunidéalpourl’âgeadulte.Soucieuxdeformeruneélite,les

jésuitesmettentenscènedesdirigeantsmusparleursconvictionsreligieuseset

soumisàlavolontédivine.

3.Eduquerdesenfants,desgarçonsetdesélèves.

Autantquelacroix,étendardd’uneÉglisecombattante,lesséanceschantent«le

divinenfantdelacrèche»,lefilsdeMarie,etlenouveaunédelaSainteFamilleque

protègel’archangeGabriel65.Au31décembrepourlesvœuxauP.Recteur,les

chantsdeNoël(Entrelebœufetl’ânegris,Legrandamiviendra(Botrel),Berceuse

delacrèche(C.Franck),PetitJésusdeBethléem(G.Doret))66oulesévocationsde

lacrèchedessinentuntableauplusenfantin,plusruraletplusdouxoùtrônel’enfant

Jésus.Maismêmedanscecasl’Églisecombattantereprendparfoisl’avantage.

Ainsilaséanceintitulée«Ledivinenfantdelacrèche»s’achève-t-elleparunchant64AFSI,RPO62,fêtes,LedernierdesMachabées,noticehistorique,1884.65AFSI,RPO62,fêtes,Ledivinenfantetlacrèche,académiedelittératurearabe,31décembre1888.L’archangeSaintGabriel,séanceofferteauP.Recteuràl’occasiondesafête,29avril1894.66Interprétéesle31/12/1910,àl’occasiondesvœuxauP.Recteur.AFSI,RPO62,Fêtes,Charité,auR.P.Recteur,àl’occasiondesvœuxdeBonneAnnée,31décembre1910.

Page 17: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

intitulé«L’enfantdurégiment»67.Lesfleurssontaussiassociéesàl’enfanceetau

martyr,commedansledialogue«L’enfantetlarose»,oùlarose,pourtantvouéeà

périr,exprimesaconfianceendieu:«LeDieuquinousdonnelavie,Nelaisse

jamaissanssoutien.Heureuxenluiquiseconfie!Ilnemanquejamaisderien68.»

Cestextesunpeumièvresalternentavecd’autresdéclaméssuruntonbeaucoup

plusmartial,quiglorifientlemartyravecforcefanfare.Peut-êtrefaut-ilvoirunreflet

deladiversitédel’âgedesélèves,desenfantsencorepetits,dontl’innocenceetla

fragilitérappellentcelledesfleurs(larose,lelissanglant),àdesjeunesgensplus

virilsdontonchercheàcanaliserl’ardeurauservicedescombatsdel’Église?

Universitéoblige,plusieursséancesévoquent laviedesélèves: ladistributiondes

prixoulesvacances,notammentàl’occasiondescérémoniesquimarquentlafinde

l’annéescolaire:«Quiaimelepluslesvacances?»S’interroge-t-onen1880,avant

depoursuivreavec«unescèneoriginaleàtoutevapeuravecrefraindemirlitons»

intitulée «Le chemin de fer», dont les voies n’atteignent pas encore Beyrouth à

l’époque69.Mais les thèmes religieuxnesont jamais loinet ilarrivequ’uneséance

commence sur un ton léger pour s’achever sur des considérations plus sérieuses.

C’estlecasen1908,avecune«académie»offerteenl’honneurduP.Provincialà

l’occasiondesavisite. Intitulée«Sur les routes»,elleévoquesuccessivement les

«touristes» (quiempruntent,cette fois, la ligneBeyrouth-Damas), lesconquérants

(des conquistadors aux rapides du Yang Tse où s’écrit une «page d’épopée

coloniale»),puislesapôtres(duChristenGaliléeaumissionnairequifaitsesadieux

à sa mère)70. Ces petits spectacles peuvent aussi servir à justifier les choix

pédagogiques du collège. En 1885, l’académie de grammaire intitulée

«l’enseignement du français» porte successivement sur l’étude de la grammaire,

67AFSI,RPO62,fêtes,Ledivinenfantetlacrèche,académiedelittératurearabe,1888.68NosPremières fleurs,académiede littérature, séanceofferteauR.P.Tardy,nouveau recteurdel’Université,31/12/1884.69AFSI,RPO62,fêtes,Distributionsolennelledesprix,lundi1eraoût1881.70 AFSI, RPO 62, fêtes,Le divin enfant et la crèche, académie de littérature arabe, 1888.Sur lesRoutes,académieofferteauR.P.Chauvin,provincialdeLyon,àl’occasiondesavisite,8novembre1908.

Page 18: Martyrs de la foi catholique, combattants de l'Eglise

l’étude du latin et celle du grec71. L’objectif, en est souligné par une citation de

Lafontainequifigureenexergueduprogramme:«c’estfauted’admirerlesGrecset

lesRomainsqu’ons’égareenvoulanttenird’autreschemins».Ils’agitdevaloriserle

cours«classique»quinerencontrepas,auxyeuxdespères,lesuccèsqu’ilmérite.

Beaucoup de séances, polyglottes, mettent en lumière, de façon plus indirecte,

l’enseignement classique dispensé au collège. Le français est à l’honneur, ce qui

témoigne, làencored’uneadaptationduRatio studiorum (qui privilégie le latin)au

contextedelamission.Lelatinetlegrecviennentaprèsl’arabe,priséàl’Université.

On aurait pu s’attendre à ce que le français soit davantage mis en avant par un

établissementquis’enorgueillit,à juste titre,deses liensavec laFrance.De façon

générale,lestextesjouésoudéclamésnelesévoquentpasexplicitement.Nuldoute

quelespèressaventrecevoir leconsuldeFrance, luiqui leshonorerégulièrement

de sa présence72, mais l’accent est davantage mis sur l’éducation religieuse. En

1888,àproposdupape,lesélèvesracontentle«dramed’Anagni»undesépisodes

célèbres des relations exécrables qu’entretenaient la France et la papauté sous

PhilippeleBel.L’annéeprécédente,ladédicace«AlaFrance»estenfaitletitre

d’une«séancepolyglotte»donnéeenl’honneurdel’abbéCharmetant,directeurde

l’Œuvre des Écoles d’Orient où se succèdent des textes en latin, syriaque, copte,

grec ancien et moderne, italien, arabe et français73. Les diaires de l’Université

indiquent que les pièces en arabe alternent avec celles en français, parfois à

quelquesjoursd’intervalle.ActeursdelaNahda,lesjésuitesontvolontiersrecoursà

des traduction: ainsi en janvier 1884, «les imprimeurs ont représenté Agapit

tragédieen4actestraduiteenarabepar leF.Elias.Elleaparfaitementréussi74.»

71AFSI,RPO62, fêtes,Académiedegrammaire, l’enseignementdu français, séanceofferteauP.Recteuràl’occasiondesafête,1erjuin1885.72En1902,elleestsignaléesur leprogramme:FêteduR.P.Recteur,sous laprésidencedeM. lecomptedeSercey,consulgénéraldeFrance,27/04/1902.73 AFSI,RPO62, fêtes,A la France, le séminaire oriental deSaint-FrançoisXavier reconnaissant,Séancepolyglotteofferteàl’abbéCharmetant.Directeurdel’œuvredesécolesd’Orient,dimanche30janvier1887.74ALSI,Diairedel’Université,23/2/1884.

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Contrairement à ce que pourrait laisser croire un nationalisme étroit dont les

missionnaires seraient les promoteurs, l’Université Saint-Joseph valorise le

plurilinguisme. On peut y voir un héritage de la pédagogie jésuite (où le français

s’effaçait devant le grec et le latin), et une nécessaire adaptation aux conditions

locales (qui imposent l’emploi l’arabe): quoiqu’il en soit, pour les jésuites de

Beyrouth,éduquer,c’estenseignerplusieurslangues.

Leursélèvessontdesgarçonsetlaplupartdespersonnagesmisenscèneou

mentionnésappartiennent,commeeux,àlagentmasculine.Outredejeunes

martyrs,desempereursoudesroiscombattant,cesontdeschevaliers,dessoldats

ouencoredeshommesdereligion(pape,évêques,saints,prêtres,missionnaires)

commesil’avenirdecesjeunesgensseréduisaientàcettealternative:l’arméeou

lacléricature,laguerreoulesacerdoce,breflecombatmilitaireetspirituelpourla

foi.

Danscetuniversmasculin,lesfiguresfémininessontpeunombreuses.Onen

chercheenvaindanslespiècesdethéâtreproprementdites:lesincarnerauraitde

toutefaçonposéd’épineuxproblèmesàdesacteursrecrutésparmilesélèvesoules

professeursdel’établissement.Letravestissement,inhérentauthéâtre,nesaurait

franchircertaineslimitesimposéesparlabienséanceetlamoralité,cequioblige

parfoisdeprendresesaisesaveclestextesquel’onmetenscène.AinsiLepardon

inspiréduPaterdeFrançoisCoppéenereprésentepasRose(pourtantlasœurdu

curérestéevieillefille)maislecurélui-même,plusfacileàincarner.Lapièced’Henri

deBornierperdaussisonhéroïneéponyme,lafilledeRolanddontlesamours

(impossiblesdonctragiques)avecGérald,lefilsdeGanelonconstituentlatramede

l’original:letitreestportéaumasculinetBerthe,lafilledeRolanddevientRoger,le

fils.Plusd’amouréploréentreelleetGérald,maisuneamitiévirileentrelesdeux

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protagonistesmasculins75.SeuleJeanned’Arcfaitexception:encores’agit-ild’une

figurefémininetrèsvirileetconstammentaccompagnéedepersonnagesmasculins

(roi,paysans,soldats,clercsgeôliers…).Lafemmeparexcellence,c’estMarie,qui

faitl’objetd’unvéritableculte.Dansunedesséancesquiluiestconsacrée,les

élèvesfontaussileportraitdeJudithetd’Esther,deuxfiguresbibliquesrenommées

pouravoirsauvéleurpeuple.EnportantleMessie,laViergeMariefaitdemêmeà

l’échelledel’humanité.Atraverselle,lafemmeestd’abordmère,jamaisépouse.

Surl’imagequiillustrelaséanceconsacréeaucinquantenairedelaproclamationdu

dogmedel’immaculéeconception,saféminitéestdissimuléesousunample

manteau.Lamère,c’estaussicelledumissionnaireàlaquellecedernierfaitses

adieuxavantdepartir«surlesroutes»76.Al’imagedelaViergeMarie,lamère

accepteledestindesonfilsdû-t-illaquitter(lemissionnaire)ou…mourir,commeles

«captifslibanais»prisonniersdePersesquiproclament«N’oublionspaslesleçons

denosmères;/Pournotrefoisoyonsprêtsàlamort.»Lafemmeinstrumentde

perversiondel’hommefaitcependantuneapparitionaveclafiguredeSalomé,sœur

d’Hérode.Femmemanipulatrice,elleconspirepourconvaincresonfrèredemettreà

mortsespropresfils,AristobuleetAlexandre,«lesderniersdesMacchabées»77.

4.L’OrientetleLiban

Danscesdifférentstextes,lesallusionsàl’actualitépolitiqueetauProche-Orient

sontrares.Uneséancecomportebienune«paged’épopéecoloniale»maiselle

traitedela…Chine;uneautremetenscèneGarciaMorenoprésidentassassiné

75Ganelon,quiatrahiRolandàRoncevaux,s’estretiréetvitcachésouslenomd’Amaury.SonfilsGéraldmontresabravoureetsagrandeurd’âmeensauvantlefilsdeRolanddesSaxons,maisl’und’entre eux, prisonnier, le reconnaît. Un sarrasin vient sans cesse provoquer Charlemagne: ilremettraDurandal(épéedeRoland)àceluiquilevaincra.Personnen’estcapabledereleverledéfi,sauflefilsd’Amauryquigagnel’épéefameuse.MaisGanelonestreconnu(parlesaxon):lefilsexpieaussi pour son père et part avec lui en Palestine. AFSI, RPO 62, Fêtes,Le fils deRoland, noticehistorique.76AFSI,RPO62,SurlesRoutes,1908.77AFSI,RPO62,LesderniersdesMaccabées,1884.

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au…Pérou,trèsloindeBeyrouth78.Defaçongénérale,cesdifférentsilestdifficilede

voirdanscesprogrammesdesallusionsàconsidérationspolitiques.L’empire

ottomann’estjamaismentionnéentantqueteletlesmusulmansbrillentparleur

absence.Cettesituationrésulteenpartieduchoixdestextes,souventempruntés

auxcollègesfrançaisdelaCompagniedeJésus.Lesdiscourscomposésdansle

cadredesacadémiesoulespiècesrédigéesparlespèresdel’Université(commele

P.Marie-MarcelChopinen1883et1884)offrentdavantagedelibertémiseàprofit

pourévoquerl’Orient,Jérusalem,LeLibanetDamas.Jérusalemapparaîtàtravers

sonévêque,Hyménée,quiauraitencouragélaconversiondeMaurice.Dans

Héraclius,lavillesainteestreprésentéeparsonpatriarchequiexcitelepeupleau

combat.Lieudelaconversionetthéâtreducombatpourlarédemption(Roland),

Jérusalemvoitaussilamarchetriomphaledesarméesd’Héraclius:«Autemplede

Sion,tousallonssansretard,Auxchantsdenosjoyeuxcantiques,Arborersousnos

saintsportiques,Notreglorieuxétendard»,chantelechœuràlafindelapièce.Le

Libanapparaîtaussidanslapièceavecdescaptifsprêtsaumartyr:«LePersan

veutnousmêleràsesfêtes:/devantsonDieunouscourber!Non,jamais!/Non,il

feraplutôttombernostêtes/quedeflétrirnosfrontsdeLibanais!»79.SaintMaroun

faitpartiedespersonnagesdelapiècemaisleprogrammenedonnepasd’indication

sursonrôle.Faut-ilvoirdansl’empireperseunetranspositiondel’empireottoman

auquelrésisteraientdevaillantsLibanais?Lacomparaisonesttentante,mais

l’empirepersedel’Antiquitén’estpasmusulman.Cequiestclairenrevanche,c’est

quelesLibanaissontchrétiensdepuisl’Antiquitéetprêtsausacrificesuprêmepour

resterfidèlesàleurfoi.Uneautreséance,pluslégère,metaussienavantle

caractèrechrétienduLibandontplusieursélèveschantentles«gloiresetles

charmes»en1894.Son«panorama»,son«climat»,sa«fertilité»,sa«faune»et

sa«flore»lerapprochentdu«paradisterrestre»etdela«terrepromise»80.Onle

78AFSI,RPO62,SurlesRoutes,1908etGarciaMoreno,1891.79AFSI,RPO62,Fêtes,Héracliusoul’exaltationdelaSainteCroix,1884.80AFSI,RPO62,Fêtes,GloiresetcharmesduLiban,séanceofferteauR.P.Provincialàl’occasiondesavisite,le11avril1894.

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voit,lesthèmesretenusnetouchentguèreàl’histoirerécenteouàlapolitique,mais

ilsinsèrentleLibandansunespacereligieuxpluslarge.En1887,lorsdelaséance

offerteenl’honneurdudirecteurdel’ŒuvredesÉcolesd’Orient,ilestassociéau

syriaque.Lalanguearabeestemployéepourraconter«unevisiteaufilsd’Abdel

Kader»,musulmanpopulaireauprèsdescatholiquesdepuissonintervention

salvatricelorsdel’été186081.AvecSaint-JeanDamascène,rarefiguredel’Orient

quifaitl’objetd’uneséance,lemondearabeetlesmusulmansfontleurapparition

aveccalifeetvizir.Maisl’académieinsistedavantagesurle«martyr»delafoi:

c’estparcequ’iladéfendu«lessaintesimages»queSaintJeanDamascènedoit

nonpasmourirmaisrenonceraumondepourentreraucouvent.Etcen’estpasdes

musulmansqu’ilreçoitcesattaquesmaisdel’empereurbyzantin.

Grâceàsonthéâtreoùalternentséancesdramatiquesetacadémies,l’Université

Saint-Joseph,sesprofesseursetsesélèvesprennentpartàlanaissanced’un

nouveaugenrelittéraireenOrient,lethéâtre«àl’occidentale».EncettefindeXIXe

siècle,lestextes,leplussouventenvers,alternentavecdeschantsoudes

morceauxdemusique,cequiseralongtempslecasdanslethéâtrearabe.Ilne

s’agitpastoujoursdepiècesproprementdites:lesjésuitesrecourentàdenombreux

exercicesorauxetpublics(séancesouautresacadémies)etleur«théâtre»mêle

longtempsdestextesdenaturesdifférentes.Plusquelacomédieoulafarce,qui

avaientfaitlesgrandesheuresdeGhazir,lesjésuitesdeBeyrouthprivilégientle

drameoulatragédie.Lesauteursclassiquesn’ontcependantpasleurfaveur.Ilsleur

préfèrentdestextesmoinsprestigieuxauxvaleursmoralesplussûres,qu’ils

adaptent,traduisentetmodifientenfonctiondesimpératifsquisontlesleurs,comme

lefontlesauteursdelaNahda.

Nouveauauplanlittéraire,lethéâtrel’estaussisil’onseplacesurleplan

pédagogique.Iltémoignedel’importancequegardentàlafinduXIXesièclela

81 AFSI,RPO62, fêtes,A la France, le séminaire oriental deSaint-FrançoisXavier reconnaissant,Séancepolyglotteofferteàl’abbéCharmetant,1887.

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pratiquedel’oral,ladéclamationetl’éloquence,sipriséesdanslalittératurearabe

classique.Pourlesjésuites,ilnes’agitpasd’uneadaptationauxgoûtsouaux

mœurslocalesmaisdecelleduratiostudiorumquicontinuededicterlesexercicesà

mettreenœuvredansleursétablissements.:Avecsonimprimerieetl’éducation

qu’elledispense,l’UniversitéSaint-Josephestlevecteurd’uneculturedel’écrit.Avec

sonthéâtre,ellevalorisel’oralitécommemoyend’apprendreetfairedecirculerdes

textes.

Tournéesversl’AntiquitéetleMoyen-Âgeeuropéen,autrementditversunmonde

chrétienouenpassedeledevenir,lesséancesdel’UniversitéSaint-Joseph

délimitentunespaceextérieur(etétranger)aumondearabeetmusulmanquiest

pourtantlesien.Decepointdevue,ellesemontrebeaucoupmoinsouvertequeson

rival,leSyrianProtestantCollegequis’inscritplusrésolumentdansunmondearabe

encoreendevenir.Elleapparaîtaussiplusréactionnaireausenspremierduterme,

regardantlepasséplusquetendueversl’avenir.

Îlotchrétien,l’UniversitéSaint-Josephestaussiunespacemasculin:lesélèveset

leursprofesseursappartiennenttousàlagentmasculine.Jusqu’audébutduXXe

siècle,oùsedessineuneouvertureverslesfamilles,lepublicestcomposé

uniquementde«Messieurs»oudeclercs.Devantlui,lesélèvesglorifientdes

qualitésattribuéesauxhommes:lecourage,l’ardeuraucombat,laloyauté.

Quasimentpasdefemmessicen’estdesmères,dontlaViergeMarieoffrele

modèle.Auxenfants,lesjésuitesprêchentl’obéissanceàleursparentset

particulièrementàleursmèresqu’ilsprésententcommeleséducatricespar

excellence:cesontellesquitransmettentlafoi.Lemondedesadultes,celuides

élitesdupouvoiretdelafoi,danslequellesgarçonsdevenushommessontappelés

àévoluerplustard,estquantàluiununiversmasculin,dontlesfemmessont

totalementexclues.

Séancesdramatiquesetacadémiessontauserviced’unprojetéducatif

essentiellementreligieux.Atraversleshéros,lesmartyrs,(parfoissaints),lesroisou

leschevaliersqu’incarnentlesélèves,lesjésuitesexaltentlafidélitéàl’Église

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catholique,l’obéissanceàsonchef,lePape,etplusgénéralementlasoumissionaux

clercs.Dieusauveurettout-puissant,Jésusenfant,Mariemèredetous,telleestla

trinitédel’UniversitéSaint-JosephàlafinduXIXesiècle,fondementd’unefoiqueles

élèvessontappelésàprofesserjusqu’aumartyr.

Quelleapuêtrelapostéritédecesdiscours?Lesmartyrsdel’empireromainétaient

vénérésdanslesÉglisesorientales,maislamortaunomdelafoinefaitpaspartie

desattributdessaintslibanaiscontemporains:SaintCharbeletSaintNa‘amatallah

al-Hardiniincarnentàlaperfectionlemoineorientalsoumisauxrèglesdesonordre.

Aucundesdeuxn’aconnudemortviolentesouslescoupsdumartyre82.Plusquela

mort,c’estenfaitlafidélité(quelemartyreestprêtàassumerjusqu’àlamort)qui

importe.Cettefidélitéfaitpartiedesfondementsdunationalismemaronitequi

s’élaboreàcetteépoque:moinsmortifère,ellen’enestpasmoinsexaltéeetdéfend

avecacharnementl’idéed’unperpétuelattachementdel’Églisemaroniteàl’Église

catholiqueetromaine.

82BernardHeyberger,«SaintCharbelMakhlouf,oulaconsécrationdel’identitémaronite»,inSaintsetHérosduMoyen-Orientcontemporain,p.139-159