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1 M. Mahmoud MOHAMED SALAH Les contradictions du droit mondialisé, Ed. PUF, Collection Droit, économie et société, 2002 Première partie, chapitre 2, section 3 intitulée : « Vers une mise en concurrence généralisée des systèmes juridiques nationaux » ?* 76. Avec l’accélération du processus d’internationalisation des économies, "l’idée d’une mise en concurrence des systèmes de droit paraît désormais admise, tant par ses détracteurs qui dénoncent la course à la déréglementation qu’elle est supposée générer, que par les adeptes du néo-libéralisme qui professent que les vertus du marché et de la compétition valent aussi pour le droit", écrit Yves Dazalay 1 . On entend, en effet, de plus en plus soutenir que le droit et la justice sont « des biens comme les vêtements ou la nourriture et que le raisonnement par lequel on confie au marché le soin de produire ces derniers vaut aussi pour les premiers » 2 . Mieux, le droit étant un bien ou service vital, il n’est pas normal que l’on tolère de lui ce que l’on ne tolérerait pas du jean, en l’abandonnant à une régulation étatique, qui ne peut avoir pour effet, comme «l’exemple des pays de l’Est l’a largement démontré, que la pauvreté, l’uniformité, le rationnement, la mauvaise qualité du produit offert» 3 . Si aucun État ne s’est encore fait officiellement l’écho d’une telle conception du droit, l’intensification de la concurrence entraîne une nouvelle attitude des États à l’égard des règles de droit, désormais appréhendées en elles-mêmes comme des instruments concurrentiels 4 . Il en résulte une tendance générale des législations nationales à s’aligner sur le modèle de droit économique le plus libéral. Tout se passe, en effet, comme si l’intégration d’un État à l’économie mondiale s’accompagnait de la nécessité d’adapter en permanence son droit aux desiderata du marché international, c’est-à-dire à l’engager sur la voie d’une libéralisation continue. Dans ce contexte, la vieille loi de l’imitation, dont le rôle en matière de nivellement des institutions juridiques est connu des comparatistes 5 , trouve dans la mondialisation de la communication un support inégalé. Ce que ni le droit conventionnel (voie classique des traités de droit uniforme qui peuvent concerner aussi bien les règles de conflit de lois que celles du droit matériel) 6 , ni les principes généraux de droit international économiques (censés s’imposer à tous les États) n’ont réussi à accomplir, l’universalisation de l’économie de marché est en train de l’imposer. Désormais à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, un seul * Cette sect. reproduit partiellement l’étude parue à la Revue internationale de droit économique, 2001, n° 3, p. 251-302 sous le titre « La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux: réflexions sur l’ambivalence des rapports du droit et de la mondialisation ». 1 - Y. Dazelay, Des justices du marché au marché international de la justice, Justices, n° 1, 1995, p. 121. 2 - B. Remiche, L’économie de la justice: du monopole d’État à la concurrence?, Justices, n°1, 1995, p. 135-146, spéc. p. 146. 3 - Ibid. 4 - M.-A. Frison-Roche, Protection nationale de l’épargne et concurrence entre places financières, in Banque et droit, n° 41, mai-juin 1995, p. 48. 5 - Rodière, Introduction au droit comparé, Dalloz, 1970, n° 6. 6 - Dont le rôle n’est certes pas négligeable. Voir Hans Van Houtte, La mondialisation substantielle, in La mondialisation du droit, p. 207-236.

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Page 1: M. Mahmoud MOHAMED SALAH Les contradictions …...1 M. Mahmoud MOHAMED SALAH Les contradictions du droit mondialisé, Ed. PUF, Collection Droit, économie et société, 2002 Première

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M. Mahmoud MOHAMED SALAH

Les contradictions du droit mondialisé,

Ed. PUF, Collection Droit, économie et société, 2002

Première partie, chapitre 2, section 3 intitulée : « Vers une mise en

concurrence généralisée des systèmes juridiques nationaux » ?* 76. Avec l’accélération du processus d’internationalisation des économies, "l’idée

d’une mise en concurrence des systèmes de droit paraît désormais admise, tant par ses détracteurs qui dénoncent la course à la déréglementation qu’elle est supposée générer, que par les adeptes du néo-libéralisme qui professent que les vertus du marché et de la compétition valent aussi pour le droit", écrit Yves Dazalay1.

On entend, en effet, de plus en plus soutenir que le droit et la justice sont « des biens comme les vêtements ou la nourriture et que le raisonnement par lequel on confie au marché le soin de produire ces derniers vaut aussi pour les premiers »2. Mieux, le droit étant un bien ou service vital, il n’est pas normal que l’on tolère de lui ce que l’on ne tolérerait pas du jean, en l’abandonnant à une régulation étatique, qui ne peut avoir pour effet, comme «l’exemple des pays de l’Est l’a largement démontré, que la pauvreté, l’uniformité, le rationnement, la mauvaise qualité du produit offert»3.

Si aucun État ne s’est encore fait officiellement l’écho d’une telle conception du droit, l’intensification de la concurrence entraîne une nouvelle attitude des États à l’égard des règles de droit, désormais appréhendées en elles-mêmes comme des instruments concurrentiels4. Il en résulte une tendance générale des législations nationales à s’aligner sur le modèle de droit économique le plus libéral.

Tout se passe, en effet, comme si l’intégration d’un État à l’économie mondiale s’accompagnait de la nécessité d’adapter en permanence son droit aux desiderata du marché international, c’est-à-dire à l’engager sur la voie d’une libéralisation continue.

Dans ce contexte, la vieille loi de l’imitation, dont le rôle en matière de nivellement des institutions juridiques est connu des comparatistes5, trouve dans la mondialisation de la communication un support inégalé. Ce que ni le droit conventionnel (voie classique des traités de droit uniforme qui peuvent concerner aussi bien les règles de conflit de lois que celles du droit matériel)6, ni les principes généraux de droit international économiques (censés s’imposer à tous les États) n’ont réussi à accomplir, l’universalisation de l’économie de marché est en train de l’imposer. Désormais à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, un seul

* Cette sect. reproduit partiellement l’étude parue à la Revue internationale de

droit économique, 2001, n° 3, p. 251-302 sous le titre « La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux: réflexions sur l’ambivalence des rapports du droit et de la mondialisation ».

1- Y. Dazelay, Des justices du marché au marché international de la justice, Justices, n° 1, 1995, p. 121.

2- B. Remiche, L’économie de la justice: du monopole d’État à la concurrence?, Justices, n°1, 1995, p. 135-146, spéc. p. 146.

3- Ibid. 4- M.-A. Frison-Roche, Protection nationale de l’épargne et concurrence entre

places financières, in Banque et droit, n° 41, mai-juin 1995, p. 48. 5- Rodière, Introduction au droit comparé, Dalloz, 1970, n° 6. 6- Dont le rôle n’est certes pas négligeable. Voir Hans Van Houtte, La

mondialisation substantielle, in La mondialisation du droit, p. 207-236.

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modèle de droit économique trouve grâce auprès des législateurs nationaux, celui du droit économique libéral.

77. L’expression droit économique libéral peut certes être contestée dans la mesure où le droit économique a été présenté par l’un des fondateurs de cette discipline comme « l’antithèse du modèle juridique libéral »7. Historiquement, ce droit apparaît, en effet, comme l’enfant illégitime de l’interventionnisme étatique. Il fait son entrée sur la scène juridique au sortir du premier conflit mondial, dans l’Allemagne de Weimar, confrontée à des problèmes de reconstruction et de réorganisation de son économie qui ne pouvaient être résolus par le recours aux instruments juridiques classiques. Il se développera par la suite en France, en Italie et en Belgique, mais toujours comme le produit d’un concubinage forcé du droit et de l’économie et restera associé à l’image d’"une économie administrée, encadrée, voire pilotée"8, à telle enseigne que l’un des auteurs qui avaient contribué à sa promotion, dans les années 1960, y verra dans les années 1980 l’un des obstacles à l’essor du droit des affaires, présenté comme le droit d’un monde d’échanges entre personnes égales9. Pragmatique, plus libéral aussi car historiquement construit autour du marché qui va prendre le relais de façon insidieuse mais profonde10.

La logique qui fonde l’ascension de ce deuxième modèle, d’origine anglo-saxonne, est simple : le triomphe à l’échelle planétaire d’un même système d’organisation de l’économie fondé sur le principe de liberté conduit, fatalement, à une mise en concurrence des droits nationaux qui joue au détriment des réglementations interventionnistes11. Pour être compétitive, une législation nationale devrait dans cette optique offrir les avantages recherchés par les opérateurs économiques, au premier rang desquels se situe la souplesse. Or, en la matière, le droit anglo-saxon fait incontestablement figure de modèle12.

Pour prendre l’exacte mesure de la propagation de ce modèle, dans le cadre de la concurrence des droits nationaux, on verra d’abord comment il a conquis les pays du Nord avant de gagner les pays du Sud. On terminera par une appréciation critique du phénomène.

7- G. Farjat, Droit économique, PUF, 2e éd., 1982, p. 701-716. 8- Cl. Champaud, Le droit des affaires, PUF, coll. « Que sais-je? ». 9- Ibid. L’auteur mancera fortement par la suite ses propos. Voir C. Champaud,

Droit économique comparé et privatisation des économies administratives, Mélanges Loussouarn, p. 119 et s.

10- Voir par ex. L. Cohen-Tanugi qui observe l’existence d’une « certaine convergence des procédures et des règles de fond au niveau international qui correspond à la régulation de l’économie de marché. Il se trouve que ces normes nouvelles nous viennent généralement du monde anglo-saxon, du simple fait que les États-Unis ont expérimenté depuis des décennies une véritable économie de marché régulée par le droit » (in Le droit français s’américanise-t-il, Revue des Deux Mondes, juin 2000, spéc. p. 76).

11- Arlette Martin-Serf, La mondialisation des instruments juridiques, in La

mondialisation du droit, p. 179-205, spéc. p. 179-180 : "Les instruments juridiques subissent ainsi une modélisation ou une standardisation dans la version anglo-saxonne qui est une sorte de sélection naturelle des instruments les plus performants, ces derniers supplantant les autres avant de les éliminer."

12- Ibid.

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§ 1. Les pays du Nord

78. L’exemple du droit financier illustre à merveille la propagation du modèle dans les États du Nord sous la pression des impératifs concurrentiels. On sait que "le domaine financier émerge comme le premier champ réellement mondialisé". La globalisation y est l’expression d’une interdépendance entre les divers marchés qui fait que « tout écart de réglementation entre deux places internationales engendre immédiatement des mouvements de capitaux à la recherche de la meilleure rémunération combinée au risque minimum. Un État qui arrêterait isolément des règles contraignantes se trouverait rapidement privé du flux nourricier »13.

La conséquence en est un alignement des normes nationales sur les normes d’origine anglo-saxonne considérées comme de « valeur internationale »14. Les règles de la City de Londres ont ainsi servi de modèle à plusieurs législateurs nationaux notamment pour la réorganisation des bourses15 ou la réglementation des produits financiers. Une illustration spectaculaire du phénomène est fournie par la matière des produits dérivés16.

On a relevé dans le même ordre d’idée17 que la "modélisation" que le droit boursier français subissait du fait de la "mondialisation des marchés financiers faisait que les innovations françaises en la matière « ne sont le plus souvent que l’importation de produits américains dont la terminologie est importée en même temps: fantoms, shares, stapling (jumelage d’actions), stocks options, squeeze out (pour désigner l’exclusion d’un actionnaire), et tout le vocabulaire guerrier des OPA (raider, whrite knight, défense Pacman, crown, jewels sale, poison pills)»18.

On pourrait aussi évoquer l’émergence et le développement, "par-delà les

13- F. Rachline, art. préc. Voir également D. Martin, Du gage d’actifs scripturaux,

Dalloz Aff., 1996, p. 986 : "La mondialisation, comme on dit, des activités financières et un fait: elle suscite entre les pays développés ou émergeants une concurrence planétaire pour la capitalisation des marchés, la localisation des actifs et le rattachement des opérations. Or, dans ce domaine aux puissants effets de chaînes, tout fait masse."

14- A. Couret, La dimension internationale de la production du droit, in G. Martin et J. Clam (sous la dir. de), Les transformations de la régulation juridique, LGDJ, 1998, p. 197 et s. Aussi M.-A. Frison-Roche, Le cadre juridique de la mondialisation des marchés financiers, Banque et droit, n° 41, mai-juin 1995, p. 46 et s.

15- Voir A. Couret « Le big bang français », Bulletin Joly, 1988, p. 7 et s., qui décrit comment la logique des clubs britanniques a inspiré la loi du 22 janvier 1988, réorganisaient la Bourse de Paris.

16- A. Couret, art. préc., spéc. n° 14 qui souligne à la suite de Patrick Stephan (Pourquoi une nouvelle réforme de la loi du 28 mars 1885 ?, in Bull. Joly.

Bourse et produits financiers, janv.-févr. 1994, p. 5 et s.). Comment la loi française du 31 janvier 1993, est intervenue pour mettre fin à une situation désavantageuse du point des conditions de concurrence pour le système bancaire français.

17- D’autres exemples peuvent être cités comme révélateurs de la réception des produits financiers anglo-saxon dans une optique concurrentielle. Voir la loi française du 2 juillet 1996, transportant la directive européenne sur les services d’investissements. D. Martin, art. préc. in Dalloz Aff., 1996.

18- Arlette Martin-Serf, art. préc., spéc. p. 191.

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frontières des États et les souverainetés étatiques", "des marchés dits « euro » qui ne font l’objet d’aucune réglementation spécifique mais sur lesquels s’est forgée une sorte de coutume internationale qui est bien souvent dérivée d’une loi nationale, au départ la loi de New York19.

Enfin, et sans prétendre à l’exhaustivité, on rappellera le mouvement qui a placé la déontologie au cœur des préoccupations des milieux d’affaires. Importée des États-Unis, l’éthique d’entreprise est devenue un nouveau produit à valeur ajoutée. Les États-Unis ont « inventé le concept de l’éthiquement correct en droit des entreprises et ils fournissent évidemment le modèle adéquat »20. Bien qu’elle déborde aujourd’hui les activités financières proprement dites21, la déontologie22 de facture anglo-saxonne23 à la frontière du droit et du non-droit24 a joué un rôle particulièrement important dans l’autonomisation de l’ordre monétaire et financier25.

Cette attraction du modèle anglo-saxon, jugé plus libéral et plus souple donc plus compétitif, à l’heure où les dispositifs juridiques ont tendance à être conçus et appliqués dans une perspective concurrentielle, gagne progressivement tous les secteurs du droit.

79. Ainsi, et c’est le deuxième exemple, le droit français des sociétés qui a pendant longtemps été influencé par le modèle rhénan commence à s’ouvrir à l’influence anglo-saxonne. A l’origine de cette ouverture, il y a la revendication pressante des milieux d’affaires en faveur de l’assouplissement de ce secteur du droit devenu un véritable maquis. Ces milieux soulignent l’avantage que le droit anglo-saxon du fait de sa souplesse donne à leurs concurrents. Leur revendication a fini par être entendue. Elle l’a, d’abord, été par la jurisprudence qui a accueilli avec bienveillance les formules contractuelles imaginées par les praticiens (protocole d’accord, règlement intérieur, pactes adjoints, pactes d’actionnaires) pour contourner la rigidité de certains dispositifs juridiques.

La remise à l’honneur du principe selon lequel tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis, sauf fraude26, et la redécouverte des possibilités et des vertus du contrat comme instrument d’"adaptation" et de "flexibilisation" des relations sociétaires27 ont permis la réception par la jurisprudence française des produits

19- A. Couret, étude préc., in Les transformations de la régulation juridique,

spéc. p. 202. 20- A. Martin-Serf, étude préc., spéc. p. 191. 21- On a pu parler d’« une véritable explosion des codes de conduite » qui

constituent une formalisation des règles d’éthique Voir G. Farjat, Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privée, in Les transformations de la

régulation juridique, p. 151-164. 22- B. Oppetit, Éthique et vie des affaires, Mélanges Colomer Litec, 1993. 23- A. Couret, étude préc., spéc. p. 201. 24- M.-A. Frison-Roche, Le cadre juridique de la mondialisation des marchés

financiers, art. cité, p. 50. Comp. G. Farjat, étude préc. qui parle de "régulation sociale nue" utile au droit mais évoque aussi un processus possible de juridicisation de la déontologie.

25- G. Farjat, étude préc., spéc. p. 164. 26- Y. Guyon, Les sociétés, aménagements statutaires et conventions entre société,

LGDJ, 3e éd., 1997. 27- Voir M. M. Mohamed Salah, La place des principes et des techniques civilistes

dans le droit des affaires, RJ, Com. décembre 1997, janvier et févrrier 1998,

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(portage d’actions, conventions de vote, clauses de préemption conférant un droit de préférence, etc.) de l’ingénierie juridique anglo-saxonne.

Cette jurisprudence fort libérale a reçu le renfort du législateur, à travers des réformes ponctuelles, dont certaines remontent à 1978 et dont la loi du 10 janvier 1994 instituant la SAS constitue l’une des illustrations les plus significatives. On a pu dire de cette réforme, qui avait été introduite pour "éviter la constitution à l’étranger de holdings ou même de filiales à seule fin d’échapper à la législation française contraignante"28 qu’"elle marquait un tournant de la législation française désormais conçue en fonction de la concurrence des droits des différents pays". Le droit comparé ne serait "plus seulement un inspirateur. Il devient l’évaluateur et même le marché, sur le lequel le législateur peut placer ses produits d’appel, destinés à conserver ou à attirer les entreprises, leurs activités, les emplois"29.

Le modèle rhénan, qui a longtemps inspiré le législateur français est en train lui-même d’évoluer, sous la pression de la concurrence internationale. Les réformes législatives allemandes récentes sont toutes dominées par le souci d’assouplissement des règles de constitution et de fonctionnement des sociétés30. Au-delà de ces évolutions jurisprudentielles et législatives, c’est la conception même de la société qui est affectée par les changements nouveaux.

L’heure n’est plus à la mise en avant de la nature institutionnelle de la société. C’est de nouveau du côté du droit des obligations, c’est-à-dire du contrat, que l’on se tourne pour rendre compte "des techniques les plus sophistiquées de l’ingénierie financière"31 ou pour fonder la percée des principes anglo-saxons du gouvernement d’entreprise32, qui se propagent à la faveur de l’importance prise par l’épargne institutionnelle, et notamment les fonds de pension américains, dans le financement

spéc. p. 41-50. J.-P. Berthel, Liberté contractuelle et sociétés (Essai d’une théorie du juste milieu en droit des sociétés), RTD, Com., 1996, p. 595, M.-C. Monssallier, L’aménagement contractuel du fonctionnement de la société

anonyme, LGDJ, 1998. 28- Y. Guyon, ouvr. préc., spéc. n° 66. On connaît ici le caractère particulièrement

attractif des Pays-Bas qui offrent les structures juridiques appropriées pour l’implantation d’une holding ou d’une joint-venture ; voir par ex. V. Mangier, Rapprochement des droits dans l’Union européenne et viabilité d’un droit

commun des sociétés, LGDJ, 1999. 29- P. Lecannu, L’évolution de la loi du 24 juillet 1996 en elle-même, Rev. Soc.,

1996, p. 485-500. 30- Voir notamment sur la réforme des sociétés par actions opérée par la loi du

2 août 1994: Stiepper, Les modifications du régime juridique des sociétés anonymes à travers la loi sur les petites sociétés par actions et sur la dérégulation du régime juridique des sociétés anonymes, Droit et affaires, décembre 1994, p. 461; Laurin, la nouvelle loi allemande sur « les petites sociétés par actions et la simplification du droit des sociétés par actions », Petites Affiches, 2 novembre 1994, p. 11. K. G. Weil et F. Kutscher. Puis, ague de débureaucratisation des sociétés anonymes allemandes: naissance d’une société par actions simplifiée à l’allemande ?, Droit prat,. Com. Int., 1994, p. 401.

31- M. Jeantin, Droit des obligations et droit des sociétés, Mélanges Boyer. 32- A. Couret, Le gouvernement d’entreprise. La corporate governance, Dalloz,

1995, p. 163-167; J.-J. Caussin, Corporate governance: L’approche française, Revue de droit des affaires internationales, 1995, n°8, p. 903-922.

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des entreprises, et dont on a pu montrer qu’ils traduisent une réification de l’entreprise liée à « la transposition des concepts et pratiques de la sphère financière » à la stratégie et l’organisation des firmes33. Le renouveau de la liberté contractuelle apparaît de façon éclatante dans le domaine des relations internationales privées, en particulier des relations commerciales. Les opérateurs économiques ont profité à la fois de la déréglementation pour étendre à l’infini le domaine, au départ limité à la vente commerciale, de la lex mercatoria et de l’attitude des États qui leur permettent de « choisir dans des conditions très libérales le droit applicable à leur contrat »34.

80. L’impératif d’assouplissement du droit n’a pas épargné le secteur plus passionné du droit du travail que l’on pouvait penser immunisé contre le virus de la flexibilité35. Ici aussi, la crise économique et l’intensification de la concurrence internationale ont conduit à considérer que l’excès de protection était un obstacle à la lutte contre le chômage. Aussi le patronat, qui réclamait avec insistance l’allégement des dispositifs contraignants36, a fini par obtenir satisfaction sur quelques points dont certains sont cependant significatifs. Le premier se rapporte au temps de travail dont la réglementation figurait le symbole même des conquêtes ouvrières. Le schéma classique d’"un travail à temps plein avec un horaire fixe et collectif37 et un rythme de congés bien défini jusqu’à l’âge invariable de la retraite" connaît aujourd’hui plusieurs dérogations (aménagements et répartition des horaires hebdomadaires, détermination des périodes de repos, accroissement du contingent des heures supplémentaires susceptibles d’être utilisées sans autorisation de l’administration du travail, accroissement du volume des heures complémentaires) effectuées par le moyen de conventions et accords collectifs, spécialement des accords d’établissements38.

La percée de la flexibilité se manifeste également sur d’autres terrains. Elle se reflète, notamment, à travers l’accroissement du domaine couvert par l’ordre public relatif et la multiplication de types de contrats moins protégés, si bien que l’on pourrait s’interroger sur les limites de cette évolution puisqu’à partir d’un certain stade c’est l’existence même d’un droit du travail qui risque d’être en cause.

33- C.-A. Michalet, Les métamorphoses de la mondialisation: une approche

économique, in La mondialisation du droit, spéc. p. 34-35, qui souligne que les nouveaux principes de gestion des firmes portés par la globalisation financière « sont marqués par la priorité donnée à la vitesse de réaction, à la mobilité des activités et à la recherche de maximisation d’une rentabilité à court terme définie dans l’optique de satisfaction des actionnaires ».

34- I. Barrière-Brousse, La création normative des États, Point de vue du privatiste, in La mondialisation du droit, p. 133-148, spéc. p. 134-135.

35- A. Jammeau, Les droits du travail à l’épreuve de la mondialisation, Droit

ouvrier, juin 1998, p. 240-248; G. Syro Poulos, Les relations professionnelles dans le tourbillon de la mondialisation, Droit social, 1999, p. 230-237.

36- L. Javillier, Le patronat et les transformations de droit du travail, in Études

offertes à G. Lyon, Caen, Dalloz, 1990, p. 193. 37- J. E. Ray, La flexibilité du temps de travail, RID, comp., 1990; X. Blanc-

Jouvain, La flexibilité du temps de travail; RID, comp., 1990, 2, p. 275. 38- T. Revet, L’ordre public dans les relations de travail, in Th. Revet (sous la dir.

de), L’ordre public à la fin du XXe siècle

, Dalloz, 1996, spéc. p. 60, n°29.

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Pour l’heure, l’ordre public social oppose encore une « légitime résistance »39 au moins sur certaines questions. Il reste que le ver est déjà dans le fruit. Dès lors que l’on admet que le droit du travail doit être apprécié à l’aune de l’économique, c’est-à-dire de la logique dominante du marché, on accepte implicitement le principe de son adaptabilité aux contraintes de cette logique. Les auteurs les plus attachés à l’autonomie de cette discipline commencent à envisager sereinement l’idée, sous la double réserve qu’« un noyau dur d’ordre public absolu »40 demeure intangible41 (en particulier les normes fondamentales de l’organisation internationale du travail) et que « l’adaptation des normes s’effectue par la voie de la négociation sociale ».

Cette dernière réserve ne constitue pas cependant un obstacle à la déréglementation du droit social. Les évolutions en cours montrent en effet que si les instruments conventionnels ont historiquement été des instruments du progrès social, ils peuvent être "mobilisés" pour assurer la flexibilité du droit du travail et sa soumission aux "conditions des structures du travail"42.

81. L’option d’une mise en concurrence généralisée des systèmes juridiques explique aussi la percée encore timide de la fiducie en France43.

Dans le même ordre d’idées, on rappellera que c’est afin de « ne pas défavoriser

39- Bonnechère, L’ordre public en droit du travail. La légitime résistance du droit

du travail à la flexibilité, Droit ouvrier, 1988, p. 171. Voir par ex., pour le contrat de travail international: Cass. soc. 16 février 1999, Château Tour Saint-Christophe, D, 1999, n°9, JCP, 1999, IV, 1645; Cass. soc. 4 mai 1999, Picquet, JCP, 1999, IV, 2132. Dans ces deux arrêts, la Cour de cassation décide que la clause compromissoire insérée dans un contrat de travail international n’est pas opposable au salarié qui a saisi régulièrement la juridiction française, quelle que soit par ailleurs la loi régissant le contrat du travail.

40- Voir J.-C. Javillier, op. cit. 41- L’un des volets irréductibles du droit du travail est constitué par les règles

garantissant la sécurité physique du travailleur, « principe fondamental de l’État de droit », qui ne peut être assuré par le droit civil des obligations (droit du marché) puisqu’il n’a pas de prise sur une situation où les individus n’ont plus la maîtrise sur leur corps, où celui-ci devient une source d’énergie s’insérant dans une organisation matérielle conçue pour autrui » (A. Suppiot, ouvr. préc., spéc. p. 68 qui note que cette idée de sécurité physique, à l’origine historique de tous les droits européens, est celle qui dans les systèmes les plus dominés par l’abstentionnisme étatique constitue la part irréductible du droit du travail imposé par la puissance publique).

42- T. Revet, art. préc. 43- Nous abordons, il est vrai, un domaine dans lequel l’opposition entre la

tradition de la Common Law et celle du droit civil est encore forte: (J.-P. Berand, Les trusts anglo-saxons et le droit français, Paris, LGDJ, 1992). Or, "les opérateurs à la recherche d’un trust n’hésitent pas à délocaliser leurs opérations pour réaliser celles-ci sous des cieux plus favorables à la mise en oeuvre des opérations fiduciaires" (A. Couret, art. préc., spéc. p. 204). Aussi, observe t-on, en dépit de la position de rejet officielle de la fudicie en droit français "un certain nombre de pis-aller d’application d’une fiducie-trust qui ne dit pas son nom" (A. Martin-Serf, spéc. p. 203-204) qui devraient aller en s’accentuant, puisque la plupart des pays européens admettent les garanties fudiciaires.

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les banques françaises » que la jurisprudence en France s’est abstenue de contester la validité de ces sûretés d’origine privée que sont les garanties à première demande44.

De façon générale, la mondialisation confère de facto au modèle anglo-saxon45 le statut d’une norme de référence incontournable. Ainsi, la loi française du 3 juillet 1985 sur les droits d’auteur et les droits voisins a pu être qualifiée de "loi substantiellement internationale" dans la mesure où elle "intègre dans son dispositif même des catégories juridiques empruntées au système dominant", le système du copyright américain46.

Le droit américain joue également le rôle de modèle en matière de propriété intellectuelle dans le domaine nouveau des réseaux et notamment du plus grand d’entre eux, à savoir Internet47. En matière de commerce électronique, « l’influence dominante des États-Unis se manifeste dans tous les domaines du droit » (sources formelles comme les textes de la CNUDCI et sources informelles »). La liberté des flux du commerce électronique apparaît ici comme le cheval de bataille d’une conquête48 mondiale49.

Portée par la concurrence, la "contractualisation" pénètre d’importants sanctuaires de l’ordre public comme le droit de l’environnement où apparaît un véritable "marché des droits à polluer"50 ou le droit des procédures collectives où l’objectif de sauvetage des entreprises doit de plus en plus composer avec la "redécouverte" des droits des créanciers51. On pourrait, également, citer le spectaculaire revirement de jurisprudence, intervenu en France, en matière de détermination des prix dans les contrats de distribution52, puisque là aussi l’argument concurrentiel avait été invoqué

44- M. Thery, Sûretés et publicité foncière, PUF, 1988, p. 141. 45- Il faut bien entendu tenir compte aussi de la place prépondérante des

entreprises de conseil américain, voir Y. Dezalay, Marchands du droit. La

restructuration de l’ordre juridique international par les multinationales du

droit, Fayard, 1992. 46- B. Edelman, Une loi substantiellement internationale, la loi du 3 juillet 1985,

sur les droits d’auteur et droits voisins, revue Clunet, 1987, p. 555, qui observe que "tout se passe comme si la mondialisation de la communication et par la suite des mœurs elles-mêmes induisait une mondialisation des catégories juridiques qui viendrait doubler en quelque sorte le jeu et l’efficacité des conventions internationales".

47- F. Dessemont, Internet, la propriété intellectuelle et le droit international privé, in Internet, Quel tribunal décide ? Quel droit s’applique ?, Kluwer Law International, p. 47 et s.

48- E. Caprioli, Aperçus sur le droit du commerce électronique (international), in Mélanges Ph. Kahn, p. 247-280, spéc. p. 279.

49- On a relevé, à propos d’Internet dont « le substratum juridique » pourrait se résumer en « contrats, contrats, contrats » (J.-P. Chamoux, Internet: vers une véritable information sans frontières ? Nouvelles technologies et lex

mercatoria, in Mélanges Ph. Kahn, p. 281-297, spéc. p. 288), que les conditions de l’échange sont celles de contrats nés pour la plupart en Amérique du Nord et adaptés aux conditions locales.

50- A. Martin-Serf, étude préc., spéc. p. 195. 51- Y. Guyon, Droit des affaires, t. 2 : Entreprises en difficulté, Economica, 7e éd.,

1999, spéc. n° 1027. 52- Voir Cass., Ass. plén., 1er déc. 1995, JCP, 1996, Éd. E, 776 p. 19 et spéc.

note L. Leveneur.

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à l’encontre de la nullité qui frappait de tels contrats en cas d’indétermination des prix53. Au-delà, on rappellera la reprise des contrats en « ing »54 directement importés du monde anglo-saxon.

82. La question qui se pose est celle de savoir si la contractualisation progressive (sur le mode anglo-saxon), support de la patrimonialisation croissante des rapports juridiques, comporte des limites ou si, de bout en bout, elle est appelée à gagner l’ensemble des secteurs du droit.

Les interrogations à ce sujet sont nourries par l’évolution du droit vers une appropriation progressive de l’ensemble du monde vivant55. Le point de départ de cette évolution a consisté dans l’introduction d’une dissociation, dans le monde du vivant, naguère considéré dans son ensemble (qu’il s’agisse de l’humain, de l’animal ou du végétal) comme sacré, entre le "vivant naturel", non "commercialisable", et le vivant artificiel, produit de l’intervention de l’homme qui lui devient "brevetable"56. Dans un second temps, cette dissociation venue des États-Unis et consacrée par les autres pays industriels entre le vivant naturel et le "vivant artificiel" a été absorbée par une nouvelle conception, plus conforme aux exigences de la rationalité économique, qui fait basculer l’ensemble du "vivant" à l’exception de l’humain dans l’univers du commercialisable" et du brevetable57. L’évolution soulève aujourd’hui le redoutable problème du contrôle de la production alimentaire mondiale livrée à l’emprise du complexe généticoindustriel58. Au-delà des intérêts des catégories sociales impliquées et en particulier ceux des agriculteurs59, elle soulève aussi, à travers notamment la question des organismes génétiquement modifiés, de redoutables interrogations qui touchent à la préservation de l’environnement, aux ressources végétales et à la santé publique60. Aussi, la libéralisation réclamée par les firmes agro-alimentaires et consacrée, dans une large mesure, par le droit américain ne peut-elle, ici, être totale61. Il reste que l’évolution est suffisamment avancée pour autoriser toutes les extrapolations à l’homme. Là encore, le droit américain a déjà donné le ton.

En effet, les perspectives ouvertes par la consécration par la jurisprudence américaine d’un véritable droit de propriété de l’homme sur les produits de son corps (et donc celui d’en disposer et de les commercialiser")62 sont riches d’implications pratiques pour la plupart des questions, à la croisée de la science, de l’économie et de l’éthique, qui touchent à la brevetabilité de l’humain, aux manipulations génétiques, aux diverses expérimentations sur l’"humain" et aux procréations assistées.

53- M.-E. Pancrazi-Tian, La protection judiciaire du lien contractuel, PUAM,

1996, p. 80 et s. 54- P. Malaurie et L. Aynes, Contrats spéciaux, Éd. Cujas, 1998-1999. 55- B. Edelman, Vers une approche juridique du vivant, in B. Edelman et al.,

L’homme, la nature et le droit, Christian Bourgois, 1988. 56- Ibid. 57- B. Edelman, étude préc. 58- J.-P. Berlan et Richard C. Pewotu, Racket sur le vivant. La menace du

complexe généticoindustriel, Le Monde diplomatique, octobre 2000. 59- Obligés de s’approvisionner en semences auprès des firmes agro-alimentaires. 60- L. Boy, Les organismes génétiquement modifiés entre le principe de précaution

et l’ordre scientificoculturel, in Mélanges Farjat, p. 333 et s. 61- L. Boy, étude préc. 62- B. Oppetit, Les tendances régressives dans l’évolution du droit contemporain,

in Mélanges dédiés à D. Holliaux, Litec, 1990, p. 317.

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Jusqu’à présent, la quasi-totalité des systèmes juridiques nationaux ont fait montre d’une résistance à l’ouverture au marché d’un domaine qui touche à la conception même de l’homme. Aucun droit national n’a cependant complètement verrouillé sa porte à l’intrusion de la rationalité économique qui prospère, d’ailleurs, à l’ombre d’un développement scientifique qui se veut au service de l’espèce humaine dans son ensemble. Tous acceptent des dérogations plus ou moins importantes aux principes qui traduisent l’attachement à une certaine primauté de l’être humain et au respect de sa dignité, "dérogations marquées d’une vision utilitariste de l’homme", d’une appropriation sociale de l’être humain63.

Pour nous en tenir à quelques exemples, on relèvera qu’en France, comme dans d’autres pays, le principe du respect de la dignité humaine, dès le commencement de la vie, ne s’applique pas aux embryons64, ce qui ouvre évidemment un champ très large à leur utilisation et manipulation, ou, en d’autres termes, à leur "réification" dans une visée purement utilitaire65.

De même, contrairement à ce que semble admettre la jurisprudence américaine, le droit français pose le principe de l’absence du caractère non patrimonial du corps humain et fait de l’indisponibilité de celui-ci une règle d’ordre public66, mais il accepte qu’une personne autorise, par son consentement, l’"usage par autrui" du corps ou d’éléments détachés de celui-ci67.

On retrouve encore l’importance du consentement, c’est-à-dire du contrat68, dans la « mercantilisation de l’homme comme objet du droit »69. Ce que le traitement juridique des atteintes à la vie privée avait déjà montré70. Dans le même ordre d’idées, on rappellera que si l’interdiction du clonage dont le but est la reproduction d’êtres humains fait l’objet d’un consensus général, tant dans les législations internes71 que dans les textes internationaux72, il n’en est pas de même pour le clonage dont la "finalité n’est pas de faire naître un être humain"73.

63- B. Mathieu, Génome humain et droits fondamentaux, Economica-PUAM,

2000, p. 2. 64- Voir Conseil const. 94-343-344 DC, RFDA, 1994, p. 1019, obs. B. Mathieu, et

pour le statut de l’embryon en droit constitutionnel comparé Voir B. Mathieu, La vie en droit constitutionnel comparé, RIDC, 1998, n° 4, p. 1031.

65- C. Labrusse-Riou, Rapport au Colloque de Lausanne, octobre 1996, Bioéthique, de l’éthique au droit, du droit à l’éthique, publication de l’Institut suisse de droit comparé, 1997, p. 9 et s.

66- Article 16-1 du Code civil français dans sa rédaction issue des lois sur la bioéthique. Voir B. Beignier, L’ordre public et les personnes, in Th. Revet (sous la dir. de), L’ordre public à la fin du XX

e siècle, Dalloz, 1996. 67- B. Mathieu, ouvr. préc., spéc. p. 35. 68- L. Boy, Les utilités du contrat, Les Petites Affiches, 1997. 69- B. Edelman, Le droit saisi par la photographie, spéc. p. 57 ; voir p. 77-82. 70- F. Rigaux, La liberté de la vie privée, RID, Comp., 1991, 3, p. 359-463. 71- A. Kahn et F. Papillon, Copies conformes, le clonage en question, NIL

Éditions, p. 262. 72- N. Lenoir, Le clonage menace-t-il l’humanité, La revue de la CFDT, 1998, n°

14 p. 26; N. Lenoir, B. Mathieu, Les normes internationales de la bioéthique, PUF, « Que sais-je ? », n°3395, 1998; N. Lenoir et B. Mathieu, Droit

international de la bibliothèque (listes), PUF, 1998. 73- Notamment celui qui conduit à créer des embryons destinés à une utilisation

thérapeutique, en tant que pièces de rechange humaines (cellule, tissus,

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83. Enfin, la question de la brevetabilité du génome humain traduit la même ambivalence du droit. D’un côté, le génome humain est considéré comme patrimoine commun de l’humanité, "insusceptible en son état naturel de donner lieu à des gains pécuniaires"74. De l’autre côté, « un élément isolé du corps humain ou produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer un élément brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel. Ainsi sorti du corps, le génome humain peut devenir l’objet de droits patrimoniaux »75.

Ce compromis boiteux, qui permet "le dépôt de brevets par de grands groupes industriels concernant des dizaines de milliers de gênes tout en réaffirmant solennellement la nécessité d’assurer la protection du génome humain contre les manipulations ou les appropriations dont il pourrait être l’objet"76, ouvre en réalité des perspectives très larges à l’"appropriation privée du vivant" et renforce ici la concurrence sans doute feutrée mais réelle entre les droits nationaux.

On soulignera, à ce propos, l’observation de l’un des spécialistes du droit de la bioéthique, qui affirme que la loi française du 20 décembre 198877 a été adoptée afin que « l’industrie pharmaceutique française cesse d’être défavorisée dans la concurrence internationale, en raison des interdits ou plutôt des doutes qui pesaient sur la légalité de l’expérimentation sur des sujets sains »78. Avant cette date, la matière relevait, en effet, pour l’essentiel des règles déontologiques élaborées par les professionnels de la médecine. Depuis, l’importance considérable des enjeux économiques et les retombées individuelles et collectives des progrès scientifiques ont placé tout le domaine du vivant dans le champ du droit79.

84. Qu’elle soit le fait d’un mimétisme, dicté par le souci de s’adapter à la concurrence internationale, ou la conséquence perverse du développement du droit uniforme80, l’influence du modèle anglo-américain ne s’arrête pas aux règles de droit

organes), B. Mathieu, ouvr. préc., p. 51.

74- Article 4 de la déclaration de l’UNESCO sur le génome humain. On trouve dans certains textes nationaux l’affirmation du même principe. Par ex. l’article 611-17 du Code français de la propriété intellectuelle, encore que le corps humain ou ses éléments ne peuvent faire l’objet de brevets.

75- B. Mathieu, ouvr. préc., spéc. p. 37. 76- Ibid. 77- Intégrée au Code de la santé publique (livre II, art. L 209-1, s ). 78- Catherine Labrusse-Riou, Aux frontières du contrat: L’expérimentation

biomédicale sur des sujets humains, in Les transformations de la régulation

juridique, p. 335-358, spéc. p. 349. 79- N. Lenoir et B. Mathieu, Les normes internationales de la bioéthique, « Que

sais-je ? », n° 3395, 1998. 80- Voir, par ex., la convention de Vienne du 11 avril, 1980, sur la vente

internationale de marchandises qui fait la part belle aux notions d’origine anglo-saxonne, dont l’effet serait un abâtardissement du droit français, et G. Berlioz, Le droit français des affaires et ses praticiens face à xxx, JCP, p. 89, I, 3383. Aussi la possibilité de déclarer la résolution du contrat sans passer par le juge, l’obligation du créancier de minimiser les pertes ou la validité du contrat en l’absence d’une détermination du prix sont des règles inspirées de la Common Law. On pourrait aussi évoquer l’importance des standards anglo-

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substantiel. Elle affecte de façon plus profonde le droit processuel économique. On peut incontestablement y rattacher le développement, en France, des « quasi

juridictions économiques »81. La doctrine explique, également, la percée de ces organismes hybrides, importés, moyennant quelques adaptations, du droit anglo-saxon, par la pression de l’internationalisation des marchés qui commande une forme de régulation spécialisée "ayant pour fonction d’édicter des normes dont les destinataires sont des opérateurs soumis à leur contrôle"82.

C’est, également, à l’influence anglo-saxonne et aux contraintes de la mondialisation que l’on doit rattacher l’essor des modes alternatifs de règlement des différends de la vie économique, au premier rang desquels se situe l’arbitrage. Pendant longtemps limité à l’Europe occidentale et à l’Amérique du Nord, l’arbitrage s’est à la fois « universalisé » et libéralisé83.

En France, l’apport de la jurisprudence a été, ici, décisif, non seulement dans l’affirmation de l’autonomie de la clause compromissoire (qui lui permet d’échapper au sort du contrat principal), mais aussi dans l’élaboration progressive de la règle de la validité de cette clause en matière internationale, dans le détachement de la procédure arbitrale de toute loi nationale ou, de façon générale, dans l’extension libérale des règles du Code de procédure en matière d’arbitrage, notamment celles protégeant la compétence de l’arbitre face au juge, ou enfin dans la reconnaissance de la juridicité des règles a-nationales84.

Le mouvement, qui vise à donner à cette justice privée librement choisie par les opérateurs économiques un effet maximal, s’est renforcé ave la « contractualisation » du contrôle judiciaire des sentences arbitrales, opérée dans le sillage de jurisprudence américaine, par certains droits nationaux, comme le droit suisse et le droit belge85.

Mais on assiste depuis une décennie, par "l’effet d’une loi de substitution si souvent vérifiée dans la vie des institutions juridiques, au développement de modes alternatifs à l’arbitrage lui-même"86. La médiation, la conciliation, la transaction et le minitrial (procès simulé)87 ne sont que des illustrations d’un phénomène d’origine américaine de contractualisation de la justice88. La société contractuelle, surtout celle

saxons dans les principes du droit européen des contrats (voir par ex. M. Marguenaud, Chronique sur les sources du droit international, in RTD, Civ., 1998, p. 1007).

81- L’expression "quasi-juridiction" est utilisée par Cl. Champaud, L’idée d’une magistrature économique, bilan de deux décennies, Justices, 1995, n° 1.

82- J. Chevallier, art. préc. in Justices, 1995, n° 1. 83- P. Fouchard, L’arbitrage et la mondialisation de l’économie, in Philosophie du

droit et droit économique. Quel dialogue ? Mélanges Farjat, 1999, p. 381-395. 84- Voir, en dernier lieu, J.-P. Ancel, La Cour de cassation et les principes

fondateurs de l’arbitrage international, in Le juge entre deux millénaires.

Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 161 ; Ph. Fouchard, Arbitrage et modes alternatifs de règlement des litiges du commerce international, in Mélanges Ph. Kahn, p. 95-115.

85- P. Fouchard, art. préc., in Mélanges Ph. Kahn, spéc. p. 103. 86- B. Oppetit, Les modes alternatifs de règlement des litiges dans la vie

économique, in Justices, 1995, n° 1. 87- C. Jarrosson, Les modes alternatifs de règlement des conflits, RID,

Comp., 1997, p. 325. 88- Coexistant avec un phénomène de contractualisation du procès judiciaire lui-

même. Voir sur ce point, le tableau brossé par L. Cadiet, Les jeux du contrat et

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inspirée du modèle américain, n’est-elle pas une société contentieuse89 ?

85. Jusqu’à une date récente, les comparatistes, dressant un catalogue des familles de droit (catégories destinées à permettre une classification des systèmes juridiques selon leurs ressemblances), insistaient sur l’opposition entre les droits de la famille romano-germanique (droits des pays du continent européen et de la plupart des pays d’Amérique latine) et ceux de la Common Law (droits de l’Angleterre, de l’Irlande et des États-Unis)90. Les transformations consécutives à la mondialisation technicoéconomique relativisent cette distinction, comme l’atteste, du reste, l’avancée de la mondialisation libérale dans les pays du Sud. § 2. Les pays du Sud

86. Si on raisonne en termes exclusivement économiques, on peut, a priori, s’étonner de ce que la mise en concurrence des droits s’étende aussi aux pays du Sud puisqu’il a été relevé que la mondialisation ne touchait encore, de façon complète, « que les pays de la Triade (Amérique du Nord, Europe, Japon) », les pays en développement étant encore « dans une position de récepteurs à travers l’importation des biens manufacturés, de services et de technologies, de capitaux. Ils ne sont émetteurs que pour les exportations de produits primaires de biens manufacturés à fort contenu de travail peu qualifié »91. L’homogénéité du processus que présuppose, d’une certaine manière, l’expression de « village planétaire » est un mythe.

L’étonnement disparaît quand on sait que l’importation des services, des technologies et surtout de capitaux suppose un environnement juridique attractif de la part du pays récepteur. Par ailleurs, l’emprise que les institutions financières internationales, les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne exercent sur ces pays, en particulier depuis l’échec des expériences dirigistes et socialistes au Sud comme à l’Est, et l’explosion du problème de la dette ne laissent pas d’autre

du procès: esquisse, in Mélanges G. Farjat, p. 23-51.

89- L. Cadiet, Le spectre de la société contentieuse, in Mélanges G. Cornu, Paris, 1994, p. 29 et s., qui renvoie à M. Crozier, Le mal américain, Fayard, 1980, sur le délire de la procédure aux États-Unis. En matière contractuelle, la multiplication des contentieux a paradoxalement sa source dans l’excès de précision des contrats qui s’explique par le fait que la société américaine est géographiquement dispersée. « Ce qui ne crée pas nécessairement un climat favorable à la confiance » (voir M. Ruegg, in Revue des Deux Mondes,

juin 2000, spéc. p. 79) qui relève qu’en France la tendance récente vers une plus grande précision dans les contrats s’accompagne d’un recours plus fréquent au contentieux. Également, L. Cadiet, Les jeux du contrat et du procès, Esquisses, in Philosophie du droit et du droit économique. Quel

dialogue ? Mélanges G. Farjat, 1999, p. 23-51, spéc. p. 24 : « Ce pourrait être une loi sociologique que le recours au juge est proportionnel au recours au contrat. »

90- Par ex. R. David, Grands systèmes de droit contemporain, Dalloz, 1985. 91- C.-A. Michalet, étude préc., in La mondialisation du droit, spéc. p. 14-15. Il a

été également relevé que le contentieux de l’OMC ne concernait que les pays du Nord et une partie limitée des pays en développement, ceux qui sont déjà intégrés dans le commerce mondial. Voir H. Ruis-Fabri, art. préc. in Mélanges

P. Kahn.

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alternative que s’intégrer à la mondialisation économique par une ouverture juridique. On doit à cet égard souligner le rôle décisif joué par la Banque mondiale et le FMI. La montée de ces deux organismes correspond à l’affirmation du « règne des créanciers, qui ont commencé à la faveur de la déréglementation à faire la loi » ; ce qui explique la « priorité donnée un peu partout aux politiques anti-inflationnistes » et l’éclipse des « grandes politiques de relance par les salaires, l’investissement ou le déficit des budgets publics »92.

Il y a, en effet, une remarquable convergence entre les critères mis en œuvre par la Banque mondiale, le FMI d’une part et ceux adoptés par l’OCDE ou les traités de Maastricht et d’Amsterdam d’autre part, qui érigent en dogme, "indépendamment de toute conjoncture" et abstraction faite des besoins réels de chaque pays, la priorité à la rigueur, aux équilibres et à la stabilité"93.

Dans les pays du Sud, la Banque mondiale et le FMI ont initié à travers le principe de conditionnalité94, qui régit leurs aides aux États dont l’économie est déséquilibrée, « des politiques dites d’ajustement structurel » dont l’effet principal est de raccorder l’économie nationale à l’économie internationale en la soumettant aux contraintes et à la logique du marché mondial. Ces politiques d’ajustement structurel comportent toujours un volet "libéralisation du commerce" qui comprend invariablement deux aspects.

Le premier est relatif à l’allégement voire la suppression des contraintes qui enserrent l’activité entrepreneuriale. Sont d’abord visés les dispositifs administratifs relatifs au commerce extérieur, notamment les autorisations préalables, les systèmes de licence, les contingentements, les rationnements, les nombreux visas administratifs, etc.

En second lieu, sont souvent visés les dispositifs relatifs au commerce intérieur, en particulier la réglementation irréaliste des prix car elle constitue le cheval de bataille des opérateurs économiques privés95.

Le deuxième aspect de la libéralisation du secteur commercial concerne le désengagement de l’État de la sphère des activités marchandes. Les politiques menées sous l’égide de la Banque mondiale débouchent toutes sur le transfert au secteur privé des entreprises non rentables et non stratégiques, d’une part, et sur la suppression progressive des monopoles et subventions d’autre part. L’ensemble est généralement couronné par une réglementation moderne de la concurrence96.

87. Si le régime économique de la plupart des pays du Sud s’est sensiblement rapproché, sous l’impulsion de la Banque mondiale et du FMI, de celui des pays du Nord, le régime économique des ex-États de l’Est semble connaître une évolution identique renforcée par l’action de l’Union européenne. Celle-ci soumet, en effet, les pays qui entendent y adhérer ou s’y associer à l’exigence de l’adoption d’une

92- R. Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, 2000, p. 114 et s., qui observe en

effet que « le capital ne redoute rien tant que l’inflation qui érode les taux d’intérêt réel obtenus après que l’on a déduit la hausse des prix des taux d’intérêt nominaux du marché ».

93- Ibid. 94- Voir par ex. J.-M. Sorel, Sur quelques aspects juridiques de la conditionalité du

FMI et leur conséquence, European Journal of International Law, vol. 7, 1996. 95- Voir J. Chevallier, Les enjeux de la déréglementation, RDP, 1987, p. 271 et s. 96- Voir les exemples cités, in M. M. Mohamed Salah, La problématique du droit

économique dans les pays du Sud, RI., Éco., 1998, n° 1 p. 19 et s.

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réglementation de la concurrence sinon d’"une politique de la concurrence". Cette "conditionnalité" mise en œuvre à propos de l’élargissement de l’espace économique européen à l’Autriche, la Finlande et la Suède est à l’ordre du jour pour les "candidats actuels ou potentiels" que sont les six pays d’Europe centrale et orientale (Républiques tchèque et slovaque, Pologne, Hongrie, Roumanie, Bulgarie) avec lesquels les instances communautaires ont déjà passé des accords d’association incluant un dispositif complet relatif à une réglementation de la concurrence97.

Mais les exigences de ces organismes, en particulier des institutions financières, ne s’arrêtent généralement pas à l’adoption d’un régime économique dominé par la liberté du commerce. Elles impliquent au bout une réforme de l’ensemble du système juridique. Aujourd’hui, aucun secteur du droit, ni la procédure, ni le droit foncier, ni le droit de la fonction publique, ni a fortiori la réglementation des investissements98, n’échappent à la boulimie modernisante des institutions financières99. On note ainsi que les codes des investissements se font de plus en plus racoleurs. Les « lois nationales présentent, depuis 1990, une texture qui ne ressemble en rien aux lois de la première génération. Les États les affichent comme des instruments promotionnels d’une politique d’ouverture à l’investissement »100.

L’action des principales institutions financières est quelquefois relayée par des efforts accélérés d’uniformisation à l’échelle régionale ou sous-régionale. C’est ainsi que quatorze pays africains ont franchi un pas décisif en se liant, en 1993, par un traité instituant une organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires

97- Laurence Idot, La concurrence, condition d’adhésion à l’Union européenne:

l’exemple des pays d’Europe centrale et orientale, in Mélanges Cl. Champaud,

p. 361-381. 98- On a par exemple observé en matière de contrats de transfert de technologie

que ? "si de la fin des années 1960 au milieu des années 1980 les pouvoirs publics sont intervenus dans la plupart des pays en développement pour contrôler les contrats de transfert de technologie" ? on assiste depuis une dizaine d’années à un retour à la liberté des conventions" (voir B. Remiche, Le rôle régulateur des contrats internationaux du transfert de technologie: du contrat contrôle au contrat libéré, in Les transformations de la régulation

juridique, p. 313 et, spéc. p. 314. 99- Les pays sans ajustement structurel s’engagent dans des projets de réforme

juridique et judiciaire qui affectent autant le droit substantiel que le droit processuel. Voir par exemple pour le cas de la Mauritanie, la réforme amorcée sous l’égide de la Banque mondiale qui s’est traduite par une réforme en profondeur du Code du commerce (loi n° 05-2000 du 30 janv. 2000 publiée au Journal officiel du 15 mars 2000). L’introduction de l’arbitrage (loi n° 06-2000 du 30 janv. 2000, publiée au JO du 15 mars 2000). Une réforme de l’organisation judiciaire (loi n° 99-039 du 24 juill. 1999, publiée au JO du 30 sept. 1999). Une réforme de la procédure (loi n° 99-035 du 24 juill. 1999 publiée au JO du 30 sept. 1999). Une réforme du statut des auxiliaires de justice, etc. L’exemple est d’autant plus intéressant que le pays s’est engagé au début des années 1980 dans une série de réformes placées sous la bannière du renouement avec la Charia islamique. Voir M. M. Mohamed Salah, Quelques aspects de la réception du droit français en Mauritanie, Revue mauritanienne de

droit et d’économie, 1989, n° 1. 100- A. Benchebeb, Sur l’évolution de la notion d’investissement, in Mélanges

Ph. Kahn, p. 177-203, spéc. p. 187.

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(OHADA)101, qui s’est matérialisé depuis le 1er janvier 1998 par l’adoption d’actes uniformes102 du droit commercial, du droit des sociétés et du droit de l’arbitrage. Ce processus, dont les acteurs escomptent "une plus grande attractivité" pour les investisseurs, s’est traduit par une libéralisation, une contractualisation et une uniformisation des législations internes des pays membres dans la plupart des secteurs du droit qui intéressent le monde des affaires103.

88. On soulignera, en particulier, le très grand libéralisme (on a même parlé de libéralisme excessif) qui caractérise l’acte uniforme relatif à l’arbitrage désormais en vigueur dans les États membres de l’OHADA, tant du point du vue du régime de la convention d’arbitrage (dont l’autonomie par rapport au droit applicable au fond du litige ne connaît pas de limite textuelle – même pas celle de l’ordre public international) que de celui de l’arbitrabilité des litiges (en particulier de l’arbitrabilité subjective où l’acte uniforme rompt avec la tradition de la plupart des pays membres en consacrant le principe de la validité des conventions d’arbitrage conclues par les personnes morales de droit public) de la procédure arbitrale ou enfin de l’exécution de la sentence arbitrale104.

Cette évolution s’explique par le fait que, l’arbitrage étant aujourd’hui « un service qui engendre une forte valeur ajoutée », et qui est offert sur un « marché devenu mondial, à l’image du commerce lui-même, personne ne veut en être écarté »105. Il en résulte une vive concurrence entre les pays et les places dont le résultat est un relâchement progressif des conditions nationales d’accueil et de contrôle judiciaire des sentences internationales »106.

On assiste ici à la conjonction d’une sorte de modélisation, qui ne vient pas comme pour les pays du Nord107 directement du bas, "c’est-à-dire des consommateurs du droit économique", mais de l’action des partenaires extérieurs des pays concernés du Sud et des efforts d’uniformisation des autorités de ces pays pour s’adapter aux contraintes de la globalisation économique. La conséquence en est que le modèle du droit économique libéral irradie toutes les branches du droit. Il s’agit maintenant, passant de la description à l’évaluation critique, de voir quelle appréciation porter sur ce phénomène.

§ 3. L’appréciation du phénomène

89. L’évolution que l’on vient de présenter sommairement comporte quelques aspects positifs.

En premier lieu, elle permet de prendre conscience du poids des contraintes qui

101- Voir revue Penant, mai-août 1998, numéro spécial, OHADA. 102- Conformément à l’article 5 du traité de l’OHADA. 103- G. K. Douajni, Les conditions de la création dans l’espace OHADA d’un

environnement juridique favorable au développement, revue Penant, 1997, p. 39 et s.

104- P. Leboulanger, L’arbitrage et l’harmonisation du droit des affaires en Afrique, Rev. Arb., 1999, n°3 p. 541 et s.

105- P. Fouchard, art. préc. in Mélanges Farjat, spéc. n°12. 106- E. Loquin et L. Ravillon, La volonté des opérateurs économiques, vecteur

d’un droit mondialisé, in La mondialisation du droit, p. 91-132, spéc. p. 105-106.

107- Voir pour les derniers, A. Martin, SRF, étude préc., spéc. p. 180.

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pèsent sur tous les législateurs nationaux, en particulier en matière économique. Puisque les systèmes économiques sont interdépendants et non autonomes les uns par rapport aux autres, les droits qui les régissent ne peuvent s’ignorer les uns les autres. Le premier mérite de la mondialisation du droit libéral est d’enregistrer l’acte de décès du robinsonnisme juridique. De même qu’aucun État ne peut vivre isolément des autres, aucun droit national ne peut se développer indépendamment des autres droits nationaux ou du droit international.

En second lieu, et ce deuxième avantage est lié au premier, la mondialisation du droit accélère, a priori, le processus de rapprochement des droits nationaux dont on peut penser qu’il est de nature à faciliter le dialogue entre les diverses nations. « En organisant une mise en contact généralisée des États, des sociétés, des cultures, des individus », et en confrontant « des systèmes juridiques longtemps enracinés dans les territoires plus ou moins imperméables les uns aux autres », la mondialisation, fondée sur la dynamique du marché108, déploierait, sur le terrain du droit, un processus de destruction créatrice qui serait dans l’intérêt bien compris des destinataires des normes.

On comprend qu’elle puisse alors être qualifiée par certains auteurs de conséquence « heureuse »109. Contribuant à l’amélioration de « la qualité des normes juridiques »… le souci de qualité du droit « étant à la fois un devoir de l’État et une exigence du marché », elle serait bénéfique pour tous les systèmes juridiques. Il n’y a pas antinomie entre l’« art législatif », le rôle de l’État et les « attentes des agents économiques », car ce que les opérateurs économiques veulent c’est la qualité, « qualité des matières premières, qualité de la main-d’œuvre, qualité des règles, qualité du système juridique »110. L’évolution constituerait même une chance pour les pays en transition économique car « la qualité juridique peut être autonome de la qualité économique »111. Il n’est guère contestable que la mise en concurrence des droits offre a priori aux législateurs et aux juges nationaux la possibilité de comparer des solutions, des règles et des procédés techniques divers et de sélectionner ceux qui seraient les plus appropriés pour résoudre telle ou telle difficulté sans se laisser enfermer dans un système rigide. La réception législative des garanties indépendantes en Afrique112 et leur réception jurisprudentielle en France en sont une illustration. De façon plus générale, on peut considérer à la suite de Max Weber que l’entreprise capitaliste ne peut se développer de façon durable sans un cadre juridique efficient, ce qui implique non seulement des règles du jeu claires et cohérentes fixant, mais aussi un appareil judiciaire efficient. En Afrique, la Banque mondiale apporte ainsi son appui financier à des projets de réforme juridique et judiciaire souvent intégrées dans le volet « appui au secteur privé »113.

90. On peut cependant, introduisant les jugements de valeur, considérer que la

108- P. Moreau Desfarges, Droit et mondialisation, in L’entrée dans le XXI

e siècle,

spéc. p. 218. 109- M.-A. Frison-Roche, Le droit saisi par la mondialisation, art. préc. 110- Cette possibilité peut être riche de conséquences. 111- M.-A. Frison-Roche, Les effets de la mondialisation sur les systèmes de droit

ou la prospérité de l’art législatif entre la demande des entreprises et le rôle constant de l’État, Travaux de la Maison du Vietnam, 2001.

112- Voir Nouveau Code mauritanien; acte uniformisé de l’OHADA sur les sûretés.

113- Surpra, l’exemple mauritanien cité note 92.

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qualité d’un système juridique est relative et qu’elle n’est pas la même selon que l’on se place du point de vue des opérateurs économiques et des salariés ou d’autres catégories sociales. Pour les premiers, un système juridique de qualité doit permettre de réaliser des investissements dans un environnement qui garantit la sécurité, le profit maximal et une liberté114 de gestion quasi totale (liberté d’investissement et de désinvestissement). Du point de vue des salariés, la qualité d’un système juridique se mesure à son degré de protection des droits sociaux. Pour les citoyens avertis, un système juridique de qualité doit consacrer les libertés et les droits fondamentaux, au premier rang desquels se trouvent les droits économiques et sociaux qui leur permettent l’accès à des soins de qualité, à des systèmes éducatifs performants ; ce qui implique la possibilité pour l’État de prélever sur les revenus des agents économiques (dont les investisseurs) les ressources nécessaires pour ce faire… objectif incompatible avec l’excès de libéralisme auquel conduit la concurrence des droits nationaux.

En effet, celle-ci laisse à penser que c’est en allant toujours plus loin dans la voie de la libéralisation du système juridique que l’on s’adaptera le mieux aux défis de la mondialisation. Les avantages escomptés de la circulation sans entrave des biens et des services seraient fonction des progrès de la contractualisation de la vie juridique.

L’effet est confondu avec la cause car il est clair que la mondialisation du droit libéral n’est qu’un effet quasi mécanique de la mondialisation économique. Elle ne saurait être la réponse miraculeuse à celle-ci pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, en faisant de l’adaptation aux impératifs de la concurrence internationale le fondement ultime de la production normative, elle laisse au marché le soin de décider du contenu de la réglementation nationale. L’État comme "espace indépendant de législation, celle étant établie au moins dans les démocraties par le peuple ou par ses représentants"115, est désormais vidé de substance puisque c’est "moins la volonté du peuple" que la nécessité de s’ajuster à la demande des forces du marché qui détermine la législation116. Or ce sont précisément ces forces qu’il s’agit de soumettre au droit afin que celui-ci puisse remplir ses fonctions dans le contexte de la mondialisation.

À vouloir plaire coûte que coûte, plaire aux opérateurs économiques, et à considérer le droit exclusivement comme un "produit de consommation courante détaché de toute référence dogmatique"117, on éliminerait à terme toutes les techniques juridiques susceptibles de discipliner l’exercice du pouvoir économique. Le risque est, en effet, grand de ne plus disposer d’instruments fiables de contrôle de la puissance économique, puisque de tels instruments, par définition "contraignants", ont toutes les chances d’être mis hors jeu par les arbitres de la compétition généralisée des systèmes juridiques que sont les opérateurs économiques.

Il ne restera plus alors au système juridique qu’à puiser dans les principes et les notions les plus classiques118, notamment l’abus de droit, la fraude, ou l’apparence,

114- C.-A. Michalet, art. préc. in Mélanges P. Kahn, spéc. p. 447 sur les garanties

institutionnelles qui « constituent l’espoir de figurer dans la longue liste des investisseurs globaux ».

115- P. Moreau-Desfarges, ouvr. préc., spéc. p. 56. 116- Ibid., spéc. p. 57; Voir également C. H. Leroy, art. préc. qui note : "Le constat

peut être fait que la démocratie de marché se soucie peu du gouvernement du peuple par le peuple."

117- A. Martin-Serf, étude préc., spéc. p. 180. 118- A. Pezard, La parole donnée, l’éthique des acteurs économiques, in Rapport

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pour y trouver d’éventuels remèdes119 à la liberté débridée des pouvoirs privés économiques, à moins de s’en remettre aux vertus de l’autorégulation ou de l’éthique des affaires120.

On a cependant de sérieuses raisons de douter de l’efficacité d’une telle voie quand on observe par exemple les dérives auxquelles conduit l’utilisation des "technologies juridicofinancières" en matière de groupes de société : « une décontraction de l’entreprise et sa recomposition souple en cercles concentriques » ne laissant subsister comme "ciment" que "la forme juridicofinancière capable de réagir aux variations de la pression concurrentielle avec une sensibilité incomparable121 et, au bout du chemin, les éléments constitutifs de l’"entreprise" et en particulier la collectivité du travail, engloutie dans un magma de personnes juridiques éclatées122. De quels secours peuvent être ici les principes généraux du droit, l’éthique d’entreprise ou la déontologie des affaires?

91. La voie permettant de discipliner l’exercice du pouvoir économique dont la réalité est masquée par la pluralité des personnes juridiques composant le groupe de sociétés a pourtant été explorée par la doctrine de droit économique à travers la notion de "contrôle"123. Cette notion, appliquée pour la première fois par la jurisprudence française en matière de nationalité des sociétés124, permet en effet de dépasser le jeu des relations juridiques formelles pour saisir la réalité des rapports économiques.

En matière de groupe de sociétés, si la référence aux catégories juridiques purement formelles (notamment celles de contrat, de sujet de droit et de propriété) livre l’image d’un pouvoir disséminé, conséquence de l’autonomie des sociétés du groupe les unes vis-à-vis des autres, la notion de contrôle laisserait voir l’unicité du pouvoir économique. Dans cette perspective, qui présente d’importants intérêts pratiques notamment sur le terrain de la responsabilité civile, il n’y a pas nécessairement coïncidence entre le titulaire formel de décision et le titulaire réel du pouvoir. Le pouvoir appartient à celui qui par la combinaison des prérogatives juridiques et de la réalité des rapports de force contrôle l’activité de l’entreprise125, ou si l’on veut est le véritable décideur.

Ce critère permet de déterminer qu exerce réellement le pouvoir dans différents types de relations économiques. Ainsi dans le vaste secteur de l’intégration

moral sur l’agent dans le monde, 1977, op. cit., p. 50.

119- Voir, sur le rendement limité de ces notions en matière de contrôle la puissance économique C. Delcont, thèse préc.

120- B. Oppetit, Éthique et vue des affaires, in Mélanges Colomer, préc. 121- A. Pirovano, La "boussole" de la société. Intérêt commun, intérêt social,

intérêt de l’entreprise?, DS, 1997, p. 189, spéc. p. 193. 122- Ibid. qui renvoie à A. Supiot, Groupe de sociétés et paradigme de l’entreprise,

RTD, Com., 1985, p. 625. 123- C. Champaud, Le pouvoir de concentration des sociétés par actions, Paris,

Sirey, 1962 ; G. Farjat, L’importance d’une analyse substantielle en droit, Revue internationale de droit économique, 1986. De façon générale, G. Farjat, Droit économique, PUF, Thémis, 2e éd., 1982, et, en dernier lieu, G. Farjat, Les pouvoirs privés économiques, in Mélanges Ph. Kahn, p. 613-661.

124- C. Champaud, L’idée d’une magistrature économique, art. préc. in Justices, n° 1.

125- C. Champaud, thèse préc., p. 145, n° 160; G. Farjat, Droit économique, PUF, 2e éd., p. 189 et s.

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économique, la mise en œuvre de la notion de contrôle conduit à relever l’existence d’un pôle intégrateur, qui impose par le biais de clauses contractuelles sa politique d’organisation d’un réseau économique. Ici, le pouvoir économique se dissimule derrière la forme contractuelle qui présuppose l’existence de sujets de droit égaux. On a, à cet égard, parlé de contrats de "dépendance économique" pour souligner l’absence d’alternative pour la partie dominée. La situation de subordination économique dans laquelle celle-ci se trouve souvent vis-à-vis du pôle intégrateur fait que la poursuite des relations contractuelles est nécessaire à sa survie126. Dans tous les cas, le recours à la notion de contrôle permet d’identifier la réalité du pouvoir et partant d’élaborer des techniques permettant d’en limiter les abus et d’en moraliser l’exercice127. Certes, de telles techniques ne peuvent être que purement correctrices dans les sociétés qui ont fait le choix de l’économie de marché.

En effet, dans ce type de société, les notions formelles de sujet de droit, de contrat et de propriété sont des notions centrales que l’on ne peut mettre entre parenthèses sans ébranler les bases mêmes de l’ordre social. La transparence totale du pouvoir économique à laquelle pourrait conduire une utilisation systématique de la notion de contrôle est impensable. L’exemple de la personnalité morale des sociétés anonymes, fiction qui permet le regroupement des capitaux en vue de l’exercice d’une activité économique, est à cet égard révélateur. L’avantage de cette technique est d’instituer "un écran qui interdit de voir ou de prendre en considération les autres sujets de droit vivant ou travaillant à l’intérieur de la société personnalisée"128. Si on devait ignorer "la personnalité morale et ouvrir des brèches dans l’écran", au nom de la recherche du véritable titulaire du pouvoir, le recours à la société anonyme ne présenterait plus d’intérêt pour les opérateurs économiques. En matière de procédure collective, l’ébranlement de l’écran conduirait à des faillites en chaîne. À vrai dire, les sociétés libérales sont des sociétés qui acceptent d’avance l’existence de pouvoirs privés économiques, en les faisant naturellement bénéficier d’une forme d’opacité129.

On pouvait cependant penser que l’évolution de ces sociétés, durant tout le XXe siècle, a montré que l’exercice du pouvoir économique était aussi une source d’abus130 qu’il faut pouvoir corriger par des mécanismes juridiques appropriés.

Paradoxalement, c’est à l’heure d’une mondialisation qui étend la sphère d’influence des pouvoirs économiques à l’échelle de la planète, pénétrant tous les secteurs de l’activité humaine, du futile au vital, que l’on renoue avec un libéralisme réfractaire à tout mécanisme de contrôle de l’activité des agents privés.

Aussi, en matière de groupe de sociétés, on souligne que l’autonomie juridique est, d’une part, la conséquence de la volonté des membres du groupe131, volonté à laquelle le droit doit, en l’absence de fraude, donner plein effet, et d’autre part que

126- G. Farjat, Droit économique, op. cit., p. 213 et s. G. Virassamy, Les contrats

de dépendance, LGDJ, 1988, préface J. Ghestin. 127- C. Delcont, Propriété économique, dépendance et responsabilité, thèse, Nice,

1993. 128- Cozan et V. Viandier, Droit des sociétés, Litec, 9e éd. 129- G. Farjat, Les pouvoirs privés économiques, in Mélanges Ph. Kahn, op. cit.,

spéc. p. 614-615. 130- À l’égard des concurrents, des salariés, des consommateurs et même des

collectivités publiques. 131- Qui sans cela auraient constitué de simples succursales, c’est-à-dire de centres

d’exploitation sans personnalité juridique. Voir Y. Guyon, Droit des affaires, Economica, 9e éd., 1999, t. I.

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cette autonomie est indispensable au fonctionnement du groupe132, lequel répond aux impératifs d’efficacité économique et de restructuration permanente du capital133 dans une économie libérale.

Dès lors, exercer un contrôle privé sur le fonctionnement et les activités des groupes de sociétés, c’est pour un État isolé courir le risque d’effaroucher le capital et perdre "des opportunités d’investissement. La logique concurrentielle pousse là encore les systèmes juridiques nationaux à la complaisance134. Les seuls contrôles admissibles seraient ceux qui résultent de la mise en œuvre des législations antitrust135. À ce propos, G. Farjat observe que, si «le droit de la concurrence peut sanctionner le comportement, voire exceptionnellement les structures de pouvoirs privés économiques», c’est en raison des atteintes qu’ils peuvent porter à « pratiquement l’ensemble des pouvoirs privés économiques »136. Autrement dit, c’est parce qu’il a pour fonction le maintien de la structure de base du système concurrentiel que le droit de la concurrence constitue le dernier verrou de l’ordre juridique libéral. On peut ainsi s’expliquer la faveur que ce droit connaît dans tous les systèmes juridiques nationaux, en particulier ceux des pays leaders de la mondialisation137.

92. Doit-on en déduire que les seules soupapes de sûreté portées par la mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux sont celles qui protègent la logique du marché? Ne peut-on considérer l’apparition, « au travers des manifestations éparses »,

132- Comme l’observe D. Schmidt : "L’autonomie patrimoniale n’est rien d’autre

qu’une barrière placée là par le droit, pour favoriser la gestion du groupe. Cette barrière doit être étanche pour éviter que l’incendie qui prend naissance se communique aux maisons voisines […] Le principe d’autonomie renforce le pouvoir de direction en le protégeant par la limitation de la responsabilité du décideur" (in Groupes de sociétés, contrats et responsabilités, LGDJ, 1994, spéc. p. 74).

133- Voir Ch. Hannoun, Le droit et les groupes de sociétés, LGDJ, 1991, n° 120, p. 121 qui note : « Grâce au principe d’autonomie juridique des sociétés, il est possible d’isoler les secteurs non rentables et d’utiliser la faillite ou le dépôt de bilan comme un moyen de désinvestissement […] Les auteurs les plus audacieux acceptent l’idée d’une exception au principe de l’autonomie patrimoniale justifiée par des raisons économiques » (voir Dagot et Mouly, L’usage personnel du crédit social et son abus, Rev. soc., 1988, p. 1 et s.). Ainsi, l’abus de biens sociaux dans les groupes de sociétés pouvait être justifié par l’intérêt du groupe.

134- A. Andrieux, Les revendications des opérateurs économiques: l’exemple des structures fonctionnelles des sociétés multinationales, in La mondialisation du

droit, p. 59-73, spéc. p. 72 qui note : « Un certain nombre de structures, de comportements, échappent aux droits nationaux et régionaux. Le nier serait en fait favoriser les groupes indélicats qui trouveront toujours un forxx accueillant. »

135- Ce principe est d’ailleurs fortement contesté par les nouveaux économistes pour qui les législations antitrusts sont une expression du dirigisme anticoncurrentiel. Voir par exemple H. Le Page, Le communicateur, n° 5, juillet 1988, p. 166 et s.

136- Voir art. préc. in Mélanges Ph. Kahn, spéc. p. 643. 137- Supra, sect. 2.

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d’un droit de la régulation qui aurait « vocation à exprimer un nouveau rapport entre le droit et l’économie, à la fois d’organisation et de contrainte, et un rapport détaché du passage par l’État et son organisation administrative138 comme le signe d’une tendance nouvelle permettant de concilier la logique du marché et la prise en compte de considérations extra-économiques (en tout cas extra-concurrentielles) ? Une telle tendance ne trouve-t-elle pas d’ailleurs une confirmation éclatante dans la loi française sur les nouvelles régulations ? De leur côté, les institutions financières internationales (notamment la Banque mondiale et le FMI) n’ont-elles pas amorcé un changement dans leur approche des politiques d’ajustement structurel en intégrant les préoccupations de lutte contre la pauvreté au moins dans leur discours?

A côté des forces qui poussent dans le sens du tout libéral, n’y en a-t-il pas d’autres qui contrebalancent leur influence comme en témoigne le développement de la contestation des institutions symboles de la mondialisation? Au-delà, la compétition ne se joue-t-elle pas, aussi, sur le terrain des valeurs éthiques et, partant, sur celui des principes et des mécanismes juridiques à même de les garantir? Dans le sens d’une réponse positive, on peut relever l’évolution des systèmes juridiques des pays développés vers une sévérité à l’égard des pratiques de corruption impliquant leurs entreprises sur les marchés étrangers.

Amorcé « aux États-Unis en 1977 avec le Foreign Corrupt Practice Act (15 USC $ 78 dd-1,78 dd – 2 (94)) », le mouvement resté longtemps isolé a connu une relance notable avec la convention de l’OCDE du 17 décembre 1997 sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, entrée en vigueur le 15 février 1999139. D’autres organisations régionales se préoccupent de la question. La «Commission européenne a lancé plusieurs programmes» dont le « programme OTOPUS II destiné à lutter contre la corruption et le crime organisé dans les États en transition »140.

Les choses sont pourtant ici plus compliquées. C’est ainsi que les États-Unis qui avaient initié la lutte contre la corruption et contribué à l’adoption de la convention OCDE de 1997 (parce que l’application unilatérale de la législation américaine pénalise les entreprises américaines) viennent de se démarquer de l’orientation prise par la même organisation dans le domaine de lutte contre l’évasion fiscale et le blanchiement de l’argent sale141. Les grandes entreprises (américaines ou autres) ont en effet intérêt à continuer de mettre en concurrence les droits nationaux au moins sur la question de la fiscalité142.

La même remarque s’impose à propos de la réglementation de l’environnement143, même si les normes internationales et le poids des ONG, limitent ici nécessairement le laissez-faire.

Plus généralement, les scandales de toute sorte qui ont accompagné le

138- M.-A. Frison-Roche, Le droit de la régulation, Dalloz, 2001, p. 610-616. 139- C. Kessedjian, La norme juridique est-elle apte à lutter contre la corruption, in

Mélanges Ph. Kahn, p. 601-611. 140- Ibid. 141- B. Stern, Changement climatique, lutte contre l’argent sale, Le Monde du

19 mai 2001. 142- J.-P. Gastaud, Le pouvoir des États et la concurrence fiscale déloyale,

Colloque du réseau « Droit et finance », Université Paris-IX - Dauphine, juin 1999, RTD, Éco., 1999, n°3.

143- On connaît par exemple le revirement américain à propos du protocole de Kyoto sur l’effet de serre, voir Le Monde du 19 mai 2001.

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développement des pouvoirs privés économiques se sont traduits par une forte « demande d’éthique »144 à laquelle les systèmes juridiques nationaux ont souvent répondu en renvoyant implicitement aux codes de conduite élaborés par les… entreprises et organismes privés145, comme s’il fallait d’abord éviter de brusquer ces derniers.

93. Entraînant les systèmes juridiques dans une compétition effrénée dont le gagnant est celui que les opérateurs économiques jugeront le plus attractif (c’est-à-dire le plus incitatif et le plus sécurisant), la mondialisation du droit s’inscrit dans une vision idyllique, ou fataliste, de la mondialisation économique qui se traduit par une dénaturation de l’idée même de droit.

Aujourd’hui, au Nord comme au Sud, l’ordre juridique est en perpétuelle mutation pour satisfaire aux exigences des forces du marché. Or, la conception du droit qui sous-tend la vaste recomposition des systèmes juridiques, à la faveur de la redécouverte du principe de liberté, n’est pas comme on pourrait le penser la conception libérale qui, dans la lignée de philosophes libéraux du XVIIIe siècle, permet de fonder le système économique sur les droits naturels et imprescriptibles de l’homme146. C’est une sorte d’"ingénierie économique" appliquée à l’ensemble des règles de droit, perçues comme de simples instruments au service de la rationalité économique, conception finalement très proche de celle défendue par l’école réaliste américaine147.

Tout faire pour créer et entretenir le cadre juridique adapté aux affaires dans le contexte d’une économie ouverte, tel est le credo des idéologues de la mondialisation. Tel est aussi le vœu des acteurs économiques transnationaux que le projet d’accord multilatéral pour les investissements, négocié dans le cadre de l’OCDE (mais qui était destiné à être par la suite étendue aux pays du Sud), se proposait de réaliser148.

144- B. Oppetit, Éthique et vie des affaires, Mélanges Colomer. 145- G. Farjat, Réflexion sur les codes de conduite privée, in Le droit des relations

économiques, Mélanges offerts à B. Goldman, Litec, 1982, p. 281; Nouvelles réflexions sur les codes de conduite privée, in Les transformations de la

régulation juridique, op. cit. 146- Encore que certains auteurs aient parlé à son sujet de droit naturel

économique : voir B. Frydman et G. Maarcher, Philosophie du droit, Dalloz, 1998. Mais la différence avec la théorie moderne du droit élaborée par Grotius et Pufendorf et enrichie par le rationalisme du siècle des Lumières tient au fait que dans cette dernière les droits naturels à l’origine de la société sont en même temps sa finalité. Dans la théorie du « droit naturel économique », on a l’impression que c’est le marché (les droits étant au service de ce dernier) qui constitue le mode naturel d’organisation de la société et la finalité de cette dernière. Cette théorie sous-tend, dans une large mesure, les propositions de l’analyse économique du droit : voir B. Frydman, Les nouveaux rapports en droit et économie: trois hypothèses concurrentes, in T. Kirat et E. Serverin (sous la dir. de), Le droit dans l’action économique, CNRS éd., 2000, spéc. p. 26-28.

147- B. Oppetit, Développement économique et développement juridique en

hommage à A. Sayag, Litec, 1997, p. 71-82, spéc. p. 72. 148- Qui serait enterré en raison des désaccords apparus entre Européens et

Américains sur le sort des lois américaines extraterritoriales et sur l’exception culturelle.

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L’AMI poursuivait l’objectif de supprimer les dernières barrières à la constitution d’un véritable marché déterritorialisé, dans lequel chaque firme, qu’elle qu’en soit la nationalité, peut investir où elle le souhaite, quand elle souhaite, sans s’exposer à des restrictions ou des discriminations fondées sur la législation de l’État de territorialité de l’investissement. C’est un pacte économique, visant à organiser la liberté de mouvement des capitaux dans le monde en limitant directement et officiellement la capacité des gouvernements nationaux à restreindre cette liberté149. Il ne s’agit plus, ici, d’attendre que la mise en concurrence généralisée des systèmes juridiques nationaux réalise un alignement complet sur le modèle le plus libéral. Il s’agit de franchir une étape supplémentaire en intervenant directement pour accélérer cette évolution.

94. Le projet prévoyait à la fois que les entreprises étrangères ne pouvaient être moins biens traitées que les entreprises nationales (mais elles peuvent en revanche faire l’objet d’un traitement plus favorable); que la liberté de rapatriement des bénéfices et de désengagement des capitaux devait être totale; que la liberté de gestion ne saurait être limitée par des clauses sociales ou environnementales; que les aides aux entreprises doivent disparaître et que les entreprises pourraient poursuivre devant un tribunal arbitral les gouvernements qui leur ont fait perdre "une occasion profitable"150 par une mesure nationale contraire au traité ce qui est une façon d’ériger les firmes transnationales en sujets du droit international.

A vrai dire, même si l’AMI semble définitivement enterré, les règles qu’il prévoit risquent quand même, à quelques exceptions près, de s’imposer dans la pratique151. La règle la plus novatrice, à savoir l’érection de l’entreprise multinationale en sujet du droit international, est d’ailleurs dans une large mesure déjà officieusement consacrée par plusieurs instruments conventionnels (convention CIRDI, convention de Séoul) et par la pratique de l’arbitrage152 qui aboutit à une banalisation de la catégorie de contrats d’État, désormais soumis à la lex mercatoria

153. Elle aurait seulement été systématisée car la logique de l’AMI était celle d’une absorption du principe de territorialité par celui de la liberté du commerce. La terre deviendrait un immense "off shore" pour les entreprises transnationales154. Tel serait logiquement le stade suprême

149- William H. Wirthereli, Un accord multilatéral sur l’investissement,

L’observateur de l’OCDE, n° 202, octobre-novembre 1996. 150- D. Carreau, P. Juillard, Droit international économique, 4e éd., LGDJ, 1998,

n° 199, 1173 et s. et 1360 et s. 151- Selon C.-A. Michalet, « Les principes de l’AMI reflétaient une évolution qui

est déjà passée largement dans les faits à travers les législations et réglementations nationales à partir du milieu des années 1980 et à travers le contenu de près de mille accords bilatéraux sur les investissements » (art. préc. in Mélanges P. Kahn, spéc. p. 446).

152- Et aussi par les conventions bilatérales entre pays exportateurs de capitaux et pays importateurs de tels capitaux ; voir M. Salem, Investissement étranger et droit international, in Mélanges P. Kahn, spéc. p. 779.

153- Supra, chap. 1, sect. 2. 154- On soulignera ici le contraste entre le traitement du capital (liberté absolue de

circulation) et celui des personnes dont la libre circulation «n’est tolérée que dans des espaces clôturés (l’État national, l’Union européenne) dont les frontières extérieures dressent un mur contre l’immigration» (F. Rigaux, art. préc.).

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de la mondialisation du modèle du droit économique libéral. On peut alors se demander si, à terme, la mondialisation du droit n’implique pas la

dissolution de toute régulation juridique. Dans un premier temps, on commence par réduire le rôle du droit et de l’État conduits à être de simples instruments, à servir uniquement de "filtre entre l’extérieur et l’intérieur", à n’être que des facilitateurs, "des interfaces et non des clôtures"155. Dans un second temps, les intermédiaires devenant inutiles, on les élimine. Ce serait alors le triomphe non pas des libertés économiques mais de la dictature de l’économique156. Comme l’observe C.-A. Michalet, « l’économisme n’est pas un humanisme […] et c’est lui qui triomphe derrière la globalisation sans qu’il soit possible de lui opposer aujourd’hui beaucoup d’obstacles »157.

Dans ce contexte, le maintien d’une forme quelconque du droit, même la Common Law en tant qu’expression de la puissance « hégémonique » des États-Unis d’Amérique, serait pour certains un moindre mal. En fait, dans la perspective d’un renforcement de la globalisation économique, « il est probable que la règle du droit économique sera standardisée à l’image de n’importe quelle technique procédurale qui vise des fins d’efficacité pour des opérations bien définies et routinières. Pour favoriser la mobilité des acteurs et des biens, les règles du jeu seront harmonisées par des agences spécialisées, fonctionnant en réseau sur une base de compétence sectorielle plutôt que nationale »158. Cette « économicisation » du droit, doublée d’une dénationalisation, scellerait, à défaut de la fin de l’histoire, celle de la géographie159.

Le monde se reconstruirait non plus autour de territoires mais d’espaces économiques « supranationaux » et « infranationaux transfrontières »160. Cette projection pèche cependant par son économisme excessif. L’État-nation est certainement amputé d’une partie de ses attributs traditionnels, et affaibli dans certaines de ses dimensions, mais il demeure le point d’ancrage obligé non seulement pour stabiliser « les populations à l’intérieur d’un territoire », mais aussi pour stabiliser les relations internationales et partant l’ordre mondial lui-même.

Dès lors, toute standardisation systématique des normes et des procédures juridiques ignorant les disparités des niveaux de développement entre les États se traduit par des coûts voire des chocs qui peuvent être très violents pour les pays faibles. C’est ainsi que la « libéralisation financière et l’ouverture des économies en développement aux capitaux étrangers », qui paraissaient aller de soi « dans un environnement de forte mobilité de capitaux » où les pays du Sud ont particulièrement à gagner dans la mesure où leur capacité d’épargne est par définition

155- Supra, sur L’État entre l’éclatement et la mondialisation. Revue belge de droit

international, 1977, 1 p. 5 s. 156- Ch. Leroy, La mondialisation pour le vide politique, in Le monde,

12 septembre 2000. 157- Art. préc. in Mélanges Ph. Kahn, spéc. p. 450. 158- Ibid. 159- P. Virilio, Un monde surexposé, fin de l’histoire ou fin de la géographie, Le

Monde diplomatique, août 1997, p. 7. 160- C.-A. Michalet, étude préc., spéc. p. 450, Comp. M.-A. Frison-Roche, Le

versant juridique de la mondialisation, Revue des Deux Mondes, décembre 1997, p. 45-53, spéc. p. 51-52, qui suggère de s’appuyer sur les réseaux techniques et professionnels pour l’élaboration du droit puisque la société mondiale, si elle existe, n’est qu’un réseau de réseaux.

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inférieure à leurs besoins d’investissements », ont été à l’origine de crises financières frappant plus durement les économies faibles161.

Certes, on pourrait être tenté de considérer qu’en dépit de tous ces effets négatifs, la mondialisation du droit économique libéral présente l’avantage incomparable de "favoriser la création d’un langage de plus en plus commun aux nations et aux individus"162, ce qui devait éloigner les perspectives de guerre. Mais là encore il faut sérieusement nuancer. D’une part, l’unification du langage concerne surtout les entreprises163. D’autre part, et surtout, dans la mesure où les instruments juridiques sont appréhendés comme des produits de "consommation courante" et qu’ils circulent avec la même mobilité que les "objets économiques" dont ils sont les doubles juridiques"164, ils ne peuvent pas faire l’objet d’une "greffe réussie"165. En effet, celle-ci suppose que le système juridique récepteur ait le temps nécessaire qui lui permet de naturaliser l’"institution reçue", c’est-à-dire de se la réapproprier en la convertissant au travers de ses catégories propres et en l’intégrant à son lexique. Or le registre temporel sur lequel se déroule la circulation des produits juridiques de l’économie globale évoque moins le "temps historique", basé selon F. Ost sur « une temporalité linéaire, orientée et raisonnablement stable ("historique"), que le temps virtuel, celui d’un instant ou d’un présent dilaté, qui à défaut d’historicité se sature de simultanéité »166.

95. Les systèmes juridiques "récepteurs" doivent assimiler de façon instantanée un flot ininterrompu d’"innovations juridiques" quelquefois très éloignées de la tradition qui fonde leurs concepts de base et leur logique de fonctionnement. La mondialisation du droit, consécutive à la mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux, est loin d’être synonyme d’avènement d’un droit commun au sens fort du terme, celui dans lequel l’entend Mireille Delmas-Marty lorsqu’elle parle d’"un droit commun à différents secteurs du droit, commun, également, à différents États dans la perspective

161- F. Nicolas, Les pays en développement face à la mondialisation, in Th. De

Montbrial et P. Jacquet (sous la dir. de), Tendances du monde, IFRI, Dunod, 2001, p. 61-47, p. 69.

162- G. Farjat, Intervention, in La Mondialisation du droit, spéc. p. 258. 163- Maria Ruegg, Richard Schepar, in Revue des Deux Mondes, spéc. p. 180 :

« Qu’il s’agisse d’entreprises anglaises, américaines, espagnoles ou allemandes, on constate que les manières d’aborder les problèmes, les raisonnements adoptés par les avocats et les banques d’affaires, sans parler d’experts comptables, sont aujourd’hui standardisés, la langue anglaise servant de lingua franca. »

164- L’expression est de M.-A. Frison-Roche, La redécouverte « des piliers du droit »: le contrat et la responsabilité introduction, in Les transformations de la

régulation juridique, p. 279 et s., spéc. n°11. 165- Voir les exemples rapportés par M. Andrieux (L’influence anglo-saxonne

dans les droits, in L’entreprise et les défis du droit à l’heure de la

mondialisation, 3e journée d’étude de l’AFJE, septembre 1997, publ. 1998, p. 56) en matière d’ « opérations d’acquisition » inspirées du droit anglo-saxon dans les États d’Europe centrale et orientale dont les systèmes juridiques sont étrangers à la tradition de la Common Law.

166- F. Ost, Le temps virtuel des lois postmodernes ou comment le droit se traite dans la société de l’information, in Les transformations de la régulation

juridique, p. 423 et s., spéc. p. 425 et p. 432.

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d’une harmonisation qui ne leur imposerait pas de renoncer à leur identité culturelle et juridique"167.

Elle conduit certes à une uniformisation de certains dispositifs juridiques sous la pression de facteurs économiques. Mais cette uniformisation concerne plus "les produits finis" que le système de production du droit ou les concepts de base. La conséquence en est une désarticulation poussée de tous les systèmes juridiques "récepteurs" du modèle dominant, qui deviennent des "systèmes juridiques baroques et bricolés"168.

Mais la mondialisation du droit sur le mode concurrentiel n’est pas une réponse insuffisante, voire illusoire pour les seuls pays du Sud. Elle l’est également pour ceux du Nord. En effet, parce qu’elle est prisonnière d’une conception d’un monde divisé en États territoriaux concurrents, elle ne peut appréhender les télescopages induits par les flux transnationaux. Deux exemples très simples peuvent illustrer ce propos.

Le premier concerne la régulation de la concurrence. On sait qu’avec la mondialisation, le champ de la concurrence s’est étendu à toutes les activités de production ou de distribution de biens ou de services quelle que soit la forme sous laquelle elles sont exercées (civile ou commerciale, publique ou privée) et le droit de la concurrence a vocation à intervenir dès lors que ces activités ont pour objet ou pour effet d’affecter le jeu de la concurrence. À l’heure où s’intensifient les réformes visant à supprimer ou alléger les contraintes pesant sur les opérateurs économiques et où on parle de "recul de l’ordre public de direction" et d’affaiblissement de l’impérativité de l’ordre public de protection", le droit de la concurrence donne au contraire l’image d’un ordre public économique envahissant voire tentaculaire. Le phénomène n’est paradoxal qu’en apparence. Dans la mesure où la mondialisation se traduit par le triomphe du modèle du marché, elle implique le développement du droit qui en exprime directement la logique et en assure l’efficacité, c’est-à-dire le droit de la concurrence dont l’actualité récente montre l’importance dans les pays du Nord169.

Pourtant, la promotion de cette discipline qui a pour fonction d’entretenir et de protéger l’identité des sociétés libérales bute sur la réalité de la transnationalisation des pouvoirs privés économiques. Dans la mesure où il est établi que la mondialisation des marchés "mondialise aussi les positions dominantes", lesquelles constituent des "barrières structurelles" à la « libéralisation des changes »170, il

167- M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Seuil, 1994, p. 7. 168- L’expression est de Ph. Moreau-Desfarges, Droit et mondialisation, art. préc.,

in L’entrée dans le XXIe siècle

. 169- Pour le procès Microsoft aux Etats-Unis, voir M.-A. Frison-Roche, Les

déboires juridiques de Microsoft illustrent l’importance du droit de la concurrence (Le Monde, 3 juin 1998). Voir également sur l’opposition des autorités américaines à la fusion de deux des trois grandes compagnies de télécommunications, World Com et Sprint « au nom de la préservation de la concurrence et de la stimulation de l’innovation » ou sur l’interdiction de la Commission européenne à Valio et Scenia de fusionner en raison des effets négatifs qu’une telle fusion aurait eu sur la concurrence dans le secteur des poids lourds en Scandinavie, F. Schwald, Les fusions-acquisitions, instruments de la destruction créatrice, in Tendances du monde, IFRI, Dunod, 2001, p. 45-60, spéc. p. 58.

170- Voir J.-M. Siroën, les politiques de la concurrence dans une économie mondialisée, revue DGCCRF, septembre-ocobre 1996, n° 93.

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devient clair que ni le concept « territorialité objective » du droit de la concurrence, ni la référence aux lois de police ne constituent une solution adaptée au problème de la régulation des phénomènes concurrentiels. Celle-ci ne peut venir que de "la détermination de règles communes et de la mise en application d’un ordre juridique international de la concurrence"171.

96. Le deuxième exemple concerne la question, à plusieurs reprises évoquée ici, de la régulation des marchés financiers.

L’évolution est ici connue. L’émergence d’acteurs financiers transnationaux (grandes banques, fonds de pension, compagnies de commercialisation) dans un contexte général dominé172 par "la dislocation des règles et des contrôles et la frénésie d’innovations financières" sophistiquées a dessiné l’image d’une "économie de casino" dans laquelle la fonction d’unification (à la fois des marchés financiers stricto

sensu et des marchés monétaires) est assurée par les réseaux financiers eux-mêmes173. Offrant "une interconnexion à la fois globale, instantanée et continue"174, ces réseaux tendent à la constitution d’un espace financier échappant à l’emprise des États tout en s’imposant à eux par le "poids du volume des transactions quotidiennes" et par les fonctions qu’il remplit, en particulier "la fonction d’équilibre entre l’épargne et l’investissement à l’échelle mondiale"175. La conséquence est non moins connue : l’incapacité de l’État territorial à prévoir et à répondre de façon satisfaisante au dérèglement de ce système transnational puisque la fonction d’équilibre ne peut être assurée que de façon "brutale et imparfaite tant que la finance est déconnectée de la production"176 et tant que la déréglementation concurrentielle est érigée en dogme. Un auteur qui sait de quoi il parle écrit que "l’impérialisme des marchés représente une menace plus redoutable pour la société ouverte que l’idéologie totalitaire"177.

Il serait plus exact de dire que cet impérialisme fait partie de ces interdépendances auxquelles le droit doit trouver des réponses appropriées.

171- Ulrich Immenga, Le droit de la concurrence dans l’économie globale, in

Mélanges Farjat, p. 405-414, spéc. p. 410-413. 172- F. Clairmont, Hors de tout contrôle, le pouvoir financier, in Les frontières de

l’économie globale, Le Monde diplomatique, Manière de voir, n°18, p. 21. 173- P. Moreau-Desfarges, ouvr. préc., spéc. p. 39: Le mouvement de

déréglementation a en réalité commencé avec les accords de Kingston du 8 janvier 1976. Voir Mohamed Salah, Mondialisation et souveraineté de l’État, revue Clunet, 1996, 3, spéc. p. 521-624 ; D. Carreau, art. préc., in Mélanges

Ph. Kahn. 174- J.-P. Delas, Les relations monétaires internationales, Librairie Vuibert, 1994,

spéc. p. 11. 175- D’après les estimations de la BRI, le montant des transactions financières est

50 fois plus important que le volume des transactions commerciales internationales. Conséquence directe de l’autorisation de la sphère financière, les mouvements de capitaux obéissent à une rationalité propre.

176- D. Pilhon, Les mutations du système financier international, p. 27. 177- G. Soros, La crise du capitalisme mondial, L’intégrisme des marchés, Plon,

1996, spéc. p. 19.