lors chantèrent les bêtes

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Lors chanterent les betes , Chloe Chevalier ^ Nouvelle inédite promotionnelle pour la sortie de VÉRIDIENNE AOUT 2015 Les Moutons électriques

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Nouvelle se déroulant dans l'univers du Demi-Loup. Découvrez Véridienne de Chloé Chevalier : http://www.moutons-electriques.fr/livre-356

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Lors chanterent les betes

,Chloe Chevalier

^Nouvelle inédite promotionnelle

pour la sortie de VÉRIDIENNEAOUT 2015

Les Moutons é l ec t r iques

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Lors chanterent Les betes

Règne de Phillin, an quatorzième, lunaison des Vendanges, troisième décade, jour 6

La terre vient encore de trembler. Avec la secousse qui a per-turbé le Grand Défilé, il y a six jours, cela fait cinq. Chacune d’elles semble gagner en amplitude. La première des trois qui ont perturbé mon sommeil a fait vibrer les murs peu après la mi-nuit. Je me suis difficilement convaincu de quitter ma couche, trop en peine de délaisser les draps tièdes et soyeux. Partout dans mes appartements, chiens et chats grognaient ou feulaient, comme si quelque bête sauvage et menaçante avait pénétré les lieux. Le temps que je me traîne jusqu’à la terrasse sud, d’où je pouvais contempler une vaste partie de la cité, la secousse s’était apaisée. Lui a succédé, montant de tous les quartiers de Varidian, pauvres comme riches, une longue rumeur de cris et d’interpellations. Puis, des milliers de flambeaux se sont allumés dans des rues, et les colonnes de la garde se sont mises en branle pour évaluer les dégâts. Longues lignes de petits points tremblo-tants et orangés, sage mesure royale qui rassurerait les foyers jusqu’au lever du jour, au moins. Ensuite...

Je me suis recouché sans pouvoir trouver le sommeil. Comment l’aurais-je pu ? La veille, au Conseil, nous avions lu les missives arrivées par centaines à vol de pigeon depuis les quatre coins du Demi-Loup, et fait l’inventaire des destructions. Affolant, terrifiant, paralysant. Des tremblements de terre, dont la puissance va croissant au fur et à mesure qu’on se rapproche des deux grandes chaînes de montagnes jumelles du centre du royaume – les Dents de l’Est et les Monts des Mille Pensers, selon le temps qu’il faut pour les traverser, raconte-on – ont

,^

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frappé toutes les villes, sans exception. Partout les plus hautes des tours s’écroulent comme des pâtés de sable, des murs épais de cinq coudées se fissurent comme de la glace, les incendies dévorent tout, et le peuple fuit vers les campagnes. De Fort-Mistral dans le Veau il ne reste désormais que poussière, et le duc Marcagne ne doit sa survie qu’à une partie de chasse qui le tenait éloigné de chez lui le jour de la première secousse. Son retour au foyer a dû être une surprise des plus pénibles : un tas fumant de décombres de trois lieues de diamètre, surmonté d’un nuage de fumée aussi dense que l’encens et d’une nuée d’oiseaux charognards. Les grandes cités de Château-Lac, de Bruit-de-Coq et de La-Plaine-aux-Cerfs sont presque entièrement rasées. Trop peu de nouvelles nous parviennent des régions montagnardes – ou catastrophiques, le cas échéant – et, fait des plus alarmants, aucun signe ni de la Mer Intérieure, ni des Cités-Sœurs. Varidian ne peut que se flatter de sa position excentrée et de la visite, en ces temps malheureux, du roi Phillin et de la famille royale. Visite qui tombe à point nommée puisqu’elle préservera, au moins un temps, ceux-ci d’un danger terrible.

Un déplacement jusqu’au balcon, suite à la deuxième secousse de la nuit, m’a révélé qu’un incendie dévastait le quartier des tailleurs et des teinturiers. Des foyers plus mineurs éclairaient l’ouest de la ville et des volées de cloches résonnaient un peu partout. Je ne me suis même pas relevé à la troisième secousse et me suis contenté de relever davantage ma courtepointe sur mon nez. L’aube se lèverait bien assez tôt sur les ravages de la terre.

Un phénomène des plus étranges à mon réveil : tous mes chiens avaient disparu, dont le couple de coureurs roux qui venait de m’être offert par le bourgmestre de Grand-Sablard. Les portes de mes appartements étant toutes verrouillées et gardées, les seules voies de sortie demeurent les grandes baies ouvrant sur les balcons, qui s’élancent à plus de cent coudées en surplomb

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au-dessus de la ville, et je me sens donc quelque peu inquiet pour mes bêtes. Les chats aussi se sont tous enfuis – mais je ne doute pas de leur capacité à grimper sur les toits – à l’exception de mon très vieux matou Aldemar, qui est aveugle et boiteux. Le voir vivant m’a apporté quelque soulagement.

En haut de l’escalier en double vis de ma tour, j’ai fait tin-ter la clochette du monte-charge. La corpulence qui est mienne depuis ce maudit accident de cheval qui m’a coûté ma virilité ne s’accommode guère de ses dizaines et dizaines de marches en spirale. Mes genoux n’y résisteraient pas. Deux serviteurs aux gros bras ont actionné les chaînes du plateau de bronze ouvragé, recouvert de coussins de velours, sur lequel j’ai pris place pour la descente.

Le temps étant clair malgré les désastres nocturnes, le Conseil a pris place dans l’amphithéâtre d’eau, celui qui est creusé en plein air sur les rives du lac, et dans lequel on pénètre par un couloir souterrain. Une dense haie de fontaines sur les plus hauts gradins, qui crépitent vers le ciel comme une nuée de criquets, ferme l’édifice aux regards et aux oreilles indiscrets. J’ai pris place parmi les hauts-secrétaires. Pour une fois, aucun de mes confrères ne m’a gratifié d’une plaisanterie déplaisante sur mon poids, et l’essoufflement ou le retard qu’il engendre généralement.

Le héraut avait à peine commencé à lire le bilan des morts et des destructions dues aux secousses de la nuit, que s’est présenté un des lieutenants de la garde.

[Lacune]

Dans les écuries royales, les chevaux, saisis de panique, se sont mis à cogner du sabot sur les planches de leurs stalles, dé-fonçant les parois de bois qui les séparaient les uns des autres.

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Pris de la terreur de se retrouver piégés dans le bâtiment agité de tremblements, beaucoup ont tiré et tiré encore sur leurs longes, jusqu’à s’en briser la nuque. Quand le calme est enfin revenu, les palefreniers se sont retrouvés face à un inextricable entremê-lement de planches fracassées et de bêtes mortes – les plus fins pur-sang du royaume.

Ensuite, les écuries se sont écroulées sur les palefreniers.Dans les chenils, les chiens attaquaient leurs maîtres tandis

que, dans les rues, le peuple s’en prenait aux gardes qui ten-taient, vainement, de maintenir l’ordre. La cité tout entière sem-blait devenir folle.

Alors que je gravissais en calèche la colline Médiane, je ne pouvais détacher mon esprit du récit que nous avait fait le lieu-tenant, et je m’interrogeais sur la pertinence de la mission dont m’avait chargé le Conseil. Tout me paraissait profondément inutile.

Autour de moi, on courait en tous sens, on criait, on se bat-tait, on pillait les échoppes. J’avais l’impression de traverser un essaim de guêpes. Et puis, soudain, tous se sont figés. Il ne s’agis-sait pas d’une nouvelle secousse. Pas encore. Le phénomène était nouveau. Comme un grondement sourd, une vibration épaisse montant des entrailles de la terre elle-même, un râle rauque cou-vrant tout autre son. Jusqu’à ce que les gens dans les rues se remettent à crier, tous ensemble. Plusieurs milliers de voix hur-lant à l’unisson, une vague de terreur se propageant depuis les quartiers que nous venions de quitter, ceux qui bordent le grand lac autour duquel s’est bâtie la cité, et qui montait vers nous à vive allure.

« Hâtez-vous d’atteindre le sommet ! » ai-je lancé à mon co-cher qui a fouetté les chevaux déjà affolés.

Je ne sais combien de gens nous avons piétiné sur notre pas-sage avant d’atteindre la place Algaminde, qui offre une vue dé-gagée sur l’ensemble de Varidian. Maudissant ma masse, je me

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suis efforcé de descendre au plus vite de la calèche. Le cocher, un gaillard haut et solide, avait lui aussi mis pied à terre et em-ployait toute sa force à retenir ses bêtes qui se cabraient. Je me suis tourné vers le sud pour comprendre la raison du grand hur-lement. Fassent tous les dieux de l’Empire et des Plaines, quels qu’ils soient, que, de mon existence, je n’aie plus à contempler un spectacle aussi effroyable. Elle sera assez courte pour cela, j’en ai bon espoir.

Comme un bassin dont on a enlevé la bonde, le grand lac se siphonnait. Son niveau baissait à vue d’œil. Déjà à moitié vide quand j’avais atteint le sommet de la colline, il ne lui a fallu qu’une poignée de respirations, m’a-t-il semblé, pour s’assécher tout à fait. À la place, un immense cercle brun de la vase qui le tapissait, balafré d’une crevasse noire dans laquelle l’eau s’était engouffrée. Je me suis écroulé à genoux et n’ai pu retenir mes larmes. À ce moment, le soleil a commencé à se coucher et ses rayons sont venus frapper en oblique sur la cuve vide du lac, qui s’est mise à scintiller d’un frétillement d’argent. Cette vue-là au-rait pu être magnifique si elle n’avait pas été due à des millions de poissons tressautant désespérément avant de rendre l’âme.

Le cratère a cessé de luire, le hurlement s’était tu, le silence se maintenait. La secousse est venue. Toutes celles qui l’avaient précédée n’étaient, en comparaison, que de faibles caprices d’enfant. L’onde a paru naître de la crevasse et se propager en un cercle grandissant, comme le poison dans une morsure. Mon fils cadet, quand il était tout jeune, pouvait passer des heures à aligner des morceaux de sucre avant de pousser l’un d’eux du bout du doigt. La chute du premier morceau entraînait celle de tous les autres. Ainsi a disparu la moitié sud de la cité. La colline Médiane, peut-être parce que son sous-sol se compose d’une roche différente, a fait barrage à l’onde. Cela ne saurait durer.

[Lacune]

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J’ai ordonné au cocher une brève halte devant la volière royale pour envoyer aux Cités-Sœurs les missives qu’on m’avait confiées. Varidian la Sublime tombe en miettes et cette simple tourelle, avec cette grotesque statue de pigeon en bronze qui bat des ailes à son faîte, n’a pas la moindre fissure ! Le maître-oise-leur m’a appris qu’une moitié de ses oiseaux s’était envolée pen-dant les tremblements de la nuit et que l’autre, celle qu’il tenait en cage, s’était tuée à force de se jeter furieusement contre les barreaux. Cela ne m’a guère surpris. L’oiseleur m’a assuré que je ne trouverais aucun pigeon dans tout ce qui restait de Varidian. Je dois me hâter de rejoindre la

[Lacune]

Règne de Phillin, an quatorzième, lunaison de la Taille, pre-mière décade, jour 5

Nous cheminons depuis bientôt dix jours vers l’est et les Cités-Sœurs. En rase campagne, les dégâts paraissent moins spectacu-laires mais je ne m’y trompe pas. Bien que nous contournions les villes et les bourgades de moindre taille, il suffit de voir les nuages de poussière qui les surplombent, ou les convois de réfu-giés qui s’en échappent dans toutes les directions, pour deviner que leur sort est comparable à celui de Varidian. Je doute que le moindre hameau, la moindre pierre façonnée par l’homme, sur-vive à ce cataclysme. Comme je l’ai dit au roi avant de quitter la cité, le danger est moindre là où rien ne peut s’effondrer. La nature semble encore capable de résister à ses propres fureurs, et – si on excepte les forêts où les secousses fauchent les chênes centenaires comme du blé sec – champs, vignes et landes offrent une forme de refuge. Pour l’instant du moins, mais je crains que

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cela soit de courte durée et que la terre n’en vienne à se dévorer elle-même.

Hier, là où nous aurions dû traverser le Bassin de Nyons et ses cultures maraîchères, nous avons, à la place, trouvé un lac. Il n’y en avait aucun dans cette région, ni même de cours d’eau d’importance. L’espace d’un instant, je me suis demandé si toute cette eau n’était pas celle que le sol avait avalé à Varidian, régur-gitée quelques jours et quelques centaines de lieues plus loin. Mais un lac ne peut pas apparaître subitement – pas plus qu’il ne peut se vider comme une baignoire – sinon par magie. Quand nous avons découvert cette étendue d’eau, le malaise a été si profond qu’aucun de nous n’a ouvert la bouche pour faire la moindre remarque. En silence, nous avons contourné l’anoma-lie. De la surface tranquille des flots émergeaient les faîtes de quelques tours.

Le soir à l’étape, quand je m’endors sous ma tente, je sens la terre rouler doucement sous moi, sans trêve, comme le pont d’un bateau. Elle émet un grondement continu qui, une fois qu’on a renoncé à en avoir peur, apaise comme une berceuse.

Je n’ai jamais été un homme courageux. Toute ma vie j’ai

[Lacune. Passage probablement effacé par l’auteur lui-même.]

Pourtant, alors que tout se meurt et disparaît autour de moi, je me sens empli d’une résolution que je ne me connaissais pas. Quand il n’y a plus rien à espérer, il n’y a plus rien à craindre. Il n’y a plus qu’à avancer, et à jeter vers le passé un ultime regard.

Après la disparition du lac, quand j’ai enfin atteint le palais royal, la cour était en ébullition. J’ai demandé à voir le roi. L’étiquette aurait voulu que, même en tant que haut-secrétaire, je fasse antichambre jusqu’à ce qu’il daigne me recevoir, mais

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l’heure n’était pas aux ronds de jambe. J’ai trouvé le seigneur Phillin, en compagnie de la reine et de leurs trois fils, dans un de leurs salons privés.

« Vous devez partir, mes seigneurs, au plus vite. Varidian de-vient trop dangereuse.

— Partir où ? a fait le roi.— Là où aucun mur ne pourra s’écrouler sur votre tête. Cette

cité est en train de se transformer en un piège mortel. Si vous tar-dez davantage, vous ne pourrez peut-être même plus la quitter.

— Ma place se trouve ici !— Si le palais s’effondre – et il le fera – c’est toute la lignée

qui »

[Lacune partielle. Les quelques mots encore lisibles suggèrent une querelle entre le haut-secrétaire et le roi, qui demeure inflexible.]

« Quant à vous, vous allez partir dans l’heure pour les Cités-Sœurs  ! s’est une fois de plus emporté Phillin. Puisqu’il n’y a plus d’oiseaux messagers, vous vous chargerez vous-même d’al-ler chercher mon oncle et son fils, et de les ramener ici en lieu sûr. Au moins cesserez-vous de m’importuner.

— Bien, mon roi. »Je n’ai pas jugé utile de répliquer davantage, de tenter de lui

faire comprendre que personne, nulle part, ne serait plus jamais en sécurité. Phillin, tout entier occupé à nier l’inéluctable, ne m’aurait pas même écouté. La reine, en larmes, se tenait pros-trée sur un fauteuil et serrait contre elle ses trois fils. À cet ins-tant, j’ai pris conscience de l’absence d’un des enfants royaux.

« Et la princesse Phina, où est-elle ?— Cette traînée a profité de la panique pour filer. Avec son

laquais, pour ce que j’en sais ! »

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Le roi avait déshérité sa fille aînée trois lunaisons auparavant, quand il avait appris qu’elle était enceinte d’un de ses serviteurs. Un événement qui semblait le mettre plus en rogne que toutes les catastrophes qui dévastaient son royaume.

« Voilà qui est très bien... » ai-je seulement murmuré.Je ne pense pas qu’il ait compris le sens de ma remarque, et

j’ai quitté les lieux. Ma demeure, située à l’extrême nord de Varidian, presque

en dehors de la ville, tenait par miracle encore debout. J’ai fait apprêter ma voiture pour un long voyage, armer dix de mes gardes, et j’ai emporté mon vieux chat Aldemar dans une cage d’osier. Je ne veux pas vivre mes derniers jours sans la moindre présence amie à mes côtés.

[Lacune]

dort paisiblement sur mes genoux. Autour de nous, un silence pesant. Je n’ai pas entendu un seul oiseau depuis mon départ. Ils semblent avoir tous disparu. Seuls sont perceptibles les pas des chevaux, le grincement des roues de la calèche et le grognement de la terre. Ainsi que les murmures mécontents de mes gardes, qui n’ont aucune envie de m’escorter jusqu’aux Cités-Sœurs. Ils ne se cachent même plus pour caresser l’idée de m’abandon-ner là et de rentrer au galop à Varidian pour chercher si cer-tains membres de leur famille ont survécu. Je ne peux que les comprendre.

[Lacune]

Je me suis réveillé avec le crâne qui battait la chamade comme après une nuit d’ivresse. Gardes, calèche, chevaux : tout, sans

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grande surprise, avait disparu. Ils auraient pu se passer de m’as-sommer : je n’aurais pas songé à résister. Les canailles ne m’ont même pas concédé un morceau de pain pour manger. Sans doute ont-ils pensé qu’un homme de ma corpulence pouvait s’en pas-ser. Ils ne m’ont laissé que la petite besace que je garde tou-jours sur moi, peut-être parce qu’elle se confond avec les replis de mon habit, et qui contient mon nécessaire d’écriture et une flasque d’eau-de-vie.

J’ai connu un moment de panique en constatant qu’ils avaient aussi emporté la cage de mon chat. Cette cruauté là m’aurait achevé.

« Aldemar ! Aldemar ! » ai-je crié, saisi d’une terreur irration-nelle à l’idée de me retrouver complètement seul.

Un miaulement derrière un buisson a enfin attiré mon inten-tion. Aveugle et trop boiteux pour s’éloigner davantage – l’âge a presque totalement bloqué ses reins depuis longtemps – mon matou m’attendait tranquillement. Tant bien que mal, je me suis penché pour le prendre dans mes bras et le serrer contre moi. Il s’est mis à ronronner et à frotter sa truffe contre mes mentons, m’offrant un réconfort immense.

Je me suis tourné vers l’est, vers la route qui m’attendait en-core, et j’ai compris ce qui avait précipité la fuite de mes gardes. Depuis quelques jours, les Monts des Mille Pensers se dessi-naient à l’horizon, masse bleutée dans le lointain. Ce matin la chaîne tout entière, aussi loin que portait le regard vers le nord et vers le sud, se présentait couronnée de flammes. Une brume orange, rouge, or, en nappait les crêtes. Et, au dessus du feu, comme vomi par les sommets eux-mêmes, un nuage noir, plus dense que la nuit, qui croissait lentement dans le ciel.

[Lacune]

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colonnes de pauvres gens avec leurs effets entassés dans des chariots. Ils viennent de partout, vont n’importe où. Si l’orient est certainement une direction à éviter, où, pour autant, cher-cher refuge ? J’aimerais leur crier que tout cela est vain, mais ils passent devant moi sans me voir. Personne ne voit plus per-sonne, nous sommes tous déjà morts. Devant moi, au loin, le nuage noir grandit. Il semble enfler à l’infini dans toutes les directions à la fois, et barre l’horizon tout entier, coupant le monde en deux.

Derrière moi, les derniers jours ; devant moi, la nuit.

[Lacune]

Il n’y a plus guère d’âmes qui errent sur la route. Je demeure le seul fou à oser m’avancer encore vers l’est. Je sais que je n’y trouverai plus les Cités-Sœurs mais, pour autant, je ne renonce-rai jamais à m’en approcher, encore et encore, autant qu’il me sera possible. Il me faut apprendre ce qui se passe là-bas, car il ne me reste plus rien d’autre, désormais : j’aurais tout perdu avant que de mourir, mais pas ma curiosité.

[Lacune]

Ce matin, les oiseaux qui avaient déserté le ciel s’y sont à nou-veau rués, saisis d’une panique furieuse. S’envolant de partout à la foi, pépiant, chantant, hululant de terreur, ils ont par leur nombre assombri la clarté du soleil plusieurs heures durant. Les étourneaux se battaient avec les faucons, les chouettes arrachaient de leurs serres les plumes des corbeaux, les pies perçaient les pru-nelles des oies sauvages. Mêlée terrifiante. Puis, tout soudain, la folie des oiseaux s’est apaisée et ils sont partis vers l’ouest. Je suis

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resté immobile, le souffle court, à contempler ce prodige. Plus les jours passent, plus tout ce que j’observe m’apparaît fascinant, magnifique. J’ai le sentiment de déambuler dans un long rêve. Autour de moi, rien n’est réel et tout à la fois est bien trop vrai.

Quand les oiseaux se sont tus, Aldemar s’est mis à miauler. Je pense qu’il continuera jusqu’au bout. Un miaulement ininter-rompu mais toujours modulé, tantôt roucoulement tranquille, tantôt feulement de colère, tantôt complainte aiguë. Je le porte dans mes bras et j’avance toujours plus. J’ai mal. Je suis trop lourd pour me déplacer sur une telle distance. Au cour des huit dernières années, je n’ai guère fait plus que de me traîner de mon lit à ma calèche et de celle-ci à mon siège de haut-secré-taire. Mes genoux me torturent, je crains à tout moment qu’ils ne rompent sous mon poids, mais cette douleur me rappelle que, pour l’instant, je suis encore vivant.

[Lacune]

toujours plus haut, toujours plus infini. Il avance vers moi plus vite que je n’avance vers lui, engloutissant tout dans le néant. De près, il ne paraît plus aussi noir mais d’un gris profond, constam-ment changeant, agité de tourbillons et de remous menaçants.

Le chat miaule encore, mais plus faiblement. Pour nous rassu-rer tous deux, je lui parle.

«  J’ai toujours su, depuis mon enfance, que je travaillerais dans l’administration du royaume. Oh, je ne me doutais pas que j’en gravirais tant d’échelons ! Toute mon existence, je l’ai vouée à la diplomatie. À étouffer conflits et tensions avant même qu’ils n’éclosent. Je songe parfois que, peut-être, j’ai été si doué dans mon métier précisément parce que dans tous les autres aspects de ma vie je m’appliquais à éviter – à fuir ! – toute querelle avec autant d’acharnement que j’employais à détourner le royaume

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de guerres, intestines ou extérieures. Quand mes fils, qui n’en pouvaient plus des fastes délirants de Varidian, ont rejoint un à un l’armée, afin d’y trouver la gloire – la mort, en vérité – face aux légions de l’Empire, je n’ai pas cherché une seule fois à les en dissuader. Je considérais que tel était leur choix, leur liberté. Comme j’ai pleuré, ensuite, mon manque de fermeté ! Quand j’ai découvert que mon épouse avait un amant, plutôt que de m’emporter, de crier, je lui ai offert une villa somptueuse, loin de Varidian, pour qu’elle puisse continuer d’aimer cet homme à l’abri du scandale. Je l’aimais tellement, vois-tu Aldemar, je l’aimais au-delà de toute raison ! Je me disais qu’elle serait plus heureuse loin de moi. Pourtant, cela se passait bien avant mon accident. Je me trouvais loin, bien loin, à cette époque, du bon-homme laid, gras et impotent que je suis devenu. Quand je lui ai fait ce cadeau, la pauvre en a pleuré. Non de reconnaissance ou de honte, mais de colère : c’était ma résignation face à tout, mon goût immodéré des compromis, qui la mettaient hors d’elle, qui l’avaient poussée à me haïr. Pour autant, je ne regrette pas ma décision. Je me demande si elle est encore en vie ou si, déjà, elle gît sous les décombres de sa villa. Est-ce que tu te souviens d’elle ? Elle t’aimait bien et te donnait de la truite, parce que tu étais encore un joli chaton, et non, comme aujourd’hui, un matou hirsute et aveugle. C’est elle qui t’avait appelé Aldemar, car elle était férue d’Histoire. Comme les gens se sont moqués, plus tard, de toutes ces bêtes que je gardais dans ma demeure ! Pas un ne voulait comprendre pourquoi je les préférais aux Hommes. Avec les chiens, pas besoin de diplomatie  ; avec les chats, la langue de bois ne marche pas. Ils s’en moquent super-bement. Quand ils désirent du lait, ou de la chaleur, ils l’exigent, sans détours, et voilà tout. Ils ne font pas de courbettes. »

Bien entendu, Aldemar ne répond pas et j’éclate de rire. Depuis combien d’années n’ai-je pas ri ? Je suis un gros fou qui parle à son chat alors qu’il va mourir.

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[Lacune]

Après les oiseaux, toutes les créatures du Demi-Loup se sont mises en marche vers l’ouest pour fuir la Nuit qui avance. Cerfs, sangliers, lièvres et renards, chevaux, chèvres et bœufs échappés de leurs enclos, tous fuient, en une longue migration disparate. Je progresse en sens inverse. Sous mes pas, le sol grouille et ré-gurgite tous les vers et les larves qu’il contient.

Au milieu des animaux qui courent, marchent quelques hommes. Des musiciens de la capitale, à voir leurs habits. La mine un peu hagarde mais le regard halluciné. L’un tient un luth et chante la chute des Cités-Sœurs. Ils s’arrêtent près de moi ; je demande des nouvelles.

Le pont Lotha, d’abord, longtemps avant les toutes pre-mières secousses, s’est mis à danser sur ses mats, à se tortiller comme un serpent, avant de se briser et de sombrer dans l’em-bouchure de la Mer Intérieure. Beaucoup y ont lu le présage du fléau à venir. Puis la terre a tremblé, les palais sont tombés, les routes se sont fendues de crevasses. À l’ouest comme à l’est, les montagnes se sont ébrouées, et des torrents et des torrents de pierres, certaines grosses comme des navires, ont dévalé sur les Cités. Puis les monts ont éructé leur suc rouge, de la roche fondue qui a tout brûlé, avant de cracher le nuage lui-même. La Mer Intérieure n’est plus. La lave et la pierre l’ont tout entière comblée.

Les hommes se taisent. Je parle de Varidian, de la disparition d’un lac et de l’apparition d’un autre. Ils ont peur. Autour de nous, le silence, hormis Aldemar qui miaule toujours. L’un des musiciens reprend la parole.

« Écoutez, mes amis, le chat chante mieux que nous. Il chante pour la fin du monde.

— Vous sentez ce vent ? murmure un autre. Il faut le laisser nous pousser. »

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Ils partent. En effet, je sens le vent sur mon visage. Il vient du nuage de Nuit. Un vent fait de vagues, tantôt glacées, tantôt tièdes et fétides. Mon avancée ne s’en trouve que plus difficile, mais demeurer immobile me semble plus absurde que de m’ef-forcer de progresser encore.

[Lacune]

réveille de mon évanouissement. Sous mon poids et sous la fatigue, un de mes genoux s’est brisé comme une brindille. Je ne peux plus que ramper.

Mon chat est mort.Avec les cailloux autour de moi, je lui ai construit une pe-

tite tombe et, sur une pierre plate plus large, en m’aidant d’une paire de ciseaux que contenait ma besace, je lui ai gravé une brève épitaphe.

Ci-gît Aldemar, Chat de qualité.J’ai beaucoup ri. Je me demande si quelqu’un trouvera cette

pierre un jour et ce qu’il en conclura.Je n’ai pas encore rebouché tout à fait la tombe. Quand j’aurai

fini d’écrire, je roulerai mes feuillets et les enfermerai dans ma flasque, vide depuis longtemps. Elle est faite d’un métal solide qui saura les préserver du temps.

Ensuite, j’attendrai. Le mur de Nuit est si proche que j’en entends le souffle.

[Fin du manuscrit. Fragments reconstitués et transcrits par sire Chantrenard.]

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Sortie en librairie, fin août 2015Extraits disponibles ici : http://issuu.com/helioscollection/docs/extrait_veridienneEntretien avec l’auteur disponible ici : http://issuu.com/helioscollection/docs/itw_chevalierPour tout renseignements complémentaires, n’hésitez pas à nous contacter à cette adresse : Meredith.Debaque@[email protected]

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