l'unique en son genre

Upload: baptiste-girardeau

Post on 23-Feb-2018

220 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    1/21

    L'UNIQUE EN SON GENRE

    Stphane Chauvier

    Editions de Minuit | Philosophie

    2010/3 - n106

    pages 3 22

    ISSN 0294-1805

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-philosophie-2010-3-page-3.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Chauvier Stphane, L'unique en son genre ,

    Philosophie, 2010/3 n106, p. 3-22. DOI : 10.3917/philo.106.0003

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Editions de Minuit.

    Editions de Minuit. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votre

    tablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire que

    ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur en

    France. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    Documenttlchargdepu

    iswww.cairn.info-Universit?deNanterre

    -Paris10-

    -193.5

    0.1

    40.1

    16-02/04/201

    511h04.

    EditionsdeMinuit

    m

    e

    g

    d

    s

    w

    c

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    s

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    o

    d

    M

    i

    n

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    2/21

    Stphane Chauvier

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Quest-ce qui compte comme un individu, et quest-ce qui comptecomme le mme individu ? Il y a, entre ces deux questions fondamen-tales de toute mtaphysique de lindividualit, un ordre de prsancelogique : on ne saurait interroger lidentit dun individu sans savoir aupralable quon a affaire un individu et, partant, sans disposer dunconcept primitif dindividu propre dmarquer lindividuel du non-

    individuel. De la mme manire quon ne saurait interroger lidentitdun tableau de matre sans savoir que cest un tableau de matrequon a affaire, on ne saurait interroger lidentit dun individu sanssavoir que cest un individu quon a affaire.

    Mais le concept dindividu est-il univoque ? Ne peut-il se faire quelexpression mme individu puisse se prendre en deux sens diff-rents, parce quil existerait deux sens diffrents du concept dindividuauxquels seraient attachs des critres didentit numrique diffrents ?

    Lide que nous voudrions dvelopper dans ce qui suit est prcisment

    quil existe deux sens diffrents du concept dindividu, parce quil existedeux modes diffrents dindividuation cognitive, cest--dire deux faonsdiffrentes daccder cognitivement un individu. Sans doute, lun deces modes daccs est-il dominant. Mais un tropisme cognitif na nulleraison dtre a priori considr comme la marque dune plus grandepertinence objective. Nous voudrions donc montrer que parce quilexiste, sinon en fait, du moins en droit, deux manires trs diffrentesdaccder cognitivement un individu, il existe aussi, associs cesmodes dindividuation cognitive, deux concepts assez diffrents de ce

    quest un individu et de ce qui constitue lidentit dun individu : Lune de ces deux manires de penser un individu, la maniredominante, conduit concevoir lindividu comme une unit numriquedune espce ou dune sorte donnes, ce que nous appellerons unehnade.

    Lautre manire de penser un individu conduit concevoir lindi-vidu comme un absolu singulier, ferm sur le reste du monde, ce quenous appellerons unemonade.

    Notre thse, toutefois, nest pas que ce soient l deux manires de faire des individus, au sens o Nelson Goodman parle de maniresde faire des mondes 1 . Notre thse est plus simplement que nousdisposons de deux chemins daccs cognitifs complmentaires toutindividu, deux chemins qui ne peuvent pas tre emprunts en mmetempset qui, lorsquils sont emprunts, conduisent voirnimporte quelindividu, tantt comme une hnade, tantt comme une monade. La

    1. N. Goodman,Manires de faire des mondes, trad. M.-D. Popelard, Nmes, J. Chambon,1992, rimp. Paris, Gallimard, Folio-essais, 2006.

    3

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    3/21

    situation est analogue celle dun sujet photographique quon photo-graphierait tantt sans zoom, tantt avec un zoom macro. Dans le pre-

    mier cas, le sujet se dtache sur un fond plus ou moins net et peut treentour de divers autres sujets photographiques. Dans le second cas, lesujet occupe seul la scne, il est son propre fond et on le voit moins luiquon ne voit des choses de lui ou en lui. Pour nous rapprocher de lasituation que nous souhaitons mettre en lumire, il faudrait imaginerquon nait dautre accs au sujet photographique que par le truchementde photographies, autrement dit quon ny ait pas daccs perceptifdirect. la question : Quelle sorte dentit est ce sujet photographi-que ? la rponse ne serait clairement pas la mme si lon ne se basait

    que sur des photos prises sans zoom ou bien si lon ne se basait que surdes photos prises avec un zoom macro. Il en va de mme dans le casqui nous occupe : on napprhende pas pareillement lindividualit desindividus et leur identit quand on les apprhende de lune ou lautredes deux faons de penser que nous allons distinguer 2. Nous verronsalors que certaines apories relatives lidentit personnelle des individushumains pourraient ntre que leffet illusoire de la confusion ou dumlange de ces deux approches de lindividu.

    LE CONCEPT DINDIVIDU, CLASSIFICATEUR DE SECOND RANG

    Pour comprendre le lien que nous souhaitons tablir entre, dun ct,un certain mode daccs cognitif aux individus et, de lautre, un certainconcept dindividu, il nous faut commencer par clarifier quelque peu lestatut logique du concept dindividu. Le statut logique de ce conceptest en effet aujourdhui dissimul par la manire dont le mot individu est principalement employ. Le plus souvent, en dehors du moins destraits de mtaphysique, ce mot est employ en lui associant, titre de

    dterminant implicite, ladjectif humain . On dira, par exemple : Jaivu deux individus , comme on dirait : Jai vu deux girafes etnimporte quel interlocuteur comprendra que ce sont deux treshumains que lon a vus. Reste quen toute rigueur de terme, dire toutcourt et hors contexte : Jai vu deux individus est aussi obscur quede dire : Jai vu deux objets , car le concept dindividu, comme leconcept dobjet, nest pas un concept qui permet didentifier quoi quece soit3. Cest un concept transcendantal , un concept qui traverseles espces, les genres et peut-tre mme les catgories et qui requiert,

    pour tre appliqu quoi que ce soit, une identification pralable, maisune identification qui ne rserve pas lusage de ce concept telle ou

    2. Un concept nest certes pas une photographie. Mais la rsolution des concepts que lonpeut appliquer un seul et mme objet peut varier dune manire qui est analogue lactiondun zoom. On peut avoir en face de soi un homme. On peut aussi avoir en face de soiJacques Fabert. La rsolution de un homme et de Jacques Fabert nest pas la mme :on a activ, en passant de lun lautre, une manire de zoom cognitif.

    3. Pour cette particularit du concept dobjet, cf. V. Descombes, Grammaire dobjets entous genres, Paris, Minuit, 1983, spcialement p. 148-151.

    4

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    4/21

    telle sorte dtermine de choses, en particulier aux tres humains. Si,face un enchevtrement de phasmes, on demande quelquun :

    Combien comptes-tu dindividus ? , il est assez vraisemblable quenotre interlocuteur comprendra la question, quil ne cherchera pas despetits bonhommes cachs dans un coin.

    On peut donc prciser le statut du concept dindividu en distinguantdes concepts identifiant ou caractrisant de premire intention, commeles concepts de girafe, de phasme, dhomme ou de rouge qui sappli-quent directement des constituants de notre environnement, et desclassificateurs de second rang 4 comme les concepts dobjet ou de pro-prit, mais aussi despce et de genre, qui nous servent moins iden-

    tifier et caractriser les constituants de notre environnement, qu classerou apprhender dune autre faon ce dont nous parlons en premireintention. Il faut par exemple avoir soumis une primo-classificationles tres vivants pour y reprer des varits, des espces et des genres.On dira des tigres quils forment une espce et des tigres du Bengalequils forment une varit, ce qui suppose quon ait identifi des compo-sants de la ralit comme tant des tigres ou comme tant des tigres duBengale. De mme, on ne comparera les proprits de deux objets quesi lon a au pralable identifi ce qui comptera comme une propritdans la comparaison. Cest donc en ce sens que le concept dindividuest un classificateur de second rang : il sapplique des constituants dela ralit, des hommes ou des phasmes par exemple, mais moyennantleur primo-classification ou primo-identification laide de ces conceptsprimo-intentionnels que sont les concepts dhomme ou de phasme 5.

    Une consquence notable de cette secondarit du concept dindividu,une consquence qui vaut galement pour les autres classificateurs desecond rang que nous avons mentionns, cest que les conditionsdapplication du concept dindividu, autrement dit son sens ou unepartie de son sens, comportent une rfrence essentielle la manire

    dont les objets auxquels il sapplique sont primo-identifis. Autrement

    4. Nous pourrions galement parler de classificateurs de seconde intention. Mais il existeune interprtation de la nature des concepts de seconde intention daprs laquelle cesconcepts seraient des concepts de concepts, l o les concepts de premire intention sappli-queraient directement des choses existant extra animam. Cest notamment linterprtationde Guillaume dOckham (Somme de Logique, I, 12, trad. fr. J. Biard, 2e d., Mauvezin,T.E.R., 1993, p. 42-45). Il nest toutefois pas ncessaire dadopter cette interprtation mta-linguistique ou mtaconceptuelle des concepts de seconde intention. On peut parfaitementconsidrer les concepts de seconde intention comme des concepts qui, non pas classifientdes concepts de premire intention, mais qui classifient des composants de la ralit la

    faveur ou moyennant leur primo-classification ou primo-identification. Toutefois, pour nepas prter quivoque, nous parlerons de classificateurs de second rang, plutt que deconcepts de seconde intention.

    5. Du point de vue de lordre de la connaissance et du discours, il ny a donc pas plusdindividus nus, quil ny a de proprit nue, despce nue ou de genre nu. Cest l unesimple consquence de la secondarit intentionnelle de ces concepts. On ne rencontre pas,dans lexprience, des individus, des espces, des genres ou des proprits, comme onrencontre des girafes, des phasmes ou des taches rouges. Mais on classifie au moyen de cesconcepts de second rang les diffrents composants de notre exprience que lon a, aupralable, conceptualiss en premire intention, cest--dire sortaliss ou caractriss.

    5

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    5/21

    dit, tre un individu, tout comme tre un objet, tre une proprit outre un genre, cest, non pas exclusivement certes, mais au moins pra-

    lablement, trepensou signifidune certaine manire, dune manirelogiquement voire cognitivement dtermine ou typique.Considrons dabord, pour prciser cette ide, le concept de second

    rang de proprit, par contraste avec un concept de premire intentioncomme le concept de rouge. quoi sapplique tout dabord le conceptde rouge ? des composants de la ralitsur la base de leur prsentationphnomnale. Matriser le concept de rouge, cest tre sensible uncertain mode de prsentation phnomnale, le mode de prsentationtypique des choses rouges. Considrons maintenant le concept de pro-

    prit. quoi sapplique-t-il ? Il sapplique galement des composantsde la ralit, et notamment la rougeur. Mais il ne sapplique pas cescomposants de la ralit sur la base dun certain mode de prsentationphnomnale. Il sapplique plutt des composants de la ralit sur labase dumode de prsentation catgoriale ou grammaticaledes conceptsde premire intention au moyen desquels on identifie ces composantsde la ralit. Par exemple, le concept de proprit sapplique la rou-geur, parce que le concept de rouge ou, si on veut, le mot rouge , a,dans notre langage et notre pense, le comportement catgorial typiquedun prdicat caractrisant, par contraste avec, par exemple, un prdicatsortal ou encore un nom propre6.

    Ce qui est vrai du concept de second rang de proprit lest aussi duconcept dindividu. Nous appliquons le concept dindividu des compo-sants de la ralit, non sur la base de leur mode de prsentation phno-mnale, mais sur la base du mode de prsentation catgorialetypique decertains termes de premire intention. Quelque chose est un individu oupeut tre pens comme un individu parce quon y pense, en premireintention, dune certaine manire. videmment, treun individu, toutcomme tre une proprit, tre un genre ou tre un procs nest pas la

    mme chose qutre un terme ou un concept ayant un certain compor-tement logico-grammatical typique. Un mode dtre pensou dtre signi-fi, unmodus significandi, nest pas la mme chose quun mode dtre,unmodus essendi. Mais on peut considrer une manire dtre pens ouun profil catgorial comme undtecteur de mode dtre. De mme que lahauteur de la colonne de mercure dans le thermomtre varie en fonctionde la temprature extrieure, le comportement catgorial des termes aumoyen desquels nous dcrivons, en premire intention, la ralit varie enfonction du mode dtre des composants correspondants de la ralit.

    Si lon pose, ds lors, quun individu nest pas dabord ce qui semontre nous dune certaine faon, mais plutt ce qui est pensousignifipar nous dune certaine faon, quelle est cette faon typiquedtre pens ou signifi qui fait que ce quon pense, en pensant de cettefaon typique, est un individu ?

    6. Sur la diffrence entre concepts sortaux ou typants et concepts caractrisants, cf.P. Strawson,Les individus, trad. fr. A. Shalom & P. Drong, Paris, Le Seuil, 1973, p. 189.

    6

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    6/21

    DEUX MODES DE PRSENTATION CATGORIALE DE LINDIVIDU

    Il nous semble quil existe, la fois dans la littrature philosophique,mais aussi en soi, deux rponses possibles cette question du mode designalement catgorial de lindividu. Ces deux rponses ont un traitcommun : le signalement catgorial de lindividu est chaque fois oprpar des termes, des expressions ou des concepts qui apparaissent, dansnos penses articules, en position de sujets logiques. Les individus,quand ils sont attraps par notre pense, le sont par les sujets logiquesdes penses articules, jamais par leurs prdicats. De mme quon arra-che un clou avec une tenaille, on attrape un individu avec un sujet

    logique. Un individu est donc, au minimum, un sujet de prdication.Mais, videmment, tout sujet de prdication nest pas individu. Quandon pense que lhomme est la plus noble des cratures 7, on ne pense,directement au moins, aucun individu. Le concept dindividu trouvedonc son sens ou, au moins, la racine de son sens, dans le contrasteentre diffrents types de sujets de prdication et, au del, entre diffrentstypes dexpressions tenant lieu de sujets de prdication. Pour quunsujet de prdication soit un individu, il faut donc que lon y pense ouque lon en parle dune certaine faon. De quelle faon ?

    Lhistoire de la philosophie traditionnelle fournit deux rponses dif-frentes cette question. Lune prend sa source dans le trait des Cat-goriesdAristote, lautre dans lintroduction rdige par Porphyre cetrait et aux autres traits logiques dAristote, lIsagoge.

    Dans les Catgories, Aristote affirme quune pense articule portesur un individu lorsque lexpression figurant en position de sujet logiqueest de la forme ce F . Les exemples quil donne sont : cet homme,ho tis anthrpos; ce cheval,ho tis hippos; mais aussi cette science gram-maticale,h tis grammatik; ce blanc,to ti leukon 8. Ce passage du traitdes Catgories doit videmment tre rapproch du rle jou, dans laMtaphysique, par lexpression tode ti, ce quelque chose . Si ongnralise et modernise un peu le langage, lide dAristote est que notrepense ou notre langage attrape des individus lorsque nous mobilisons,en association avec un concept sortal, ou mme un concept caractrisant,ce que Quine appelle lappareil de la rfrence divise9. Nous pouvonsformer des penses gnrales sur lhomme ou sur la blancheur. Maisnous pouvons aussi focaliser notre pense sur cet homme ou ce blancet dans ce cas, ce quoi nous pensons est un individu.

    Cette manire de penser des individus au moyen de ce que nous

    appellerons dsormais une focalisation dmonstrative ne constitue pascependant la seule caractrisation de la pense des individus que lontrouve dans la littrature. Dans lIsagogede Porphyre, on trouve en effet

    7. Cf. G. dOckham, Somme de logique, I, 66, op. cit., p. 205 sqq.8. Aristote, Catgories, 1a 20-1b 10, d. et trad. fr. R. Bods, Paris, Les Belles Lettres,

    2001, pp. 3-4.9. W.V.O. Quine,Le mot et la chose, 19, trad. fr. P. Gochet Paris, Flammarion, 1977,

    p. 140 sq.

    7

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    7/21

    un autre signalement logique de lindividu, qui, dans le texte de Por-phyre, est un peu imprcis, mais qui donnera lieu, dans lhistoire ult-

    rieure de la logique, une dfinition plus prcise. Dans le contexte dundveloppement sur les prdicables gnriques, Porphyre oppose lesconcepts qui se disent de plusieurs et les concepts qui se disent dunechose unique, kath henos monou, de uno solo, dont il donne pourexemple le nom propre Socrate et les dmonstratifs ceci et cela 10. Le texte de Porphyre est toutefois ambigu parce quil nedistingue pas nettement les notions ou concepts, legomenaou epinoia,et les tants, onta 11. Porphyre semble dire, dans ce passage, que lesconcepts que nous appellerons dsormais singulierssont eux-mmes les

    individus, par opposition aux espces et aux genres. Cette ambigutrapparat dautres endroits du livre 12 et restera prsente dans lalogique mdivale. Par exemple, dans son trait de logique, PierredEspagne dit quun individu est ce qui est prdiqu dun seul, indivi-duum est quod de uno solo predicatur13. De mme, parmi les sens dumot individu , Ockham relve que si le mot individu peut dsi-gner ce qui est une chose et non plusieurs,una res numero et non plures,il peut aussi dsigner le signe propre dun seul, signum proprium uni,quon appelle terme discret, terminus discretus 14.

    Mais lambigut sera, notre sens, leve dans la Logique de PortRoyal o lon trouve la dfinition suivante : Les ides qui ne repr-sentent quune seule chose sappellent singulires ou individuelles et cequelles reprsentent des individus 15 . Une diffrence est donc faitepar les logiciens de Port Royal, une diffrence qui clarifie la traditionissue de Porphyre, entre le concept ou lide singulire et lobjet dunetelle ide singulire, qui est appel individu . Le mot individu nedsigne plus le concept ou le prdicable singulier lui-mme, mais ce

    10. En effet, parmi les prdicables, les uns ne se disent que dun seul, comme les

    individus (par exemple Socrate, cet homme-ci ou cette chose-ci), tandis que les autres sedisent de plusieurs (comme les genres, les espces, les diffrences, les propres, les accidentsqui sont communs et non pas particuliers un seul individu). Porphyre, Isagoge, trad. fr.A. de Libra & A.-Ph. Segonds, Paris, Vrin, 1998, p. 3.

    11. Cf. lintroduction dA. de Libra, p.XXXVIIIsq. et les rfrences aux deux problma-tiques parallles du skoposdes Catgorieset de lIsagoge.

    12. Par exemple en I, 11 : Dire que le genre est prdicable de plusieurs le distingue desindividus qui ne sont prdicables que dun seul (op. cit., p. 4).

    13. Tractatus, II, 10, ed. L. M. De Rijk, Assen, Van Gorcum & Co., 1972, p. 19.14. Selon les logiciens, individuse comprend de trois faons. En un premier sens, on

    appelle individu tout ce qui est numriquement une seule chose et non plusieurs. En ce sens,on peut admettre que nimporte quel universel est un individu. En un autre sens, on appelle

    individu une chose en dehors de lme qui est une et non plusieurs, et qui nest pas le signede quelque autre chose ; ainsi nimporte quelle substance est un individu. En un troisimesens, on appelle individu le signe propre une seule chose ; on lappelle aussi terme discret ;en ce sens, Porphyre dit que lindividu est ce qui se prdique dune seule chose. Cettedfinition ne peut se comprendre dune chose existant en dehors de lme, par exemple deSocrate, de Platon, etc., parce quune telle chose ne se prdique ni dun seul, ni de plusieurs.Il faut donc comprendre cette dfinition comme celle dun signe qui est propre une seulechose, de aliquo signo proprio uniet qui ne peut tre prdiqu que delle... (Somme de

    Logique, I, 19, trad. J. Biard, p. 69-70).15. La logique ou lart de penser, I, iv, d. P. Clair & F. Girbal, Paris, PUF, 1965, p. 53.

    8

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    8/21

    quoi sapplique un tel concept. Et lon obtient ds lors une autre carac-trisation du mode de prsentation catgoriale dun individu : un indi-

    vidu est moins ce qui est attrap par une expression de la forme ce F ,que ce qui est attrap par un concept singulier, non plus ce quoi onpense quand on pense cet homme ou ce phasme, mais ce quoi onpense quand on pense Socrate ou Bucphale.

    Nous allons videmment dvelopper cette diffrence entre focalisa-tion dmonstrative et concept singulier et montrer, en particulier, queles noms propres ne sont pas les reprsentants les plus pertinents decette notion de concept singulier. Mais ce quil importe de biencomprendre au pralable, cest la porte de cette diffrence. Nous avons

    avanc que le sens dun concept de second rang comme le conceptdindividu tait en partie constitu par un mode de prsentation cat-gorial. Cela ne veut pas dire, insistons-y encore, qutre un individu,cest tre un certain type de terme ou de concept. Ce qui est vrai, enrevanche, cest que pour caractriser le mode dtre dun individu,comme dailleurs pour caractriser le mode dtre dune proprit oudun procs, nous ne pouvons pas nous confier aux phnomnes 16.Nous nous guidons bien plutt sur la manire dont nous pensons ousignifions ce type de constituant de la ralit, sur ce que nous avons faire pour y penser et pour y penser dune manire grammaticalementharmonieuse17. Cest un peu comme si on infrait la forme dun objet partir de lobservation des seuls gestes de la main qui en parcourt lasurface et en enserre le volume. On caractrise un mode dtre enobservant les gestes grammaticaux de notre esprit. Or sagissantprcisment du mode dtre individuel, de ce que cest qutreun indi-vidu, le concept que lon sen forme nest pas exactement le mme selonquon se base, pour apprhender ltre de lindividu, sur la focalisationdmonstrative ou bien sur lemploi de concepts singuliers. Et ce quipermet de mettre en lumire cette diffrence, ce sont les cas, peu nom-

    breux mais instructifs, o lobjet dun concept singulier ne peut pas treaussi lobjet dune focalisation dmonstrative.

    LES HNADES

    Creusons donc maintenant cette diffrence, en commenant par pr-senter la notion dindividu qui se trouve comme enveloppe dans cettemanire typique de penser un objet qui consiste y penser comme

    16. Autrement dit, il nexiste pas dontologie phnomnologique ! Dans le phnomnedun chiffon rouge, il ny a rien de tel que la diffrence catgoriale entre le sujet et sa couleur.Il y a certes des diffrences phnomnales, mais, considres dans leur pure phnomnalit,elles sont toutes sur le mme plan. Le phnomne dun chiffon rouge est autant celui dunrouge chiffonant que celui dun chiffon rougeoyant. Il faut plonger notre thermomtrelangagier dans le phnomne pour que celui-ci rvle sa structure ontologique.

    17. Par exemple, pour caractriser le mode dtre dun procs, nous sommes attentifs auxparticularits des verbes, notamment au fait quils possdent toujours une marque temporelle.

    9

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    9/21

    ce F, tode ti. Le point essentiel, dans une pense individuative de cegenre, cest la prsence dun composant gnral, quil soit sortal ou

    caractrisant. La pense de ce phasme ou de cet homme se laisse clai-rement dcomposer en deux moments ou deux capacits troitementimbriques lune dans lautre : la capacit dtecter une prsence phas-mique ou humaine et la capacit isoler un porteur singulier de cetteidentit spcifique.

    Dun point de vue psychogntique, ces capacits semblent hirar-chises. Si lon en croit des auteurs comme Quine 18, Strawson19 ou lesthoriciens de la cognition quils ont inspirs 20, on peut concevoir unpenseur, par exemple un penseur enfant, qui ne serait capable que de

    dtecter des prsences phasmiques ou humaines. Un tel penseur pen-serait par concepts de traits ou par concepts de masse, il penserait quily a du phasme ou de lhomme, comme on pense quil y a du vent oudu sang. Mais il serait aveugle lindividualit des prsences phasmiquesou humaines. Ceci suggre donc que la capacit reprer des prsencesphasmiques ou humaines peut sexercer, sans que la sensibilit lindi-vidualit de ces prsences ne soit galement exerce. Mais il semble enrevanche quon ne puisse envisager linverse, savoir un penseur quiserait sensible lindividualit des prsences, mais pas leur identitspcifique ou gnrique, quelquun qui verrait des individus nus, sansessence ou nature.

    Cette dissymtrie implique donc que la capacit penser ce phasmeou cet homme est une manire denrichissement ou de complexifica-tion de la capacit premire dtecter les traits spcifiques correspon-dants. La focalisation dmonstrative semble ds lors comporter deuxdimensions :

    Une transition, sinon relle, du moins logique de du phasme un phasme quon peut appeler individuation ;

    Une transition, l encore sinon relle du moins logique, de un

    phasme ce phasme , quon peut appeler individualisation.Il ny a videmment pas lieu de supposer ici un quelconque processus,

    avec des phases ou tapes successives. Mais il y a bien toutefois descapacits distinctes, parce que dtachables : on peut voir du phasme,une masse phasmique, sans voir o chacun commence ; on peut voirdes phasmes, sans tre attentif celui-ci ou celui-l. On peut doncdtecter un trait, sans individuer, ni individualiser. Et lon peut indivi-duer, sans individualiser.

    Quest-ce ds lors maintenant quun individu lorsquun individu est

    conu comme lobjet dune focalisation dmonstrative, dune pense de

    18. Le mot et la chose,op. cit., p. 141-144, propos de ce que Quine appelle termes demasse .

    19. Les individus,op. cit., p. 227sq., propos de ce que Strawson appelle, lui, conceptsde trait [feature] .

    20. Cf. par exemple Ruth Millikan, A Common Structure for Concepts of Individuals,Stuffs and Real Kinds : More Mama, More Milk and More Mouse ,Behaviorial and Brain

    Sciences, vol. 22, no 1, 1998, pp. 55-65.

    10

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    10/21

    la forme ce F , tode ti? Il suffit, pour rpondre cette question, deconsidrer les gestes mentaux ou grammaticaux que nous accom-

    plissons pour penser un individu comme ce F . On peut, noussemble-t-il, en distinguer trois, en prcisant encore une fois quils nereprsentent pas des phases ou des tapes psychologiques, mais pluttdes moments , au sens hglien du terme :

    Le premier geste , on peut lappeler hypostasiant. Il reflte lecontraste entre penser lhomme et penser un homme, entre penser un universel ou penser un particulier. Quand on pense un homme,on ne pense pas une nature ( lhomme ) mais on pense cette naturecomme hypostasie ou comme instancie 21.

    Le second geste, qui est troitement imbriqu dans le premier, maisdont nous verrons plus loin quil ne lest pas ncessairement, on pourraitlappeler hnadant, mais nous nous contenterons de lappeler numri-sant. Dans lopration que nous avons appele individuation , savoirle passage du du phasme un phasme , il y a en effet manifes-tement, la fois lintroduction dune hypostase et celle dune hnade au sens dune unit de compte. Autrement dit, individuer, cest intro-duire une hypostase qui est une unit numrique, une unit de compte :unhomme, unphasme.

    Enfin le troisime geste est un geste dindividualisation, quicorrespond au passage de un phasme ce phasme . Dans le casdune focalisation dmonstrative, lindividualisation sopre de manireperceptive et contextuelle. Mais il est toujours possible den redployerle contenu ou une partie du contenu de manire descriptive, lintrieurdunedescription dfinie: Le phasme qui a une grande patte bleue .

    Si on met ensemble ces trois gestes, si, du moins, on essaye de dduirede ces gestes le profil ontologique de ce quils attrapent, on obtient unecertaine dfinition du concept dindividu : tre un individu, cest trelhypostase comptable et singulire dune nature commune 22. Le concept

    dindividu ainsi dfini comporte donc toujours, pour parler commeHegel, une ngativit essentielle ou constituante : lindividu est lunparmi les autres, rels ou potentiels, et son tre individuel rside danssa distinction relle davec tous ces autres. Mais cette ngativit na riendune proprit mystrieuse : elle dcoule du fait que la pense de ce F

    21. Lhypostase dune nature ou sa subsistence individuelle , selon le vocabulairede Boce. Cf. Contre Eutychs et Nestorius dans Courts traits de thologie, trad.H. Merle, Paris, Le Cerf, 1991, p. 60. Selon Boce, lorsque cette nature est rationnelle, son

    hypostase ou sa subsistence individuelle sappelle une personne . Nous critiquons cetteconstruction bocienne du concept de personne partir de celui dhypostase dans notreQuest-ce quune personne ?, Paris, Vrin, 2003.

    22. Sans entrer dans lhistoire complexe des rapports entre le grec hypostase et le latin substance , on peut donner au mot substance un sens qui implique que tout individu,sil est une hypostase, nest pas une substance. Ainsi une clameur est, au sens prdfini, unindividu, donc une hypostase, mais nest pas une substance. Cest quil y a des individuspour lesquels la question : Est-ce nouveau le mme F ? a un sens et dautres pourlesquels elle nen a pas. Les premiers sont alors des substances au sens dhypostases perdu-rantes dune nature commune.

    11

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    11/21

    transite, sinon psychologiquement, du moins logiquement, par la pensedun F. Cest parce quune individuation est comme compacte dans

    lindividualisation, quelle soit perceptive ou descriptive, que lindividuest une unit soustraite ou ajoute aux autres. tre un individu, au senso lindividu est lobjet dune pense de la forme ce F , cest doncfondamentalement faire nombre avec dautres, pour sy ajouter ou sensoustraire 23. Cest tre ce que nous appellerons dsormais une hnade.

    CONCEPTS SINGULIERS

    La question que nous allons soulever maintenant est la suivante : a-t-onla mme image de ltre individuel lorsque lindividu est apprhend,non pas comme lobjet dune focalisation dmonstrative, mais commelobjet dun concept singulier ? La question peut paratre trange parceque, dans un grand nombre de cas, ces deux approches sappliquent auxmmes objets et sont galement disponibles. Je puis mintresser cethomme qui passe dans la rue puis, aprs avoir fait plus amplement saconnaissance, men former un concept singulier, qui peut comporter deslments descriptifs, tre le pre de Marie par exemple, mais aussi deslments informationnels drivs de mon accointance rpte avec lui.Danscetypedecas,lesdeuxapproches,lapprochefocalisanteetlappro-che singularisante, sont donc lune et lautre disponibles. Toutefois, etcest nous semble-t-il ce qui est digne dexamen, il y a des cas o lappro-che focalisante nest pas disponible, des cas o lobjet de notre conceptsingulier ne peut pas, en outre, tre pens commeunF.

    Prcisons dabord, avant daller plus loin, cette notion de conceptsingulier. Dans le texte prcit de Porphyre, ce dernier donne commeexemple dun prdicablede uno solole nom propre Socrate . Il noussemble toutefois que lon doit, par prudence et en premire approche,

    carter les noms propres de la rubrique des termes exprimant desconcepts singuliers, parce quil nest pas certain que les noms propresaient un sens descriptif et puissent, par consquent, tre considrscomme exprimant des concepts singuliers, quoiquils puissentfaire par-tie de concepts singuliers 24. Lautre exemple donn par Porphyre estcelui des dmonstratifs purs ceci et cela . Mais, l encore, sil estvrai quun dmonstratif, quil soit pur , cest--dire complt par lecontexte, ou bien quil ait la forme dun dmonstratif sortalis du type

    23. Ce concept dindividu comme unit numrique est videmment susceptible denri-chissements. En particulier, lunit comptable peut encore tre pense en termes dunicitinterne et donner ainsi naissance la problmatique des degrs dindividualit, compriscomme degrs de cohsion et de diffrenciation internes. Pour un dveloppement de cetteproblmatique, nous nous permettons de renvoyer notre tude Particuliers, individus etindividuation dans P. Ludwig & T. Pradeu (dir.), Lindividu. Perspectives contemporaines,Paris, Vrin, 2008, pp. 11-35.

    24. Autrement dit, mme si on accepte la thse de Mill et de Kripke qui veut quun nompropre ait une rfrence, mais pas de sens, un nom propre peut faire partie dun conceptsingulier, celui que nous nous formons de la personne dont nous connaissons le nom.

    12

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    12/21

    ce F , peut tre considr comme exprimant un concept singulier, ilsagit chaque fois dun concept singulier relatif et pisodique, dont le

    contenu dpend de la bouche qui lnonce et du contexte dans lequelil est nonc.Plus instructif, nous semble-t-il, quoique non mentionns par Por-

    phyre, est le cas des concepts singuliersabsolus et permanents, autrementdit dont le sens est accessible tous et dont le contenu ou lobjet nevarient pas avec le contexte. Un concept de ce type nest pas la mmechose quun concept gnral ayant, de manire accidentelle ou extra-logique, un seul et unique objet. Le concept de satellite naturel de laTerre, par exemple, na quun seul objet. Mais cest l un trait accidentel

    ou extra-logique en ce sens que, pour parler de manire un peu pdante,le concept de satellite naturel de la Terre nimplique aucune restric-tion quant la cardinalit de son extension. Il y a en revanche desconcepts qui comportent une telle restriction, qui ne peuvent, en loccur-rence, sappliquer qu un seul et unique objet.

    Le cas le plus connu est celui des concepts forms dessein poursappliquer un seul et unique objet, autrement dit les descriptionsdfinies. Toutefois, ce cas nest pas trs intressant pour nous puisque,par dfinition, une description dfinie consiste dans la dterminationdune caractristique gnrale par un trait individualisant, de sortequune description dfinie peut tre considre comme unefocalisation,non plus dmonstrative, maisdescriptiveou dterminative. Par exemple,la description dfinie : Lhomme qui, le premier, a conquis lverest isole sans doute un objet et un seul, mais cest prcisment un objetindividuel de lespce homme, un certain homme, cet homme dont lesjournaux ont parl il y a peu parce quil venait de mourir : Sir EdmundHillary (1919-2008).

    Il existe toutefois, et cest ce qui va nous retenir maintenant, desconcepts singuliers qui ont les caractristiques suivantes :

    Ils ne sont pas relatifs et pisodiques, mais absolus et permanents ; Ils sappliquent, de manire non pas accidentelle, mais essentielle

    un seul et unique objet ; Ils ne sont pas forms selon le procd logique de la focalisation

    descriptiveoudterminative,maisonttouslestraitslogiquesdunconceptgnral, lexception dutrait suivant : ils nautorisent pas les constructionstypiques de la rfrence divise, savoir : un F , des F .

    LE MONDE

    Le cas dont nous allons partir, qui nous parat le plus instructif, maisqui peut sembler, en mme temps, assez tir par les cheveux, est le casdu concept de monde. Il y a sans doute des emplois du concept demonde qui font de celui-ci un concept sortal ordinaire, cest--direautorisant des constructions comme un monde , des mondes , etc.Cest notamment le cas lorsque, avec certains thologues, on parle de

    13

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    13/21

    mondes animaux. Cest aussi le cas lorsquon sinterroge sur lventuellepluralit des mondes. Mais il y a aussi un sens du mot monde, le sens

    proprement mtaphysique, qui exclut logiquement quil puisse y enavoir plusieurs. Lorsquon dfinit le monde comme la totalit des cra-tures,universitas creaturarum 25 ou comme labsolue totalit de lensem-ble des choses existantes 26, il est logiquement exclu quil puisse y enavoir plusieurs.

    Considrons ds lors, en premier lieu, un nonc mtaphysique banal : Le monde va mal . Il est possible que lnonciateur dun tel jugementait en vue une rgion seulement du monde en profrant ce jugement,mais le fait est que son jugement ne mentionne pas cette restriction, il

    est propos du monde. Le monde est donc sujet de prdication. Maisquel est le statut de cette proposition ? Il sagit clairement dunepropo-sition singulire, de mme nature logique que, par exemple, Pierre vamal . La question fondamentale est alors la suivante : le fait quuneproposition comme Le monde va mal doive tre regarde commeune proposition singulire implique-t-il que le monde doit tre regardcomme un individu ?

    La rponse nous semble affirmative, si du moins on garde au conceptdindividu son statut de concept transcendantal. En premier lieu,lexpression le monde , dans Le monde va mal nest ni un uni-versel, prdicable de quelques sujets, ni un terme de masse, prdicablede lune quelconque de ses parties. Cest donc un atome ou un indivi-sible logique. En second lieu, si daventure un esprit peu mtaphysiciendemandait : De quel monde parles-tu ? , nous lui rpondrions sanshsitation que nous lui parlons de ce monde, en ajoutant sans doute lunique monde , et nous parlerions donc bien du monde commedun suppt ou dune hypostase.

    Cette interprtation qui fait du monde un individu peut tre tayepar un texte assez remarquable dAristote dans leDe Caelo. Il sagit du

    passage o Aristote rfute la possibilitquil y ait plusieurs mondes ouplusieurs cieux. Aprs avoir pos que dans tous les produits de lanature et de lart qui existent ou ont jamais exist, la forme en elle-mmeest diffrente de la forme mle la matire , Aristote crit :

    Comme le ciel est sensible, il se classe parmi les tres individuels (tnkath ekastn) : le sensible existe tout entier dans la matire. En raisonde ce caractre individuel, ce sont choses diffrentes que ltre de ceciel (tde t ouran) et ltre du ciel en soi (hapls) ; ce ciel (ode oouranos) est donc autre que le ciel en soi ; ce dernier est forme et

    configuration, tandis que le premier est uni la matire. Or quand ilsagit dtres ayant une configuration et une forme, il existe ou peutexister une multitude dindividus (ta kath ekasta). [...] Nanmoins, onne devra pas conclure la multiplicit relle ou possible des mondes, si

    25. Saint Thomas dAquin, Somme thologique, I, qu. 46, art. 1.26. Kant, Critique de la raison pure, A419/B447, trad. fr. A. Renaut, Paris, GF-Flamma-

    rion, 2006, p. 425.

    14

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    14/21

    le monde est form de la totalit de la matire. Or cette hypothsecorrespond bien la ralit27.

    Dune manire tout fait remarquable pour notre objet, Aristoteaffirme donc explicitement dans ce passage que le monde est un indi-vidu (to kath ekaston tant synonyme de to atomon), et un individuqui, parce quil embrasse la totalit de la matire, est unique en sonespce. Aristote admet la possibilit de distinguer ce quon pourraitappeler la mondanitdu monde, sa forme ou essence de monde, etle monde comme hypostase sensible de la mondanit. Mais le monde,lunique monde existant, ce monde est bien explicitement considrpar Aristote comme un individu, qui a pour particularit dtre unique

    en son genre.Un autre aspect remarquable du texte dAristote rside dans sonrecours lexpression ce monde , ode cosmos, hic mundus. Cetteexpression ressemble videmment une focalisation dmonstrative dutype cet homme ou ce phasme . Lnonciateur de ce monde semble parler du monde dans lequel il se trouve et lindividualiser parcontraste avec dautres. Mais cette ressemblance est videmment trom-peuse. Car hormis dans les rveries de certains thoriciens contempo-rains des mondes possibles, lexpression ce monde ne peut pas servir

    individualiserun monde par contraste avec dautres rels ou possibles.Il ny a en effet aucune espce de concurrence de ce type, aucunequivoque possible quant au monde dont on parle28.

    Quel est ds lors le rle que joue lexpression ce monde ? Dans letexte dAristote, elle sert faire ressortir le contraste entre la mondanitdu monde et lhypostase du monde. Mais cette expression peut avoir,dans dautres contextes, un sens un peu plus riche. Considrons lesexemples suivants : Ce monde est une valle de larmes ou, plusclbre : La sagesse de ce monde est folie devant Dieu . (I Cor., III-19).

    On doit noter dabord, et cela rfute demble lide que nous aurionsaffaire une focalisation dmonstrative, que les deux noncs prcdentsauraient parfaitement pu tre formuls en employant lexpression lemonde : Le monde est une valle de larmes ; La sagesse du mondeest folie devant Dieu . Dailleurs, dans les textes du Nouveau Testament,dont le second nonc est extrait, on trouve certes parfois lexpressionhic mundus, mais on trouve aussi simplement mundus, par exemple : Lalumire vritable qui illumine tout homme venait dans le monde (Jean,I, 9). Dire ce monde ne lve donc nullement une quivoque relativeau monde dont on parle, au monde dont il est question.

    Pourtant ce monde ajoute quelque chose le monde , il y a,

    27. Du Ciel, 278 a 10-27, trad. fr. [modifie] P. Moreaux, Paris, Les Belles Lettres, 1965,pp. 33-34.

    28. Cest cet argument de labsence de confusion possible que Peter Van Inwagen avance lencontre de la conception de David Lewis qui veut que le monde actuel, par oppositionaux mondes possibles, soit simplement cemonde, autrement dit que actuel veuille dire ce . Cf. P. Van Inwagen, Indexicality and actuality in Ontology, Identity and Modality,Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 165-185.

    15

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    15/21

    si lon peut dire, un ce-que-a-fait de penser au monde comme cemonde. Si on cherche clarifier ce supplment de sens, on peut dire

    que le dmonstratif sert ici insister, moins sur le caractre hyposta-tique du monde, que sur sa facticit : il est moins un dmonstratifquun exhibitif. Dire ce monde , par contraste avec le monde ,contribue en effet, non seulement nous mettre le monde sous lesyeux comme une hypostase, par contraste avec un universel, mais sur-tout, il nous le met sous les yeux dans sa facticit: ce monde , cest la fois le monde qui est, mais cest surtout le monde telquil setrouve tre prsentement, soit par contraste avec ce quil pourrait tre,soit par contraste avec ce quil a t. Autrement dit, quand on dit :

    Ce monde est une valle de larmes , on ne veut pas dire : Cemonde par contraste avec tel autre qui est plus accueillant , mais lemonde telquil nous est donn, tel quil est, le monde dans sa consti-tution factice prsente. Cest en ce sens que le dmonstratif est moinsici un individualisateur quun exhibiteur.

    QUELQUES UNIQUES EN LEUR GENRE

    Le monde est videmment une chose trs spciale et lon pourrait

    penser que cela explique les particularits du concept de monde29

    . Mais,mme sils ne sont pas trs nombreux, il y a en ralit dautres conceptsdont le mode de fonctionnement ressemble celui du concept de monde.

    Considrons le concept de Conseil dtat. Lexpression Conseildtat nest pas un nom propre, car on peut demander : Quest-ceque le Conseil dtat ? et en donner une dfinition. Cest donc uneexpression conceptuelle. Or le concept de Conseil dtat est galementun concept qui nautorise pas les oprations de la rfrence divise oude lindividuation. Il ny a gure de sens parler dunConseil dtatou biendesConseils dtat 30. Le concept de Conseil dtat est de unosolo. En consquence, comme avec le concept de monde, lemploi duconcept de Conseil dtat nous pargne davoir individualiser lobjetauquel il sapplique. Pour penser lunique objet que ce concept dsi-gne, la construction le Conseil dtat suffit et lon pourra, avec cette

    29. Il y a toutefois, relevant de la mtaphysique, un autre concept singulier sappliquant une chose galement trs spciale, le concept que Kant dsigne sous le nom dIdaltranscendantal, autrement dit le concept de lens entium, de lens summum. Kant dfinitdailleurs un Idal comme une Ide in individuo(Crp, A 569/B596, trad. fr., p. 516) et dit

    de lIdal transcendantal que cest seulement dans cet unique cas quun concept en soiuniversel dune chose est intgralement dtermin par lui-mme et quil est connu commela reprsentation dun individu (A 576/B 604, trad. fr., pp. 520-521). Il nous semble quesur ce dernier point, Kant se trompe : il y a dautres concepts singuliers que celui de lIdaltranscendantal.

    30. Lopration quon appelle, dans les traits de rhtorique, lantonomase, et plus pr-cisment lantonomase de lindividu, interdit toutefois une conclusion trop tranche. Demme quon peut former le concept gnraldune Bovary, on peut former le concept gnraldun Conseil dtat, ds lors quil pourra se trouver, dans divers pays, des institutions jouantle mme rle que le Conseil dtat franais.

    16

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    16/21

    expression, former des propositions singulires dnues de toute espcedquivoque rfrentielle31.

    Il y a, nous semble-t-il, quelques autres concepts qui fonctionnentcomme le concept de Conseil dtat ou celui de monde. La plupart, etce nest sans doute pas accidentel, dsignent des institutions sociales.Certains de ces concepts, comme les concepts dOrganisation desNations Unies ou dOrganisation mondiale du commerce sont entire-ment descriptifs. Dautres, comme le concept de pape ou de prsidentde la Rpublique, ne fonctionnent comme des concepts singuliers quelorsque leur contenu descriptif est complt par un lment contextuel.Ainsi le concept de pape peut fonctionner comme un concept sortal

    gnral, autorisant les constructions un pape , des papes , mais,dans lexpression le pape , il devient un concept singulier en tantcomplt par un composant contextuel 32.

    Le fait que les concepts singulierslinguistiquement articulssoient peunombreux et assez spcialiss ne diminue pas, notre sens, leur intrtphilosophique, dautant, comme nous venons de le signaler, quunconcept singulier peut ne pas avoir un contenu entirement descriptif.On peut en particulier considrer, la suite notamment de Gareth Evans,que nous avons des concepts singuliers base informationnelle de beau-coup dobjets, de lieux et surtout de personnes dont lindividualit nousimporte et nous est connue, ces concepts singuliers ntant pas ncessai-rement articuls ni mme articulables lingustiquement33.

    LES MONADES

    Cet intrt philosophique des concepts singuliers, nous allons tentermaintenant de le mettre en lumire en revenant notre problmatique

    31. On pourrait peut-tre objecter que le concept de Conseil dtat est, comme le conceptde satellite naturel de la Terre, un concept gnral qui se trouve accidentellement mono-ins-tanci. Mais si le Conseil dtat est dfini comme linstance suprme jugeant en appel lesdcision des cours administratives, alors il semble bien que, comme lIdal transcendantalde Kant, le concept de Conseil dtat soit essentiellement mono-instanci, et partant soit unconcept singulier.

    32. Dans laLogiquede Port Royal (op. cit., p. 66) lexpression le pape est prise commeexemple des termes quArnauld et Nicole appellent complexes par le sens , autrementdit dont la signification gnrale est resserre jusqu la singularit par ce quon appelleraitaujourdhui des constituants inarticuls. On voit nouveau le rle fondamental joue parlantonomase, dans chacune de ses deux directions caractristiques. Dun ct, lantonomasede lindividu permet de transformer un concept singulier en concept gnral (Mme Bovary/

    une Bovary, le Conseil dtat/un Conseil dtat). De lautre, lantonomase de lespce ou dugenre, permet de transformer un concept gnral en concept singulier (un philosophe/lePhilosophe, un pape/le pape).

    33. Daprs Evans, le fait que nous soyons en mesure de reconnatre des objets individuels,dprouver en leur prsence un sentiment de familiarit, mais aussi de parler deux en leurabsence, de les avoir prsents notre esprit, tous ces faits cognitifs ordinaires supposent quenous acqurions certaines Ides singulires des objets que nous rencontrons, des Ides quirenferment en partie des composantes non conceptuelles, acquises la faveur de notrecommerce informationnel direct avec ces objets. Cf. Gareth Evans,The Varieties of Reference,Oxford, Clarendon Press, 1982, chap. 8 : Recognition-based identification .

    17

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    17/21

    de dpart : le concept dindividu est-il univoque ? A-t-on le mmeconcept de ce quest un individu ou de ce quest lindividualit dun

    individu, quand un individu est lobjet dune focalisation dmonstrativeou descriptive et quand il est lobjet dun concept singulier ?Pour rpondre cette question, il nous faut au pralable essayer dter

    de notre esprit le concept dindividu que nous avons prcdemmentintroduit, le concept dhnade et la manire typique de penser qui luiest associe, celle qui consiste penser ce F. Il est vrai que chaquefois ou presque chaque fois que nous avons affaire un individu, nouspouvons y accder par le biais dune focalisation dmonstrative et y voir,par consquent, une unit singulire dune espce ou sorte donne.

    Ainsi nous pouvons penser au Conseil dtat comme uneinstitutionjudiciaire administrative ou comme cette institution judiciaire admi-nistrative. Mais ce qui nous intresse, cest le concept dindividu quelon se formerait si lon ne disposait pas de cette capacit de penser nimporte quel individu ou la plupart des individus comme un Fouce F. Que serait un individu pour une crature qui ne pourrait penser des individus que sous la forme le F ?

    Appliquons, pour rpondre cette question, la mthode que nousavons prcdemment dcrite, cest--dire considrons les gestes mentaux ou grammaticaux que nous excutons lorsque nous pensons quelque chose comme le F. Des trois gestes que nous avons associs la focalisation dmonstrative : lintroduction dune hypostase, sonindividuation numrique et son individualisation, seul le premier gestea son pendant dans lemploi des concepts singuliers de la forme le F .En pensant le F, le Conseil dtat, le pape, le monde, nous introduisonsune hypostase, mais dune manire qui nous dispense de lindividuernumriquement autant que de lindividualiser. Lindividualit de lobjetdun tel concept est donc lie au concept mme que nous employons,au fait que ce concept ne peut tre que mono-instanci ou mono-hypos-

    tasi, au fait quil enveloppe une restriction quant la cardinalit deson extension. Il nous semble ds lors que si lon devait dfinirsur cetteseule basece quest le type dentit auquel nous accdons en pensant quelque chose comme le F, le concept que nous obtiendrions seraitle concept dune hypostase de nature singulire, une hypostase uniqueen son genre et en son espce et par consquent, au sens tymologiquede ce mot, un absolu, ce que nous pourrions ds lors, par commoditabrviative plus que par stricte fidlit Leibniz, appeler une monade 34.Ce que nous pensons, quand nous pensons quelque chose comme

    le F, cest une nature mono-hypostasie, une singularit existantequi est apprhende en elle-mme, sans rfrence oblique, actuelle oupotentielle, une pluralit, un dehors, une gamme dunits de mmesorte.

    34. La monade leibnizienne est au moins une substance possdant une essence singulireet un absolu sans dehors lorsque quon la considre du dedans. Mais elle a toutes sortesdautres traits qui ne sont pas ici pertinents, comme la simplicit, la perceptivit, etc.

    18

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    18/21

    Il est des individus que nous ne pouvons voir que de cette faon,autrement dit comme des monades : ainsi le monde. Mais il y a un trs

    grand nombre dindividus que nous pouvons voir, tantt comme desmonades, tantt comme des hnades, selon la manire dont nous ypensons. Ainsi nous voyons le Conseil dtat comme une monade, parceque nous y pensons prcisment au moyen du concept singulier exprimpar lexpression le Conseil dtat . Quand nous pensons cette ins-titution de cette manire, nous y voyons un absolu : elle est seule enscne. Mais nous pouvons galement apprhender le mme individucomme une hnade, lorsque nous y pensons comme cette institutionjudiciaire administrative . Et, dans ce cas, elle nest plus seule en scne :

    elle se dtache sur le fond actuel ou potentiel de toute une srie dautresinstitutions de cette sorte. Nous voyons donc une monade quand lindi-vidu occupe seul la scne. Et nous voyons une hnade quand il sedtache sur le fond actuel ou potentiel de toute une gamme dindividusde la mme sorte. Le concept de monade comme le concept dhnadene sont donc pas, tels du moins que nous les employons, des catgoriesontologiques fondamentales. Ce sont plutt deux dveloppements pos-sibles de la catgorie ontologique fondamentale dindividu, deux dve-loppements possibles de ce concept catgorial qui correspondent deuxfaons trs diffrentes daccder cognitivement aux individus. Un indi-vidu est une unit de compte, une hnade, quand on y pense au moyendune focalisation dmonstrative et cest une monade quand on y penseau moyen dun concept singulier. Cest, dans le premier cas, un sujetphotographique qui se dtache parmi dautres. Cest, dans le secondcas, un sujet photographique qui occupe toute la scne et quon regardemoins, lui, quon ne regarde en lui.

    IDENTIT NUMRIQUE ET IDENTIT AGENTIVE

    Ces deux faons diffrentes de penser un individu, tantt au moyendune focalisation dmonstrative, tantt au moyen dun concept singu-lier, nous paraissent commander des conceptions elles-mmes trs dif-frentes de lidentitindividuelle. Pour le mettre en vidence, imaginonsune crature qui, comme nous le suggrions prcdemment, ne dispo-serait, pour penser aux individus, que de concepts de la forme le F .Cette crature ne disposerait pas de lappareil de la rfrence divise,elle ne serait pas capable de penser unF ou ceF. En consquence,

    elle ne connatrait pas non plus cette pratique cognitive ordinaire quiconsiste, pour nous qui disposons dun tel appareil, identifieret ridentifierdes individus. Lemploi dun concept singulier exclut eneffet logiquement que nous ayons individualiser et ridentifier sonobjet. Quand nous pensons au Conseil dtat ou quand nous pensonsau Monde, la question nest pas ouverte de savoir quel Conseil dtatou quel Monde nous avons affaire et si ce Conseil dtat ou ce Mondeest bien le mme que celui auquel nous avons eu affaire hier. Est-ce

    19

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    19/21

    dire, pour autant, que notre penseur de monades ne connatrait paslidentit, quil naurait pas de place logique pour former des jugements

    didentit ? En ralit, il faut plutt dire que lemploi dun concept sin-gulier ouvre sur une classe de jugements didentit qui nont pas leurquivalent lorsquon pense un individu comme une unit numrique dunenature commune. Considrons le jugement suivant : Ceconseil dtat,celui qui vient de rendre cette srie darrts, nest plus le mme quecelui qui, au dbut du sicle prcdent, avait rendu larrt DameCachet 35 . Dans ce jugement, lexpression ce Conseil dtat semblejouer un rle qui nest pas seulement exhibitif, comme dans le casprcdemment dcrit de ce monde , mais individualisant : ce que

    lon met en relief, cest leprsentconseil dtat. Mais par contraste avecquoi ? Il est manifeste que le jugement : Ce Conseil dtat nest pasle mme que celui qui, au dbut du sicle prcdent, avait rendu larrtDame Cachet ne se laisse pas comprendre comme exprimant unedistinction numriqueentre un Conseil dtat et un autre. Cest un seulet mme Conseil dtat qui, depuis le milieu du XIXe sicle juge, endernier recours, le contentieux administratif et cest sa jurisprudence lui seul qui saccumule au fil du temps. Tout se passe donc comme si, la faveur de lemploi dun concept singulier, il tait possible de pro-cder une individualisation et une distinction identitaire, mais moinsforte quune distinction numrique relle.

    Notre hypothse est ds lors la suivante. Quand on attrape un indi-vidu avec une pince sortale, quand on y pense comme unF qui estceF, la seule identit individuelle laquelle nous puissions accder, cestlidentitnumrique, autrement dit ce par quoi lindividu est autre quetous les autres individus. Un problme didentit de la forme : ce Fest-il le mme F que celui qui tait G hier ne peut se comprendre quecomme un problme relatif lidentit numrique. Mais quand onattrape un individu avec une pince plus fine, une pince monadique,

    lidentit numrique est, si lon peut dire, maintenue fixe : elle nest pasen question. Il est alors possible, dans le cas du moins o lindividu estunagentou peut-tre conu comme un agent, daccder ce que nousproposons dappeler sonidentit agentiveet aux changements affectantson identit agentive. Un seul et mme individu, au sens dune seule etmme unit numrique, dune seule et mme hnade, peut voir sonidentit agentive se modifier au point de devenir mconnaissable : leConseil dtat peut voir les principes directeurs de sa jurisprudence setransformer radicalement ; la France peut voir son rgime politique et

    social se transformer rvolutionnairement ; le Monde pourrait voir seslois se transformer radicalement. Tous ces changements sont moindresque la corruption dune substance individuelle et la gnration dunenouvelle. Mais ils sont plus importants quune simple altration quali-tative, car ils fondent dauthentiques jugements didentit.

    35. C.E. 3 nov. 1922, Dame Cachet, Rec. 790. Cf M. Long, P. Weil & G. Braibant, Lesgrands arrts de la jurisprudence administrative, 8e d., Paris, Sirey, 1984, p. 169 sqq.

    20

    STPHANE CHAUVIER

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    20/21

    Le principe mtaphysique de lidentit agentive, autrement dit ce quifait lidentit agentive dun individu, na reu, notre connaissance, ni

    place, ni nom dans le vocabulaire de lontologie traditionnelle. Celle-cine connat que lessence hypostasie et ses accidents. Or, pour prendrequelques exemples, des normes daction et de procdure pour une ins-titution judiciaire, un rgime politique et social pour un tat, un stylepour un crivain ou un peintre ne relvent pas de lessence, puisque leurchangement nentrane pas la corruption de lhypostase initiale et la gn-ration dune nouvelle. Mais ils ne relvent pas non plus des accidents,puisque un changement des normes daction et de procdure, un chan-gement de rgime politique et social, voire un changement de style fon-

    dent des jugements didentit et de diffrence portant sur lidentit delagentet, le cas chant, sur ltendue temporelle de saresponsabilit.Il nous semble toutefois y avoir une exception cet anonymat du

    principe de lidentit agentive. Pour les monades que nous sommes, ceprincipe a reu un nom ou lon peut, du moins, lui en donner un : celuide personne. La personne est lindividu que nous sommes, ce que lergime politique et social est un tat :

    Le temps gurit les douleurs et les querelles, parce quon change, on nestplus la mme personne. Ni loffensant, ni loffens ne sont plus eux-

    mmes. Cest comme un peuple quon a irrit et quon reverrait aprsdeux gnrations. Ce sont encore les Franais, mais non les mmes 36.

    Les agents individuels, quils soient naturels ou institutionnels, ontdonc un double principe dindividuation : un principe dindividuationhypostatique ou numrique et un principe dindividuation agentive 37.Mais les confusions et les faux problmes naissent lorsquon veut sou-mettre les jugements didentit et de diffrence relatifs lidentit agen-tive aux critres qui rglent les jugements didentit hypostatique. Or,il y a clairement une diffrence entre :

    Cet homme nest pas le mme homme que celui qui tait G il ya 30 ans . Ce Jacques Fabert nest pas le mme Jacques Fabert que celui

    qui tait G il y a 30 ans .Le premier jugement vise une identit numrique : Ce nest pas le

    mme homme veut dire : Cest un autre homme numriquementparlant. Le second jugement vise au contraire une identit quon seraitsans doute tent de nommerqualitative: Ce nest pas le mme JacquesFabert veut dire : Cest un Jacques Fabert dune autre qualit, cest

    un Jacques Fabert dissemblable . Mais le problme est que la qualiten question nest prcisment pas une qualit comme les autres : cestcelle qui fait lidentit agentivede la monade Jacques Fabert et qui faitque ce Jacques Fabert peut tre une tout autre personne, sans tre unautre homme.

    36. Pascal, Penses, L. 802.37. Pour un dveloppement et diverses illustrations de cette ide, nous nous permettons

    de renvoyer notre Quest-ce quune personne ?,op. cit.

    21

    LUNIQUE EN SON GENRE

    Documentt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d

    M

    i

    n

    t

  • 7/24/2019 L'Unique en Son Genre

    21/21

    CONCLUSION

    Lquivocit du concept dindividu, dont nous avons fait le thme decette tude, se rvle donc de faon paradigmatique lorsquon se penchesur ces individus qui, pour ntre pas les seuls individus de lunivers,nen sont pas moins ceux dont lindividualit nous importe au plus hautpoint : les individus humains. Les individus humains peuvent tre appr-hends dans leur individualit la fois par le biais dune focalisationdmonstrative ou descriptive et par le biais dun concept singulier, enpartie inarticulable, celui que nous formons et mobilisons peu peu mesure que nous les connaissons intimement et directement. Nous pou-

    vons donc photographier conceptuellement les individus humains, tan-tt sans zoom, tantt avec un zoom macro. Le fait que nous puissionspasser dun mode daccs lautre nimplique pas, cependant, que nouspuissions fusionner ces deux modes daccs, que nous puissions avoirle bnfice de la macrophotographie au sein dun plan densemble. Dansdeux macrophotographies conceptuelles successives du mme individuhumain, on pourra voir deux personnes ou deux identits agentives.Mais si on regarde les photographies densemble prises aux mme prio-des, on verra le mme homme, la mme hypostase numrique, la mmehnade. Lerreur serait de penser que lune de ces images est ontologi-quement plus fondamentale que lautre, que nous sommes plus fonda-mentalement des hypostases perdurantes que des personnes changean-tes. Ce quon voit dans les deux images esttout autant. Mais on ne peutpas le voir en mme temps.

    22

    STPHANE CHAUVIER

    tt

    lchargdepuiswww.cairn.info-Universit?deNanterre-Paris10-

    -193.50.140

    .116-02/04/201511h04.

    EditionsdeMinuit

    u

    m

    e

    h

    g

    d

    s

    w

    c

    a

    r

    n

    n

    o

    U

    v

    e

    s

    t

    ?

    d

    N

    e

    e

    P

    s

    1

    1

    5

    1

    1

    0

    0

    2

    1

    E

    t

    o

    d