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1 M. Mahmoud MOHAMED SALAH L’irruption des droits de l’homme dans l’ordre économique international : Mythe ou réalité ? Ed. LGDJ, Lextenso, Collection Droit et économie, 2002 Première partie, chapitre 1 er intitulé : « Les institutions financières internationales et les apories de la logique de la séparation » 34- Quoique faisant partie du système 1 ou plutôt de la famille des Nations Unies 2 , la Banque Mondiale et le FMI y jouissent d’une indépendance consacrée par leurs statuts respectifs et renforcée par le principe de spécialité, lequel, implique, dans la compréhension commune 3 que « les compétences des institutions spécialisées du système onusien » sont bornées par les limites des attributions déterminées dont elles sont pourvues, ce qui peut signifier « l’interdiction pour ces institutions de s’intéresser à des thèmes qui ne relèvent pas de leurs fonctions » 4 . 35- Les deux facteurs (indépendance statutaire et principe de spécialité) s’entremêlent et se confondent pratiquement pour établir une cloison, à l’origine voulue étanche, entre le champ d’action de ces institutions et celui de l’ONU et des autres organisations spécialisées qui peuvent intervenir dans le domaine politique, humanitaire ou social. Les articles III et IV de la Charte constitutive de la BIRD sont à cet égard éloquents : « Article III : section 5 b) : La Banque prendra les mesures nécessaires permettant de vérifier que le produit de tout prêt est bien utilisé dans le seul but pour lequel il a été consenti, en tenant compte des considérations économiques et de rendement et sans tenir compte d’influence et de considérations politiques ou sortant du domaine économique ». Article IV : section 10 : Interdiction d’activité politique La Banque et ses fonctionnaires n’interviendront pas dans les affaires politiques de l’un ou l’autre membre, ils ne se laisseront pas non plus influencer par le caractère politique du membre ou des membres intéressés… ». 36- La question qui se pose est celle de savoir, d’une part, si on peut fixer une frontière sûre entre ce qui ressortit aux considérations purement économiques et ce qui relève du politique et, d’autre part, si les institutions financières internationales, qui sont une composante de la famille des Nations Unies, peuvent ignorer, dans leur champ d’action, les 1 - L’expression de « système » des Nations Unies a reçu l’onction de la CIJ dans son avis consultatif du 8 Juillet 1996 (CIJ Rec. 1996, p. 80, § 26) dans lequel, saisie d’une demande d’avis consultatif de l’assemblée de l’OMS portant sur l’utilisation des armes nucléaires, la juridiction mondiale refuse d’y donner suite en notant que si la charte jette les bases « d’un système tendant à organiser la coopération internationale de façon cohérente, par le rattachement à l’organisation des Nations Unies dotée des compétence de portée générale, de diverses organisations autonomes et complémentaires, dotées de compétences sectorielles », la coordination « du système » étant assurée « par des accords de liaison entre l’ONU et chacune des institutions spécialisées », « la Constitution de l’OMS ne peut être interprétée, en ce qui concerne les compétences attribuées à cette Organisation qu’en tenant dûment compte du principe de spécialité, mais encore de la logique du système global envisagé par la charte ». 2 - V. M. Eisemann, Peut-on parler d’un « système » des Nations Unies in La charte des Nations-Unies, Constitution mondiale, pp. 67-78, s. pp. 77-78 qui écrit : « Plutôt que de parler d’un « système des Nations Unies », formule trompeuse qui suggère une coordination qui n’est pas, il semblerait donc préférable de se référer à la famille des Nations Unies, ajoutant que cette notion « présente l’avantage de mieux décrire une réalité institutionnelle qui fait place à des degrés très divers d’interdépendance ». 3 - La CIJ y fait référence dans son avis consultatif précité. 4 - J-M. Thouvenin, La distribution des compétences dans le système des Nations Unies in La Charte des Nations-Unies, Constitution mondiale ? p. p. 79-83, s. p. 80.

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Page 1: M. Mahmoud MOHAMED SALAH L’irruption des droits de l’homme ... · M. Mahmoud MOHAMED SALAH L’irruption des droits de l’homme dans l’ordre économique international : Mythe

1

M. Mahmoud MOHAMED SALAH

L’irruption des droits de l’homme dans l’ordre économique

international : Mythe ou réalité ?

Ed. LGDJ, Lextenso, Collection Droit et économie, 2002

Première partie, chapitre 1er

intitulé : « Les institutions financières

internationales et les apories de la logique de la séparation »

34- Quoique faisant partie du système1 ou plutôt de la famille des Nations Unies2, la

Banque Mondiale et le FMI y jouissent d’une indépendance consacrée par leurs statuts respectifs et renforcée par le principe de spécialité, lequel, implique, dans la compréhension commune3 que « les compétences des institutions spécialisées du système onusien » sont bornées par les limites des attributions déterminées dont elles sont pourvues, ce qui peut signifier « l’interdiction pour ces institutions de s’intéresser à des thèmes qui ne relèvent pas

de leurs fonctions »4. 35- Les deux facteurs (indépendance statutaire et principe de spécialité) s’entremêlent et

se confondent pratiquement pour établir une cloison, à l’origine voulue étanche, entre le champ d’action de ces institutions et celui de l’ONU et des autres organisations spécialisées qui peuvent intervenir dans le domaine politique, humanitaire ou social.

Les articles III et IV de la Charte constitutive de la BIRD sont à cet égard éloquents : « Article III : section 5 b) : La Banque prendra les mesures nécessaires permettant de

vérifier que le produit de tout prêt est bien utilisé dans le seul but pour lequel il a été

consenti, en tenant compte des considérations économiques et de rendement et sans tenir

compte d’influence et de considérations politiques ou sortant du domaine économique ».

Article IV : section 10 : Interdiction d’activité politique

La Banque et ses fonctionnaires n’interviendront pas dans les affaires politiques de l’un

ou l’autre membre, ils ne se laisseront pas non plus influencer par le caractère politique du

membre ou des membres intéressés… ». 36- La question qui se pose est celle de savoir, d’une part, si on peut fixer une frontière

sûre entre ce qui ressortit aux considérations purement économiques et ce qui relève du politique et, d’autre part, si les institutions financières internationales, qui sont une composante de la famille des Nations Unies, peuvent ignorer, dans leur champ d’action, les

1 - L’expression de « système » des Nations Unies a reçu l’onction de la CIJ dans son avis consultatif du 8 Juillet

1996 (CIJ Rec. 1996, p. 80, § 26) dans lequel, saisie d’une demande d’avis consultatif de l’assemblée de l’OMS portant sur l’utilisation des armes nucléaires, la juridiction mondiale refuse d’y donner suite en notant que si la charte jette les bases « d’un système tendant à organiser la coopération internationale de

façon cohérente, par le rattachement à l’organisation des Nations Unies dotée des compétence de portée

générale, de diverses organisations autonomes et complémentaires, dotées de compétences sectorielles », la coordination « du système » étant assurée « par des accords de liaison entre l’ONU et chacune des institutions spécialisées », « la Constitution de l’OMS ne peut être interprétée, en ce qui concerne les

compétences attribuées à cette Organisation qu’en tenant dûment compte du principe de spécialité, mais

encore de la logique du système global envisagé par la charte ». 2 - V. M. Eisemann, Peut-on parler d’un « système » des Nations Unies in La charte des Nations-Unies,

Constitution mondiale, pp. 67-78, s. pp. 77-78 qui écrit : « Plutôt que de parler d’un « système des Nations

Unies », formule trompeuse qui suggère une coordination qui n’est pas, il semblerait donc préférable de se référer à la famille des Nations Unies, ajoutant que cette notion « présente l’avantage de mieux décrire une

réalité institutionnelle qui fait place à des degrés très divers d’interdépendance ». 3 - La CIJ y fait référence dans son avis consultatif précité. 4 - J-M. Thouvenin, La distribution des compétences dans le système des Nations Unies in La Charte des

Nations-Unies, Constitution mondiale ? p. p. 79-83, s. p. 80.

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droits de l’homme qui figurent au premier rang des principes et des buts de l’Organisation des Nations Unies tels qu’affirmés dans la Charte de San Francisco5.

Il existe un lien entre ces deux questions : c’est celui de la nature des problèmes afférents aux droits de l’homme. Leur respect est-il vraiment une question purement politique6? Que le thème soit devenu « un enjeu politique » important dans le jeu des relations internationales, personne ne le conteste7. Cela ne saurait faire oublier que, ce qui a été appelé, « la révolution

des droits de l’homme »8 débouche, non seulement, sur l’application du droit international des droits de l’homme « aux relations entre l’Etat et ses propres nationaux », mais quelquefois, aussi, sur leur application à « l’appareil politique de l’Etat » lui-même et, enfin, que « les

Etats parties aux instruments internationaux protecteurs ont le droit de dénoncer les

violations des droits de l’homme commises par d’autres Etats et, éventuellement, de

poursuivre ces derniers devant des juridictions spécialisées »9. 37- Par ailleurs, il faut rappeler le célèbre obiter dictum de la CIJ, dans l’affaire Barcelone

Traction10, repris ultérieurement, par elle, selon lequel, « une distinction essentielle doit, en

particulier, être établie entre les obligations des Etats envers la Communauté internationale

dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d’autres Etats dans le cadre de la protection

diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les Etats. Vu l’importance

des droits en cause, tous les Etats peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à

ce que ces droits soient protégés ; les obligations dont il s’agit sont des obligations erga

omnes ». 38- L’obligation de respecter les droits de l’homme constitue donc le prototype de ces

fameuses « obligations erga omnes » que tous les Etats (et les organisations internationales lesquelles sont des organisations d’Etat) ont un intérêt juridique à voir observer. De son côté,

5 - Le Préambule de la Charte proclame la foi des Nations Unies « dans les droits fondamentaux de l’homme,

dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes,

ainsi que des Nations, grandes et petites ». De même l’article 1er, § 3 de la Charte, place parmi les buts dont l’Organisation poursuit la réalisation : « la coopération internationale en résolvant les problèmes

internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant

le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous sans distinction de race, de sexe, de

langue ou de religion ». Enfin, l’article 55 énonce dans son alinéa c) que l’Organisation favorise « le respect

universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous ». Or ces principes se placent aujourd’hui « au sommet de l’édifice normatif international, dans son ensemble et non pas

seulement au sommet de l’édifice des Nations Unies » (L. Condorelli, La Charte, source des principes fondamentaux du droit international in La Charte des Nations Unies, Constitution mondiale ? p. p. 161-172, s. p. 163).

6 - Le refoulement des droits de l’homme et, de façon générale, du droit dans la sphère du politique ne peut a priori manquer de surprendre, quand on connaît le poids, tant en droit interne (V. A.J. Arnaud, Le savant et le médium. Signification politique de l’interprétation juridique in L’interprétation en droit. ADP, 1972, p. 197 : Il existerait selon la doctrine de la séparation des pouvoirs, « une sphère politique : celle des choix

fondamentaux qui vont être transformés en principes juridiques et une sphère juridique qui serait celle de la

mise en œuvre fidèle de ces principes d’où la dépolitisation de la mission du juge ») qu’en droit international (V. sur la doctrine de la dichotomie du droit et du politique : J. Salmon, Le droit international à l’épreuve au tournant du XXIe siècle. Cours Euro-Méditerranéen de Droit international, Bancaja, Volume VI, 2002, p. 116-143) de la thèse de la séparation du juridique et du politique.

7 - F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 9ed. revue et augmentée, PUF, s. n°26 qui souligne que « les accusations des violations des droits de l’homme traduisent plus une volonté de

déstabilisation des régimes politiques qu’une prise en considération réelle des intérêts des victimes ». 8 - P-M. Dupuy, L’unité de l’ordre juridique international, Cours général de droit international public, RCADI,

vol. 297 (2002), notamment parties III et IV. 9 - F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, op.cit, s. n°25. 10 - CIJ, arrêt, affaire de la Barcelone Traction, Light and Power Company, Limited, Belgique C. Espagne, 5

Février 1970, § 33.

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l’article 28 de la Déclaration universelle des droits de l’homme dispose que « toute personne

a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les

droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet ». Ces éléments peuvent-il peser en face des chartes constitutives des institutions financières

internationales complétées, s’agissant de leur indépendance, par le contenu des accords de liaison ou de coopération avec l’ONU ? Ainsi, selon l’article IV de l’accord entre la BIRD et l’ONU11 qui a le même contenu que l’article IV de l’accord qui lie le FMI à cette organisation12 : « L’ONU reconnaît que les mesures à prendre par la Banque au sujet de tout

emprunt doivent être réglées par la Banque, qui exerce son jugement en toute indépendance,

conformément à son statut. L’ONU reconnaît, en conséquence, qu’il serait de saine politique

que l’Organisation évite de faire à la Banque des recommandations au sujet de tel ou tel

emprunt ou des conditions ou des circonstances de son financement par la Banque »13. 39- Lorsqu’en 1965, l’Assemblée générale de l’ONU a adressé à la BIRD deux

résolutions visant à sanctionner le Portugal et l’Afrique du Sud pour la violation des droits de l’homme14 en lui demandant sa coopération à leur application par la cessation de toute aide économique aux deux pays, la Banque mondiale a naturellement invoqué l’accord de liaison et de coopération précité ainsi que l’absence de force obligatoire des résolutions de l’Assemblée générale à son égard, d’une part, et les termes de l’article IV de ses statuts, d’autre part, en précisant, pour ce qui est de ce dernier point, que les reproches adressés par l’Assemblée générale des Nations Unies aux régimes du Portugal et d’Afrique du Sud constituent des reproches politiques dont la Banque ne pouvait tenir compte que si les comportements des Etats en cause avaient des retombées sur leur développement et sur leurs relations économiques15.

40- Ces arguments n’ont évidemment pas la même valeur. Si les résolutions de

l’Assemblée générale des Nations Unies, lorsqu’elles s’analysent en de simples recommandations, ne lient pas juridiquement la BIRD, cette dernière ne peut se retrancher derrière ses statuts, lorsqu’est en jeu le respect de normes obligatoires du droit international car une organisation internationale (comme un Etat) ne peut « invoquer les spécificités de son

ordre juridique propre pour échapper à (ses) obligations internationales »16.

11 - Article IV, § 3 de l’Accord de coopération entre la BIRD et l’ONU, 15 Nov. 1947, R.T.N.U. Vol. 16, p. 346. 12 - R.T.N.U., Vol. 16, p. 325. 13 - R.T.N.U., Vol. 16, p. 347. 14 - en particulier, la politique coloniale du premier et la politique d’apartheid du second. 15 - V. M. Brockes, Conseiller général de la BIRD, International Legal Materials, 1967, p. 167. 16 - P. Klein, La responsabilité des organisations internationales dans les ordres juridiques internes et en droit des

gens, ed. Bruylant, 1998, s. 372. V. dans le même sens, P. Klein, Les institutions financières internationales et les droits de la personne, RBDI, 1991, n°1, p. 97-121, s. p. 104-105 qui note : « L’orientation politique

(d’un Etat), dont nombre d’instruments internationaux assurent le respect à ce titre se comprend

normalement des options choisies par cet Etat pour la gestion des intérêts communs dans les domaines

sociaux, économiques et culturels, ou, plus largement, pour le développement d’une société humaine. Cette

liberté d’orientation, que reconnaît indirectement l’acte constitutif de la BIRD, ne comprend pas celle de

porter atteinte aux obligations internationales de l’Etat… C’est pourtant étrangement à un tel résultat

qu’aboutit l’interprétation défendue par les autorités de la Banque Mondiale en estimant que des pratiques

de violations des droits de la personne s’inscrivent dans le choix de l’orientation politique des Etats qui les

commettent et doivent à ce titre bénéficier de la protection du droit international. On peut affirmer, au

contraire, que les violations des droits de la personne apparaissent non comme une composante de la

politique d’un Etat, pour la détermination de laquelle celui-ci dispose d’une liberté que le droit

international protège, mais seulement comme une atteinte aux obligations internationales de l’Etat, par

essence contraire au droit des gens. La question du respect du droit des personnes relève au premier chef

du droit et non de la politique. A cet égard, il paraît donc mal fondé pour les institutions financières

internationales d’en écarter la prise en compte… ».

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Comme l’observe, du reste, A. Bredimas, « la clause des statuts de la Banque mondiale

sur la neutralité politique (ne peut exclure) la prise en compte des droits par la Banque, car

ces droits engagent les Etats indépendamment du caractère politique des gouvernements »17. 41- Telle est, en effet, la conséquence inévitable de l’internationalisation des droits de

l’homme. Par ailleurs, l’invocation par les institutions financières de leur neutralité politique a

toujours recelé une part importante d’hypocrisie, non seulement parce que leurs interventions dans certains pays (notamment les aides consenties) ont souvent été dictées par les liens que ces pays entretiennent avec les actionnaires les plus influents au sein de ces institutions mais aussi et, surtout, parce que ces interventions ont également (et selon, certains, principalement) des effets politiques18.

42- Au-delà de ces considérations, l’idée même de concevoir l’économie et les droits de

l’homme comme des domaines séparés est fortement remise en cause, depuis quelques décennies, à l’intérieur et à l’extérieur de la famille des Nations Unies. De nouveaux paradigmes du développement, en phase avec la multiplication des problèmes transversaux, s’édifient sur le fondement d’une approche intégrée du développement et des droits de l’homme. L’émergence de ces paradigmes accentue la pression sur le cadre d’intervention des institutions financières internationales et éclaire le décalage entre la pratique et les exigences mondiales de respect des droits de l’homme.

Section 1 : Un cadre conceptuel et institutionnel secoué par l’émergence de nouveaux

paradigmes

43- Les institutions financières internationales traitent des questions économiques, y

compris dans les pays en développement, comme s’il existait une rationalité économique en soi, que l’on pourrait appréhender sans référence à des valeurs externes.

Cette démarche ne s’explique pas seulement par leurs Chartes constitutives, lesquelles sont, comme on l’a évoqué ci-dessus, fondées sur la dichotomie tranchée entre le champ de l’économie et celui des considérations extra-économiques ; elle prend également appui sur certains dogmes de la théorie économique qui vont ainsi servir de justification scientifique à l’expulsion des droits de l’homme hors du champ officiel de traitement des problèmes du développement.

La référence sélective aux dogmes de la théorie économique dominante (Paragraphe 1) a cependant connu, au moins dans le discours, des infléchissements significatifs (Paragraphe 3), suite à la percée de nouveaux paradigmes associant les questions de développement et celles de droits humains (Paragraphe 2).

17 - A. Bredimas, Les organisations économiques internationales et les droits de l’homme in La crise des

organisations internationales et les droits de l’homme, ed. Pedone, 2004, p. 147-158, s. p. 149. 18 - Comme le souligne fort justement J.M. Sorel à propos du FMI : « L’argument de non ingérence résiste peu à

la réalité, le Fonds en déterminant le niveau du taux d’intérêt ou des taux de change détermine l’évolution

d’un pays sans doute d’une manière plus appropriée qu’il ne paraît le faire en édictant des mesures

sociales… La séparation entre l’économique, le social et le politique tient plus de la fiction que de constats

de bon sens ». J.M. Sorel, Les conséquences sociales et culturelles des activités opérationnelles du FMI in A. Pellet et J.M. Sorel (sous la direction de), Le droit international du développement social et culturel, ed. L’Hermès, 1987, p. 181-200, p. 197. En tout état de cause, la séparation entre l’économique et le politique n’a jamais été scrupuleusement respectée par le FMI. Ainsi, lorsqu’en 1998, il s’était lancé dans le sauvetage de l’économie russe, c’était en violation de « tous les principes qui auraient du régir une décision

de prêt », une opération « dictée par le souci de maintenir Boris Elstine au pouvoir ». V. J.E. Stiglitz, La grande désillusion, ed. Fayard, s. p. 221.

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Sous-Section 1 : La référence sélective aux dogmes de la théorie économique et

l’expulsion des droits de l’homme hors du champ du développement

44- Les institutions financières internationales ont pendant longtemps défini leurs

interventions sur le fondement d’une approche économique qui a été appelée « Consensus de

Washington » ou « triomphe de l’économiquement correct », en ce sens qu’elle repose sur « l’idée que la plupart des experts, des gouvernements et des institutions multilatérales

partageraient les mêmes instruments de l’analyse économique néo-classique tels qu’ils sont

par exemple rappelés dans les rapports sur le développement de la Banque mondiale »19. Or, ces instruments, loin d’être neutres, sont l’expression d’un modèle d’organisation

sociale, dans lequel, l’économie, séparée des autres instances sociales, est supposée fonctionner selon des lois propres20. L’affranchissement de l’économique par rapport au cours général de la moralité étant acquis, depuis au moins A. Smith21, l’urgence était surtout de l’immuniser contre l’intrusion du politique ; ce fut chose faite avec l’affirmation d’une cohérence interne, automatique et bénéfique qui lui serait propre22 et qui explique ce qui a été appelé « la dérive scientiste de l’économie politique... important les méthodes des sciences de

la nature par définition adaptées aux phénomènes naturels et non à la complexité sociale »23. L’origine de cette dérive réside, semble-t-il, dans le passage du modèle classique, lequel n’était pas, contrairement à une idée reçue, réfractaire aux droits de l’homme (ou au moins une grande partie de ces droits lesquels, constituaient même pour une partie du courant classique, les fondements de l’économie politique)24 au modèle néo-classique et au triomphe de la révolution marginaliste, laquelle va réduire l’homme à l’homo economicus.

19 - G. et N. Grellet, Développement des marchés et coûts de transaction. Une critique des politiques

économiques libérales in Le libéralisme en question, Revue tiers-monde n°157, Janv-Mars 1999, t. XI, p. 37-48. V. sur la diffusion, mais aussi, la réception différenciée du modèle issu de ce consensus en fonction des traditions nationales des Etats : B. Jobert, Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994.

20 - Sous cet angle, on peut dire que le modèle a son origine, non pas dans la théorie néoclassique, mais dans la doctrine classique. C’est en effet avec les classiques (notamment A. Smith et Ricardo) que « l’économique » a véritablement émergé comme un objet autonome ayant une rationalité propre. V. F. Caillet, Essai sur l’idéologie de la rationalité économique, thèse, Paris, 1974, p. 36.

21 - notamment par l’affirmation d’un cours moral spécial en matière économique. L. Dumont, Homo aequalis, genèse et épanouissement de l’idéologie économique, N.R.F. Gallimard, 1977, s. p. 36 qui écrit : « C’est

ainsi qu’il fut admis que toute action mue par un intérêt égoïste n’est, non seulement pas immorale mais

constitue le meilleur moyen de réaliser le bien ». C’est également dans ce cadre qu’il faut comprendre le fameux « Enrichissez-vous ! » de Guizot.

22 - On trouve cette idée dans l’œuvre du prix Nobel d’économie F.A. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes de justice et d’économie politique, vol. 3, De l’ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1983, s. p. 180 qui fustige l’interventionnisme étatique dont « la logique intrinsèque

aboutit forcément à une domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie ». 23 - J. Généreux, Les vraies lois de l’économie politique. Economie, ed. Seuil, 2005, vol. 1, s. p. 43. 24 - L’utilité sociale constituant, pour l’autre courant de cette doctrine, le seul vrai fondement. V. sur ce point,

l’ouvrage particulièrement clair et synthétique de F. Vergara, Les fondements philosophiques du libéralisme. Libéralisme et éthique, ed. La découverte / Poche, 2002, s. p. 182-183. V. également P. Dardot et Ch. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néo-libérale, ed. La Découverte/Poche, 2009, 2010, s. pp. 26-27 qui écrivent : « Le libéralisme classique se caractérise par le renouvellement des

manières de penser la limitation apportée à l’exercice de la puissance publique. Deux séries d’arguments

tantôt se mêlent, tantôt se disjoignent : la première série parle la langue des droits de l’individu, la seconde

série parle de celle de ses intérêts. Dans le premier cas, le fondement de la limitation est juridique :

l’existence de droits naturels dont l’individu est porteur suffit à poser les limites que l’autorité souveraine

doit s’interdire de franchir. Dans le second, le fondement se veut scientifique : l’existence d’une nature de

l’homme, d’un ordre propre de la société civile, d’une progression historique universelle établit

naturellement l’étendue de l’intervention de l’Etat. C’est alors l’action des forces obéissant à des lois

connaissables qui dresse des limites à cette intervention… Ces deux voies (qui) ne sont pas sans impliquer

deux conceptions hétérogènes de la loi et de la liberté (ont cependant donné lieu) à ‘’une connexion

intéressante’’, donc à toute une série de ponts, de passerelles, de joints... ».

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45- L’ère néo-classique commence vers les années 1870, avec la promotion par Jevons,

Menger et Walras du principe de l’utilité marginale décroissante25. Désormais, l’analyse économique va être focalisée sur les besoins de l’homo-économicus et la loi de satiété de ces besoins26.

La conception néoclassique restreint ainsi l’objet de l’économie politique à l’analyse des combinaisons optimales entre « des moyens rares destinés à satisfaire des fins données », étant entendu que l’économiste n’a pas à juger de ces fins ni à les apprécier en tant que telles27. Il constate simplement l’existence de besoins, qu’il considère comme des données qui s’imposent à lui. Besoins des consommateurs et meilleure façon de les satisfaire : voilà le crédo qui va, désormais, fonder la préoccupation essentielle de la nouvelle science économique. L’activité économique pourra alors être reconstruite en « fonction des échelles,

de préférence des individus pour plusieurs biens et la rencontre des échelles avec les

contraintes que la nature impose aux besoins humains »28. 46- Cela entraîne une première conséquence par rapport à l’analyse des classiques. Alors

que pour ces derniers, la valeur d’un bien dépendait de la quantité de travail qui y était incorporée (ce qui mettait, au premier plan, le rapport capital- travail)29, les néoclassiques introduisent, au moment où la question sociale devenait une question gênante30, une conception subjective de la valeur d’un bien, fondant celle-ci sur l’utilité de ce bien pour le consommateur31, ce qui permet d’éliminer le problème des antagonismes existant dans la sphère de la production et, au-delà, d’expulser la question de la justice sociale hors du champ de l’économie.

25 - L’hypothèse qui sous-tend les travaux de l’école marginaliste est celle d’une offre donnée de facteurs

productifs déterminée de « façon exogène par des éléments ne relevant pas du domaine de l’analyse », ce qui transforme la nature même du problème économique (conçu comme la recherche des conditions auxquelles les services productifs donnés peuvent être affectés de façon optimale à des usages alternatifs). V. M. Blaug, La pensée économique, origine et développement, economica, 1981, p. 116 et s.

26 - R. Barre, Economie politique, P.U.F. 1968, Tome 1, p. 18 et s. 27 - P. Samuelson, L’économique, Tome 1, A. Colin, 1964, trad. p. 21 ; H. Guitton, Maîtriser l’économique, p.

109, « lorsqu’on dit que la science économique est la science des choix, cela s’entend uniquement du choix

des moyens. Elle n’intervient qu’une fois les objectifs tracés ». 28 - R. Barre, ouvrage précité, p. 32. 29 - Plus précisément chez les classiques, il y avait affrontement entre les différentes classes sociales (capitalistes

travailleurs, propriétaires fonciers) à propos de la répartition du revenu global ; celle-ci apparaît « comme un

prélèvement opéré sur le surplus produit ; le rôle du travail, de la force de travail apparaît essentiel, sinon

exclusif dans la constitution de ce surplus » (G.A. Frois, Economie politique, Economica, 1982, p. 96). V. par exemple, D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt. Science Flammarion, V. Préface et p. 19, pour qui, l’objet de l’économie politique serait « la détermination des lois qui règlent (la)

distribution du produit national entre les trois classes de la société : propriétaires fonciers, capitalistes,

travailleurs ». 30 - Dans la théorie classique, le travail étant considéré comme la source de toute valeur, la justification trouvée

pour le profit (analysée comme la contrepartie de l’avance consentie aux travailleurs pour leur permettre de vivre) ne pouvait tenir indéfiniment. Ce qui constitue pour certains auteurs l’une des raisons du passage du « paradigme » (au sens où l’entend T. Kuhnu, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1972, qui y voit un modèle réunissant une communauté homogène fixant à la recherche un objet bien précis et utilisant des méthodes communes) classique au paradigme néo-classique. M. de Vroey, Communication au colloque de Namur, Juin 1973, Actes édités sous le titre : Méthodes scientifiques et problèmes réels, Presses Universitaires de Namur, 1974, p. 75 et s.

31 - notion de marge sur l’aptitude qu’a ce bien de satisfaire les sujets économiques. L’accent n’est pas seulement mis sur la demande de ce bien mais aussi sur son coût analysé comme une “désutilité” ou renonciation à un emploi déterminé de ce bien.

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47- Cette conception imprègne la nouvelle justification du profit considéré, désormais, comme « la rémunération d’un coût aussi réel que le paiement du travail mais subjectif :

l’abstinence et le risque du capitaliste »32. Enfin, la spécification du cadre institutionnel et des classes sociales devient inutile dans la perspective néoclassique. La scène économique ne connaît plus que les consommateurs et leurs besoins, le classement de ceux-ci en fonction de leur utilité et la contribution des firmes à leur satisfaction33. La seule rationalité concevable étant celle de moyens agencés vers la satisfaction optimale d’une fin, la science économique peut se transformer en une « mécanique de l’utilité »34, fonctionnant en vase clos35, épurant son domaine de tout ce qui n’est pas traduisible en termes économiques36, c’est-à-dire en termes monétaires37 avec tout ce que cela implique comme exclusion, notamment celle des biens environnementaux38.

32 - De Vroey, étude précitée, op.cit. p. 80 et s ; G.A. Frois, Economie politique, op.cit. p. 97. Avec cette

conception, note l’auteur, le « raisonnement en termes de classes sociales disparaît, l’affrontement social

est éludé ; il s’agit d’une approche en termes de facteurs de production, chacun de ces facteurs reçoit une

rémunération ». Le capital et le travail sont deux facteurs de production qui reçoivent chacun une rémunération et ont « donc un rôle équilibré ».

33 - Alors que chez les classiques la préoccupation centrale était, on se souvient, le développement économique et la répartition de ses fruits ; la théorie néoclassique peut substituer à cette préoccupation un raisonnement en termes d’équilibre général dans un cadre essentiellement statistique « où il faut trouver les modalités

d’affectation et d’allocation optimale des ressources » (G.A. Frois, ouvrage précité, p. 94). 34 - G. Roegen, La science économique, ses problèmes, ses difficultés, op.cit., qui souligne la transposition avec

Walras et Jevons de « l’épistémologie mécaniste », créant et confortant l’illusion, à travers l’introduction du discours mathématique, d’une neutralité de cette science.

35 - J. Attali et M. Guillaume, L’anti-économique, collection Economie en liberté, P.U.F. 1974, p. 1. 36 - On pourra ici dresser un parallèle entre le passage du jusnaturalisme (qui a correspondu à la phase

d’ascension du capitalisme) au positivisme (correspondant à la période de sa stabilisation) sur le plan juridique et celui du passage de l’économie politique classique à l’économique politique néoclassique sur le plan économique.

37 - Sur ce lien entre monnaie et économie, V. notamment J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, ed. Payot, 1965, s. p. 212 et 223, pour lequel, en « (élevant) l’unité monétaire à la dignité d’une unité de

compte et (en faisant) un instrument de calcul rationnel des coûts et profits », l’économie capitalisme « développe la rationalité du comportement et en renforce le tranchant… » et « cette innovation subjugue le

reste de la vie sociale », « inspirant l’attitude mentale de la science moderne… chassant des esprits les

croyances métaphysiques, les notions romantiques et mystiques de toute nature ». 38 - Dans le cadre de la théorie économique néo-classique, les biens environnementaux ne pouvaient être

appréhendés que comme des biens qui perturbent le bon fonctionnement du marché (non seulement parce qu’un consommateur ne peut être exclu s’il n’en paie pas le prix mais aussi parce que les « consommateurs

ne sont pas rivaux dans leur rapport à ces biens, en ce que leur consommation ne fait pas monter le prix ». Or, ces deux conditions : « exclusion du consommateur qui ne paie pas et rivalité des consommateurs dans

la mesure où la demande d’un nouveau consommateur élève le prix » font partie, dans l’optique néo-classique, « des très nombreuses conditions qui sont nécessaires au bon fonctionnement de l’économie pure

du marché ») et dont la production appelle une intervention de l’Etat, (« pour que le bien soit produit au

niveau où son utilité estimée est égale à son coût ») « qui peut faire produire le bien en le faisant payer non

au consommateur mais au contribuable » (Citations du professeur J. Cousy, Les biens publics globaux in Archimède & Léonard, Le financement du développement durable AITEC, 2000, p. 25-38, s. p. 28-29). Dans un sens voisin, quoique moins restrictif, les biens environnementaux sont définis comme des « externalités non pécuniaires » créant des effets hors marché sur le développement d’autres membres de la société (producteurs ou consommateurs), effets tantôt positifs (si le Welfare des autres membres en est augmenté), tantôt négatifs (si celui-ci en est diminué) qui appellent une action régulatrice de l’Etat (« en

pénalisant par un impôt l’émetteur de l’externalité négative ou en récompensant par une subvention

l’émetteur d’externalités positives »), dont les limites sont cependant désormais connues (J. Cousy, étude précitée, s. p. 30). V. également sur la critique de la théorie économique libérale en la matière, L.R. Brown, Le Plan B. Pour un Pacte écologique mondial, Paris, Hachette, 2008, et sur l’intégration de l’environnement dans le champ de la théorie économique récente, V. Ph. Boutems et G. Rotillon, L’économie de l’environnement, Paris, ed. La Découverte, 2007.

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48- L’introduction de nouveaux outils conceptuels comme « les courbes de demande et

d’offre, les notions d’accroissement marginal de substitution à la marge » et l’utilisation du raisonnement algébrique facilite l’explication des comportements économiques en termes de principe unique : la maximisation sous contrainte. Ce principe fondera les hypothèses sur le comportement du consommateur et de l’entrepreneur39 et constituera le point de départ des analyses dites d’équilibre partiel40 et d’équilibre général41, lesquelles se fondent sur une conception nouvelle de la concurrence.

49- Alors que chez les classiques, et notamment, chez A. Smith42, celle-ci désigne un

comportement par lequel, les agents économiques, libres, luttent pour satisfaire leurs intérêts égoïstes, chez les néoclassiques, elle est liée à la structure du marché et ne devient parfaite que lorsque cette structure remplit un certain nombre de conditions43, sans la réunion desquelles l’optimum économique ne peut être atteint. D’une notion empirique et naturelle, on passe à un concept abstrait dans le cadre d’une démonstration mathématique de l’équilibre général ou de l’optimum économique44.

50- Sans aller jusqu’à estimer que ces belles « constructions ne servent à rien »45 car le

concept marginaliste de rationalité débouche sur des applications pratiques et permet certaines prévisions46, Il faut reconnaître que de par la problématique qui les sous-tend, elles sont de peu d’utilité pour qui veut comprendre l’articulation d’ensemble du système économique et des autres structures sociales, sans lesquels il n’a pas de signification47 ainsi que la place et l’importance des valeurs, au premier rang desquelles se situe le respect des droits de l’homme, de tous les droits de l’homme. La théorie néo-classique expulse de son champ les structures et

39 - L’hypothèse est toujours la même : s’agissant de l’entrepreneur, on supposera qu’il cherche à maximiser son

profit sous contrainte d’un montant de ressources déterminées ; compte tenu des ressources dont il dispose il se heurte à une limite qui est formalisée par l’analyse économique. En ce qui concerne le consommateur, il est supposé qu’il cherche à maximiser son utilité sous contrainte (compte tenu de son budget total), c’est « l’idée de rationalité limitée, contrainte » (G.A. Frois, op. cit p. 101) qui fournit la base d’un calcul économique. Le problème est de savoir si la réalité économique peut se prêter à un traitement par l’usage exclusif des mathématiques, sauf à ignorer l’univers des relations humaines complexes qui se nouent et se dénouent derrière la formalisation des seules choses jugées utiles parce qu’elles sont produites pour s’échanger entre des sujets économiques - sur un espace économique donné - le marché (J. Lacroix, Jugements de valeur et sciences, op.cit. p. 395 à 409).

40 - notion jugée plus maniable par l’école de Cambridge et notamment son chef de file, A. Marshall qui préfère bâtir son raisonnement à partir de la notion de firme représentative.

41 - inaugurée par L. Walras. L’analyse est ici centrée sur la détermination des conditions d’un équilibre stable, en raisonnant à partir de l’hypothèse de l’entrepreneur en situation de concurrence pure et parfaite. En intégrant l’ensemble des éléments d’un système économique (agents, facteurs de production et marchés de biens), on peut selon l’analyse de l’équilibre général déterminer simultanément l’ensemble des variables économiques, des prix comme des quantités, et définir les conditions d’un équilibre stable.

42 - qui, même s’il n’est pas, contrairement à une opinion répandue, le père de la théorie de la concurrence (J. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome 1, Trad. Ed. Gallimard, Préface R. Barre, p. 249 et s), est celui qui l’a promue au rang de principe organisateur et harmonisateur des intérêts économiques au sein d’une nation.

43 - Atomicité du marché, transparence, homogénéité du produit, mobilité des facteurs de production. V. J. Lenay, L’analyse théorique de la concurrence, thèse, Rennes, 1971, p. 50 et s.

44 - ibid. 45 - J. Attali et M. Guillaume, L’anti-économique, PUF, 1972, p. 80 et s. De même, il serait excessif de n’y voir

que de « vastes constructions idéologiques » (Godelier, Rationalité et irrationalité en économie, Maspero, 1968, p. 22 et s).

46 - J. Attali et M. Guillaume, dans leur ouvrage précité, s. p. 80, le reconnaissent. Il faut seulement s’empresser d’ajouter qu’elles sont limitées quant à leur objet (permettre à certains entrepreneurs par exemple de prévoir les effets d’un investissement) et à leur durée.

47 - Or l’économique pas plus que le juridique ne peut s’expliquer par lui-même !

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les rapports de pouvoir qui sous-tendent les phénomènes dont elle entreprend la « mise en

corrélation »48, élimine tout ce qui est nécessaire à l’élucidation concrète des formes de comportement dont elle traite, de leur finalité et de leur sens49, accueille hypocritement comme des données s’imposant de l’extérieur à elle, des besoins dont l’appréciation renvoie à la hiérarchie découlant de l’organisation sociale50.

51- Pour certains économistes, que l’on qualifiera volontiers de dogmatiques, ces critiques

sont sans objet. La science économique ne saurait s’intéresser aux phénomènes de pouvoir et aux valeurs sans perdre son caractère scientifique (sic) car de tels « phénomènes relèveraient

d’une approche essentialiste qui ne peut, par définition, être objective »51. Cette argumentation ne semble pas sérieuse. En effet, ou l’analyse économique épuise par ses méthodes toute la signification des phénomènes étudiés, et dans ce cas, il n’y a pas de distinction à faire entre approche descriptive et approche « essentialiste », la théorie économique peut prétendre être une théorie explicative52, ou elle n’y arrive pas et elle ne saurait dans ce cas, invoquer un quelconque artifice méthodologique pour se soustraire à l’étude de phénomènes indispensables à la compréhension de son objet. Qu’une telle étude soit délicate en ce qu’elle oblige à se départir d’une conception positiviste et mécaniste de la science53, cela ne fait pas de doute ; mais les difficultés en la matière ne sauraient justifier la persévérance dans le maniement d’une construction qui fonctionne moins comme une science que comme une idéologie.

52- Ce sont, en tout cas, les instruments issus de cette construction qui ont influencé,

pendant deux décennies au moins, les stratégies de développement mises en œuvre dans les pays du Sud, sous l’égide des institutions financières internationales.

Or, les présupposés qui sous-tendent de tels instruments sont incompatibles avec les principes d’indivisibilité et d’interdépendance des droits de l’homme. En effet, d’une part, l’exaltation de la « dimension spécifiquement économique » de l’homme, « sa séparabilité

avec ses autres dimensions »54, conduit à privilégier les seules libertés économiques et, d’autre part, la foi dogmatique dans la quasi infaillibilité des lois naturelles de la concurrence condamnent dans une large mesure les droits de l’homme qui impliquent une intervention positive de l’Etat55.

48 - Sur cette critique de l’ignorance des rapports de pouvoir : J. Attali et M. Guillaume, L’Anti-économique,

op.cit. ; J.K. Galbraith, La Science économique et l’intérêt général, trad. F. ed Gallimard, 1974. ; J.K. Galbraith, Le Nouvel état industriel, trad. F. ed Gallimard, 1968 ; M. Guillaume, Le Capital et son double, PU.F-1975; J. Baudrillard, Pour une critique de l’économique politique du signe. Ed. D. Gonthier, 1975.

49 - M. Marcuse, L’homme unidimensionnel, ed. Minuit, 1998. ; la rationalité de l’économie politique comme rationalité de moyens permet d’évacuer de la discussion l’ensemble des intérêts qui sous-tendent l’affirmation de cette rationalité ; P. Chanier, La Finalité retrouvée, condition de la reconstruction de la raison économique in Economies et sociétés, jugements de valeur et sciences sociales, op.cit., p. 493 et s.

50 - J. Attali et M. Guillaume, ouvrage précité, p. 6 ; il est en définitive ridicule de considérer comme neutres au regard de l’analyse économique les structures qui constituent la source principale des besoins dont elle analyse la satisfaction.

51 - A. Wolfelsperger, Le Contenu idéologique de la science économique in L’économique retrouvé. Vieilles querelles et nouvelles analyses, economica, 1977, p. 32 et s. Autrement dit, être scientifique c’est se cantonner à la description et la mise en corrélation de « certains phénomènes » que surtout, il ne faudrait pas tenter de raccrocher à la société et à ses valeurs ! L’économiste néolibéral pressent bien que l’objet qu’il étudie est un objet mutilé, mais accepte et justifie cette mutilation au nom de la science. Cachez-moi « cette

structure sociale que je ne saurais voir » dit-il en substance ! 52 - Ce qui est une condition nécessaire mais non suffisante pour être considérée comme une théorie scientifique. 53 - Obligeant l’économiste à poser son rapport au pouvoir et au conflit d’intérêt. 54 - J. Généreux, ouvrage précité, s. p. 44. 55 - De tels droits ne pourraient, selon F.A. Hayek, « être traduits dans des lois contraignantes sans du même

coup détruire l’ordre de la liberté auquel tendent les droits civils traditionnels » et l’auteur de critiquer la

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53- Analysant ainsi le discours de la Banque mondiale, jusqu’à la fin des années 90 du

siècle dernier, B. Hibou souligne que ce discours qui tente « d’imposer une certaine vision de

la réalité économique, (de) transmettre une vulgate économique » s’articule « autour de trois

principes plus ou moins implicites : l’introduction de la norme libre-échangiste ; la recherche

de la simplicité à tout prix ; et la volonté de circonscrire le politique »56. L’auteur montre, à partir d’une étude fine des « documents officiels et de la littérature grise de la banque » que si « les soubassements théoriques des réformes préconisées » ressortissent au corpus « de la

théorie économique du bien-être dans le cadre d’économie dépendante » et « l’économie

politique libérale », la pratique effectivement suivie est celle d’une utilisation partielle et sélective des thèmes de référence et de leurs conclusions et de l’introduction « de

considérations d’ordre pratique pour trancher entre diverses solutions »57. Et l’auteur de conclure qu’ « on ne peut parler de théorie sous-jacente, mais bien d’un discours qui inspire

les politiques économiques »58. 54- Tout se passe, en effet, comme si le corpus de la théorie économique se muait en

discours opératoire visant à transformer les rapports économiques par référence à la seule idéologie libérale avec les conséquences que cela implique.

Ces conséquences seront poussées, très loin, lorsque les nouveaux économistes, dans la lignée des thèses ultralibérales de F.V. Hayek et de M. Friedman, utiliseront la théorie néo-classique comme instrument de l’expansionnisme sociétaire du modèle du Marché. La fin des modèles alternatifs a évidemment favorisé cette évolution, dans laquelle, le marché ne se présente plus seulement comme l’instrument d’allocation optimale des ressources mais comme « la base même de toute décision humaine »59.

55- Le Marché, comme modèle60, a en effet sa propre représentation du développement.

D’une certaine manière, il s’identifie même au développement61, ce qui explique l’hostilité des économistes libéraux, au terme même de développement, considéré, soit comme une tautologie qui peut prêter à confusion, soit comme une hérésie qu’il faut bannir.

Le Marché prétend résoudre les deux grandes questions auxquelles sont confrontées les sociétés en développement, à savoir la question de la croissance économique et celle de la justice sociale. Et il prétend le faire en appréhendant le développement selon les grilles de

Déclaration Universelle des droits de l’homme, « document tout entier… rédigé dans le jargon propre à la

mentalité organisationnelle, que l’on s’attend à trouver dans les déclarations des dirigeants syndicalistes ou

de l’Organisation internationale de travail ». Citations rapportées in A. Supiot, L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total, ed. du Seuil, 2010, p. 31, note 2. De son côté, soulignant les conséquences pratiques de cette idéologie sur le fonctionnement des Etats du Sud, I. Salama écrit : « Le

décalage s’accentue entre la réduction du rôle de l’Etat dans la vie économique et les responsabilités

grandissantes de celui-ci pour garantir la jouissance effective des droits de l’homme » (V. étude précitée in La Pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, s. p. 210).

56 - B. Hibou, Economie politique du discours de la Banque mondiale en Afrique sub-saharienne. Du catéchisme économique au fait (et méfait missionnaire), les Etudes du CERI, N°39, Mars 1998.

57 - ibid, s. p. 4. 58 - ibid. 59 - La science économique « entrerait ainsi dans son troisième âge, celui de l’économie généralisée, dans lequel

le champ de l’analyse économique s’étend à l’ensemble des comportements humains et des décisions qui y

sont associés ». V. S. Latouche, Les dangers du marché planétaire, Presses Sciences Po, 1998, s. p. 27 qui cite le prix Nobel d’économie, Gary Becker.

60 - Sur ce point, V. M-A. Frison-Roche, étude précitée in APD, 1996, s. p. 291. 61 - « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du Marché qui, dans le passé, a rendu possible

le développement d’une civilisation qui, sans cela, n’aurait pu se développer ; c’est par cette soumission

quotidienne que nous contribuons à construire quelque chose qui est plus grand que nous pouvons le

comprendre », écrit en ce sens F. Hayek, La route de la servitude, ed. PUF, 1993, p. 148.

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l’économie pure, c’est-à-dire, en maintenant une cloison étanche entre l’économique et le politique, d’une part, et entre l’économique et le social, d’autre part.

56- La question de la croissance est traitée par référence à la dogmatique néo-libérale qui

consiste à poser que lorsque les conditions de fonctionnement normal du marché sont réunies, l’allocation optimale des ressources sera atteinte. Dès lors, toutes les politiques de développement doivent partir de ce théorème de base et viser à créer les conditions des marchés concurrentiels. La vérité des prix (que ce soit dans le domaine des marchandises, des services ou des changes) devient un objectif primordial. Outre la garantie offerte que ces « prix naturels » sont fondés sur des normes indiscutables « résultant d’un mécanisme

objectif », « le rapport offre-demande », c’est-à-dire la relation entre utilité sociale et coût de la production, la concurrence est « normalisatrice en déterminant des prix normes (donc des

revenus, des pouvoirs d’achat…) et en obligeant les agents à les accepter comme des

paramètres, éliminant ainsi ou neutralisant le potentiel de rivalité d’échanges fondé sur la

recherche de l’intérêt individuel, et protégeant les valeurs naturelles de l’échange »(62). Le Marché est « homogénéisateur » en ce sens « qu’il ramène les mécanisme sociaux à des

relations d’offre et de demande »63 et ce schéma est censé être universel64. 57- L’hégémonie du paradigme du Marché comporte une autre conséquence qui concerne

cette fois, le rôle de l’Etat. Celui-ci doit être économiquement neutre et transparent. Il en résulte, d’abord, que ses finances doivent être équilibrées. Un Etat ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens. Il doit, lorsqu’il est endetté, dégager l’épargne nécessaire pour régler ses dettes et ne pas être producteur d’inflation.

Il en résulte, ensuite, que la régulation qu’il édicte doit être en phase avec les lois du marché. Elle doit faire jouer la concurrence gage de croissance et de progrès au plan interne et au plan externe. Les dommages résultant pour une économie nationale de son ouverture à la concurrence sont largement compensés par les avantages qu’elle en retire.

58- Mais le modèle du marché est plus ambitieux puisqu’il prétend aussi résoudre la

question de la justice sociale. Le marché concurrentiel « fonctionne sur la base d’une nouvelle

forme d’égalité ; l’égalité économique conçue comme absence de privilège, égalité de

chances à l’opposé du privilège économique que représente le monopole. Il traite

l’interdépendance conflictuelle des intérêts en aboutissant à une répartition juste et pacifique

des richesses par des taux de change équitables qui constituent des normes de répartition et

partagent les avantages mutuels de l’échange. Les individus sont égaux en ce qu’ils

n’obtiennent que ce à quoi le marché leur donne droit, qu’ils sont contraints de respecter des

normes sans pouvoir les manipuler, l’égalité économique produit l’équité économique »65. A vrai dire, comme pour la question de croissance, la question de la justice sociale n’est

résolue par le marché que moyennant son dépouillement de toute référence au système social et aux injustices qu’il produit – qui tiennent en partie à l’inégale distribution de la propriété – fait que le marché considère comme un a priori dont il n’a pas à traiter. En ce sens, le marché ne résout que les problèmes qu’il a préalablement intégrés à son lexique. La question de la justice sociale, loin d’être réellement résolue, est en fait niée en tant que question pertinente. 62 - B. Carrère, Le dualisme juridique, Le juge, la République et le Marché in M. Chemillier-Gendreau et Y.

Moulier-Boutang (sous la direction de), Le droit dans la mondialisation, PUF Actuel Max Confrontation 2001.

63 - G. Grellet, Le libéralisme en questions, Introduction in Le libéralisme en questions, Revue tiers-monde n°157, janvier-mars 1999 t XL.

64 - Il vaut pour toutes les sociétés puisque celles-ci ne sont que des agrégats d’individus et que les individus ont partout les mêmes mobiles.

65 - C. Barrère, étude précitée s p. 88.

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59- Le dogme est que le Marché permet à chacun d’obtenir son dû et que modifier cette

répartition « bloquerait le progrès »66. Il serait vain d’espérer que les lois faillibles des humains réalisent ce que les lois impersonnelles et objectives du Marché n’ont pas permis d’atteindre67. L’intervention correctrice de l’Etat serait toujours productrice de catastrophes. Le creusement des inégalités des revenus ne devrait pas constituer une réelle préoccupation car il « sanctionnerait les apports effectifs de chacun à la collectivité »68.

Le problème de la grande pauvreté dans les pays en développement est attribué à un sous-développement du marché. En laissant jouer les mécanismes bienfaiteurs de celui-ci, la croissance économique continuerait de progresser et ses bénéfices profiteraient également aux pauvres. Les auteurs libéraux pressentent cependant, qu’en même temps qu’il est intégrateur, homogénéisateur69, le Marché constitue aussi un mécanisme d’exclusion70, « exclusion des

demandeurs non solvables » (c’est-à-dire la majorité du corps social dans les pays pauvres) et « des offres non compétitives »71. Mais ils soutiennent que les effets de cette exclusion se résorbent avec le temps grâce aux retombées de la croissance que produit le marché.

On ne peut ici manquer d’évoquer la formule de J.M. Keynes « à long terme nous serons

tous morts ». On observera également que ce qu’on appelle « l’économie des retombées » qui voudrait que les bénéfices de la croissance à la supposer réalisée, finiraient « par redescendre

en cascade jusqu’aux plus pauvres » est démentie par l’expérience72. 60- Ces idées ont cependant été au cœur des conditionnalités73 fixées par les institutions

financières internationales en contrepartie des concours financiers qu’elles apportent aux Etats intéressés, lesquels sont souvent des pays pris à la gorge et donc n’ayant pas d’alternative.

En effet, le rééchelonnement et l’octroi de facilités de crédit de la part des institutions financières multilatérales mais aussi souvent des banques privées74 ont pendant longtemps

66 - Daniel Cardot, L’ultralibéralisme existe-t-il ? in Le libéralisme, Alternatives économiques, numéro précité

pp. 42-43. 67 - « La revendication d’une juste distribution pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’allouer à

chacun ce à quoi il a droit est un atavisme fondé sur des émotions originelles » écrit ainsi F.A. Hayek, V. Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes de justice et d’économie politique, Vol. 3 : L’ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1983, s. p. 198.

68 - « Si Bill GATES gagne en une journée ce que Paulette Dupont, qui fait trois heures de ménage par jour

dans un grand hôtel, gagnerait en cinq mille ans ; c’est que Bill GATES apporte à la création des richesses

collectives un million de fois plus que Paulette. Prendre à Bill pour donner à Paulette, comme le souhaitent

ceux qui raisonnent en termes de justice sociale, c’est inciter Paulette à rester femme de ménage alors que

son intérêt, et celui de la société toute entière, c’est de suivre le chemin de Bill » D. Cardot, article précité s p. 42.

69 - A. Supiot, Préface de l’édition « Quadrige », Critique du droit du travail, PUF, Quadrige 2002 s p XXIII qui note en ce sens : « le Marché est la seule institution à exclure toute discrimination hors celle de l’argent.

C’est la seule à mettre en œuvre l’idée d’égalité formelle universelle ». 70 - Non « que les acteurs du marché soient particulièrement pervers ou nourris de mauvaises intentions les uns

envers les autres : l’exclusion est simplement la règle du jeu, elle est inscrite dans la logique même du

marché ». V. C. Cornelius, Mondialisation, danger ? in Mondialisation et développement des enjeux contradictoires ? Histoire de développement, Décembre 1996 n°34/35.

71 - G. Grelet, éditorial précité in Le libéralisme en questions, p. 9. 72 - Voir les exemples cités par le Prix Nobel d’économie et Vice-président de la Banque Mondiale. J.E. Stiglitz,

La grande désillusion, Fayard 2002. 73 - On utilisera l’expression Conditionnalités dans le sens où l’entend l’ancien Conseiller juridique du FMI, J.

Gold, pour lequel « le mot conditionnalité se rapporte aux politiques économiques que le Fonds souhaite

voir suivre par les pays membres pour qu’ils puissent utiliser les ressources du Fonds conformément aux

objectifs et aux dispositions des statuts » (J. Gold, La conditionnalité, brochure du FMI, n°31, F.M.I. Washington DC, 1979, 2).

74 - Le FMI jouant à cet égard un rôle de garant, V. S. Treillet, intervention in Le financement du développement durable, s. p. 95 qui écrit : « Le FMI n’a pas vraiment de fonds propres, il n’est pas une

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dépendu d’un accord avec ces institutions comprenant deux volets. Le premier est constitué par un programme de stabilisation établi généralement sur un horizon de temps limité ayant pour objectif clé le rétablissement à court terme de l’équilibre des paiements courants et le retour à un déficit budgétaire acceptable ; dans un second temps, c’est l’équilibre budgétaire qui est exigé avant que ne soit prescrit à l’Etat de dégager une épargne suffisante. Le second volet se rapporte au programme de réformes structurelles (appuyées par des prêts d’ajustement structurel de la Banque mondiale et conçu sur des périodes plus longues, 4 à 5 ans au moins) qui s’étend à des domaines de plus en plus variés.

61- Ce n’est plus seulement le domaine économique stricto sensu qui est concerné. Ce

sont, progressivement, la plupart des secteurs de l’activité économique et sociale (santé, éducation, droit social, justice, etc.) qui se sont trouvés absorbés par la dynamique des programmes d’ajustement structurel et soumis aux critères étroits de la seule rationalité économique compatible avec la mondialisation libérale. Ces programmes d’ajustement, qui peuvent varier dans le détail de certaines de leurs mesures, sont établis suivant un échéancier qui fixe le rythme des réformes à entreprendre et la date définitive de leur réalisation. La conditionnalité qui caractérise les prêts à l’ajustement porte autant sur le contenu des réformes que sur le calendrier d’exécution. Une mission d’experts du FMI et de la Banque mondiale vérifie si les mesures prises sont conformes aux documents cadres de politique économique et aux lettres d’intention négociés de manière informelle avec les gouvernements de ces pays et sanctionnés par une décision d’approbation du Conseil d’Administration de chacune des deux institutions et formule un ensemble de directives de portée générale ou sectorielle que les Etats doivent respecter.

62- Ces directives interviennent lorsque l’Etat n’a pas respecté comme il se doit le

programme initialement convenu. A partir de là où l’Etat concerné se plie aux directives ou les décaissements sont suspendus avec toutes les conséquences financières, morales et politiques que cela peut entraîner pour le récalcitrant75.

En revanche, le satisfecit décerné par ces institutions permet au pays concerné d’avoir la confiance et le crédit nécessaire à la poursuite de sa politique de développement.

63- L’accord76 passé par le gouvernement et les institutions financières internationales

ressemble à ce que la doctrine de droit privé appelle le contrat d’adhésion77. L’Etat endetté

banque, il n’accorde pas lui-même beaucoup de crédits (il y a une exception dans le cas du Mexique où le

FMI a joué le rôle de prêteur en dernier ressort mais c’est justement un rôle qui est assez nouveau pour lui).

Le rôle traditionnel du FMI est surtout de servir de caution par rapport au système bancaire international

et éventuellement aussi, plus récemment, par rapport aux marchés financiers internationaux,

investissements de portefeuille ». 75 - Une suspension des crédits peut en effet « causer une gêne considérable à l’Etat et porter un coup fatal à

son crédit international », V. J-M. Sorel, Sur quels aspects juridiques de la conditionnalité du FMI et leurs conséquences ? European Journal International Law / Journal Européen de Droit International, 1996, 1, p. p. 42-66, s. p. 52.

76 - La nature juridique de la relation qui se noue entre les institutions financières internationales et les Etats sous ajustement structurel est controversée. Sur le plan purement formel, cette relation n’est pas toujours de nature contractuelle. Pour le FMI, l’accord de confirmation par lui donné « n’est pas un accord

international, aussi conviendra-t-il d’éviter que son libellé ainsi que celui de la lettre d’intention aient une

connotation contractuelle ». (Décision n°6056 (79/33) du 2 Mars 1979 ; Rapport annuel du FMI pour 1979, p. p. 155-156). De bons arguments peuvent étayer cette affirmation. En premier lieu, ces accords « qui sont

confidentiels (il est très difficile de les connaître, sauf en cas d’indiscrétion de l’Etat) ne sont pas publiés ni

a fortiori enregistrés au Secrétariat des Nations Unies comme l’exige l’article 102 de la Charte. Ils ne

pourront ainsi être invoqués et ceci renforce leur confidentialité ». – En second lieu, « ils ne sont pas

soumis aux procédures constitutionnelles des Etats membres, ce qui signifie une absence de débat

(notamment parlementaire) et évite ainsi la délicate confrontation du gouvernement avec son opinion

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(cela est surtout vrai pour les Etats de l’Afrique subsaharienne) ne fait, dans une large mesure, qu’adhérer à l’accord sans pouvoir changer grand-chose aux clauses proposées par ces deux institutions qui se traduisent toujours par l’ouverture des économies sous ajustement à la concurrence internationale. En effet les programmes d’ajustement comportent invariablement un volet libéralisation du commerce (qui se traduit d’abord par un démantèlement des dispositifs administratifs relatifs au commerce extérieur notamment les autorisations préalables d’importation, les systèmes de licence, les rationnements, les barrières douanières, etc. et par une libéralisation de la réglementation des prix) et un volet désengagement de l’Etat de la sphère marchande qui, conjugués, aboutissent à un rétrécissement vertigineux de l’espace étatique au profit de la régulation par le marché mondial présenté comme le « grand

administrateur des affaires humaines »78.

64- Certes, comme on aura l’occasion de le souligner ci-dessous, les aspects grossiers du libéralisme triomphant des années 80 et du début des années 90 du siècle dernier ont, aujourd’hui, tendance à disparaître79. Il n’empêche que les dogmes fondateurs continuent d’inspirer même, officiellement, certains aspects de l’activité des Institutions financières internationales. Il en est ainsi du dogme de la séparation de l’économie et du social et de l’idée qui en découle selon laquelle « l’économie est le terrain des choix rationnels et

sérieux »80 tandis que le social serait une contrainte ou au mieux un correctif dicté par des considérations politiques.

65- En application de ce dogme, les interventions de la Banque mondiale dans les pays du

Sud, loin de s’attacher au respect du principe d’indivisibilité et d’interdépendance des droits de l’homme81, traquent toutes les rigidités du travail et, de manière générale, les protections sociales coûteuses, bref l’essentiel de ce qui constitue les droits sociaux fondamentaux de l’homme. En revanche, la Banque mondiale renforce son aide aux pays qui libéralisent, et encense particulièrement ceux qui se lancent dans des politiques de démantèlement des dispositifs dits dirigistes et protectionnistes qui ouvrent la quasi-totalité des secteurs de l’activité sociale aux critères de la rationalité financière82. Une illustration parlante de cette politique fondée sur la scission entre les droits économiques de l’homme (pour simplifier les libertés essentielles au fonctionnement d’un système économique libéral) et les autres droits, notamment les droits sociaux perçus comme des concurrents dangereux, se trouve dans les

publique ». – Enfin, les Etats ne peuvent être considérés comme engageant leur responsabilité internationale pour la seule raison qu’ils ne se conforment pas à l’accord. Aucune sanction, au sens juridique courant, ne saurait leur être infligée pour un tel manquement. « A l’inverse, l’Etat ne peut responsabiliser le Fonds

puisqu’il est censé avoir défini lui-même les critères qu’il s’engageait à respecter » (J-M. Sorel, étude précitée in EJIL, 1996, s. p. p. 48-49). Il est cependant possible de considérer qu’il y a bien accord mais portant sur un objet spécifique. Les obligations à la charge d’une Partie ont précisément leur contrepartie dans les obligations souscrites par l’autre. V. infra. Section 2, Sous-Section 2.

77 - G. Berlioz, Le contrat d’adhésion, Paris, LGDI, 1975. 78 - J. Chesneaux, Dix questions sur la mondialisation in Les frontières de l’économie globale, préc. p. 10. 79 - infra Paragraphe 3. Pour un exemple concret des effets des programmes d’ajustement structurel dans leur

version originale sur les droits sociaux : droit du travail (licenciements massifs des agents des entreprises publiques, limitation stricte des recrutements à la fonction publique, gel des salaires dans la fonction publique), droit à l’éduction et droit à la santé, V. l’étude de G. Niyungeko, L’impact du programme d’ajustement structurel sur le respect des droits économiques et sociaux au Burundi, RBDI, 1999/1, p. 8-18.

80 - M. Fourrier et N. Questiaux, Traité du social, Dalloz, 3ed., p. 60. 81- J.M. Sorel, Institutions économiques internationales et droit international des droits de l’homme : Un respect

cosmétique en effet miroir in La soumission des organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, ed. A. Pedone, 2010, pp. 35-56.

82 - M. Mahmoud MOHAMED SALAH, La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux. Réflexions sur l’ambivalence des rapports du droit et de la mondialisation, RIDE, 2001, n°3, pp. 251-302.

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critères établis par le groupe Doing Business de la Banque (l’IFC) pour déterminer le classement annuel des Etats.

66- Le classement établi par l’IFC dans les rapports annuels Doing Business se fonde sur

dix indicateurs (création d’entreprises, octroi des licences, embauche et licenciement des travailleurs, enregistrement de la propriété, obtention du crédit, paiement des impôts, commerce transfrontalier, exécution des contrats, fermeture d’entreprises) censés déterminer la qualité de l’environnement juridique des affaires et classe les pays en fonction de la facilité à y faire les affaires.

Chaque rapport annuel comporte une analyse et une évaluation des réglementations nationales à l’aune de leur aptitude à faciliter l’exercice du commerce. Mais il comporte également des orientations et des recommandations sur ce qui est considéré par l’IFC comme pouvant faciliter ou à l’inverse freiner le développement des affaires83.

67- C’est ainsi que le rapport Doing Business, 2010, qualifie les pays qui ont amélioré la

protection sociale de non compétitifs sur le plan des affaires et recommande la baisse des indemnités de licenciement et la suppression des obligations relatives au préavis de licenciement. Sur cette base, le rapport a décerné le trophée de la meilleure réforme de Doing

Business au Rwanda, dans lequel «les employeurs ne sont plus tenus de procéder à des

consultations préalables avec les représentants des salariés ni d’en aviser l’inspection du

travail»84.

68- Au-delà, les rapports Doing Business reposent sur un parti pris contestable concernant

l’effet de la réglementation85. La lecture des rapports montre, en effet, « qu’un faible degré de

réglementation étatique des activités économiques est d’emblée considéré comme une source

d’efficience. Plus précisément, cette réglementation n’est jugée légitime qu’à la seule

condition de faciliter le fonctionnement du marché »86. Outre le fait que ce parti pris, ainsi que les critères sur lesquels il débouche sont contestables au regard de l’objectif affirmé87,

83 - De plus, « comme beaucoup d’exercices de classement, la publication annuelle des performances des pays

est suivie de près par la presse des affaires et la presse grand public… ». T.C.G. Fisher et M. Melatos, Doing Business – L’environnement économique en Chine, Indonésie et Thaïlande in J. Gibson et B. Du Marais (sous la direction de), Réformes du droit économique et développement en Asie, Enseignements de la Chine, de l’Indonésie et de la Thaïlande, La documentation française, Paris 2007, p. 19.

84 - De fait, la lecture des rapports Doing Business aboutit souvent à la conclusion que « les experts plaident pour

que de nombreux pays s’engagent dans un processus de diminution du salaire minimum, des congés payés,

de la rémunération des heures supplémentaires et des indemnités de licenciement, d’une part, et, d’autre

part, en faveur de l’augmentation des horaires de travail quotidiens, y compris la nuit et les jours fériés ». V. R. Sève, Doing Business : Un start-up à faire prospérer in G. Canivet, M.A.Frison-Roche et M. Klein (sous la direction de), Mesurer l’efficacité du droit, LGDJ, 2005, p. 13 et s, s. p. 17.

85 - Ch. Jamin, Les pièges de l’évaluation économique de la réglementation in Mesurer l’efficacité économique du droit, p. 103-108, s p. 104.

86 - Comme il a été pertinemment observé « c’est la nature de la règle de droit que d’être le cas échéant

contraignante. Peut-on oublier que les limitations mesurées, mais multiples et croissantes, apportées dans

nos pays au développement des intérêts et activités divers ont indéniablement contribué à améliorer la

condition de nos semblables ? ». D. Cohen, Du choix des critères d’évaluation à une conception de la fonction du droit in Mesurer l’efficacité du droit, p. 97.

87 - V. B. du Marais (sous la direction de), Des indicateurs pour mesurer le droit ? Les limites méthodologiques des rapports Doing Business. Etude du programme « Attractivité économique du droit ». La documentation française, 2007, s. p. 4 et s qui note « Si l’on admet que les postulats de départ de Doing Business, ainsi que

les calculs effectués, sont exacts, alors il est légitime de s’attendre à une corrélation marquée entre « un

cadre juridique efficient, au sens des rapports Doing Business et des variables de résultats macro-

économiques, comme la croissance du PIB qui est l’objectif premier des rapports Doing Business, ou

comme la croissance des investissements directs étrangers (IDE) ». Or les études menées conduisent à

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l’approche adoptée est critiquable au regard d’autres considérations sociales parfaitement légitimes et notamment celles qui se rapportent à la protection des droits de l’homme. Comme le souligne fort pertinemment T.C.G. Fisher et M. Melatos : « Comment peut-on évaluer une

législation qui favorise l’activité économique sans se préoccuper de la destruction de

l’environnement ? Ou bien comment peut-on évaluer une loi qui augmente les droits des

créanciers aux dépens de la sécurité des travailleurs ?... La société a peut-être des objectifs

plus ambitieux que de faciliter seulement les activités du secteur privé »88. 69- Au regard de la question qui nous occupe, le problème n’est pas d’ailleurs tant celui

de la légitimité d’une analyse économique du droit et des institutions que celui de la possibilité d’une approche transversale de l’efficience intégrant « des exigences nouvelles,

comme la sécurité ou la traçabilité des produits, la formation et l’indépendance des juges, le

respect des libertés fondamentales, comme la prostitution des enfants, ou encore le respect

des normes de pollution »89 pour ne citer que ces exemples. Il s’agit de rompre avec une approche purement quantitative, fondée sur « le comptage d’êtres humains indifférenciés » car « considérés en masse »90 et imaginer une nouvelle manière de mesurer l’impact du droit, prenant en compte la personne et les valeurs que le droit a vocation à réaliser. Il est en tout cas urgent d’en finir avec l’idée « qu’une réglementation plus lourde produit (toujours) les pires

résultats » et « qu’un modèle unique », comportant le minimum de règles conçues en fonction de leur aptitude présumée à développer l’activité économique, « peut convenir à tous (one size can fit all »)91.

La montée de nouveaux paradigmes du développement fondés sur une conception intégrée du développement et des droits de l’homme et axés sur les besoins concrets des populations est de nature à favoriser le changement de mentalités en la matière.

n’attribuer à l’indice « facilité à faire des affaires » qu’une « faible contribution à l’explication de la

performance économique ». 88 - étude précitée in Réformes du droit économique et développement en Asie, s. p. 24. 89 - J.P. Betbeze, L’évolution de l’objet d’évaluation économique (de Doing Business à Fair Business) in

Mesurer l’efficacité du droit, p. 145-148. 90 - M-A. Frison-Roche, L’idée de mesurer l’efficacité du droit in Mesurer l’efficacité économique du droit, p.

19-32, s. p. 21. 91 - J. Gibson, Introduction de la première partie in B. Dumarais (sous la direction de), Réformes du droit

économique et développement en Asie, La Documentation française, 2010, s. p. 7.

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Sous-Section 2 : La montée de nouveaux paradigmes du développement intégrant la

prise en compte des droits de l’homme

70- Plusieurs paradigmes de développement portés par des préoccupations souvent

différentes, s’entrecroisent aujourd’hui, créant dans l’ensemble une forte pression en faveur de l’intégration des questions du développement et de celle des droits de l’homme, même si dans le même temps, le contexte dans lequel, ils opèrent, à savoir celui de la mondialisation, impose aux acteurs de la gouvernance économique et financière des contraintes précises dans l’étendue de leur réception. En schématisant, on peut dire qu’il existe trois grands paradigmes. Le premier qui prend sa source dans les revendications des pays du tiers monde, dans les années 70, est symbolisé par le droit de l’homme au développement, avatar du thème du Nouvel ordre économique international dont le déclin a été consommé, dès le milieu des années 80.

71- A côté de ce premier paradigme qui s’inscrit directement dans une problématique

Nord-Sud, elle-même issue du contexte historique et politique de la décolonisation, il y a celui qui se rattache à la problématique de conciliation des intérêts des droits des générations actuelles et de ceux des générations futures, plus connu sous le nom de « paradigme du

développement durable ». Si ce dernier se distingue bien, tant de point de vue de ses origines que de son contenu, du premier, son ambition globalisante le conduit à prendre en compte la situation spécifique des pays en développement, à travers, notamment, l’affirmation du principe des responsabilités communes mais différenciées.

72- En plus de ce concept, désormais, largement consacré par plusieurs conventions

internationales et, aujourd’hui, au moins formellement, par la quasi-totalité des droits nationaux, il faut relever celui du « développement humain » ou de « développement social » et, celui, plus récent, de « sécurité humaine » qui, tous trois ont pour effet de centrer la problématique du développement directement sur l’homme et sur ses droits.

Comment ces divers paradigmes s’articulent-ils, aujourd’hui ? Un retour à l’histoire s’impose pour pouvoir répondre correctement à cette question.

73- Lorsque le thème du développement fait son entrée, au lendemain de la

décolonisation, dans le discours des économistes(92), des politiques et plus tard, des juristes, il s’inscrivait dans la prise de conscience des pays du tiers-monde, c’est ainsi qu’on les appelait à l’époque, de leur dénuement économique et technologique et du fossé qui les séparait des anciennes métropoles. Il s’agissait pour ces nouveaux Etats de sortir rapidement du sous-développement. Celui-ci était appréhendé par rapport à son contraire, le développement, lui-même conçu par référence au stade d’évolution auquel sont parvenues les économies des anciennes métropoles. Le discours sur le développement a, dès le départ, privilégié la variable économique(93). «Dans un credo marxiste, plus ou moins avoué, mais largement partagé, à

l’époque, les pays du Sud considéraient que c’est le wagon économique qui permet de tirer le

train du développement»(94). 74- Au plan international, le droit international du développement était supposé faciliter

les choses en figurant le vecteur d'un nouvel ordre économique international plus juste, tenant compte de l'inégalité réelle des niveaux de développement, au-delà de l'égalité formelle des

92 - Voir Y. Lacoste, Géographie du sous-développement, Paris, PUF, 1965. 93 - d’où les définitions du développement par référence au PNB et au taux de croissance. 94- A. Pellet, Rapport introductif in A. Pellet et J.M. Sorel (sous la direction de), Le droit du développement

économique et social. Hermès 1998, p. 3.

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Etats, et permettant la réinterprétation des principes du droit international classique (Principe de souveraineté qui va désormais s’appliquer à l’économie ; Principe du libre choix par chaque Etat de son système économique et social ; Principe de non ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat) dans le sens d'une émancipation complète des peuples(95).

75- On notera, en particulier, l’importance prise, dans ce contexte, par deux principes. Le

premier est celui de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. Auréolé du prestige attaché aux formulations nouvelles, voire révolutionnaires, ce principe va mobiliser les espoirs des pays du Sud et susciter les réserves, voire les inquiétudes des pays du Nord. Véritable colonne vertébrale d’un droit de l’indépendance économique(96), il a servi d'instrument juridique visant à restreindre les limites que "le droit international peut imposer

aux Etats vis-à-vis des intérêts économiques étrangers relevant de leur juridiction

territoriale"(97).

76- Qu'il s'agisse du contrôle des investissements ou de celui des activités des entreprises

transnationales localisées sur leur territoire ou du problème plus passionné des nationalisations, l'affirmation de ce principe, introduisait "un paradigme nouveau par

référence auquel différentes règles techniques pouvaient être perçues, interprétées et

appliquées"(98). De son côté, le cadre général dans lequel il prenait place, à savoir celui du

Nouvel ordre économique international, offrait une «herméneutique globale» qui semblait pouvoir revivifier la question de l'aide au développement, qu'il s'agisse de l'aide multilatérale ou de l'aide bilatérale(99) ainsi que celle de l'équité des échanges commerciaux Nord-Sud(100).

77- Cette « herméneutique » explique l’importance cardinale du second principe du droit

international du développement, à savoir celui de « l’inégalité compensatrice » et ses

corollaires, « l’inapplicabilité du principe de réciprocité »(101) et la consécration du principe de la dualité des normes juridiques dans les relations économiques internationales(102). Le nouveau paradigme n’a cependant remis en cause ni la conception économiste de

95- On peut alors parler d’un « droit finalisé » (étant entendu que « la finalité du droit est la structuration d’un

certain ordre social considéré comme souhaitable, ce qui explique que le droit constitue dans toute société un enjeu considérable ; aussi, selon que cet ordre existe ou non, le but des règles de droit peut être soit le renforcement, soit le maintien, soit la modification de la réalité) dans la mesure où « son but est de modifier

la réalité » (ce qui n’est cependant possible que parce que les « victimes des inégalités ont acquis

suffisamment de poids pour amorcer un changement réel de leur situation ». (V. B. Stern, Le droit international du développement, un droit de finalité ? in Centre de recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes. La formation des normes en droit international du développement, ed. du CNRS, Paris, 1984, p. 43-51, s. p. 44).

96- Il suffit de se référer à la résolution 3201 (SVI) sur l’instauration d’un nouvel ordre économique international, laquelle énonce : En vue de sauvegarder ses ressources, « chaque Etat est en droit d’exercer sur ses

ressources naturelles et sur toutes ses activités économiques un contrôle efficace sur celles-ci et sur leurs

exploitations par les moyens appropriés à sa situation particulière ». 97- G. Abi-Saad, La souveraineté permanente sur les ressources naturelles in Mohamed Bdjaoui (rédacteur en

chef), Droit international, bilan et perspectives, ed. Pedone, 1991, tome 2, p. p. 639-661, n°16. 98 - ibid. 99 - V. G. Feuer et H. Cassan, Droit international du développement, 2 ed. n°273-280 et 383-393. 100 - G. Feuer et H. Cassan, ouvrage précité s n°410-457. 101 - V. par exemple, la partie IV du GATT (article 36, § 8) : « Les parties contractantes développées acceptent

expressément de ne pas attendre en retour des concessions qu’elles accordent à un pays en développement

des concessions égales et réciproques de la part des pays en développement ». 102 - M. Mentri, Le concept de droit international du développement : son évolution et la question de sa

spécificité in La formation des normes en droit international du développement, p. 53-60, s. p. 58.

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développement, ni la vision purement interétatique des relations internationales prenant appui sur la seule figure de l’Etat, ni même l’approche libérale du commerce international(103).

78- Au total, progressiste dans la substance de certaines de ses normes, le droit

international du développement est demeuré conservateur dans certains de ses objectifs et dans sa forme. Il a été conçu comme une branche du droit international public (dont on s’interrogeait sur le degré d’autonomie), c’est-à-dire, un compartiment de l’ordre juridique interétatique traitant des questions du développement économique. L’Etat était le sujet exclusif de ce droit et l’acteur principal du processus de développement. Les individus et les peuples bénéficiaires de ce processus n’apparaissaient qu’en creux. L’Etat les recouvrait de son manteau juridique.

79- Il faudra attendre la crise qui a frappé, dès la fin des années 70, la majorité des pays en

développement, les précipitant dans les bras des institutions financières internationales qui les ont soumis à une «thérapie de choc», substituant à «l’utopie de l’Etat développeur», «le

mythe du marché autorégulateur»(104), pour voir s’ouvrir la première brèche sérieuse dans l’édifice juridico-idéologique qui postulait l’indissociabilité du lien Etat-développement.

Désormais, l’Etat n’est plus le démiurge du développement. Celui-ci est un processus qui doit prendre en compte les dures réalités de l’économie, laquelle est supposée être fondée sur la libre initiative des agents économiques, c’est-à-dire sur la liberté individuelle. Or, qui dit promotion de la liberté individuelle au détriment de l’Etat, dit également promotion des droits fondamentaux indissociablement liés à cette liberté.

80- La brèche ouverte par la crise de «l’Etat-développeur» va donc, d’une certaine

manière, donner une nouvelle vigueur à l’idéologie des droits de l’homme, laquelle a connu des progrès continus, depuis les textes fondamentaux de l’après-guerre (la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les deux Pactes de l’ONU de 1966) et qui, avec la fin de l’ordre bipolaire, le triomphe du marché, «le couplage de l’information et de la

communication», la transformation corrélative de la terre en «village planétaire»(105), et l’émergence «des ONG comme les porte-parole d’une morale universelle»(106), s’imposera comme l’unique discours fournissant le cadre d’appréhension des problèmes globaux et des périls communs.

103- Voir par exemple, les articles 6 : (« Il est du devoir des Etats de contribuer au développement du commerce

international de marchandises, notamment par le biais d’arrangements et par la conclusion d’accords à

long terme sur les matières premières, le cas échéant, et en tenant compte de l’intérêt des producteurs et des

consommateurs. Tous les Etats se partagent la responsabilité de promouvoir le flux régulier et l’accès de

tous les biens commerciaux négociés à des prix stables, rémunérateurs et équitables, contribuant ainsi au

développement équitable de l’économie mondiale, en tenant compte, en particulier, les intérêts des pays en

développement ») et 14 : (« Chaque Etat a le devoir de coopérer dans la promotion d’une expansion

régulière et croissante et la libéralisation du commerce mondial et une amélioration du niveau de bien-être

et de vie de tous les peuples, en particulier ceux des pays en développement ») de la Charte des droits et des devoirs économiques des Etats, texte pourtant présenté comme étant l’expression la plus radicale de la volonté de rupture que le Nouvel ordre économique international était supposé incarner.

104 - Ph. Hugon, Le consensus de Washington en question in Le libéralisme en question, p. 11-35, qui souligne ainsi la rupture avec la «tradition développementaliste qui considérait que, dans la mesure où le marché est

rudimentaire et imparfait et où l'économie nationale intégrée dans un processus de domination des

anciennes métropoles ne peut s'ouvrir sans verrous, l'intervention de l'Etat est nécessaire pour construire un

système économique moderne». 105 - T. de Montbrial, Le monde au tournant du siècle in T. de Montbrial et P. Jacquet (sous la direction de),

L’entrée dans le XXIe siècle, Ramsès, Paris, Dunod, 2000, p.p. 13-35, s. p. 32. 106 - Ph. Moreau-Defarges, Droit et mondialisation in L’entrée dans le XXIe siècle, p. 215 et s, s.p. 218.

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81- Ce mouvement, favorisé par le desserrement de l’étau étatique sur les individus, n’est pas cependant le fait direct des institutions financières internationales en charge des questions du développement, lesquelles ne s’intéressent qu’aux seules libertés économiques. Il doit, en revanche, beaucoup à l’action normative de l’ONU et aux institutions spécialisées, en son sein.

Si les droits de l’homme semblaient devoir connaître, à la faveur de la mondialisation, une cure de jouvence, leur rencontre avec le développement va être favorisée par une « autre crise » surgie avec une rapidité déconcertante, celle du modèle du marché, crise qui va contribuer à modifier la perception et partant, la définition même du développement. En effet, en donnant «une réelle visibilité aux ravages sociaux, écologiques et humains» de l’extension planétaire du libéralisme107, la mondialisation met en lumière les limites du modèle de développement centré sur la seule croissance économique et favorise par conséquent l’émergence d’une approche multicritères prenant en compte toutes les dimensions du processus de développement, faisant ainsi écho aux multiples déclarations sur «l’indivisibilité

et la complémentarité des droits de l’homme»108. 82- La rencontre du développement et des droits de l’homme va donc s’opérer sur toile de

fond d’une évolution des deux notions vers leur intégration dans une conception du développement fondée sur «le paradigme des droits de l’homme»109.

Dans ce contexte, la Déclaration 41/128 de l’Assemblée Générale des Nations Unies qui remonte au 4 Décembre 1984 apparaît prémonitoire. Cette déclaration reconnaît en effet le droit au développement comme «un droit inaliénable de l’homme en vertu duquel toute

personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un

développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de

l’homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés, et de bénéficier

de ce développement». La filiation avec l’article 28 de la DUDH précité est patente. Elle marque bien l’idée de fusion du développement et des droits de l’homme et la naissance corrélative d’un nouveau paradigme a priori aussi séduisant que celui du nouvel ordre économique international. A preuve, l’enthousiasme qu’il a suscité chez les rédacteurs de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (article 22 Paragraphe 1), chez la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et même chez certains Constitutionnalistes français.

Dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, l’enthousiasme est si grand que «le droit de l’homme au développement se voit, semble-t-il, accorder une priorité sur la

paix et la sécurité internationale»110. 83- Mais l’œuvre de « refondation conceptuelle » la plus intense des rapports du

développement et des droits de l’homme est celle du PNUD, relayé, en la matière, par les conférences et sommets mondiaux de l’ONU.

Le point de départ de cette œuvre est le rapport sur le développement humain du PNUD, publié en 1990111, lequel entend rompre avec la vision étriquée du développement qui ne s’intéresse qu’à l’évolution des paramètres purement économiques, notamment celui « du

produit national brut ou du revenu par habitant » pour « s’efforcer de remettre l’être humain

107 - M. Delmas-Marty, Trois défis pour un droit mondial, ed. Le Seuil, 1998, p. 59. 108 - Conférence de Vienne de 1993. 109 - L’expression est de D. Türk, L’importance des droits de l’homme comme facteur de développement in A.

Pellet et J.M. Sorel (sous la direction de), Hermès, 1998, p. 53-56. 110 - R. Degni-Ségui, Les droits de l’homme en Afrique noire francophone, Théories et réalités, CEDA, 2ed,

2001, s. p. 119. 111 - PNUD, Rapport sur le développement humain, Définir et mesurer le développement humain, 1990.

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au centre des débats de société, non seulement ceux qui ont trait au développement mais

généralement toute question politique »112. 84- Le développement humain n’est ni plus, ni moins que le « processus qui conduit à

l’élargissement des possibilités offertes à chacun »113. Cette définition s’accompagne de la mise en place de critères appropriés pour traduire, ou si l’on veut, mesurer « ces possibilités de choix », en établissant « le niveau de développement humain atteint par chaque pays » et en comparant, si possible, l’état de bien-être « des diverses catégories de populations à

l’intérieur d’un même Etat, par exemple, selon le sexe ou la localisation urbaine ou

rurale »114. Ces critères (espérance de vie, niveau d’instruction et revenu) rassemblés dans un indicateur permettant une appréciation concrète des performances à la fois économiques et sociales ont reçu, dès le départ, un accueil favorable115. Leur fonction n’est pas seulement de refléter l’état du développement humain de chaque pays. Elle est également de fournir un guide pour l’action en faveur de celui-ci.

85- Proche du développement humain mais plus célèbre en raison de son appropriation par

le sommet de Rio de 1992, est le concept du développement durable116. La paternité du concept de développement durable est généralement attribuée au

« Rapport Burtland », du nom de la présidente de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement mise en place, en 1983117 dans le prolongement des premières réflexions qui ont accompagné la prise de conscience de la nécessité de concilier le développement économique avec les impératifs de protection et de préservation des ressources environnementales, et dont la conférence des Nations-Unies de Stockholm, en 1972, constitue le premier forum d’envergure118.

112 - J. Fabre, Le concept de développement humain in Y. Daudet (sous la direction de), Les Nations-Unies et le

développement, Rencontres internationales de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. Colloques des 3 et 4 Décembre, ed. A. Pedone, 1994, p. 33-43, s. p. 33 qui écrit : « Lorsqu’on rencontre quelqu’un,

l’interroge-t-on sur sa production quotidienne ? Ne lui demande-t-on pas plutôt comment il se porte ? Alors,

finalement, pourquoi se poser d’abord et avant tout la question de savoir ce qu’une nation a produit, alors

que ce qui compte davantage est de savoir comment va sa population ? ». 113 - Rapport mondial sur le développement humain, 1990, s. p. 10, cette définition sera reprise dans les rapports

ultérieurs. 114 - F. Fabre, article précité in Les Nations-Unies et le développement, le cas de l’Afrique, s. p. 36. 115 - N. Megherbi et F. Aumond, Le PNUD et la sécurité humaine in R. Kherad (sous la direction de), Colloque

international en l’honneur du doyen Dominique Brulat, La sécurité humaine, ed. A. Pedone, 2010, p. 17-37, s. p. 25 qui ajoutent qu’il en est de même « de l’indicateur sexo spécifique du développement humain et

l’indicateur de la participation des femmes en 1995, puis l’indicateur de la pauvreté humaine en 1997 ». 116 - B. Coppens, Le rôle du Programme des Nations-Unies pour le Développement (P NUD) dans la promotion

d’un développement humain durable in S. Maljean-Dubois et R. Mehdi (sous la direction de), Les Nations-Unies et la protection de l’environnement : la promotion d’un développement durable, ed. Pedone, 1999, p. 51-58.

117 - A vrai dire, la notion de développement durable et celle d’empreinte écologique remontent au rapport Meadows, commandé, en 1972, par le Club de Rome. V. E. Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures. Préface M. Delmas-Marty, LGDJ, 2011, s. n°193.

118 - Sur l’importance de cette conférence dans la prise de conscience « juridique » et « politique » de la nécessité de protéger l’écosystème, V. A. Kiss et J.D. Sicault, La conférence des Nations-Unies sur le développement, AFDI, 1972, p. 603-624 ; la Déclaration adoptée à l’issue de cette conférence comporte 26 Principes qui jette les bases de ce qui est devenu progressivement le droit international de l’environnement. V. également C. De Klemm, Un siècle de droit international de la nature, M. Cornu et J. Fromageau, Genèse du droit de l’environnement, Vol I, fondements et enjeux internationaux, Coll. Droit du patrimoine national et culturel, ed. L’Harmattan, 2001, p.p. 97-140, s. p. 104. Le premier considérant du Préambule de la Déclaration de Stockholm énonce la vocation de cette Déclaration à cristalliser la conception commune et les principes communs qui inspireront et guideront les efforts des peuples du monde en vue de préserver et d’améliorer l’environnement.

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Le développement durable y est défini comme celui qui répond aux besoins des générations actuelles sans compromettre celui des générations futures119. Cette définition qui a prévalu, lors du sommet mondial de Rio, organisé sous les auspices des Nations-Unies, en 1992, peut être décliné « suivant trois composantes : économique, écologique et sociale »120.

86- Au plan économique, si les Etats doivent, selon le Principe 12 de la Déclaration de

Rio « coopérer pour promouvoir un système économique ouvert et favorable propre à

engendrer une croissance économique… », le paradigme du développement durable impose de réaliser cet objectif dans l’équité, dans son double aspect intra-générationnel et intergénérationnel. L’équité intra-générationnelle est au cœur de la problématique des rapports Nord-Sud et du droit du développement. Elle suppose une modulation des normes en fonction des situations des pays concernés et donc le principe des « responsabilités communes

mais différenciées »121, lequel doit se traduire à la fois par une assistance financière supplémentaire et des transferts de technologie au profit des pays pauvres122.

Quant à l’aspect intergénérationnel de l’équité, il renvoie à la nécessité d’intégrer la dimension temporelle dans les projets de développement, en s’assurant notamment que les actions et les comportements des agents économiques ne compromettent pas les chances de développement des générations futures123 avec toutes les conséquences que cela implique du point de vue des principes devant encadrer les comportements des acteurs sociaux.

87- Il s’agit d’une véritable révolution par rapport à la logique classique du marché, axée

« sur le court terme économique »124 et ignorante des générations futures125. L’inscription de la dimension temporelle au sein de l’horizon du développement, conduit en effet à borner la rationalité économique par la prise en compte d’un intérêt qui n’est pas porté par des sujets

119 - G. Fievet, Réflexions sur le concept de développement durable : prétention économique, principes

stratégiques et protection des droits fondamentaux, Revue belge de droit international, 2001, n°1, p. 128-184, s. p. 132.

120 - P. Castella, Le développement durable in Archimède & Léonard, Le financement du développement durable, AITEC-AGIR ICI – CRID, 2001, p. 15-25, s. p. 15.

121 - Principe 7 de la Déclaration de Rio. Comme le souligne avec justesse M.P. Lafranchi, ce principe, « Porteur

d’équité invite à prendre en compte la diversité des rôles joués par les Etats dans la dégradation de

l’environnement de même que les inégalités dans les capacités de réponse aux problèmes posés ». V. le statut de pays en développement dans le régime Climat : le principe de la dualité des normes revisité ? in SFDI, le droit international face aux enjeux environnementaux, ed. A. Pedone, 2010, p. 277-295, s. p. 279. Il a été consacré par plusieurs conventions internationales dont la Convention-cadre sur les changements climatiques (L’article 3 de cette Convention dispose ainsi que les Parties doivent protéger le climat sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives, et qu’en conséquence il appartient aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques ; le Principe est également énoncé à l’article 10 du Protocole de Kyoto).

122 - G. Fievet, article précité, s. p. 154. 123 - On en trouve l’écho dans le Principe 3 de la Déclaration de Rio selon lequel « le droit au développement

doit être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à

l’environnement des générations présentes et futures ». 124 - J-C. Fritz, Le développement durable : la recherche d’autres logiques in C. Apostolodis, G. Fritz et J. Cl.

Fritz (sous la direction de), L’humanité face à la mondialisation : droit des peuples et environnement, Montréal, L’Harmattan, p. 187-208, s. p. 194.

125 - Comme l’observe F. Rigaux : « Ce qu’on appelle le Marché et qui n’a sans doute jamais existé sous sa

forme théorique pure et dure est plus apte à gérer l’abondance que la rareté. Les deux principales victimes

du Marché sont la nature et les générations futures. Dans un système dominé par le contractualisme et par

la démocratie représentative, il est logique que les intérêts qui ne sont pas portés par des adultes actifs et

agissants soient négligés. La logique du marché commande ainsi que l’acquisition d’un avantage immédiat

évince la sauvegarde d’un intérêt qui, selon la formule du Code civil, n’est pas né et actuel ». V. Quelques réflexions sur l’illicite dans le commerce international in Ph. Kahn et C. Kessedjian (sous la direction de), L’illicite dans le commerce international, Litec, 1996, p. 545-556, s. p. 548-549.

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actuels mais par un être trans-temporel, l’humanité, entendue comme le creuset des générations actuelles et des générations à venir.

Au plan écologique, le développement durable postule le rejet méthodologique du principe de séparation entre l’économique et l’environnement. Le Principe 3 de la Déclaration de Rio dispose ainsi clairement que « pour parvenir à un développement durable, la

protection de l’environnement doit faire partie intégrante du processus de développement ». Enfin, au plan social, la notion de développement durable amène, dans le sillage de celle

de développement humain126, à se focaliser sur les besoins sociaux concrets : santé, éducation, logement, etc.

88- Dans ce cadre, l’éradication de la pauvreté émerge comme l’une des conditions de

réalisation du développement durable127. Cette évolution a reçu une nouvelle consécration avec le sommet des Nations-Unies de Copenhague, en Mars 1995, sur le développement social, au terme duquel, les Chefs d’Etat et de gouvernements de 118 pays, prenant acte de ce que « la rapidité des changements et la brutalité des ajustements liés à la mondialisation

s’accompagnent d’une aggravation de la pauvreté, du chômage et de la désintégration

sociale »128 s’engagent à faire de la lutte contre la pauvreté leur objectif suprême129. Elle fut, par la suite, au cœur des objectifs du sommet du millénaire, en 2000, avec cette

fois, des engagements chiffrés concernant la réduction de la pauvreté130. L’optique est, là encore, intégrationniste et multidimensionnelle : l’éradication de la pauvreté est non seulement un aspect et une condition du développement durable, entendue dans sa triple dimension économique, écologique et sociale mais elle est également une condition de la paix et de la sécurité internationales131.

Par quelque bout que l’on prenne, le développement durable conduit à une approche globale de développement132 qui le situe au confluent des valeurs que les Nations-Unies ont pour but de promouvoir et de défendre133 et qui lie aussi bien les acteurs publics que les acteurs privés, et en particulier les entreprises134.

126 - La symbiose entre les deux notions est affirmée dès le Principe 1 de la Déclaration de Rio, selon lequel

« Les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable ». 127 - V. Principe 5 de la Déclaration de Rio. 128 - Article 14 de la Déclaration de Copenhague. 129 - B. Pinaud, Introduction générale in Le financement du développement durable, op.cit., p. 10-14, s. p. 11. 130 - Les 149 Chefs d’Etat et de gouvernement participants à ce sommet ont adopté une résolution par laquelle ils

décident de réduire la pauvreté de moitié d’ici 2015. V. pour la présentation la Déclaration du Millénaire (A/RES/55/2 du 13 Septembre 2000) qui définit les objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) : www.org/french/millenniumgoals/.

131 - Principe 25 de la Déclaration de Rio : « La paix, le développement et la protection de l’environnement sont

interdépendants et indissociables ». 132 - N. Schrijver, Les valeurs générales et le droit des Nations-Unies in La Charte des Nations-Unies,

Constitution modèle ? p. 85-88, s. p. 86 qui note : « Le concept de développement durable a émergé comme

valeur fondamentale » et « s’est installée dans le droit international et dans la Communauté internationale

rassemblée au sein des Nations-Unies… il s’étend aujourd’hui à un champ très élargi, comprenant la

conservation de l’environnement, le développement et la croissance macro-économique équilibrée, le

respect des droits de l’homme ». 133 - Sur ce point comme sur d’autres, la Déclaration précitée de Stockholm est prémonitoire. Le Considérant de

son Préambule souligne ainsi que : « défendre et améliorer l’environnement pour les générations présentes

et à venir est devenu pour l’humanité un objectif primordial, une tâche dont il faudra coordonner et

harmoniser la réalisation avec celle des objectifs déjà fixés de paix et de développement économique et

social ». 134 - G. Besse, A qui profite la RSE ?, La responsabilité sociétale des entreprises peut-elle réguler les effets

sociaux de la mondialisation ? Dr. social, 2005, pp. 991 et s.

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89- Plus récemment, le paradigme a été dopé par la promotion du concept de « sécurité

humaine », entendue comme le processus permettant aux individus d’exercer leurs « choix

librement et sans risques, et en pouvant raisonnablement espérer que les perspectives

présentes aujourd’hui ne s’évanouiront pas totalement demain »135. La sécurité humaine implique à la fois « la sécurité économique, menacée par la pauvreté, la sécurité alimentaire

confrontée à la famine, la sécurité sanitaire, menacée par les maladies, la sécurité

environnementale contrariée par les pollutions, les dégradations de l’environnement et

l’épuisement des ressources, la sécurité personnelle, menacée par différentes formes de

violeurs…, la sécurité de la communauté affectée par l’instabilité et les troubles civils, la

sécurité politique, menacée par l’arbitraire et la répression »136. 90- On a pu mettre en doute « la crédibilité » de ce paradigme qui serait un « concept

immature »137, « fourre-tout » et dont plusieurs Etats « se sont posés la question de (sa) valeur

ajoutée par rapport aux trois piliers de l’activité des Nations-Unies, c’est-à-dire, le

développement, la sécurité et les droits de l’homme »138. Il n’empêche qu’à l’instar du concept de développement durable auquel il vient prêter renfort, le concept de sécurité humaine a le double mérite de souligner l’interdépendance de phénomènes que l’on a coutume d’appréhender de manière isolée139 et de se préoccuper davantage de la « protection de

l’individu que de celle de l’Etat »140. Par là, il s’inscrit dans l’évolution qui, conduisant à une mutation en profondeur, à la fois des notions de développement et de celle des droits de l’homme, semble riche de virtualités par leur intégration commune même si toutes les incertitudes, notamment conceptuelles, sont loin d’être levées.

Paragraphe 1 : Une évolution riche de virtualités pour une conception intégrée des

droits de l’homme et du développement

91- Au titre des avancées incontestées en la matière, il y a l’affirmation que le

développement n’est pas seulement une question de croissance économique mais désigne un

135 - N. Megherbi et F. Aumond, Le PNUD et la sécurité humaine in R. Kherad (sous la direction de), La sécurité

humaine. Théories et pratiques, Colloque en l’honneur du doyen Breillat, ed. A. Pedone, 2010, p. 17-37, s. p. 18.

136 - R. Kherad, Rapport introductif in La sécurité humaine. Théories et pratiques, p. 3-13, s. p. 6. 137 - J-F. Guilhandis, « Séparation, sécession et sécurité humaine », Arès, n°47, vol XIX, Avril 2001, p.p. 27-39. 138 - P. Tavernier, La sécurité humaine et la souveraineté des Etats in La sécurité humaine. Théories et pratiques,

p. 39-50, s. p. 46. On a également souligné les possibles instrumentalisations du concept, notamment par les grandes puissances dans leurs rapports avec les petits pays, ce qui explique les réticences d’une partie des pays en développement à son égard. V. M. Benchikh, Conclusions in La sécurité humaine. Théories et pratiques, p. 259-262, s. p. 261. Malgré la mise en place, en Janvier 2001, d’une Commission sur la sécurité humaine composée de personnalités de haut niveau (dont M. Armartrya Sen, Prix Nobel d’économie en 1998), et la remise d’un premier rapport abordant les questions de développement et de droits de l’homme, en 2003, le « concept de sécurité humaine n’a pas encore été intégré dans les stratégies des organisations

internationales et des Etats et n’a pas été traduit dans des instruments internationaux » (R. Ben Achour, Le rôle de la Commission de la sécurité humaine in La sécurité humaine, p. 239-246, s. p. 245 qui conclut que le concept « ne constituerait qu’une redondance de certains autres concepts, eux-mêmes largement

débattus, comme les concepts de consolidation de la paix ou de responsabilité de protéger voire même de

droits de l’homme. Tous ces concepts seraient interchangeables »). Il nous semble que si cette constatation met en cause le caractère opérationnel du concept de sécurité humaine, lorsqu’il est utilisé de manière autonome, elle n’affecte pas sa capacité à renforcer les autres concepts et notamment celui du développement durable et des droits de l’homme.

139 - Comme « la lutte contre le terrorisme et la dissémination d’armes de destruction massive, mais encore la

lutte contre la pauvreté, la dégradation de l’environnement ou les grandes épidémies », N. Schrivner, article précité in La Charte des Nations-Unies, Constitution mondiale ?, s. p. 87.

140 - R. Kherad, Rapport introductif in La sécurité humaine. Théories et pratiques, op.cit., s. p. 5-6.

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processus orienté vers l’épanouissement de l’homme. C’est donc ce dernier qui, à la fois, finalité du développement et sujet des droits, va devenir le centre du nouveau paradigme fondé sur une compréhension extensive du développement et sur une égale consécration de tous les droits de l’homme.

Si l’on a pu avancer vers cette nouvelle conception du développement, c’est parce que, simultanément, on a progressé vers une nouvelle approche du droit, progression rendue possible grâce à la fin de l’ordre bipolaire. Désormais libérés du clivage Est-Ouest qui avait renforcé la scission entre la génération dite des droits civils et politiques et celles des droits économiques et sociaux, devenues « les étendards respectifs de chacun des camps »141, les droits de l’homme acquièrent leur vocation à inspirer voire fonder un nouveau modèle de développement, centré sur l’homme. On rappellera à cet égard qu’il existe de nombreuses résolutions des Nations Unies qui, non seulement consacrent, comme on l’a vu ci-dessus142, le droit de l’homme au développement, mais assignent comme finalités à ce dernier «le respect

et la pleine réalisation (de tous) les droits de l’homme»143. 92- L’un des mérites de ce modèle est qu’il élargit l’horizon du développement qu’il

appréhende comme un processus «global, économique, social, culturel et politique qui vise à

améliorer sans cesse le bien-être de l’ensemble de la population et de tous les individus sur la

base des bienfaits qui en découlent»144. Cette approche intégrée du développement qui fonde «la politique des Nations Unies» implique que «ce n’est plus la croissance économique qui

est le but du développement» mais l’épanouissement multidimensionnel de l’individu, ce qui explique l’explosion des droits de nature diverse destinés à coller à tous les aspects de ce bien-être et à toutes les catégories de personnes145, d’où également le renouveau du thème de l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’homme.

93- On tend à considérer, aujourd'hui, que dans la mesure où les droits civils et politiques

et les droits sociaux et culturels entretiennent une relation causale et sont en mesure de se renforcer mutuellement, il « ne faut plus dissocier la lutte pour les droits économiques et

sociaux de celle visant à instaurer les droits civils et politiques »146. L'intégration des

différents types de droits entend renforcer les possibilités effectives d’émancipation de tous les hommes. A partir des études menées par Amartya Sen, il est établi qu'il existe une corrélation entre développement « des droits à la participation et à la liberté d'expression

notamment et le fait de vivre à l'abri de la discrimination et de la pauvreté »147.

94- Le Rapport mondial sur le développement humain du PNUD, paru en 2000, souligne

que « les individus s'appuient également davantage sur la loi, et notamment sur les textes

internationaux relatifs aux droits de l'homme, pour faire valoir leurs droits économiques et

sociaux »"(148). Cela est rendu possible par les progrès de la ratification par les pays en

141 - O. de Frouville, Droit de l’homme et droit international du développement in Les droits de l’homme, une

nouvelle cohérence pour le droit international, p. 99-109, s. p. 99. 142 - supra Introduction. 143 - V. Résolution votée en 1986 portant Déclaration sur le droit au développement. Pour un historique des

résolutions des Nations Unies en la matière v. A. Pellet, Rapport introductif précité in Le Droit international du développement social et culturel s. p. 7-8.

144 - Déclaration sur le droit au développement précitée en note 15. 145 - Les femmes, les personnes âgées, les enfants, les handicapés mentaux et physiques V. P.A. Kohler, Le

développement social et culturel dans les résolutions des Nations Unies in Le droit international du développement social et culturel p. 21.

146 - PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2000, s p. 73. 147 - ibid s p. 74. 148 - Rapport précité, s p. 76.

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développement des traités internationaux relatifs aux droits de l'homme, lesquels « engendrent

des obligations juridiques pour tous les secteurs du gouvernement », sans oublier les engagements découlant des « récentes conférences mondiales traitant des droits de l'homme,

par exemple la Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale de 1996 et le Cadre

d'action de Dakar en 2000 au forum mondial sur l'éducation, ainsi que les objectifs de

développement exposés dans la Déclaration du Millénaire des Nations Unis en 2000 »149.

95- Ce discours gagne par contagion la plupart des institutions qui s’intéressent au

développement économique. Certains rapports de la CNUCED sur l’investissement consacrent des développements au respect des droits de l’homme150. Les organes spécialisés des Nations Unies font des incursions remarquées dans le champ des activités économiques transnationales151.

De son côté, l’OIT a accompli un travail gigantesque en matière de renforcement des droits fondamentaux du travail et au-delà, d’autres droits de l’homme152.

Enfin, l’évolution, ces dernières années, vers «une prise de conscience des excès de la

globalisation a conduit tous les acteurs, y compris les acteurs informels, comme le Forum de

Davos ou le G8, à affirmer de nouvelles règles du jeu, intégrant la dimension humaine»153. De leur côté, les entreprises élaborent des codes de conduite privés, intégrant des engagements sur le respect des droits de l’homme154.

De fait, l’une des conséquences au moins théoriques de la nouvelle approche est qu’il n’y a plus de domaine d’activité cloisonné.

96- Ni l’investissement, ni le commerce n’échappent à l’emprise de la nouvelle logique de

l’interdépendance du droit et du développement. S’agissant du premier, on a évoqué, même si cela est fort discutable, le passage «du consensus de Washington» (construit autour de la «déréglementation de l’économie, de la privatisation des entreprises publiques et la

libéralisation des échanges et de l’investissement») à celui de Monterrey, visant à «mobiliser

l’investissement pour le développement», dans le cadre «d’une stratégie volontariste, axée sur

un développement durable, sur une mobilisation générale pour protéger les ressources

planétaires à léguer aux présentes et futures générations»155.

149 - HCHD, Les droits de l'homme et la lutte contre la pauvreté, op.cit. s p. 15. 150 - V. par exemple, CNUCED, Rapport sur l’investissement dans le monde, 2007, V. site de la CNUCED :

www.unctad.org, pp. 78 et 105. 151 - V. par exemple, Commission des Droits de l’Homme, Sous-commission chargée de la protection et de la

promotion des droits de l’homme, Normes sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises, 26 Août 2003, E/CN.4/Sub.2/2003/12/Rev. 2.

152 - M-A. Moreau, Les droits de l’homme au travail en 2008 : au-delà de la logique des droits de l’homme et des droits sociaux fondamentaux in Droit économique et droits de l’homme, ed. Larcier, 2009, p. 509 et s. A vrai dire, le travail de l’OIT va au-delà puisqu’il contribue également à faire progresser les idéaux de justice sociale. Par ailleurs, l’OIT a eu à adopter des conventions internationales qui débordent le champ de la protection des droits sociaux fondamentaux, comme les deux conventions relatives aux peuples indigènes et tribaux. V. G. Rodgers, E. Lee, Lee Swepton et J. Van Daele, L’OIT et la quête de justice sociale, 1919-2009, Genève, 2009, s. p. 94-100.

153 - J-M. Chevallier, Mondialisation du droit ou droit de la mondialisation, in C.A. Morand (sous la direction de), Le droit saisi par la mondialisation, ed. Bruylant, ed. de l’Université de Bruxelles, 2001, pp. 37-60, s. p. 53.

154 - infra, Deuxième Partie. 155 - R. Geiger, Investissement et Développement : une approche multilatérale in J-M. Sorel (Textes réunis par),

Le droit international économique à l’aube du XXVe siècle, En hommage aux professeurs D. Carreau et P. Juillard, ed. Pedone. Cahiers internationaux n°21, 2009, p. 33 et s. L’idée d’un consensus post-Washington se fonde sur le fait que le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC ont été associés à la Conférence des Nations-Unies de Monterry du 1er Mars 2002 en tant que « parties prenantes institutionnelles » et y ont joué un rôle prépondérant (V. B. Kieffer, L’Organisation Mondiale du Commerce et l’évolution du droit international

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Pour ce qui est du commerce, il faut souligner l’émergence du «concept de soutien

mutuel» ou si l’on veut l’affirmation de synergie entre la lutte contre le changement climatique, «la libéralisation du commerce international et le développement» que l’on trouve dans le discours des organes de l’OMC ou quelquefois du PNUE156.

97- Mais c’est surtout la lutte contre la pauvreté qui constitue l’illustration la plus

remarquable de l’indivisibilité des droits de l’homme et l’interdépendance de ces droits et des questions de développement.

Dans ce cadre, la Résolution 1989/10 du 16 Février 1989 de la Commission des Droits de l’homme, résolution parrainée par 15 pays dont la France, l’Espagne, la République Fédérale d’Allemagne et l’URSS, et qui appréhende la pauvreté comme une violation des droits de l’homme157, constitue un évènement important158.

Le changement de perspective est en effet patent. La pauvreté n’est plus définie par référence au seul « critère du revenu » mais appréhendée dans ses dimensions à la fois sociales et politiques et dans la « corrélation entre celles-ci et les droits humains, à

commencer par la dignité humaine »159. 98- Au plan théorique, la nouvelle approche conçoit la « lutte contre la pauvreté et la

défense des droits de l'homme" non comme deux projets distincts mais comme deux faces "du

même projet qui se renforcent mutuellement »160. Les droits de l'homme fournissent désormais

le cadre normatif de la formulation des politiques et des stratégies de lutte contre la pauvreté. A leur tour, ces politiques et stratégies sont supposées faire progresser les droits de l'homme.

Cette synergie entre droits de l'homme et lutte contre la pauvreté se manifeste à travers l'objectif de revitaliser les « droits pour donner aux individus les moyens de lutter contre la

pauvreté » pour reprendre l'expression du PNUD161. Un tel objectif qui envahit le discours des Etats et des organisations internationales162, implique l'identification préalable des populations

public, Préface de Y. Petit ; Avant-Propos de P. Lamy, ed. Larcier, s. pp. 189-190). Pourtant les avancées sont en pratique très minces, le fameux consensus se limitant « largement à rappeler les lieux communs et à

affirmer des mesures déjà mises en place, notamment par les institutions de Bretton Woods et l’OMC » (ibid, s. p. 190, note 840).

156 - R. Kempf, L’OMC face au changement climatique, ed. Pedone, 2010, Perspectives internationales n°29, Préface d’Hélène Ruiz-Fabri, p. 38 et s, s. p. 42. V. infra Chapitre 2.

157 - J. Bengoa, Extrême pauvreté et droits de l’homme dans les travaux de la Sous Commission des droits de l’homme des Nations Unies in E. Decaux et A. Yotopoulos-Marangopoulos, La pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, ed. A. Pedone, 2009, p. 27 et s, s. p. 29.

158 - après avoir rappelé plusieurs principes de la «Déclaration universelle des droits de l’homme et des Pactes

internationaux en la matière, dont notamment, le droit à un niveau de vie suffisant et l’idéal de l’être

humain libre, libéré de la crainte et de la misère» et « réaffirmé le principe d’interdépendance et

d’indivisibilité des droits de l’homme » énonce que « l’extrême pauvreté et l’exclusion sociale constituent

une violation de la dignité humaine… », N. Barrita, L’émergence de la problématique de l’extrême pauvreté au sein des Nations Unies in La pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, p. 31 et s, s. p. 42.

159 - A. Yotopoulos-Marangopoulos, Rapport introduction in La pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, p. 15-24, s. p. 18 qui cite la définition de la pauvreté et de l’extrême pauvreté formulée par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, dans une Déclaration de 2001 : « 1. La pauvreté est la condition dans

laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, de moyens,

des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d’un niveau suffisant et d’autres droits civils,

économiques, politiques et sociaux. 2. L’extrême pauvreté et l’exclusion sociale constituent une violation de

la dignité humaine : il est prioritaire d’inclure dans les Plans nationaux et internationaux des mesures pour

les éliminer ». 160 - HCDH, Les droits de l'homme et la lutte contre la pauvreté, op.cit. s. p. 3. 161 - Rapport mondial sur le développement humain 2000, s p. 73. 162 - La Déclaration du Millénaire issue de la résolution 55/2 de l'Assemblée Générale, en date du 8 Septembre

2000 note ainsi : « Nous ne ménagerons aucun effort pour délivrer nos semblables – hommes, femmes et

enfants – de la misère, phénomène abject et déshumanisant qui touche actuellement plus d'un milliard de

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pauvres. Il implique ensuite des stratégies et des programmes pour la réalisation effective des droits essentiels à l'éradication de la pauvreté comme le droit à l'alimentation, le droit à l'instruction, à la santé, au logement et au travail. Cependant, comme il a été souligné, l'une des originalités de la lutte contre la pauvreté fondées sur les droits de l'homme consiste dans le lien établi entre les différents types de droits de l'homme.

99- Comment les droits de l'homme sont-ils concrètement mis en œuvre dans le cadre de

la lutte contre la pauvreté? Ils le sont de plus en plus à travers des plans nationaux de lutte contre la pauvreté souvent élaborés en concertation avec la société civile et les bailleurs de fonds.

Quelques Etats, en particulier en Afrique ont désormais une structure ministérielle chargée de la lutte contre la pauvreté, signe de l'importance et de la spécificité de la question163. Au-delà des différences qui peuvent exister entre les stratégies initiées en la matière par les différents pays, les plans d'éradication de la pauvreté comportent des constantes. La première est relative à l'orientation de la croissance vers la réduction de la pauvreté. La seconde concerne la volonté d'assurer la participation des pauvres aux décisions qui s'y rapportent. La troisième porte sur le développement des textes incorporant les droits de l'homme. La quatrième est relative aux mesures visant à favoriser l'accès des pauvres aux infrastructures et services sociaux divers.

100- Certes, la qualité de cet accès varie selon les pays. Mais il ne fait guère de doute qu'il

est de la responsabilité de chaque Etat de veiller à assurer le plein exercice des droits de l'homme et, en particulier, de ceux qui conditionnent l'éradication de la pauvreté. Cette règle, rappelée par le Comité des droits économiques et sociaux dans ses différentes observations sur le droit à l'eau164, le droit à la santé165 et le droit à l'alimentation166 et par le PNUD167, a pour contrepartie l'obligation pour l'Etat et même pour les institutions internationales « de

personnes ». La même Déclaration décide la création « aux niveaux tant national que mondial d'un climat

propice au développement et à l'élimination de la pauvreté » cf. les différents rapports de la Banque Mondiale et ceux du PNUD; l'étude précitée du HCDH, le rapport du comité des droits économiques et sociaux, les discours des gouvernements, etc.

163 - Mauritanie, Sénégal, Burkina Faso… 164 - Par exemple s'agissant de la mise en œuvre du droit à l'eau consacré par les articles 11 et 12 du Pacte

international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Comité souligne que « les Etats parties

ont en particulier l'obligation de fournir l'eau et les installations nécessaires à ceux qui ne disposent pas de

moyens suffisants, et de prévenir toute discrimination fondée sur des motifs interdits par des instruments

internationaux concernant la fourniture d'eau et des services correspondants… Même si chacun a droit à

l'eau, les Etats parties devraient prêter une attention spéciale aux particuliers et aux groupes qui ont

traditionnellement des difficultés à exercer ce droit… » (Observations n°15 et 16). 165 - « Le droit à la santé, à l'instar de tous les droits de l'homme, impose trois catégories ou niveaux

d'obligations aux Etats parties : les obligations de le respecter, de le protéger et le mettre en œuvre. Cette

dernière englobe du même coup les obligations d'en faciliter l'exercice, de l'assurer et de le promouvoir » (Observation n°33).

166 - Le Comité souligne que « chaque Etat est tenu d'assurer à toute personne soumise à sa juridiction l'accès à

un minimum de nourriture indispensable qui soit suffisante, adéquate sur le plan nutritionnel et salubre,

afin de faire en sorte que cette personne soit à l'abri de la faim ». Pour le Comité « Il y a violation du Pacte

lorsqu'un Etat n'assure pas, au moins, le minimum essentiel requis pour que l'individu soit à l'abri de la

faim ». 167 - Le Rapport sur le développement humain de 2000 souligne « qu'en tant que principal débiteur d'obligations,

l'Etat est tenu de faire de son mieux pour éradiquer la pauvreté par des stratégies appropriées. Sa

responsabilité doit être définie en termes d'actions concrètes » (Rapport précité s p. 77). La Déclaration du millénaire souligne « Chaque pays en développement est responsable au premier chef de son propre

développement. Ce qu'il doit faire en renforçant la gouvernance, en luttant contre la corruption, en

adoptant des politiques et réalisant des investissements ».

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rendre des comptes pour l'emploi des fonds à l'égard des besoins des populations »168. Cette

obligation de rendre compte, rattachée à une gouvernance favorable aux pauvres, est de nature à faciliter le suivi des mécanismes de mise en œuvre des stratégies de lutte contre la pauvreté appuyée sur les droits de l'homme169.

101- Elle fait, aujourd’hui, partie des standards qu’il faut afficher pour pouvoir bénéficier

des faveurs des institutions et des organisations internationales ou régionales en charge du financement du développement170. Le changement de trajectoire est sensible par rapport à l’optique libérale classique qui conçoit « la pauvreté ou la richesse » comme des « questions

individuelles », le « rôle de l’Etat (devant) se réduire à la réalisation des conditions propres à

enrichir la nation en encourageant un type de société qui récompense l’initiative et

l’effort »171. 102- L’autre illustration remarquable de la fusion du développement et des droits de

l’homme réside dans la consécration des notions nouvelles comme celles de « biens publics

mondiaux »172, de « patrimoine commun de l’humanité »173, de « droits de l’homme à un

environnement sain », voire de droit fondamental des générations futures, en rupture avec le « paradigme de la réciprocité » qui a jusqu’ici dominé l’idée de droit174.

103- La vitalité de ces notions se manifeste sur le triple plan du droit international

universel175, du droit international régional176 et des droits nationaux177 et marque le discours des divers acteurs de la communauté internationale : Etats, Organisations internationales, ONG et acteurs économiques transnationaux. Prenant place dans le vaste mouvement de refondation conceptuelle issu de la fusion théorique des préoccupations développementalistes et de celles concernant la protection des droits de l’homme, ces notions demeurent cependant tributaires des incertitudes qui affectent cette fusion.

168 - Mary Robinson citée in Les droits de l'homme et la lutte contre la pauvreté op.cit. s. p. 15. 169 - S'agissant des Etats, elle se traduit, en particulier, par des rapports faisant le point sur les droits et les

mécanismes adoptés et sur les pratiques suivies pour améliorer le sort des pauvres. 170 - Par ailleurs, l'approche fondée sur les droits de l'homme a des incidences sur les Etats pauvres eux-mêmes.

Comme le souligne la Banque Mondiale (Rapports sur le développement dans le monde 2000-2001 : Combattre la pauvreté, p. 11 « L'action internationale – de la part des pays industrialisés en particulier –

est nécessaire pour assurer des gains aux pays et aux populations pauvres qui appartiennent au monde en

développement. Il faut notamment mettre davantage l'accent sur l'allégement de la dette et sur les mesures

connexes pour que l'aide au développement soit plus efficace. Il est également important d'œuvrer dans

d'autres domaines – le commerce, la vaccination, la fracture numérique et celle du savoir – afin de

promouvoir les opportunités, l'autonomisation et la sécurité des pauvres »). 171 - N. Barrita, L’émergence de la problématique de l’extrême pauvreté au sein des Nations-Unies in La

Pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, p. 31-44, s. p. 35 qui résume ainsi la position initiale des pays occidentaux, en particulier, celle des Etats-Unis, dans les années 80, lorsque la question de l’extrême pauvreté fut introduite, pour la première fois à la Commission des Droits de l’homme.

172 - supra Paragraphe 1. 173 - R-J. Dupuy, La notion du patrimoine commun de l’humanité appliquée aux fonds marins in Droits et libertés

à la fin du XXe siècle : influence des données économiques et technologiques, Etudes offertes à Cl. A. Colliard, Paris, ed. A. Pedone, 1984, p. 197-205.

174 - V. E. Gaillard, Générations futures et droit privé. Vers un droit des générations futures, op.cit., s. n°507-517. 175 - V. SFDI, Colloque d’Aix-en-Provence, Le droit international face aux enjeux environnementaux, ed. A.

Pedone, 2010. 176 - Le droit européen étant le droit régional le plus avancé en la matière. 177 - En droit français, voir par exemple, les incidences de la loi constitutionnelle n°2005-205 du 1er Mars 2005

relative à la Charte de l’environnement in La Charte constitutionnelle de l’environnement en vigueur, RJE, n°s Dec. 2005.

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Paragraphe 2 : Des incertitudes conceptuelles persistantes

104- Si l’orientation consistant à se réclamer des principes d’indivisibilité et

d’interdépendance des droits de l’homme et du développement durable, censé à la fois résoudre les questions de «l’exclusion sociale», de «la discrimination», de l’élimination de la pauvreté et d’assurer la pleine réalisation de tous les droits fondamentaux de l’homme, sans compromettre ceux des générations futures178, est désormais un fait acquis, au moins dans les discours, les Déclarations d’intention et même dans plusieurs instruments normatifs, elle ne s’est pas traduite par la nécessaire clarification des concepts utilisés ni toujours, loin s’en faut, par des mécanismes et des procédures à même de la rendre opérationnelle. Quelle est la signification juridique du concept «du développement durable?» et quel est son rapport au droit de l’homme au développement ? Peut-on considérer, nonobstant les Déclarations officielles, que ce dernier constitue un droit fondamental de l’homme? Et dans l’affirmative, quels rapports entretient-il avec les autres droits de l’homme? Droit de synthèse, englobant ou dépassant ces derniers ou simple «horizon éthique»179 permettant de repenser, dans une perspective plus politique et morale que juridique les droits de l’homme dans leur rapport au développement?

105- Ainsi formulée, la question peut, il est vrai, paraître trop manichéenne. Elle laisse

penser que le droit au développement ressortit soit au domaine politique ou éthique, soit au domaine juridique. Or il peut relever simultanément des deux. Mais pour faire partie du droit, il doit comme tout principe ou concept ayant cette vocation avoir «été formulé dans

l’intention de modifier (ou éventuellement de confirmer) des éléments de l’ordre juridique

existant» ou doit être mis en œuvre de manière à produire «effectivement ce résultat»180. Cette règle s’applique également au développement durable, dans la mesure où il revendique le statut de principe juridique. Or, aussi bien que pour ce qui concerne le premier que le second, la réponse est incertaine.

106- Pour ce qui est du développement durable, la conférence des Nations Unies sur

l’environnement et le développement de 1992 avait certes exhorté la communauté internationale dans son ensemble à le faire passer dans les faits en réalisant, selon la formule de l’Agenda 21181, l’intégration de «tous les facteurs environnementaux, sociaux et

économiques». La question qui se pose d’emblée au juriste est celle de la portée de cette exhortation et

partant de la nature du concept de développement durable. Est-on en présence d’un principe d’action, d’ordre politico-idéologique ou d’une notion juridique ou juridicisable, c’est-à-dire dotée de l’aptitude à revêtir une signification juridique et à produire des effets de droit ? La référence à la notion «englobante» de développement durable peut-elle présenter un intérêt pratique pour le traitement juridique des interconnexions entre développement économique et droits de l’homme ? Une réponse positive supposerait que la notion soit suffisamment précise et contraignante (par les obligations concrètes qu’elle implique) pour guider le comportement des acteurs sociaux et pour pouvoir être utilisée par les différents acteurs juridiques, y

178 - V. par exemple, sur la politique de l’Union Européenne en la matière, D. Simon, L’Union Européenne et la

lutte contre la pauvreté in La pauvreté, un défi pour les droits de l’homme, p. 72 et s, s. p. 73 sur l’émergence de cette problématique et son affirmation dans le Traité de Lisbonne.

179 - L’expression est de M. Kamto, «Retour sur le droit au développement au plan international : Droit au

développement des Etats?», R.U.D.H., 1999, pp. 1-10, s. p. 2. 180 - M. Virally, Le rôle des principes dans le développement du droit international in Le droit international en

devenir. Ecrits au fil du temps. PUF, 1980, s. p. 195 et s, s n°32. 181- Agenda 21, § 10, 30

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compris, le cas échéant les organes juridictionnels devant lesquels peuvent être portées, en cas de litige les questions touchant au développement, au sens large ?

107- Or, lorsqu’on se réfère à la conférence de Rio de 1992, qui a marqué l’entrée du

concept sur la scène juridique ou para-juridique, on s’aperçoit que celui-ci y a été conçu comme une sorte de «matrice conceptuelle»182, « de norme interstitielle »183 pouvant orienter l’évolution du droit et les rapports au sein des différentes disciplines juridiques, mais qu’il n’est pas un concept directement utilisable par les juristes. Selon le principe 27 de la Déclaration de Rio, il est recommandé aux Etats et aux peuples de coopérer de bonne foi «au

développement du droit international dans le domaine du développement durable». Le préambule de la Déclaration invite de son côté la communauté internationale à œuvrer

en faveur d’«accords internationaux qui respectent les intérêts de tous et protègent l’intégrité

du système mondial de l’environnement et du développement». Il est ici seulement question de l’élaboration, de lege ferenda, d’un droit spécifique et notamment d’une nouvelle génération de conventions internationales prenant en compte l’interaction environnement et développement. On ne trouve pas à ce stade d’indications précises sur la méthode permettant d’en faire une exigence s’imposant aux sujets de droit ou permettant à un juge de statuer conformément à cette exigence184. Il est vrai que la Déclaration de Rio énonce quelques principes généraux qui pourraient contribuer à la formation de règles coutumières directement applicables par le juge, mais le statut de droit positif185 de tels principes demeure incertain186 aux yeux de beaucoup d’auteurs.

108- Il n’est cependant pas douteux que l’énoncé de ces principes, qui tous intéressent la

gestion des problèmes globaux (qu’il s’agisse du principe de précaution, de la solidarité et de l’équité inter- et intra-générationnelle, de la préservation de l’intérêt commun de l’humanité, etc.) ainsi que les recommandations et les arrangements institutionnels contenus respectivement dans la Déclaration de Rio et l’Agenda 21, ne soit de nature à favoriser l’émergence d’«une conscience juridique généralisée»187 des interdépendances diverses qu’ils entendent exprimer. Il reste que, même si l’on va jusqu’à admettre que «le principe

d’intégration comme norme d’orientation du développement durable» est désormais un principe juridique188, cela n’est pas suffisant en soi. Il faut en effet pouvoir définir les critères qui président à une telle intégration. La question n’est pas seulement théorique.

109- Si le concept de développement, qui est emprunté à la biologie, traduit bien «l’interdépendance des parties pour la survie et l’épanouissement de la totalité» (ce qui suggère l’idée d’une réciprocité d’action dans une liaison solidaire), il exprime aussi dans une

182 - P-M. Dupuy, « Humanité, communauté et efficacité du droit », in Humanité et droit international, Mélanges

R-J. Dupuy, ed. A. Pedone, 1991, p.p. 133-148. 183 - L’expression est du professeur V. Lowe, v. Sustainable Development. Past, Achievements and Future

Challenges, Boyle and Freestone, OUP, Oxford, 1999, p. 31. 184 - Pour S. Maljean-Dubois, « L’invocation incantatoire du développement durable ne permet ni de résoudre

les incohérences matérielles du droit international ni de résoudre les comportements schizophrènes des

Etats ». V. La fabrication du droit international au défi de la protection des droits de l’environnement in SFDI, Le droit international face aux enjeux environnementaux, p. 9-38, s. p. 35.

185- La Déclaration est en retrait par rapport à l’idée d’une charte de la planète préconisée par groupe d’experts juridiques indépendants de la CMED et qui aurait impliqué une codification des principes, obligation et droits généraux des États.

186- M. Kamto, Les nouveaux principes du droit international de l’environnement, RJE, 1993, p. 11. 187- Pour reprendre l’expression utilisée par A. C. Kiss, Trois années de droit international de l’environnement

(1993-1995), RJE, 1993, p. 83 et s., spéc. p. 119. 188- S. D. Doumbe-Billié, Droit international et développement durable, in Les hommes et l’environnement,

Mélanges A. Kiss, p. 245-265, spéc. 265.

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large mesure «la lutte permanente entre les parties qui est entretenue par l’inégalité

naturelle, laquelle entraîne la société à sacrifier ses membres les plus faibles pour assurer

son développement»189. Le qualificatif de durable accolé au développement permet, certes d’élargir l’horizon à la fois qualitatif, spatial et temporel, dans lequel celui-ci était jusqu’ici pensé puisqu’il scelle «la fusion définitive entre protection de l’environnement et

développement» qui inscrit le développement au-delà de la seule question de la croissance économique et impose «la solidarité inévitable de toute l’humanité devant les grands

problèmes auxquels elle doit faire face»190. Mais il ne permet pas d’homogénéiser le concept de développement, dès lors que celui-ci est conçu dans une perspective globale.

110- On a même pu soutenir que le concept de développement durable ne faisait

qu’accentuer l’ambiguïté de la notion de développement, et qu’il comportait le risque de conférer, au-delà du discours centré sur l’intégration de l’environnement au développement économique et social, une nouvelle «légitimité écologique»191 aux politiques économiques libérales. Dans cette optique, on s’est demandé s’il ne s’agissait pas «d’un monstre juridique

que des esprits malins auraient créé dans le but d’affaiblir la positivité du droit international

de l’environnement alors que celui-ci constitue toujours un enjeu pour le droit international

classique»(192). Loin de constituer un instrument facilitant une régulation juridique équilibrée des interdépendances et prenant en compte les diverses dimensions du développement, le développement durable accroîtrait la confusion au profit du droit des échanges commerciaux193.

111- Ce jugement pessimiste semble excessif. La consécration du concept de

développement durable, sans toujours se traduire par des règles et des institutions précises, s’est accompagnée de celle de principes qui ont vocation à acquérir progressivement une force juridique en utilisant le réceptacle de « la soft law » qui reste le « canal privilégié », par lequel le nouveau paradigme accède au monde du droit194. Il n’en demeure pas moins vrai que dans la mesure où il se veut « un processus de transformation dans lequel l’exploitation des

ressources, la direction des investissements, l’orientation des techniques et les changements

institutionnels se font de manière harmonieuse (en renforçant) le potentiel présent et à venir

permettant de mieux répondre aux besoins et aux aspirations de l’humanité »195, sans que les critères permettant de réaliser l’harmonisation visée ne soient fournis a priori, le paradigme conduit à faire assumer par les acteurs sociaux et par les Autorités en charge de son interprétation et de sa mise en œuvre, la redoutable tâche d’arbitrer les enjeux contradictoires dont il est siège, avec tous les aléas et les risques d’incohérence que ce travail implique.

189- A. Lejbowicz, Philosophie du droit international, op.cit., p. 161-162. 190- A. C. Kiss, Le droit international à Rio de Janeiro et à côté de Rio de Janeiro, RJE, 1992, p. 823, spéc. p. 73-

74. 191- L’expression est de M. Pullemaerts, La conférence de Rio: grandeur ou décadence du droit international de

l’environnement ?, RBDI, 1995, spéc. p. 175. 192- S. Doumbe-Billié, art. préc. in Mélanges A. Kiss, spéc. p. 247, qui réfute cette idée. 193 - S. Latouche, « Développement durable : un concept alibi, main invisible et mainmise sur la nature », in

Revue du tiers-monde, t. XXXV, n°137, 1994, p. 77. 194 - L. Boisson de Chazournes, La protection de l’environnement global et les visages de l’action normative

internationale in Pour un droit commun de l’environnement. Mélanges en l’honneur de M. Prieur, Dalloz, 2007, p.p. 41-57, s. p. 44.

195 - Commission Brundtland, Notre avenir à tous, La Commission mondiale sur l’environnement et le développement, ed. du Feluve, s. ch2, p.55.

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112- L’affaire des usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay qui a opposé l’Argentine à l’Uruguay et donné lieu à l’arrêt de la CIJ, en date du 20 Avril 2010196, illustre, 13 ans après l’arrêt de la même Cour, rendu dans l’affaire dite Gabcikovo-Nagymaros opposant la Hongrie et la Slovaquie à propos de la construction d’un barrage et d’écluses sur le Danube197 ce propos.

Appelée à arbitrer, en dernier ressort, entre l’importance d’une usine pour une « région

économique sinistrée » de l’Uruguay et les risques avérés de pollution pour la région touristique et agricole de l’Argentine, la CIJ, tout en insistant sur « les obligations

procédurales pour la gestion des ressources naturelles partagées »198 et en consacrant le caractère coutumier tant du principe de prévention des dommages environnementaux que celui de l’obligation « de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement »199, se refuse à considérer que l’Uruguay a violé ses obligations de fond, appelant les Parties à respecter l’obligation de coopération qui s’impose à elles, laquelle « s’étend au contrôle et au

suivi d’une installation industrielle, telle que l’usine Orion (Botma) »200. 113- En dépit « d’une pétition de principe en faveur du développement durable », la Cour

mondiale a préféré se réfugier derrière « les obligations procédurales » qui découlent de ce paradigme plutôt que de s’essayer à déterminer « le point d’équilibre entre les exigences du

développement économique, d’une part, et la protection de l’environnement, d’autre part »201. Du point de vue de sa substance, la notion de développement durable conserve intacte sa part d’ombre.

On comprend alors les réserves des pays en développement vis-à-vis de ce concept dont ils craignent qu’il ne se traduise par un recul de la prise en compte des inégalités de développement au profit de la problématique de la protection de l’environnement. L’écho au principe de dualité des normes que l’on trouve, en application du paradigme du développement durable, dans certaines conventions internationales, comme la convention

196 - V. notamment sur cet arrêt, V. Richard et E. Truilhé-Marango, La coopération sur un fleuve partagé,

l’anticipation des risques environnementaux et la CIJ : un pas en avant, deux pas en arrière ?, Bull. du Droit de l’Environnement Industriel, Juillet 2010, n°28, p. 17-21 ; Y. Kerbrat et S. MAljean-Dubois, La Cour internationale de justice face aux enjeux de la protection de l’environnement : Réflexions critiques sur l’arrêt du 20 Avril 2010, Usine de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine C. Uruguay, R.G.D.I.P., 2011-1, p. 39-75).

197 - Arrêt CIJ, 25 Septembre 1997, Projet Gabcikovo-Nagymaro (Hongrie-Slovaquie), Rec. 1997, p. 7-84. Tout en rappelant comme elle « a récemment eu l’occasion de (le) souligner… toute l’importance que le respect

de l’environnement revêt à son avis, non seulement pour les Etats, mais aussi pour le genre humain » et énoncé que « de nouvelles normes doivent être prises en considération »… (que) les « exigences nouvelles

doivent (dans ce domaine) être convenablement appréciées », soulignant, au passage, l’utilité « du concept

de développement durable, (lequel) traduit bien cette nécessité de concilier le développement économique et

protection de l’environnement » (V. Parag. 140 de l’arrêt), la CIJ a refusé de faire droit à l’invocation par la Hongrie d’un « état de nécessité écologique » pour mettre fin au traité passé avec la Tchécoslovaquie sur l’exploitation du Danube à travers la production de centrales hydro-électriques. La Cour considère qu’il ne « saurait y avoir d’état de nécessité sans un péril dûment avéré au moment pertinent ; la seule appréhension

d’un péril possible ne saurait à cet égard suffire » (V. Parag. 54 de l’arrêt) ; la CIJ se refusait ainsi à reconnaître la spécificité du dommage écologique, axée en partie sur l’incidence des comportements sur les générations futures. V. A. Kiss et J.P. Beurier, Droit international de l’environnement, Pedone, 3ed., 2004, s. p. 270, p. 137.

198 - notamment « les obligations d’informer, de notifier et de négocier », lesquelles sont d’autant « plus

indispensables qu’il s’agit comme dans le cas du fleuve Uruguay, d’une ressource partagée qui ne peut être

protégée que par le biais d’une coopération étroite et continue entre Etats souverains » (V. Parag. 81 de l’arrêt).

199 - V. Parag. 204 de l’arrêt. 200 - Y. Kerbrat et S. Maljean-Dubois, article précité, in R.G.R.I.P. 2011, s. p. 73. 201 - ibid, s. p. 74.

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cadre sur les changements climatiques(202) et les « textes subséquents Protocole de Kyoto,

textes adoptés par les Conférences des parties à la Convention et au Protocole » ne permet pas de dissiper les inquiétudes en la matière, « dans la mesure où elle n’a pas tant pour

finalité de remédier (aux inégalités individuelles de développement) que de répondre à une

question d’intérêt commun (la protection du climat) »(203). 114- De plus, la référence au développement durable ne permet pas de déterminer une

règle de droit précise qui permettrait de trancher la question de «l’équité

intergénérationnelle» en fixant avec précision le seuil des sacrifices à assumer par les générations actuelles pour le bien-être des générations futures mais aussi de partager équitablement les charges entre les générations actuelles, étant entendu que les responsabilités des différents Etats dans la dégradation des conditions climatiques sont très inégales. La solution la plus juste ou la plus appropriée, qu’il s’agisse de l’adoption d’une norme d’émission par habitant ou d’une «écotaxe» sur le carbone et sur l’énergie avec l’introduction éventuelle des mécanismes de flexibilité204, passe d’abord par l’organisation d’une bonne coopération internationale dans laquelle les dimensions économique et politique205 sont aussi importantes sinon plus importantes que la dimension juridique.

Les limites du paradigme du développement durable206 expliquent que la référence au droit de l’homme au développement soit toujours d’actualité.

115- Après la période d’essoufflement207 du Nouvel ordre économique international, ce

droit ne serait-il pas en train de revivre avec l’action menée depuis quelques années par l’ONU et en son sein le PNUD en faveur du développement humain208 ? Cette action a pour effet principal, comme on l’a vu ci-dessus, d’opérer un recentrage sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’homme209, «en faisant passer au premier plan les droits (droit à la santé, au logement, à

la formation, etc.) qui permettent de réaliser son épanouissement»210. C’est donc sur toile de fond d’une jonction entre les préoccupations économiques et

sociales qui sous-tendent l’idée de développement et les valeurs portées par l’idéologie des 202 - V. l’article 3.1. de cette convention : « Les Parties doivent protéger le climat sur la base de l’équité et en

fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives, et qu’en

conséquence il appartient aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la nouvelle lutte contre les

changements climatiques ». 203 - M-P. Lafranchi, étude précitée in SFDI, Le droit international face aux enjeux environnementaux, s. p. 280. 204- Voir par ex. P. Jacquet, étude préc., in L’entrée dans le XIX

e siècle, spéc. p. 185.

205- Dimensions dont le traitement suppose l’assentiment des États les plus pollueurs (aujourd’hui les États-Unis et dans un avenir plus ou moins lointain la Chine) qui sont aussi les plus puissants.

206- On ajoutera à ces limites, la contradiction potentielle quelquefois passée sous silence, entre l’aspect social et l’aspect écologique du développement durable. V. M-P. Blin-Franchomme, RSE et milieu du travail-autour du Grenelle de l’environnement in Responsabilité sociale des entreprises. Regards croisés Droit et Gestion, pp. 129-153, s. p. 130 « La concurrence entre ces deux impératifs, celui du travail et celui de l’écologie, ne

doit pas être mésestimée. La protection de l’environnement imposée à l’entreprise ou choisie par elle, aura

un coût économique, la conduire à faire des choix… Au regard même de certaines politiques publiques, le

pilier social n’a-t-il pas été regardé comme le parent pauvre du développement durable, lui qui a souffert

sans aucun doute de l’ombre d’un très médiatique pilier environnemental, nourri dans les années 70 de la

montée en puissance des préoccupations vertes ». 207- Dont les causes sont connues. Voir M. M. Mohamed Salah, Mondialisation et souveraineté de l’État, revue

Clunet, 1996, 3. 208- Rapport sur le développement humain, PNUD, 1990, supra A. 209- L’évolution, en réalité, amorcée dès la fin des années 1970, y compris même au sein de l’ONU qui concevait

le droit au développement uniquement comme un droit des peuples (résolution n°34/36 de l’AG des Nations Unies du 23 novembre 1979 selon laquelle «le droit au développement est un droit de l’homme et que

l’égalité des chances en matière de développement des nations aussi bien que des individus qui le

composent»; résolution n°36/133 du 14-12-1981 ajoutant que ce droit «est essentiel»). 210- M. Flory, À propos des doutes sur le droit au développement, in Mélanges A. CH. Kiss, p. 165.

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droits de l’homme que s’opèrait cette redécouverte, encore timide mais réelle, du droit international du développement, qui devient un droit globalisant211.

116- Cette observation appelle quelques explications. On a coutume de loger le droit du

développement et celui plus récent du développement durable (qu’on le qualifie de simple approche ou de branche naissante du droit international) à côté du droit de la paix, dans ce que l’on appelle les droits de l’homme de la troisième génération212 que l’on oppose à la fois aux droits civils et politiques (droit de la première génération) centrés sur l’individu abstrait et aux droits économiques et sociaux (droits de la seconde génération) prenant certes en compte l’individu situé mais dominés par la référence à l’État chargé de créer les conditions de leur réalisation. Les droits de l’homme de la troisième génération ou « droit de solidarité » s’inscriraient dans la perspective plus large d’une communauté internationale conçue comme un tout solidaire et indivisible, ce qui explique leur importance du point de vue de la recherche des instruments d’une bonne régulation juridique des interdépendances213. L’un des problèmes sur lesquels bute cette troisième catégorie des droits de l’homme concerne, on le sait, son statut en droit positif.

117- R.-J. Dupuy a montré avec brio que la communauté internationale qui sert de

référence théorique et axiologique aux droits de l’homme de la troisième génération n’est pas une catégorie juridique unitaire mais une figure à géométrie variable diversement utilisée par ses «membres»214. La conséquence en a été la neutralisation du droit du développement par les antagonismes d’intérêts. Le principe de solidarité, qui constitue le pivot des droits de l’homme de la troisième génération, n’a pas pu trouver les mécanismes techniques qui lui auraient permis de quitter le domaine des déclarations d’intention pour pénétrer celui du droit positif. Il n’est donc pas possible pour un organe juridictionnel ou quasi juridictionnel de se référer principalement aux notions dérivées de ce principe, et de façon générale aux notions issues de la mystique des droits de l’homme pour trancher un litige.

118- L’intérêt de la mutation évoquée ci-dessus, qui associe le développement à l’homme

(et non pas de façon abstraite à l’humanité), est qu’elle conduit à revoir la question du statut du droit du développement. Permet-elle pour autant de lever tous les doutes sur le caractère réellement juridique de ce droit?

En faveur d’une réponse positive, on peut invoquer le fait que dans «la nouvelle

conception du développement», il n’est plus possible de soutenir que «le titulaire du droit au

développement ou si l’on veut le créancier de l’obligation n’est pas clairement identifiable» puisque «c’est l’homme qui passe désormais à la première place»215.

211- Ainsi apparaît la double fonction de ce droit spécifique: «Il donne sa finalité au développement et un

dynamisme nouveau à l’ensemble des droits de l’homme. L’accomplissement de l’homme est donné comme

finalité au développement et aux mécanismes économiques et juridiques au service de ce dernier.» Le concept de droit de développement ne se réduit pas à un droit particulier mais «les englobe tous»… «Il ne

procède pas seulement par addition des divers droits des peuples et de l’homme, il en fait une synthèse par

assomption» (R.-J. Dupuy, Thèmes et variations sur le droit au développement, in Dialectiques du droit

international, p. 225-235). 212- Sur cette catégorie voir K. Vasak, Les dimensions internationales des droits de l’homme, Paris, Unesco,

1978; D. U. Vargas, La troisième génération des droits de l’homme, RCADI, 1984, I, t. 184. 213- La référence à la communauté internationale valant prise de conscience des interdépendances existant entre

les membres de cette communauté. 214- Voir par ex. La clôture du système international, in Dialectiques du droit international, op.cit., spéc. p. 29-

30; supra, chap. I, sect. 3. 215- Voir Flory, art. préc., spéc. p. 168.

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119- En revanche on peut difficilement soutenir qu’il est toujours possible d’identifier tous les débiteurs de l’obligation puisqu’à côté de l’État national, débiteur, certes principal et incontesté, il existe une pluralité de partenaires au développement (organisations internationales, organisations non gouvernementales, etc.)216 dont le rôle et la place sont variables d’un pays à l’autre et qui s’impliquent d’une manière souple comme débiteurs indirects du droit au développement217.

En effet, et ceci est important à souligner dans la mesure où la réalisation des politiques de développement qui conditionne l’effectivité du droit au développement implique «la

conjugaison d’actions de la part de tous les acteurs du jeu social, au niveau interne et

international»218… (ce) droit présente également un aspect collectif qui doit impliquer l’engagement de tous les partenaires et «tous les Etats avant toute chose, à un devoir de

cohérence entre les obligations et leurs politiques respectives en matière de commerce, de

développement et de droits de l’homme…»219. Le problème est que la proclamation théorique du droit de l’homme au développement est par elle-même insuffisante pour instituer ce devoir de cohérence.

120- Plus fondamentalement, le contenu des normes qui ressortissent au droit au

développement n’est pas suffisamment précis pour fonder un recours individuel, ce qui explique en partie l’absence de procédures organisant à l’échelle internationale la mise en œuvre d’un tel droit. On retrouve ici une problématique commune au droit du développement conçu comme un droit de l’homme, et au droit du développement durable dont le droit de l’homme à un environnement sain n’est qu’un aspect.

Pour ce dernier, un recours individuel est toutefois possible dans certains systèmes juridiques nationaux (surtout des Etats développés), du moins, chaque fois que «l’infraction

au droit de l’environnement constitue en même temps une violation des droits individuels du

requérant»220.

216- À cet égard, on soulignera la tendance récente des principales institutions internationales à établir un lien

entre les divers aspects de la réalité sociale. C’est ainsi que l’accord de 1992, instituant la Banque européenne de reconstruction et de développement prévoit qu’elle doit prendre en compte «les principes de

la démocratie multipartite» et promouvoir dans l’éventail complet de ses activités un développement respectant l’environnement et le développement durable. De son côté, le PNUD propose depuis le début des années 1990 un indicateur composite de développement humain qui intègre à côté des possibilités de jouir des libertés fondamentales l’espérance de vie, le niveau d’alphabétisation, les conditions d’une vie décente. La Banque mondiale et le FMI prennent en compte aujourd’hui la dimension sociale de l’ajustement structurel. Depuis la conférence de Rio, le mandat du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) a été élargi dans la perspective d’une prise en compte des aspects sociaux, économiques et écologiques du développement durable. infra Paragraphe 3.

217 - L’accord de Cotonou du 23 Juin 2000, qui organise le partenariat entre l’Europe et les pays ACP, lie expressément en son article 9 réalisation du développement et promotion des droits de l’homme. Ce texte dispose en effet : « La coopération vise un développement durable centré sur la personne humaine, qui en

est l’acteur et le bénéficiaire principal, et postule le respect et la promotion de l’ensemble des droits de

l’homme. Le respect de tous les droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris le respect des

droits sociaux fondamentaux, la démocratie basée sur l’Etat de droit, et une gestion transparente et

responsable des affaires publiques font partie du développement durable ». 218- M. Levinet, Théorie Générale des droits et libertés, Bruylant 2008, 2ed. refondue, s. p. 75, n°3. 219- I. Salama, Le droit au développement : une opportunité en perspective in La Pauvreté, un défi pour les droits

de l’homme, p. 205 et s, s. p. 208. 220- M. Bothe, Les droits de l’homme et le droit de l’environnement: procédures de mise en œuvre, in Mélanges

A. C. Kiss, p. 111-117, spéc. p. 112. Si des préjudices sont causés à l’environnement, ce ne sont pas seulement l’environnement et la collectivité qui en sont victimes mais également les personnes humaines qui vivent dans cet environnement. L’individu souffre personnellement de la détérioration de l’environnement et en défendant son intérêt personnel contre cette détérioration il défend en même temps les intérêts de la collectivité.

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121- Sur le plan international, la mise en œuvre du recours individuel est rendue compliquée par le fait que les normes issues des conventions internationales, si elles prévoient des objectifs à atteindre par les Etats, n’imposent pas toujours des mesures précises pour leur réalisation et lorsqu’elles le font, on ne peut pas nécessairement déduire de la non-réalisation des objectifs qu’un intérêt personnel a été lésé221. Le droit à un environnement sain, droit subjectif dans sa formulation, devient un droit purement objectif dans ses mécanismes de réalisation222; ce qui le rend tributaire de la bonne volonté des Etats.

122- En conclusion, aucun des concepts globalisants (Développement durable, droit de l’homme au développement) qui pouvaient figurer la boussole des acteurs du développement n’a pu encore connaître la maturation juridique nécessaire pour jouer ce rôle.

La difficulté du maniement juridique des principes globalisants réside dans le fait que leur transcription en règles de droit suppose un consensus préalable, non seulement sur les objectifs généraux dont ils sont le reflet mais aussi sur les paramètres concrets qui permettent la conversion d’une directive en règle juridique223.

Le moins qu’on puisse dire est que l’on est encore loin d’un tel consensus. Il en résulte la persistance des incertitudes au niveau des concepts utilisés.

123- Pour le droit au développement, les choses sont encore plus compliquées car il porte

sur une pluralité de droits, ce qui explique, qu’au mieux, il ne peut s’agir que « d’avènement

juridique graduel de ce droit et de réalisation progressive de ces composantes »224. En dépit du fait « qu’il n’y a pas d’accord sur ce que la notion recouvre », son inscription

dans le champ des droits de l’homme présente toutefois l’utilité de mettre l’accent sur la question « de l’accès des individus, de tous les individus ou au moins, du plus grand nombre

aux droits fondamentaux, c’est-à-dire à la fois aux droits civils et politiques et aux droits

sociaux, économiques et culturels »225. 124- La dynamique ainsi créée et entretenue par l’ONU et diverses institutions

spécialisées et par les segments importants de la Communauté internationale en faveur de l’intégration des droits de l’homme dans le développement ne pouvait qu’influencer les institutions financières internationales et ce, d’autant plus que, les politiques initialement préconisées par elles n’ont pas toujours, loin s’en faut, donné les résultats escomptés, d’une part, et que l’ambiguïté qui affecte les paradigmes nouveaux leur laisse une grande marge de liberté, pour s’y adapter, d’autre part.

Sous-Section 3 : Les réajustements du cadre d’intervention des institutions financières

internationales : Changement réel ou simple effet d’annonce ?

125- La position des institutions financières internationales sur la question de l’intégration

des droits de l’homme dans le champ opératoire de leurs interventions, a-t-elle vraiment changé à la faveur de la promotion du thème du développement durable et de la percée des droits de l’homme, ces dernières décennies ? Officiellement, non. Le Premier Vice-Président et Conseiller juridique de la Banque Mondiale, Ibrahim F.I. Shihata s’en expliquait, en 1999,

221- Ce qui explique la prudence qui préside aux mécanismes de surveillance à l’initiative et sous la supervision

des parties contractantes (voir M. Bothe, étude préc., spéc. p. 113-115). 222- Dont on a vu d’ailleurs à propos de la convention sur la couche d’ozone qu’il repose essentiellement sur les

Etats. 223- Ce qui soulève des difficultés inextricables. 224 - G. Abi-Saab, Le droit au développement, Annuaire Suisse de droit de l’homme, Vol. XLIV, 1998, p. 19. 225 - Ph. Texier, Les droits fondamentaux in Le financement du développement durable, p. 45-50, s. p. 46.

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en ces termes : « Le lien étroit qui unit les deux concepts (les droits de l’homme et le

développement) ne saurait impliquer qu’une institution financière telle que la Banque

Mondiale… doive passer outre aux dispositions explicites de ses statuts concernant la

spécialisation de son mandat et l’obligation de soustraire ses décisions aux influences et

considérations politiques »226, ajoutant qu’il n’était pas opportun que ces statuts soient modifiés car amener la Banque « à intervenir directement dans les domaines politiquement

sensibles, avec tous les aléas et l’arbitraire qui leur sont propres, peut seulement avoir pour

effet de politiser son travail et de compromettre sa crédibilité tant sur les marchés financiers

où elle emprunte que dans les pays membres auxquels elle prête »227. 126- Le rejet officiel des droits de l’homme hors du champ d’intervention de la Banque ne

semble cependant concerner que les droits civils et politiques même si « la contribution

réelle » de l’institution « à la promotion et à la protection d’une gamme étendue de droits

fondamentaux de nature économique, sociale et culturelle » et, de façon générale, à l’exercice par « les Etats membres les moins avancés » de « leur droit au développement »228 est simplement postulé229.

La même doctrine transparaît dans le document publié, en 1998, par la Banque, à l’occasion du 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci y affirme que toute son action, dans la mesure où elle vise à promouvoir une croissance économique, le développement de la production et l’expansion du commerce a pour effet d’améliorer les conditions de vie des gens et donc de servir les droits de l’homme230, tout en restant dans le cadre de ses statuts.

127- Parallèlement à cette réaffirmation du « rôle orthodoxe » de la Banque, on assiste,

depuis le milieu des années 90 du siècle dernier, et de manière plus évidente, depuis le tournant des années 2000, à une évolution par touches successives, qui va conduire les institutions financières internationales à flirter plus ouvertement avec des thèmes qui s’inscrivent dans la problématique d’une prise en compte des droits de l’homme. Il faut dire que l’attraction que le concept de développement durable exerce, depuis sa consécration par la Conférence de Rio de 1992, sur tous les segments de la Communauté internationale231, d’une

226 - Ibrahim F.I. Shihata, La Banque Mondiale et les droits de l’homme, Rev. Belge de droit international, 1999,

n°1, p. 86-96, s. p. 86. 227 - ibid, s. p. 95. L’auteur souligne, par ailleurs, que la séparation de l’économique et du politique n’exclut pas

que, « lorsque la situation politique (d’un pays) est telle qu’elle fait l’objet d’une réprobation au plan

international ou si les droits politiques y sont totalement bafoués, cette situation aura inévitablement des

répercussions économiques et devra certainement être prise en compte par la Banque en tant que facteur

économique ». 228 - ibid, s. p. 87. V. également la contribution de la Banque mondiale à la conférence de Vienne sur les droits de

l’homme de 1993, doc. A/CONF.157/PC/61/Add.19 du 10 Juin 1993. 229 - Pour l’auteur, cette contribution résulte du fait « des opérations de prêt (de la Banque), le non dialogue de

fond avec les pays emprunteurs, ainsi que par ses activités de recherche, ses publications et sa coopération

avec les gouvernements et divers organismes… », V. article précité, s. p. 87. D’autres auteurs relèvent que le discours de la Banque mondiale et du FMI concernant la réalisation des droits économiques et sociaux « est

contredit par la pratique » et que ces droits ne sont pris en compte par ces institutions que dans la mesure où ils « peuvent (être rattachés) aux considérations d’ordre économique qui doivent, aux termes de leurs

instruments constitutifs, constituer les seuls critères de décision de leurs activités ». V. P. Klein, article précité in RBDI, 1999, 1, s. p. 110.

230 - V. Développement et droits de l’homme : le rôle de la Banque Mondiale, BIRD, 1998. 231 - supra Paragraphe 2. Pour ce qui est de la Banque Mondiale, L. Boisson de Chazournes écrivait, en 2004,

qu’« un nouveau paradigme de développement est en train d’émerger ». Il s’agit du « Comprehensive

Development Frame Work ». Il appelle à une lecture d’ensemble des objectifs de développement « en

mettant sur le même plan l’économique, le social, la règle de droit et la culture. Il est intéressant de

remarquer que la Banque et ses partenaires sont appeler à mener ces actions de concert, sans que l’on

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part, et son caractère de norme ouverte, d’autre part, ont joué pour que les institutions financières internationales ne restent pas à l’écart du mouvement en faveur de l’intégration des droits de l’homme au sein du développement, tout en conservant leur liberté dans la manière de concevoir et de mettre en œuvre cette intégration.

L’évolution amorcée s’est développée sur deux terrains complémentaires. Le premier est celui de la mise en place par ces institutions de mécanismes de contrôle et de suivi de l’impact social, environnemental et humain de leurs activités opérationnelles.

128- On évoquera, à cet égard, le Panel d’Inspection de la Banque mondiale232. Il s’agit

d’un organe indépendant233 composé de trois membres de nationalités différentes, mis en place, en 1993, « pour améliorer le contrôle de la qualité des projets financés par la Banque

et répondre à la nécessité de rendre compte des actions de la Banque, de les crédibiliser et de

les rendre plus transparentes »234. 129- La mission du Panel consiste à procéder à des enquêtes pour établir si les procédures

de la Banque et ses politiques opérationnelles ont été correctement suivies pour ce qui concerne les projets qu’elle finance. Le Panel ne peut, toutefois, s’autosaisir. Il est saisi d’une demande d’inspection présentée par un ou plusieurs administrateurs de la Banque235 ou émanant « d’une partie affectée » sur le territoire de l’Etat emprunteur (laquelle ne doit pas être un particulier mais s’entend de tout groupe de personnes : société, association, groupe d’individus ou ONG)236 qui doit établir que « ses droits et intérêts ont été ou risquent d’être

sache encore bien qu’elle doit être la répartition de leurs rôles respectifs » (L. Boisson de Chazournes, étude précitée in Droit de l’économie internationale, s. p. 238, n°14).

232 - Ce Panel a été mis en place à la fois par la BIRD et l’AID en vertu des résolutions conjointes IBRD 93-10 et IDA 93-6 su 22 Septembre 1993 intitulées « Panel d’inspection de la Banque mondiale ». Le texte de la résolution peut être consulté à l’adresse suivante : http://www.wb.infokiosk.org/outside75_192.html. V. L. Boisson de Chazournes, « Le Panel d’Inspection de la Banque Mondiale : à propos de la

complexification de l’espace public international », RGDIP, 2001, p. 150 ; voir aussi du même auteur, « Access to justice : the World Bank Inspection Panel », in G. Alfredsson et al (eds), International Human

Rights Monitoring Mechanisms, Essays in Honour of Jakol th. Möller, La Haye, Kluwer International, 2001, p. 515 ; L. Forjet, « Le panel d’inspection de la Banque mondiale », AFDI, t XLII, 1996, p. 645-661. Comme le rapporte J-M. Sorel (étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, s. p. 46), ce sont les conséquences humaines (déplacement des populations) et environnementales du financement des projets pour des infrastructures sur la rivière Narmada en Inde qui ont amené la Banque à réfléchir à la création d’un organe indépendant pour contrôler et évaluer ses activités.

233 - ses membres ne peuvent être ni inspecteurs, ni administrateurs, ni conseillers, ni agents de la Banque. Ils en sont cependant des fonctionnaires.

234 - A. Weber, Les mécanismes de contrôle non contentieux du respect des droits de l’homme. Préface de G. Mahinverni et P. Wachsmann, ed. Pedone, 2008, s. p. 234-240, s. p. 234. Comme l’observe L. Boisson de Chazournes : « Il s’agit d’un mécanisme sans précédent dans le monde des organisations internationales, en

ce qu’il offre une voie de contrôle direct des opérations menées par la Banque, permettant de mettre en

cause le bien fondé des actions entreprises par cette dernière. Le Panel d’inspection constitue ainsi un

véritable révélateur de la complexité de la Banque Mondiale, tant en ce qui a trait aux caractéristiques

structuelles et juridiques de l’institution qu’en ce qui concerne la nature de ses relations avec ses

partenaires ». V. article précité in R.G.D.I.P., 2001, s. p. 146 235 - « Etant donné les responsabilités que les Administrateurs ont de veiller à ce que la Banque respecte ses

politiques et procédures opérationnelles, un Administrateur peut, dans certains cas particuliers de

présomptions de graves violations desdites politiques et procédures, demander au Panel d’ouvrir une

enquête, sous réserve des conditions stipulées aux paragraphes 13 et 14 ci-dessous. Les Administrateurs,

réunis en Conseil, peuvent à tout moment charger le Panel de mener une enquête… », énonce le Paragraphe 12 de la résolution précitée.

236 - La Résolution établissant le Panel d’inspection prévoit, à son article 12 que : « Le Panel reçoit des

demandes d’inspection qui lui sont présentées par une partie affectée, autre qu’un individu (communauté de

personnes, organisation, association, société ou autre groupe d’individus), sur le territoire de l’emprunteur,

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directement affectés par une action ou une omission de la Banque qui découle du non respect

par la Banque de ses politiques ou de ses procédures opérationnelles concernant la

conception, l’évaluation et/ou l’exécution d’un projet financé par la Banque »237. 130- En application de cette règle, le Panel a été saisi par des demandeurs aussi divers que

des ex-employés d’une entreprise d’Etat, « faisant l’objet d’un programme de restructuration

avec suppression d’emplois et programmes de départs volontaires », des membres d’un collectif d’ex-agents de cette entreprise et une association locale pour la défense des droits économiques et sociaux238, des « habitants ou propriétaires d’une zone affectée par un projet

de transport en commun » ou encore « par des membres de communautés indigènes ou

habitants de territoires indigènes »239 pour ne citer que ces exemples. Par là, on peut dire que ce mécanisme « prend appui sur le concept de participation

populaire et vise particulièrement à tenir dûment compte des intérêts des populations locales

des pays emprunteurs »240. 131- Il faut cependant s’empresser de préciser que la décision d’ouvrir une enquête est

loin d’être automatique. Tout d’abord, il faut que les violations évoquées des politiques et des procédures de la Banque soient d’une certaine importance et qu’elles aient entraîné des dommages significatifs pour les demandeurs. Ensuite, le Panel vérifie au préalable que la Direction de la Banque a bien été saisie et n’a pas manifesté sa volonté de se conformer aux politiques et procédures de la Banque241.

En troisième lieu, à supposer que les conditions de recevabilité soient réunies, le Panel ne peut procéder à une enquête qu’après l’autorisation des administrateurs, ce qui indique déjà un souci de prudence de l’institution vis-à-vis du mécanisme créé. Enfin, les résultats de son enquête font l’objet d’un rapport dans lequel il expose ses conclusions à l’attention du Président de la Banque et des administrateurs, lesquels sont seuls habilités à prendre des décisions concernant les suites à y donner.

ou par le représentant local d’une telle partie ou un autre représentant dans les cas exceptionnels où la

partie soumettant la demande prétend qu’elle ne dispose pas d’une représentation appropriée à l’échelon

local et où les Administrateurs en conviennent lorsqu’ils examinent la demande d’inspection (…) La partie

lésée doit prouver que ses droits ou intérêts ont été ou risquent d’être directement affectés par une action ou

une omission de la Banque qui découle du non-respect par la Banque de ses politiques ou de ses procédures

opérationnelles concernant la conception, l’évaluation et/ou la réalisation d’un projet financé par la

Banque (y compris de situations où la Banque aurait omis de veiller à ce que l’emprunteur honore les

obligations que lui confèrent les accords de prêt vis-à-vis de ces politiques ou procédures), à condition que,

dans tous les cas, ce non-respect ait eu ou risque d’avoir des effets matériels défavorables… ». 237 - suivant les termes de l’article 12 de la Résolution n°93-10 de la BIRD créant le Panel. 238 - affaire du projet « Compétitivité et développement du secteur privé en République Démocratique du Congo,

demandes des 27 Février, 13 Mars et 26 Mars 2009 » citée par J. Matringe (Un singulier mécanisme de plainte individuelle : le Panel d’inspection de la Banque mondiale, Rev. arb., 2009, n°4, p. 877-882).

239 - Respectivement, affaire de Lima, demande du 14 Octobre 2009 et affaire du projet d’administration des terres au Panama, demande des 25 Février et 17 Mars 2009, citées par J. Matringe (article précité in Rev. arb., 2009, s. p. 878-879).

240 - L. Boisson de Chazournes, article précité in RGDIP, 2001, s. p. 149 et p. 151 qui souligne que « les

concepts de participation populaire, de transparence et d’accountability (sont) au cœur de la procédure du

Panel d’Inspection ». 241 - Dans le cadre de cette vérification « le Panel peut faire un sort différent aux demandes… Il peut également

mettre fin à une procédure suite à un arrangement entre la direction de la Banque et les demandeurs (Ainsi

dans l’affaire du projet de transport urbain à Mumbai) ou s’abstenir de « statuer » en attendant de nouveau

contacts entre la Direction et les demandeurs » (J. Matringe, article précité in Rev. arb., 2009, N°4, s. p. 880). Dans le même ordre d’idées, J-M. Sorel souligne la sévérité du filtrage préalable, en relevant que, « sur 27 plaintes déposées auprès du Panel en 2003, neuf ont été rejetées, et dix seulement ont fait l’objet

d’une enquête approfondie » (V. étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, s. p. 50).

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132- Le bilan du Panel, dix sept ans après son installation, est mitigé. On citera, à son

actif, le retrait du très contesté projet hydroélectrique Arun III au Népal en raison de ses incidences négatives sur l’environnement et les conditions de vie des populations dans le bassin de l’Arur ainsi que le retrait par la Banque de ses assurances futures suite à la modification par le Gouvernement Tchadien de « la loi de répartition des ressources

pétrolières en faveur de la lutte contre la pauvreté d’une manière non-conforme »242. L’instrument comporte cependant des limites intrinsèques. Mécanisme purement interne à

la Banque, le Panel d’Inspection se limite dans ses enquêtes à la violation du « seul droit

interne de l’organisation » et non du droit international des droits de l’homme et reste tributaire, en dernier ressort de la décision des administrateurs de celle-ci, « c’est-à-dire en

pratique (des principaux) Etats membres »243 ; ce qui explique, au moins partiellement, que si les demandes d’enquêtes auprès du Panel ne cessent d’augmenter, « l’aboutissement concret

est difficile à circonscrire »244. 133- A côté du Panel d’Inspection, la Banque mondiale a multiplié les mécanismes et

organes visant à renforcer les enquêtes sur les allégations de fraude et de corruption dans les projets qu’elle finance ou sur les fautes professionnelles de ses propres agents et créé, plus récemment « l’initiative STAR (Stolen Assen Recovery) pour la restitution des actifs

détournés par des dirigeants corrompus »245. Cette « fièvre » de transparence a gagné par contagion les autres organisations

économiques internationales, à commencer par le FMI246 sans que les résultats sur le terrain en soient vraiment modifiés, « le discours l’emportant bien souvent sur la réalité »247.

134- Le deuxième terrain sur lequel s’est déployé le changement est celui de

l’infléchissement du modèle initial de référence. Désormais, l’accent est ouvertement mis sur la bonne gouvernance248 et son corollaire la lutte contre la corruption comme éléments de promotion des droits de l’homme249, la lutte contre la pauvreté250 ou sur la nécessité

242 - J-M. Sorel, étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes internationales

relatives aux droits de l’homme, s. p. 50. 243 - A. Weber, ouvrage précité, s. p. 239 ; V. également L. Forjet, article précité in AFDI, 1996, s. p. 651-653. 244 - J-M. Sorel, étude précitée, s. p. 51-52. De son côté, J. Martinge souligne qu’« il est difficile d’affirmer que

ce mécanisme fait participer les personnes privées à un quelconque processus de décision et plus encore

qu’ils seraient co-débiteurs de quoi que ce soit… » (V. article précité, en Rev. arb., 2009, s. p. 882). 245 - J-M. Sorel, étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes internationales

relatives aux droits de l’homme, op.cit., s. p. 47. On citera également la création en 2001 du Service de Déontologie Institutionnelle chargée d’enquêter sur les pratiques de fraude, de corruption, de népotisme et de détournement de fonds ainsi que sur les fautes professionnelles commises par les agents de la Banque.

246 - lequel a créé, en 2001, un Bureau indépendant d’évaluation. 247 - J-M. Sorel, étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes internationales

relatives aux droits de l’homme, op.cit., s. p. 46 et p. 55, qui conclut, désabusé à propos du FMI et de la Banque Mondiale : « Ces Organisations sont empêtrées dans des processus administratifs et politiques

lourds qui transforment les critiques en consensus mous. C’est sans doute le prix à payer pour une réelle

coopération internationale mais c’est clairement insuffisant, voire contre-productif, pour une véritable

politique en faveur des droits de l’homme ». 248 - Ch. Chavagneux, Le FMI et la Banque mondiale tentés par la politique, Esprit, Juin 2000. 249 - Comme le souligne M. Madana Kane et V. Linder, le lien entre ces thèmes réside dans « l’idée que la lutte

contre la corruption favorise la réalisation d’un droit de l’homme à savoir le droit au développement. Dans

cet esprit, le droit de l’homme au développement individuel et collectif serait contrarié si la corruption des

pouvoirs publics empêchait que les prêts alloués parviennent à leurs véritables destinataires à savoir les

populations » (La prise en compte de la corruption dans les financements de la Banque mondiale : Aspects juridiques in D. Dormoy (sous la direction de), La corruption et le droit international, ed. Bruylant, 2010, p. 49-74, s. p. 56).

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d’associer le local à la conception des projets de développement afin de faciliter une meilleure appropriation des programmes et politiques économiques par les pays concernés.

135- A l’échelle nationale, « les programmes d’ajustement structurel (vont) céder la place

à l’élaboration par les gouvernements, après consultation de la société civile et des

opérateurs économiques, des cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté »251. Pour pouvoir bénéficier de « la facilité pour la réduction de la pauvreté et la croissance » mise en place, en 1999, par le FMI pour remplacer la FAS (Facilité d’ajustement structurel) et la FAS renforcée ou pour bénéficier de l’allégement de la dette dans le cadre de l’initiative conjointe en faveur des pays pauvres très endettés (initiative PPTE) lancée par le FMI et la BIRD, l’Etat concerné doit élaborer, en concertation avec la société civile et les bailleurs de fonds un « document de stratégie pour la réduction de la pauvreté »(SDRP), au terme duquel il s’engage à affecter les ressources obtenues à la satisfaction des besoins des populations pauvres, en augmentant les dépenses en matière d’éducation et de santé. Depuis le tournant de l’an 2000, le traitement de la crise économique et la lutte contre la pauvreté sont en effet étroitement associées dans le discours des institutions financières internationales252.

136- Conscientes que « les conditionnalités » qu’elles mettaient en place les désignaient

comme « bouc émissaire », elles ont trouvé dans le thème de « la réappropriation des

politiques économiques par les autorités et les acteurs nationaux, le moyen de desserrer

l’étau en transférant la responsabilité aux gouvernants et aux élus locaux »253. Parallèlement, de nouvelles initiatives de la Communauté internationale vont, au moins

dans le discours, contribuer à atténuer l’image d’un libéralisme sans limites254.

250 - V. Rapport de la Banque mondiale pour l’année 2000 intitulé « Attaquer la pauvreté ». V. aussi le

« Programme Gouvernance » développé par l’Institut de la Banque mondiale qui peut être consulté à l’adresse suivante : www.worldbank.org/wbi/governance.

251 - P. Dufour, La Banque mondiale et la lutte contre la pauvreté in La crise des organisations internationales, Cahiers français, mai-juin 2000, p. 63.

252 - La prise de conscience de la nécessité de lutter contre la pauvreté n’est pas gratuite. Dès le milieu des années 90, la Banque Mondiale soulignait que si la réduction de la pauvreté est liée à la croissance attendue de la mise en œuvre des politiques libérales, « cela prendra beaucoup de temps pour que les fruits de cette

politique bénéficient aux segments les plus vulnérables et les plus pauvres de la société », et que, d’ici là, la non résorption de la pauvreté risquerait de susciter des « conflits distributifs », « un profond mécontentement

et peut-être un retour au populisme, au dirigisme et au chaos ». Citations in J. Valier, Pauvretés, inégalités et politiques sociales dans le tiers-monde depuis la fin des années 80 in Développement. La documentation française, CAF n°25, p. p. 156, s. p. 140-148.

253 - P. Dufour, article précité ; Le Directeur Général Adjoint du FMI exprimait cette nouvelle orientation, en 2000, en ces termes : « Il s’agit à présent que les pays pauvres se chargent eux-mêmes de fixer leurs

priorités et de définir eux-mêmes leurs programmes par le biais de processus participatifs, avec la pleine

coopération de la Communauté internationale ». E. Anniet, « Renforcer la stratégie de réduction de la

pauvreté », discours d’ouverture du Développement Policy Forum, 15 juillet 2000, www.inf.org. A y réfléchir, il ne s’agit pas d’une totale rupture dans la ligne de pensée des institutions financières. Dans le passé, celles-ci tentaient déjà d’éviter toute possibilité de mise en cause de leur responsabilité en raison des effets sociaux des programmes qu’elles parrainent en soutenant que les « choix sociaux » qu’implique l’ajustement étaient l’affaire des gouvernants (Voir, par exemple, pour le FMI, Rapport annuel pour 1989, p. 47).

254 - V. par ex. Déclaration du Millenaire, rés. AGNU 55/2, 8 Septembre 2000 : « La réalisation de ces objectifs

[développement et réduction de la pauvreté] suppose, antre autres, une bonne gouvernance dans chaque

pays. Elle suppose aussi une bonne gouvernance sur le plan international, et la transparence des systèmes

financier, monétaire et commercial. Nous sommes résolus à mettre en place un système financier et

commercial multilatéral ouvert, équitable, fondé sur le droit, prévisible et non discriminatoire ». Un chapitre autonome est consacré aux « droits de l’homme, démocratie et bonne gouvernance ». Mais les « Objectifs du Millénaire pour le Développement » ne comprennent aucun indicateur lié explicitement aux droits de l’homme.

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On rappellera, à cet égard, la Conférence des Nations Unies sur le financement du développement de mars 2002, qui avait l’ambition de substituer au « consensus de

Washington », « aujourd’hui dépassé »255 le « consensus de Monterrey », fondé sur la construction « d’une stratégie volontariste » du développement, ou celle de 2005256 sur le développement durable.

137- Ces Conférences encourageront les institutions financières internationales à

continuer leurs efforts en vue d’alléger la dette des pays en développement. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’« initiative d’allégement de la dette multilatérale », menée, en juin 2005, conjointement par le G8, le FMI, l’Association internationale de développement et le Fonds africain et visant à l’annulation de toutes leurs créances sur les pays bénéficiant de l’initiative PPTE précitée. Parallèlement, le FMI et la Banque mondiale ont introduit de nouveaux instruments d’aides plus souples.

C’est ainsi que la Banque mondiale semble désormais soucieuse d’intégrer à côté des critères purement économiques, de nouveaux critères à caractère institutionnel et politique (tenant compte de la lutte contre la corruption et de la bonne gouvernance) qui lui permettent d’allier conditionnalité et sélectivité257 et que, de son côté, le FMI a, en 2005, introduit, après la « facilité pour la réduction de la pauvreté et la croissance », déjà évoquée, « l’instrument

de soutien à la politique » destiné aux pays à faible revenu qui n’ont pas besoin de son concours financier mais seulement de son autorité morale auprès d’autres bailleurs de fonds. Le FMI se limite dans ce cas à informer ces derniers de l’approbation par son Conseil d’Administration du programme économique du pays concerné.

138- Au total, les changements alimentant la thèse d’une évolution des critères et des

modalités d’intervention des institutions financières existent bien, aujourd’hui. La question est d’en déterminer la portée réelle. A cet égard, on commencera par souligner que cette réorientation s’inscrit dans le cadre d’une prise de conscience généralisée, alimentée par les crises financières à répétition des excès du tout libéral258.

Après l’arrogance des années 1980 et 1990, l’heure est à la modestie et au pragmatisme. La dimension humaine des politiques de développement passe au premier plan. Le discours des grands de ce monde se recentre sur les droits concrets des différentes composantes de la société et en particulier les plus vulnérables. Mais les sceptiques ne cessent de douter de la sincérité de la conversion des institutions financières internationales. Celles-ci ne chercheraient-elles pas, à travers le renouvellement de leur discours, de nouveaux concepts plus à même de faire passer des politiques dont la légitimité est profondément mise à mal?259

255 - R. Geiger, Investissement et développement : une approche multilatérale in J-M. Sorel (Textes réunis par)

Le droit international économique à l’aube du XXIe siècle. En hommage aux professeurs Dominique Carreau et Patrick Julliard, ed. Pedone 2009, p. 33-48, s. p. 33 et p. 37.

256 - ainsi, par exemple, dans le «Consensus de Monterrey » issu de la Conférence internationale sur le financement du développement, parag. 11 : « Un bon gouvernement est la condition sine qua non d’un

développement durable. Des politiques économiques rationnelles et des institutions démocratiques solides

répondant aux besoins de la population et des infrastructures améliorées sont indispensables pour

maintenir la croissance économique, réduire la pauvreté et créer des emplois. La liberté, la paix et la

sécurité, la stabilité intérieure, le respect des droits de l’homme, y compris le droit au développement » 257 - H. Gherari, étude précitée, in L’Etat de droit. 258 - J. Chevallier, Mondialisation du droit ou droit de la mondialisation, in C.A. Morand (sous la direction de),

Le droit saisi par la mondialisation, ed. Bruylant, 2001, p. 37-60, s. p. 53. 259 - Y. Chartier in L’économie politique, n°10, 2001, s. p. 18, Ch. Chavagneux, La prise en compte du politique

par la Banque mondiale in La crise des organisations internationales, s. p. 61 ; B. Hibou, La Banque mondiale : la permanence plutôt que le changement in La crise des organisations internationales, s. p. 64.

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139- Un ancien directeur et ancien président de la Banque mondiale n’a pas hésité, il y a quelques années, à répondre à cette question par l’affirmative260. C’était cependant au début du tournant. Plus récemment, analysant les changements intervenus ces dernières années dans le discours et la politique de ces institutions, un auteur souligne, à propos du FMI, qu’au-delà des nouveautés (comme la lutte contre la pauvreté et quelquefois l’appropriation par les Etats des programmes) et « des phrases types désormais présentées dans le programme de

n’importe quelle organisation internationale… la technique des politiques conditionnelles

reste néanmoins identique et entièrement basée sur le contrôle périodique des critères macro-

économiques. La question de l’impact des programmes d’ajustement sur les droits

économiques et sociaux échappe en réalité à tout contrôle réel et le système est organisé de

manière à éviter toute responsabilité des organisations et de l’Etat emprunteur »261. 140- Il reste à examiner un deuxième thème utilisé par les institutions financières en

rapport direct avec la protection des droits de l’homme, à savoir celui de l’Etat de droit, l’un des « ingrédients (aujourd’hui) requis de tout projet d’aide à la bonne gouvernance, élément

lui-même indispensable de toute politique d’aide au développement »262. Depuis la fin des années 90, les institutions financières internationales ont ouvertement utilisé le mécanisme de la conditionnalité pour initier des réformes qui débordent leur domaine traditionnel d’intervention pour embrasser « la gouvernance largement entendue, les réformes légales et

judiciaires »263, par exemple. On ne saurait, cependant, en déduire qu’elles ont véritablement modifié leur approche

quant à la possibilité ou l’opportunité d’intégrer les droits de l’homme au cœur de leurs stratégies de développement. En effet, l’Etat de droit est « un concept à géométrie variable », ce qui explique que si « la charge politique du terme » en fait un mot très utile, les organisations internationales, qu’elles soient économiques ou politiques, l’utilisent de manière plutôt opportuniste et sélective en fonction de leurs objectifs264.

141- La Banque Mondiale et le FMI ne dérogent pas à cette règle. En simplifiant, on peut

opposer deux conceptions possibles de l’Etat de droit : une conception purement formelle et une conception substantielle265. La première réduit l’Etat de droit à « l’Etat légal », c’est-à-

260 - V. J-M. Séverino qui écrivait en 2001 : « Dans un contexte de baisse de l’aide au développement [Les

institutions de Bretton Woods] sont à la recherche frénétique des mots d’ordre qui puissent permettre

d’accroître leur légitimité. Celui de la pauvreté est un thème rêvé, lié aux aspects humanitaires, caritatifs

qui mobilisent toujours. Il y a aussi la volonté des deux institutions de répondre à l’accusation d’avoir été

les fossoyeurs de l’humanité dans les pays en développement » (V. in L’économie politique, n°10, 2001, s. p. 15).

261 - J-M. Sorel, étude précitée in La soumission des organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, s. p. 41-42.

262 - B. Du Marais, Comment élaborer une pratique de réforme juridique soutenable ? in Réforme du droit économique et développement en Asie, p. 7 et s.

263 - H. Ghérari, Le respect de l’Etat de droit comme élément de la bonne gouvernance en droit international économique in SFDI, l’état de droit en droit international, Colloque de Bruxelles, ed. A. Pedone, 2008, p. 153-176, s. p. 163.

264 - M. Forteau, Existe-t-il une définition et une conception univoques de l’Etat de droit dans la pratique des organisations régionales ou politiques in L’Etat de droit en droit international, op.cit., p. 263 et s ; s. p. 264-265.

265 - On a pu identifier trois visions possibles de l’Etat de droit : « l’Etat de droit c’est, tantôt l’Etat qui agit au

moyen du droit, tantôt l’Etat qui est assujetti au droit, tantôt encore l’Etat dont le droit comporte certains

attributs intrinsèques ; ces trois versions (instrumentale, formelle, substantielle) dessinent d’emblée

plusieurs figures possibles, plusieurs types de configurations de l’Etat de droit qui ne sont pas exemptes

d’implications politiques », v. J. Chevallier, Les aspects idéologiques de l’Etat de droit in L’Etat de droit en droit international, p. 70 et s ; s. 71.

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dire, l’Etat dans lequel le respect du droit est synonyme de simple respect de la hiérarchie des normes266.

C'est elle qui inspire la thèse, soutenue par Max Weber, d'une liaison intime entre la rationalité formelle du droit, sa subordination à des principes abstraits, fondements des décisions de justice et les besoins de prévisibilité et de calculabilité inhérents à l'économie capitaliste267.

142- Dans « l'Etat légal », les valeurs que l'on peut induire du fonctionnement du système

juridique sont essentiellement celles d'ordre et de sécurité juridique. La sécurité, qui renvoie à la prévisibilité du droit, est induite du caractère général et abstrait des règles de droit, du principe de hiérarchie des tribunaux étatiques et de l'obligation de motivation des décisions juridictionnelles. Célébrée par la doctrine classique, elle implique l'idée d'un système juridique stable et cohérent. Valeur essentiellement conservatrice, dépouillée de tout contenu dynamique, elle appelle « l'ordre, c'est à dire, la consolidation de toutes les situations

acquises non la suppression des contraintes que les privilégiés font peser sur les autres ni

l'aplanissement des conflits qu'entraîne une répartition inégale des biens »268. Elle vient, dans la doctrine classique, avant toutes les autres valeurs, et notamment celle

de justice269, qui ne peut d'ailleurs acquérir une réelle autonomie en dehors du respect de la loi. Comme il a été pertinemment observé, la revendication de justice se satisfait ici de la cohérence du discours juridique : « qu'une règle soit générale et abstraite, qu'elle trouve sa

place dans un ensemble de règles formant système et qu'elle fasse l'objet d'une application

uniforme et impartiale, elle aura satisfait aux exigences de justice dans une société

libérale »270. La valeur matérielle de justice est absorbée par la valeur formelle de « légalité ». La loi sera alors le reflet et l'enjeu de luttes entre les divers acteurs sociaux.

143- L'Etat-providence qui brandira, au XXe siècle, l'étendard de justice sociale,

accentuera cette tendance en développant une légalité hybride et tentaculaire, qui plaçait directement le corps social sous l'emprise formelle de la réglementation étatique.

L'évolution qui s'est traduite par une incertitude sur les valeurs méta - juridiques qui fondent, à la fois, l'ordre social et le système juridique, a montré que le concept d'Etat légal pouvait revêtir un contenu hétérogène, qui, à terme, constituait une menace pour la prévisibilité juridique entendue dans un sens conservateur. En d'autres termes, l'Etat légal pourrait aller à l'encontre des valeurs libérales d'où les revendications en faveur d'une conception de l'Etat de droit, respectueuse de ces valeurs.

145- Cette nouvelle conception qui s'est surtout développée dans les années 80 s'articule

« avec une critique radicale de l'Etat soupçonné d'être un ennemi potentiel des libertés » et semble, intimement liée à la victoire idéologique du libéralisme dont « la boucle politique

s'est épanouie dans l'espace ouvert par sa boucle économique »271.

266 - V. sur l’ensemble de la question, J-M. Rédor, De l’Etat légal à l’Etat de droit, L’évolution des conceptions

de la doctrine publiciste française, 1879-1914, Paris, Economica, 1992. 267- J. Freund, La rationalisation du droit selon M. Weber in Formes de rationalité en droit, Arch. de Ph. de droit,

Paris, Sirey, 1978, p. 27 et s. 268- F. Rigaux, Introduction à la science du droit, Bruxelles, 1978 s p. 371. 269- A. Hauriou, L'ordre social, la justice et le droit, RTD civ 1927, p. 801 qui écrit « l'ordre est ce qui nous

sépare de la catastrophe », voir dans le même sens, J. Dabin, La philosophie de l'ordre juridique positiviste, LGDJ, 1929 n° 44 p. 99; G. Ripert, Les forces créatrices du droit p. 14 et p. 67; H. Batiffol, Problèmes de base de la philosophie du droit, Paris LGDJ 1979 p. 277.

270- F. OST, Juge pacificateur, juge arbitre, juge entraîneur, 3 modèles de justice- in Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements - Bruylant, Pub des fac de Saint-Louis, Bruxelles 1983 p. 1.

271- A. C. Robert, Naissance d'une idéologie juridique in le monde diplomatique, janvier 2001 p. 23.

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Mettant l’accent sur l’adhésion de l’Etat à un ensemble de valeurs et de principes que « symbolise la promotion fulgurante du thème des droits fondamentaux »272, elle touche à la substance même de l’Etat.

Parti de l’Allemagne273, le mouvement a gagné les autres pays où l'on note, « une

influence réciproque exercée par les constitutions des différents Etats les unes sur les autres » ainsi qu'une « tendance à l'assimilation et à l'internationalisation des réglementations

constitutionnelles » mais aussi de « la science constitutionnelle elle-même par dessus les

frontières »274. L'apport de la cour européenne des droits de l'homme275 a été décisif dans « l'assimilation réciproque des réglementations constitutionnelles nationales ». Les textes internationaux de l'après guerre (la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et les deux pactes de l'ONU de 1966), ont constitué de leur côté un facteur favorable à l'internationalisation des principes consacrés par les réglementations nationales, internationalisation que l'effondrement du mur de Berlin et le triomphe du libéralisme vont accélérer et renforcer276.

146- Il reste que ce n’est pas vraiment cette conception que les institutions financières

vont appuyer et encourager. La promotion du thème de l’Etat de droit dans le sillage de celui de la bonne gouvernance conçue comme incluant « la mise en place des bases d’un régime de

droit et les mécanismes à même d’assurer le fonctionnement d’une démocratie ouverte »277, est plus le reflet d’un syncrétisme fonctionnel, combinant des éléments de la conception formelle et des éléments de la conception substantielle afin de parvenir à l’instauration d’un cadre juridique permettant « le bon fonctionnement du marché »278. De la conception substantielle, les institutions financières internationales ne retiennent que certaines libertés, les libertés économiques, spécialement la liberté du commerce qui profite surtout aux opérateurs économiques279.

147- On a ainsi pu écrire que l’importance prise par « les libertés économiques et

notamment celle d’entreprendre dans les ordres juridiques contemporains », leur transmutation en « libertés fondamentales » comportaient des « enjeux de premier ordre » : « Cette qualité leur confère une prétention à faire obstacle non plus seulement à l’action de

272 - J. Chevallier, L’Etat de droit, Montchrestien, 3ed, Clefs, Pol. 1999, s. p. 29. 273 - V. M. Fromont, République Fédérale d’Allemagne : L’Etat de droit, RDP 1984, n°5, p. 1203 et s. 274- A. Manessis, La constitution au seuil du XXIe siècle in Mélanges N. Valticos p. 673 et s. s p. 675. 275- M. Delmas Marty : Pour un droit commun, Seuil 1994 p 223 et s ; P. Waschsmann, « La prééminence du

droit dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme » in le droit des organisations internationales - Mélanges Schwab, Bruylant 1977 p. 241 et s.

276- J. Chevallier, Mondialisation du droit ou droit de la mondialisation ? in le droit saisi par la mondialisation pp 37 - 60 s p. 40 qui souligne que « la problématique de l'Etat de droit est devenue hégémonique par le jeu de

l'élimination des visions concurrentes ». 277 - V. sur cette orientation, Banque Mondiale, le développement au seuil du XXIe siècle, Rapport sur le

développement dans le monde, 1999-2000, Washington, Eska, 2000, s. p. 46-48. Et sur l’analyse des différentes significations du concept de bonne gouvernance tel que véhiculé par la Banque mondiale et l’Union européenne à l’adresse des pays en développement. V. G. Dusepulchre, La gouvernance adressée aux pays en développement : coquille vide ou concept opérationnel ? Proposition de clarification à la lumière des documents d’orientation stratégique de la Banque mondiale et de l’Union européenne applicable à l’aide extérieure. RBDI, 2009, n°2, p. 526-567

278 - M Ghérari, étude précitée, in L’Etat de droit en droit international, s. p. 172 qui souligne que les caractéristiques de l’Etat de droit selon la Banque Mondiale (règles claires et précises connues à l’avance, règles effectivement appliquées, recours juridictionnels, système juridictionnel indépendant et crédible) mettent surtout l’accent sur la « prévisibilité et la stabilité ».

279 - J. Venderlinden, Enseigner sans reproduire. Innover sans détruire. Propos hétérodoxes au départ de quelques constats élémentaires in J-Y. Morin (sous la direction de), Le défi des droits fondamentaux. Actes des journées scientifiques du réseau Droits fondamentaux, Bruylant, AUF, 2000, p. 441.

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l’Etat, conformément à une conception libérale très classique, mais également à d’autres

droits et libertés qui s’inscrivent dans la catégorie traditionnelle des droits de l’homme :

dignité, non discrimination, instruction, santé… »280. La rencontre des droits de l’homme et du développement s’inscrit « au-delà des déclarations de principe mises en tête de différents

instruments (juridiques) (dans) une approche fonctionnelle propre à la communauté

épistémique du développement : le développement (économique) reste le but unique à

atteindre. Et les droits de l’homme continuent d’être pensés comme un des moyens pour

atteindre ce but. Autrement dit, (ils) sont envisagés dans une perspective purement

instrumentale : leur promotion vise à créer un environnement favorable au

développement »281. 148- L’examen critique des « politiques sociales » initiées confirme cette analyse. D’une

part, en dépit de l’attention marquée pour la lutte contre la pauvreté, les pauvres demeurent une catégorie quelque peu abstraite dans l’approche de cette institution. Il n’y a pas vraiment de méthode visant à établir et à mettre en œuvre des droits concrets que les pauvres pourraient invoquer282. D’autre part, l’approche de l’institution est contradictoire, au moins dans la dimension sociale qu’elle affiche, puisqu’en même temps qu’elle insiste sur la lutte contre la pauvreté, elle développe à travers le groupe « Doing Business » des critères de classement des pays au terme desquels le développement des droits sociaux est considéré comme un facteur de « non attractivité »283.

149- L’approche même de la même de la Banque est délibérément pragmatique et ne

s’enchaîne pas par des références fondées sur les droits de l’homme, comme en témoigne les méthodes qu’elle met en œuvre à propos de l’accès des populations à l’eau dans les pays en développement. Refusant de raisonner en termes de droit de l’homme à l’eau, les solutions à privilégier doivent, de son point de vue, être celles qui pourraient régler les problèmes techniques et structurelles qui s’opposent à un meilleur accès à l’eau, ce qui la conduit à promouvoir des politiques de libéralisation du secteur de l’eau(284).

L’ambiguïté demeure d’autant plus qu’en dépitt de l’intérêt théoriquement porté aux aspects institutionnels de l’assistance aux pays en développement, les droits civils et

280 - V. Champeil-Desplats, Libertés économiques et droits de l’homme ou la liberté d’entreprendre au pays des

droits fondamentaux in E. Dockes (sous la direction de), Au cœur des combats juridiques. Dalloz, ed. Thèmes & Commentaires, 2007, p. 441-452, s. p. 441.

281 - O. de Frouville, étude précitée in Les droits de l’homme. Une nouvelle cohérence pour le droit international ? s. p. 104.

282 - Voir, par exemple, pour la critique des instruments de mesure de la pauvreté, un moment, privilégiés par la Banque Mondiale, et notamment l’indice de parité de pouvoirs d’achats (PPA), la distinction entre les différentes catégories de pauvres et les conséquences politiques du ciblage suivi, V. B. Lautier, La Banque mondiale et sa lutte contre la pauvreté, GREITD et centre de recherches de l’IEDES – Paris I, s. p. 4 qui souligne que « les politiques anti-pauvreté ciblées sont avant tout des politiques d’exclusion de l’aide

puisque les cibles (les « bons pauvres » comme on disait au 19ème

siècle) ne représentent que quelques pour

cent de ce que la BM désigne elle-même comme pauvres » et que « la majorité souvent écrasante des

dépenses publiques en matière sociale continue à concerner ceux qui sont désignés comme privilégiés ». V. pour une étude d’un cas concret de mise en œuvre du « consensus post-Washington » I. Bergamaschi, Appropriation et lutte contre la pauvreté au Mali in Revue Tiers-monde, n°205, Janv-Mars, 2011, pp. 135-150, qui souligne que ce consensus s’inscrit surtout dans « une vaste opération de renouvellement et de ré-

légitimation de leurs principes et outils d’intervention » entreprise par les institutions financières, dans les années 90, « après les critiques violentes et une mobilisation sans précédent d’OG contre les plans

d’ajustement structurel… ». 283 - supra Paragraphe 1. 284 - N. Haupais, Les acteurs du droit international de l’eau in SFDI, Colloque d’Orléans, L’eau en droit

international, ed. A. Pedone, 2011, p. 41-69, s. p. 58.

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politiques ne sont pas vraiment concernés par l’évolution nouvelle285 ; les institutions financières veillant toujours à ne pas franchir la ligne rouge de la sphère politique proprement dite.

150- Au-delà de l’élargissement apparent des conditionnalités qui intègrent plus

ouvertement à côté des exigences relatives aux équilibres macro-économiques des directives concernant la lutte contre la corruption, l’édification de l’Etat de droit, le renforcement de la transparence ou la réduction de la pauvreté286, la hiérarchie implicite sinon franchement explicite entre ces conditionnalités287 fait que l’essentiel demeure le respect des critères économiques288.

On est finalement loin de la mise en œuvre du principe d’intégration que la référence aux concepts de développement humain et de développement durable semblait devoir impliquer.

Du coup, la question de la conformité des interventions des institutions financières au droit international des droits de l’homme continue de se poser.

285 - Certes, au lendemain du refus de Laurent Gbagbo de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara, le FMI a

annoncé sa décision de suspendre sa coopération avec la Côte d’Ivoire. Mais il est difficile de dire s’il s’agit d’une « décision » dictée par les principaux actionnaires du Fonds, lesquels ont condamné avec fermeté le coup de force de Gbagbo.

286 - H. Ghérari, étude précité in L’Etat de droit. 287 - Le rapport de la Commission Metzer ayant clairement annoncé, en 2002, que l’aide du FMI doit désormais

être réservée aux « bons élèves », c’est-à-dire, selon le rapport, « les pays qui affichent un certain nombre de

critères, (d’abord économiques) et c’est à cela seulement que nous allons prêter… ». 288 - Ces institutions restent finalement dans la logique, selon laquelle « l’économie est le lieu principal

d’organisation du social ». V. C. Chavagneux et L. Tubiana, Quel avenir pour les institutions de Bretton Woods ? Les transformations de la conditionnalité in Développement. La Documentation française, numéro précité, p.p. 43-72, s. p. 54-55. Comme l’observe pertinemment J-M. Sorel, à propos du FMI « La

séparation entre l’économique, la politique et le social tient plus de la fiction que du bon sens, mais cette

fiction est maintenue et résiste en dépit d’une mondialisation qui démontre chaque jour l’imbrication des

phénomènes économiques et sociaux. Pourtant, la prise en compte de la dégradation du capital humain

n’est pas seulement une nécessité sociale ou morale, c’est aussi une nécessité du raisonnement économique

à moyen ou long terme et la cohésion sociale est incontestablement une des conditions de la réussite des

programmes encouragés par le FMI. L’investissement dans un ajustement économique à visage humain à

court terme ne remet pas en cause l’ajustement global qui aurait pu être réalisé sans la satisfaction des

besoins humains de base ». (J.M. Sorel, La participation des organisations internationales à l’élaboration du droit international social : Le Fonds monétaire international in J-M. Thouvenin (sous la direction de), Le droit international social, à paraître chez Pedone).

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Section 2 : Des interventions dont la conformité au droit international des droits de

l’homme est discutable

151- La conformité des interventions des institutions financières internationales au droit

international des droits de l’homme est discutable à deux points de vue. D’une part, le contenu des modèles et des politiques économiques qu’elles ont initiées, pendant au moins deux décennies, ignore délibérément certains droits de l’homme et semble même, à certains égards, incompatible avec le respect d’une partie d’entre eux. D’autre part, la méthode de détermination et de mise en œuvre de ces politiques heurte, a priori, les principes d’indépendance et de souveraineté qui constituent des principes fondateurs de l’ordre juridique international. Dans les deux cas, se pose en filigrane la difficile question de la mise en jeu de la responsabilité internationale de ces institutions.

Sous-Section 1 : La mise en cause de l’indivisibilité et de l’interdépendance

des droits de l’homme

152- En quoi le contenu des politiques économiques initiées par les institutions financières

internationales peut-il affecter les droits de l’homme ? Et peut-on admettre la possibilité d’une mise en jeu de la responsabilité internationale de ces dernières du fait des incidences négatives avérées de ces politiques sur les droits de l’homme ? Ces questions sont généralement soulevées par certains auteurs et certaines ONG altermondialistes, dans une perspective militante, dans laquelle les sentiments généreux et les appréciations idéologiques prennent souvent le pas sur l’analyse juridique proprement dite.

153- Certes, dans une matière aussi « touffue », aussi dynamique et aussi contradictoire

que le droit international, la prétention à « la neutralité » n’est souvent que l’alibi de la défense des « valeurs sous-jacentes » aux normes que l’on prétend simplement décrire289 et qui ne sont que l’expression juridique de l’ordre économique et politique dominant. Il n’empêche que, s’il est difficile d’aborder cet ordre sans y « projeter ses propres valeurs qui

s’insèrent entre (notre) regard et l’objet d’étude »290, il est toutefois possible de faire la part des choses entre ce qui relève des principes et normes juridiques que l’on peut considérer comme en vigueur, et par référence auxquels s’opère la qualification juridique des faits, des situations et des comportements, à un moment donné, et ceux que l’on souhaite voir émerger, compte tenu des critiques que ces principes et normes encourent, par rapport à notre vision propre des choses. Sans doute, cette distinction entre ce que l’on pourrait appeler « le droit

posé » et « le droit souhaité » est-elle relative non seulement en raison de l’incertitude qui peut affecter le statut de telle ou telle norme291, mais aussi, parce que la période actuelle connaît une accélération du rythme de production des règles de droit.

Elle reste cependant incontournable, chaque fois que l’on veut déterminer le point de vue du droit positif par rapport à une situation ou un comportement, c’est-à-dire les règles qui s’y rapportent et qui prévoient les conséquences juridiques qui s’y rattachent.

289 - J. Salmon, Le droit international à l’épreuve au tournant du XXIème siècle, Cours précité, s. p. 54 qui écrit :

« Celui qui se livre à la description opère des choix dans les normes qu’il sélectionne, les expose dans un

ordre, les classe par ordre d’importance, met l’accent sur les unes, en laisse d’autres dans l’ombre, attribue

des coefficients d’importance explicative ou de hiérarchie, etc. Sans même parler de l’interprétation, ces

opérations ne sont pas innocentes » et p. 55 : « La dogmatique juridique relève moins des jugements de

vérité que des jugements de valeurs », renvoyant à M. Tropper selon lequel : « La théorie du droit est une

idéologie si l’on peut démontrer qu’elle donne de son objet une vision fausse et déformée… ». 290 - ibid. 291 - incertitude qui laisse une importante marge de manœuvre aux jugements de valeur.

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154- Pour revenir à la question qui nous occupe, il faut non seulement la situer sur le terrain des règles qui régissent la responsabilité internationale des organisations de cette nature mais il faut également et préalablement déterminer les comportements que l’on entend mettre en cause. Or, sur ce point, force est de constater que l’attention s’est, jusqu’ici, surtout portée sur le problème de la « complicité » des institutions financières avec certains régimes politiques corrompus peu respectueux des droits de l’homme et, plus précisément, sur la contribution de l’assistance financière des ces institutions à la survie voire la pérennité de régimes décriés, au détriment de leurs peuples292. L’angle d’attaque privilégié sera ici différent293.

155- Les développements qui suivent s’intéresseront à un seul aspect de la responsabilité

des institutions financières internationales, à savoir celui découlant des politiques économiques initiées par elles dans les pays du Sud. Nous nous demanderons seulement, ici, si ces institutions peuvent encourir une responsabilité internationale du fait de la non-conformité aux droits de l’homme des modèles qu’elles proposent, voire « imposent » aux pays en développement. Une réponse positive supposerait la réunion de deux conditions. La première concerne le fondement juridique d’une telle responsabilité. Il faut établir que les organisations concernées sont liées, dans toutes leurs activités, et notamment celle qui consiste à élaborer et à initier des conditionnalités par les droits de l’homme. La seconde concerne la preuve des incidences négatives de ces « conditionnalités » sur les droits de l’homme. Il faut ici pouvoir établir que les modèles proposés et les conditions imposées dans les accords avec les pays bénéficiaires violent en tout ou partie ce droit.

156- Sur le premier point, et nonobstant l’argument qui peut être tiré des statuts de ces

organisations294 ainsi que celui fondé sur la considération que les politiques économiques qu’elles parrainent sont mises en œuvre par les Etats et non par elles, on peut admettre, sans grande difficulté, que, comme les Etats et les autres organisations internationales, ces institutions sont débitrices d’une obligation de vigilance, laquelle « impose, de manière

générale à son titulaire de veiller à ce que les activités qui se déroulent sous son contrôle ne

portent pas atteinte aux droits d’un autre sujet du droit international »295. La transposition de cette obligation dans notre domaine se justifie d’autant plus que les politiques économiques en cause sont pour une large part dictées par les institutions financières internationales précitées. Elle conduit à poser que ces institutions sont tenues de veiller à ce que leurs activités « n’aient

pas pour effet d’entraîner ou de contribuer à une violation du droit international, et plus

spécifiquement… de normes protectrices des droits de la personne » 296.

292 - V. par exemple les contributions parues in CADTM, Le droit international. Un instrument de lutte ? Pour

une justice au service des peuples, ed. CADTM, Synthèse 2004. Il est vrai que, dans le passé, ces institutions n’ont jamais « été très sourcilleuses en matière de droits de l’homme dans la programmation de (leurs)

politiques… ». J-M. Sorel, étude précitée in La soumission des Organisations internationales aux normes relatives aux droits de l’homme, s. p. 43 qui souligne que la Banque Mondiale « a financé des projets sous

le régime militaire au Brésil au début des années 60, en Indonésie sous Suharto, en Roumanie sous

Ceaucescu, ou encore au Tchad sous Idriss Déby en 2000». 293 - Non pas que cette approche ne soit pas pertinente. V. infra Paragraphe 2. 294 - voir supra. Section 1. 295 - P. Klein, étude précitée in R.B.D.I., 1999, 1, s. p. 112 qui écrit : « Lié au départ à l’exercice de la

compétence territoriale, l’obligation de vigilance a donc acquis par la suite une portée plus large qui

permet et justifie son applicabilité aux organisation internationales. C’est bien sûr le cas dans la situation

où une organisation exerce le contrôle d’un territoire, mais aussi, de façon plus générale pour les activités

qui se déroulent sous le contrôle ou qui sont menées par les Etats membres sur la base d’une habilitation de

l’organisation ». 296 - ibid, s. p. 113-114.

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157- Dans le même ordre d’idées, il faut souligner que, comme tous les sujets de l’ordre juridique international, elles sont liées par toutes les normes générales de cet ordre juridique et ont sur cette base, l’obligation de respecter le droit international des droits de l’homme et notamment le droit international coutumier297 dont « la Déclaration universelle des droits de

l’homme de 1948 est généralement perçue comme codifiant tous les grands principes du droit

international général dans le domaine, et qu’il existe de surcroît dans la pratique

internationale une nette tendance à l’interprétation de façon évolutive, à la lumière du

contenu des divers instruments internationaux qui ont été élaborés par la suite »298. On sait que cette Déclaration qui jette « les bases de l’universalité, de l’indivisibilité et de

l’interdépendance de ce que vont devenir les droits de l’homme »299 ne se contente pas d’énoncer « les droits civils et politiques mais reconnaît l’essentiel des droits économiques

revendiqués au sein des sociétés industrielles », à savoir « les droits au travail (le travail

libre, la rémunération équitable, le droit au repos, le droit syndical, etc.), les droits relevant

du bien-être (Welfare rights) comprenant le niveau de vie décent et ses moyens, ainsi que

l’assurance contre les risques sociaux - et les droits culturels, notamment celui de s’instruire

et de tirer profit des progrès scientifiques et techniques »300. 158- Ces droits sont, comme on le sait, non seulement détaillés dans le Pacte international

relatif aux droits économiques et sociaux, aujourd’hui largement ratifié, mais également dans d’autres instruments conventionnels conclus sous l’égide des Nations Unies ainsi que dans des résolutions et déclarations diverses émanant d’organes et d’institutions spécialisés de cette organisation301, ce qui en renforce la portée juridique.

Ne peut-on précisément considérer que les politiques économiques initiées par les institutions financières et mises en œuvre sous leur égide, dans la mesure où elles privilégient le seul aspect économique (les libertés économiques fondamentales) au détriment des droits

297 - s’agissant du droit conventionnel, on peut a priori considérer qu’il ne lie pas les institutions financières

internationales dans la mesure où elles ne sont pas parties aux Pactes et Traités relatifs aux droits de l’homme qui forment ce droit. Pourtant, l’hésitation à ce sujet est permise pour plusieurs raisons. En premier lieu, comme les autres organisations internationales, les institutions financières internationales sont des organisations d’Etat créées en vue de réaliser les objectifs de coopération définis par leurs membres et il est raisonnable de penser que les obligations en matière de droits de l’homme souscrites par les Etats membres doivent également s’imposer à ces organisations. Le seul problème qui se pose, à ce sujet, tient au fait que tous les membres ne sont pas nécessairement liés par tous les Traités relatifs aux droits de l’homme. En second lieu, les institutions financières internationales comme déjà rappelé (supra Section 1) font partie de la famille des Nations-Unies et il serait logique qu’elles soient soumises, dans la mesure où leurs activités peuvent en être concernées, aux obligations découlant des traités onusiens en matière de droits de l’homme, d’autant que « le respect universel et effectif des droits de l’homme » constitue comme déjà indiqué l’un des buts de l’Organisation, expressément énoncé à l’article 55 de sa Charte. En troisième lieu, les institutions financières internationales font elles-mêmes expressément référence au développement durable, lequel constitue une relecture du développement à la lumière des droits de l’homme. Enfin, la distinction entre droit conventionnel et droit coutumier n’est pas figée ; beaucoup de dispositions des traités relatifs aux droits de l’homme finissent par acquérir le statut de règles coutumières.

298 - L. Condorelli, Conclusions générales in SFDI, La soumission des organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, ed. A. Pedone, 2009, p. 127-141, s. p. 129 qui ajoute « En

somme, à défaut de normes conventionnelles formellement applicables, ce qui est généralement le cas pour

les organisations internationales, la Déclaration universelle se prête bien à être utilisée comme une sorte de

synthèse de l’ensemble des principes pertinents des droits de l’homme ». 299 - H. Fodha, L’action des Nations Unies dans la mise en œuvre de la Déclaration universelle des droits de

l’homme in J.P. Machelon, P. Chaigneux et F. Nohra (sous la direction de), La Déclaration universelle des droits de l’homme, fondement d’une nouvelle justice mondiale ? ed. L’Harmattan, p. 15 et s.

300 - F. Nohra, Les paradoxes d’une charte internationale des droits sociaux, face aux impératifs du développement in La Déclaration universelle des droits de l’homme, fondement d’une nouvelle justice mondiale ? p. 51-71, s. p. 51 et p. 54.

301 - Supra. Introduction.

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sociaux et des droits politiques, constituent de la part de ces institutions une violation du droit international des droits de l’homme, tel qu’il résulte de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et des instruments onusiens élaborés dans son sillage, violation d’autant plus importante que l’action de ces organisations affecte par la portée de leurs interventions, des centaines de millions de vies humaines?302

159- Une réponse positive se heurterait a priori à deux objections. La première est que

l’action des organisations concernées poursuit des objectifs qui, une fois réalisés, sont supposés à terme servir les différentes générations des droits de l’homme et notamment les droits économiques et sociaux.

Or, la réalisation de ces objectifs impliquerait que l’action de leurs auteurs ne soit pas entravée par la prise en compte de considérations extra économiques. On retrouve l’idée, au cœur de l’idéologie libérale et de son avatar néolibéral, selon laquelle l’économie fonctionne mieux dans l’intérêt de la collectivité et à terme des droits sociaux, lorsqu’elle est affranchie des contraintes et rigidités diverses. En d’autres termes, le modèle fondé sur la séparation des instances et son corollaire la spécialisation des différentes activités sociales dans un contexte de liberté est celui qui garantit toujours le meilleur rendement social.

160- On trouve dans les Chartes constitutives des organisations financières internationales

des illustrations de cette idée303. Loin d’être incompatible avec la protection des droits de l’homme, ce modèle conduirait seulement selon ses partisans, à ce que chaque entité, en raison de la spécificité de son objet, s’occupe de ce qui rentre dans son mandat304. Du reste, le remettre en cause, n’est-ce pas remettre en cause le système économique international dans son ensemble, dans la mesure où ce système ainsi que le droit international économique qui l’encadre et le structure reposent, désormais, « malgré la rémanence de sédiments hérités du

passé, et qui commencent à s’effacer » sur « cette seule source d’inspiration »305. 161- A vrai dire, l’objection n’est pas décisive. Elle tend à déplacer sur le terrain politique

un problème non vraiment résolu en droit. La question, encore, une fois n’est pas celle de la pertinence du principe de spécialité qui gouverne l’action des diverses institutions des Nations Unies mais celle de savoir si les politiques initiées par les institutions financières sur la base du modèle précité se traduisent, directement ou indirectement, par la violation des droits protégés par le droit international des droits de l’homme. Il en serait ainsi si ces politiques conduisaient, nécessairement, lors de leur mise en œuvre par les Etats concernés, à l’exclusion

302 - Or, comme le rappelle fort opportunément M. Forteau, renvoyant à F. Sudre (Droit européen et international

des droits de l’homme, PUF, Paris, 2006, p. 50) dans la mesure où « la problématique des droits de l’homme

est d’abord une problématique de limitation des pouvoirs », il ne fait guère de doute qu’une organisation qui exerce un pouvoir sur des individus mérite « de se voir opposer les règles du droit international des droits

de l’homme ». M. Forteau, Le droit applicable en matière des droits de l’homme aux administrations territoriales gérées par des organisations internationales in La soumission des organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, p. 7-34, s. p. 7.

303 - C’est en ce sens qu’il faut lire l’article 1er de la Charte constitutive de la BIRD, lequel cite comme objectif escompté du développement des ressources productives : l’amélioration du « niveau de vie d’existence » ainsi que « la situation des travailleurs » ; de même, l’article 1 de la Charte constitutive du FMI mentionne parmi les buts assignés à cette organisation, celui qui consiste à « faciliter l’expansion et l’accroissement

harmonieux du commerce international et à contribuer ainsi à l’instauration et au maintien de niveaux

élevés d’emplois ». 304 - V. I. Shihata, étude précitée, s. p. 92 qui écrit : « Chacune (des institutions) est une personne morale à la

capacité juridique délimitée par un mandat défini par ses statuts et le fait que cette définition exclut la prise

en compte de certains aspects des droits de l’homme ne discréditera pas pour autant l’institution

considérée… il ne s’agit pas pour chaque Organisation de s’en tenir à ses compétences propres ». 305 - D. Carreau, P. Julliard, Droit international économique, Paris, Dalloz, 3ed., 2007, § 1004.

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de certains droits protégés et pas seulement à leur ignorance passagère car celle-ci peut, en effet, être une simple conséquence de la spécialisation et ne pas constituer une entrave à la prise en compte des droits de l’homme par les Etats concernés.

162- En termes plus concrets, les politiques menées sous l’égide de la Banque mondiale et

du FMI sont-elles conçues de manière à ce que les mesures qui en résultent soient en pratique exclusives de la protection de certains droits bien précis ?

Lorsque par exemple, le FMI exige, en contrepartie des facilités de crédit qu’il accorde ou du satisfécit indispensable pour susciter la confiance d’autres bailleurs de fonds, un programme de stabilisation impliquant de fortes restrictions budgétaires, cela ne peut qu’affecter l’accès des citoyens à un logement décent ou à des soins de qualité dans la mesure où la jouissance de ces droits suppose que l’Etat dispose de ressources financières pour le financement des services sociaux qui s’y rapportent.

163- De même, lorsque la Banque mondiale, dans le cadre des réformes structurelles

qu’elle préconise ou de manière indirecte, dans le cadre des recommandations émises dans les rapports annuels Doing Business, exige le démantèlement de législation sur les prix des denrées de première nécessité ou recommande la diminution du SMIG (déjà faible dans les pays en développement) et des divers avantages sociaux des salariés, ne porte-t-elle pas atteinte à des droits protégés par le droit international des droits de l’homme?306.

Outre l’argument déjà évoqué que les mesures préconisées ou recommandées constituent une des conditions nécessaires de redressement de l’économie, préalable à la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels, les institutions financières internationales peuvent également invoquer le statut même de cette dernière catégorie des droits de l’homme.

164- Avons-nous vraiment affaire à « des droits subjectifs » à « des droits créances » ou à

« de simples objectifs à atteindre »?307 et s’il ne s’agit que d’objectifs, par qui doivent-ils êtres atteints ? La réponse à ces questions conditionne évidemment celle de la nature de l’obligation qui pèse en la matière sur les débiteurs et codébiteurs de ces droits. Or, il est clair que si le modèle du droit subjectif classique, dont le droit de propriété constitue « l’archétype » inspire implicitement la construction des droits économiques, sociaux et culturels, en ce que cette construction érige tout homme en titulaire d’un droit à l’alimentation, d’un droit au logement, d’un droit l’éducation et à l’instruction ou d’un droit aux soins médicaux, l’assimilation des deux catégories de droits serait, à certains égards, « simplificatrice et largement teintée d’idéologie »308.

165- En fait pour répondre correctement à la question centrale soulevée dans cette sous-

section, à savoir, celle de la possibilité de mise en jeu de la responsabilité des institutions financières internationales du fait des atteintes que les politiques qu’elles initient portent aux droits économiques et sociaux, il y a lieu de sérier plusieurs problèmes.

Le premier se rapporte à la détermination de la liste exacte des débiteurs des droits économiques, sociaux et culturels. Si l’Etat figure le débiteur désigné, non seulement dans la Déclaration Universelle des droits de l’homme mais aussi dans le Pacte de 1966, on ne peut pas exclure définitivement la possibilité de lui adjoindre, quoique de manière souple, d’autres codébiteurs, ne serait-ce que parce que plusieurs instruments internationaux se réfèrent à la coopération internationale pour la réalisation des droits de l’homme. Outre l’article 56 de la

306 - supra, Section 1, Paragraphe 1. 307 - J. B. Racine, Droit économique et droits de l’homme ; Introduction générale, s. p. 15 308 - F. Rigaux, Les droits économiques et sociaux in G. Farjat et B. Remiche (sous la direction de), Liberté et

droit économique, De Broeck.

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Charte des Nations-Unies qui dispose que les Etats membres de l’Organisation « s’engagent

en vue d’atteindre les buts énoncés à l’article 55 de la Charte des Nations-Unies à agir tant

conjointement que séparément, en coopération avec l’Organisation », il y a notamment lieu de mentionner plusieurs dispositions du Pacte International relatif aux droits économiques et sociaux309 ainsi que les résolutions des sommets mondiaux sur le même thème310 qui convergent pour poser une obligation d’assistance et de coopération pour la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels.

166- Aussi, certains n’hésitent pas à inclure parmi les codébiteurs des droits économiques,

sociaux et culturels, l’ensemble des partenaires au développement : Etats développés, organismes de financement (ce qui inclut les institutions financières internationales, voir la Communauté internationale… laquelle n’est pas un sujet de droit311 !

A vrai dire, ce serait étendre démesurément la liste des débiteurs des droits économiques et sociaux que d’y inclure tout intervenant dans l’assistance au développement. De toute façon, dans l’état actuel du droit international, il est difficile de concevoir que ces intervenants puissent être des débiteurs au sens juridique du terme et que les titulaires des droits visés (c’est-à-dire, tous les hommes) pourraient disposer de possibilités directes de les mettre en cause. Que l’on se tourne vers le droit international coutumier ou vers le droit conventionnel, la réponse est la même : le débiteur direct des droits économiques et sociaux demeure l’Etat. Il en résulte que les institutions financières internationales n’encourent pas une responsabilité directe dans la réalisation des droits économiques et sociaux et ce d’autant plus que les politiques qu’elles initient sont mises en œuvre par les Etats et non par elles.

167- Mais écarter la possibilité d’une mise en jeu de la responsabilité directe des

institutions financières pour la violation des droits économiques et sociaux de l’homme n’empêche pas que ces dernières puissent encourir, comme évoqué ci-dessus une responsabilité au titre du manquement à l’obligation de vigilance qui s’impose à elles en vertu du droit international coutumier. 309 - V. par exemple, l’article 2, Parag. 1 selon lequel tout Etat Partie au Pacte « s’engage à agir, tant par son

effort propre que par l’assistance et la coopération internationale, notamment sur le plan économique et

technique, au maximum des ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice

des droits reconnus dans le présent Pacte » ; l’article 11 qui énonce à propos du droit de l’homme à être à l’abri de la faim que les Etats Parties « adopteront, individuellement et au moyen de la coopération

internationale, les mesures nécessaires, y compris des programmes concrets notamment pour assurer une

répartition équitable des ressources alimentaires mondiales par rapport aux besoins, compte tenu des

problèmes qui se posent tant aux pays importateurs qu’aux pays exportateurs de denrées alimentaires » ; l’article 23 qui dispose : « Les Etats Parties au Présent Pacte conviennent que les mesures d’ordre

international destinés à assurer la réalisation des droits reconnus dans ledit Pacte comprennent notamment

la conclusion de Conventions, l’adoption de recommandations, la fourniture d’une assistance technique de

l’Organisation, en liaison avec les gouvernements intéressés, de réunions régionales et de réunions

techniques aux fins de consultations et d’études ». 310 - A commencer par la Déclaration et Programme d’action adoptés, le 25 Juin 1993 à Vienne, par la

Conférence mondiale sur les droits de l’homme (doc. ONU. A/CONF.157/23, du 12 Juillet 1993) dont l’article 34 appelle à consentir « davantage d’efforts pour aider les pays qui le demandent à créer les

conditions permettant à chacun de jouir des droits universels et des libertés fondamentales de l’homme. Les

gouvernements, les organismes des Nations-Unies ainsi que d’autres organisations multilatérales sont

instamment priés d’accroître considérablement les ressources qui sont allouées aux programmes

concernant l’élaboration des lois et le renforcement de la législation nationale, la création ou le

renforcement d’institutions nationales et d’infrastructures connexes qui maintiennent l’Etat de droit la

démocratie, l’assistance électorale, la sensibilisation aux droits de l’homme pour la formation,

l’enseignement et l’éducation, le développement de la participation populaire et le renforcement de la

société civile ». La Déclaration sur les Objectifs du Millénaire renforcera ce point. 311 - PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2000, s. p. 79 sur les acteurs non étatiques et

notamment les instances mondiales.

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Une telle responsabilité pourrait théoriquement être mise en jeu s’il était établi que, par leurs activités, ici les politiques initiées, ces institutions ont poussé les Etats ou contribué à ce que les Etats, débiteurs des droits de l’homme, manquent aux obligations que le droit international met à leur charge en cette qualité.

168- La question qui se pose à cet égard et qui mène au second problème, à savoir celui de

la consistance de la catégorie des droits économiques et sociaux, est double. Il s’agit, d’abord, de déterminer si la consécration des droits économiques et sociaux se traduit par des obligations suffisamment précises au plan juridique pour fonder une juste appréciation des comportements de leurs destinataires, en l’occurrence les Etats.

Il s’agit, ensuite, d’établir que les activités des institutions financières conduisent concrètement les Etats à manquer à une ou plusieurs des obligations juridiquement identifiables dans le chef des Etats.

169- S’agissant du premier point, les difficultés tournent autour du caractère conditionné

des droits économiques et sociaux lesquels sont, y compris dans leur formulation, expressément posés en relation de dépendance vis-à-vis de l’état des ressources financières de chaque Etat ainsi que son niveau de développement, d’où la relativité et la progressivité de leur réalisation312. Etroitement dépendants d’un contexte économique et social qui échappe souvent à la maîtrise du débiteur des obligations qu’ils impliquent, les droits économiques et sociaux ne se voient élevés à la dignité de droits universels qu’au prix du rappel de leur subordination aux contingences des dures réalités économiques, au premier rang desquelles figure « la disparité des ressources que les différents Etats sont en mesure de consacrer à leur

accomplissement »313. 170- En dépit de cette considération qui semblait de nature à constituer un obstacle

sérieux à une réelle juridicisation des droits économiques et sociaux314, force est de reconnaître que les efforts conjugués de la doctrine315 et de la jurisprudence316 ont permis de clarifier le contenu des différentes obligations qui pèsent sur les Etats en la matière.

312 - V. article 22 précité de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui énonce que toute personne « est

fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et

au libre développement de sa personnalité… Compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque

pays (c’est nous qui soulignons) » ; V. de manière plus significative, l’article 2-1 du Pacte relatif aux droits économiques et sociaux : « Chacun des Etats parties au présent Pacte s’engage à agir,… au maximum de

ses ressources disponibles, en vue d’assurer progressivement le plein exercice des droits reconnus dans le

présent Pacte par tous les moyens appropriés, y compris en particulier l’adoption de mesures législatives (c’est nous qui soulignons) ».

313 - L. André et J. Dutry, La responsabilité internationale des Etats pour les situations d’extrême pauvreté in R.B.D.I., 1999, 1, p. 58-85, s. p. 70.

314 - De fait, la dépendance des droits économiques et sociaux à l’égard de la situation économique de l’Etat débiteur de ces droits est un élément de la panoplie d’arguments généralement invoqués à l’encontre de la juridicité des droits économiques et sociaux. V. par exemple, M. Bossuyt, La distinction entre les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels, Revue des droits de l’homme, vol. 8, n°4, 1975, p. p. 783-820.

315 - V. de manière générale : les contributions publiées in P. Van Der Auweraert, T. De Pelsmaeker, J. Sarkin et J. Van Lanotte (eds), Social, Economic and Cultural Rights. An Appraisae of Current European and International Developments, Maklu, Antwerpen-Apeldoorn, 2002.

316 - V. sur les progrès de la jurisprudence nationale en la matière ; le document préparé, en 2003, par le Haut Commissariat aux droits de l’homme à l’intention du groupe de travail chargé d’examiner la question d’un projet de protocole facultatif ou Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Doc-ONU E/CN.4/W.G.23/CRP.1 (28 novembre2003)).

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Au plan international, il faut en particulier souligner les progrès accomplis, sous l’égide du Comité des droits économiques et sociaux317 dont les observations générales ont permis de clarifier les obligations à la charge des Etats. Certes, ces observations n’ont pas théoriquement la valeur de règles de droit contraignantes. On convient cependant que leur portée pratique est importante et que, beaucoup d’organes, y compris la Cour Internationale de Justice, s’y réfèrent, aujourd’hui ; ce qui en fait une technique d’élargissement et de renforcement des droits318.

171- Les obligations essentielles des Etats, selon ce qu’on pourrait appeler la

jurisprudence de ce Comité, sont en la matière de trois ordres : - il y a d’abord, l’obligation de respecter ces droits, laquelle implique de ne pas y porter atteinte lorsqu’il sont réalisés par l’adoption de comportements ou de mesures pouvant en constituer la violation ; il y a ensuite, l’obligation de protéger ces droits, laquelle impose à l’Etat de prendre les mesures pour éviter qu’il y soit porté atteinte par des tiers ; il y a, enfin, l’obligation de mise en œuvre, laquelle commande que l’Etat mette en place les mesures positives de tous ordres, y compris, lorsqu’elles font défaut, les infrastructures nécessaires pour assurer la concrétisation de ces droits, c’est-à-dire l’accès des citoyens à la jouissance effective des droits proclamés319 et quelquefois même à fournir lesdits droits320. 317 - La doctrine du Comité à propos du caractère progressif de la réalisation des droits économiques, sociaux et

culturels consacrés par le Pacte de 1966 est résumé dans son observation générale n°3 sur la nature des obligations des Etats Parties en ces termes : « Le fait que le Pacte international relatif aux droits

économiques, sociaux et culturels prévoit une démarche qui s’inscrit dans le temps, autrement dit

progressive, ne saurait être interprété d’une manière qui priverait l’obligation en question de tout contenu

effectif. D’une part, cette clause permet de sauvegarder la souplesse nécessaire, compte tenu des réalités du

monde et des difficultés que rencontre tout pays qui s’efforce d’assurer le plein exercice des droits

économiques, sociaux et culturels ; d’autre part, elle doit être interprétée à la lumière de l’objectif global, et

à vrai dire la raison d’être du Pacte, qui est de fixer aux Etats parties des obligations claires en ce qui

concerne le plein exercice des droits en question. Ainsi, cette clause impose l’obligation d’œuvrer aussi

rapidement et aussi efficacement que possible pour attendre cet objectif ». Certes le Comité établit une distinction entre "l'incapacité" et « le manque de volonté de l'Etat partie de s'acquitter de ses obligation » qui emporte comme conséquence pratique, qu'il incombe à l'Etat « de démontrer qu'il n'a négligé aucun

effort pour exploiter les ressources à sa disposition en vue de s'acquitter de ses obligations ». Mais cette preuve n'est jamais difficile à établir, tant les besoins à satisfaire sont nombreux et souvent concurrents. Il est vrai que pour ce qui est de la question qui nous occupe, à savoir la responsabilité des institutions financières internationales, le problème se complique du fait que la disponibilité des ressources est appréciée sous l’angle des équilibres macro-économiques : il faut que l’Etat bénéficiaire des concours financiers de ces institutions accepte une politique de restauration préalable de ces équilibres. Disponibiliser des ressources pour la réalisation du droit à l’eau ou du droit à l’alimentation ou du droit à la santé, ne serait pas possible si cela passait par exemple par un déficit budgétaire.

318 - V. G. Albin, Les observations générales, une technique d’élargissement des droits de l’homme, RTDH, 2008, p.p. 449-479

319 - V. par exemple à propos de l’article 12 du Pacte International relatif aux droits économiques et sociaux sur le droit au meilleur état de santé, Comité des droits économiques et sociaux, Observation générale n°14 (2000) (doc. ONU. E/C/12/2000/4, 11 Août 2000), Parag. 33 : « L’obligation de respecter le droit à la santé

exige que l’Etat s’abstienne d’en entraver directement ou indirectement l’exercice alors que l’obligation de

le protéger requiert des Etats qu’il prenne des mesures pour empêcher les tiers de faire obstacle aux

garanties énoncées à l’article 12. Enfin, l’obligation de mettre en œuvre le droit à la santé supposer que

l’Etat adopte des mesures appropriées d’ordre législatif, administratif, budgétaire, judiciaire, incitatif ou

autre pour en assurer la pleine réalisation ». Cette classification qui vaut quel que soit le droit consacré est d’origine doctrinale. V. A. Eide, « The Right to Food as a Human Right », doc ONU E/CN.4/Sub.2/1983/25 qui la reprend à H. Shue, Basic Rights : Subsistence, Affluence and U.S. Foreign Policy, 1980, p. p. 35-64.

320 - Ainsi, à propos du droit à l’éducation, Le Comité note que les Etats « d’une façon générale sont tenus

d’assurer l’exercice d’un droit donné énoncé dans le Pacte lorsqu’un particulier ou un groupe de

particuliers sont incapables, pour des raisons échappant à leur contrôle, d’exercer ce droit avec les moyens

dont ils disposent ». V. observation générale n°13 : Le droit à l’éducation (article 13), adopté à la 21ème (1999) (doc. ONU/E/C.12/1999/10, Parag. 47).

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172- On pourrait dès lors se demander, à la lumière de ce noyau dur des obligations

fondamentales pesant sur tout Etat et réaffirmées par le Comité à l’occasion de l’étude de chacun des droits consacrés321, si les politiques économiques initiées par les institutions financières, sous forme de conditionnalités, ne conduisent pas à une possible mise en jeu de la responsabilité de ces dernières, chaque fois qu’elles impliquent concrètement que l’Etat concerné adopte des mesures incompatibles avec l’une des obligations susvisées ou s’abstienne d’adopter les mesures positives que requiert la protection ou la mise en œuvre desdits droits.

173- En plus de l’obligation de vigilance qui leur incombe, il existe une autre règle qui,

transposée dans notre domaine, pourrait fonder la responsabilité de ces institutions. Il s’agit de la règle qui veut qu’un Etat qui contraint un autre Etat à commettre un fait illicite devient « internationalement responsable de ce fait »322 ; encore faut-il prouver que les institutions financières concernées « agissent en connaissance des circonstances dudit fait ». Cette condition n’est pas difficile à établir dans la mesure où les lettres d’intention approuvées par les Conseils d’Administration de ces institutions, avant d’être notifiées aux gouvernements concernés, sont arrêtées, après un état des lieux très précis de la situation économique et sociale du pays.

Dans ce contexte, les mesures macro-économiques prescrites par ces institutions qui limitent parfois de manière drastique la part des ressources budgétaires pouvant être affectées par exemple à la construction de logements sociaux, en vue de mettre en œuvre le droit au logement consacré par plusieurs instruments internationaux, dont la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1984323, le Pacte International relatif aux droits économiques et sociaux de 1966324 ou la Convention de New York relative aux droits de l’enfant du 20 Novembre 1989325 et les mesures de privatisation qui touchent certains services publics, comme celui de l’électricité et qui, à coup sûr, affectent en particulier dans les pays pauvres, le droit à l’eau, pour ne prendre que ces exemples, pourraient être qualifiés de violations des droits en cause, du moins chaque fois que les conséquences des politiques menées conduisent à un degré de privation des besoins fondamentaux qui y correspondent et de façon telle que les conditions essentielles de la vie d’une partie de la population en soient affectées sur une durée significative.

321 - V. par exemple, pour le droit à l’eau non expressément consacré par le Pacte relatif aux droits économiques

et sociaux (même si son article 11 relatif au droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille… et son article 12 sur « le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé

physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre… » l’englobent implicitement), Observation générale n°15 (2002) du Comité des droits économiques, sociaux et culturels – E/C.12/2002/11- § 3.

322 - V. l’Article 18 du Projet d’articles sur la responsabilité des Etats. 323 - V. notamment l’article 25 Parag. précité : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer

sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement et le

logement… ». 324 - V. Article 11, Parag. 1 consacrant « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et

sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration

constante de ses conditions d’existence ». 325 - qui découle selon son article 27 « du droit de tout enfant à un niveau de vie satisfaisant pour permettre son

développement physique, mental, spirituel, moral et social » et qui implique à la charge des Etats Partis, l’obligation d’adopter « les mesures appropriées compte tenu des conditions nationales et dans la mesure de

leurs moyens, pour aider les parents et autres personnes ayant la charge de l’enfant à mettre en œuvre ce

droit » et à offrir, « en cas de besoin une assistance matérielle et des programmes d’appui, notamment en ce

qui concerne l’alimentation, le vêtement et le logement »

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174- Il reste à affronter un dernier argument pouvant être invoqué à la décharge tant des Etats que des institutions financières internationales à savoir, celui des conditions indispensables à la réalisation des droits économiques et sociaux. Aucun des instruments internationaux qui consacrent ces droits ne les conçoit comme devant être réalisés hic et nunc pour tous les hommes sur Terre. Au contraire, tous les instruments précités soulignent le caractère progressif de leur réalisation, laquelle dépend de l’état des ressources disponibles dans chaque pays326.

De son côté, le Comité des droits économiques et sociaux n’hésite pas à rappeler que le Pacte sur les droits économiques et sociaux prévoit « la réalisation progressive des droits qui

y sont énoncés et prend en considération les contraintes dues à la limitation des ressources

disponibles »327, même s’il souligne, dans le même temps, que le fait que la réalisation d'un

droit « s'inscrit dans le temps ne devrait pas être interprété comme privant les obligations de

l'Etat partie de tout contenu effectif. Une réalisation progressive signifie plutôt que les Etats

parties ont pour obligation précise et constante d'œuvrer aussi rapidement et aussi

efficacement que possible pour appliquer le pacte ». 175- Mais lorsque la réalisation effective d'un droit dépend, au moins partiellement, de

facteurs indépendants de la volonté du débiteur, le créancier butera souvent sur un obstacle proche de la force majeure328.

Ce principe de progessivité des droits économiques et sociaux que l’on trouve, ainsi, expressément formulé dans certains instruments régionaux, comme l’article 26 de la Convention interaméricaine sur les droits de l’homme329, et qui établit un lien étroit entre réalisation de ces droits et état des ressources disponibles imprime auxdits droits une grande relativité, en particulier dans « les pays dont le degré de développement et d’industrialisation

s’avère très bas ou pratiquement inexistant et dont la plupart de la population vit en dessous

du seuil de pauvreté »330. On sait par ailleurs que, c’est précisément, pour éviter de consacrer des droits tributaires

« des contingences économiques au sein des Etats membres » que les Pères fondateurs de la Convention européenne des droits de l’homme avaient fait le choix de ne retenir « que les

droits et libertés dont le contenu (pouvait) être coulé dans des définitions juridiques fermes et

326 - Cette condition quelquefois critiquée correspond cependant à la nécessité de tenir compte de « la forte

disparité des situation entre les Etats quant à leurs ressources disponibles, leurs infrastructures politico-

administratives et même leur stabilité politique ». V. G. Albin et N. Hajjami, Le droit d’accès à l’eau potable in La Sécurité humaine, Théorie(s) et Pratique(s), Colloque en l’honneur du doyen Breillat, précité, p. 157-175, s. p. 172.

327 - Observation générale n°14 sur le droit de jouir du meilleur état de santé consacré par l’article 12 du Pacte. 328 - V. par exemple, les Conclusions du Comité des droits économiques, sociaux et culturels suite au rapport

déposé par le Mali (Conclusions du Comité des droits économiques, sociaux et culturels : Mali, 21 décembre 1994, E/C.12/1994/17) dans lequel il écrit : « Le manquement du gouvernement malien aux obligations

imposées par le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ne peut pas être évalué sans tenir

compte de la situation politique, économique et sociale actuelle dans le pays. A cet égard, le Comité est

conscient que le Mali, pays enclavé, plutôt pauvre en ressources minières, privé d’une industrie organisée et

sujet à de fréquentes sécheresses enregistre des revenus par habitant les plus faibles d’Afrique et du

monde ». 329 - Cet article intitulé Développement progressif stipule : « Les Etats parties s’engagent, tant sur le plan

intérieur que par la coopération internationale – notamment économique et technique – à adopter des

dispositions visant à assurer la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et

sociales et de celles relatives à l’éducation, la science et la culture, énoncées dans la charte de

l’organisation des Etats américains, reformée par le protocole de Buenos Aires, ce, dans le cadre des

ressources disponibles, et par l’adoption de dispositions législatives ou par tout autre moyen approprié ». 330 - J. Kors, La protection des droits économiques, sociaux et culturels dans la Convention interaméricaine des

droits de l’homme in Droit économique et droits de l’homme, s. p. 77.

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précises ; les seules (répondant) à ces spécifications dans l’immédiat après guerre (étant) les

droits et libertés civils et politiques classiques dits de la première génération »331. 176- L’état de subordination des droits économiques et sociaux vis-à-vis de la santé

économique de l’Etat débiteur et le caractère progressif de ces droits n’a pourtant pas empêché le Comité des droits économiques et sociaux d’affirmer que les obligations pesant sur les Etats en la matière sont des « obligations claires » qui leur imposent de « se mouvoir le

plus vite et le plus efficacement possible » vers la pleine réalisation des droits concernés332 et surtout qu’un Etat doit toujours respecter le minimum essentiel (score content) des droits consacrés.

Ainsi, à propos du droit à une nourriture suffisante, le Comité souligne que l’Etat qui « n’assure pas au moins le minimum essentiel requis pour que l’individu soit à l’abri de la

faim » viole le Pacte sur les droits économiques et sociaux. Il y aurait donc un niveau incompressible de respect des droits économiques et sociaux. Pourtant, même sur ce point, le Comité réintroduit quelquefois un facteur de relativité en distinguant entre l’incapacité et le « manque de volonté de l’Etat Partie de s’acquitter de ses obligations ».

177- Dans le premier cas, « l’Etat Partie (qui) fait valoir que les contraintes en matière de

ressources le mettent dans l’impossibilité d’assurer l’accès à l’alimentation à ceux qui ne

peuvent le faire par eux-mêmes, doit démontrer qu’aucun effort n’a été épargné pour utiliser

toutes les ressources qui sont à sa disposition en vue de remplir, à titre prioritaire, ces

obligations minimum »333. On pourrait, s’agissant de ce minimum essentiel qui met en cause quasiment l’existence même des droits, considérer que lorsque l’insuffisance des ressources de l’Etat résulte des contraintes liées aux politiques co-définies par les institutions financières internationales, la responsabilité de ces dernières pourrait être engagée. La solution est d’autant plus justifiée que, comme le Comité des droits économiques et sociaux a semblé l’admettre, dans son observation générale n°14 relative « au droit au meilleur état de santé

susceptible d’être atteint » consacré par l’article 12 du Pacte sur les droits économiques et sociaux : « Un Etat ne peut absolument dans aucun cas particulier justifier l’inexécution des

obligations fondamentales (…) auxquelles il est impossible de déroger »334. Il est logique de considérer que lorsque le minimum essentiel de certains droits, comme le

droit à l’eau, le droit à une nourriture suffisante ou le droit à la santé est en jeu, les considérations liées au respect des équilibres économiques et notamment l’interdiction des déficits budgétaires doivent plier devant la logique des droits de l’homme335. En d’autres termes, tout programme économique qui n’intègre pas la nécessité de réaliser effectivement le minimum des droits économiques et sociaux violerait le droit international des droit de l’homme tel qu’il ressort de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte de 1966 relatif aux droits économiques et sociaux. 331 - S. Van Drooghenbroeck, La Convention européenne des droits de l’homme et la matière économique in

Droit économique et droits de l’homme, p. 25 et s., s. p. 26-27 qui cite un extrait des travaux préparatoires, faisant référence à la nécessité « de commencer par le commencement, (à savoir) garantir dans l’Union

européenne la démocratie politique puis coordonner (les) économies avant d’entreprendre la généralisation

de la démocratie sociale ». 332 - Comité des droits économiques, sociaux et culturels ; Observation générale n°3 précitée. 333 - Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n°12 : Le droit à une nourriture

suffisante (article 11 du Pacte), adoptée à la 20e session (1999) (doc. ONU E/C.12/1999/5), Parag. 17. 334 - Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation n°14 : « Le droit au meilleur état de santé

susceptible d’être atteint » (article 12), adoptée à la 22e session (2000), Parag. 47. 335 - Ainsi dans son Observation n°3, Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels considère que

nonobstant la politique d’ajustement structurel qu’il met en œuvre, un Etat doit respecter : « l’obligation fondamentale minimum d’assurer à sa population, au moins la satisfaction de l’essentiel de chacun des droits ». V. L. André et J. Durty, étude précitée in R.B.D.I., 1999, s. p. 78, note 94.

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178- Peut-on retenir la même solution lorsque, sans toucher au minimum essentiel, les

mesures décidées par l’Etat, en application des programmes arrêtés avec les institutions financières mettent simplement en cause certains acquis ?

On a, à cet égard, soutenu que « l’obligation graduelle de réalisation des droits

économique et sociaux », était en même temps, « une obligation non régressive, en ce sens

qu’il existe une interdiction d’adopter des mesures et de sanctionner des normes qui

diminuent ou qui aggravent des droits économiques dont jouissent les habitants (d’un)

Etat »336. 179- Ce point de vue paraît cependant trop optimiste. L’effet du lien établit entre la

jouissance effective des droits économique et sociaux et l’état des ressources financières disponibles de l’Etat sur lequel pèse l’obligation de les réaliser est précisément d’introduire la possibilité d’une « réversibilité » dans les progrès, en la matière, comme l’illustre fort bien les pratiques nationales d’austérité en réaction à la dernière crise économique et financière. Il est à cet égard significatif de relever qu’aucun des Etats (y compris, au sein de l’Union européenne) sommés d’adopter des mesures d’ajustement qui remettent en cause des avantages sociaux n’a invoqué pour s’y soustraire, un principe de « non régressivité » des droits économiques et sociaux337.

Dans de rares cas, l’Etat concerné qui n’a pas pu respecter les engagements souscrits dans le cadre des accords avec ses partenaires (institutions financières internationales ou investisseurs) a plutôt invoqué l’état de nécessité, dont on sait qu’il constitue, à certaines conditions338, une cause d’exclusion d’illicéité du comportement de l’Etat ou d’une organisation internationale339.

180- Les affaires arbitrales internationales mettant en cause l’Argentine illustrent bien ce

cas de figure. Elève modèle des institutions financières internationales, et notamment du FMI, l’Argentine s’est engagée, dans les années 90, dans un programme de réformes économiques inspirées du « Consensus de Washington »340 (Privatisation de plusieurs secteurs clés de l’économie dont ceux de l’énergie : eau, gaz et électricité ; loi sur la convertibilité en dollar du peso, conclusion de plusieurs traités bilatéraux d’investissements permettant le recours à l’arbitrage international) qui n’ont pourtant pas pu lui éviter « la récession et le chaos

financier, avec leurs lourdes conséquences sociales (émeutes et instabilité politique) ».

336 - J. Kors, étude précitée, in Droit économique et droits de l’homme, s. p. 78-79 qui ajoute : « Concrètement, il

ne pourra y avoir de dérogations aux droits existants. De même, les citoyens ne perdront aucune des

conquêtes obtenues. L’obligation d’irréversibilité quant à la tutelle normative d’un droit social fonctionne

comme un principe d’évaluation strict dans l’examen de la restriction du droit ». 337 - même la Grèce qui a fait face à des mouvements sociaux d’une grande ampleur ne l’a pas fait. 338 - V. Projet d’article de la CDI sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite adopté en

2001 et annexé à la résolution 56/83 de l’Assemblée Générale des Nations-Unies. L’article 25 dispose en effet que : « 1. L’Etat ne peut invoquer l’état de nécessité comme cause d’exclusion de l’illicéité d’un fait

non-conforme à l’une de ses obligations internationales que si ce fait : a) Constitue pour l’Etat le seul

moyen de protéger un intérêt essentiel contre un péril grave et imminent ; b) Ne porte pas gravement

atteinte à un intérêt essentiel de l’Etat ou des Etats à l’égard desquels l’obligation existe ou de la

Communauté internationale dans son ensemble. 2. En tout cas, l’état de nécessité ne peut être invoqué par

l’Etat comme cause d’exclusion de l’illicéité : a) Si l’obligation internationale en question exclut la

possibilité d’invoquer l’état de nécessité ; ou b) Si l’Etat a contribué à la survenance de cette situation ». 339 - R. Kolb, ouvrage précité, s. p. 416-419. 340 - sur l’ensemble de la question, R. Bachand, Les affaires arbitrales internationales concernant l’Argentine :

enjeux pour la gouvernance globale, R.G.D.I.P., 2010, n°2, p. 281-318, s. p. 286-287 et les nombreuses références citées.

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Au début des années 2000, le pays fut de nouveau contraint de faire appel au FMI qui subordonna son concours financier à un nouveau plan d’austérité, lequel, loin de résoudre la crise, l’a renforcée, contraignant au bout du compte l’Etat argentin à intervenir, en particulier en gelant les prix de certains services de base (eau, gaz et électricité), contrairement aux engagements souscrits dans le cadre des concessions octroyées à certaines entreprises étrangères. En d’autres termes, appelée à décider in fine, qui de « la population déjà durement

frappée par la crise ou (des) investisseurs étrangers » doit supporter le poids de la chute continue du peso (la monnaie locale), l’Etat a fait le choix « d’épargner autant que possible la

population »341. Cela lui a valu diverses actions en arbitrage. 181- Il est intéressant de souligner que chaque fois que l’un des tribunaux arbitraux

constitués en la matière a relevé une violation par l’Argentine de ses obligations, le moyen de défense utilisé par cet Etat n’a pas consisté à se prévaloir du respect des droits économiques et sociaux mis en cause par les mesures d’austérité préconisées par le FMI mais à invoquer l’état de nécessité, tel qu’il résulte du droit international coutumier342 consacré, en la matière, par l’article 25 du Projet d’articles sur la Responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite de la CDI. Dès lors, le débat a porté, devant les juridictions arbitrales, uniquement sur les conditions classiques de l’état de nécessité et notamment sur les questions de savoir, si « des intérêts essentiels de l’Argentine étaient en jeu », si « les mesures prises étaient les

seules » que « cet Etat pouvait prendre », et enfin, si « l’Argentine n’a pas contribué à la

survenance de la situation »343. Sur tous ces points, les conclusions des juridictions arbitrales ont été étonnamment

divergentes. Deux des cinq tribunaux arbitraux ont ainsi décidé que l’ampleur de la crise était telle que « les intérêts essentiels de l’Etat argentin étaient menacés en Décembre 2001. Cet

Etat faisait face à ce moment à une menace sérieuse à son existence, sa survie politique et

économique, à la possibilité de maintenir ses services essentiels en fonction, ainsi qu’à la

préservation de sa paix intérieure. Il n’y a pas de preuves sérieuses selon lesquelles

l’Argentine aurait contribué à la crise qui a causé l’effet de nécessité »344. 341 - R. Bachand, étude précitée, s. p. 287. 342 - la CIJ a clairement énoncé, dans son arrêt Gabcikovo-Nagymaros, en 1997, que « l’état de nécessité

constitue une cause reconnue par le droit international coutumier, d’exclusion de l’illicéité », Rec. C.I.J. Paragraphe 51 de l’arrêt. On a pourtant contesté, sur la base de la pratique que l’état de nécessité soit devenu, au moment des travaux de la CDI, une règle coutumière du droit international tout en reconnaissant que cet arrêt et « la synergie normative » qu’il a réalisé avec les travaux de la CDI exercent désormais une influence décisive dans la reconnaissance d’une telle règle. V. Th. Christakis, « Nécessité n’a pas de loi ? La

nécessité en droit international in SFDI », La nécessité en droit international, p. 11-63, s. p. 35-47. 343 - R. Bachand, étude précitée, s. p. 301-315. Il convient cependant d’ajouter que l’invocation de l’état de

nécessité tel que consacré par l’article 25 du Projet des articles de la CDI devait s’articuler avec l’article XI du TBI Etats-Unis / Argentine. V. Sent. CIRDI, 12 Mai 2005, CMS Gas Transmission Company C. Argentine (fond), aff. ARB/01/8, ICSID Rep, 2003, 492, JDI, 2004, p. 236, obs. E. Gaillard

344 - Décision du Tribunal arbitral formé dans l’affaire LG&E citée par R. Bachand, étude précitée, s. p. 304 ; de même, le Tribunal formé dans l’affaire Continental Casualty souligne qu’ « il est impossible de nier, de

l’avis du Tribunal, qu’une crise qui a apporté l’abandon soudain et chaotique d’éléments centraux à la vie

économique du pays tels que le taux de convertibilité fixe qui a été chaudement recommandé depuis plus

d’une décennie par le FMI et la communauté internationale ; le presque effondrement de l’économie

nationale ; l’explosion de l’inflation ; le bond du taux de chômage ; la détresse sociale vécue par la

population dont plus de la moitié s’est retrouvée sous le seuil de la pauvreté ; la menace immédiate contre

la santé des jeunes enfants, des malades et des membres les plus vulnérables de la population… ; que tous

ces éléments, pris ensemble ne peuvent être qualifiés de situation où le maintien de l’ordre public et la

protection des intérêts essentiels de sécurité de l’Argentine en tant qu’Etat et en tant que pays étaient

fondamentalement en jeu », cité par R. Bachand, étude précitée, s. p. 306-307. a vrai dire, dans la sentence LG&E v. The Argentine Republic, la première du genre en droit international, on peut vraiment se demander si c’est l’état de nécessité « ou seulement son ombre que l’on a aperçu : le tribunal (ayant) en

effet souligné qu’il ne faisait référence à la règle secondaire en matière d’état de nécessité qu’à titre tout à

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182- Pour les trois autres tribunaux, la crise n’a pas mis en cause les intérêts essentiels de

l’Argentine. S’agissant en particulier de la dernière question, à savoir celle de la contribution de

l’Argentine à la situation de crise, la décision du Tribunal arbitral formée dans l’affaire Continental Casualty comporte des développements éclairants sur le rôle des institutions financières et notamment du FMI en la matière.

Le Tribunal souligne que si « on ne peut nier qu’un pays a toujours, en dernier lieu,

l’ultime responsabilité de ses politiques économiques et des conséquences de celles-ci, d’un

point de vue politique et économique à tout le moins » et que « la conduite des affaires

économiques et de n’importe quelles autres affaires appartient au Gouvernement de telle

manière que l’Etat porte l’ultime responsabilité en cas d’échec », « l’évaluation juridique est

toutefois basée sur des paramètres différents… Les politiques économiques et les politiques

de change dont le caractère non variable a mené à la crise étaient perçues comme étant des

politiques économiques solides ayant été bénéfiques pour l’Argentine durant de nombreuses

années. Le système de parité et de convertibilité accompagné par un currency board a été

loué par la communauté financière internationale et par plusieurs observateurs qualifiés. Il a

été recommandé par le FMI et a reçu une assistance financière massive, ainsi que le soutien

des Etats-Unis »345. Le Tribunal arbitral qui cite, à l’appui de sa décision, plusieurs rapports du FMI, raisonne

ainsi : « puisque l’Argentine a suivi les politiques néolibérales du FMI, … la crise n’est pas

survenue à cause de ses politiques fautives » ; raisonnement qui a pour « effet de mettre en

place une forme de régime disciplinaire, au sens foucaldien pour les Etats à qui on passe le

message selon lequel il est toujours mieux de suivre le modèle des Institutions financières

parce que c’est, dans ce type de tribunal, au regard d’elles que les comportements seront

jugés »346. 183- En conclusion, au regard de la question qui nous préoccupe, à savoir celle du

principe de la mise en jeu de la responsabilité des institutions financières internationales pour la violation des droits économiques et sociaux, les décisions arbitrales concernant l’Argentine confirmant plutôt les immunités dont ces institutions jouissent pour ce qui est des modèles économiques qu’elles proposent aux pays qui ont recours à leurs aides financières. A aucun moment, il n’a été question de la mise en cause de tels modèles pour méconnaissance des droits économiques et sociaux de l’homme.

Mieux, l’Etat, débiteur direct de ces droits, a plus intérêt à suivre scrupuleusement les recommandations des institutions financières internationales347 pour pouvoir, par la suite,

fait secondaire, car une règle primaire (une clause de sauvegarde) consacrée dans le Traité bilatéral en

matière d’investissements entre l’Argentine et les Etats-Unis lui permettait de résoudre le litige. Le Tribunal

a ainsi noté qu’il se référait à l’article 25 du projet de la CDI qu’afin de « confirmer ses conclusions »

concernant l’applicabilité de cette règle primaire en s’interrogeant dans quelle mesure les conditions

prévues par l’article 25 ont ainsi été respectées ». v. Th. Christakis, étude précitée in La nécessité en droit international, s. p. 43.

345 - cité par R. Bachand, étude précitée, s. p. 313. 346 - R. Bachand, étude précitée, s. p. 314-315. 347 - Condition selon laquelle l’Etat ne doit pas avoir contribué à la survenance de la crise, réduit singulièrement

la possibilité de reconnaissance d’un état de nécessité en matière économique, car « si l’on considère

l’interprétation des facteurs expliquant la situation économique d’un Etat, on ne voit pas dans quel cas

l’Etat pourra être considéré comme n’ayant pas participé à la création de cette situation économique ». B. Stern, intervention précitée in La nécessité en droit international, s. p. 354, qui note fort judicieusement, en commentant la conclusion du Tribunal arbitral des sentences CMS v. Argentina, selon laquelle « the

contribution to the crisis by Argentina has been sufficiently substantial », « En réalité, la crise argentine

peut être analysée comme un échec du système financier argentin mais aussi du système financier

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invoquer l’état de nécessité justifiant l’adoption des mesures destinées à parer au risque d’effondrement généralisé de son économie voire de ses institutions du fait de la mise en œuvre de ces recommandations ! En effet, plus il aura respecté les conditionnalités des institutions financières internationales et plus il pourra convaincre que l’aggravation de la crise n’est pas imputable à ses décisions mais est due à des facteurs exogènes ! Dans tous les cas, les modèles économiques préconisés par les institutions financières internationales et les politiques économiques qui s’en inspirent, sont immunisées au double plan économique et juridique.

Au plan économique, elles sont considérées comme l’émanation des seuls experts vraiment reconnus et donc légitimes. Au plan juridique, d’une part, seul l’Etat est le débiteur des droits économiques et sociaux et, d’autre part, il a la responsabilité de mener des politiques économiques saines, lesquelles peuvent conduire – au moins à court et moyen terme – au sacrifice de certains droits économiques et sociaux.

184- Certes, selon que l’on adopte une conception large ou une conception restrictive de

l’état de nécessité, on fera ou non une place à la protection de ces droits, dans « ce recours

ultime quand l’application du droit n’est pas possible, c’est-à-dire en contradiction avec des

intérêts absolument essentiels »348. Au-delà, c’est la conception même de l’Etat et de ses finalités qui est en cause. Soit, on reste dans la ligne du droit international classique qui ne fait pas place, dans la définition de l’Etat, à la prise en compte des droits de l’homme et des besoins des populations, soit on adopte une vision plus en phase avec ces derniers et on pourra avoir une conception plus élargie et plus réaliste des notions « d’intérêts essentiels » de l’Etat de « péril grave et imminent » et d’accepter en conséquence que l’Etat dispose d’une marge de manœuvre moins étroite pour répondre à la situation349. On ne se limiterait plus en tout cas dans l’appréhension de la notion « de péril grave et imminent » au seul péril menaçant la structure étatique, c’est-à-dire le péril pouvant aboutir à la destruction de l’Etat, comme forme politique.

185- Il reste que, quelle que soit l’ouverture avec laquelle on pourrait aborder

l’interprétation des conditions particulièrement strictes de l’état de nécessité, celui-ci est strictement conçu comme un moyen de défense exceptionnel et très rigide dans ses conséquences. En effet, selon l’article 25 du projet CDI, l’état de nécessité est considéré comme excluant l’illicéité du comportement de l’Etat et non comme cause exonératrice ou d’un facteur d’atténuation de la responsabilité de celui-ci350, ce qui emporte comme conséquence que le juge est nécessairement placé devant une sorte de dilemme : ou il reconnaît que les conditions de l’état de nécessité sont réunies et exclut l’illicéité du comportement de l’Etat, ou il déclare le comportement de l’Etat illicite, en dépit de nombreux facteurs qui peuvent atténuer sa responsabilité et il doit le déclarer entièrement responsable.

international qui aurait incité très fortement les investisseurs à investir massivement en Argentine au

moment des privatisations ». 348 - B. Stern, Présentation précitée in La nécessité en droit international, s. p. 349. 349 - Dans la sentence LG&G, le Tribunal arbitral s’est montré relativement ouvert sur ce dernier point puisqu’il

déclare « Les demanderesses prétendent que l’excuse de nécessité ne serait pas applicable ici car les

mesures adoptées par l’Argentine n’étaient pas les seules susceptibles de répondre à la crise. Le Tribunal

rejette cette allégation… Un Etat peut avoir plusieurs réponses à sa disposition pour maintenir l’ordre

public ou protéger ses intérêts de sécurité essentiels. En ce sens, il est reconnu que la suspension par

l’Argentine du calcul des tarifs en dollars US et de l’indexation des tarifs sur l’indice PPI était une manière

légitime de protéger son système économique et social ». V. Parag. 239 de la sentence, JDI, 2007, s. p. 326. 350 - V. P.M. Dupuy, Le fait générateur de la responsabilité internationale des Etats, RCADI, tome 188 (1984), p.

13-133 ; également la démonstration de Th. Christakis, Rapport précité in La nécessité en droit international, p. 47-63.

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186- On sait cependant que le droit réel ne s’accommode pas d’une telle rigidité. Ainsi,

dans la sentence CMS Gaz Transmission Company the Argentine Republic précité, il a été relevé que le tribunal arbitral, a écarté l’état de nécessité, car ses conditions n’étaient pas réunies, sans en tirer la conséquence logique qui eût consisté à mettre à la charge de l’Argentine « l’intégralité des dommages économiques subis par les (investisseurs) »351. Le Tribunal arbitral s’est au contraire livré à un exercice périlleux par lequel, l’état de nécessité refoulé, dans un premier temps, va être « repêché » et servir de fondement à la condamnation de l’Argentine à une indemnisation modérée au profit de la société demanderesse352.

187- Dans aucune des décisions, il n’a cependant été directement question de l’obligation

pour l’Argentine de respecter les droits économiques et sociaux, alors même que ce point avait été soulevé par certaines ONG. On trouve, il est vrai, dans la sentence LG8E des passages qui établissent un pont entre l’économie et les droits de la population353 mais c’est surtout dans l’optique d’illustrer les divers aspects du péril auquel le Gouvernement argentin a été amené à faire face et de mieux justifier ainsi l’état de nécessité. Ce dernier demeure donc un mécanisme exceptionnel, correspondant à une situation passagère que le Tribunal arbitral prend le soin de bien situer dans le temps354.

En dehors de la période limitée « durant laquelle (il) est reconnu »355, les choses reprennent leur cours normal et la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels est appréciée par rapport aux ressources disponibles, lesquelles dépendent de la conjoncture économique et, dans le cas d’Etats liés aux institutions financières, du respect des équilibres macro-économiques.

188- Du coup, le débat sur la portée réelle de ces droits, annexes des politiques

économiques, ressurgit. Dans un ordre économique international dominé par les principes néolibéraux, ils demeurent en dépit de leur pleine consécration par le droit international universel, les droits régionaux et les droits nationaux, des droits de seconde zone exposés aux

351 - V. sur cette sentence, le commentaire de Ch. Leben « L’état de nécessité dans le droit international de

l’investissement », Gazette du palais, Cahiers de l’arbitrage, N°20005/3. 352 - V. Ch. Leben, commentaire précité, p. 36 et s ; également, Th. Christakis, rapport précité in La nécessité en

droit international, s. p. 61-62. 353 - V. Paragraphe 234 : « Le chômage a atteint près de 25% et près de la moitié de la population argentine

vivait sous le seuil de pauvreté. Le système de santé était au bord de l’effondrement. Les prix de produits

pharmaceutiques se sont envolés… Les populations ont connu une période de manque de fourniture de

base… Ces circonstances ont incité le Gouvernement argentin à déclarer l’urgence sanitaire dans tout le

pays de façon à assurer l’accès de la population aux produits et services médicaux de base. Durant cette

période, un quart de la population ne pouvait se procurer le minimum de nourriture nécessaire à sa

subsistance… ». V. Paragraphe 237 (« L’ensemble de ces conditions désastreuses économiques, politiques,

sociales, justifient, prises ensemble, le jeu de l’article XI du traité pour maintenir l’ordre et contrôler

l’agitation sociale) et 238 (Le Tribunal rejette l’idée que l’article XI s’applique exclusivement à des

situations d’action militaire et de guerre – La situation de l’Argentine en Décembre 2001 appelait

incontestablement une réponse immédiate… Conclure qu’une crise économique aussi sévère ne constitue

pas un intérêt de sécurité essentiel serait sous-estimer les ravages que l’économie peut avoir sur la vie de

l’entière population (C’est nous qui soulignons) et la capacité du gouvernement de gérer le pays. Lorsque le

soubassement économique d’un Etat est en cause, le problème peut être aussi sérieux qu’une invasion

militaire ». V. Revue Clunet, 2006, 1, s. p. 325-326. 354 - V. Paragraphe 263 de la sentence LG&G précitée : «… Selon le Tribunal, l’état de nécessité a commencé

dans cette affaire le 1er

Décembre 2001 et a cessé le 26 Avril 2003 lorsque le Président Kirchner a été élu…

Toutes les mesures adoptées par l’Argentine en violation du Traité avant et après la période durant laquelle

l’état de nécessité est reconnu doivent se voir reconnaître leur plein effet et être prises en compte par le

Tribunal arbitral dans l’appréciation du dommage », JDI, 2006, s. p. 332-333. 355 - Paragraphe 263 de la sentence MG&G précitée, in JDI, 2006, s. p. 333.

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attaques récurrentes des ultralibéraux excédés par les « fantasmes collectifs qui ont servi de

justification à l’Etat-Providence » et qui ont conduit, selon eux, à « sous-estimer la

contribution réelle que la Marché tel qu’il fonctionne dans les faits apporte à l’amélioration

du bien-être »356. On comprend que leur appartenance même « à l’ordre des droits de l’homme » continue,

aujourd’hui encore, à susciter des interrogations, tant il est vrai qu’ils ne semblent pouvoir se « concrétiser qu’à la faveur (d’une) intervention législative (largement) discrétionnaire »357 ou plus exactement largement dépendante de la situation économique d’un pays.

189- On ne saurait cependant s’en tenir à cette conclusion sans simplifier la réalité. En

effet, certaines évolutions jurisprudentielles en cours et certaines réformes réalisées, au plan international, ne peuvent pas rester « sans conséquence sur l’évolution des représentations

juridiques »358 et de la pratique en la matière. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme, usant du principe de

l’interprétation dynamique, a pu déduire des droits consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme l’impératif de protection d’autres droits fondamentaux non inclus dans cette Convention. Elle a, dans ce cadre, déduit du droit à la protection de la vie privée familiale garantie par l’article 8 de la Convention, un droit à un environnement sain, en observant que « des atteintes graves à l’environnement peuvent affecter le bien-être d’une

personne et la priver de la jouissance de son domicile de manière à nuire à sa vie privée et

familiale »359. De même, elle a pu considérer que les dangers auxquels une personne s’exposait, du fait

d’un environnement pollué, pouvait constituer une atteinte au droit à la vie360. Enfin, elle a déduit de l’article 11 de la Convention (sur la liberté d’association) « des

prolongements sociaux dotés d’un impact non négligeable dans l’organisation des rapports

d’emploi », qu’il s’agisse de la reconnaissance, sur cette base, « d’un droit de grève », « d’un

droit à la négociation collective » ou « des droits de sécurité sociale »361. 190- Il est intéressant de relever que, s’agissant de la reconnaissance d’un droit à la

négociation collective, la Cour fonde son interprétation dynamique de l’article 11 de la Convention sur « les développements du droit du travail tant international que national et de

la pratique des Etats contractants en la matière »362, rejoignant par là, le vœu de tous ceux qui souhaitent la fin d’une « perception atomisée ou fragmentaire des droits de l’homme

356 - H. Lepage, Demain Le capitalisme, p. 45 et s ; p. 222 et s. 357 - J-F. Akandji-Kombee, Droits économiques et sociaux in J. Andriantsimbazovina et alii (sous la direction

de), Dictionnaire des droits de l’homme, PUF – Quadrige, 1ed, 2008, p. 322-325, s. p. 324. 358 - ibid, s. p. 325. 359 - Arrêt Lopez-Ostra du 9 décembre 1994, Req. N°48939/99, spec. 51, V. le site de la Cour :

www.echr.coe.int ; dans cette affaire, la requérante mettait en cause une station d’épuration d’eaux et de déchets ; bien entendu, la Cour prend le soin de souligner dans un autre arrêt que « l’élément crucial qui

permet de déterminer si, dans les circonstances d’une affaire des atteintes à l’environnement ont emporté

violation de l’un des droits sauvegardés par le Paragraphe 1 de l’article 8 est l’existence d’un effet néfaste

sur la sphère privée ou familiale d’une personne et non simplement la dégradation générale de

l’environnement » ; le droit à l’environnement n’était pas, en tant que tel, garanti par la Convention (Arrêt Kyrtakos de 2003, § 52-53).

360 - CEDH, Oneryildz C. Turquie, arrêt du 18 Juin 2002, Req. N°48939/90, s. parag. 51. 361 - S. Van Drooghenbroeck, étude précitée in Droit économique et droits de l’homme, s. p. 41-45. 362 - CEDH (G de Ch), arrêt Denir et Baykara c. Turquie du 12 novembre 2008, §154. v. également sur cet arrêt,

J.P. Marguénard et J.P. Mouly, « L’avènement d’une Cour européenne des droits sociaux (à propos de

CEDH), 12 novembre 2008 », Denir et Baykara c. Turquie), D, 2009, pp. 739 et s.

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(aboutissant) inévitablement à des distorsions et en (reportant) la réalisation à un avenir

aussi vague qu’aléatoire »363. 191- La même logique est à l’œuvre dans les raisonnements d’autres juridictions ou quasi

juridictions régionales. C’est ainsi que la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a condamné, en 1996, la République Démocratique du Congo pour violation de l’article 16 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif au droit de « toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable

d’atteindre » et prescrivant aux Etats Parties l’adoption des « mesures nécessaires en vue de

protéger la santé de leurs populations et de leur assurer l’assistance médicale », en relevant que le Gouvernement de ce pays avait « manqué de fournir les services de base tels que l’eau

potable »364. D’un droit expressément consacré par la Charte africaine des droits de l’homme et des

peuples, la Commission africaine déduit un autre droit de la personne humaine, celui de l’accès à l’eau potable par le biais du manquement de l’Etat défaillant à son obligation de mise en œuvre du premier des droits. C’est en tirant des obligations qui découlent pour les Etats Parties de leurs engagements conventionnels, tous leurs effets (obligations négatives de ne pas protéger mais aussi obligation positives de protéger et de mettre en œuvre) que ces institutions juridiques apportent leur contribution au développement des droits de l’homme.

192- C’est en filigrane le principe d’indivisibilité entendu comme « l’impossibilité

d’interpréter un droit de l’homme sans considérer les autres droits du système »365 qui féconde cette interprétation dynamique, laquelle conduit à établir des liaisons entre les différentes catégories de droits de l’homme dont le noyau commun est la garantie de la vie et de la dignité humaines. Comme on n’a pas manqué de le faire remarquer : « Derrière le droit

à la santé et le droit à l’alimentation, c’est le droit à la vie qui est concerné. Dernière le droit

à la solidarité et le droit à des conditions de travail décentes, c’est le droit à la dignité qui est

concerné »366. Selon cette même logique, il ne peut pas y avoir de hiérarchie entre les droits de l’homme

car « il n’y a pas de degré dans l’horreur : Personne ne pouvant dire s’il est plus inhumain

d’être torturé, de voir son enfant mourir de faim, d’être victime d’une désinformation qui

conduit à la guerre ou maintient dans la pauvreté ou de passer sa vie en prison pour ses

opinions »367. La conséquence devrait en être l’interdiction hic et nunc de tout ce qui compromet la vie

et la dignité de l’homme. A ce titre, des politiques économiques qui affectent les droits essentiels à la vie (l’eau, l’alimentation, les conditions minimales d’hygiène et de santé) doivent être considérées comme attentatoires aux droits de l’homme.

193- Cette conséquence, logique en théorie, est cependant loin d’être acquise en pratique.

La Cour européenne des droits de l’homme, qui est l’une des juridictions les plus avancées dans l’usage du principe de l’interprétation dynamique, a, par exemple, refusé de considérer que l’interruption de la fourniture d’électricité à la requérante dans le logement social qu’elle

363 - Antonio Augusto Cançado Trinidade, Evolution du droit international en droit des gens. L’accès des

individus à la Justice Internationale. Le regard d’un juge, ed. A. Pedone 2008, Collec. Ouvertures internationales, s. p. 18.

364 - V. Opinion 4/4/96 et 10/7/96 – Communications 25/89, 47/90 et 56/91. 365 - P. Meyer-Bish, Indivisibilité des droits de l’homme in Dictionnaire des droits de l’homme, p. 519-523, s. p.

519. 366 - J.B. Racine, Droit économique et droits de l’homme : introduction générale in Droit économique et droits de

l’homme, p. cit. s. p. 20. 367 - P. Meyer-Bish, article précité, s. p. 519.

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occupait avec ses enfants, pouvait être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention368. Dans le même sens, elle a décidé que la privation de l’accès à une eau saine, s’il a certainement affecté « les conditions dans lesquelles la

requérante et sa famille vécurent pendant quelques années », n’est pas constitutive « d’un

traitement dégradant au sens de l’article 3 » de la Convention369. Si l’eau, c’est la vie, on se serait attendu à voir la jurisprudence européenne reconnaître un

droit de l’homme à l’eau, dans le prolongement de résolutions du Parlement européen, lequel, prenant acte du fait que « l’eau est un bien commun de l’humanité », considère que « l’accès à

l’eau potable devrait être un droit fondamental et universel »370. 194- A vrai dire, comme toute juridiction, la Cour européenne peut et doit interpréter les

textes qui la lient mais ne peut pas s’en affranchir complètement. On retrouve, ici, le poids des contraintes liées à l’état des instruments protecteurs des droits de l’homme. Celles-ci sont encore plus grandes dans l’ordre international et, en particulier, dans le domaine qui nous préoccupe, celui de la responsabilité des institutions financières internationales. Entre la logique des concepts et des normes de la théorie économique qui induisent une conception du développement fondée sur des indicateurs abstraits, où les performances économiques s’expriment et s’évaluent dans un langage chiffré et la logique du développement humain durable, centré sur les droits des personnes concrètes, la balance continue de pencher du côté de la première, en dépit d’un infléchissement significatif du discours et de la pratique des deux principaux piliers de l’ordre économique.

Sous-Section 2 : La mise en cause du principe de l’indépendance des Etats et des peuples

195- L’une des accusations, quelquefois, portées contre les institutions financières

internationales, se rapporte aux atteintes à la souveraineté des Etats et, au-delà, à l’indépendance des peuples qui découlent de leurs interventions.

L’accusation est d’abord nourrie par la méthode, au départ, brutale utilisée par ces institutions pour changer le régime économique des pays assistés. On a, à cet égard, parlé « d’une thérapie de choc où l’injonction a tenu lieu de politique : tu privatiseras, tu

déréglementeras, tu libéreras les changes, tu libéreras les mouvements de capitaux,

l’équilibre budgétaire tu rechercheras, l’inflation tu combattras, etc. »371. Cette méthode évoque, en effet, plus les diktats que la libre négociation entre partenaires

égaux. 196- Mais l’accusation se nourrit, également, des effets des politiques d’ajustement

structurels, suspectés de « perpétuer un système de domination économique et politique

caractérisé notamment par des échanges commerciaux déséquilibrés, inégaux et injustes »372. En somme, les institutions financières internationales exploiteraient la situation de crise des pays qui ont recours à leurs aides pour leur imposer l’adoption d’un modèle au service des seuls Etats dominants.

368 - V.S. Van drooghenbroeck, étude précitée in Droit économique et droits de l’homme, s. p. 45-46. 369 - V. Référence jurisprudentielles citées in Conseil d’Etat, Rapport public 2010, L’eau et son droit. La

Documentation française – 2010, s. p. 268. 370 - V. Rapport du Conseil d’Etat précité, s. p. 37. 371 - E. Cohen, Commentaire, in Gouvernance mondiale, la documentation française 2002, CAF n°37, p. 127 et s,

s. p. 135. 372 - G. Garcia, La dette externe, obstacle majeur à la réalisation du droit au développement in CADTM, Le droit

international. Un instrument de lutte ? Pour une justice au service des peuples, ed. CADTM. Synthèse, 2004, p. 33-40, s. p. 34.

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La question qui se pose sur le terrain du droit est double. Elle est de savoir si, d’une part, le principe de l’indépendance des Etats et des peuples dont on invoque, parfois, en termes militants la violation, revêt une signification et une portée suffisamment précises pour générer des obligations qui lient les institutions financières internationales en la matière (A) et si, d’autre part, les interventions de ces dernières sont susceptibles d’être qualifiées de manquements aux obligations susvisées (B).

La crise de la dette qui frappe actuellement les pays développés donne à ces interrogations une portée qui dépasse le cadre étroit dans lequel on a coutume de les aborder (C).

Paragraphe 1 : La portée évolutive du principe de l’indépendance des peuples

197- Ce principe, affirmé par l’article 1er Paragraphe 2 de la Charte de San Francisco373 et

par l’article 1er commun des deux Pactes des Nations Unies de 1966 sur les droits de l’homme374 n’a pas toujours, loin s’en faut, revêtu la même signification.

Conçu au XVIe siècle comme signifiant « le droit d’un peuple à ne pas changer de

souverain contre son gré », il a été interprété, dans la deuxième moitié du XXe siècle, comme impliquant le droit de tout peuple à se libérer du joug de la colonisation375.

Plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies vont consacrer la mutation du principe, devenu droit des peuples à l’autodétermination ou à l’indépendance376. De son côté, « la Cour internationale de Justice a confirmé le caractère de règle de droit

international coutumier » du principe377, dont beaucoup d’auteurs n’hésitent pas à y voir une norme du jus cogens

378.

373 - lequel énonce que le but des Nations Unies est de « développer entre les Nations des relations amicales

fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-

mêmes… ». 374 - qui énonce que « tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent

librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel ». 375 - V. R-J. Dupuy, « Evolution historique de la notion de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » in R-J.

Dupuy, Dialectiques du droit international, Paris, Pedone, 1999, p. 219 et s ; voir également J-F. Guilhandis, Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Presses Universitaires de Grenoble, 1976.

376 - Le texte de référence est incontestablement la Résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 intitulée « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux peuples et aux pays coloniaux » dont le § 1er, notamment, énonce que « la sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangère

constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et

compromet la cause de la paix et de la coopération mondiale » ; dans le même sens, la Résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 intitulée « Déclaration relative aux principes du droit international touchant les

relations amicales et la coopération entre les Etats » énonce que « l’assujettissement des peuples à une

emprise, une domination et une exploitation étrangère constitue un obstacle primordial à la réalisation de

la paix et de la sécurité internationales ». (Préambule) La Résolution qualifie de violation du principe d’indépendance, de « déni des droits fondamentaux » et (d’action) « contraire à la Charte » le fait de « soumettre des peuples à la subjugation, à la domination ou à l’exploitation étrangère » Les résolutions ultérieures de l’Assemblée Générale abonderont dans le même sens.

377 - R. Ben Achour et M. Kraïem-Dridi, Les droits de l’homme et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes in Les droits de l’homme – Une nouvelle cohérence pour le droit international ? p. 11-37, s. p. 18. La CIJ a consacré cette solution dans plusieurs avis (dont en dernier, celui concernant les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé où elle range le respect « du droit à

l’autodétermination du peuple palestinien » parmi les « obligations erga omnes violées en l’espèce par

Israël ». V. CIJ, avis consultatif, Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, 9 Juillet 2004, § 155) et dans son arrêt relatif au Timor oriental (V. CIJ, arrêt, Affaire relative au Timor oriental, Portugal C. Australie, 30 Juin 1995, Rec., 1995, s. p. 16 § 29 dans lequel on peut lire : « La Cour considère qu’il n’y a rien à redire à l’affirmation du Portugal selon laquelle le droit des

peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il s’est développé à partir de la Charte et de la pratique de

l’Organisation des Nations Unies, est un droit opposable erga omes… Il s’agit là d’un des principes

essentiels du droit international contemporain ». 378 - P.M. Dupuy., Droit international public, n°127

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198- Mais l’essentiel au regard de la question qui nous occupe concerne les conséquences

juridiques que l’on peut tirer du principe. Comme on le sait, le droit international, droit encore largement inter étatique ne connaît, sauf exception, comme sujets de droit que les Etats ou les organisations internationales qu’ils créent.

Aussi, le droit à l’autodétermination d’un peuple a-t-il, naturellement, pour objet l’accession de ce peuple à la souveraineté internationale. C’est à travers la souveraineté que le peuple va, une fois débarrassée du joug de la colonisation, pouvoir réaliser son développement économique, social et culturel. Comme le soulignait M. Virally : « Dans cette

perspective, la souveraineté se confond dans une certaine mesure avec l’indépendance,

conçue elle-même comme l’absence de dépendance vis-à-vis de l’extérieur, ce qui marque

encore plus fortement l’indissolubilité du lien qui unit souveraineté et égalité. Le principe et

le fondement de la souveraineté de l’Etat se trouvent dans le droit des peuples à disposer

d’eux-mêmes, lui-même toujours associé… avec le principe de l’égalité des peuples »379. 199- Cette vision de liens indissolubles entre droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et

souveraineté de l’Etat a été exacerbée, au lendemain de la vague des décolonisations, en particulier, dans les années 70 du siècle dernier, lorsque les pays du tiers-monde, nouvellement indépendants, entreprirent de prolonger leur indépendance politique par la revendication de leur indépendance économique.

Du principe de souveraineté, entendu à la fois comme la conséquence et l’instrument de l’indépendance du peuple, on va ainsi, sans grande difficulté, déduire la règle selon laquelle celui-ci ne signifie pas seulement l’exercice par l’Etat des compétences qui lui sont traditionnellement associées sur son territoire, il implique également et nécessairement la maîtrise par cet Etat de l’ensemble des ressources naturelles qui se trouvent sur ce territoire, y compris les ressources du sous-sol.

200- Le principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, « apparu

dans le sillage des premières indépendances d’après-guerre »380, confirmé et réaffirmé par plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies381, s’inscrivait dans cette évolution. D’autres principes, comme celui du libre choix par chaque Etat de son système politique et social et son corollaire la non ingérence dans les affaires d’un Etat, consacré notamment par la Résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970382, ou celui de l’égalité, dans sa double dimension formelle et substantielle, laquelle débouche sur l’existence de statuts différenciés en fonction du niveau de développement des Etats383 ou, enfin, celui de la

379 - M. Virally, la Charte des droits et des devoirs économiques des Etats – Notes de lectures in Le droit

international en devenir. PUF, 1990, p. 471-490, s. p. 481-482. 380 - G. Abi-Saab, « La souveraineté permanente sur les ressources naturelles » in Mohamed Bedjaoui, Droit

international, bilan et perspectives, tome 1, ed. Pedone, 1980, p. 16. 381 - Déjà affirmée dans la résolution 1515 (XV) de 1960 précitée, le principe a fait l’objet d’une résolution

spécifique, la résolution 1803 (XVII) du 14 décembre 1962, intitulée « souveraineté permanente sur les

ressources naturelles » avant d’être réaffirmé par l’article 2 alinéa 1 de la Résolution 3281 (XXIX) du 12 décembre 1974 intitulée « Charte des droits et devoirs économiques des Etats ».

382 - laquelle énonce : « Aucun Etat ni groupe d’Etats n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement,

pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un Etat. En conséquence, non

seulement l’intervention armée, mais aussi toute autre forme d’ingérence ou de menace, dirigées contre la

personnalité d’un Etat ou contre ses éléments politiques, économiques et culturels, sont contraires au droit

international. Aucun Etat ne peut appliquer ni encourager l’usage de mesures économiques, politiques ou

de toute autre nature pour contraindre un Etat à subordonner l’exercice de ses droits souverains ou pour

obtenir de lui des avantages de quelque ordre que ce soit ». 383 - C.A. Colliard, Egalité ou spécificité des Etats dans le droit international public actuel in Mélanges Trotabas,

1970, p. 529-558.

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solidarité viennent renforcer la souveraineté dans un alliage original au service d’un nouvel ordre économique international384 fondé sur « l’équité, l’égalité souveraine et

l’interdépendance des intérêts des pays développés et des pays en voie de développement »385. 201- L’époque était alors à l’exaltation du mythe de l’indépendance des peuples et des

Etats et de la croyance qui en découlait dans la possibilité quasi illimitée d’utiliser le principe de souveraineté pour inverser le cours de l’histoire en faveur des pays anciennement colonisés. Ces derniers, en même temps qu’ils magnifiaient la souveraineté parée des nouveaux attributs que le droit international contemporain en déduit, réclamaient aussi la solidarité des pays développés pour « la croissance continue de l’économie », pour la diffusion du « progrès économique et social dans le monde entier ou pour « l’expression et la

libéralisation régulières et croissantes du commerce mondial, ainsi qu’une amélioration du

bien-être et des niveaux de vie de tous les peuples »386 ; ce qui devait impliquer une coopération étroite entre pays nantis et pays pauvres387. Ces idées ont culminé dans la Résolution 3281 (XXIX) du 1er décembre 1974 portant « Charte des droits et des devoirs

économiques des Etats de 1974 »388, expression la plus achevée389 mais aussi la plus controversée390 du tiers-mondisme, au plan juridique.

202- A vrai dire, tous les principes et toutes les règles qui se rattachent au principe de

l’indépendance des peuples et à son corollaire et son garant, le principe de souveraineté n’ont ni la même valeur ni la même portée juridiques.

Comme il a été judicieusement observé, la plupart des principes juridiques en cause sont des principes « dont le contenu normatif est extrêmement abstrait et susceptible

d’interprétations variées, souvent formulées par une expression qui ne définit elle-même

aucun comportement déterminé mais dont ont peut déduire un certain nombre de règles »391. A titre d’exemple, on sait que s’il y a consensus sur un principe comme celui de « la

souveraineté permanente sur les ressources naturelles », il y a eu de grandes divergences, dans les années 70 du siècle dernier, entre les pays développés et les pays en développement sur la portée exacte du principe, et notamment sur les conséquences que l’on pouvait en tirer au regard de la réglementation des investissements étrangers, de la question des nationalisations et de expropriations ou des transferts de propriété, les premiers soutenant que le principe implique nécessairement la compétence du droit interne, sauf acceptation par l’Etat de l’intervention du droit international « sur la base de Conventions internationales

particulières, qui doivent être exécutées de bonne foi, comme toutes les obligations

internationales »392.

384 - V. sur la question, la Déclaration concernant l’instauration de ce nouvel ordre, Résolution 3201 (S-VI) du 1er

mai 1974. 385 - V. Programme d’action complétant la Déclaration portant instauration du Nouvel ordre économique

mondial : Résolution 3202 (S-VI) du 1er mai 1974. 386 - V. Résolution 3281 (XXIX) du 12 décembre 1974 portant « Charte des droits et des devoirs économiques

des Etats ». 387 - M. Flory, « Souveraineté des Etats et coopération pour le développement », RCADI, t. 141, p. 255. 388 - V. sur cette évolution et sur l’ensemble des textes qui s’y rapportent : B. Stern, Un nouvel ordre économique

international ? Paris, Economica, 1983. 389 - en ce qu’elle constitue une sorte de codification des principes et règles qui, dans l’optique du Nouvel ordre

économique, sont censés régir les relations économiques entre Etats développés et Etats en développement. 390 - Comme le relèvent fort justement D. Carreau et P. Julliard (Droit international économique, Dalloz, 4ed.,

2010, s. n°1216), ce texte « n’a jamais eu bonne presse dans les pays développés ». 391 - M. Virally, Droit, politique et développement in La formation des normes en droit international du

développement. 392 - M. Virally, La Charte des droits et devoirs économiques des Etats in Le droit international en devenir, s. p.

483.

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203- Un autre problème tient au fait que les principes concernés ont été établis par la voie

de résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, résolutions dont on sait qu’elles n’ont, théoriquement (hormis les cas prévus par la Charte qui se rapportent au fonctionnement interne de l’Assemblée), que la valeur de simples recommandations. La raison en est que les pays en développement qui sont à l’origine de ces résolutions, majoritaires au sein de l’Assemblée générale, ont naturellement utilisé « le pouvoir de la majorité » pour faire prévaloir le contenu de ces instruments sur « leur nature juridique », et jouer « la légitimité

contre la légalité »393. S’appuyant sur l’argument selon lequel « le nombre prime la

puissance », les pays en développement, organisés dans le cadre du groupe des 77, ont soutenu que les résolutions, produit du vote majoritaire de l’ensemble des membres des Nations Unies, étaient « l’expression de la volonté générale de la Communauté

internationale »394 et constituaient par conséquent le procédé d’élaboration du droit international le plus adapté à l’évolution de la société internationale.

204- De leur côté, certains pays développés, tirant argument de la lettre de l’article 10 de

la Charte des Nations Unies, « ont refusé de reconnaître aux résolutions une valeur autre que

celle de simples recommandations tout en mettant en garde contre les excès de l’utilisation

systématique de la règle majoritaire, laquelle ne peut selon eux que saper le fondement

volontariste du droit international »395. La majorité de la doctrine a fini par adopter une position médiane qui prend en compte

plusieurs paramètres, et notamment, les conditions dans lesquelles le texte a été adopté (pour apprécier s’il est bien représentatif de la communauté internationale dans toutes ses composantes) et le contenu de celui-ci (pour vérifier, notamment, le degré de précision des obligations qu’il met à la charge des Etats pour déterminer s’il a ou non une visée normative). Il s’agit de déterminer in concreto si, de par son processus d’adoption et de par le contenu des règles qu’elle édicte, telle ou telle résolution réunit les conditions d’une norme coutumière ou confirme la formation d’une telle norme396. Le juriste est en effet tenu, lorsqu’il se situe sur le terrain du droit international positif, par les critères qui sous-tendent les modes de création du droit répertoriés par cet ordre juridique (ici le procédé coutumier), ce qui n’est d’ailleurs pas exclusif d’un assouplissement des « critères de validité, dans les situations où

l’enchevêtrement de la lex lata et de la lex ferenda est (particulièrement) complexe »397. 205- Au regard de la définition de la règle coutumière et du test de confirmation que

constitue sa consécration par le juge398 international399, il nous semble que les principes établis du droit international coutumier qui peuvent théoriquement souffrir des interventions

393 - P.M. Dupuy, Droit international public, op.cit., n°390. 394 - G. Feuer et H. Cassan, Droit international du développement, s. n°148. 395 - L. Bouony, L’attitude des Etats et la normativisation en droit international du développement in La

formation des normes en droit international du développement, p. 145-155, s. p. 154. 396 - B. Stern, La coutume au cœur du droit international, Quelques réflexions, Mélnages Rentero, ed. Pedone,

1981, p. 492 et s. 397 - P-M. Dupuy, Sur la spécificité de la norme en droit international du développement in La formation des

normes en droit international du développement, p. 131-143, s. n°25 qui cite l’arrêt de la CIJ du 24 février 1982 dans l’affaire du Plateau Continental (Tunisie/Jamahiriya Arabe Libyenne), qui laisse entendre la possibilité d’une prise en compte du droit en formation.

398 - P-M. Dupuy, Le juge et la règle générale, RGDIP, p. 569-598. 399 - test nécessaire ne serait-ce parce qu’en dernier ressort, le droit positif reste celui « que l’on pourrait

invoquer avec une chance de succès devant un tribunal international, c’est-à-dire celui qu’un tribunal

pourrait prendre en considération pour fonder sa décision, parce que les Etats sont vraiment tenus de le

respecter et peuvent vraiment exercer les droits qui en découlent ». M. Virally, article précité in La formation des normes en droit international du développement, s. p. 158.

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des institutions financières internationales se ramènent à trois. Le premier est celui du libre choix par chaque Etat de son système politique, économique et social. Consacré par plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies400, il a été confirmé par la Cour internationale de justice401.

Le second est celui de l’égalité entre les Etats. Proclamé à la fois par la Charte des Nations Unies (article 2, Paragraphe 1) et par plusieurs résolutions de l’Assemblée générale402, il n’est pas remis en cause par les correctifs introduits par le droit international du développement en vue de tenir compte des inégalités réelles entre Etats. Au contraire, ces correctifs ont pour finalité de faciliter une mise en œuvre effective du principe403. Ce principe implique l’absence de subordination d’un Etat à un autre Etat ou d’un Etat à une organisation internationale404.

Le troisième principe, qui est un corollaire des deux précédents, est celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat. Réaffirmé, lui aussi, par plusieurs résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies405, il a également été consacré par Cour internationale de Justice406. La signification de ce principe ne soulève évidemment pas de difficultés, lorsqu’on est en présence d’une intervention armée, de menaces d’emploi de la force ou d’actes voisins.

206- Il est clair que l’Etat, le groupe d’Etats ou l’organisation internationale qui se

rendrait coupable de ce genre d’actes violerait l’obligation de non-intervention découlant du principe susvisé. Les difficultés apparaissent surtout, quand il s’agit de qualifier « les

pressions, les menaces et les agressions » d’ordre économique. Il s’agit là encore, de l’un des terrains d’affrontement entre pays en développement et pays occidentaux, dans les années 70, les premiers considérant que le principe de non-ingérence exclut toutes les formes de contrainte, y compris la contrainte économique407, les seconds, s’en tenant à une conception

400 - Résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 précitée ; Résolution 1541 (XV) du 15 décembre 1960

précitée ; Résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 précitée auxquelles il faut ajouter la Résolution 3281 (XXIX) portant Charte des droits et devoirs économiques des Etats dont l’article 1er en fait un « droit

souverain et inaliénable qui doit être exercé par chaque Etat conformément à la volonté de son peuple, sans

ingérence, pression ou menace extérieure ». 401 - Dans l’affaire concernant les activités militaires et paramilitaires au Nicaragua, la CIJ souligne ainsi :

« quelque définition qu’on donne du régime au Nicaragua, l’adhésion d’un Etat à une doctrine particulière

ne constitue pas une violation du droit international coutumier. Conclure autrement reviendrait à priver de

son sens le principe fondamental de la souveraineté des Etats sur lequel repose tout le droit international et

la liberté qu’un Etat a de choisir son système politique, économique et culturel (c’est nous qui

soulignons) ». V. arrêt du 27 juin 1986, Rec. 1986, p. 133 § 263). 402 - Notamment la Résolution 2625 (XXV) portant « Déclaration relative aux principes du droit international

touchant les relations amicales et la coopération entre Etats, précitée » ; le Principe a été également été rappelé par « la résolution portant instauration du Nouvel ordre économique international et par la Charte

des droits et devoirs économiques des Etats ». 403 - Comme le soulignent P. Daillier et A. Pellet : « La théorie de l’inégalité compensatrice peut être considérée

comme une application plus réaliste et plus exacte de l’égalité entre sujets de droit dans des situations

différentes ; la démarche n’est pas très différente de celles des juridictions nationales et de la CIJ » (Nguyen Quoc Dinh, Droit international public, 5ed. LGDJ, 2004, s. p. 415).

404 - Ch. Rousseau, « L’indépendance de l’Etat dans l’ordre international » : RCADI, 1948 – II, t. 37, p. 171-253.

405 - outre la Résolution 2131 (XX) du 21 décembre 1965 ainsi que « la Déclaration sur l’inadmissibilité de

l’intervention dans les affaires intérieures des Etats et la protection de leur indépendance et de leur

souveraineté » et la Résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 précitée, il faut citer la Résolution 3201 (S-VI) du 1er mai 1974 sur l’instauration d’un Nouvel ordre économique, celle portant « Charte des droits et

devoirs économiques des Etats » ou encore celle du 14 décembre 1976 complétant les textes antérieurs. 406 - V. en des termes particulièrement énergiques l’arrêt du 9 avril 1949 dans l’affaire du Détroit de Corfou

(Rec. 1949, p. 35). 407 - Différentes résolutions (V. par exemple la Résolution 2625 (XXV), la Résolution 36/103 ou encore la

Résolution portant Charte des droits et devoirs économiques des Etats) interdisent « l’usage des mesures

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stricte de la contrainte, dans le prolongement de la définition de l’agression telle qu’elle résulte de la Résolution 3314 (XXIX) du 14 décembre 1974 sur cette notion408.

La thèse des premiers peut, elle aussi, se prévaloir de diverses résolutions de l’Assemblée générale409. De son côté, la Cour internationale de Justice n’a pas vraiment exclu que l’ingérence puisse exister en dehors de l’agression armée ou des menaces d’emploi de la force410.

207- La question est en l’espèce d’une importance centrale dans la mesure où les

interventions des institutions financières internationales dans les pays en développement, loin d’être fondées sur la force ou sur la menace d’emploi de la force, se rattachent à des accords passés avec les gouvernements de ces pays aux termes de négociations, quelquefois assez longues. Dès lors, les accusations de mise en cause de la souveraineté et notamment celles concernant l’atteinte au principe du libre choix par les pays en cause de leur système économique et social, ou à l’égalité souveraine des Etats ou, enfin, à l’obligation de non-ingérence dans les affaires intérieures ne peuvent avoir de prise que si elles s’accompagnent de la démonstration qu’elles sont la conséquence de l’usage d’une contrainte prohibée par le droit international coutumier ou contreviennent à une règle du jus cogens, c’est-à-dire comme déjà précisé à une norme à laquelle les Etats (et on ajoutera les organisations internationales) ne sauraient déroger par des arrangements particuliers.

208- On retrouve ici, quoique les accords entre les institutions financières internationales

ne soient pas formellement des traités, le problème de la pression ou de la contrainte économique débattu, lors de la Conférence de Vienne sur le droit des traités mais non vraiment résolu par la Convention411. L’article 52 de cette dernière dispose, en effet, de manière fort classique : « Est nul tout traité dont la conclusion a été obtenue par la menace

ou l’emploi de la force en violation des principes du droit international incorporés dans la

Charte des Nations Unies ». Comme le relève cependant P-M. Dupuy, il n’est pas sûr que cette formulation consacre

en définitive la conception la plus restrictive de la violence génératrice d’un vice de consentement (ramené à l’usage de la contrainte militaire) car « parmi les principes

incorporés dans la Charte des Nations Unies figure en effet celui de l’égalité souveraine de

tous les Etats (article premier alinéa deux et article 2 alinéa premier de la Charte) (dont)

l’exécution de bonne foi, paraît, pour le dire le moins, difficilement compatible avec

l’exercice de la contrainte étatique… »412.

économiques et politiques, ou de toute autre nature pour contraindre un autre Etat à subordonner l’exercice

de ses droits souverains et pour obtenir de lui des avantages de quelque ordre que ce soit ». 408 - G. Fuer et H. Cassan, droit international du développement, s. n°30. 409 - V. Résolutions précitées et notamment celle relative à la Charte des droits et devoirs économiques des Etats. 410 - Ainsi dans son arrêt du 27 juin 1986 concernant les activités militaires et paramilitaires au Nicaragua

précité, elle définit l’ingérence interdite par le droit international comme celle qui « porte sur des matières à

propos desquelles le principe de souveraineté des Etats permet à chacun d’entre eux de se décider

librement » et qui, à propos de ces matières, « utilise des moyens de contrainte », ajoutant que cet « élément

est particulièrement évident dans le cas d’une intervention utilisant la force, soit sous la forme directe d’une

action militaire, soit celle, indirecte…» (Rec., p. 108). La CIJ n’exclut donc pas la pris en compte de la contrainte économique.

411 - Comme on le sait, la Conférence de Vienne n’a pas, faute d’accord, consacré la contrainte économique. Elle a cependant incorporé dans son acte final une Déclaration condamnant « solennellement » toute « contrainte

militaire, politique ou économique » et voté une Résolution priant le Secrétaire de transmettre cette Déclaration aux Etats.

412 - P-M. Dupuy, Droit international public, op.cit. n°266, p. 305.

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209- Evoquer les rapports du principe de l’égalité des Etats et de l’interdiction de la contrainte économique, c’est aborder l’une des règles considérée par des auteurs - et non des moindres – comme relevant du jus cogens, à savoir « la prohibition assurant la protection de

l’Etat contre ses propres faiblesses ou contre la trop grande force des ses partenaires

éventuels »413. Il s’agit « d’une protection spécialement pour les plus petits Etats, livrés au jeu

des rapports de force, dans une société internationale qui se caractérise par une extrême

inégalité de fait entre les Etats »414. Dans le même ordre d’idées, on pourrait citer l’opinion individuelle du juge Anzilotti sous

l’avis consultatif du 5 Septembre 1931 relatif au régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche415. Analysant les dispositions de traités qui subordonnaient au consentement du Conseil de la SDN, tout acte de nature à compromettre « directement ou indirectement

l’interdépendance de l’Autriche », et celles relatives à l’engagement de l’Autriche de « ne pas

porter atteinte à son indépendance économique par l’octroi à un Etat quelconque d’un régime

spécial ou d’avantages exclusifs de nature à menacer son indépendance », le célèbre auteur concluait dans son avis que l’Accord d’union douanière entre l’Autriche et l’Allemagne, risquait bien de compromettre l’indépendance de la première car « Etant donné la grande

disparité de forces entre (les deux pays) sur le terrain économique, il y aurait lieu de

considérer comme raisonnablement possible que l’économie autrichienne serait mise tôt ou

tard dans un état de dépendance de l’économie allemande »416. 210- L’idée est toujours la même : l’indépendance économique composante du principe

d’indépendance ne saurait être préservée si l’on faisait abstraction de la situation économique réelle des différents Etats et des rapports de force qui déterminent in concreto la marge de manœuvre de chacun d’eux.

Lorsqu’un certain degré d’inégalité est atteint, la volonté de l’Etat faible ne peut être présumée libre.

A supposer que cette règle soit incontestablement une règle du droit international impératif, sa transposition aux interventions des institutions financières internationales dans les pays en développement soulève des difficultés spécifiques qu’il faut maintenant examiner.

Paragraphe 2 : Les difficultés soulevées par la qualification des interventions des

institutions financières internationales au regard du principe de

l’indépendance des Etats et des peuples

211- La première difficulté, qui se trouve être un élément à la décharge des institutions

financières internationales, se rapporte à l’évaluation du contexte global dans lequel leur action s’inscrit. On est passé d’une période d’exaltation du rôle des Etats dans le développement économique qui a correspondu aux deux premières décennies des indépendances à une époque où l’on a redécouvert les vertus de l’initiative privée et de la libre entreprise. Or, ce passage de « l’utopie de l’Etat développeur » au « mythe du marché

auto-régulateur »417 est inséparable d’une transformation en profondeur de l’ensemble des données qui forment et alimentent la dynamique de l’ordre économique international, transformation que l’on peut résumer par l’expression de mondialisation ou de globalisation. 413 - M. Virally, Réflexions sur le jus cogens, in Le droit international en devenir, op.cit. s. p. 153. 414 - ibid. 415 - Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche, Protocole du 19 mars 1931, CPJI, série A/B, n°41, p. p.

55-73. 416 - Citations in F. Rigaux, D’un nouvel ordre économique international à l’autre in Mélanges en l’honneur de

Ph. Kahn, p. p. 589-617, s. p. p. 590-591. 417 - Ph. Hugon, Le « Consensus de Washington en question » in Le libéralisme en question, Revue tiers-monde

n°157, janvier-mars 1999, p. 11-35.

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Il s’agit du phénomène d’extension à la planète « de l’interdépendance »418, phénomène qui, avec l’intensification des réseaux et des flux d’échange de toute nature, s’accompagne « d’une étroite imbrication des divers secteurs de l’activité économique et des diverses

facettes de la réalité sociale » par delà les frontières étatiques419. La conséquence en est une dilution des frontières entre l’intérieur et l’extérieur420.

212- En effet, dans la mesure où « elle crée notamment entre les sociétés et entre les Etats

des enchevêtrements des relations économiques, financières, politiques, culturelles,

scientifiques », et où elle permet, grâce à « la contraction de l’espace et du temps », l’émergence de problèmes globaux, « investissant d’une certaine manière, les individus, les

peuples, les Etats et la Communauté internationale d’un droit de regard mutuel les uns sur les

autres »421, la mondialisation relativise singulièrement la conception traditionnelle de l’indépendance des Etats et, partant, les principes juridiques qui en constituent le support ou le corollaire.

Quelle peut être la portée de la règle du libre choix par l’Etat de son système économique, social et politique, quand la mondialisation rend quasiment impossible le choix d’un système non fondé sur l’économie de marché ? Peut-on définir la souveraineté territoriale par la plénitude et l’exclusivité des compétences422 à une époque où l’Etat n’est souvent qu’un échelon intermédiaire, élément d’un ensemble régional et sujet d’un ordre international qui comporte, désormais, des normes contraignantes, ayant pour objet la protection d’intérêts supérieurs et « obligeant le législateur et le juge national à tenir compte de nouvelles

valeurs »423? Quelle signification peut revêtir l’indépendance économique alors que l’effet de la

mondialisation est d’instaurer « une forte interdépendance des politiques et des conjonctures

économiques entre les pays »424? Enfin, quelle peut être la portée du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures

d’un Etat dans un contexte où « tout devient internationalisable »425 et où le développement et l’intensification des relations internationales vont de pair avec l’extension du droit international à « des domaines communément admis auparavant comme étant de la

compétence de l’ordre interne des Etats »426? 213- Si la fonction essentielle du principe de non-ingérence est d’établir une cloison entre

ce qui relève de la seule compétence de l’Etat, et ce qui est objet du droit international, justiciable d’un droit de regard de la part des autres, force est de reconnaître que la mondialisation en affaiblit nécessairement la portée, dans la mesure où elle s’accompagne, partout, d’une plus grande perméabilité des autorités nationales aux injonctions du contexte

418 - J. Chesneaux, « Dix questions sur la mondialisation » in Les frontières de l’économie globale : Le Monde

Diplomatique, manière de voir n°18. 419 - F. Chenais, La mondialisation du capital, ed. Syros 1994. 420 - V. sur l’ensemble de l’évolution, M. Mahmoud MOHAMED SALAH, Les contradictions du droit

mondialisé. PUF, Collection « Droit, éthique et société », 2002, s. p. 30-38. 421 - Ph. Moreau-Defarges, ouvrage précité, s. p. 102, 105 et 106. 422 - Comme le faisait la sentence Max Hubert, dite de l’île de Palmes, en 1928, V. pour le texte français de cette

sentence, R.G.D.I.P. 1929, p. 156. 423 - H. Tourad, L’internationalisation des Constitutions nationales, Préface E. Zoller, LGDJ, 2000, s. n°670. 424 - J. Le Cacheux, « L’interdépendance des conjonctures et des politiques économiques » in L’économie

mondiale, Cahiers français n°269, janv.-fev. 1995, p. 48 et s. 425 - S. Belaïd, Droit international et droits constitutionnels : développements récents in Droit international et

droits internes in R. Ben Achour et S. Laghmani (sous la direction de), Droit international et droits internes – Développements récents, Pedone, 1988, p. 9 et s, s. p. 47.

426 - P. Daillier, Monisme et Dualisme : un débat dépassé ? in Droit international et droits internes, op.cit. s. p. 10.

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international. Certes, contrairement à ce qui est parfois soutenu, l’évolution ne met pas fin à l’institution fondatrice de l’ordre politique moderne qu’est le territoire427, non seulement parce que celui-ci est toujours objet de convoitise, voire de passion428, mais surtout parce que le découpage de la planète en territoires distincts429, solidairement protégés par le droit international430, remplit une fonction de stabilisation des rapports internationaux431.

De plus, dans un monde encore caractérisé par de fortes disparités entre les niveaux de développement de ses composantes, l’existence d’espaces de fixation des populations, bornés par des frontières est indispensable pour préserver la quiétude des Etats développés432.

214- Il n’empêche que face à l’interpénétration de plus en plus poussée des différentes

composantes de la société internationale, ce qui devient essentiel pour un Etat souverain n’est pas tant d’affirmer « ses compétences par un exercice solitaire et inconditionné de celle-ci

mais au contraire de compter dans la définition de l’ordre international qui, de toute

manière, régira ses relations avec l’extérieur et qui s’imposera à lui »433. Aussi, la doctrine de droit international économique enregistre-t-elle l’évolution en soulignant que « la

participation aux relations économiques exige l’acceptation des règles communes qui

dessinent les contours de l’ordre économique international », règles fondées, désormais, sur « un seul modèle qui a éliminé tous les autres, le modèle de l’économie de marché… auxquels

les Etats (qui entendent participer pleinement aux relations économiques) doivent manifester

leur adhésion notamment en procédant aux adaptations internes et externes (requises) »434. 215- Dès lors, les interventions des institutions financières internationales dans les pays en

développement, en ce qu’elles visent à raccorder les économies de ces pays à l’économie internationale, ne sont-elles pas salutaires, et donc inattaquables ? Ne tirent-elles pas tout simplement les conséquences utiles de l’échec d’une stratégie de contestation de l’ordre

427 - B. Badie, La fin des territoires, Essai sur le désordre et l’identité sociale du respect, Paris, Fayard, Coll.

« L’espace du politique », 1995. 428 - Comme le reconnaît, du reste, B. Badie dans son ouvrage précité. 429 - A. Lejbowitz, Philosophie du droit international, l’impossible capture de l’humanité, PUF, 1999, p. 29. 430 - En effet, le droit international, pour l’essentiel, encore, droit de la seule société interétatique, accumule les

instruments protecteurs de la pérennité des Etats. De la sacralisation du principe de l’intégrité territoriale des Etats qui figure au premier rang des principes affirmés par le Charte de San Francisco (article 2, §4) (et dont on peut mesurer l’intérêt à travers la réaction de la Communauté internationale à ses violations) à l’interdiction des modifications de frontières opérées par la force, l’ordre juridique international « s’organise

pour assurer la stabilité de ses protagonistes, laquelle conditionne la stabilité des rapports

internationaux », v. H. Ruiz-Fabri, Genèse et disparition de l’Etat à l’époque contemporaine, AFDI, 1992, p. 153 et s.

431 - Comme le note J-D. Mouton : « On n’a encore rien trouvé de mieux que l’Etat pour non seulement stabiliser les populations mais pour stabiliser les relations internationales elles-mêmes (voir Intervention in SFDI L’Etat souverain à l’aube du XXIe siècle, ed. Pedone 1996, p. 182-183). C’est que l’exercice par l’Etat de son autorité « à l’intérieur d’un territoire est un gage de paix et de sécurité pour l’ensemble de la société

internationale », fait dont on prend plus facilement conscience dans les situations pathologiques « lorsque

l’Etat étant devenu incapable d’assurer à la population vivant sur son territoire la satisfaction des besoins

primordiaux (sécurité, nourriture, santé) risque d’entraîner dès sa déliquescence la paix internationale ». V. S. Sur, Sur quelques tribulations de l’Etat dans la société internationale, RGDIP, 1993, p. 883 et s, s. p. 893.

432 - L’institution de la frontière permet de contenir le flux migratoire des laissés-pour-compte de la mondialisation.

433 - G. Burdeau, RCADI, t. 212, p. 211 et s, s. p. 226-227. 434 - D. Carreau et P. Julliard, Droit international économique. Dalloz 4ed., 2010, s. p. 25. S’interrogeant sur le

fondement du droit international économique actuel (indépendance ou interdépendance), ces auteurs concluent que les instruments du ce droit « privilégient clairement l’interdépendance » (V. ouvrage précité, s. p. 8).

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économique international, aujourd’hui, largement abandonnée et qui avait « hypertrophié le

concept de souveraineté économique »435. Il est en tout clair que compte tenu de l’évolution de l’ordre économique international, les

institutions financières internationales ne peuvent être incriminées du seul fait de la propagation d’un modèle assurant l’intégration des pays assistés à l’économie internationale.

216- La seule direction qui peut, en théorie, être empruntée pour leur éventuelle mise en

cause, au regard du droit international impératif, est celle qui se situerait dans le cadre déjà évoqué de la protection « d’un Etat contre les inégalités dans la puissance de négociation

(bargaining power) »436. Elle supposerait, si l’on accepte de dépasser l’obstacle du montage juridique formel utilisé par les institutions financières internationales437, que l’Etat traitant avec ces institutions soit dans une situation d’extrême vulnérabilité économique et technique au moment des négociations et de la conclusion de l’accord et, d’une part, et que les institutions concernées aient utilisé cette situation pour imposer à travers les « conditionnalités » prescrites, des politiques conçues dans leur seul intérêt ou dans celui des pays qui les dominent, d’autre part.

217- Or, autant la réalisation de la première condition est quelquefois vérifiable, même si

dans la réalité elle est susceptible de degrés, autant la seconde met en jeu des appréciations d’opportunité qui la rendent difficile à établir, sauf dans des cas limites où l’abus de puissance serait flagrant ! On ne saurait, en tout cas, pour ce faire, se limiter à relever que l’influence de la Banque mondiale et du FMI correspond à l’affirmation « du règne des créanciers, qui ont

ommencé à la faveur de la déréglementation à faire la loi », ce qui expliquerait « la priorité

435 - P. Dailliers, Les Etats in P. Daillier, G. de La Pradelle, H. Gherari, Droit de l’économie internationale, ed.

A. Pedone, 2004, p. 51-58, s. n°3 qui conclut que « le principe de non-ingérence dans les affaires

intérieures posé avec une grande fermeté dans les déclarations les plus solennelles, en particulier sous les

auspices des Nations Unies doit être interprété de manière très relative en matière économique ». 436 - M.Virally, Réflexions sur le jus cogens, in Le droit international en devenir, op.cit. s. p. 153. 437 - Comme le relève J-M. Sorel, pour le FMI, formellement : « C’est l’Etat qui est demandeur et qui,

juridiquement va solliciter le Fonds pour obtenir de lui une décision. La décision du Fonds en réponse n’est

que le constat que l’aide sera octroyée sous réserves des obligations qu’il s’est imposé dans le programme

qu’il a soumis aux instances du FMI… La forme particulière des accords de confirmation empêche le Fonds

de mettre en cause la responsabilité des Etats et inversement… Il paraît impossible pour un Etat de mettre

en cause la responsabilité du FMI car le lien éventuel entre la décision du Fonds (le fait générateur) et le

préjudice subi (les émeutes ou une autre forme de préjudice) ne peut être qu’indirect. De plus, il n’y a pas

atteinte à un droit du fait de l’absence de lien juridique entre le Fonds et l’Etat. Tout un système de

protection est donc établi, une carapace, qui ne permet pas de mettre directement en cause les

protagonistes ». Pour ce qui est de la question de l’ingérence « Le fonds met en avant sa neutralité et sa non

politisation et il entend se fonder uniquement sur le pragmatisme économique… Il convient, de plus, de

souligner l’attitude contradictoire d’Etats reprochant la position du Fonds. En effet, la critique s’oriente

souvent sur le refus par le Fonds d’individualiser ses politiques. Il appliquerait le même remède à tous.

Certes cette critique est fondée. Néanmoins demander d’individualiser implique d’accepter que le Fonds

juge les politiques d’un Etat, autrement dit s’ingère profondément dans ses choix politiques » (J-M. Sorel, étude précitée in Journal Européen de droit international, 1996, s. p. p. 60-61). Il est cependant permis de contester le bien fondé de la construction juridique échafaudée par le Fonds pour se soustraire à la possible mise en cause de sa responsabilité juridique. Il suffit de revenir au constat de l’existence du lien évident entre les obligations du Fonds et celles de l’Etat « demandeur » et à la réalité du processus qui conduit à la décision de confirmation du premier pour voir qu’il n’y a bien volonté réciproque de s’engager dans une relation bilatérale. Dès lors, peu importe la qualification que les Parties en donnent, au plan formel. Il y a bien accord mais sa spécificité est double : - d’une part, quant à son objet, il porte sur le raccordement de l’économie nationale de l’Etat concerné à l’économie internationale ; d’une part, quant aux sanctions : celles prévues sont purement internes : suspension des décaissements, notamment. Mais on pourrait imaginer des sanctions externes, comme par exemple, la mise en cause de la responsabilité du Fonds s’il suspend les décaissements alors que l’Etat exécute le programme convenu.

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donnée un peu partout aux politiques anti-inflationnistes » et l’éclipse « des politiques de

relance par les salaires, l’investissement ou le déficit des budgets publics »438. La remarquable convergence que l’on a pu observer, les décennies passées, entre les

critères mis en œuvre par les institutions financières internationales, d’une part, et ceux adoptés par l’OCDE ou les traités de Maastricht et d’Amsterdam, d’autre part, qui érigent en dogme, « indépendamment de toute conjoncture et abstraction faite des besoins réels de

chaque pays, la priorité à la rigueur, aux équilibres et à la stabilité »439 n’est pas en effet un élément suffisant pour conclure que la Banque mondiale et le FMI n’ont en vue que les intérêts des créanciers ou, de façon générale, ceux des pays occidentaux. Il est en effet légitime, qu’en tant que prêteurs, ces institutions tiennent compte des capacités de remboursement des pays emprunteurs et intègrent cette préoccupation dans le cadre de leurs conditionnalités.

Ce qui serait répréhensible, c’est, une fois encore, l’exploitation de la situation d’un pays prêteur pour lui soutirer des avantages excessifs sans contrepartie réelle pour lui440.

218- Dans ce cadre, et, toujours, au regard de la mise en cause éventuelle du principe

d’indépendance, quelques aspects des politiques mises en œuvre sous l’égide des institutions financières internationales méritent plus particulièrement attention. Il en est d’abord ainsi de l’option systématique en faveur des privatisations. Là où ces politiques ont été initiées, elles ont en effet débouché sur le transfert au secteur privé, le plus souvent étranger, des entreprises publiques nationales jugées globalement non rentables et sur la suppression progressive des monopoles et des subventions. Emportant sur leur passage un levier important de l’indépendance économique, en particulier lorsque les privatisations touchent des secteurs stratégiques ou vitaux comme l’énergie, ces politiques ont poussé de façon continue les Etats à libéraliser et à s’ouvrir au capital étranger. Si cette ouverture serait justifiée « dans un

environnement de forte mobilité de capitaux »441 où les pays du Sud auraient plus à gagner dans la mesure où leur capacité d’épargne est inférieure à leurs besoins d’investissements, force est de constater qu’elle a exposé les plus faibles aux effets brutaux des crises financières et des mouvements de capitaux à la recherche de la meilleure rentabilité possible442.

219- Non seulement, les économies nationales de plusieurs pays du Sud se sont trouvées

sans défenses face aux chocs externes mais l’on a assisté également à une évolution en profondeur des systèmes juridiques nationaux qui, sous couvert de l’objectif d’attirer les investisseurs, se sont lancés dans une compétition effrénée vers plus de libéralisation et plus de déréglementation443.

438 - R. Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, 2000, p. 114 qui observe, en effet, « que le capital ne redoute rien

tant que l’inflation qui érode les taux d’intérêts… ». 439 - J-M. Sorel, étude précitée, European Journal of International Law, vol. 7, 1996. 440 - Il a été précisément soutenu que tel serait le cas. Ainsi, pour G. Garcia (article précité in Le droit

international un instrument de lutte, s. p. 34-35), les politiques d’ajustement structurel « ont pour objet

principal le remboursement de la dette externe, généralement contractées dans des conditions injustes voire

odieuses… Les changements soudains de la conjoncture économique internationale dans laquelle ces prêts

ont été contractés ont conduit beaucoup de ces pays à des situations d’endettement critiques les obligeant à

solliciter de nouveaux prêts pour rembourser les précédents. Or, les institutions financières imposent

l’application toujours plus poussée de plans d’ajustement structurel (PAS), ce qui provoque dans de

nombreux cas une spirale d’endettement particulièrement funeste ». 441 - Cet aspect a été très tôt aperçu par J. Chevallier, v. Les enjeux de la déréglementation, RDP,1987, p.271 et s. 442 - F. Nicolas, Les pays en développement face à la mondialisation in Th. De Montbrial et P. Jacquet (sous la

direction de), Tendance de mode, IFRI, Dunod, 2001, p. p. 61-47, s. p. 69. 443 - V. sur l’ensemble de la question, M. Mahmoud MOHAMED SALAH, « La mise en concurrence

généralisée des systèmes juridiques nationaux : réflexions sur l’ambivalence des rapports du droit et de la

mondialisation », RIDECO, 2001, n°3, p. p. 251-302.

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Plaire coûte que coûte aux investisseurs en leur offrant le cadre juridique le plus souple et le plus attractif possible est devenu le ressort essentiel de la dynamique d’évolution du droit. La conséquence en est que les opérateurs économiques sont devenus les arbitres suprêmes d’une compétition généralisée des systèmes juridiques vers une contractualisation et une libéralisation sans fin. Le principe d’indépendance est cette fois directement affecté dans cette dimension politique.

220- En effet, en faisant de l’adaptation aux impératifs de la concurrence internationale le

fondement ultime de la production normative, l’évolution initiée par les institutions financières internationales laisse au marché le soin de décider du contenu de la réglementation nationale. L’Etat comme « espace indépendant de législation, celle-ci étant établie au moins

dans les démocraties par le peuple ou ses représentants »444, est désormais vidé de substance, puisque « c’est moins la volonté du peuple » que la nécessité de s’ajuster à la demande des forces du marché qui détermine la législation445. La question est cependant de savoir si cette nouvelle donne est le produit d’une décision maîtrisée des institutions financières internationales ou si ces dernières ne sont, à leur tour, que les rouages d’une évolution dont elles ne sont que partiellement les vecteurs.

221- Il semble que la situation qui a permis à ces institutions de jouer le rôle qu’elles ont

exercé, depuis le début des années 80, n’est pas plus « le résultat d’un choix clairement

affirmé par les Etats » que celui d’une décision de ces institutions mais a été imposée progressivement par « la prise de pouvoir du commerce et de l’industrie »446 et on ajoutera, de la finance. Nous sommes passés d’une économie internationale, qui s’est développée dans le cadre d’un monde conçu comme une juxtaposition d’Etats souverains à une économie globalisée correspondant à un degré d’intégration et d’interdépendance du national et de l’international plus poussée.

Dans ce nouveau contexte, la définition même de l’indépendance, et partant la caractérisation des atteintes qui peuvent lui être portées sont particulièrement délicates. La notion d’indépendance économique devient une notion relative. Elle pourrait, semble-t-il, s’entendre tout simplement de l’aptitude d’un pays à pouvoir exploiter les atouts dont il dispose pour tirer le meilleur parti possible de sa participation aux relations économiques internationales. Dès lors, on pourrait considérer qu’y porterait atteinte toute action de nature à supprimer ou réduire sans contrepartie réelle cette possibilité d’exploiter au mieux ses atouts économiques. Il s’agit donc de déterminer les effets concrets des interventions des institutions financières internationales, pays par pays et voir si elles ont ôté à tel ou tel pays les possibilités de tirer parti de ces avantages sans contrepartie et si les actions entreprises avaient vraiment ce but.

222- De toutes les façons, une évaluation abstraite et globale des politiques suivies ne

serait pas, en l’espèce, pertinente, ne serait-ce que parce que les résultats de ces politiques sont inégaux selon les pays447. Il faut plutôt entreprendre d’établir que, au moment où ces

444 - Ph. Moreau-Defarges, ouvrage précité, s. p. 56. 445 - ibid, s. p. 57. 446 - J-L. Herrenschmidt, L’irréversibilité de la mondialisation in E. Loquin et C. Kessidjian (sous la direction

de), La mondialisation du droit, Litec, 2000, p. 389 et s. 447 - même si, de manière générale, il est difficile de trouver un pays dans lequel les politiques d’ajustement

structurel ont donné des résultats satisfaisants. En Afrique, on cite uniquement l’exemple du Ghana. Pour les pays émergents, on évoque la sortie du tunnel de la Turquie qui réalise aujourd’hui un taux de croissance annuel qui avoisine les 10%. Mais ce miracle ne s’explique pas cependant par le seul suivi des recommandations du FMI. Il s’explique en grande partie par le tournant du 11 Septembre 2001. Au lendemain des attentats qui ont emporté les tours jumelles de Manhattan « le coût des crédits proposés au

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politiques ont été initiées dans tel pays, une alternative crédible a été avancée par ce dernier et a été écartée par les institutions financières parce que non-conformes aux intérêts qu’elles défendaient448.

Paragraphe 3 : Le renouvellement des termes du débat à la lumière de la crise

des dettes souveraines

223- On ne peut, s’interrogeant aujourd’hui sur la portée du principe de l’indépendance

des Etats et des peuples, faire l’économie d’une réflexion sur les conséquences de la crise des dettes souveraines qui frappe les Etats développés, ne serait-ce que parce que cette crise a déjà entraîné des changements de gouvernements dans la plupart des pays concernés : Grèce, Italie, Irlande, Espagne, Portugal, nourrissant les titres de la presse sur l’offensive des « marchés contre la démocratie »449. Mais l’essentiel se situe évidemment au-delà de cet aspect. Il réside dans la similitude des thérapies appliquées au Sud et au Nord, lesquelles expriment et diffusent, ici comme là-bas, les règles de l’orthodoxie économique qui font que le débiteur, à la merci de ses créanciers, doit en subir les dures lois, même s’il s’agit d’un Etat dit « souverain »450.

gouvernement turc a considérablement baissé. La raison en est que les marchés ont alors brusquement

modifié leurs anticipations, convaincus qu’ils étaient qu’à la suite des attentats, le gouvernement américain

allait octroyer à la Turquie un soutien sans limites. Or, il est frappant de constater qu’à l’inverse, d’autres

Etats, disposant de caractéristiques économiques similaires n’ont pas bénéficié du même changement

d’appréhension par les marchés » (M. Waibel, article précité in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 56). De même, on fait observer que l’Argentine, élève-modèle du FMI, est sortie de la crise en prenant ses distances avec les recettes de cette institution (C. Raimbaud, En Argentine, les piqueteros s’impatientent, Le Monde diplomatique, Octobre 2011). Mais selon les institutions financières, la situation des pays qui ont été assistés par elles aurait été pire si ces pays n’avaient bénéficié de leur soutien.

448 - Quelques auteurs choqués par l’endettement excessif de certains pays comme l’Indonésie (S. Dibling, Indonésie : La complicité des institutions financières internationales in Le droit international – Un instrument de lutte ? p. 63-75), l’Argentine (V. de Romanet et M.M. Ferretti, Dette odieuse. Le cas de l’Argentine in Le droit international – Un instrument de lutte ? p. 55-62) ou le Congo (Ch. Van Den Daelen, S. Dibling et V. Elongo, La dette odieuse de la République du Congo in Le droit international – Un instrument de lutte? P. 77-89) suggèrent de redonner vie à la théorie de la « dette odieuse », définie comme celle qui a été « contractée contre les intérêts de la population d’un Etat, sous son consentement et en toute

connaissance de cause par les créanciers » (Définition donnée par le « Center for international sustainable

development law » cité par C. Quemar, la dette odieuse : où en sommes-nous ? in Le droit international – Un instrument de lutte ? p. 43-54) pour répudier les dettes contractées dans le cadre des programmes d’ajustement structurel et détournées par les gouvernants de ces pays. A vrai dire, l’hypothèse envisagée par ces auteurs est quelque peu différente car ce qui est directement en cause ce n’est pas le bienfondé des politiques économiques conçues par les institutions financières internationales (même si ces politiques sont, par ailleurs, critiquées en raison de leurs effets sociaux par les mêmes auteurs) et des modalités de leur intervention mais l’usage que certains régimes politiques dictatoriaux ont fait de l’argent prêté dans le cadre de la mise en œuvre de ces politiques. La responsabilité des institutions financières pourrait être engagée pour complicité avec ces dirigeants s’il était établi qu’elles ont en connaissance des détournements et ont continué les décaissements ou qu’elles se sont abstenues d’effectuer les contrôles prévus par leurs procédures internes. Celles-ci peuvent par ailleurs se prévaloir des infléchissements successifs qu’elles ont apporté à leur modèle de référence pour tenir compte de la situation des pays pauvres afin d’écarter le reproche de connivence avec des forces étrangères.

449 - Voir par exemple, le titre du journal Libération daté du15 Novembre 2011. 450 - Si, comme le souligne A. Bernard, « à retenir la définition convenue de la souveraineté comme étant la

puissance ultime, on ne voit pas comment un souverain peut avoir une dette. Par nature, la dette suppose la

contrainte en cas d’inexécution. Qui l’exercera sur le détenteur de la puissance publique ? ». (V. A. Bernard, La régulation de l’information sur le marché des dettes souveraines ou la religion de la valeur in M. Audit (sous la direction de), Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, LGDJ, L’extenso éditions, 2011, p. p. 177-208, s. p. 178). Il faut alors convenir qu’il existe, aujourd’hui, un super-souverain qui ne peut être que le Marché.

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224- On peut même dire, d’une certaine manière, que le poids des lois du Marché est plus direct et plus visible pour ce qui concerne les pays du Nord. Cela tient à la structure de l’endettement de ces pays. Alors que l’essentiel de la dette des pays du Sud, en particulier ceux d’Afrique, est d’origine multilatérale451 ou bilatérale452, la dette des pays du Nord est principalement détenue par des créanciers privés : Fonds d’investissement, fonds de pension, particuliers, dans la mesure ou une partie « des dettes souveraines est émise sous la forme de

titres obligataires, et enfin les grandes banques »453. L’explication se trouve dans la nécessité dans laquelle ces pays se sont trouvés de « dépenser davantage pour assurer le soutien de

l’activité économique », au moment où, d’une part, les particuliers se désendettaient après la crise de la nouvelle économie des années 2000 et, d’autre part, où « le rythme de progression

des recettes fiscales » a fléchi de manière continue « du fait de la multiplication des politiques

de baisse d’impôts »454. 225- Partout, des dispositifs juridiques facilitant l’accès des Etats au financement privé

sont adoptés455. Ils ont été complétés par des réformes de plus en plus nombreuses visant à supprimer les obstacles à la libéralisation et même quelquefois à ériger en normes de valeur constitutionnelle, donc soustraites aux aléas des changements de majorité politique, certaines exigences des vainqueurs de la nouvelle donne, à savoir les créanciers privés.

Telle est la signification des réformes introduites récemment en Espagne et au Portugal, constitutionnalisant la règle « d’or budgétaire » ou si l’on veut l’interdiction des déficits publics. Elles viennent se surajouter aux nombreux dispositifs du droit européen érigeant la stabilité monétaire et financière en valeur suprême456.

226- En recourant aux marchés pour disposer des liquidités dont ils ont besoin pour

financer leurs activités, les Etats ont été conduits à encourager par des mesures diverses et de plus en plus nombreuses l’émergence de ce qu’on appelle, aujourd’hui, la globalisation financière avec les contraintes qu’elle entraîne pour eux. Les marchés ne prêtent à des conditions raisonnables qu’aux pays dont ils pensent qu’ils ont la capacité de rembourser, 451 - Les principaux créanciers étant la BIRD, le FMI, la BAD (Banque africaine de développement) et la BERD. 452 - les créanciers étant alors d’autres Etats. 453 - V. Alternatives économiques, Hors-série n°90, 4° trimestre 2011, p. p. 12-13 qui relève que les dettes

grecques, irlandaises et portugaises sont détenues, pour l’essentiel, par les Banques françaises et allemandes. 454 - ibid. 455 - En France, l’interdiction faite au Trésor public d’emprunter à la Banque de France à un taux d’intérêt nul

(article L-141-3 du Code monétaire et financier ; La réforme avait été inaugurée par la loi n°73-7 du 3 Janvier 1973 sur la Banque de France) a conduit l’Etat à s’adresser au Marché pour se financer avec les conséquences que cela implique. Comme le note A. Bernard (V. étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 207), répondant à l’argument selon lequel l’inverse aurait conduit à accepter la possibilité de faire tourner « la planche à billets », ce qui eût généré une situation d’inflation permanente : « (Il s’agit d’une) idée paranoïaque qui consiste à faire payer par les contribuables le prix de

l’inconséquence de ses dirigeants. Avec cette disposition, au lieu de faire financer les besoins de la

collectivité par une augmentation de la fiscalité ou un prêt de la Banque centrale, le Trésor public s’adresse

au marché, moyennant paiement des intérêts. Lorsque les principales banques sont nationalisées, il s’agit

d’un moindre mal. Avec leur privatisation, l’opération s’assimile à une extraction en bande organisée par

alliance entre le banquier et le technocrate. Il suffit d’emprunter à un taux ou presque auprès des banques

centrales et de prêter à plus de 10%, par exemple à la Grèce en bénéficiant de la garantie en dernier ressort

de la zone euro. Idée fausse, ensuite puisque l’inflation que l’on espérait juguler se maintiendra avec

constance au-dessus de 8% après l’adoption de cette mesure ». 456 - V. par exemple, l’article 282 § 2 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui assigne à la

BCE (la Banque centrale européenne) comme priorité de « maintenir la stabilité des prix ». Aussi l’Union européenne a-t-elle été obligée de faire preuve de « créativité politique » et juridique pour pouvoir « venir

en aide aux Etats présentant un risque d’insolvabilité ». V. F. Martucci, Les instruments du droit de l’Union européenne pour remédier à l’insolvabilité des Etats et dettes souveraines, in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, pp. 233-276.

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celle-ci dépendant de la perception que ces mêmes marchés ont, notamment, de la situation macro-économique de ces pays. Il en résulte trois conséquences.

La première est la très grande sensibilité de l’Etat à l’image que les marchés peuvent en avoir et donc la nécessité pour lui d’avoir une législation et une politique qui inspirent confiance à ces mêmes marchés. La deuxième, étroitement liée à la première, est le pouvoir d’influence considérable de ces « oracles des Marchés » que sont devenues les agences de notations qui, évaluant en permanence la solvabilité des emprunteurs, qu’ils soient privés ou publics ainsi que les risques de non paiement inhérents aux instruments financiers utilisés (notamment les titres obligataires), se sont progressivement transformées en « agents de

terreur » des débiteurs du fait de l’importance que les investisseurs accordent au résultat de leur évaluation457. Aucun Etat, émettant des titres obligataires ne peut, aujourd’hui, mener une politique économique en ignorant l’opinion de ces agences458.

227- Les critères sur lesquels ces dernières se fondent pour attribuer leurs fameuses notes

sont, sans grande surprise, déterminés par les seules considérations économiques et financières. Pour ce qui est des Etats, les déterminants des notations souveraines, sans être fondés sur « des modèles mathématiques ou économétriques » qui entraîneraient, de façon quasi mécanique l’attribution de telle note, sont tributaires de cinq variables qui n’ont pas beaucoup varié, depuis les années 1920, à savoir « le PIB par habitant ; - l’inflation ; - le

ratio dette en monnaie étrangère sur l’exportation ; - la survenance ou non d’un défaut

souverain au cours des vingt-cinq années précédentes ; - l’indicateur de développement

économique, discriminant pays industriels et pays non industriels »459. 228- Si, par rapport à l’optique qui est la leur, on ne peut pas reprocher aux agences de

notation de professer une vision strictement financière de la solvabilité des Etats, on est cependant en droit de s’interroger sur la fiabilité des critères utilisés au regard même de l’objectif qu’elles affichent dans la mesure où les crises qui se sont succédées, depuis une décennie, ont largement mis en cause « la capacité prédictive de leurs notes »460. Les agences de notation n’ont ni anticipé la faillite des grands emprunteurs privés comme « Enron,

Worldcom, Global Crossing, ATT Canada, Lehman Brothers »461, ni prédit aucune des grandes crises financières apparues depuis 1997.

A l’inverse, une fois l’évènement avéré, on peut leur reproche aux de sur-réagir et d’aggraver la crise en en renforçant le caractère systémique. Ainsi au lendemain de la révélation, en Octobre 2009, par le Premier ministre grec de l’époque, Georges Papandréou,

457 - Celle-ci est exprimée sous forme de note publiée dans un communiqué de presse. V. E. Paget-Blanc et N.

Painvin, La notation financière, ed. Dunod, Paris, 2007, s. p. 28 et qui écrivent : « La reconnaissance des

marchés transforme les agences en mandataires des investisseurs… En réduisant l’incertitude sur le risque

de crédit des émetteurs, les agences de notation ont permis d’attirer les investisseurs sur le marché

obligataire, et ainsi contribué à réduire le taux d’intérêt qu’il était nécessaire d’offrir. Elles ont également

contribué à rendre le marché obligataire efficient, puisque les titres reflètent, outre l’information connue

publiquement, l’information détenue de manière confidentielle par les agences et intégrées dans les notes ». 458 - Ces Etats sont d’ailleurs liés à ces agences par des contrats au terme desquels celles-ci « procèdent à la

notation de leurs titres obligataires ». Comme le souligne M. Audit (Aspects internationaux de la responsabilité des agences notation, Rev. critique de DIP, n°3, Juillet-Septembre 2011, p. p. 583-602, s. p. 583) : « il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les discours que peuvent développer certains dirigeants

d’Etats et consistant à tancer les agences de notation en période de crise, tout en continuant à honorer et à

reconduire les contrats que ces mêmes Etats concluent avec ces mêmes agences ». 459 - V. N. Gaillard, Les agences de notation, ed. La Découverte, coll. « Repères », 2011, s. p. 54. 460 - E. Paget-Blanc et N. Painvin, ouvrage précité, s. p. 74. 461 - On sait que c’est la dette privée (immobilier) qui a été la cause de la crise aux Etats-Unis et en Irlande et que

la fragilité actuelle d’un pays comme l’Espagne « tient à sa dette privée qui représente 210% de son PIB » (J-B. Aubry, La dette et le souverain, Droit Administratif n°1, Janvier 2011, repère 1, p. 1).

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de la dissimilation par le précédent gouvernement de la réalité du déficit du pays, les agences ont immédiatement abaissé la note de la Grèce, conduisant du coup les marchés « à exiger des

taux d’intérêt de plus en plus élevés, supérieurs à 10% »462. Cet « effet pro-cyclique de la

notation » a entraîné dans son sillage l’extension de la perte de confiance des marchés à d’autres pays de l’Union européenne, comme l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, l’Italie et même la France. Il s’agit là d’une caractéristique spécifique des crises à l’heure de la globalisation463.

Le résultat en est un accroissement excessif des coûts de la restauration de la confiance des marchés.

Ainsi à la suite de la faillite de Lehman Brothers, en 2008, qui a quasiment « paralysé le

marché interbancaire », le Président français a été obligé d’annoncer, dès le 13 Octobre 2008, un plan de grande envergure comprenant « la garantie payante » de l’Etat pour des prêts interbancaires jusqu’à 320 milliards d’euros et la mobilisation de 40 milliards d’euros « pour

recapitaliser les banques qui seraient en difficulté », et ce, « afin d’éviter la dégradation de la

solvabilité des banques et un éventuel bank run des épargnants »464. De même, depuis 2010, la BCE est intervenue massivement « dans des proportions sans

commune mesure avec l’action du FMI, forcément limité par les moyens financiers qui lui

sont concédés » pour tenter de juguler les effets de la crise de la dette grecque, irlandaise et portugaise et depuis l’été 2011, italienne465.

229- Mais la conséquence la plus importante de l’exposition des Etats emprunteurs aux

pressions des Marchés concerne la réduction voire l’annihilation de toute marge de manœuvre pour discuter des Plans d’austérité qu’ils doivent accepter en contrepartie de l’assistance qui leur est octroyée.

Les exemples de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal illustrent cette perte insidieuse de souveraineté qui accompagne la subordination de l’Etat emprunteur aux désidératas des marchés. Les experts de la Troïka des bailleurs de fonds constituée par le FMI, la Commission européenne et la BCE, s’imposent ainsi « comme des gouvernements bis à Athènes, Dublin,

Lisbonne » mettant en place des réformes qui reprennent les recettes de l’orthodoxie libérale classique : libéralisation, privatisations massives, diminution des dépenses publiques,

462 - M. Audit, Introduction générale, Dissection du risque souverain in Insolvabilité des Etats et dettes

souveraines, p. p. 1-22, s. p. 13. 463 - J. Sgard, La faillite souveraine en économie. L’économie politique des défauts souverains in Insolvabilité

des Etats et dettes souveraines, p. p. 25-37, s. p. 34 : « désormais, les risques systémiques sont immédiats et

brutaux. Le défaut russe de 1998 a eu immédiatement un impact majeur sur tous les marchés

internationaux, et on se rappelle aussi des conséquences de la chute de la maison Lehman, en Septembre

2008. De manière comparable, la crise européenne de la dette depuis le printemps 2010 s’est développée

sous la menace permanente d’une décision impromptue, ou un faux pas de tel ou tel joueur, cause d’un

nouveau choc global. Tel n’était pas le cas avant la globalisation financière. Lors de l’annonce de la

restructuration mexicaine, en 1982… l’hypothèse d’un choc systémique est resté de l’ordre de la possibilité

diffuse… ». 464 - N. Gaillard, ouvrage précité, s. p. 90. 465 - J. Sgard, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 35 qui ajoute : « Face à un

risque systémique majeur, la capacité de création monétaire virtuellement illimitée de la Banque centrale

l’a conduit bien plus loin dans cette fonction de prêteur en dernier ressort international que jamais ses

fondateurs et maîtres à penser n’avaient imaginé » même si, « dans un second temps, de manière très

pragmatique, la BCE et ses principaux Etats membres, en premier lieu l’Allemagne, se sont posés la

question des limites à ses interventions ».

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diminution des salaires, augmentation des impôts466, la Grèce subissant les programmes d’austérité les plus sévères467. Mais le cas de ce pays est intéressant à un autre point de vue.

Lorsque son Premier ministre a proposé, en Novembre 2011, conformément aux principes élémentaires de la démocratie, de consulter le peuple grec par voie de référendum sur le programme arrêté avec l’Union européenne, il a immédiatement suscité la colère, tant du Président français et de la Chancelière allemande que des représentants de la Troïka qui ont réclamé l’application sans condition de l’accord conclu, un mois plutôt à Bruxelles468 comme « si la gestion de la dette publique » ne relevait que des marchés et ne devrait en aucun cas être soumise à l’approbation des peuples469. Cette hostilité affichée à l’égard des procédés de démocratie directe s’étend quelquefois aux procédures parlementaires.

230- Ainsi, en Octobre 2011, l’ancien président de la BCE et son successeur écrivaient au

Président du Conseil italien une lettre, dans laquelle, « la BCE demande de rendre plus

flexibles les procédures de licenciements » mais aussi de privilégier les accords au sein des

entreprises aux conventions sectorielles négociées à l’échelon national », recommandant « de

procéder par décret, d’application immédiate, et non par projet de loi que le Parlement met

toujours du temps à approuver »470. Certains en déduisent que le néolibéralisme triomphant, en ce qu’il est « fondé sur la volonté d’isoler le fonctionnement des (marchés) des

contestations populaires » est « par nature hostile à la démocratie »471. Au-delà, on peut se demander si la victoire des marchés se réalise dans l’intérêt bien

compris du développement économique, même au sens le plus restrictif du terme. En effet, en contraignant les Etats en crise à se plier à des politiques d’austérité dont le centre de gravité est le rétablissement rapide sinon immédiat de la confiance des marchés, les mesures préconisées par le FMI et les autres membres de la Troïka dans le traitement des crises récentes privilégient le cours terme, ce qui explique que si certains créanciers trouvent une satisfaction immédiate, la relance de l’activité économique ne soit pas au rendez-vous472.

466 - A. Dumini et F. Ruffin, Enquête dans le temple de l’Euro, Le monde diplomatique, Novembre 2011. Et sur

l’articulation de la conditionnalité européenne (strictement encadrée, V. article 136 du TFUE) avec celle du FMI, V. F. Martucci, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 274-276.

467 - N. Burgi, Les Grecs sous le scalpel, Le monde diplomatique, Décembre 2011, qui relève que « d’un côté les

salaires diminuent – de 35 à 40% dans certains secteurs – de l’autre, des impôts sont constamment créés,

quelquefois avec effet rétroactif au début de l’année civile, certains prélevés à la source, d’autres non. Soit

une baisse de revenus qui dépasse souvent 50% », avant de conclure : « Aucun pays ne résisterait à un tel

choc. La Grèce moins que d’autres : elle n’est pas préparée à affronter les conséquences sociales et

sanitaires de l’austérité que lui imposent avec cruauté scientifique les élites transnationales et nationales ». 468 - S. Halimi, Juntes civiles, Le monde diplomatique, Décembre 2011. Lors du Sommet européen du 30 Janvier

2012, il avait été proposé par l’Allemagne que la Grèce soit mise sous tutelle budgétaire de l’Union européenne, à travers la nomination d’un Commissaire européen investi « du pouvoir de véto sur toute

décision budgétaire incompatible avec les objectifs assignés par l’Union européenne » (V. Le Figaro, 31/01/2012), proposition excessive qui a conduit la Grèce à se rebiffer.

469 - B. Amable, entretien avec Libération, Libération 15 Novembre 2011. 470 - A. Dumini et F. Ruffini, article précité in Le monde diplomatique, Novembre 2011 qui citent Le Figaro. 471 - B. Amable, entretien précité avec Libération. En revanche pour N. Baverez, l’impression selon laquelle « les

solutions (sont) imposées par les marchés » est fausse. Les « Marchés n’imposent pas, ils révèlent… La

meilleure manière de les remettre à leur vrai place serait de régler les problèmes structurels qui

préexistaient avant la crise, mais qu’on l’on préférerait ne pas voir (comme) la faiblesse endémique de la

croissance en Europe, son absence de dynamisme démographique ou la sous-compétitivité de certaines de

ses économies qui ne permettent plus, sauf à s’endetter indéfiniment, de perpétuer son modèle social » (Entretien avec Libération, Libération du 15 Novembre 2011).

472 - Comme le relève fort justement, F. Lordon : « L’impossibilité pour chacun séparément de compenser par la

demande extérieure l’étranglement de la demande intérieure, du fait que tous les autres alentour font le

même choix de la rigueur conduit fatalement à des baisses de croissance telles que les pertes des recettes

fiscales détruisent l’effet des réductions de dépenses. Le tout prend place sous le regard et la férule

d’investisseurs internationaux dont l’horizon temporel est rigoureusement incompatible avec le moyen

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231- Sans doute pourra-t-on toujours, afin de sauver la croyance dans l’efficience quasi

absolue des marchés, rapporter ce fait à l’insuffisante rigueur des programmes appliqués ou au laxisme des autorités nationales dans leur mise en œuvre.

C’est que les croyances idéologiques fonctionnent sur le modèle des croyances religieuses473.

S’agissant de la question du traitement des dettes souveraines, l’absence criante de mécanismes institutionnels appropriés474 fait que l’Etat débiteur n’a d’autre choix que de négocier la restructuration de sa dette et d’accepter en contrepartie de l’assistance financière qui lui est apportée, d’adopter des mesures souvent draconiennes475.

Certes, en tant que détenteur de la souveraineté, l’Etat dispose théoriquement d’une panoplie d’instruments lui permettant soit d’agir sur le montant de la dette, soit même d’en suspendre le paiement476. Mais outre que la portée juridique de ces instruments est limitée477,

terme nécessaire à un ajustement macro-économique d’une telle ampleur. Il s’ensuit cet enchaînement

absurde dans lequel les hausses de taux d’intérêt déclenchées par les attaques de panique spéculative

dégradent cumulativement les soldes budgétaires (le service de la dette creuse le déficit qui alarme la

finance qui fixe les taux qui augmentent le service de la dette…), à quoi les politiques économiques

répondent en approfondissant la restriction... et les dettes. De temps à autres Standard & Poor’s on

Moody’s, parfaits agents d’ambiance apportent leur aimable contribution au climat de folie générale » (F. Lordon, Sur le toboggan de la crise européenne, Le monde diplomatique, Décembre 2011).

473 - A. Bernard, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 188-189. « L’idéologie

économiste dominante ou, plus exactement, celle des dominants. – des hommes politiques et des forums de

politique financière – n’a plus grand-chose à voir avec une science empirique ou avec celle que pratiquent

la plupart des économistes et, de plus en plus, avec une théologie… Cette économie orthodoxe ne cherche

pas à dévoiler les lois du fonctionnement de l’économie… Elle a imaginé une cité idéale, celle de la théorie

de l’équilibre général, et juge les sociétés au regard de cette cité idéale ». 474 - même si les propositions ne manquent pas en la matière. On relèvera en particulier celle conçue mais

rapidement abandonnée (V. J. Sgard, « L’architecture financière internationale et les faillites d’Etat », Politique étrangère, 2/2003, p. p. 21-304 par le FMI, en 2003 (V. FMI, Propositions pour un mécanisme de restructuration de la dette souveraine, consultable à: http://www.inf.org/external/np/exr/facts/fre/sdrmf.htm/) Le mécanisme, largement inspiré du droit américain des faillites, prévoyait l’institution d’une juridiction pour les faillites d’Etat, une procédure de suspension des dettes, et la restructuration de celles-ci à majorité des créanciers. En l’absence de mécanismes institutionnels, on en est réduit au recours à la technique des « clauses d’action collective » qui, insérées dans un contrat de prêt, permettent d’imposer un accord de restructuration ou de rééchelonnement acceptée par une majorité qualifiée de créanciers aux autres créanciers. Cette technique est très utilisée, depuis 2003, en particulier par les pays émergents.

475 - Le degré de rigueur des mesures dépend de plusieurs facteurs et notamment « des négociations ad hoc

engagées entre l’Etat et ses créanciers, de l’impact du FMI sur celles-ci ainsi que de la position des

gouvernements dont sont ressortissants ces mêmes créanciers » (M. Waibel, La faillite souveraine en droit. Un Etat peut-il faire faillite ? in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, p. p. 41-63, s. p. 61.

476 - V. M. Audit, La dette souveraine appelle-t-elle un statut juridique particulier ? in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, p. p. 67-87, s. p. p. 68-76 qui évoque le recours au pouvoir monétaire (dévaluation de la monnaie ou modification des taux directeurs) et, de façon plus radicale, le recours au pouvoir législatif ou réglementaire pour suspendre l’exécution « d’un emprunt ou d’un ensemble d’emprunts » (comme le Costa Rica a eu à le faire en 1981 en « imposant un moratoire du paiement de la dette extérieure stipulée en

monnaie étrangère ») ou pour révoquer « le paiement de certaines de ses dettes » (et l’auteur de rappeler, l’exemple ancien du Mexique lorsque, en 1883, il dénonça unilatéralement la dette contractée en son nom sous l’empereur Maximilien et celui, plus récent, de l’Equateur, lorsque, en 2008, son nouveau Président, Raphael Correa, rejeta le remboursement de 40% de sa dette).

477 - En effet, les limites tiennent au fait que « les emprunts souverains internationaux sont régis par le droit

anglais ou le droit de l’Etat de New York » (E. Page-Blanc et N. Painvin, ouvrage précité, s. p. 159) et que lors de leur conclusion, les Parties peuvent y insérer d’autres stipulations ayant pour effet de réduire « le

risque souverain » ou si l’on veut, de neutraliser les effets du pouvoir normatif de l’Etat (V. M. Audit, article précité in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 76 qui conclut : « De ce constat, il résulte

que, du point de vue des créanciers, la dette qui est la moins exposée au risque constitué par l’intervention

de l’Etat débiteur est celle qui réunit cumulativement trois caractéristiques. Tout d’abord le contrat

d’emprunt doit expressément être soumis à un droit étranger et relever, en cas de litige d’une juridiction

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le contexte économique issu de la mondialisation n’est pas favorable au recours d’un Etat à des mesures unilatérales478. De son côté, la jurisprudence internationale pour autant qu’elle soit lisible ne semble guère offrir à l’Etat emprunteur que la voie étriquée de la force majeure ou celle de l’état de nécessité479.

232- Ni l’impératif pour l’Etat d’assurer la satisfaction des « services publics

essentiels »480, ni la théorie des dettes odieuses481 qui constituent les deux constructions doctrinales auxquelles les droits de l’homme peuvent selon des degrés divers, être arrimés482

étrangère à l’Etat débiteur. Ensuite, la dette doit être stipulée comme payable et évaluable en monnaie

étrangère. Enfin, comme les Etats bénéficient devant les fors étrangers de privilèges spécifiques, le contrat

doit également stipuler une renonciation expresse aux indemnités de fonction et d’exécution ». 478 - Il en est ainsi pour tout Etat qui veut continuer à pouvoir emprunter et en particulier pour les Etats bien

intégrés à la mondialisation (c’est-à-dire dont l’économie ne vit qu’en s’alimentant des flux de cette mondialisation), lorsque, de surcroît, ils sont membres d’une union économique et monétaire, fondée sur les principes libéraux, comme le sont les pays de l’Union européenne.

479 - L’analyse des décisions de la Cour permanente de Justice et des sentences des tribunaux arbitraux montre que si l’Etat de nécessité a été admis implicitement ou expressément par la jurisprudence internationale relative aux engagements financiers, comme pouvant justifier l’inexécution de ces engagements, les conditions posées par cette jurisprudence pour l’accueillir et notamment la condition selon laquelle « la non

exécution de l’obligation internationale » doit « constituer l’unique moyen de lutter contre le péril qui

menace l’Etat », ne pouvaient qu’en faire un mécanisme exceptionnel, ne pouvant jouer que dans des cas limités (V. O. Osuna, L’apport de la jurisprudence internationale en matière de nécessité économique et financier avant 1945 in La nécessité en droit international, p. p. 357-366, s. p. p. 336-365). Cette jurisprudence semble encore pleinement jouer. V. M. Audit, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 78, note 28 qui fait référence à des décisions des juridictions allemandes, refusant de prendre en compte l’état de nécessité au sens du droit international public comme fondement de la décision argentine de suspendre le paiement des titres.

480 - idée qu’on trouve chez certains auteurs du début du XXe siècle, comme G. Jéze qui affirmait : « Un

gouvernement est fondé à suspendre ou réduire le service de sa dette publique toutes les fois que les services

publics essentiels seraient compromis ou négligés pour assurer le service de la dette. En d’autres termes, la

dette publique n’est pas le premier service public à satisfaire » (cité par M. Audit, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 82).

481 - On doit à Alexandre Nahum Sack, ancien ministre du Tsar Nicolas II, devenu professeur de droit à Paris, après la révolution de 1917 la première formulation de cette doctrine. L’auteur écrivait ainsi, en 1927 : « Si

un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’Etat, mais pour

fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat […]. Cette dette est odieuse pour

la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la Nation ; c’est une dette de régime,

dette personnelle du pouvoir qui l’a contracté, par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir » (A. N. Sack, « Les effets des transformations sur les dettes publiques et autres obligations financières », Rec, Sirey, Paris, 1927), v. pour la reformulation moderne de cette doctrine : The concept of Odious Debt in Public International Law, CNUCED, n°185, July 2007 ; M. Kremer et S. Jayanchandran, « La dette

odieuse », Finance et développement, Juin 2002, p. p. 36-39 ; H. de Vauplanne, Dettes de souveraines : La question des dettes « odieuses », Revue Banque, Avril 2011, n°735, s. p. 77-80 ; et de façon générale, V. le site Internet http://www.detteodieuse.org.

482 - La relation entre les services publics essentiels que l’Etat se doit d’assurer et les droits économiques et sociaux de l’homme est évidente si l’on a une conception large de la notion de service public, lequel peut englober les transports, la santé, l’éducation et l’énergie. S’agissant du lien entre la doctrine de la dette odieuse et les droits de l’homme, il apparaît à l’analyse des deux premières conditions fixées par la doctrine pour recevoir cette théorie, à savoir l’absence « de consentement des populations » (ce qui renvoie à la nature du régime politique : il doit s’agir d’un régime ignorant l’aspect interne du droit des peuples de disposer d’eux-mêmes, c’est-à-dire leur droit à choisir leurs gouvernants) et « l’absence de bénéfices » pour celles-ci (ce qui renvoie à l’usage que le régime a fait de la dette. V. M. Kremer et S. Jayanchandran, article précité in Finance et développement, Juin 2002, s. p. 37). On ajoute généralement une troisième condition qui serait « la connaissance des intentions de l’emprunteur par les créanciers » (H. de Vauplanne, article précité in Revue Banque, 2011, s. p. 78), laquelle constitue une garantie pour les créanciers. Les seuls créanciers qui verront leurs créances « répudiées » au nom de la doctrine des dettes odieuses sont ceux qui savaient que l’emprunteur contractait pour ses fins personnelles, condition particulièrement difficile à établir.

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n’ont reçu l’onction jurisprudentielle qui les ferait accéder à l’univers scintillant des règles du droit positif483.

L’heure semble plutôt à la réaffirmation du principe de la force obligatoire des contrats de prêt484 conclus par l’Etat, dont le respect serait ici d’autant plus indispensable qu’il faut, d’une part, éviter les effets pervers d’une « deresponsabilition des Etats emprunteurs »485 et, d’autre part, tenir compte « des interdépendances diverses et croisées » qui accompagnent la mondialisation économique486.

Retour donc aux principes juridiques classiques comme horizon indépassable de l’ordre économique international, même en période de crise et, surtout, confirmation de la banalisation de l’Etat, lorsqu’il s’adresse aux marchés pour se financer. L’Etat emprunteur qu’il soit du Nord ou du Sud doit se plier aux contraintes qu’imposent ceux qui prêtent s’il veut pouvoir continuer de fonctionner.

483 - La théorie des « services publics essentiels » n’a jamais été invoquée de manière autonome par un Etat. Elle

n’apparaît qu’en filigrane derrière l’argument de la nécessité dont on a déjà vu qu’il n’est accueilli par la jurisprudence que de manière très exceptionnelle. Quant à la doctrine de la dette odieuse, si l’on peut y rattacher les décisions unilatérales de certains Etats, longtemps avant que la doctrine ne soit formulée (on peut là encore remonter à la Déclaration du Mexique, en 1883, dans laquelle il énonçait : « Nous ne pouvons

pas reconnaître, et par conséquent ne pourront être converties, les dettes émises par le gouvernement qui

prétendait avoir existé au Mexique entre le 17 Décembre 1857 et le 24 Décembre 1860 et du 1er

Juin 1863

au 21 Juin 1863 » ; V. également, les exemples rapportés par H. de Vauplanne, article précité in Revue Banque, Avril 2011, s. p. 78), on ne peut que constater, d’une part, l’absence de recours à cette doctrine, non seulement lors de l’accession à l’indépendance des Etats africains, dans les années 60 mais également, lors « des nombreuses alternances démocratiques en Amérique centrale et du Sud au cours de 30 dernières

années, tout comme lors de l’accession à des régimes démocratiques des ex-pays de l’Est… », ibid) et d’autre part, le peu de précédents jurisprudentiels qui s’en font l’écho. On ne cite généralement que la sentence rendue par la Cour d’arbitrage internationale, en 1923 (Affaire Tinoco-Royaume Uni / Costa Rica – SA, 18 Octobre 1923, R.S.A., I, p. 369) dans laquelle celle-ci déclare « nuls », « les prêts concédés par

une banque britannique au Président Tinoco du Costa Rica » parce que ses prêts « n’avaient pas servi les

intérêts du pays mais bien l’intérêt personnel d’un gouvernement démocratique », le Président de la Cour, soulignant à propos de « la Banque royale » que son « cas ne dépend pas seulement de la forme de la

transaction mais de (sa) bonne foi lors du prêt pour l’usage réel du gouvernement costaricain. La banque

doit prouver que l’argent fût prêté au gouvernement pour des usages légitimes. Elle ne l’a pas fait ». Cette sentence a été exhumée par les Etats-Unis, au lendemain du renversement du régime de S. Hussein pour convaincre ses partenaires européens d’accepter un allégement de la dette de l’Etat irakien (H. Vauplanne, article précité in Revue Banque, Avril 2011, s. p. 79)

484 - M. Audit, étude précitée in Insolvabilité des Etats et dettes souveraines, s. p. 82 : « A tort ou à raison, le

temps n’est plus à la reconnaissance au profit des Etats d’un pouvoir légitime de suspension voire

d’annulation de leurs dettes lorsqu’ils estiment que les circonstances l’exigent. On a fini par considérer que

la force obligatoire du contrat de prêt, et donc les droits du créancier, devait l’emporter sur la modification

unilatérale de ses termes par l’Etat débiteur. Foin de sa souveraineté, l’Etat doit par principe respecter les

termes des contrats d’emprunt qu’il signe et rembourser à l’échéance les dettes qui en sont issues ». 485 - V. M. Forteau, Les instruments du droit international public pour remédier à l’insolvabilité des Etats et

dettes souveraines, p. p. 209-232, s. p. 210-211 qui fait référence à la position allemande au sein de l’Union européenne et considère avec D. Carreau et P. Julliard que « l’élimination d’une possibilité de défaillance de

l’Etat endetté (…) en raison de la certitude d’un sauvetage (…) conduirait à des conduites imprudentes tant

de la part du débiteur étatique que de ses créanciers… ». 486 - ibid, s. p. 211 qui note : « Ainsi la dette grecque, dont il a été beaucoup question ces derniers temps, est-elle

autant un problème de la Grèce que de ses créanciers étrangers et par conséquent de l’Etat d’origine de ces créanciers (un sauvetage trop libéral de la Grèce pourrait entraîner la faillite de ses créanciers et avec elle une déstabilisation du secteur bancaire de l’Etat d’origine des banques créancières qui s’offrirait alors lui-même, du même coup, à un risque d’insolvabilité consécutif à l’effondrement de son système bancaire).